LA FÊTE IMPÉRIALE

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — DANS LE DEMI-MONDE ET LES COULISSES DU THÉÂTRE.

 

 

Entre le vrai monde et le quart de monde. — Une classe intermédiaire. — Quelques-unes. — L'étonnante aventure d'Élisa Parker. — Ses équipages, ses toilettes, ses salons. — Triste épilogue à tant de splendeur toute de surface. — Une autre histoire. — Mme de X... ; ses succès d'esprit et de beauté ; son mariage ; des traits et des anecdotes. — Mme de Brimont. — Des inconnues. — Confusion dans les rangs des demi-mondaines véritables, telles que les définissait et caractérisait Alexandre Dumas fils. — Chez les comédiennes. — Amoureuses et artistes. — Indulgence et facilité générales. — Un mot de Barrière. — Une maxime de Suzanne Lagier. — Le cri du cœur de la ballerine. — Les vertueuses du Gymnase ; les dissipées des Bouffes, du Palais-Royal et de partout. — Frétillon et ses complaisances. — A l'Opéra. — Protecteurs et protégées. — Tous du Jockey-Club ! — Une visite royale. — De la scène au public. — Douce tolérance. — Aux Délassements-Comiques et dans les autres théâtres du genre. — Succès général pour les comédiennes du Bois de Boulogne.

 

Sur la limite séparant nettement la haute société féminine de la classe des irrégulières de franche volée, s'était formée, comme en une sphère vague et indéterminée, une catégorie très à part de femmes venues de tous pays, divorcées, séparées sans divorce, ou naufragées de l'amour ayant trouvé devant leur foyer légitime, tout à coup, quand elles voulurent y rentrer, les lois sociales rangées en bataille pour leur en barrer le passage, et qui s'en allaient à travers l'existence, aventurément. On avait trouvé des termes spéciaux afin de désigner ces femmes plus ou moins rejetées de la famille, et qui fréquentèrent l'école du monde.

Sans être des courtisanes, elles ne le cédaient pas à celles-ci en ardeur pour le plaisir. Tout en conservant des liens avec la société à laquelle les rattachaient leur naissance, leur situation de fortune ou des contrats régulièrement passés à la mairie et à l'église, ces demi-mondaines ou ces demi-castors ne s'embarrassaient que le moins possible de scrupules, mais se livraient à une fête échevelée et déployaient une imagination extraordinaire à varier la suite de leurs amusements. On eût dit qu'elles se plaisaient à déchirer de leurs mains frémissantes les derniers lambeaux de leur dignité déchue.

***

Quelques-unes furent très en évidence.

Par l'étrangeté de son sort, comme par l'éclat de ses richesses, se détachait, exceptionnelle, une Mme Musard.

Il y a de cela des années et des années, sur les bords de l'Ohio, dans une auberge, une jeune beauté, qu'on s'étonnait d'y voir, maniait de sa main légère le balai de la camériste. J'ajouterai qu'elle dansait et jouait du violon. Un musicien français vint à passer, la regarda, fut séduit et la prit pour sa femme.

Elisa Parker traversa l'Atlantique. Peu de mois après, sans avoir brisé les liens apparents du mariage, elle avait conquis l'un des premiers rôles sur le théâtre de la galanterie européenne.

A Bade, où ses grâces faisaient florès, un roi, un véritable roi, le flegmatique Guillaume III de Hollande, si rigide en ses principes pour ce qui regardait son entourage, si austère dans les leçons de morale qu'il prodiguait à son fils le prince d'Orange — lequel ne s'en souciait mie —, la pria d'être la dame de son palais. Quand ! ce fut le moment de récompenser les complaisances de la belle Américaine, il s'avisa d'un moyen qui lui sembla commode et peu coûteux. Guillaume tira du fond d'une armoire une liasse de papiers illustrés, qui ressemblaient à des actions, et les lui abandonna. Des titres hypothétiques, sans beaucoup d'importance, mais dont elle attendrait ce qu'une chance secourable voudrait bien en tirer ! Or, il se trouva que, sans y prendre garde, c'était une fortune qu'il venait de mettre entre ses mains, et que, de ces papiers vagues, émis par une société d'exploitation de mines de pétrole en Amérique, une transfiguration magique allait faire sortir : un hôtel, des chevaux de luxe, des cochers, des laquais, et tout le train d'une maison princière. Mme Musard avait été la Danaé d'un Jupiter inconscient.

Aussitôt installée, casée dans son opulence, ayant à sa droite le musicien ébloui dont elle portait le nom, elle déploya un arroi extraordinaire et stupéfia Paris, — sans le séduire, il est vrai, ni l'enchaîner sur ses pas. Car, les femmes, ainsi que le remarquait l'auteur de la Haute Noce, ne lui pardonnaient pas sa beauté supérieure ; et les hommes en voulaient au mari du faste de grand seigneur, dont il faisait étalage, quand tout le monde l'avait vu conduire un orchestre exécutant des polkas. Cependant elle affrontait l'opinion et prétendit la subjuguer.

