LE MASQUE DE FER

 

SUR MATTHIOLI

ET LES DERNIÈRES EXPLICATIONS DONNÉES À L'ÉNIGME DU PRISONNIER MASQUÉ

 

 

I

La solution à laquelle j'arrive dans l'étude qui précède n'est pas de celles qui s'imposent nécessairement à l'esprit et qui plaisent à tout le monde. Précisément parce qu'elle est toute négative et qu'elle rompt avec la tradition, une telle solution ne fait pas l'affaire des curieux. On s'est habitué à croire que l'homme au masque était un grand personnage, victime de la raison d'État ou d'une rancune royale ; on n'aime pas à reconnaître qu'on a été dupe d'une chimère, qu'on s'est passionné pour un personnage imaginaire. Ainsi s'explique la faveur avec laquelle est accueilli quiconque apporte une solution conforme aux données généralement admises.

Je ne saurais donc m'étonner ni qu'un écrivain distingué ait repris, au sujet de l'énigme du Masque de fer, la vieille explication du baron de Heiss et de Delort, ni du succès qui a accueilli cette résurrection accomplie avec beaucoup d'art. Je fais ici allusion à l'ouvrage de M. Marius Topin, livre couronné par l'Académie française, et qui compte aujourd'hui cinq éditions. Ce livre, je l'ai combattu lors de son apparition, et il s'en est suivi une polémique que je n'entends pas renouveler ici. J'ai pour M. Topin, pour son esprit ingénieux, élevé, consciencieux, la plus parfaite estime ; il possède la plupart des qualités qui font l'historien : la sagacité, la patience, l'érudition. Je me bornerai donc à extraire de l'Étude où j'ai essayé de réfuter son ouvrage les raisons les plus décisives, et j'aurai soin de dépouiller cette critique de tout caractère agressif, de la rendre autant que possible impersonnelle.

Son livre n'est pas précisément l'histoire du vrai Masque de fer ; c'est plutôt celle des principaux personnages à qui l'imagination populaire a attribué ce titre, et cette histoire est des plus curieuses ; elle révèle une foule de faits intéressants ; mais elle aboutit, après de longs préambules et de nombreuses hésitations, à une conclusion déjà bien des fois présentée et toujours réfutée avec avantage, à savoir que l'énigmatique personnage mort à la Bastille le 9 novembre 1703 n'était autre que le comte Matthioli, puni par Louis XIV de sa trahison dans l'affaire de la cession de Casal.

Cette conclusion, selon moi, n'est nullement fondée. M. Marius Topin a fourni lui-même une moitié de la démonstration, en prouvant par deux lettres précieuses, et dont la découverte est la plus importante de toutes celles qu'il a faites, que Matthioli n'avait point été, en 1681, conduit par Saint-Mars de Pignerol à Exiles, et qu'il était encore à Pignerol à la date du 27 décembre 1693. Je crois avoir apporté la seconde moitié de la preuve, en établissant, non par des raisonnements, mais par un document officiel, qu'à la même époque, quand Matthioli résidait à Pignerol, un détenu mystérieux, sur qui dès lors l'imagination populaire bâtissait d'étranges romans, était, et depuis longtemps déjà, tant à Exiles qu'aux îles Sainte-Marguerite, soumis à la garde la plus vigilante de Saint-Mars ; qu'en conséquence Matthioli et lui sont deux, et qu'ainsi le problème reste tout entier et toujours aussi impénétrable que jamais. Il ne se peut rien de plus clair que la question ainsi posée ; la plus légère attention suffit pour la comprendre.

Dans l'étude qui précède, j'ai déjà dit un mot des deux dépêches découvertes par l'auteur de l'Homme au masque de fer : j'y reviens ici pour en discuter la portée.

La première fut adressée par Saint-Mars à l'abbé d'Estrades, le 25 juin 1681. Saint-Mars annonce à cet abbé son prochain départ de Pignerol et sa nomination au gouvernement d'Exiles.

J'ai reçu hier seulement mes provisions de gouverneur d'Exiles avec deux milles livres d'appointements ; l'on m'y conserve ma compagnie franche et deux de mes lieutenants, et j'aurai en garde deux merles que j'ai ici, lesquels n'ont point d'autres noms que messieurs de la tour d'en bas ; Matthioli restera ici avec deux autres prisonniers. Un de mes lieutenants, nommé Villebois, les gardera, et il a un brevet pour commander en mon absence à la citadelle ou au donjon jusqu'à ce que M. de Rissan revienne, ou que Sa Majesté ait pourvu à cette lieutenance du Roi.

Voilà un fait nouveau et considérable. Matthioli n'a point suivi Saint-Mars à Exiles : il est resté à Pignerol. Il n'est point mort au mois de janvier 1687, comme je l'avais pensé autrefois, et comme M. Topin lui-même l'avait pensé et affirmé d'après moi.

A la fin du mois d'avril 1687, Saint-Mars passe d'Exiles au gouvernement des îles Honorat et Sainte-Marguerite. A cette époque, Matthioli est toujours à Pignerol. Il y est encore le 27 décembre 1693. C'est ce qui résulte d'une lettre non moins importante que la première, découverte aussi par M. Topin, et adressée, à cette date, par le ministre au sieur Laprade, qui depuis le 28 juillet 1692 (c'est du moins M. Topin qui dit cela) avait pris le commandement de Pignerol, laissé vacant par la mort du sieur de Villebois :

Vous n'avez qu'à brusler ce qui vous reste des petits morceaux des poches sur lesquelles le nommé Matthioli et son homme ont escrit, et que vous avez trouvés dans la doublure de leurs justaucorps où ils les avoient cachés.

