LA VIE D'UNE IMPÉRATRICE

EUGÉNIE DE MONTIJO

 

CHAPITRE V.

 

 

Des jours filés d'or et d'azur. — Quelques nuages dans un beau ciel. — Un retour de mémoire sur la guerre de Crimée. — Les lendemains pacifiques. — De 1855 à 1858. — L'impératrice Eugénie et la reine Victoria ; celle-là au château de Windsor ; celle-ci au château de Saint-Cloud. — Réceptions royales et princières aux Tuileries. — Sur la fin de 1836 : Frédéric-Guillaume et le baron de Moltke, au pavillon de Marsan. — Un événement plus considérable, au cours de la même année. — Naissance du prince Louis-Napoléon. — Les Tuileries en fête ; réjouissances officielles et populaires. — La meilleure année du règne. — Une rencontre manquée : la tsarine Marie et Eugénie. — Dans la nuit du 14 janvier 1858 ; les bombes d'Orsini et leur répercussion multiple sur les événements intérieurs et extérieurs. — Exaltation passagère dans le monde politique, de la personnalité d'Eugénie, à la suite de ces tragiques circonstances. — Perspectives de régence éventuelle ; et la régence effective. — Situation faite à l'impératrice, jusqu'au retour de l'empereur. — Au sujet de la guerre d'Italie. — Comment Eugénie put en abréger les maux et la durée. — Un témoignage inconnu : l'impératrice Elisabeth, l'abbé Bauer et l'impératrice des Français. — Après le traité de Villafranca ; heures de repos et de félicités intimes : Napoléon, Eugénie et le prince impérial, de nouveau réunis au château de Saint-Cloud.

 

Elle eut à vivre une période incomparable. Tout était occasion, prétexte dans la sphère d'éblouissement où scintillait son étoile, de se réjouir avec bruit et magnificence. ll se trouvait bien, parmi ceux qui regardaient le spectacle du dehors, plus d'un médisant pour glisser des réflexions désobligeantes sur cette manière de gouverner une cour inconsidérément et légèrement. Elle en était instruite ; mais étant moins sensible alors aux piqûres de la critique qu'elle le devint dans la suite[1], elle haussait les épaules, et répondait à l'étourdi :

Vraiment ? On trouve mal que l'on s'amuse aux Tuileries ? C'est le moins, pourtant, que je procure de la distraction à ce pauvre empereur, qui est ennuyé, tout le jour, par les tracas de la politique, et que je lui montre quelques jolies femmes.

La compensation était généreuse. De toutes parts abondaient les belles et les spirituelles, avec cet entrain, cet élan qu'inspire une juvénile confiance.

 

Tant de joies n'allèrent pas sans des heures ennuagées d'un voile de tristesse et d'inquiétude.

Lorsqu'on eut vu la nouvelle dictature impériale, dont les paroles d'avènement furent des promesses pacifiques pour la France, pour l'Europe, pour le monde, invoquer déjà le dieu des batailles et précipiter à la légère le drame de Crimée, une impression de stupeur avait frappé les âmes. Cependant, le succès final avait illuminé d'un reflet d'héroïsme et de poésie les sombres images de la guerre : champs de bataille jonchés de morts et de mourants, ambulances regorgeant de blessés et de malades ; et cette guerre elle-même couronnée par la victoire était apparue, selon le mot d'un historien, comme la magnifique préface du règne de Napoléon III. Les souffrances publiques, elles aussi, s'étaient effacées dans ce rayonnement des beaux jours. L'épidémie cholérique, si funeste en ses ravages, de 1833 à 1835, avait disparu. Les inondations terribles, qui ravagèrent les vallées du Rhône et de la Loire, allaient se détourner au profit du maître et de sa popularité eu mettant dans une plus belle évidence son empressement à voler au-devant des misères présentes et son zèle industrieux à inspirer des travaux de protection capables d'en empêcher le retour. Il n'était pas jusqu'à la cherté des subsistances, dont on n'eût à dire qu'elle avait sa contrepartie favorable, puisqu'elle était compensée dans une large mesure par la hausse progressive des salaires. Ainsi chaque opinion, chaque jugement se rapportant à l'ordre établi et à l'empire prenait couleur de louange ou d'apologie. De tous lieux sortaient et sur tous les points se poussaient les affaires productives, les spéculations heureuses. Et la vieille cité parisienne se rendait si jeune, si attirante, si belle, en ses toilettes de pierres neuves, sous la baguette magique du préfet Haussmann !

On n'était nulle part plus satisfait de ces choses qu'à la cour ; et, nulle part, une telle satisfaction n'éclatait aussi démonstrative ; car, elle n'arrêtait point de s'y manifester par le nombre et là splendeur des fêtes.

Eugénie se prêtait complaisamment aux raisons dont on faisait étalage pour justifier tant d'aimables entraînements. Tout en s'appliquant à garder des dehors de haute dévotion et de dignité, elle entendait bien ne bouder à aucune des conditions agréables de son rôle.

