FRÈRE D'EMPEREUR : LE DUC DE MORNY

ET LA SOCIÉTÉ DU SECOND EMPIRE

 

CHAPITRE SIXIÈME. — UNE AMBASSADE EXTRAORDINAIRE.

 

 

Après la démission ministérielle. — Morny et le haut personnel impérialiste ; compétitions adverses et jalousies réciproques. — Pour se donner patience, Morny redevenant homme d'affaires. — Nomination à la Présidence du Corps Législatif ; continuation de ses bons rapports avec les hauts barons de la finance. — Le personnage nouveau du spéculateur au pouvoir. — Activité générale du comte de Morny. — Comment il fut choisi en qualité d'ambassadeur extraordinaire, auprès de la Cour de Russie. — Récit pittoresque du voyage de Morny et de ses attachés à Saint-Pétersbourg et à Moscou. — Le faste et l'élégance de la mission française. — Conquête rapide des sympathies prononcées de la haute société russe et du tzar lui-même. — Les efforts de Morny pour convertir en des avantages sérieux, utiles pour son pays et son Gouvernement, de l'influence qu'il a su prendre sur l'esprit d'Alexandre II. — D'heureuses négociations, insuffisamment soutenues par la diplomatie impériale. — Des lettres de Morny à l'empereur des Français et au ministre des Affaires Étrangères. — Entre les deux souverains ; la dignité indépendante de son langage. — Son rappel en France, au lendemain d'un mariage contracté à la Cour de Russie.

 

Pendant que Morny descendait les marches du pouvoir, Louis-Napoléon s'apprêtait à en gravir le faite suprême. Quels changements survenus dans le sort de cet homme, de ce frère qu'il connaissait à peine, il y a peu d'années ! Qu'était-il alors ? Un prétendant sans auréole, se consumant à l'étranger de désirs, de regrets, d'impatience. Maintenant, il est le maître unique ; demain, il sera l'Empereur : il est tout. Napoléon le troisième aurait pu dire, comme Cicéron, au retour de Brindes, — son retour triomphal, après les proscriptions de Clodius :

Je ne crois pas seulement revenir de l'exil ; il me semble que je monte au ciel.

L'ex-ministre, qui avait été le principal artisan de cette grandeur, n'en recevait, pour le moment, que des reflets distants et amoindris. La comtesse Le Hon, les princes d'Orléans, la mémoire imprudemment éclaboussée de la reine Hortense : ce trio de motifs avait jeté la brouille entre les deux frères. Louis-Napoléon en était revenu aux préventions de la première heure, lorsque la pression intelligente de Morny, pendant les préliminaires du coup d'État, avait si fort inquiété sa personnalité dirigeante. Distord passager, aux racines peu profondes, et qui se fût dissipé comme la fumée dans les airs, s'il n'y eût pas eu, tout près de là de bonnes âmes pour l'entretenir.

C'est qu'en effet, chez le haut personnel impérialiste, l'harmonie des sentiments était loin d'aller de pair et compagnie avec l'accord des opinions, soudé par l'intérêt. Le succès bien établi, chacun eût voulu passer pour avoir été l'inspirateur ou l'acteur essentiel de la pièce, auprès de l'homme en faveur duquel elle avait été hasardée et gagnée. On s'était efforcé surtout d'y amoindrir le rôle de Morny, justement parce que ce rôle s'était rendu prépondérant[1]. La bataille terminée, les choses remises en ordre, Maupas s'était fort agité, afin d'accréditer cette opinion que, dans la préparation du grand acte, il avait su se dégager de toute dépendance, aussi bien envers le ministre de l'Intérieur, quoiqu'il fût directement placé sous sa gouverne, qu'envers le ministre de la Guerre, quoique Paris eût été mis en état de siège ; et qu'il avait eu, de son côté, à la fois tout : l'initiative, la sagesse, la clairvoyance et la force[2]. Saint-Arnaud, le soldat de fortune, qui avait changé de nom comme il eût changé d'uniforme, et qui s'était appelé Le Roy, comme Persigny, le noble comte et futur duc avait été Fialin, Saint Arnaud et le général Fleury — ses Souvenirs en fourniront la preuve — tendirent plutôt à renfoncer Morny dans la pénombre, pour reporter au jour le plus avantageux les chefs de l'action militaire[3], malgré que ceux-ci n'eussent été, en réalité, que les agents de l'autorité civile. Quant à Persigny, le fanatique de l'étoile, un brûle-raison s'il en fut, un Vendéen à sa manière[4], ses revendications en l'espèce n'étaient pas les moins tapageuses[5].

Ni celui-ci, ni ceux-là n'affectionnaient excessivement Morny. Ils le firent voir à l'occasion. Les Jérôme Napoléon non plus ne lui prodiguaient les marques d'une sympathie très chaude. Comment auraient-ils ménagé, dans leurs dires et dans leurs sentiments, le descendant clandestin des Beauharnais, quand ils accueillaient d'une âme si contraire la supériorité de fait de celui qui les comblait, pourtant, de dotations et de faveurs ? C'est à cette époque que, de partie liée avec leurs chers parents, les Canino, ils se poussaient-à ébruiter la nouvelle qu'une plainte en désaveu de paternité avait été déposée par Louis, roi de Hollande, contre sa femme, peu de mois avant la naissance de Louis-Napoléon[6] ; que cette plainte fut consignée aux archives du ministère de la Justice, à La Haye, et qu'elle avait été montrée au marquis de Jouffroy par un nommé Bex, employé supérieur de ce département ! Le prince Napoléon, renchérissant là-dessus, prétendait avoir en sa possession trente-trois lettres importantes relatives au désaveu paternel[7]. Tout en acceptant, à mains ouvertes, les bienfaits de son cousin, Jérôme gardait à son égard une sorte de jalousie irritée ; et il en voulait terriblement à Morny de l'avoir aidé à conquérir cette puissance suprême dont son père et lui se croyaient frustrés. Il avait été question qu'on donnerait à Morny, en compensation du ministère de l'Intérieur, la présidence du Corps Législatif. Mais à peine l'intention avait-elle été pressentie plutôt qu'annoncée, des protestations, des clabauderies s'étaient élevées dans la maison des Jérôme, qui firent échouer le dessein. L'ancien roi de Westphalie, prince et maréchal, avait manifesté très haut qu'il résignerait sa présidence au Sénat si Morny était appelé à celle de la Chambre. Il n'en eût pas consommé le sacrifice, sari doute ; néanmoins, on l'écouta ; le neveu s'inclina devant la menace de l'oncle. Et, simple député du Puy-de-Dôme, le comte de Morny resta silencieux à son banc.

***

Il faut savoir persévérer et attendre. Comme il jouissait de loisir, il reprit le chemin de la Bourse. Il se refit spéculateur et industriel. Maintenant qu'il était délesté du portefeuille et se sentait d'autant plus à l'aise en ses mouvements, il entendait mettre à profit largement la liberté qui lui était rendue d'opérer, négocier, agioter à sa guise... Il n'eut pas à violenter la fortune ; les affaires venaient à lui sans qu'il parût prendre la peine de les chercher. Les conseils d'administration s'ouvraient à son nom, à son influence positive ou supposée, avec mie complaisance illimitée. Sans beaucoup de peine, il voyait fructifier, — sinon ses épargnes, car il ne thésaurisa jamais — du moins son argent liquide en circulation et grossir ses dividendes, s'accroître en nombre et en valeur ses collections d'art.

Ce fut une période de fièvre industrielle intense. Se flattant de posséder l'approbation et les encouragements du chef de l'État, agissant pour ainsi dire sous son pavillon, quoique souvent Napoléon n'en eût pas confidence et fût plutôt disposé à l'en blâmer, le député du Puy-de-Dôme se lançait tête baissée dans toutes sortes d'entreprises et de combinaisons plus ou moins limpides[8].

Il ne s'y oubliait point, d'ailleurs.

Entre temps, il se rendait au Corps Législatif, ponctuel, gouvernemental toujours, regagnait, à la Cour, auprès du souverain, le terrain perdu, traversait en favori les salons célèbres, et n'omettait rien de ce qu'il fallait faire pour se maintenir en bonne place dans les hautes sphères politiques et mondaines.