Dans une autre lettre, en date du 26 février 1694, le même ministre, Barbezieux, annonce à Saint-Mars l'envoi prochain aux îles Sainte-Marguerite de trois prisonniers d'État qui se trouvent dans le donjon de Pignerol. Il lui demande s'il a des lieux sûrs pour les enfermer, et il ajoute, dans une missive du 20 mars suivant : Vous savez qu'ils sont de plus de conséquence, au moins un, que ceux qui sont présentement aux îles, et vous devez, préférablement à eux, les mettre dans les prisons les plus sûres.

M. Topin conclut que parmi ces trois prisonniers se trouvait Matthioli, et qu'il est celui qui est considéré comme étant de plus de conséquence que les autres inconnus alors captifs aux îles Sainte-Marguerite, celui qui est désigné par ces mots : au moins un. C'est là une pure hypothèse. En quoi cette lettre de Barbezieux, en quoi cet envoi de trois prisonniers qu'elle annonce prouvent-ils que parmi eux se trouvait l'homme que, plusieurs années après, en 1698, Saint-Mars conduira à la Bastille[1] ? En quoi cela montre-t-il que Matthioli soit cet homme ? M. Topin constate lui-même (p. 398) que depuis la dépêche de 1693, concernant ce que cet Italien écrivait sur les poches de son justaucorps, on cesse de le nommer ; son nom disparaît pour toujours de la correspondance officielle : aveu important et dont il faut prendre acte, car il donne lieu de conclure à la mort de Matthioli.

Un fait seulement résulte avec certitude des missives qui viennent d'être citées : c'est qu'au 27 décembre 1693, Matthioli est encore à Pignerol. Si donc on démontre qu'à cette date, et depuis plusieurs années déjà, un prisonnier mystérieux, bien plus mystérieux que Matthioli, était avec Saint-Mars aux îles Sainte-Marguerite, on aura renversé tout l'échafaudage laborieusement construit par M. Topin.

Cette preuve, la voici. Elle résulte d'une lettre que cet écrivain ignorait au moment où il imprimait son livre, lettre en date du 8 janvier 1688 et adressée par Saint-Mars à Louvois. Je la reproduis textuellement, avec sa vicieuse orthographe :

MONSEIGNEUR,

Je me donneray lhonneur de vous dire comme j'ay mis mon prisonnier quy est toujours valtudinaire à son ordinaire dans l'unne des deux nouvelles prisons que j'ay fait faire suivant vos commandement. Elles sont grandes, belles et claire, et pour leur bonté je ne croy pas qu'il y en ait de plus fortes ny de plus asseurés dans l'urope, et maismemant pour tout ce que peut regarder les nouvelles de vive voix de pret et de loing, se quy ne se peut trouver dans tous les lieux ou j'ay esté à la garde de feu monsieur Fouquet depuis le moment quil fut aresté. Avec peu de précaution, Ion peut maisme faire promener des prisonniers dans tout l'isle, sans crainte qu'ils se puissent sauver, n'v donner n'y resevoir auqunes nouvelles. Je prends la liberté, Monseigneur, de vous marquer en detail la bontté de se lieu, pour quand vous auriés des prisonniers à vouloir mettre en toute seureté avec un honneste liberté.

Dans toute sette province lon dit que le mien est monsieur de Baufort, et dautres dissent que cest le fils de feu Cronvel.

Voisy sy ioint un petit mémoire de la depance que j'ay faite pour luy l'année dernière. Je ne le rnet pas en détail, pour que personne par qui il passe puisse pénétrer autre chose que ce quils croyent.

Jay fait excequter, Monseigneur, les santances du conseil de guerre que le major d'isy c'est donne lhonneur de vous envoier.

Mon lieutenant nommé Laprade prend la liberté, Monseigneur, de vous suplier très humblement, par sa lettre sy jointe, de luy vouloir accorder un congé de deux mois pour aller en Gasconnie vaquer à ces afferes, ou davoir la bonté de luy faire donner un Commitimus, pour faire venir les parties quil le plaides au parlement d'Aix, ce quy feroit quil sacomoderoient plutost que de passer de leur province en sellesy. Je vous demande en grâce la permission de me dire avec tout le respect et la soumition possible,

Monseigneur,

Votre tres-humble, tres-obéissant et tres-obligé serviteur,

DE SAINT-MARS.

Aux Isles, ce 8e janvier 1688.

Je le demande à tout lecteur de bonne foi : cette lettre n'est-elle pas décisive ? Saint-Mars parle de son prisonnier comme s'il était l'unique, le prisonnier par excellence ; il dit : mon prisonnier. On a fait faire de nouvelles prisons où on le loge. Elles sont grandes, belles et claires ; il n'y en a pas de plus fortes en Europe. J'appelle surtout l'attention sur cette phrase : Dans toute cette province, on dit que le mien (mon prisonnier) est M. de Beaufort, et d'autres disent que c'est le fils de feu Cromwell. Et Saint-Mars ajoute qu'il envoie un petit mémoire de la dépense faite par ce prisonnier l'année précédente. Le mémoire est petit, ce qui montre bien que si le prisonnier est important à garder, il n'occupe pas un rang social fort élevé ; mais le mystère qui l'entoure est tel, que le gouverneur n'ose pas mentionner le détail des dépenses, pour que ceux entre les mains de qui ce mémoire peut passer ne puissent soupçonner autre chose que ce qu'ils croient[2].