Aux soirs de réception, la charmante mobilité dé ses yeux allongés, la beauté de ses épaules se dégageant des flots de dentelles ou de mousseline comme d'une nuée et la souplesse de ses mouvements réunissaient tous les suffrages. Aux heures ensoleillées de l'après-midi, la foule parisienne accourue sur le passage de sa daumont, l'admirait descendant, piqueurs en tête, écuyers à droite et à gauche de sa voiture, escorte galopant en arrière, les larges avenues, qui menaient au Bois de Boulogne. Ou, c'était aux abords du lac, lorsque, en décembre ou janvier, la froidure avait transformé l'eau frissonnante en une surface unie et solide. Sur l'épaisseur de la glace on patinait avec allégresse. Et l'impératrice donnait l'élan à ces plaisirs d'hiver. Le front serré par une petite toque, ayant sur ses traits délicats un voile de laine et la taille prise dans une fourrure de loutre, elle glissait avec la rapidité de la flèche et avec les ondulations gracieuses de l'oiseau dans l'air. Vers elle se dirigeaient tous les yeux. Enfin, au renouveau des saisons, elle changeait de résidence ou voyageait, et la curiosité publique la suivait en ses déplacements.

Vers le commencement de 1835, Napoléon s'était décidé à mettre à exécution le projet qu'il avait conçu, depuis un laps de temps, de se rendre en Angleterre, pour inviter la reine Victoria à favoriser de sa visite l'Exposition universelle, qui s'organisait à Paris. Désireux de voir l'impératrice prendre sa part des contentements, qu'il espérait recueillir de cette démarche officielle, il avait voulu qu'elle traversât aussi le détroit. Napoléon et Eugénie quittèrent la France, dès les premiers jours d'avril. Leur débarquement s'accomplit en des conditions superbes d'éclat et de cérémonie. Les souverains, au devant desquels s'était porté le prince Albert, se savaient attendus à Windsor ; la reine, entourée de ses enfants, leur y ménageait l'accueil le plus flatteur, dans un cadre à la fois intime et grandiose. Ce fut une succession de journées inoubliables. L'entrée à Londres, au milieu d'un immense concours de peuple, fut comme un soulèvement d'enthousiasme. Le temps était radieux. Les rues regorgeaient de monde. Des milliers de personnes faisaient la haie sur le passage du cortège, qui se composait de six voitures découvertes, escortées par un escadron de gardes du corps et par de nombreux piqueurs en livrée écarlate. Ces voitures allaient au pas. On remonta Saint-James Street : l'empereur se pencha vers l'impératrice et fit un signe : il lui montrait la maison qu'il y avait habitée, autrefois. La foule comprit le geste et acclama. Le lord-maire, au nom de la Cité, pria les voyageurs impériaux à un grand dîner, au Guide-Hall, pendant que le comte Walewski, à l'ambassade française, ordonnait les préparatifs d'une fête brillante.

Peu de temps après leur retour, la reine Victoria annonçait son arrivée prochaine à Paris. Cette arrivée, en effet, ne tarda point. La présence de Victoria au château de Saint-Cloud, comme invitée du chef de l'Etat, scella l'alliance anglo-française, resserra les liens d'amitié qui l'unissaient déjà à l'impératrice Eugénie, et rendit décisive l'admission de Napoléon III au comité des souverains.

Le 15 mai, était solennisée l'ouverture officielle de l'Exposition. Ces fêtes de la paix, commencées et poursuivies en pleine guerre, avaient inauguré la phase de splendeur, qui allait faire de Paris le centre de réunion du monde civilisé. Pour la comtesse de Teba dit y a seulement trois années, quelle suprême satisfaction ! Celui qu'on avait appelé à présider ces assises du commerce et de l'industrie, le prince Jérôme-Napoléon, suivi de son collège, s'était porté au devant d'elle et de l'empereur jusqu'au portail de la vaste salle ; puis, l'avait conduite, ainsi que Napoléon III, vers un trône élevé sur une estrade et dont le fond était un immense voile de velours cramoisi brodé d'or. De cette place, elle s'imposait à tous les regards, dans l'éclat de sa prodigieuse fortune.

Les déplacements des rois et des princes de famille régnante s'environnaient alors de plus d'apparat. Ils se rattachaient à des circonstances plus rares. L'étiquette s'appliquait davantage à sauvegarder, jusqu'en ses moindres expressions, le prestige monarchique. Une importance sensationnelle accompagnait encore, dans l'esprit des peuples, les pérégrinations des porte-couronnes. Aux Tuileries, ce fut un empressement extraordinaire à multiplier les cérémonies pour fêter dignement, en 1855, la venue de la reine d'Angleterre, du roi Victor-Emmanuel et du duc de Brabant. L'impératrice se dépensait avec beaucoup d'ardeur à remplir les devoirs d'une hospitalité fastueuse.

Il y eut, l'année suivante, beaucoup d'allées et venues au palais des Tuileries. Les hôtes princiers s'y succédaient à l'envi. Une impatiente curiosité les ramenait dans les murs de la capitale française, que la promptitude féérique de ses métamorphoses rendait, chaque fois, différente à leurs yeux.