Ainsi se donnait-il patience, lorsque, au mois de juillet le choix de l'Empereur vint l'appeler à la présidence du Corps Législatif, en remplacement de Billault, nommé ministre de l'Intérieur. Charge éminente et douce à remplir en des temps sans orages, les qualités requises à l'exercer n'étant que de tact, de mesure, de discernement. Il fit voir, dès les premiers jours, qu'il s'y entendait à souhait.

Les hautes responsabilités auxquelles l'astreignait l'importance de ses fonctions invitèrent le comte de Morny à pratiquer dans les habitudes de sa vie de certains renoncements, sauf à gagner, de retour, plus d'autorité morale. Il s'y efforça. Mais trop de liens extérieurs le tenaient engagé ; il lui parut trop difficile de se retirer immédiatement de toutes les affaires industrielles et financières auxquelles il était mêlé.

Il avait dû se tenir, en son for intérieur, ce raisonnement que, dans notre société moderne, les affaires et la politique sont souvent associées, qu'on n'en est plus à suivre les errements de l'ancienne Rome, où les entreprises du commerce et de l'industrie étaient jugées indignes d'un homme aspirant à gouverner son pays, et qu'il était en situation mieux que personne d'exercer à double fin les ressorts de son énergie. Il ne croyait point déroger, en incarnant sous cette figure nouvelle du spéculateur au pouvoir, les appétits brûlants d'une société tout entière[9].

Les émotions des batailles financières étaient de celles que Morny se résignait le moins à éloigner de son cercle d'action. Malgré qu'il tendît à s'en détacher peu à peu, il continuait à jouer son rôle en la mêlée violente des intérêts.

Qu'il fût toujours prudent et avisé, on ne saurait l'affirmer absolument. Il s'aventura parmi trop d'affaires douteuses et accompagnées de trop de risques pour ne point s'exposer à quelques déconfitures. Tels de ses coups de Bourse furent des coups de tête, dont il n'eut point à s'applaudir. Il m'a été rappelé plusieurs fois, dans la famille de M. de Quivières, agent de change du duc de Morny qu'il attira sur sa tète à la veille de la guerre d'Italie, un véritable désastre. Supposant que la nouvelle de ce grave conflit jetterait une perturbation passagère sur le marché, qui pourrait être profitable aux gens adroits, il avait pris fortement position à la baisse, et pour un chiffre énorme. La confiance publique, au contraire, tint à s'affirmer. La Bourse monta. Les haussiers triomphèrent et Morny essuya une défaite financière peu ordinaire.

Mais ceci se passait quelques années plus tard.

Son patronage, maintenant comme après, demeurait acquis aux traitants et aux banquiers. Volontiers souffrait-il qu'on lui demandât audience pour l'entretenir d'affaires, de grandes affaires.

Monsieur le Comte, ou, plus tard, Monsieur le Duc, ou Monsieur le Président, lui disait-on, au terme de l'entrevue accordée, nous aurions à lancer une entreprise très profitable. Mais il serait bon d'en parler à l'Empereur et nous avons espéré....

A mesure que la communication se précisait, qu'elle se faisait importante, sa physionomie froide et placide s'animait légèrement. Mais, à la minute même, comme par hasard, entrait l'un des huissiers de son cabinet : Sa Majesté l'Empereur demande Monsieur le comte de Morny. Que cette convocation arrivait à propos ! Il promettait d'user de la circonstance pour recommander l'intéressante entreprise aux sympathies de Sa Majesté. Et le visiteur se retirait, rayonnant de satisfaction, .plein d'espérances à réaliser sur l'issue de cette consultation du doit et avoir auprès de M. le Président du Corps Législatif.

Les hauts barons de la finance connaissaient aussi bien que les députés le chemin de la Présidence. Malgré qu'il prît la peine de paraître le moins possible dans les tractations, qui s'autorisaient de son concours indirect, les cercles informés savaient s'ils pouvaient ou non dire : Morny est dans l'affaire.

On lui reprochait même d'abuser de ces trafics d'influences, dont on supposait qu'il s'attendait à devenir le plus sûr bénéficiaire. La critique s'en mêlait, à tort ou à raison. Il en était parlé hors de l'enceinte des conseils d'administration. Des détails, des faits étaient colportés, qui suscitaient des commentaires défavorables. L'opinion, travaillée d'avance, en prenait ombrage. Des agissements individuels devenaient, pour les adversaires du régime, les symptômes révélateurs de l'état d'esprit et des pratiques condamnables sévissant dans les régions du pouvoir. Et certaine légende commençait à prendre corps, la fameuse légende des corruptions de l'Empire. Des années passeront là-dessus et, un beau matin, on entendra la voix d'un pamphlétaire, cette voix acerbe et railleuse, à propos d'une histoire de Cour d'Assises, poser la question : Est-ce qu'on ne dit pas que Morny est dans l'affaire ?

Toutes ces choses n'empêchaient pas qu'il vaquât, d'une régularité tranquille et continue, aux devoirs de sa charge. Il s'en acquittait avec l'aisance et le dégagé qu'il apportait aux applications les plus diverses de son intelligence, sans laisser voir à personne les préoccupations multiples qui l'assiégeaient. Pas une séance du Corps Législatif n'était suivie sans sa participation dirigeante. Après quelque temps d'exercice, il savait jusqu'au bout de l'ongle son métier de président. Il possédait en perfection l'art de manier le règlement et d'en tirer tout le parti conforme à l'intérêt du Gouvernement.

Comme il s'y employait avec un élégant savoir-faire, une diversion lui fut offerte, au plus haut point agréable et flatteuse. C'était pendant l'été de 1856, où, par l'effet de circonstances exceptionnelles, il se vit nommer ambassadeur ordinaire et extraordinaire à la Cour de Russie.

***

Les plaies de la guerre de Crimée étaient cicatrisées. Les flots de sang qu'elle avait fait répandre bien inutilement s'étaient écoulés, perdus dans le fleuve de l'oubli. Ou, si le deuil n'en avait pas quitté le cœur des peuples, les relations entre les souverains n'en portaient plus les sombres couleurs. Ceux-ci s'étaient tendu la main par-dessus le champ de carnage. Déjà leur réconciliation laissait entrevoir des espérances de resserrements plus complets.

Par contre, sur d'autres points de l'Europe, se faisaient craindre des difficultés nouvelles. L'éventualité d'une guerre prochaine avec l'Autriche rendait souhaitable, pour la France, sinon l'alliance formelle, du moins la neutralité bienveillante de la Russie. Aussi Napoléon avait-il saisi d'un vif empressement la première occasion qui s'était offerte à lui de se mettre en frais de complaisance pour l'obtenir. Pendant que se préparaient les cérémonies du couronnement d'Alexandre II, sous les voûtes de la cathédrale moscovite, il avait été décidé, à Paris, en séance du Conseil, que la France enverrait à Saint-Pétersbourg un diplomate di primo cartello, chargé de l'y représenter.

Pour une mission de cette importance, on avait estimé qu'il ne serait que juste d'y appeler le personnage le plus considérable de l'empire après le chef d'État. Or, quel eût été ce personnage, sinon le comte de Morny ? Le renom qui s'attachait à sa physionomie politique, le cas précieux qu'on faisait de sa finesse d'esprit jointe à sa courtoisie parfaite, le désignaient d'abord. On en marqua une grande approbation dès qu'on sut la nouvelle. Toutes les opinions se fondirent dans cet assentiment. C'était l'événement du jour, dont chacun colporte le bruit et l'impression :

On ne parlait hier — mandait au diplomate Thouvenel la comtesse de Damrémont, dans une lettre intime, qui nous revient comme un écho fidèle de ces conversations mondaines — on ne parlait que des nombreuses demandes des premiers noms de France, sollicitant d'accompagner le grand personnage en mission extraordinaire à la Cour de Russie. Vous savez que c'est celui qui ne peut appeler son père que Monsieur, sa fille que Mademoiselle et son frère que Sire... D'ailleurs, au milieu de tant de ballons gonflés, c'est un soulagement, je vous assure, de rencontrer, de temps à autre, quelque individu à qui l'élévation n'a pas donné le vertige. Morny .est de ceux-là et il a du mérite et du plus rare à être resté, au milieu de tant de flatteries et de succès de tout genre, ce qu'on peut appeler un bon enfant, dans toute la force du mot et à n'être pas devenu un faquin insupportable, comme tant de drôles que vous connaissez et appréciez aussi bien que moi.