Le huit-ressorts aux laquais poudrés de Mme Musard croisait hardiment, sur l'avenue de l'Impératrice, aux heures du Bois, les équipages de la Cour. Chaque jour, sa calèche descendait les Champs-Elysées, attelée de quatre chevaux, avec leurs harnais étincelants, et, dans ces harnais, des rosettes brillaient aux couleurs de la dame. Elle avait sa loge, à l'Opéra, aux secondes galeries de face, entre les colonnes, et cette loge était fameuse. On contait merveilles de sa table, de son hôtel monté à l'anglaise, de ses écuries reluisantes comme un salon, de ses remises où, sous des housses, dormaient des voitures de gala, qui ne sortaient que dans les grandes cérémonies. On faisait bruit de ses merveilleuses toilettes, telles que la robe à trois mille perles, qu'elle avait revêtue à un dîner donné chez elle en l'honneur du prince de Chimay.

Il se distribuait des billets pour visiter l'écurie d'Elisa Parker ; et c'était une faveur haut cotée chez les sportsmen que d'être invité à déjeuner dans cette écurie, au milieu de vingt chevaux renommés.

Si l'on déjeunait en bas, près du coffre à avoine on dînait en haut, dans le magnifique appartement dont Chaplin avait décoré les salons de ses peintures maniérées et charmantes. Les gens de lettres et les artistes en vue, qu'elle invitait à sa table : Arsène Houssaye, Gautier, Albéric Second, Chaplin, Ziem, s'émerveillaient de la somptuosité du service et du nombre des serviteurs. Trois nègres et trois blancs alternaient leur office, en culotte courte, bas de soie, souliers à boucles, et coiffés de perruques du grand siècle : n'était-ce pas rare et magnifique ?

Un soir, rapporte Arsène Houssaye, qui avait son couvert mis chez Elisa Parker comme il l'avait, tout proche de là, chez Thérèse Lachmann, un soir, on apporta une jolie fillette, au dessert. On ne put savoir si elle était sa fille, ou la fille de son mari, ou la fille de sa sœur. Aux interrogations curieuses de ses hôtes elle répondait : C'est la fille des fées. Un peu plus tard, elle autorisa les gens à croire que Nanine était son enfant.

Mme Musard continuait ses promenades aux Champs-Elysées et au Bois, ses réceptions d'hommes, ses achats de chevaux, ses singularités sportives. Mais l'ennui résidait au fond de son âme. Elle avait acheté un château à Villequier, elle y apportait avec elle une impression de solitude morale, que tout le mouvement, où elle s'était jetée avec une ardeur d'étourdissement et de vertige, ne parvenait pas à chasser. Paris décidément n'avait pas adopté le couple étrange. Elisa n'eut jamais la douceur d'éblouir la jalousie des femmes ; car, elles ne se montraient pas chez elle. A peine si quelques marquises exotiques et impécunieuses s'y aventuraient. Ses millions ne faisaient qu'illustrer son isolement. Elle n'appartenait à aucun monde et n'avait sa place définie dans aucun cercle féminin. Elle avait un hôtel, mais pas de véritable foyer, ni de mari dont elle pût être honorée, ni d'amie dont elle pût être certaine. Et tout cela finit très mal.

Le prestige de sa beauté, qui était sa raison d'être et fut la cause de son triomphe, ce prestige éphémère aussi l'abandonna. La paralysie s'abattit sur l'un de ses yeux, qui demeura clos obstinément sous la paupière baissée. Puis, elle perdit celle qu'elle appelait sa fille Nanine, et qu'on supposait être l'enfant de sa sœur et du violoniste Musard. Enfin, comme dernier épisode de ce triste achèvement, on apprit tout à coup qu'elle était devenue folle, et d'une folie furieuse. On l'avait transportée en la maison du docteur Blanche. Elle lançait des imprécations contre Chaplin, parce qu'il lui avait appris à peindre, et contre ses visiteurs, parce qu'elle les croyait des espions et des ennemis. Cette exaltation se calma. Mais elle ne survécut que peu de jours au renversement de sa raison. L'une de ses pensées finales avait été de demander une plume, pour écrire au roi de Hollande.

A l'annonce de sa mort[1] succéda la nouvelle que Musard, deuxième du nom, n'avait jamais été marié véritablement avec Elisa Parker, et que, s'il avait joué le rôle d'un époux, c'est qu'elle l'avait exigé de lui, parce qu'elle tenait avant tout à l'estime et à là considération, — qui ne lui furent jamais accordées.

On vendit les meubles, les tableaux, les chevaux, les équipages. La comtesse de Loynes acheta l'hôtel de l'avenue d'Iéna, et le comte d'Alta-Villa fit acquisition du château de Villequier. Quant à Musard, il voulut voyager pour oublier. Son voyage fut à court terme. Il mourut en pleine mer, de France en Algérie.

Quelle chute de rideau sur le coup de fortune extraordinaire des premiers jours !

***

Dans la sphère nébuleuse où brilla et s'éteignit l'étoile d'une Mme Musard, il y eut des apparitions et des disparitions rapides. On put y suivre du regard plus d'un de ces anges tombés de l'aristocratie, comme le disait poétiquement Saint-Victor, qui, s'ennuyant dans leur ciel blasonné d'or et d'azur, gardé par les chastes licornes de l'art héraldique, voulurent, à tout prix, en descendre pour se mêler aux saturnales du monde inférieur.