Voilà, certes, un prisonnier à la garde duquel le gouvernement tient autant, pour le moins, qu'a celle de Matthioli. C'est bien l'homme sur qui s'exerce déjà l'imagination populaire : c'est lui qui va devenir le héros de la légende qu'elle brodera plus tard. Saint-Mars s'ingénie à dérouter l'opinion, et à ne point la détourner de la voie fausse où elle se jette.

Si donc le mystérieux captif réside dès 1688 aux fies Sainte-Marguerite, il n'est pas le même que Matthioli, qui (M. Topin le prouve) était encore à Pignerol au 27 décembre 1693, et qui n'y serait arrivé qu'après le 20 mars 1694. La démonstration est tellement claire et irrésistible qu'il est inutile d'insister. D'une part, peut-on dire à M. Topin, vous ne prouvez pas que Matthioli fût parmi les trois prisonniers transférés en 1694 de Pignerol aux îles ; d'une autre, vous n'établissez pas autrement que par une argumentation dénuée de preuves écrites que l'un de ces prisonniers soit celui qui est venu mourir à la Bastille ; enfin, et ceci est tout autrement grave, il y avait aux îles un inconnu bien plus mystérieux que Matthioli, et sur lequel la curiosité s'exerçait déjà quand ce dernier était encore à Pignerol.

 

II

Dans l'étude qui précède, j'ai montré que ce prisonnier, d'abord renfermé à Pignerol, avait suivi Saint-Mars dans tous ses changements de résidence. Il était arrivé aux fies Honorat et Sainte-Marguerite en même temps que son gardien, le 30 avril 1687, après un voyage de douze jours, pendant lequel le malheureux, déjà très-souffrant à son départ, avait toujours été malade par suite du défaut d'air : il voyageait enfermé dans une chaise de toile cirée. En donnant avis au ministre de cette arrivée, Saint-Mars ajoutait : Je puis vous assurer, Monseigneur, que personne au monde ne l'a vu, et que la manière dont je l'ai gardé et conduit fait que chacun cherche à savoir qui peut être mon prisonnier. (Lettre du 3 mai 1687.)

On a vu, par la lettre du 8 janvier 1688, textuellement reproduite plus haut, que les commentaires continuèrent après l'arrivée du maladif et mystérieux personnage : on supposa qu'il n'était rien moins que le fils de Cromwell ou le duc de Beaufort. La curiosité déjà éveillée ne s'endormira plus : la légende qui se précisera plus tard est déjà formée : on en saisit ici les premiers contours. En 1688, le prisonnier est toujours valétudinaire, ce sont les termes mêmes du gouverneur ; ce qui montre clairement que ce captif est bien celui qui est arrivé aux fies l'année précédente, déjà très-souffrant, et dont il est question dans la lettre du 3 mai 1687.

Cette dernière lettre, je l'ai publiée dans mon étude sur le Masque de fer. Elle prouve que, quelques jours avant la date de cette dépêche, Saint-Mars avait amené un prisonnier mystérieux d'Exiles aux îles Sainte-Marguerite. J'insiste sur ces mots qui la terminent : La manière dont je l'ai gardé et conduit fait que chacun cherche à savoir qui peut être mon prisonnier. Comment donc croire que la curiosité des habitants de l'île ne commença de s'éveiller que vers 1697, longtemps après l'arrivée aux îles des trois prisonniers inconnus envoyés de Pignerol ? Rien de saillant, dit M. Topin, dans le traitement du prisonnier amené d'Exiles, rien qui pût exciter la surprise, et, dans tous les cas, certitude évidente que cette surprise se serait produite au moins dans les premières années de son séjour aux îles Sainte-Marguerite. On vient de voir que cette curiosité, cet étonnement n'ont pas attendu dix ans pour se manifester, comme le dit encore M. Topin ; qu'ils ont éclaté dès le premier jour, et la lettre si décisive du 8 janvier 1688 établit, avec la clarté de l'évidence, qu'à cette date, et cinq ans avant l'arrivée aux fies des trois prisonniers de Pignerol, cette fièvre de curiosité touchait à son paroxysme et enfantait le récit légendaire auquel le temps n'a presque plus rien ajouté. Comme cette curiosité qui n'aurait éclaté que vers 1697 est l'un des principaux arguments de la thèse que je réfute, on avouera certainement que cette thèse est maintenant singulièrement ébranlée : l'argument s'est retourné contre elle, car c'est le prisonnier de 1687, et non l'un des trois inconnus de 1694, qui a été l'objet de la curiosité générale et la source première de la légende.

Ici pourtant se dresse une objection. Elle ressort de cette phrase de Barbezieux, qui se trouve dans la lettre du 20 mars 1694, où ce ministre annonce à Saint-Mars le prochain envoi aux îles de trois prisonniers d'État détenus à Pignerol : Vous savez qu'ils sont de plus de conséquence, au moins un, que ceux qui sont présentement aux isles ; vous devez, préférablement à eux, les mettre dans les prisons les plus sûres.