Il n'était douteux pour personne qu'on n'eût trouvé en lui l'homme de la situation et des plus capables d'incarner, à l'étranger, l'esprit français avec ses qualités brillantes sans ses entraînements.

Le départ de Morny ayant été retardé jusqu'au plein de l'été, Napoléon avait détaché en avant, comme pour lui frayer les voies et renouer officiellement les relations diplomatiques, Edgar Ney[10], porteur d'une lettre autographe de l'Empereur des Français au Tzar.

Dans les derniers jours de juillet 1856, Morny arrivait à Berlin, après un temps d'arrêt à Wiesbaden plus prolongé qu'il ne l'aurait voulu (un dérangement de sa santé en fut la cause) et qui faillit compromettre son impatient désir de gagner de vitesse sur les envoyés des autres puissances et de toucher barre, le premier, à Saint-Pétersbourg. Car Napoléon III n'était pas le seul prince engagé dans cette démarche de courtoisie internationale. .D'autres États que la France s'étaient prêtés à ces démonstrations extérieures, qui n'étaient pas exemptes de tout calcul politique.

L'Autriche-Hongrie avait confié ses intérêts au prince Esterhazy, qu'on connut ambassadeur à Rome et à Londres,, et qui n'avait pas laissé oublier, aux lieux où il passa, la délicatesse de son esprit, la droiture de son caractère, la sûreté de son commerce.

La Grande-Bretagne, elle, avait fixé son choix sur le noble et puissant seigneur George Leveson Gower, deuxième comte Granville, fils du premier comte Granville, le distingué diplomate et de la comtesse de ce nom, née duchesse de Devonshire. Il descendait d'une des plus vieilles familles de l'Angleterre : celle des Gower, tige des ducs de Sutherland, et appartenait par sa naissance même au monde de la politique. A l'instar de Macaulay et de John Russell, dès sa plus tendre enfance, il avait vécu au milieu des hommes d'État et des orateurs. Ses maîtres, ses amis avaient été du nombre de ces esprits supérieurs, qui sont destinés à conduire les nations. Il s'était élevé par des chemins prompts et faciles jusqu'aux premières charges de l'État. Successeur de lord Palmerston, la personnalité la plus remuante du temps[11], président du Conseil privé en 1853, après avoir occupé les postes de maître des meutes royales, de trésorier général de l'armée, de chancelier du duché de Lancastre et de trésorier de la marine, lord Granville justifiait éminemment la préférence d'honneur qui s'était arrêtée sur son nom, en Angleterre, tandis que la France avait placé ses espérances sur celui de Morny.

Ainsi les trois puissances de l'Europe les plus intéressées à rivaliser d'influence, à la cour de Saint-Pétersbourg, avaient-elles pris à cœur de se distinguer, à titre égal, par l'illustration, la fortune et le rang de leurs ambassadeurs.

De Berlin, le comte de Morny devait se diriger sur Saint-Pétersbourg par Kœnigsberg et Kovno. C'est dans la capitale prussienne qu'étaient venus le rejoindre plusieurs de ses secrétaires d'ambassade ou attachés[12] dont l'un, le comte Joachim Murat, se plaira, quelque jour, à rassembler ses impressions voyageuses et à retracer, mais pour des intimes seulement, le récit de cette incomparable mission.

On s'était accordé quarante-huit heures d'arrêt en la cité de Frédéric ; la meilleure partie en fut employée — la cour de Prusse étant absente — à visiter le palais de Charlottenbourg, Potsdam et le légendaire château de Sans-Souci. Le mercredi 30 du mois qui mûrit les moissons, un train luxueux emportait les voyageurs français vers Kœnigsberg, où ils touchèrent, le lendemain dans la soirée. Ils n'en étaient qu'à leur première étape et déjà en avaient-ils fini avec les moyens de locomotion facile et prompte des voies ferrées. Les -temps n'étaient pas arrivés où l'industrie moderne en aura sillonné tous les chemins de l'Europe.

Dans la nuit même, deux voitures de voyage s'offrirent à les conduire en Russie. L'une, un large et confortable coupé anglais, était destinée à recevoir le comte de Morny. Dans l'autre, une vaste berline, purent se loger ses compagnons de route. Il fallut douze heures pour atteindre au premier poste à Stallupohnen. Un courrier de cabinet, dépêché par le prince Gortschakoff, était là attendant l'ambassade française, pour se mettre à ses ordres et pour annoncer, de station en station, son passage prochain ; il se tenait prêt à filer comme le vent sur sa télègue attelée de trois chevaux impatients et nerveux.

Aussitôt commença la course ardente du feldjäger sur son char léger, dévorant les distances, franchissant les obstacles avec une célérité incroyable. Sur ses traces on eut à parcourir une série de plaines succédant aux uniformes plaines, comme celles de la Poméranie. De poste en poste, des appartements avaient été préparés. Des fonctionnaires civils ou militaires, en leur costume d'apparat, s'empressaient à faire les honneurs du local et du mobilier, l'un et l'autre assez rudimentaires. C'étaient, à la disposition de Son Excellence, l'inévitable divan russe — où le voyageur du pays se tient content de dormir, roulé dans sa pelisse —, une table, des chaises ; par contre, on n'y aperçut jamais un lit. Mais, en homme averti, l'ambassadeur s'était précautionné d'avance contre ce dénuement de couchettes ; approvisionné de tout le nécessaire, il faisait dresser son lit de voyage, étant à peu près sûr d'y goûter un salutaire repos, tandis que ses compagnons s'accommodaient, au moins mal qu'il leur était possible, du canapé, de deux chaises placées en vis-à-vis et de leur valise en guise de moelleux oreiller. Morny, au surplus, avait eu la prudence d'emmener son maître queux, de la vaisselle et des conserves de choix. Les appétits étaient jeunes, aiguisés encore par le mouvement et fouettés par l'air vif. Les sages mesures de l'ambassadeur furent appréciées autant qu'elles le méritaient.

Le 1er août, par un de ces longs jours d'été, où le soleil, en Russie ; confond presque ses deux crépuscules, son déclin et son. aurore, on pénétra dans les murs de Kovno. Il était 11 heures du soir, et la nuit venait à peine de tomber. Le palais du Gouvernement apparut aux voyageurs français illuminé comme pour une fête. Ils étaient les hôtes attendus, devant une table somptueuse où fumait un fin souper ; et ils ne résistèrent point à l'invitation de rester jusqu'au matin dans cette demeure hospitalière.

Au sortir de Kovno, dès la pointe du jour, les voitures traversèrent en bac une petite rivière au flot limpide et calme. Quand ils eurent repris la route terrestre, Morny et les siens aperçurent, qui se dirigeait vers eux, un coupé attelé de trois chevaux. Cet équipage amenait à leur rencontre un employé supérieur des postes, que le Directeur général de cette administration, ministre de la maison de l'Empereur, le comte d'Adlerberg, leur avait aimablement délégué pour se tenir au service de l'ambassadeur et ne plus le quitter qu'à Saint-Pétersbourg.

On avançait, au jour la journée, d'un train agréable, sans précipitation. De temps en temps, Fun ou l'autre des attachés passait dans la voiture de leur chef hiérarchique ou lui-même en descendait pour s'asseoir au milieu d'eux. Alors les conversations s'avivaient ; un enjouement heureux permettait qu'on prît à toutes choses intérêt et plaisir. Le 3, on avait traversé la ville fortifiée d'Ostrow ; le 4, on s'était arrêté devant Gattchina, avec l'intention d'admirer, pendant quelques instants, l'un des plus beaux palais impériaux de la sainte Russie. Au plein de sa prospérité, le favori célèbre de Catherine, le prince Orloff l'avait fait édifier superbement ; et l'impératrice, après sa mort, l'avait racheté pour l'offrir au grand-duc Paul. On se remit en route ; on n'était plus qu'à une trentaine de verstes de Saint-Pétersbourg. Un dernier coup d'ailes, et ce faible intervalle fut aisément franchi. Les trois équipages entrèrent avec un éclat de triomphe dans la capitale politique de la Russie.