L'une des visites étrangères, qui, sans être alors des plus remarquées.fut de celles qui emportèrent avec elles les conséquences les plus sérieuses, a été le passage, au pavillon de Marsan, dans les dernières semaines de 1850, du baron de Moltke, le futur chef d'état-major des armées allemandes. Au retour d'un voyage qu'il avait fait à Londres pour accompagner le prince Frédéric-Guillaume, allant en visite de présentation auprès de sa fiancée la princesse Augusta, il s'était arrêté avec lui, à Paris, pendant une quinzaine de jours, notant ses impressions et se réservant de les utiliser peut-être. L'empereur avait reçu Frédéric-Guillaume et l'officier prussien attaché à sa personne, au bas du grand escalier des Tuileries et les avait conduits aussitôt dans le salon bleu de l'impératrice. Le prince-héritier et le baron de Moltke, qui n'auraient pas eu le loisir de changer de costume en cours de route, avaient eu la précaution de revêtir, dès le matin, leurs habits brodés et les insignes de leurs ordres. Napoléon portait l'uniforme de maréchal de France et le cordon de l'Aigle-Noir de Prusse. L'impératrice était habillée modestement et avec goût d'une robe montante vert foncé et noir. A la réception du soir, ses hôtes la revirent sous des apparences moins simples. Une robe de salin blanc laissait à découvert son cou et ses bras, que Moltke trouva d'une beauté incomparable. Elle avait une coiffure rouge cramoisi, et autour du cou un double collier de perles magnifiques.

Elle prodigua les paroles aimables à ses invités. Il parut même qu'elle se mit en frais avec trop de spontanéité généreuse. Une certaine exubérance lui était restée de son éducation de jeunesse, à Carabanchel. Elle a la parole vive et abondante, remarqua de Moltke, et des allures qu'on ne s'attend pas à trouver en si haut lieu. Par la même occasion, il enveloppait d'un jugement peu admiratif la personne de Napoléon, dont la contenance grave lui paraissait mêlée d'embarras. Chez lui, au salon, déclarait-il, il ne fait pas montre d'une attitude imposante, et, quand on converse avec lui on constate en son maintien de la gêne. C'est un empereur, mais ce n'est pas un roi.

Frédéric-Guillaume logeait au château. On avait mis à la disposition du baron de Moltke toute une suite de pièces du pavillon de Marsan, qu'avaient occupées, autrefois, les princes d'Orléans. Tous deux ne résidaient guère en leurs appartements, mais employaient leurs heures à sortir, à observer, à bien connaître la ville. Le futur maréchal tour à tour admirait et critiquait. Homme de guerre avant tout, il nota spécialement — pour en écrire à sa femme (!) — que les casernes extérieurement élégantes étaient sans hygiène et sans propreté à l'intérieur ou que, dans le défilé des troupes, à la revue, les soldats n'observaient point tous les pas et portaient le fusil négligemment[2]. C'était à la fin de décembre 1856, avons-nous dit. On eut à revoir deux fois en France M. de Moltke ; ce fut en 1867, et plus malheureusement en 1870.

L'année s'était achevée sous les auspices de la paix, — la paix soumise à laquelle avait dû se plier le gouvernement russe. Et un autre grand événement s'était accompli, dans le courant de 1856, portant au comble les prospérités de la famille napoléonienne. Nous voulons parler de la naissance du prince Impérial.

Déjà, en avril 1853, des espérances s'étaient formées dans l'entourage intime. Des indiscrétions voilées avaient inspiré des pronostics. Subitement l'impératrice était tombée malade. Elle avait eu l'imprudence de prendre un bain chaud qui avait eu, pour suites, des douleurs aiguës et l'accident fréquent en pareil cas s'était produit. Elle avait dû garder le lit, pendant plusieurs semaines. D'occurrence, on fut conduit à faire cette remarque qu'il n'avait jamais été tant parlé, dans les salons de Paris, de femmes en espérance de maternité et d'accouchements. A entendre bruire partout ce genre de propos, on eût cru relire les lettres de Mme de Maintenon à la princesse des Ursins, où reviennent, à chaque instant, des détails circonstanciés sur les grossesses des dames de la cour de Louis XIV. Il fut constaté qu'en pareilles matières entrait peu de sympathie pour l'impératrice et la dynastie, la société parisienne ne s'étant pas encore accommodée tout à fait au régime du coup d'État. La morgue aristocratique surtout n'avait pas encore pardonné à l'impératrice d'être montée sur le trône sans avoir l'excuse d'être pour le moins une princesse de race.

Au mois de mai, elle put se promener en voiture. Elle se disait, toutefois, que sa santé restait compromise. A la grande réception de cour du 1er janvier 1854 elle avait paru fatiguée, souffrante. Enfin, elle s'était rétablie. Il y eut d'autres velléités de même nature, — on le supposa, du moins, d'autres pâleurs dénonciatrices. Cependant, elle tardait à entrer dans les voies de la maternité. On s'en désolait, aux Tuileries. On s'en réjouissait, au Palais-Royal. Le 10 mai 1856 une nouvelle jetée à tous les échos et répercutée, dans les airs, par une salve de cent et un coups de canon, troubla cette joie secrète de Jérôme-Napoléon, et dérangea brusquement ses calculs d'héritier présomptif. Elle annonçait la venue au monde, dans les Tuileries en fête, de Louis-Eugène Napoléon[3].