Je l'ai lue avec soin, cette phrase, et j'ai même prié M. Topin, qui s'y est prêté avec le plus courtois empressement, de me communiquer le texte entier de la dépêche qui la contient. Je me plais à dire ici que la phrase dont il s'agit s'y trouve textuellement, et j'emprunte à la missive les autres détails que voici : Le ministre dispense Saint-Mars d'aller au-devant des trois prisonniers. Il devra seulement préparer les meubles et vaisselles nécessaires à leur usage, et veiller à ce que les ouvrages qu'il jugera utiles soient terminés à leur arrivée. C'est, à peu de chose près, ce qui s'est passé pour le mystérieux prisonnier arrivé aux îles en 1687 ; seulement il semble que, pour lui , on ait fait faire une belle prison toute neuve : ici, il s'agit seulement de réparations et d'agrandissements.

Je le répète, la phrase est fidèlement reproduite. Eh bien, que prouve-t-elle, cette phrase ? Une seule chose : que, parmi les trois prisonniers envoyés de Pignerol en 1694, il y en a un qui est de plus de conséquence, aux yeux du ministre, que ceux qui sont alors aux fies. En quoi cela prouve-t-il que le futur Masque de fer ne fût pas déjà parmi ces derniers ? M. Topin part toujours de cette fausse idée que ce malheureux doit nécessairement avoir été un personnage de marque, un prisonnier de haut rang, qu'il convenait de garder plus strictement et avec plus de déférence que les autres. J'ai assez démontré jadis qu'il n'en est rien. Égards respectueux, table princière, linge d'une finesse extraordinaire, soins donnés directement par le gouverneur, visite d'un ministre au captif, j'ai fait justice de tous ces contes tout cela est de pure invention, ou s'explique par les usages aujourd'hui connus de la Bastille.

Ce n'était pas, je l'ai dit déjà et je le répète, ce n'était pas le rang qu'un condamné avait occupé dans le monde, c'était principalement soit la nature de son crime, soit l'intérêt politique, religieux ou social attaché à sa réclusion, qui déterminaient le degré de surveillance auquel il était assujetti. A la Bastille, comme dans la plupart des prisons d'État, il y avait plusieurs catégories de prisonniers soumis à des surveillances diverses. Ceux-ci recevaient des visites ; ceux-là jouissaient de ce qu'on appelait les libertés de la cour ; les uns étaient astreints au secret simple ; les autres, au secret absolu : il ne fallait pas moins qu'un ordre du Roi pour faire promener ces derniers. Le 3 mars 1699, Louis XIV écrivait à Saint-Mars, alors à la Bastille : Vous pouvez faire promener le sieur de Vic, ainsi que vous le proposez, en observant qu'il ne parle pas à d'autres prisonniers. Sans doute les privilèges résultant du rang et de la naissance se faisaient jour dans les prisons d'État, comme partout ailleurs à cette époque. Le Roi allouait des sommes plus ou moins fortes pour l'entretien des divers prisonniers, suivant leur position originelle dans la société. Le Masque de fer, le vrai, celui qui mourut à la Bastille, paraît avoir été meublé et entretenu comme les détenus de la condition la plus humble. Sa nourriture était abondante, trop abondante même, comme celle de tous les habitants de la Bastille, qui ne parvenaient pas sans peine à dépenser la somme allouée pour cet objet, et dont un lieutenant du Roi contrôlait l'emploi ; mais son mobilier était des plus misérables, à en juger par celui de son voisin de captivité, l'espion Constantin Renneville. L'un et l'autre étaient logés, non dans ce qu'on appelait les appartements, mais dans une des tours réservées aux pauvres diables. J'emprunte ici à dessein l'expression dont se sert M. Ravaisson, qui a fort bien exposé le régime intérieur de la Bastille. Ce mobilier était donc analogue à celui du prisonnier d'Exiles, mobilier qui ne fut, à son départ, vendu que treize écus, et cette vente, pour le dire en passant, montre que ce mobilier était sa propriété, et non celle de l'État. Le Roi généralement ne pourvoyait qu'à la nourriture ; les prisonniers se meublaient avec leurs ressources personnelles, quand ils en avaient.

Aux îles Sainte-Marguerite (c'est là un fait nouveau, sur lequel j'appelle toute l'attention du lecteur), le prisonnier venu d'Exiles avait, en 1695, quatre compagnons d'infortune, tous soumis à une surveillance identique, tous traités absolument sur le même pied que lui, mais toutefois d'une façon moins grossière que les vulgaires criminels appartenant à la population ordinaire des prisons. Une dépêche de Pontchartrain, adressée à Saint-Mars, le 9 janvier 1695, nous apprend que la dépense annuelle de ces cinq prisonniers avait été réglée à 900 livres pour chacun, somme qui excédait celle qui était allouée aux prisonniers vulgaires détenus dans les châteaux forts autres que la Bastille, pour lesquels (c'est la lettre qui nous l'apprend) le Roi ne dépensait alors que vingt sols par jour[3].