L'ambassade française avait à se rendre au palais Woronzoff-Daschkoff, où se trouvait installée déjà une partie de son personnel diplomatique et militaire. Située sur la rive gauche de la Neva, entre le palais d'hiver des Tzars et le château de l'Ermitage, cette résidence princière offrait à ses hôtes, pour les y recevoir, des appartements d'une suprême élégance, et, au dehors, pour captiver leur vue, le développement d'un panorama grandiose. Le fleuve, affranchi des rigueurs de l'hiver et dégagé de ce lourd plancher de cristal, qui comprime sa course durant cent cinquante jours de l'année, roulait sous leurs yeux comme une large nappe aux eaux laiteuses. Et, dans le lointain, se découpait la silhouette de la ville, avec, de tous côtés, pointant sur l'horizon, les dômes aux clochetons bulbeux et les flèches d'or.

Comme pour ajouter à son installation luxueuse, mais passagère, dans le palais des Woronzoff, un caractère d'habitude et d'intimité, Morny s'était fait suivre en voyage des chefs-d'œuvre de sa galerie de tableaux. De sorte qu'il se pouvait croire, en même temps, à Saint-Pétersbourg et à Paris, étant à la fois l'hôte du Tzar et son propre invité, recevant, vivant au milieu de ces toiles précieuses, qu'il avait rassemblées avec autant de goût que de bonheur.

Dès le lendemain Morny, qui s'était éveillé matinalement, avait voulu satisfaire une première et vive curiosité en allant visiter les collections artistiques de l'Ermitage. Il n'ignorait point que ses nouveaux amis les Russes se piquaient d'y tenir enfermé, entre autres peintures renommées, l'original d'un tableau de Metzu, dont lui-même se flattait de posséder mieux que la copie. Aussitôt qu'il se fut acquitté de ses devoirs auprès du prince-chancelier Gortschakoff, il eut l'impatience de fixer ses doutes. II vint donc ; et, sur place, ayant considéré l'objet de son inquiétude, étudié, comparé, il resta finalement convaincu de la supériorité de sa chance. Certainement, pensa-t-il, le faux Metzu n'avait pas pris la route de l'avenue Montaigne, mais s'était bien échoué sur les bords de la Néva. L'esprit en repos, quant à cela, il n'en avait admiré qu'avec plus d'aise les richesses accumulées depuis Catherine II dans le palais de l'Ermitage. Le reste de sa journée s'était passé en des promenades à cheval soit par les avenues principales de la ville, soit dans les îles de la Neva de bois de Boulogne de Saint-Pétersbourg), toutes peuplées de riantes villas, où la haute société russe avait installé déjà ses quartiers d'hiver.

Le soir, étant de retour, l'ambassadeur reçut en main propre un pli officiel par lequel il était averti qu'il aurait l'agrément de remettre à l'Empereur ses lettres de créance, le jeudi 7, à Péterhof, et de présenter en même temps à Leurs Majestés le personnel de son ambassade. Le délai avait été aussi court qu'on le pût souhaiter entre la date d'arrivée et celle de la réception. Les choses s'arrangeaient d'autant mieux qu'on signalait la venue imminente du prince Esterhazy, l'envoyé d'Autriche, qui, depuis Kovno, avait suivi l'itinéraire du ministre plénipotentiaire français. De son côté, lord Granville n'était pas loin d'aborder à Cronstadt, sur le vaisseau le Saint-Jean-d'Acre.

L'ambassadeur extraordinaire de France et ses attachés se rendirent donc au palais de Péterhof, au jour et à l'heure marqués. Deux maîtres de cérémonie tout plastronnés d'or se tenaient prêts à les introduire.

Des ordres avaient été donnés pour qu'on leur servît une collation et qu'on leur désignât des salons, où il leur fût loisible de goûter quelques instants de repos. Puis, des voitures de la Cour roulèrent par les avenues du parc, venant prendre le haut délégué de l'empereur Napoléon III et le mener, avec son cortège, à l'audience que lui réservait le tzar Alexandre II. Les grands officiers de la couronne reçurent l'ambassadeur et, le précédant, le conduisirent auprès de leur maître, autocrate de toutes les Russies. Deux nègres de haute taille, magnifiques échantillons du continent. noir, portant non sans fierté le turban blanc roulé, la veste verte à coins d'or, soutachée et brodée sur toutes les coutures, se tenaient immobiles, à chaque porte. Ces portes de la salle du Trône s'ouvrirent. L'Empereur apparut. D'un extérieur moins imposant que son père Nicolas Ier, il annonçait plus de bonté[13] dans l'expression du visage. Et les membres de l'ambassade furent enclins à lui décerner sur le champ toutes les qualités d'un pasteur de peuples parce qu'il daigna adresser à chacun d'eux un demi-sourire, une parole douce et accueillante.

Après le Tzar, la Tzarine.

Le comte de Morny et sa suite furent introduits chez la souveraine avec le même cérémonial. Elle était debout, en un somptueux habillement, tout éblouissante de pierreries ; deux pages portaient la traîne de sa robe de brocart d'or. Aux côtés de l'impératrice se tenaient la princesse Soltikof, grande-maîtresse de sa maison et deux dames d'honneur en costume de cour national. A des traits fins et délicats, où respirait une aménité naturelle, elle associait cet air de dignité que donne l'habitude des grandeurs. Elle se montra gracieuse, avenante, autant qu'on souhaitait la trouver.

La double audience ayant pris fin, les dignitaires, qui entouraient Leurs Majestés, à leur tour, se rendirent successivement en visite auprès du comte de Morny. Mille compliments furent échangés, et le tout se termina par une promenade en calèche dans le parc de Péterhof jusqu'à l'heure du dîner. Cette fête dînatoire fut digne et de celui qui l'offrait et de ceux qu'il y avait conviés. Il n'était point jusqu'aux habits des gens de service[14], qui n'y jetassent leur note vive et colorée.

Le lendemain même, le comte de Morny recevait l'invitation d'assister à une cérémonie religieuse dans l'église du château, cérémonie qu'on y célébrait intimement en l'honneur du trente-deuxième anniversaire de la fille de Louis II, grand-duc de Hesse, et l'épouse du tzar Alexandre II.

Au souper, toute la famille impériale était présente. Le bal suivit. Il ne fut pas de prévenances aimables, qu'on ne prodiguât, pendant la soirée, à l'ambassade française. Les invités dormirent au Palais Anglais ; et, le lendemain matin, un bateau à vapeur les ramena dans la ville, au palais Woronzof. Visiblement se prononçaient de la manière la plus flatteuse, à leur égard, les dispositions de la Cour de Peterhof.

Rompu à l'esprit de société par l'usage continuel du monde, Morny s'attirait toutes les sympathies. On admirait avec quelle finesse naturelle il excellait à trouver le mot qui convenait à chaque chose et à chacun. Quoique, en ces milieux étrangers, sa mémoire et son esprit d'à-propos risquassent de se troubler parfois, il s'en acquittait avec une aisance parfaite. Il n'y faillit qu'une fois, une seule fois, et dans un cas intéressant à relater. On parlait de la Cour et de la compagne de Napoléon III. Malgré qu'on ait assuré que Morny, au moment où s'alluma la passion de l'Empereur pour la jeune comtesse de Teba, s'était aussitôt rangé dans le clan des amoureux, à l'opposé des gens graves et des politiques[15], il n'avait jamais été un partisan très chaleureux de l'Impératrice Eugénie ; mais, en homme avisé, il s'était soumis à la force des circonstances. Or, un soir qu'il s'entretenait, au Palais d'Hiver, avec l'imposante impératrice-mère, veuve de Nicolas Ter, princesse de Prusse, aussi aimable que bonne, voilà que notre diplomate s'était mis à exalter les mérites de la souveraine des Français. Avec ses grâces exquises, avec l'illustration de ses origines paternelles, elle valait bien, certes, ces petites princesses allemandes, filles de rois ou princes minuscules et qui, toutes provinciales qu'elles fussent, s'avisaient de faire tant les difficiles. En parlant de la sorte, à l'étourdi, l'ambassadeur oubliait les deux belles-filles de l'impératrice-mère Alexandra-Feodorowna, c'est-à-dire : l'épouse très distinguée de l'empereur Alexandre II, née princesse Marie de Hesse et fille du grand-duc Louis ; puis, la compagne du grand-duc Constantin, fille du duc de Saxe-Altenbourg, l'une des femmes les plus accomplies de son époque. L'impératrice l'écoutait sans l'interrompre ; mais, quand il eut terminé sa tirade, elle lui répondit en riant : Au nom de mes très aimées belles-filles, monsieur le Comte, je vous remercie de vos compliments ! Mais, laissez-moi vous assurer que feu l'empereur mon époux, moi-même et toute la Cour, nous avons été et sommes ravis du choix heureux de mes fils et que mes belles-filles sont la joie de ma vie, ce qui n'empêche point l'impératrice Eugénie d'être une ravissante souveraine. Le pâle Morny sentit son visage s'empourprer, balbutia, se confondit en excuses, tenta d'expliquer qu'il n'avait pas voulu dire ce qu'il venait de dire. Alors, l'excellente impératrice plaisanta doucement et, avec une grâce charmante, l'aida à se tirer du marécage, où il s'était embourbé... Mais il eut l'occasion fréquente et belle de réparer cet impair.