De grandes dames déchues, des aventurières travesties, s'essayèrent à remonter la pente où elles s'étaient lancées avec une fougue étourdie : elles n'y réussirent pas toujours ; quelques-unes furent entraînées par l'abîme de la chute et de la misère.

D'autres, plus favorisées du sort, parvinrent à regagner la terre ferme, et même à se recréer, une situation dans le monde, au bras d'un mari, comme l'avait rêvé, sans y atteindre, la baronne d'Ange de Dumas fils. Gomment s'éleva l'une d'entre elles à une véritable célébrité salonière, tenant maison, recevant chez soi les gloires les mieux établies de l'intelligence ? L'histoire n'en fut jamais bien exactement rapportée.

Si j'en crois la mémoire fidèle d'un sien ami, — un ami d'autrefois, — les choses s'étaient passées comme nous l'allons dire.

Celle dont nous parlons était une aimable comédienne, que les succès du métier avaient lassée de bonne heure et qui préféra s'abriter jeune dans le calme d'une existence toute faite. Le fils d'un haut dignitaire amoureux et riche la lui avait assurée. Deux sentiments se partageaient son cœur : une passion vive pour sa maîtresse et une chaude affection pour un camarade, officier sans fortune, qu'il recevait dans sa maison et traitait comme un frère. Il s'y reposait heureux et confiant. Soudain des nuages épaissirent l'horizon. Le tonnerre gronda. La guerre avait éclaté. Il dévoua une partie de son cœur au service de la patrie. On l'avait appelé au commandement d'un bataillon de mobiles.

Un soir, pendant que faisait rage la canonnade des forts extérieurs, une estafette lui fut envoyée à l'appartement qu'il occupait avec son amie, aux environs du boulevard Haussmann. Le commandant devait avoir rejoint, à onze heures, tel point qui lui était désigné de la zone des fortifications. Il donne l'ordre aussitôt de seller son cheval. L'officier, qui était de tiers au dîner, manifeste l'intention de le suivre :

Non, lui dit B..., il ne faut point la laisser seule ; au contraire, tiens-lui compagnie encore quelques instants ; réconforte son âme inquiète.

Il monte en selle et s'en va, sur la foi des traités. Il devait passer la nuit au bastion. Quand il fut aux remparts, on lui apprit que les mesures' avaient été changées, qu'il n'y avait eu qu'une alerte, pour ce jour-là, et qu'il était libre de rentrer. Une vague inquiétude le rappelait. Il pressa l'allure de son cheval et eut bientôt regagné le nid d'amour. La maison était plongée dans l'obscurité. Un calme profond y régnait. Son amie, pensait-il, devait dormir d'un sommeil pur. Il était impatient de la surprendre, de la réveiller par un baiser.

Il met la clef à la serrure, pénètre dans l'appartement, et ne fait qu'un pas jusqu'à la chambre. L'infidèle n'y était pas seule ; ses yeux n'étaient pas clos, ni les yeux du gardien qu'on lui avait donné ; que dis-je ! leur conversation de nuit était au plus haut point de son animation. La faible lueur d'une veilleuse éclairait ces intimités.

Il en a trop vu. Un froid de glace a pénétré son être. Il ne prononce pas une parole, mais fait un pas en arrière, se porte silencieusement dans la pièce voisine, ouvre à tâtons un coffre-fort, en tire un portefeuille où il avait enfermé ses titres de fortune et ses dispositions dernières, par lesquelles il l'instituait, elle, la perfide maîtresse, sa légataire universelle en cas de mort à l'ennemi, rentre dans la chambre et jette ce portefeuille sur le lit, où ils étaient encore enlacés. Puis il partit pour ne plus revenir. Il était allé se faire tuer dans un combat d'avant-poste.

A quelque temps de là, un mariage fut célébré avec tout l'accompagnement des pompes religieuses et civiles. Elle fut comtesse, presque grande dame, très visitée et quasiment honorée.

Sa vertu régénérée ne demeura point, dans cette situation nouvelle, à l'abri de tout choc. Je dirai même que ladite vertu eut des alarmes tardives ; et j'en citerai, comme exemple, un trait d'une de ses dernières batailles.

Les saisons s'étaient succédé nombreuses, depuis qu'avaient fleuri dans le cœur de la comtesse les roses pourpres de la passion juvénile. Mais elle n'en avait pas abdiqué l'empire. Entre les hommes d'esprit qui lui furent présentés, elle avait fort remarqué Charles Haase, artiste jusqu'au bout des ongles, merveilleux connaisseur en peinture, au demeurant le plus généreux des chrétiens. Tenue sous le charme, dès la première visite, elle n'eut rien de plus pressé que de le prier à dîner pour le lendemain. Lors, sans se donner aucun mal, il se fit enjoué, spirituel, étincelant, ce qui la disposa à le garder à souper ; mais, comme s'il n'eût aucunement jusque-là subvenu aux frais de la conversation, il se surpassa au point qu'elle n'entendit plus à le laisser partir avant le matin.