Ainsi donc, ce ne sont pas trois, mais cinq prisonniers d'une position sociale au-dessus de la plus infime, qui résident aux îles en 1695, neuf mois seulement après l'arrivée des trois dont parle M. Topin : tous sont traités de la même manière et sur un pied parfait d'égalité : cela résulte de la lettre de Pontchartrain, qui vient d'être citée, et d'une autre encore plus claire et plus démonstrative, que je produirai tout à l'heure. Qu'on choisisse maintenant et qu'on dise lequel des cinq sera plus tard le Masque de fer. Quant à moi, je n'en sais rien, ni personne non plus probablement. Le prisonnier transporté d'Exiles, dans une chaise hermétiquement close, est au nombre de ces prisonniers ; Matthioli se trouve aussi parmi eux, si toutefois il a été un des trois inconnus envoyés de Pignerol neuf mois auparavant, si, encore, il n'est pas mort soit dans cette forteresse, soit aux fies, depuis la dernière lettre où l'on parle de lui : chose à peu près certaine, puisqu'à partir de 1693, son nom disparaît pour toujours de la correspondance officielle, tandis qu'il figure en toutes lettres dans nombre de dépêches antérieures. Enfin, outre ces deux prisonniers, il y a, en sus, trois autres détenus, tous soignés, traités, nourris, surveillés comme les deux premiers, tous aussi parfaitement inconnus. Lequel, parmi les cinq, est le Masque de fer ?

Dira-t-on que c'est le plus ancien, celui que Barbezieux, dans une lettre du 17 novembre 1697, adressée à Saint-Mars, appelle votre ancien prisonnier ? Je répliquerai que le plus ancien, c'est celui d'Exiles, celui qui figure dans la lettre si curieuse du 8 janvier 1688, qu'on a lue plus haut. A la rigueur même, je pourrais le prouver, car voici un autre missive de Barbezieux, écrite le 13 août 1691, quelques jours après la mort de Louvois, missive adressée aussi à Saint-Mars, alors aux îles, et quand Matthioli est encore certainement à Pignerol, puisque les trois prisonniers, parmi lesquels M. Topin le fait figurer, sans preuves certaines, ne sont arrivés eu Provence qu'au cours de l'année 1691. Dans cette dépêche, déjà publiée par Carra et par M. Paul Lacroix, on lit cette phrase, qui porte un nouveau coup, et des plus terribles, à la thèse que je combats :

Lorsque vous aurez quelque chose à me mander du prisonnier qui est sous votre garde depuis vingt ans, je vous prie d'user des mêmes précautions que vous faisiez quand vous écriviez à M. de Louvois.

Vingt ans ! Cela nous reporte à l'année 1671, et Matthioli (cela est certain) n'a été arrêté et conduit à Pignerol qu'en 1679. Le prisonnier auquel cette lettre de Barbezieux s'applique n'était donc pas Matthioli : sa captivité était plus ancienne que celle de ce dernier. Je sais bien, et je l'ai déjà dit ailleurs, que Barbezieux n'a probablement pas pris la peine de vérifier et de rapprocher les dates, et qu'ils ne faut pas prendre au pied de la lettre le chiffre rond qu'il assigne à la captivité du prisonnier inconnu. Mais enfin, quand il écrivait cette lettre de 1691, Matthioli était depuis onze ans seulement à Pignerol : le nouveau ministre s'écartait là d'une manière un peu trop forte de la vérité approximative ; s'il voulait, en effet, user d'un nombre rond, c'était dix et non pas vingt ans qu'il aurait dû mentionner. Dans tous les cas, sa lettre, je le répète, s'applique évidemment au prisonnier d'Exiles, puisqu'en 1691 Matthioli était encore à Pignerol : et ce prisonnier est ancien, puisqu'il est sous la garde de Saint-Mars depuis vingt ans : c'est donc lui, et non Matthioli, qui sera désigné plus tard par ces mots : votre ancien prisonnier. Comment ne pas reconnaître qu'il y a là encore une grosse pierre d'achoppement pour le système qui fait de ce diplomate l'homme au masque de fer ?

Le dernier défenseur de ce système a beaucoup insisté sur les termes de la lettre de Saint-Mars à l'abbé d'Estrades, au moment du départ de ce gouverneur pour Exiles : J'aurai en garde deux merles que j'ai ici (à Pignerol), lesquels n'ont point d'autres noms que messieurs de la tour d'en bas.

Le mot merle, ainsi employé (c'est M. Topin qui parle), ne peut s'appliquer qu'à des personnes vulgaires, insignifiantes, et ayant aussi peu de notoriété que d'importance. C'est pourtant parmi ces deux merles que jusqu'ici on a vu l'Homme au masque de fer. Dira-t-on qu'une seule preuve ne suffit pas pour établir l'entière obscurité de ces deux prisonniers de Saint-Mars ? Mais elle résulte aussi, et jusqu'à l'évidence, de tout ce que nous avons dit du traitement dont étaient l'objet les prisonniers de Saint-Mars à Pignerol, à l'exception de Fouquet, de Lauzun et de Matthioli.

Ceci est imprimé à la page 331 du volume. L'auteur oublie que quelques pages plus haut (page 309), il nous a appris que Matthioli, d'abord désigné sous le faux nom de Lestang, avait longtemps habité la tour dite d'en bas, avec un moine jacobin. Il était alors traité exactement comme ce moine, qui fut l'un des deux merles emmenés par Saint-Mars de Pignerol à Exiles. On les avait mis ensemble par économie, afin, disait Louvois, d'éviter l'entretien de deux aumôniers[4]. Le moine était à moitié fou ; il montait tout nu sur son lit et y criait, à pleins poumons, des choses sans rime ni raison. Voilà l'explication la plus raisonnable du mot merle, employé par Saint-Mars. Du reste, Matthioli n'était pas beaucoup plus raisonnable que le moine : il donnait les signes d'un commencement d'aliénation mentale ; il s'emportait contre son geôlier ; il l'invectivait. Le lieutenant Blainvilliers le menaçait d'une rude discipline s'il n'était plus sage et modéré dans ses paroles, et Saint-Mars écrivait au ministre, qui approuvait ses procédés : J'ai chargé Blainvilliers de lui dire, en lui faisant voir un gourdin, qu'avec cela on rendait les extravagants honnêtes, et que, s'il ne le devenait, l'on saurait bien le mettre à la raison[5].