On ne permettait pas au comte de Morny d'avoir des instants inoccupés. Il eut à faire le choix de deux journées pleines, pour recevoir le corps diplomatique et les quatre premières classes de la noblesse russe, portant le titre d'Excellences. Quelle impression dut-il éprouver de contentement glorieux, pendant ces journées-là qui furent, sans nul doute, les plus éclatantes de toute sa carrière ! Debout, sur une des marches de l'estrade, dans l'attitude d'un monarque agréant les vœux des grands corps constitués de son royaume, il accueillait avec une dignité affable tous ces brillants personnages, orgueilleux de leur naissance, de leurs privilèges et de leur rang. Un maître des cérémonies de la Cour lui nommait chacun des arrivants et son titre. Devant lui, en quelques heures, avait défilé tout ce que Saint-Pétersbourg contenait alors d'hommes considérables.

En dehors des démonstrations officielles auxquelles il était convié, au même titre que lord Granville ou le prince Esterhazy, Morny était l'objet de prévenances nombreuses et toutes particulières. On allait jusqu'à oublier, afin qu'il s'en trouvât mieux, les formalités sacro-saintes de l'étiquette, si commandantes à la cour de Russie ; on les avait, par un cas extraordinaire, presque abrogées pour sa personnelle commodité. C'est ainsi qu'il avait été laissé libre de faire sa cour à tous les grands-ducs et grandes-duchesses, au palais de Peterhof, au lieu d'être astreint, suivant l'usage, à les aller visiter successivement en leurs résidences respectives. L'ambassadeur des Français était environné d'un prestige réel, auquel contribuait encore le déploiement de la pompe toute militaire, qui lui faisait cortège et qu'on aurait cru n'appartenir qu'à un chef d'armée. Ce n'était pas un médiocre spectacle que de voir passer, sur la Perspective Nevski, Son Excellence l'ambassadeur extraordinaire de France se rendant en grande cérémonie chez l'Empereur. Une légion d'officiers, qu'avait choisis exprès le Ministre de la Guerre, lui servaient d'escorte ou cavalcadaient, comme des aides de camp, aux portières de sa voiture de gala. Par leurs noms et leurs titres ils étaient : les généraux Lebœuf, de l'artillerie ; Frossart, du génie et Dumont, de l'infanterie, qui, tous trois, avaient pris part à la campagne de Crimée ; le lieutenant-colonel Reille, fils aîné du maréchal ; le capitaine d'état-major Piquevale ; le prince Paul de Bauffremont, capitaine au 8e lanciers ; le comte d'Espeuilles, lieutenant au 6e hussards : le marquis de Galliffet, sous-lieutenant aux guides[16]. L'or des galons et des épaulettes jetait des reflets si vifs sur le train de cet ambassadeur que de certains yeux n'en étaient pas seulement éblouis, mais gênés. Quelques-uns, comme le général Fleury, dont c'était une raison de métier de n'accepter qu'a contre-cœur la subordination de l'élément militaire à l'élément civil, critiquaient un tant soit peu ce luxe d'officiers d'ordonnance environnant un envoyé diplomatique, — si extraordinaire qu'il fût. Quoiqu'on en pût dire, le ton de la mission française en était singulièrement rehaussé ; et le Tzar voyait avec complaisance le fracas de cette petite cour.

Le faste du duc de Morny, le luxe de bon aloi qui présidait aux détails de son installation, la beauté de ses attelages, l'intérêt de sa galerie de tableaux arrivée en même temps que lui à Saint-Pétersbourg, formaient le sujet de toutes les conversations dans la cité impériale. Le cardinal de Rohan à Rome, le duc de La Rochefoucauld-Doudeauville, à Londres, ces grands seigneurs de l'ancienne diplomatie, n'avaient pas exposé plus de magnificence. Toute la haute société russe avait les yeux tournés vers l'hôte du palais Woronzow.

Cependant, l'heure était arrivée de se mettre en route pour Moscou, où devait avoir lieu le sacre solennel d'Alexandre II.

Les insignes impériaux, nécessaires au déploiement rituel de la cérémonie, avaient quitté le Palais d'Hiver en grande pompe, sous la garde des premiers dignitaires de l'empire. Le collier de Saint-André, en diamants, destiné à l'impératrice, l'étendard, le sceau et le glaive de l'empereur, les manteaux aux plis lourds du tzar et de la tzarine, le sceptre et les deux couronnes, tous ces attributs orgueilleux du faste et de la puissance, avaient été transportés, en dix carrosses de gala — chacun attelé de six chevaux — et accompagnés d'une escorte de deux escadrons de chevaliers-gardes, jusqu'au train spécial en partance. pour l'ancienne capitale moscovite.

Les fêtes du couronnement étaient commencées. Une foule immense, accourue de toutes les Russies européennes et asiatiques, débordait par les avenues de la cité sainte, que couronnent les cent coupoles du Kremlin. L'ambassadeur de France avait loué cieux palais : le plus grand, le palais Korsakoff, pour y loger les officiers généraux et les autres membres de la mission, en y conservant les appartements de réception ; et l'autre, le palais Kukhmanoff, pour en faire son habitation privée. Les représentants de l'Angleterre et de l'Autriche-Hongrie s'étaient choisi pareillement de somptueuses résidences.

Une animation extraordinaire emplissait Moscou. Le matin du grand jour, les cloches de trois cents églises, mêlant leurs sonneries à la voix puissante des canons, avaient ébranlé les airs joyeusement. La cathédrale de l'Assomption, dont l'iconostase, haute muraille de vermeil à cinq étages de figures a été comparée à la façade d'un palais d'or éblouissant[17], pour sa fabuleuse magnificence, était inondée de lumières et toute prête à recevoir les souverains et leur suite splendide.

Les missions diplomatiques s'étaient réunies à l'ambassade de France afin de se rendre en corps au Kremlin. Leurs équipages rivalisaient d'éclat. Ceux de lord Granville et du prince Esterhazy, — ce magnat hongrois, dont le costume, suivant, l'expression d'un témoin, était littéralement couvert de diamants et de perles fines, présentaient, à la façon dont les a décrits Joachim Murat, des types achevés de la correction anglaise et du luxe autrichien, tandis que le carrosse du comte de Morny, à six glaces et à roues dorées, attelé de six chevaux anglais, était un chef-d'œuvre de broderies et d'ornementation. Ses gens en perruque poudrée, portaient la livrée blanc et or.

A l'intérieur de la cathédrale, le cérémonial religieux s'était déployé avec toute la majesté et toutes les formes d'exaltation visuelle imaginables.

Aux pompes du sacre succédèrent une série superbe de fêtes mondaines. Les ambassadeurs d'Angleterre, d'Autriche et de France, visèrent manifestement à se surpasser dans celles qu'ils offrirent, tour à tour, à l'empereur de Russie. La première fut donnée par lord Granville, opulente et belle. On y avait remarqué ce trait que le souper fut servi dans la splendide argenterie du duc de Devonshire, apportée par celui-ci, une première fois à Moscou, lors du couronnement de Nicolas Pr et que le noble lord avait eu la galanterie de mettre à la disposition de son successeur pour l'aider à fêter non moins dignement le tzar Alexandre II. Après le bal de lord Granville on avait eu l'éblouissement de la soirée donnée par le prince Esterhazy, dont la fortune était prodigieuse, puis le charme sans égal pour le goût et la délicatesse des détails du troisième et dernier bal offert, celui-ci, par l'ambassadeur français.