Charles Haase était prêt à regretter la dépense d'esprit où il s'était mis ; mais il fit contre excès de fortune bon courage, et se prépara à passer le reste de la nuit dans l'appartement de la comtesse. Elle s'était retirée en lui disant, avec un sourire encourageant : A bientôt, lorsqu'une femme de chambre se présenta pour avertir Ch. Haase qu'il trouverait toutes choses à sa convenance dans le cabinet de toilette voisin de la chambre de Madame. Il remercie la soubrette, se rend où on l'envoie, passe le temps nécessaire dans cette pièce intime, puis, conscient de ses devoirs, il pousse la porte de la chambre à coucher, tendue de satin violet avec des ornements foncés de noir et... Mais il vient à peine d'entrer que des cris s'échappent du Et, les cris d'une pudeur effarouchée. La comtesse, a pris peur :

Un homme ! Grand Dieu !

Et elle appelle au secours sa mère, quoique cette excellente personne eût quitté depuis longtemps notre vallée de misère.

Votre mère, madame ? a répondu Haase. Ne craignez rien. Je vais, de ce pas, la chercher.

Il s'éloigna, en effet, pour ne plus reparaître.

Ces légères mésaventures n'empêchaient point que ses fidèles ne lui trouvassent le charme, comme ils ne se lassaient point de le lui redire. Elle avait eu l'art subtil d'attirer et de garder chez elle les princes de l'esprit et de la société parisienne, des philosophes, des poètes, des diplomates, des artistes ; et il n'était pas de maison, à Paris, où s'éparpillât plus de monnaie brillante qu'à ses dîners et soirées.

***

Pour en revenir aux demi-mondaines du Second Empire, au temps où ne s'était pas encore confondue la bande séparée de leur zone spéciale avec les terrains libres, où s'agitait la foule tapageuse des impures, il se voyait là des pécheresses d'élite dont il eût été assez difficile de préciser, à première vue, la position sociale. Elles avaient les manières, les habitudes le langage d'une société où elles ne s'étaient pas maintenues mois qui avait été la leur.

Une Mme de G***, une Mme de Brimont s'étaient épanouies en brillante place ; des aventures trop signalées mi-politiques ou simplement passionnelles, les en avaient exclues. Mais leur assurance s'était redressée à la hauteur du dédain de leurs rivales. Elles n'en avaient que plus largement ouvert les portes de leur maison. Chez Mme de G*** continuaient à se rencontrer des hommes considérables dans les finances, la politique et les arts, très tolérants sur le reste. Chez la comtesse Marie de Brimont défilèrent, à la suite du prince Napoléon — qui n'avait rien de Caton le censeur, — toutes les illustrations libérales dont l'indulgence étendait aux mœurs l'élasticité de leurs doctrines. Il en fut plusieurs, dont l'origine se perdait dans la nuit des Mille et une Nuits, et qu'en recherchait simplement parce qu'elles étaient belles et qu'elles plaisaient. Elles se tenaient ostensiblement à distance des femmes de plaisir et d'argent. Elles avaient leur jour déterminé, leurs réceptions ouvertes comme les maîtresses de salon des deux faubourgs.

Mais ce qui était inévitable arriva. Le désordre se mit dans leurs rangs. Les définitions restrictives, qu'on adopta pour spécifier une caste si particulière de jolies femmes indépendantes, se dépouillèrent de leur valeur au frottement de l'usage. On perdit le sens des distinctions ; qu'avait établies Dumas fils, géographe d'une terre nouvelle apparue subitement à l'horizon parisien, lorsque créant le vocable : demi-monde, il avait voulu désigner la catégorie intermédiaire des déclassées, séparées des femmes honnêtes par le scandale public et de la cohue des courtisanes, par le désintéressement dans la faute.

Entre une baronne d'Ange et une Anna Deslion s'effacèrent peu à peu toutes différences.

***

Lorsqu'un optimisme général revêtait, de tous côtés, les apparences d'un riant paganisme, on eût été bien surpris de ne pas le voir fleurir dans le monde accueillant des coulisses.

En ces années d'abondance, il y eut, sur les théâtres parisiens, un concours sans pareil de femmes plaisantes à voir et non moins douces à connaître, pour leur cœur pitoyable.

Dans les intervalles de sa vie errante et décousue, Aimée Desclée, avant d'être l'admirable créatrice de Froufrou et de la Visite de noces, avait presque abandonné la carrière dramatique et vécu, pendant quatre années, de la vie oisive des femmes à la mode[2], recherchée moins pour la gracilité de son corps frissonnant que pour les séductions de son esprit et l'étrangeté même de sa nature morale. Avec sa sensibilité nerveuse excédée, Desclée fut autant qu'une grande artiste, une grande amoureuse. Elle avait un ardent besoin de se donner, de s'attacher et d'aimer[3].