Des illusions sans bornes remplissaient le cœur et l'imagination de ceux qui avaient l'intérêt le plus direct à en prolonger le rêve. Des fenêtres du palais ils entendaient monter les rumeurs joyeuses de la ville, comme si chacun de ses habitants eût été par le hasard de cette naissance gratifié de biens personnels et durables. Les poètes du trône, un Théophile Gautier, un Barthélemy, avaient accordé leur lyre pour célébrer, dans la langue des dieux, la venue de l'enfant providentiel. Trois jours après la délivrance de l'impératrice, les députations des corps de l'Etat, une à une, en longue cérémonie, défilèrent devant le berceau où il dormait ses premiers sommeils. On les avait conduites de la salle du Trône aux appartements du prince à peine né, bien insensible à tant d'honneurs. Trois mois s'écoulèrent. On savait que le pape Pie IX — l'armée, l'opinion publique eussent préféré un parrainage militaire — et la reine de Suède avait accepté de tenir sur les fonts du baptême, par l'entremise du cardinal-légal Patrizzi et de la princesse Stéphanie de Bade, le poupon impérial... Quelle journée fut celle du 14 juin ! Des alignements de troupes interminables, partout des uniformes, des reflets d'or, d'argent et d'acier, un défilé sans fin d'équipages amenant à l'église métropolitaine les corps constitués, les ambassadeurs, les invités illustres, puis les voitures aux armes des Napoléon et le carrosse à huit chevaux où, dans les bras de sa nourrice, une jeune Bourguignonne en habits de fête, arrivait le prince-infant, objet de tant de démonstrations et d'espérances. Les musiques militaires faisaient retentir l'hymne national, jusqu'à ce que cette foule empanachée eût disparu dans les profondeurs de la basilique. L'archevêque de Paris, entouré de son clergé, avait reçu l'empereur et l'impératrice sur le seuil des portes grandes ouvertes. Les orgues jouèrent une entrée triomphale. Notre-Dame déploya ses pompes religieuses avec un éclat inouï. Le protocole impérialiste s'était surpassé dans le grandiose de cette solennité baptismale.

Le parvenu du 2 décembre put se dire, ce jour-là, qu'il touchait au summum des félicités humaines, au moins de celles qu'il était en mesure d'atteindre, n'ayant plus en sa possession les dons par excellence de la jeunesse. Le Ciel, la Providence ou le hasard, comme il plaira d'appeler cette puissance inconnue, qui dispose de l'enchaînement des circonstances, l'avait comblé de bienfaits insignes. ll régnait dans le calme sur l'un des empires les plus florissants du monde. Un enfant au berceau, une Compagne embellie des charmes nouveaux de la maternité souriaient à sa vue. D'autres femmes jolies et attrayantes, comme pour varier ses impressions, s'empressaient autour de lui et prévenaient ses attentions, sinon même son caprice et ses désirs. Si les marques de la prospérité publique contribuaient à réjouir son âme, il devait reconnaître que lui-même avait eu sa part très large de joies intimes et personnelles. Et le sort de l'épouse n'avait rien à envier au sort de l'époux, avec des libertés moins étendues.

Les semaines et les mois de l'année 1837 se succédaient dans l'abondance et la sécurité. Napoléon et sa compagne, saisissant à propos les avantages de concessions importantes accordées à l'Église et à la société chrétienne, venaient de se montrer à la Bretagne catholique, en des conditions de succès, qui confinaient au triomphe. Quel itinéraire et quel pèlerinage, à Brest, à Notre-Dame-d'Auray, à Saint-Servan, à Saint-Malo ! Partout des députations conduites par des prêtres et précédées de leurs bannières s'étaient portées sur leur passage avec une sorte de religieux enthousiasme. Et le soir, dépaysés et charmés, ils n'avaient entendu, autour d'eux, que des sons de hautbois et de binious accompagnant les danses du pays. Ce n'était qu'amour, extase, dans les regards des enfants de l'Armorique, pour la blonde souveraine[4], si belle à voir dans sa robe de tulle bleu pâle semé de longs fils d'argent, et si généreuse de sourires, de saluts circulaires à cette foule respectueuse et attentive ! Eugénie se rappellera, longtemps après, les ovations sincères qu'elle avait reçues des populations bretonnes, en des jours qui n'eurent plus de lendemains aussi purs, aussi complets.

Cette année 1857 fut peut-être la meilleure du règne de Napoléon III. Nul, au dehors, ne songeait à l'attaquer. A l'intérieur le silence des opinions ne permettait à aucune critique, à aucun sentiment hostile de se trahir. Il jouissait tranquille de ses biens, en y associant la compagne qu'il avait choisie. Et sous ses yeux paternels grandissait l'héritier du trône.

Des entrevues pacifiques variaient le cours de ces en changements. Après une visite de Napoléon et d'Eugénie, à Osborne, en l'île de Wight, Osborn-House, la résidence favorite de Victoria, où s'étaient resserrés des liens qui se relâchaient, depuis quelque temps, entre l'Angleterre et la France, il fut beaucoup parlé de la rencontre, à Stuttgart, de Napoléon III avec l'empereur de Russie, son ennemi de l'avant-veille. Pendant que cette entrevue suivait son cours, du 25 au 28 septembre, il fut remarqué que l'impératrice des Français n'avait pas été appelée aux honneurs de la conversation et qu'il y avait eu comme une entente secrète à l'en écarter. Des circonstances furent rapprochées dont la signification laissa peu de doutes sur cela. L'impératrice de Russie, qui se trouvait à Darmstadt, avait annoncé son intention de ne point se rendre à Stuttgart. Sans doute craignait-elle une lutte d'élégance et d'esprit, qui n'eût pas été à son avantage, si la rencontre se fût produite.