Voilà les aimables procédés dont Matthioli fut l'objet à Pignerol. Loin que ce traitement fût exceptionnel, et semblable à celui dont on usait envers Fouquet et Lauzun, il fut au contraire très-grossier, analogue de tous points à celui qu'on infligeait aux prisonniers ordinaires, aux merles condamnés au secret absolu, et qui se permettaient de troubler par leurs cris le repos de la citadelle. Si Matthioli fut en effet, ce que rien ne prouve, un des trois prisonniers transférés, en 1694, de Pignerol aux îles Sainte-Marguerite, on a pu voir que, dès l'année suivante, le régime auquel il était soumis ne différait en rien de celui de ses quatre compagnons d'infortune. Frais d'entretien, surveillance, nourriture, tout leur était commun : point de nuances entre eux sous tous ces rapports. La politesse dont on faisait preuve envers ces détenus, et dont, on l'a vu, Matthioli ne ressentit guère les effets pendant son séjour à Pignerol, prouverait même qu'il n'était pas du nombre de ces prisonniers.

Il faut insister sur cette complète parité de traitement, car elle contredit une opinion généralement acceptée sur la foi de Voltaire et reproduite par M. Topin. J'ai promis tout à l'heure d'en fournir encore une preuve décisive. On a lu plus haut la première, qui est une dépêche de Pontchartrain. Voici la seconde ; je la tire d'une pièce curieuse dont j'indique la source en note, source qui est la même que celle de la lettre si concluante de janvier 1688. C'est sur l'original même que je copie :

MONSEIGNEUR,

Vous me commandes de vous dire comment l'on en euze quand je suis apsent, ou malade, pour les visites et précautions qui se font iournellement aux prisonniers qui sont commis à ma garde.

Mes deux lieutenant servent à manier aux heures reglées, insy qu'ils me l'ont veu pratiquer, et que je fais encore très souvent lorsque ie me porte bien ; et voisy comment, Monseigneur. Le premier venu de mes lieutenant quy prend les clefs de la prison de mon ensien prisonnier par ou Ion commence, il ouvre les trois portes et entre dans la chambre du prisonnier quy luy remet honnestement les plats et assiettes qu'il a mis les unnes sur les autres, pour les donner entre les mains du lieutenant quy ne fait que de sortir deux portes pour les remettre à un de mes sergents qui les resoit pour les porter sur une table à deux pas de là, ou est le segond lieutenant qui visite tout ce quy entre et sort de la prison, et voir s'il n'y a rien d'ecrit sur les vaisselles ; et après que Ion ley a tout donné le nésésaire, l'on fait la visite dedant et desous son lit, et de là aux grilles des fenestres de sa chambre, et aux lieux, insy que par toute sa chambre, et fort souvent sur boy ; apres luy avoir demandé fort sivilement s'il na pas besoin d'autre chose, Ion ferme les portes pour aller en faire tont autant aux autres prisonniers.

Deux fois la semaine, Ion leurs fait changer de linge de table, insy que de chemise et linges dont ils se servent, que l'on leurs donne et retire par compte après les avoir tous bien visités.

Lon peut estre fort atrapé Beur le linge qu'on sort et entre pour le service des prisonniers qui sont de considération, comme i'en ay eu qui ont vouleu corompre par argen les blanchiseuze qui m'ont avoué quels navoit peu faire ce que Ion leurs avoit dit, attendu que je fesois mouiller tout leurs linge en sortant de leurs chambre, et lorsqu'il étoit blanc et demy sec, la blansicheuse venoit le passer et detirer chez moy en présence d'un de mes lieutenant quy enfermoit les paniers dans un coffre ieusque a se que l'on le remit aux vallets de messieurs les prisonniers. Dans des bougies il y a beaucoup a se me-fier : ien ay trouvé ou il avoit du papier au lieu de mèche en la rompant, ou quand Ion s'en sert. J'en envoies (envoyais) ageter à Turin à des boutiques non affectée. Il est aussy Ires dangereux de sortir de ruban de ehes un prisonnier seur lequel il écrit comme saur du linge sans quon sen apersoive.

Feu monsieur Fouquet fesoit de beau et bon papier, saur lequel le luy laisois ecrire, et apres jalois le prendre la nuit dans un petit nechet qu'il avoit cousu au fond de son au de chose que j'envoles i feu monseigneur votre père.

Le commencement de la seconde feuille a été déchiré par inadvertance ; il ne reste que ce qui suit :

en

l'hon

quy

il y a

quy a leurs

des prisons, dont je ne veux pas q... on entende une voix.

Pour dernière précausion, l'on visite de temps à autre les prisonniers de iour et de nuit à des eures non reglées, ou souvent l'on leurs trouve quil ont ecrit seur de mauvais linge quy ny a queux qui le saures lire, comme vous aves veu par ceux que ie eu lhonneur de vous adresser. — S'il faut que je face, Monseigneur, autre chose pour mieux remplir mon devoir, je feray gloire toute ma vie de vous obéir avec le maime respect et soumission que je suis,

Monseigneur,

Votre tres humble, tres obéissant et tres obligé serviteur.