Sans y apporter ni tant de sentiment ni tant de profondeur, que d'artistes, au-dessous d'elle, aimablement ressentaient ce qu'elles étaient appelées à jouer en scène ! Elles avaient à leurs pieds la fleur des cavaliers parisiens. Les amoureux en bon ordre assiégeaient de trois côtés à la fois les loges de Céline Montaland, de Blanche Pierson et de Léonide Leblanc. Toujours vive, aimable et bonne, aussi généreuse de ses galants suffrages que de son talent, l'irrésistible Déjazet ne laissait rien perdre des droits, que lui gardait, en l'art de plaire, le privilège de ses vingt ans éternels. A ce que prétendait une mauvaise langue, Eugène Briffault, Déjazet a longtemps été la première bonne fortune dont se vantât un écolier, au sortir du collège. Moins par tempérament que par dilettantisme, Madeleine Brohan — la meilleure amie du prince de Joinville — permettait de croire qu'elle avait de l'indulgence pour les faiblesses du cœur. Hortense Schneider, la reine de l'opérette, avait la réputation d'être suggestive et entraînante autant dans la réalité que dans l'interprétation de ses rôles. Née pour l'amour, la délicieuse Léontine Massin allait annoncer bientôt qu'elle suivrait sa vocation avec un zèle extrême. Toute une escadrille encore de jolies et captivantes personnes, Rose Deschamps, Berthe Legrand, Judith Fereira, Hortense Neveu, Elmire Paurelle, Honorine, la favorite en titre du prince de Carignan, sa sœur Emilie Keller, et beaucoup d'autres comédiennes amusantes, maîtresses exquises, amies presque fidèles, avaient cette générosité de ne pas vouloir seulement procurer aux spectateurs pris en masse des passe-temps agréables, mais d'en étendre les grâces particulières sur les favoris de leur intimité. Il y avait bien, par hasard, des beautés sauvages, des jeunesses farouches. On disait, de celles-là qu'elles cherchaient à se singulariser. En revanche, de toutes parts, sur les planches, derrière les portants, dans les recoins des coulisses, on n'entrevoyait que sémillantes créatures toujours postées pour la séduction. A la vie artistique d'autrefois, changeante, aventureuse, continuellement en excitation, la sagesse contemporaine n'avait pas encore donné pour remplacement l'honnête monotonie de l'existence domestique. La manie sainte du mariage ne sévissait point dans le monde des princesses de la rampe, comme elle y domine à présent. On venait à cela, sans doute, mais après, sans impatience. Il y avait des cas de nuptialité, évidemment. De justes noces allumaient leurs flambeaux chez Thalie. Elles consacraient l'amour, mais ne l'apprenaient point, à celles qui se rangeaient, une fois pour toutes, sous les lois de l'hyménée. L'initiation sentimentale n'avait pas attendu ce jour-là. L'expérience du plaisir avait précédé de loin la conjugale leçon. Circonstance toute simple, toute coutumière, et qui me rappelle un joli mot de Théodore Barrière Passant sur le boulevard avec l'uni de ses amis, il reconnut une actrice, dont on avait annoncé le proche mariage, et qui portait le deuil d'un sien parent, d'un oncle. Tiens, pourquoi est-elle en deuil ? demanda le compagnon de Barrière. — Mais à cause de son mariage, répliqua l'auteur dramatique. Elle a entendu dire que lorsqu'on se marie, il faut bien perdre quelque chose ; alors, elle a fait ce qu'elle a pu : elle a perdu son oncle !

Chez les comédiennes d'alors, affranchies des sujétions conjugales, libres comme l'air, circulaient de conserve les leçons et les exemples d'une morale aussi accommodante qu'attrayante. On y comprenait et appliquait en douceur les devoirs de la vie. Beaucoup de charmantes femmes jouaient, chantaient, paradaient sur la scène, qui avaient gardé des accointances visibles avec le ton et les manières de la société galante. Leur goût pour le plaisir, l'indépendance osée de leur langage, leurs façons et leurs gestes légèrement pervers en découvraient de clairs indices.

Si, par hasard, quelqu'une se piquait de philosophie, chez ces amoureuses on pouvait se dire que les dogmes en étaient simples et les règles faciles :

Moi, disait Suzanne Lagier[4], je jalouse les femmes qui ont beaucoup de principes, parce qu'elles peuvent en changer.

L'indulgence était presque sans limites, parmi ces charmeuses pour toutes les folies du cœur et des sens, fussent les pires. Par un effet du hasard, des amoureux de l'art et des artistes de l'amour, réunis dans le boudoir d'une actrice des Variétés, causaient passion, adultère, viol... et, faciles aux voluptés consenties, mais sévères à ce crime, leur commun avis penchait à prononcer que le Code était trop clément à l'égard de ceux qui commettent un pareil forfait. Ah ! murmura une tendre ballerine, ne dites pas du mal du viol ; je lui dois un père.

Pour peu qu'elles fussent jolies et en faveur, les femmes de théâtre se voyaient assaillies de tant d'offres empressées et de séduisantes propositions qu'elles ne pouvaient raisonnablement les repousser toutes. L'une d'elles avait-elle momentanément le cœur inoccupé, la nouvelle s'en répandait tôt ; les bouquets affluaient dans sa loge à ne savoir où les mettre. Le Figaro du 18 mars 1860 nous en donnait une vague idée, lorsqu'il glissait cette petite annonce entre les événements parisiens :

666 messieurs de tous âges aspirent, en ce moment, à la main gauche de Mlle X...

Il suffisait qu'une jeune personne eût un peu de figure et un peu de jambe, et qu'on en eût acquis la certitude du bout de la lorgnette, pour que se présentât aussitôt le riche malfaiteur ayant en portefeuille la commande prête de la Victoria vernissée, des toilettes et du reste, enfin de tout ce qu'il fallait à une femme carrossable. C'est le bois de Boulogne qui dévore les comédiennes ! s'écriait, un jour qu'il pleuvait, le moraliste du perron de Tortoni, Aurélien Scholl.