Comme en put juger de ses yeux le comte Murat, Morny ne s'était reposé que sur. lui-même du soin d'organiser la décoration de la salle. Sur un fond bleu tendre un treillage à losanges d'or s'étendait, chargé de feuillages, de médaillons et de lumières. L'estrade réservée à la famille impériale apparaissait toute garnie en soie bleue. La Cour avait fait son entrée dans les salons, vers dix heures et demie, et presque aussitôt commença le bal, ouvert par Leurs Majestés, le comte de Morny dansant avec l'impératrice et le tzar avec Mme de Seebach, qui avait accepté l'état et les offices de maîtresse de maison, ce soir-là à l'ambassade française. Il fut observé que, par une exception flatteuse, les souverains se retirèrent fort tard dans la soirée. A quelques jours de là Alexandre II confiait, en dînant, à un personnage de la Cour, que le bal le plus réussi avait été certainement celui du comte de Morny.

C'est qu'à vrai dire il se sentait, à l'égard de ce dernier, une préférence personnelle, qui ne fit qu'augmenter, après qu'on fut revenu à Saint-Pétersbourg.

Le tzar Alexandre II passait lui-même pour un charmeur et se montrait par là plus favorisé que son père Nicolas, auquel manquait absolument l'esprit. Or, il s'était laissé gagner au rayonnement sympathique que dégageait la bonne grâce de Morny. Et celui-ci, dont l'ambition se haussait à d'autres visées que de laisser de son passage une impression éblouie, mais fugitive, s'était autorisé de ces dispositions aimables pour s'efforcer d'établir entre l'héritier du trône de glace et l'Empereur des Français des relations sérieuses et durables.

Il y fallut, d'abord, user d'art et de souplesse infiniment. Il y avait à panser d'anciennes et de récentes blessures d'amour-propre, de celles, en particulier, qui, sans se montrer, aiguisent plus qu'on ne pense entre les chancelleries les mauvais vouloirs et les mésententes. A Paris, le comte Kisselef, ambassadeur du tsar, croyait bien se souvenir qu'on l'avait accueilli tièdement aux Tuileries ; que l'Impératrice avait témoigné peu d'empressement à le voir et que l'empereur l'avait fait attendre.

A Saint-Pétersbourg, on sortait à peine des humiliations de la défaite ; les âmes étaient émotion nables et susceptibles ; on y ressentait vivement les petites choses. Morny eut la manière ; il y porta une douceur de main fort habile. D'autre part, il en prévenait avec netteté son ministre des Affaires Étrangères, pour qu'on n'allât point, de Paris, contrarier la marche de ses desseins.

Je ne crois pas de bonne politique, écrivait-il à Walewski[18], de montrer de la froideur aux Russes, et je regretterais de voir l'Empereur ou l'Impératrice se laisser aller à ces petits sentiments. D'abord les Anglais ne leur en sauront aucun gré, et les Russes qui sont fins, le ressentiront profondément.

Dès lors semblait-il prévoir et craindre ce qui devait se passer exactement, en 1867, au moment des visites des souverains à Paris, quand, par une maladresse insigne, Napoléon et les siens s'obstineront à n'avoir pas l'air de comprendre les intentions d'amitié prêtes à s'ouvrir, les désirs d'alliance, ne demandant qu'à s'exprimer, d'Alexandre II et de son ministre Gortschakoff :

La Russie se donne à nous, aujourd'hui, corps et âme ; si nous affectons de la traiter dédaigneusement, elle se repliera sur elle-même et nous en voudra de repousser ses avances[19].

Il plongeait d'un regard sûr dans le double jeu de l'Angleterre, dont les vues allaient exclusivement, comme c'était son droit, aux intérêts anglais :

Laissez-moi, disait-il au même ministre[20], laissez-moi vous pronostiquer l'avenir : l'Angleterre se montre très rude, très brutale — à l'égard des Russes — ; mais, sous main, elle fait dire beaucoup de choses très amicales et promet de reprendre les vieux rapports, qui existaient entre elle et la Russie, dès que les difficultés seront aplanies. De grâce, ne soyons pas dupes et tâchons de nous conduire en gens habiles ; traitons chacun selon ses œuvres. Sinon, je vous prédis que, d'ici à deux ans, nous ne serons plus bien avec l'Angleterre et que nous serons mal avec les Russes.

Tout en ne manquant pas un bal, pas une soirée de la cour, Morny ne négligeait rien pour gagner en détail la confiance du gouvernement russe. L'homme du monde aidait au jeu fin et serré de l'homme d'État. Il avait repris à son compte et aurait voulu l'imposer à la diplomatie napoléonienne la politique du duc de Richelieu, celle que feront triompher, sous la Troisième République, pour la sauvegarde effective de la France contre des retours d'invasion[21], les Decazes et les Hanotaux. La sympathie organique, qui existe entre les deux nations russe et française, éclatait à ses yeux dans toute sa force et comme l'évidence même. Déjà en 1853, aux premiers jours de l'Empire, il en avait dit sa pensée entière. Le ministre des Affaires étrangères de Nicolas Ier, le comte de Nesselrode[22], exprimait alors, dans une lettre confidentielle, à l'ambassadeur Kisselef en quelle estime particulière on devait tenir la sagesse et l'esprit du comte de Morny. On se souvenait que Morny était intervenu avec beaucoup d'à-propos, de prudence, de sagacité dans les négociations laborieuses de la reconnaissance de l'empire français par les puissances, laquelle avait bien failli prendre entre. Paris et Saint-Pétersbourg un caractère aigu. Par la suite il n'avait pas varié d'une ligne en ses vues, mais était resté fidèle à l'idée du rapprochement aussi étroit que possible de la France et de la Russie. Comme le chancelier Gortschakoff il se plaisait à établir que l'apogée de la puissance de Napoléon Ier avait été la période de son alliance avec Alexandre Ier. Comme Gortschakoff encore il s'attachait à faire comprendre aux diplomates du quai d'Orsay que, pour inspirer la confiance au dehors, il fallait adopter une attitude franche, une ligne de conduite sans détours ni zigzags, persévérer dans la direction une fois donnée, la chercher surtout du côté de la Russie, parce qu'une entente avec la grande puissance du Nord était la seule capable de rendre impossible toute coalition contre la France. Il l'écrivait en des termes clairs à Napoléon, y revenait en chaque occasion, le répétait, sous toutes les formes à son cher Empereur, qui n'en continuait pas moins à jouer de coquetterie avec l'Angleterre, où le représentait d'une manière assez brouillonne[23] Fialin de Persigny. Il n'y avait pas à concevoir le moindre doute sur la direction de ses tendances ; nettement russophile se montrait-il dans chacune de ses lettres, que nous avons feuilletées, page à page.

Jamais la Russie, faisait-il dire au tzar, n'aurait dû se fâcher avec la France ; c'est sa véritable alliée par mille raisons.

Et plus explicitement il énumérait les principales de ces raisons, que la marche des événements devait point par point justifier :

Mon opinion profonde, concluait-il, est qu'il est beaucoup plus facile d'être bien avec la Russie qu'avec l'Allemagne, qui nous déteste du fond du cœur[24].

Sa clairvoyance était doublement avertie ; car en traversant l'Allemagne pour se rendre à Saint-Pétersbourg, il avait pressenti l'agrandissement redoutable des visées prussiennes et des forces de conquête en préparation de l'ancien électorat de Brandebourg.

Les courts instants de réflexion libre, que lui permettait de se ménager le tourbillon de la Cour et du monde, il les dépensait surtout à correspondre directement avec l'Empereur sur des sujets dont il sentait plus que celui-ci l'importance et la gravité. Parfois, descendant de ces hauteurs, il prenait en lui écrivant un ton de familiarité douce et affectueuse, que ne se fût point permis, à l'égard de son chef souverain, tout autre ambassadeur, mais qu'autorisaient, chez lui, les droits d'une parenté secrète. Ainsi terminait-il par les lignes suivantes une lettre précédemment occupée de sages appréciations sur les affaires européennes :

Veuillez, mon bon Empereur, mettre aux pieds de l'Impératrice mon dévouement respectueux. Désire-t-elle des peaux de renard ? Je sais que vous êtes bien portant, que Plombières vous a fait beaucoup de bien, et je m'en réjouis ; mais, c'est bien longtemps être séparé de vous : aussi, laissez-moi vous embrasser de tout cœur.