Au dire de Rothan, le fin diplomate, qui la vit à Stuttgart, l'impératrice Marie, dont l'origine n'était pas bien claire[5], n'avait rien d'impérial en son port, ni ses manières ; elle sentait la petite cour d'Allemagne, en d'autres termes la province. Eugénie avait dû, non sans regret, renoncer au voyage. Mais, au dernier moment, la tsarine s'était ravisée, et on l'avait vu prendre une tierce place au rendez-vous des deux empereurs. Eugénie en conçut un dépit assez légitime, qui n'était point pour augmenter la chaleur des relations existantes entre Paris et Saint-Pétersbourg. On venait de lui rappeler d'une façon indirecte, mais sensible, le préjugé, qui rendait la haute société d'Autriche et d'Allemagne moins exclusive pour les hommes que pour les femmes, lorsque celles ci ne semblaient pas lui appartenir complètement. Mais, cette impression de froissement fut passagère sur son humeur changeante. Quelques soirées de bal suffirent à la lui faire oublier. Aussi bien Napoléon avait obtenu à Stuttgart, où la grande et impassible ligure d'Alexandre était passée presque inaperçue, un succès si franc, si général, qu'elle put en prendre sa part pour se consoler.

L'impératrice continuait donc de se laisser bercer aux douceurs des longs espoirs. Les journaux, comme à l'accoutumée, célébraient sur tous les tons son empressement à soulager les misères sociales par une foule de créations hospitalières, où éclatait son esprit de bienfaisance. Une occasion manquait encore à leur zèle, — celle d'attester publiquement qu'elle avait l'âme aussi capable de vaillance que d'humanité. Un événement tragique vint la leur offrir. Ce fut l'attentat d'Orsini et de ses trois complices. Gomez, Pietri et de Rudio.

Le jeudi 14 janvier 1858, il avait été porté à la connaissance de tous que Leurs Majestés impériales assisteraient à la représentation de l'Opéra. Les préparatifs dont il était fait montre aux abords du monument proclamaient qu'elles y étaient attendues. Vers huit heures et demie du soir s'annonça le cortège. La première voiture occupée par des officiers de la maison de l'Empereur avait déjà dépassé le péristyle du théâtre. Un peloton de lanciers de la Garde la suivait ; et enfin venait un autre carrosse, où se trouvaient l'empereur, l'impératrice et, sur la banquette de devant, le général Roguet. Celle-ci s'était engagée d'une allure ralentie dans le passage réservé aux souverains, à l'extrémité de ce péristyle, lorsque de formidables détonations ébranlèrent les airs. Trois bombes chargées de balles avaient éclaté entre les roues, projetant, au hasard, leurs engins de destruction et de mort, couvrant le sol de victimes et n'ayant épargné que par miracle celui qui était l'unique objet, l'unique but de l'attentat. Un projectile avait traversé le chapeau de Napoléon ; une brisure de vitre avait effleuré légèrement, près de l'œil, le visage de l'impératrice. Le bas de sa robe blanche était taché du sang d'un des chevaux de l'escorte. Elle n'avait pas poussé un cri. A peine la pâleur de son visage trahissait-elle son émotion. Des témoins, qui suivaient des yeux Napoléon et Eugénie, depuis leur descente de voiture jusqu'à leur entrée dans la loge de l'Opéra, avaient constaté que l'empereur paraissait, à ce moment, complètement démoralisé, tandis que l'impératrice était parfaite de calme intrépide. Pendant le spectacle, qu'on ne regardait ni n'écoutait guère, une foule de personnages, accourus en hâte, se pressaient dans le salon de la loge impériale. Eugénie leur montrait le manteau du général Roguet criblé de projectiles ou bien leur désignait l'empereur en disant avec un sourire : C'est pourtant lui qui nous vaut cela !

On avait oublie, depuis plusieurs années, les complots de l'Hippodrome et de l'Opéra Comique. D'autres tentatives dirigées contre la vie de Napoléon III avaient été déjouées sans peine. Les circonstances de cette nuit terrible eurent une répercussion beaucoup plus profonde et plus prolongée. Elles avaient remué et impressionné tout Paris. De même le procès des révolutionnaires italiens, sous la conduite de Chaix-d'Est-Ange, procureur général de la cour de Paris, et dans lequel Jules Favre prenait la défense des accusés, excita une émotion extraordinaire. L'impératrice, dont l'âme s'était soulevée d'un premier mouvement d'indignation, à l'idée d'un crime dont les effets meurtriers avaient frappé tant d'innocents[6], s'était laissée peu à peu amollir sous l'influence d'un sentiment de pitié pour les coupables, pour Orsini surtout. Les traverses étranges de sa jeunesse, les côtés romanesques d'une période de sa vie pleine de turbulence, ses actes de courage, son évasion de la citadelle de Mantoue, grâce à la complicité d'une femme et ses égarements mêmes, dus à l'impulsion d'une doctrine farouche, avaient impressionné l'imagination d'Eugénie. La logique sinistre et violente d'Orsini, qui lui faisait croire que le plus sûr moyen d'amener une révolution en Italie serait d'en provoquer une en France, et, pour cela, de tuer d'abord l'empereur, la révoltait et l'intéressait à la fois. C'était du patriotisme aveugle, sans doute, mais c'était encore du patriotisme. Et elle avait trouvé juste, humain, de solliciter sa grâce.

Ce qui a poussé Orsini à l'assassinat, assurait-elle, c'est l'exaltation d'un sentiment généreux. Il aime la liberté avec passion et il déteste non moins énergiquement les oppresseurs de son pays. Je me souviens très bien de la haine que nous avions en Espagne contre les Français, après les guerres du premier Empire.

Elle ajoutait qu'il n'avait pas voulu tuer l'empereur des Français, mais l'ami de l'empereur d'Autriche. Peu de jours auparavant, il était question, devant elle, du conspirateur italien et elle plaidait l'atténuation de son acte homicide.