C'était une surprise, un effarement à n'en pas revenir d'apprendre qu'il existait quelque part des artistes sages ou se donnant les gants de l'être. Il fut un moment, un court moment, où la troupe féminine du Gymnase avait la réputation de s'être vouée tout entière à la chasteté. La chose parut inouïe, insoutenable, presque scandalisante.

Un matin — oh ! très matinalement — Dumas fils arrivait en soufflant près d'une dame qui, celle-là, n'était pas classée dans le cadre vertueux de Montigny.

Ouf ! soupire-t-il, je n'en puis plus.

Qu'as-tu donc ? s'écrie cette amie inquiète.

Ah ! ma chère, j'étais tout à l'heure au Gymnase, j'étouffais dans cette atmosphère virginale.

Est-ce que tu comptes sur moi pour respirer ?

Oh ! non, je craindrais trop un courant d'air !

On ne faisait pas tant de simagrées, aux Bouffes ou au Palais-Royal. Etait-ce ici ou là, chez Offenbach ou chez Dormeuil ? Il était connu que Frétillon, la charmante Frétillon, avait de grandes bontés, non seulement pour de nobles et généreux seigneurs, mais pour un simple comparse, l'ami de cœur. Benoît et Frétillon, dis-je, s'adoraient et se le prouvaient à chaque rencontre. Une après-midi, le régisseur les surprit dans l'escalier, au beau milieu d'une conversation ultra-familière.

Ah ! mademoiselle, s'écria-t-il, vous vous oubliez avec un garçon machiniste ! Comment peut-on déroger à ce point ?

Je place mes affections où il me convient.

Soit, mademoiselle, mais, à l'avenir, ne les placez plus dans mon escalier.

On avait des visées plus hautes dans les coulisses de l'Opéra, où tant de frétillantes personnes, ayant leurs habitudes et leurs habitués, leur chic et leur cercle, avaient été dressées à ne pas prendre d'amants, en dehors du Jockey-Club.

Avant de s'engager il était rare qu'aucune de ces aimables pirouetteuses omît de poser la question : Est-il du Jockey ? Ce qui équivalait à demander : A-t-il naissance, fortune et distinction ? Il y avait bien, dans les tout premiers commencements, des sujétions inévitables ; on n'avait pas autant qu'on l'aurait voulu la liberté du choix ; il fallait se plier quelquefois à subir des protections, qui n'entraînaient pas avec elles le plaisir et l'amour. Quand Louis Véron gouvernait l'Opéra, il avait jeté son dévolu sur une jeune et brune danseuse. Or, à ce moment là, il n'avait pas le cœur très expansif ; il songeait beaucoup moins à la combler de tendresses qu'à l'entretenir, dans le tête-à-tête, d'uni souci dont il avait l'humeur chagrine ; c'est qu'en dépit de lui-même et de tous les médecins, ses confrères, l'illustre dîneur ne parvenait pas à maigrir ! ... Chaque fois qu'il essayait une potion ou des pilules ou un médicament quelconque destiné à refouler cet excès d'embonpoint, il n'oubliait jamais de commander une deuxième dose... pour la petite. A l'instant où elle allait entrer en scène ou quand elle avisait à se reposer des fatigues du ballet, immanquablement elle voyait arriver son trop puissant protecteur, tenant en main la fiole ou la bonbonnière suspecte. Mon enfant, prends cela, lui disait-il d'un ton doucement impératif. Elle obéissait, ingurgitait et à ce jeu maigrissait, pendant que Véron continuait à grossir. Enfin, elle eut assez du régime et laissa le docteur avec ses remèdes, un beau soir qu'elle eut la chance d'accueillir, dans les coulisses, un généreux prince russe, qui lui offrait en guise de drogues minoratives ou fondantes, des bonbons véritables, accompagnés de certaines dragées, ressemblant fort à des diamants.

Au foyer de la danse de l'ancienne Académie de musique, dans le vieil opéra de la rue Le Peletier c'était une animation, une gaîté, un diable au corps, qui ne se dépensaient pas en pure perte. Coryphées et petits sujets se faisaient un plaisir d'arriver successivement, pendant l'entr'acte qui précédait le ballet, sur ce terrain d'entente, où se nouaient des relations précieuses, où se confectionnaient des réputations, et où les attendaient, le chapeau à la main, le gardénia à la boutonnière, les grands pontifes de l'abonnement et des avant-scènes[5]. Des voyageurs illustres y faisaient apparition, dans les circonstances solennelles. Quoique le ton ne se fût pas encore établi, qui a transformé plus tard de certains souverains, comme l'empereur d'Allemagne ou le roi de Belgique, en perpétuels touristes, les rois et les princes d'alors se déplaçaient volontiers, et pour l'unique, pour la secrète raison d'aller un peu secouer le lourd manteau de l'étiquette par les chemins détournés de l'aventure parisienne.

Une attraction particulière poussait ces Majestés et ces Altesses vers l'Opéra : l'amour du corps de ballet et des danseuses. Elles avaient tant de grâce en leur mine, tant d'esprit dans les jambes ! On ne leur défendait pas, à ces visiteurs-là, l'entrée du couloir sombre, qui communiquait de l'ancienne salle aux coulisses, et que gardait farouchement contre les intrusions du commun la redoutable Mme Crosnier. Que dis-je ! On les y conduisait par la main. Ludovic Halévy, qui promenait si souvent dans les mêmes parages sa fantaisie observatrice, y nota, chemin faisant, et à ce propos, une bien piquante anecdote.