Ces minutes d'effusion passées, il revenait au langage, que commandent les sujets sérieux. Nullement épris de politique sentimentale — son cerveau n'était pas conformé pour cela —, il se gardait d'en côtoyer les bords périlleux. Il y avait alors, en Europe, une nationalité conduite en horde barbare et par le knout, foulée sous les pieds des chevaux des Cosaques, écrasée dans la lutte inégale des droits de la conscience contre ceux de la force. L'âme des peuples s'était émue, au spectacle de ses souffrances ; un frisson de pitié secouait la France, protectrice traditionnelle de cette nation en deuil. L'heure n'était pas éloignée d'une émeute, là-bas, qui deviendrait une guerre, et une guerre sans merci. Il faudrait, à l'avance, prendre parti, se décider à choisir entre une alliance opportune, nécessaire même et des apitoiements stériles. Morny, qui ne se prévalait des principes que lorsque les intérêts, les siens et ceux de sa cause, étaient à l'abri, n'avait pas hésité sur le point où diriger ses préférences.

La Russie, mandait-il à Napoléon[25], a des craintes du côté de la Pologne ; n'est-il pas évident, pour tout homme d'État, que tant que la France impériale et la Russie seront alliées, la Pologne ne peut songer à s'agiter et qu'il serait contraire à nos intérêts d'exciter son esprit de révolte ?

Il avait manqué de générosité, d'humanité, sans doute. Hélas ! Les réalités politiques devaient lui donner matériellement raison. Des années s'écouleront. Morny ne sera pas toujours là pour servir de modérateur aux impulsions de la diplomatie française. L'insurrection polonaise éclatera fatale. Les gouvernements européens auront à s'en émouvoir ; et la France moins que personne ne pourra s'en désintéresser. M. de Bismarck, lui, saura saisir l'occasion propice. Par une convention spéciale il se rapprochera de la Russie et prêtera, n'osant faire d'avantage, l'appui moral du gouvernement prussien à l'écrasement de l'insurrection de 1863. Il se conciliera définitivement ainsi le bon vouloir du Cabinet de Saint-Pétersbourg ; et l'on sait quel fructueux parti il lui sera permis d'en tirer, aux jours sombres de notre histoire, tandis que la France engagée dans des voies contraires, se sera séparée avec éclat de la politique russe[26]. Les idées de Morny sur la cause polonaise, à nouveau posée devant l'Europe, on les connaissait bien, à Saint-Pétersbourg, et il lui en était tenu compte, chaleureusement.

Tant que dura son ambassade à Saint-Pétersbourg, soutenu, secondé par des circonstances exceptionnelles ; placé entre les deux Empereurs comme un intermédiaire conciliant ; des deux côtés en état de grâce, servant l'un, ménageant l'autre, il menait les affaires de son pays avec une assurance, une possession de soi, dont se ressentait d'une manière fort remarquable la dignité de son langage, dans son commerce de lettres ou dans ses entretiens. Dégagé de ces formules obséquieuses où s'embarrasse, d'habitude, la conversation épistolaire d'un ambassadeur interrogeant à distance la volonté de son souverain, il transmettait à l'Empereur des Français ses remarques ou ses conseils, sur un ton ferme et indépendant, qui ne sentait en rien la courtisanerie... Mon cher Empereur, lui disait-il en substance, la situation est celle-ci... La conduite à tenir serait celle-là... Une insigne folie serait d'agir autrement que ne l'exige telle ou telle circonstance, telle ou telle raison. Car, c'est un fait à relever en passant : Morny s'exprima toujours avec une grande liberté d'opinions dans les entretiens écrits ou parlés qu'il eut avec Napoléon III. Telle de ses lettres inédites nous en pourrait être un sûr garant. Lorsque les Murat s'agitaient pour se faire décerner le titre d'Altesses, il s'était élevé fortement contre cette ambition. Lorsque, désireux de relever le grand nom et les armes des Montmorency, qui menaçaient de s'éteindre, faute de postérité masculine[27], Napoléon III, pour complaire à la duchesse de Valençay, en eut disposé en faveur du jeune Adalbert de Périgord, il avait protesté avec une égale énergie contre l'attribution de ce titre royaliste à une famille bonapartiste. Sans plus de circonlocutions, il écrivait à celui qu'il servait et respectait sans le craindre : Mon cher Empereur, n'allez pas, par cette décision, faire la parodie des fautes de Napoléon Ier.

Au pays russe, un cérémonial presque religieux jusqu'en ses moindres expressions environnait la personne sacrée du Tsar. Morny ne jugeait point qu'il dût, à cause de cela et n'étant point son sujet, se sentir embarrassé de lui présenter les choses à lui-même, sous leur véritable jour. Cette nette franchise avait, dès les premiers moments, impressionné l'âme et l'intelligence d'Alexandre II[28]. Pendant les tête-à-tête fréquents, qui les tenaient en face l'un de l'autre, conversant à visage découvert, il est certain que la supériorité de l'influence morale n'était pas du côté de la toute-puissance. Peu à peu, l'Empereur de Russie s'était laissé convertir à une confiance entière en Morny. Il se faisait avec ce gentilhomme français amical, intime, expansif :

Dites bien à Napoléon, lui déclarait-il, un jour, qu'il peut compter sur moi et que je n'oublierai jamais la manière dont il agit à mon égard ; je souhaite de tout cœur l'occasion de lui en donner les preuves[29].

Morny était arrivé à se faire écouter du maître et de ses conseillers. Il avait trouvé en Gortschakoff un homme tout prêt à entrer dans une voie de grande politique où leurs vues se seraient associées. Les concessions diplomatiques, les avances et les politesses du Gouvernement russe envers la France avaient quelque chose de personnel à l'ambassadeur de Napoléon III, et qu'on se plaisait à souligner, comme on le peut voir en ces lignes d'une lettre du prince Gortschakoff à l'heureux négociateur :

Vous verrez combien il nous tient à cœur de vous être agréable et de placer sous votre étiquette des desseins favorables à la France.

Il avait conquis une influence prononcée, un peu sur tout le monde ; ses dîners, ses soirées, aussi bien que ses entrevues diplomatiques avaient un succès grandissant ; enfin il réussissait partout.

Le Tsar lui témoignait, de jour en jour, plus de bon vouloir et de laisser-aller ; c'était avec une ombre de mélancolie qu'il le voyait songeant à ses préparatifs de départ. Plusieurs fois, il lui prit la main, au courant d'un des derniers entretiens qu'il eut avec lui ; et, en le quittant, il n'avait pu s'empêcher de lui dire :

Est-il vrai que je dois bientôt vous perdre ? J'en aurai un vrai chagrin. Toute ma famille, tout le monde vous regrettera. Ne pouvez-vous demander à l'Empereur Napoléon d'arranger les choses de façon à ce que vous nous restiez ?

Sire, j'ai bien des intérêts, qui me rappellent à Paris ; mais la confiance flatteuse que me témoigne Votre Majesté, j'en rendrai compte à mon souverain et, s'il trouve que je puis le servir mieux ici qu'en France, je saurai sacrifier mes intérêts privés.

Il avait satisfait largement aux espérances qu'on avait mises en lui. Il était parvenu à obtenir de l'empereur Alexandre une solution de toutes les difficultés du moment, de manière à rehausser du même coup Napoléon III et sa diplomatie dans l'opinion de l'Europe. La mission extraordinaire dont il avait été chargé eût porté, sans aucun doute, des fruits plus durables et aurait contribué plus sûrement à écarter les complications de l'avenir, si la diplomatie particulière du cabinet de l'empereur n'eût fait avorter par ses fluctuations les germes qu'il avait adroitement préparés. Morny devait-il être apprécié à son entière valeur, à la suite et à l'occasion de cette ambassade où il avait rendu des services, qui ne furent pas assez soutenus pour qu'ils pussent être profitables, comme il l'eût souhaité, à la France et au gouvernement français ? Malheureusement, non. Ses idées étaient précises et logiques[30] autant que celles de Napoléon furent nuageuses et variables.

C'est avec une satisfaction extrême qu'il se fût vu maintenir dans son poste transitoire, auprès d'une Cour où il était apprécié, aimé, fêté. Il en laissa voir le désir sans l'exprimer ouvertement. On feignit de ne pas entendre la voix de ce désir. On le rappela. Il avait des affaires privées à mettre en ordre ; il lui restait à liquider, au retour, les restes d'un passé difficile[31]. Il reprit donc le chemin de la France et du Corps Législatif, non sans une certaine désillusion, rapportant avec lui de chers souvenirs, les éléments d'une situation nouvelle, et sa galerie de tableaux, diminuée de quelques toiles, augmentée de quelques autres, et qu'on disait, au total, accrue de valeur[32].