Ce n'est pas un assassin vulgaire, disait-elle, ce n'est pas un misérable comme Pianori ; c'est un homme hardi, fier, qui a mon estime.

Partout, elle insistait avec force, en sa faveur. Elle n'avait rien moins que l'âme républicaine. L'esprit de représailles qui sévissait sous ses yeux, les mesures exceptionnelles et la loi de sûreté générale, que venait de décréter le gouvernement pour s'assurer le droit de proscrire sans jugement et d'emprisonner sans explication de motifs tous ceux qui seraient considérés comme suspects, n'avaient excité en son âme et conscience aucune idée de protestation. Mais le cas personnel d'Orsini avait touché les fibres de son cœur. Un élan de générosité sincère la poussait, lorsqu'elle faisait à l'empereur des scènes de sanglots pour obtenir cette grâce, qui, selon elle, eût porté bonheur à leur fils. Les ultima verba du condamné, son adjuration patriotique à Napoléon III, au nom de l'Italie, l'avaient émue jusqu'aux larmes. Elle ne put le dérober aux effets d'un jugement capital ; la grandeur du crime dépassait les bornes de la clémence. Mais l'une des conséquences indirectes du drame et de la perturbation qu'il avait produite fut de lui procurer à elle-même une sorte de grandissement moral et politique inattendu.

On avait admiré d'abord son courage dans le péril. Des réflexions étaient venues à la suite ; on avait, médité sur des lendemains possibles. Des serviteurs fidèles entrevirent les hasards d'une succession au trône brusquement ouverte : l'empereur emporté par une balle révolutionnaire et la belle impératrice, avec son jeune enfant sur les bras, demandant à l'armée de la protéger' et de sauver la France. On s'était exalté sur ce thème, au point de croire là chose presque accomplie, d'oublier momentanément l'empereur et de considérer comme une quantité négligeable celui qui, de fait, donnait des ordres et régnait. Napoléon, à qui les bombes d'Orsini avaient rappelé, par une secousse si forte, des engagements anciennement pris, et qu'il oubliait de tenir, auprès des libéraux italiens, semblait triste, accablé, pendant qu'Eugénie jouissait avec une sorte de contentement ingénu de son triomphe d'héroïne. Parmi les adresses militaires envoyées, à la suite de l'attentat, et qui, signées par des généraux, des colonels, des officiers de tous grades, protestaient de leur dévouement pour l'enfant impérial et la régente éventuelle, deux de celles-là avaient eu des auteurs, qui ne craignaient point de la comparer à la grande impératrice Marie-Thérèse. Cette préoccupation de l'héritage dynastique, en cas d'assassinat de l'empereur, était la note dominante des pensées et des propos du jour.

Le soir du 19 février, une singulière conversation s'était déroulée en présence de l'impératrice. Le général Espinasse, avec sa brutalité soldatesque, exposait ses projets, en des circonstances aussi graves, s'il se trouvait chargé de réprimer des entreprises républicaines. Il ferait main basse sur ceux-ci, emprisonnerait ou expulserait ceux-là et saurait bien étouffer le mal dans ses racines. Emporté par la chaleur de son débit, il ne ménageait pas les termes d'une franchise toute militaire et ne retenait qu'avec peine les jurons, les sacrements trop énergiques. Enfin, il s'était aperçu qu'il parlait à une femme et dans le salon d'une femme. Il se confondit en excuses. Mais l'impératrice, à qui les intentions d'Espinasse rendaient excusables ses écarts de langage, lui répondit, comme si elle y eût pris plaisir : Mais non, mais non. Répétez !

Cette régence, dont ses conseillers évoquaient les hasards traversés d'inquiétudes, allait passer en ses mains, dans des circonstances moins redoutables.

La bombe d'Orsini avait explosé ainsi qu'une sommation brutale à Napoléon III d'entamer enfin la grande affaire de son règne, c'est-à-dire la reconstitution de la nationalité italienne. Il s'y sentait poussé fatalement. Des motifs de guerre à l'Autriche ne furent pas longs à découvrir. Impatient de marcher sur les traces de son oncle et de révéler au monde les aptitudes militaires, qu'il croyait posséder comme un legs de famille, l'empereur annonça sa résolution de prendre le commandement des troupes. L'idée parut inopportune, sinon téméraire, en la nouveauté du règne. Quelques personnes de l'entourage du chef de l'État en rejetèrent les responsabilités sur les excitations de l'impératrice. Il fut reconnu qu'elle n'avait aucunement travaillé son esprit dans le sens de ces déterminations belliqueuses, mais qu'elle s'était, au contraire, pour une fois, rangé du côté de la prudence et du bon sens.

Cependant, Napoléon avait arrêté ses dispositions de départ. Comme il avait pu mesurer, en la soirée du 14 janvier 1858, les capacités de résistance morale de sa compagne sous des airs émancipés, comme il désirait rehausser le caractère de sa personne en augmentant son autorité, il lui conféra officiellement la régence.