L'un de ses amis avait la faveur appréciable d'être, en excellents termes avec la mère d'une jolie danseuse et la satisfaction plus positive de n'être pas mal non plus avec celle-ci. Il était en visite réglée chez ces dames, et s'y trouvait, chaque fois, le bienvenu. II arrive, une après-midi, vers quatre heures. La mère vient lui ouvrir. Elle a le visage animé, les yeux brillants :

Ah ! monsieur, s'écrie-t-elle en l'apercevant, nous ne pouvons pas vous recevoir aujourd'hui. Si vous saviez ! si vous saviez !

Elle respira, souffla et continua, écarlate de bonheur et d'orgueil :

Nous avons un roi ! nous avons un roi ! Et il est là ! il est là !

Et, prestement, elle ferma la porte au nez de cet ami des jours ordinaires.

Ledit monarque, peu de temps après, était chassé de ses Etats, par la révolution. Ce fut la revanche du visiteur éconduit.

***

Ce qu'on jouait tous les soirs aux Variétés, au Palais-Royal et ailleurs, n'était pas de nature à moraliser le théâtre ni celles qui vivaient du théâtre. On cascadait de trop bon cœur dans ces comédies et dans ces opérettes pour que l'envie d'en faire autant ne se communiquât point aux interprètes. Le public, lui-même, se ressentait de cet enseignement libre. Les hommes les plus graves se surprenaient, au plein de leurs occupations, à fredonner le couplet entendu de la veille, où Suzanne Lagier d'une façon si excitante soufflait à ses contemporaines l'engageante invitation : Batifolez, mesdemoiselles. C'était en l'heureux moment où Folichons et Folichonnettes faisaient des leurs aux Délassements-Comiques, et livraient aux échos de la rue leurs affriolantes espiègleries.

Aux premiers jours de 1861, pendant que la Chanson de Fortunio et Mlle Pfotzer, avec sa voix de cristal où mordait de l'acier, obtenaient, chaque soir, aux Variétés, un triomphe digne de la salle Ventadour, Paris entier répétait la valse chantée d'Offenbach dont la strette est si ravissante : Toutes les femmes sont à nous. Le chant folâtre voltigeait sur les lèvres des jeunes et des vieux : Oui, toutes les femmes sont à nous ; et les uns comme les autres : blonds, bruns, blancs, gris pommelé, s'endormaient sur cette douce pensée dans le jardin florissant des rêves.

De toutes celles qui paraient de leur jeunesse les scènes du boulevard, bien réduit était le nombre des véritables élues, joignant les dons du talent aux séductions de la personne. En revanche elles étaient légion, qui n'étaient venues au théâtre que pour jouer des rôles à toilettes et à jambes. Les belles-petites avaient la passion enragée des coulisses. Aux Délassements, aux Folies-Déjazet, dans tous les petits théâtres à complaisances, on ne les comptait plus, celles qu'on aurait pu tout aussi bien nommer les comédiennes du Bois de Boulogne. Que de biches, à leurs débuts, recueillirent leurs premiers triomphes amoureux aux Délassements, le théâtre bohème par excellence !

C'était un sans-façon inimaginable dans ce temple minuscule de la gaîté française. La troupe féminine se composait d'une vingtaine de dames recrutées un peu partout et dont chacune était apte à réjouir ou l'oreille ou la vue, sinon les deux ensemble, sans préjudice des agréments supplémentaires. Mais, quelle troupe folâtre et indocile ! Jamais directeur n'en eut sous la main de plus malaisée à conduire. Quoi que pût dire ou pût faire Sari, le maître du lieu, les inexactitudes aux répétitions se réitéraient journellement. Sans cesse, telle ou telle de ses actrices négligeait de venir, retenue l'une par le vilain temps, l'autre par un retard de chemin de fer, une troisième par la raison qu'elle, ne disait pas. Il en fut une — elle s'appelait simplement Julia — qui donna pour excuse d'une représentation manquée cet argument magnifique qu'elle avait oublié l'heure du théâtre.

Quant à la moralité du personnel il fallait se réserver, sur ce chapitre, des trésors d'indulgence. Aux Délassements-Comiques était entrée, en 1860, une très belle fille nommée Anna et qui tenait, comme emploi dans la maison, ce qu'on appelait les colonnes, c'est- à-dire tout ce qui devait avoir l'air d'être majestueux et monumental. Or, cette Anna inspirait l'idée de la sagesse en personne, parce qu'on ne lui avait jamais connu deux amis à la fois et qu'elle n'eût pas trompé son amant du jour pour un mobilier en bois de rose. On admirait, on célébrait sa vertu. Celle-là, disait-on., avait des principes ! D'une seule voix, Clémentine et Rigolboche l'avaient surnommée la femme honnête des Délassements.

Ces demoiselles attiraient, chaque soir, un public spécial et empressé. Les avant-scènes, les baignoires, les fauteuils d'orchestre étaient remplis de jeunes fashionables, ravis de se retrouver au théâtre entre soi, comme dans une succursale de leurs cercles, avec de jolies femmes en plus sous les yeux, j'allais presque dire sous la main.