Il ne sera pas hors de propos d'ajouter qu'il s'était marié en route et qu'il avait rempli le desideratum de sa vie intime, en épousant, à la Cour de Russie, une femme noble, jeune et belle.

 

 

 



[1] Quelles que pussent être ces compétitions à l'honneur d'avoir occupé la place principale dans l'élaboration d'un attentat politique et de quelque manière qu'on ait à les juger, il est certain que l'idée du coup d'État fut suggérée par Morny à son frère et qu'il conduisit d'une volonté parfaitement réfléchie toute l'intrigue de ce draine.

[2] Maupas détestait cordialement Morny. II n'épargna rien dans ses entretiens avec les droitiers de l'Empire, ni dans les mémoires qu'il écrivit d'une plume peu équitable, pour le diminuer dans les jugements de l'histoire, réduire au moindre l'influence dont il put disposer dans les conseils du Gouvernement, rabaisser son rôle et mettre en évidence, à défaut de ses mérites, cotés à la plus faible mesure, ce qu'il y eut en lui de moralement défectueux et reprochable.

[3] Morny se montrait plus complaisant à reconnaître les services rendus de ses coopérateurs, lui qui disait à Fleury, parce qu'il avait de loin préparé les ressources militaires de l'entreprise :

Le coup d'État, ce n'est ni Saint-Arnaud, ni moi qui l'avons fait ; c'est vous, puisque vous nous en avez donné les moyens.

[4] Le duc de Persigny ne fut peut-être pas un grand serviteur de la France ; mais il fut un grand serviteur de la dynastie (Thouvenel).

[5] Dans la partie exécutive du coup d'État, le rôle de Persigny n'alla pas au delà de la mission qui lui avait été confiée, en qualité de commissaire spécial auprès du colonel Espinasse, de prendre possession du local de l'Assemblée et d'arrêter les questeurs.

[6] Cf. Frédéric LOLIÉE, les Femmes du Second Empire, pp. 171-172.

[7] A ces lettres vraies ou prétendues on aurait pu opposer des lettres très paternelles du même et changeant roi de Hollande à Louis-Napoléon, son fils. Voyez THIRRIA, Napoléon III avant l'Empire, t. I, p. 3.

[8] L'historien anglais Kinglak a donné de curieux détails sur les spéculations diverses de Morny, avant 1860.

[9] On en eut l'attention frappée au dehors comme au dedans. Le vieux Metternich écrivait à cette date : Je ne doute pas que vous tourniez vos regards vers la fièvre de spéculation qui envahit la France. Ce côté de la situation me parait plein de dangers pour le pays et pour l'étranger. Il est clair que Louis-Napoléon a cherché dans l'excitation aux tripotages de Bourse un moyen d'écarter l'esprit public des préoccupations politiques. (Mém. de Metternich).

[10] Le dernier fils du maréchal Ney. Il fut aide de camp de Napoléon III, prince de la Moskova, sénateur de l'Empire et grand-veneur.

[11] L'hostilité de la Cour, l'antipathie personnelle du prince consort, les différends qui s'étaient élevés entre Palmerston et ses collègues, ses démêlés fréquents arec la reine, ses manières brusques et hautaines et son approbation trop bruyante du coup d'État bonapartiste avaient provoqué la chute de cet homme politique.

[12] Le vicomte de L'Espine, le vicomte Siméon, le comte Joachim Murat.

[13] Une bonté relative, une clémence d'autocrate. Quoiqu'on ait beaucoup parlé de la magnanimité du Tzar Alexandre II, il est difficile à l'historien de ne pas se souvenir qu'il laissa fusiller un prince en prières, qu'il mena durement la répression du soulèvement polonais et qu'il couvrit de son silence les excès de ses cosaques.

[14] Les officiers de bouche portaient l'habit rouge ; la livrée était verte.

[15] V. notre précédent ouvrage, la Vie d'une Impératrice, p. 53 et suivantes.

[16] D'autre part, le personnel diplomatique était ainsi composé : Charles Baudin, premier secrétaire ; vicomte de Lespine, vicomte Siméon, secrétaires ; le marquis de Piennes, le marquis de Sayve, le duc de Gramont-Caderousse, le marquis de Courtavel, le baron d'Hunolstein, le marquis de Monsabré, attachés. A ces noms s'ajoutait celui du comte Joachim Murat, secrétaire du Corps Législatif et qui avait accompagné, à ce titre, le Président.

[17] Théophile Gautier.

[18] 25 novembre 1856.

[19] Lettre au comte Walewski, Pétersbourg 13/25 novembre 1856.

[20] Lettre au comte Walewski, Pétersbourg 13/25 novembre 1856.

[21] En 1815, Alexandre Ier avait sauvé la France du démembrement ; en 1875, Alexandre II la préservera d'une agression sans raison et sans excuse de l'Empire allemand.

[22] Plénipotentiaire du tzar Alexandre Ier au Congrès de Vienne, Nesselrode dirigea la politique de l'empire, de 1816 à 1856.

[23] Morny, qui ne fut jamais un ami chaud de Persigny, ne le ménageait guère en ses lettres adressées de Saint-Pétersbourg à l'Empereur ou au ministre. Il sera facile de s'en rendre compte aux lignes suivantes de sa missive diplomatique du 17/29 novembre 1856 :

Malheureusement, le premier point d'appui que le Ministère anglais trouve contre le Gouvernement français, c'est l'ambassadeur de France. On a bien voulu me montrer, ici, des rapports venant d'Angleterre, venant de Paris, venant de Compiègne ; et je vois dans tous le désastreux effet, pour notre considération à tous et pour la dignité de l'Empereur, du langage de M. de Persigny.

Il est impossible qu'une situation pareille dure longtemps sans de graves inconvénients. Persigny choyé en Angleterre, vous, attaqué et calomnié, lui soutenant, avec une apparence de droit, une politique différente de la nôtre : c'est une situation anormale, anti-hiérarchique, inconvenante, et qui est la fable de toute l'Europe.

[24] L'année suivante Mérimée jetait cette réflexion dans une de ses lettres 121 mai 1859) : Je ne sais rien de la Prusse, sinon que la fureur des Franzosenfresser (mangeurs de Français) y est très grande.

[25] Moscou, 15 septembre 1856.

[26] Alphonse de Courcel.

[27] L'empereur n'avait pas attendu la mort du prince de Luxembourg, dernier mâle vivant de cette antique race. Le prince de Bauffremont-Courtenay, fils aîné de la sœur aînée du duc de Montmorency, éleva des réclamations vives. La justice fut saisie de la question. Les tribunaux retentirent des bruits d'un long et regrettable procès. (Cf. Mein. de Persigny.)

[28] Le marquis de Castelbajac, qui représentait la France à Saint-Pétersbourg, à la veille de la guerre de Crimée, était loin d'avoir donné les preuves d'une telle indépendance d'esprit et de langage, auprès du tzar Nicolas. Il ne le contrariait en rien, l'applaudissait en tout : ce qui n'empêcha pas les fusils de partir.

[29] Il avait prononcé ces paroles. On oubliera de les lui J'appeler, en 1870.

[30] Le 29 novembre 1863, il écrira encore au prince Gortschakoff :

Mon cher Prince,

Votre lettre m'a fait plaisir et peine ; plaisir pour ce qui me concerne personnellement, peine pour ce qui a rapport aux relations entre nos deux pays. Enfin j'espère toujours qu'elles s'amélioreront, et vous pourrez compter sur moi pour y travailler.

[31] Questions d'argent et de sentiment. Pendant que Morny offrait, en la capitale du Tsar, des régals splendides à l'aristocratie russe, quelques-uns, à Paris, se demandaient comment s'éclairciraient les comptes de ses opérations du Grand-Central. Morny, prétendait ce terrible langard de Viel-Castel, ne reviendra pas de la Russie ; il aurait, si l'on en croit les on-dit, fait de tels tripotages dans les comptes du Grand-Central, si bien manœuvré quelques millions, que sa fortune particulière en aurait reçu un très notable accroissement, alors que la caisse du Grand-Central en devenait plus pauvre. (7 mars 1858.)

[32] A propos de cette galerie, lord Peel, avec beaucoup d'esprit et un peu de méchanceté, donna des détails plutôt désobligeants sur des marchés de tableaux, qui auraient été contractés, à la Cour de Russie.