Elle n'en manifesta aucune surprise, mais tâcha d'en remplir les fonctions, avec l'aide des ministres, sans embarras ni trouble. Il n'y avait pas d'alarmes pressantes. Les éventualités politiques ne comportaient point de périls graves. Le calme régnait à l'intérieur et la confiance était acquise. Eugénie n'avait qu'à se laisser conduire par ces courants favorables. Complaisamment on louait autour d'elle sa prudence et sa jeune maturité. Les gouvernants avaient un air de sincérité lorsqu'ils paraissaient tenir en considération très sérieuse l'attitude de l'impératrice et les effets heureux de sa présence sur leurs délibérations. Elle se mettait au métier de bon cœur, intimement flattée de découvrir en soi ces ressources inattendues, ces aptitudes insoupçonnées. Un matin, étant reçu chez elle, Mérimée avait eu la surprise de la trouver en train d'apprendre par cœur la constitution !

A vrai dire, il ne se passa point de circonstances bien extraordinaires, pendant la régence d'Eugénie, en 1839. Il fut parlé de quelques incidents, où la volonté de l'impératrice n'eut à intervenir que passagèrement et sans difficultés, des grèves, par exemple, comme celle des conducteurs de fiacres, qu'elle avait fait cesser en donnant l'ordre que des soldats du train des équipages prissent les rênes et le fouet, en leur place. Outre cela peu de chose ou presque rien. La machine gouvernementale allait de sa propre impulsion normalement et sans secousse.

Les nouvelles du dehors continuaient d'abonder dans le sens le plus satisfaisant. Le 13 juillet, l'impératrice et le prince impérial se rendaient du château des Tuileries à Notre-Dame, pour le Te Deum de Solferino. Leur voiture remplie de bouquets offerts par la garde nationale et par les troupes n'avançait que sur des fleurs. L'ovation du retour dépassa encore celle de l'arrivée. On reconnaissait à ces transports joyeux du peuple qu'on sentait approcher la fin de la guerre. Et ces présages réjouissaient aussi le cœur d'Eugénie.

La campagne d'Italie, comme nous le constations tout à l'heure, ne l'avait pas eue pour zélatrice. Tout au contraire. Avant que cette campagne fût décidée, sa foi ultramontaine s'était alarmée des périls qu'elle entraînait pour la souveraineté papale. D'autre part, quand Eugénie avait appris la volonté de l'empereur de se porter en personne sur le théâtre des opérations, elle avait ressenti des appréhensions vives. Elle frissonna de la crainte qu'en s'exposant aux hasards sanglants des batailles, il ne laissât dans les plaines de la Lombardie, avec sa vie même, sa couronne trop récente et encore trop instable pour se maintenir, lui disparu, sur la tète d'une femme ou d'un enfant. Au moment du départ de l'armée, tandis que les soldats défilaient, musique en tête, on l'avait vue, sur un balcon des Tuileries, suivre de ses yeux gonflés de larmes ce spectacle émouvant. Elle disait adieu en pleurant à ceux qui s'en allaient au feu, sans savoir pourquoi, et qui la saluaient, au passage, de leurs hourras frénétiques. Et peut-être songeait-elle que, dans ces rangs pressés, beaucoup d'hommes jeunes, alertes, seraient arrachés à la vie, à leurs espérances de joie, de bonheur et d'amour pour l'accomplissement des desseins d'un ministre piémontais.

Si elle eut un peu d'influence sur les événements de la guerre d'Italie, ce fut uniquement pour en rapprocher la solution pacifique. Or, on sait combien la soudaineté du dénouement jeta de surprise dans l'esprit des augures politiques les plus sagaces. Les armements de la Prusse, la concentration des troupes allemandes de l'autre côté du Rhin et d'autres raisons, telles que les sentiments d'humanité de l'empereur, qu'impressionnaient douloureusement les horreurs d'un champ de bataille, purent bien être considérés comme les motifs divers d'un arrêt aussi subit sur le chemin de la victoire. Mais les causes n'en furent pas toutes sur l'Adige, ni sur le Rhin. Des influences secrètes y contribuèrent' qui émanaient de l'intimité impériale.

La preuve nous en est fournie par le témoignage inédit et tout particulier de l'ancien aumônier de l'impératrice, Bernard Bauer. Bien longtemps après, alors que l'empire français ne représentait plus à l'imagination que le souvenir d'une grande puissance effondrée, il se trouvait à Genève, où était de passage Elisabeth, impératrice et reine d'Autriche-Hongrie. C'était pendant le mois, qui précéda l'attentat sans excuse parce qu'il fut sans raison, le crime inepte dont elle a été la victime. Quatre ou cinq fois, les existences voyageuses de cette souveraine et du prêtre Volontairement exilé du sein de l'Eglise s'étaient croisées sur les chemins de l'Europe. Jamais leurs conversations n'avaient effleuré la politique et ses thèmes épineux qu'elle tenait en une profonde aversion. Il était plus doux à leurs intelligences de communier sous les espèces profanes d'un même culte pour le génie d'Henri Heine. Ce jour-là, comme il était venu lui rendre hommage dans sa villa merveilleuse du Léman. Elisabeth porta l'entretien, pour la première et hélas ! pour la dernière fois, sur la visite que le couple impérial de France fit en 1807 — lors de l'entrevue de Salzbourg — au couple impérial d'Autriche-Hongrie. Ce fut, comme nous aurons occasion de le redire, un voyage de pénible condoléance, après la mort de Maximilien tombé sous les coups des juaristes. François-Joseph portait au cœur la douloureuse blessure, qu'y avait enfoncée l'assassinat juridique de son frère ; et à cette poignante impression s'ajoutait le ressentiment de s'être vu arracher de vive force deux joyaux précieux de sa couronne : la Lombardie et la Vénétie... Sous le cérémonial des politesses de cour, quelles paroles de sincérité purent échanger les deux monarques, hier en armes l'un contre l'autre, et maintenant rapprochés par les liens de l'hospitalité ? L'un quitta la terre sans avoir dit son secret, et le second peu loquace n'en a confié les détails à personne, dans son entourage.