Il fallait, cependant, mettre en jeu des protections exceptionnelles pour jouir de l'accès des coulisses. On avait dû hausser les barrières contre l'invasion masculine. Quant aux entrées de faveur, Sari les avait restreintes au minimum. Quelques audacieux essayaient parfois de se faufiler dans la salle ; mais la surveillance était active à la porte. Un soir, l'un de ces quêteurs de places sans bourse délier, fut arrêté par le contrôleur, à l'instant où il allait tourner l'angle du vestibule :

Vous ne pouvez pas entrer.

Mais pour quelle cause ? J'entre tous les soirs.

M. Sari vient de supprimer toutes les entrées.

La mienne aussi ?

La vôtre aussi.

Et de quel droit, s'il vous plaît ?

Dame, du droit que tout directeur...

Cela est inexplicable. On ne peut pas me les avoir retirées.

Et pourquoi donc ?

Parce que je ne les ai jamais eues !

Les communications entre les artistes et les spectateurs étaient des plus directes, des plus intimes qu'on pût souhaiter, pour leur contentement réciproque. De la scène les comédiennes échangeaient avec les habitués des sourires, des signes d'intelligence et des clins d'œil, qui n'avaient pas été prévus dans les pièces, mais qui en soulignaient singulièrement les effets. On ne s'étonnait de rien, sinon de voir des êtres candides s'aventurer en cet enfer parisien. Lorsque, par hasard, s'y fourvoyait une famille appartenant à l'espèce bourgeoise et honnête, il y avait cent à parier contre un qu'elle en serait bientôt chassée par la tenue du voisinage. C'était la joie suprême du contrôleur. Elle s'en ira, jugeait-il à coup sûr, cette famille pudibonde avant la fin du prologue ; on revendra sa loge, et ce sera double bénéfice pour le théâtre.

Que ces actrices et ces dilettantes, que ces rieurs et ces rieuses filaient agréablement les heures ! C'était d'abord le spectacle débordant de gaîté. On allait ensuite souper, dans les conditions les plus enviables. Et tout cela Se terminait par des jeux et des ébats, qui n'avaient rien de déplaisant non plus.

 

 

 



[1] Peu de temps auparavant, Guël y Rente, le peintre Ziem, Arsène Houssaye s'étaient trouvés ensemble au château de Villequier. Et l'un de ceux-là, Guël y Rente, avait dit aux autres : Savez-vous qu'un drame terrible se prépare ici ? Mme Musard, sa fille et son mari finiront mal. La prédiction n'avait demandé que quelques mois pour s'accomplir. Tous trois moururent dans le délai d'une année.

[2] Desclée faisait allusion à cette période trouble de son passé, lorsque, révélant une de ses tendres faiblesses à celui qu'elle appelait son doux confesseur, à Dumas fils, elle lui écrivait : Il était beau, il avait l'air si doux ! Je n'avais été que vendue ; me donner avait comme un attrait pour moi.

[3] J'ai un besoin de tendresse, de caresses, qui m'épouvante. Ce petit corps maigre contient d'inépuisables richesses, qui m'étouffent. A qui les donner ? qui les veut ? (Lettre de Desclée à Dumas fils.)

[4] Suzanne Lagier !... On l'avait vue mince à tenir dans un bracelet, mais il y avait longtemps de cela. C'était au jour de ses lointains débuts, quand on eût dit, à la considérer en scène, si occupée des plis de sa robe et des frisons de sa coiffure, si attentive à façonner ses attitudes et son sourire, qu'elle posait pour un peintre imaginaire dessinant son pastel. Ô puissante ironie de la nature ! s'écriait le poète des Camées parisiens, en contemplant d'un regard où ne flottait, certes point l'image du vide, les amplifications de volume survenues chez la folle comédienne.

[5] Aguado, le duc de Morny, le marquis de La Valette, Paul Daru, le comte de Montguyon, Meyerbeer, Auber, Roqueplan, Scribe, le docteur Véron, Ludovic Halévy, étaient de ces grands habitués de l'Opéra. L'auteur de la Haute Vie a tracé un crayon alerte du foyer de l'Opéra, au moment psychologique, avant le premier tableau du ballet.

Voici d'abord l'escadron charmant des sept à huit sujets les plus applaudis, les plus à la mode, les plus courtisés. Chacune d'elles commence par aller donner une poignée de main et échanger quelques compliments avec les cinq ou six plus importants de ces messieurs, avec lesquels elles sont sur le pied d'une coquetterie familière, et qui daignèrent laisser descendre sur elles leur haute et galante protection. Puis, elles forment des apartés et s'en vont chuchoter dans les petits coins avec leurs amoureux en titre ou leurs attentifs du moment.

Viennent ensuite les coryphées et les petites, lutinées par les vieux abonnés, serrées de près par les plus jeunes, éparpillées sur les divans aux quatre coins de la salle, riant, gesticulant, gambadant, au besoin comme des pensionnaires en récréation, croquant à belles dents les bonbons et les friandises, en examinant avec un sourire de satisfaction les pierres et les bijoux, que les fringants clubmen leur ont apportés. Il y a des jours, où l'on tire des loteries pour la petite bande ; alors, ce sont des cris de joie, des farces, des plaisanteries des coq-à-l'âne, des gauloiseries, à désopiler les plus gourmés.