DE SAINT-MARS.

Aux Isles, ce 6e janvier 1696.

Dans le haut de la lettre, une plume très-fine a tracé le sommaire de la réponse qui devait être faite à Saint-Mars :

Le Roy a esté bien aise de scavoir les mesures qu'il prend, auxquelles S. M. n'a pas jugé à propos de rien adjouter, et S. M. lui recommande de les faire observer.

Ce curieux document jette une pleine lumière sur la question qui s'agite en ce moment[6] montre clairement que les cinq captifs inconnus des îles Sainte-Marguerite recevaient du gouverneur un traitement, des soins, une nourriture absolument identiques ; qu'ils étaient soumis à la même surveillance. On commençait la visite par l'ensien prisonnier ; après quoi l'on fermait les portes de son cachot, pour aller en faire autant aux autres. Tous subissaient le sort des détenus condamnés au secret absolu, sans distinction entre eux, sans faveur exceptionnelle, sans régime particulier pour aucun, pas même pour le plus ancien en date.

Une autre observation non moins intéressante ressort de cette dépêche : elle exclut toute possibilité que l'ancien prisonnier dont elle fait mention puisse être Matthioli

On se souvient que, dans la dernière lettre où il soit nommé, et qui est du 27 décembre 1693, le ministre Barbezieux recommande de brûler les morceaux des poches où Matthioli et son homme ont écrit.

Matthioli a donc un domestique, compagnon de son étroite captivité ; il en a un dès 1684, comme on l'apprend par une missive du 1er mai de cette année , missive qui nous montre ce valet prenant fait et cause pour son maître et puni de son emportement ; il en a encore un en 1693, ainsi qu'on vient de le voir. M. Topin insiste fortement sur ce point : J'ai le droit, dit-il, de faire une distinction capitale entre le prisonnier qui a un valet et celui, tel qu'Eustache d'Auger, qui sert de valet à Fouquet. Matthioli a un valet. Matthioli est le seul prisonnier un peu considérable qu'ait laissé Saint-Mars à Pignerol.

Voilà donc qui est bien entendu. Matthioli a un valet ; il n'est pas traité sur le même pied que ses vulgaires compagnons d'infortune, condamnés à la réclusion solitaire. Eh bien, le prisonnier dont il est question dans la lettre du 6 janvier 1696, ce prisonnier que M. Topin revendique et déclare être évidemment l'Homme au masque[7], ce prisonnier n'a pas de valet ; il ne jouit pas de plus de privilèges que ses voisins, captifs dans le même donjon de Sainte-Marguerite ; il se sert lui-même ; un lieutenant du gouverneur lui apporte sa nourriture, comme il le fait pour tous les autres ; le prisonnier a pris soin d'empiler les plats et les assiettes qui ont servi à son repas précédent ; il les remet lui-même entre les mains du lieutenant.

Certes, il suffit de lire, même superficiellement, tout ce passage pour se convaincre que l'homme qui se sert ainsi lui- même, qui en est réduit à ces petits détails de ménage que la lettre décrit, n'a pas de domestique à son service. Donc, puisque le signe distinctif de Matthioli est le valet attaché à sa personne, l'inconnu désigné dans la lettre de 1696, et dont Topin reconnaît les droits incontestables au Masque de fer, cet inconnu n'est pas Matthioli. C'est un prisonnier quelconque, de mince extraction probablement, traité sans plus de soins ni d'égards que ses compagnons de captivité, comme le prouvent clairement les mots : pour aller en faire tout autant aux autres prisonniers. Notons que, selon l'écrivain que je réfute ici, le traitement assez dur appliqué, dans le principe, à Matthioli alla toujours s'adoucissant à partir du moment où Louis XIV, en prenant définitivement possession de Casai, eut réparé l'échec que ce traître avait infligé à sa politique. Si cette remarque est juste, elle exclut toute idée qu'après avoir si longtemps gratifié Matthioli d'un domestique, on l'en ait privé précisément au temps où l'on s'était départi des rigueurs dont il avait d'abord été l'objet.

J'examinerai, en terminant, un dernier argument invoqué par ceux qui identifient le ministre mantouan et le Masque de fer. Le nom même de Matthioli, légèrement altéré par erreur ou négligence, figure, dit-on, sur le registre mortuaire de l'église Saint-Paul, où le service funèbre du prisonnier masqué fut célébré le 20 novembre 1703. On sait que le nom inscrit sur ce registre est Marchialy, nom qui ne diffère pas beaucoup en effet de l'orthographe qu'ont adoptée, je ne sais trop pourquoi, la plupart des écrivains qui ont parlé du ministre mantouan, car la véritable orthographe italienne est Mattioli.