Les deux impératrices furent plus expansives et un écho de leurs entretiens alla frapper l'oreille d'un visiteur de hasard, pendant une garden-party, qui fut, sans doute, la dernière réjouissance de celle que guettait déjà le poignard de Luccheni. La mélancolique voyageuse, dont les propos s'étaient jusque-là confinés dans les impressions vagues de l'art et de la poésie, s'était laissé prendre longuement au rappel des souvenirs de Salzbourg. Après avoir exprimé ses sympathies personnelles pour la veuve du dernier empereur des Français, elle ajouta : Je sais qu'elle a été très opposée à la guerre d'Italie, dont la prompte terminaison fut en partie son œuvre. Elle s'est excusée auprès de nous-mêmes de n'avoir pu empêcher ces funestes combats ; elle s'en consolait à la pensée qu'elle en avait abrégé les maux et la durée.

Que ne fut-elle toujours aussi sage en ses conseils !

Le 16 juillet avait été la dernière journée que l'empereur eût passée sur le territoire italien, d'où ses alliés avaient eu autant de satisfaction à le voir partir que lui à le quitter. Le roi Victor-Emmanuel, le prince de Carignan et une suite nombreuse l'avaient accompagné jusqu'à Suze, limite extrême de la voie ferrée. Les deux monarques s'étaient séparés, après une accolade dont les effusions servaient à cacher mal un certain malaise. Pendant que le cortège de Napoléon s'éloignait dans les berlines de voyage, qui avaient à gravir le col du Mont-Cenis pour redescendre vers Saint-Jean-de-Maurienne, le roi était remonté dans son wagon, le ramenant à Turin. Il y avait pris place en poussant un soupir de soulagement où passait comme une bouffée d'ingratitude : Enfin, il est parti ! Les Italiens gardaient rancune à leur libérateur de s'être arrêté à mi-route, en ne les affranchissant pas complètement et d'un seul coup.

Mais Napoléon n'avait pas attardé longuement ses réflexions à supputer le plus ou moins de regrets qu'il laissait derrière lui. Le 17 juillet, il était de retour dans son château de Saint-Cloud, délicieux entre tous les châteaux de France et de Navarre. Il était sorti heureusement d'une aventure de guerre qui faillit, à deux fois, tourner très mal pour sa gloire. Il n'aspirait plus qu'à se remettre tranquillement d'une aussi chaude alerte. Après les discours officiels aux corps de l'État, après les mots qu'il fallait dire au pays d'une voix solennelle et de haut, il se reposait avec délices en la société d'Eugénie, du prince enfant et de ses familiers, que sa présence rassurait. Car, c'était l'époque de l'année où la Cour fuyait la chaleur et les poussières de Paris pour aller prendre ses plaisirs à l'ombre des parcs et des forêts. Temps d'arrêt plein de charmes, vacances prolongées, où notre récit va suspendre son cours pour laisser la place aux tableaux des changements de saisons, qui furent d'une si grosse importance dans leur vie privée. Fontainebleau, Saint-Cloud, Biarritz, Compiègne, combien abondante pourrait en être la chronique !

 

 

 



[1] Après les jours d'enivrement, lorsqu'elle eut appris à connaître aussi les désabusements de la fortune et du pouvoir, elle s'attristait des malveillances, qui n'avaient même pas la haine pour mobile ; elle se plaignait, dans une lettre du 13 juillet 1866, de ces esprits dangereux, qui cherchaient le mal où il n'existait pas et déchiraient leur prochain en amateurs sans but et sans cause :

On veut nous priver du peu de temps que nous jouissons d'air et de liberté ; s'ils savaient combien ce temps est précieux pour ceux qui sont condamnés aux préoccupations du présent et aux inquiétudes de l'avenir, ils nous laisseraient cette oasis, où nous tâchons d'oublier qu'il faut marcher, marcher toujours, avec les passions des uns... et les craintes des autres !

V. Les Femmes du Second Empire.

[2] On n'attache ici aucune importance à ce détail. Chez nous on aurait imposé à tout le monde des exercices supplémentaires. (DE MOLTKE, Lettre à la baronne de Moltke.)

[3] 19 mars 1856. — Une lettre de Persigny m'annonce que l'impératrice des Français est heureusement accouchée d'un fils. L'empereur, qui n'a pas quitté une minute la chambre de sa femme, était dans un état nerveux indescriptible ; il a sangloté sans interruption, pendant quinze heures. Quand l'enfant est né, il a, dans le transport de sa joie, embrassé d'affilée les cinq premières personnes qu'il a trouvées dans la pièce voisine ; puis, s'apercevant qu'il oubliait sa dignité, il a dit : Je ne peux pas vous embrasser tous. (Mémoires d'un ancien ministre, par lord MALMESBURY, p. 230.)

[4] Ou paraissant telle. En 1856, le baron de Moltke remarquait, dans une lettre à sa femme, que l'impératrice des Français était plutôt brunette.

[5] Elle passait pour être la fille d'un M. de Grancy.

[6] Il y eut cent cinquante-six personnes atteintes, dont huit succombèrent.