Dans l'étude qui précède, j'ai déjà fait remarquer combien l'imprudence eût été grande d'inscrire sur les registres de la paroisse dont dépendait la Bastille un nom aussi approchant du véritable, si, en effet, le Masque de fer n'eût été autre que l'ancien ministre du duc de Mantoue, et cela, à l'époque où ce prince, arrivant à Paris, pouvait ainsi apprendre l'horrible vengeance exercée contre son ancien agent. M. Topin objecte que Charles IV était aussi désireux d'être débarrassé de son complice que pouvait l'être Louis XIV lui-même. Je le veux bien ; mais il n'en reste pas moins évident que l'inscription naïvement révélatrice du registre mortuaire est en contradiction avec toutes les précautions précédemment prises. La contradiction n'est qu'apparente, reprend M. Topin, et voici pourquoi. Lorsque l'Homme au masque mourut, on ignorait que Dujonca, le lieutenant de Roi à la Bastille, tint un journal, ce même journal qui a guidé les recherches faites par le P. Griffet sur les registres de la paroisse Saint-Paul. On pensait que les missives racontant l'enlèvement de Matthioli resteraient à jamais impénétrables dans les archives de Versailles. D'ailleurs, le nom du ministre de Charles IV avait disparu dans les dépêches depuis la fin de 1693, et tout lien entre ce ministre et l'homme dont le décès était enregistré le 20 novembre 1703 semblait rompu.

Quoi ! voilà sur quels futiles motifs le cabinet de Versailles s'est fondé pour inscrire le nom de sa victime sur un registre public ! voilà de quelles naïves illusions il s'est bercé ! Quoi ! tant d'imprudence après tant de précautions ! On n'a pas prévu que la disparition de Matthioli, disparition qui devait avoir causé une certaine émotion en Savoie, inspirerait l'idée de chercher ce qu'il était devenu ! On avait pris tant de soins pour abuser les contemporains, et l'on n'en aurait pris aucun pour dérouter l'histoire et la postérité ! Ce nom qui avait fait un certain bruit en Piémont, où il était fort connu, on l'a laissé inscrire sur un registre que tout le monde pouvait lire, que les curés et les vicaires successifs chargés de tenir l'état civil de la paroisse, feuilletaient chaque jour. Le duc de Mantoue, dit-on, ne portait plus aucun intérêt à son ancien ministre. Mais Matthioli laissait des parents : à l'époque de son arrestation, il avait un père, une femme, deux fils ; plusieurs membres de cette famille vivaient encore en 1703. Elle avait, cette famille, grand intérêt à savoir ce qu'était devenu son chef, ne fût-ce qu'afin de pouvoir se mettre en possession de ses biens. Ajoutons qu'il était d'usage, c'est un fait connu, de donner sur les registres mortuaires un faux nom aux prisonniers condamnés au secret absolu et morts dans les prisons d'État[8] ; et c'est justement pour celui dont on avait soigneusement dissimulé le sort terrible qu'on aurait fait une exception ; c'est pour lui qu'on aurait commis cette imprudence révélatrice qui contredit si étrangement les précautions antérieures ! Loin de corroborer le système qui voit dans Matthioli l'homme au masque, je dis que l'inscription sur un registre public d'un nom si rapproché du sien est au contraire l'un des arguments les plus décisifs contre ce système.

Une dernière observation. Si l'acte de décès a dit vrai pour le nom, il faut admettre qu'il a dit vrai aussi pour l'âge, et cela en vertu de cet axiome juridique, que l'aveu est indivisible de sa nature. Or, cet acte commence ainsi : Le 19 (novembre 1703), Marchialy, âgé de quarante-cinq ans environ, est décédé dans la Bastille. Né le 1er décembre 1640, Matthioli aurait eu, au 9 novembre 1703, non pas quarante-cinq, mais soixante-trois ans. On avouera que la différence est un peu forte. Et si l'on prétend qu'il y a eu falsification pour l'âge, ne devra-t-on pas, à fortiori, admettre que le même mensonge public a été opéré pour le nom, bien autrement révélateur que l'âge ?

 

III

On le voit, le mystère qui entoure la victime morte à la Bastille en 1703 n'est nullement percé. De sa qualité, de son nom, des motifs de sa réclusion, on ne sait absolument rien. Tout se réduit, en dernière analyse, à des hypothèses vingt fois émises déjà et vingt fois combattues avec succès. Un seul point nouveau est désormais acquis : c'est qu'il y a eu aux îles Sainte-Marguerite, dès 1687, quand Matthioli était encore à Pignerol, un prisonnier plus mystérieux que lui, captif depuis longtemps et dans lequel l'imagination populaire voyait déjà le fils de Cromwell ou le duc de Beaufort. Est-ce cet inconnu, est-ce Matthioli, est-ce un troisième captif qui fut, en 1698, transféré à la Bastille ? Personne ne le pourrait dire. Le fil qui lie le Masque de fer, mort en 1703, soit au prisonnier transporté d'Exiles aux Îles Sainte-Marguerite en 1687, soit à l'un des prisonniers transférés de Pignerol dans ces îles au cours de 1694, ce fil se rompt pendant le séjour de l'un et l'autre en Provence, sans qu'il soit possible d'en rattacher les deux extrémités. Pour opérer la jonction, on n'a plus d'autre lumière que ces mots employés par Barbezieux : votre ancien prisonnier, mots qui s'appliquent aussi bien à l'un qu'à l'autre des deux captifs dont il vient d'être question, quoiqu'ils paraissent mieux convenir au captif venu d'Exiles qu'à Matthioli.

Ces mots vagues et élastiques, on les retrouve dans le journal de Dujonca, au moment de l'arrivée de Saint-Mars à la Bastille. Ce dernier amène alors dans sa litière un ensien prisonnier qu'il avait à Pignerol.

A ce moment, le prisonnier porte un masque, fait qui a beaucoup exercé l'imagination des historiens, et qui pourtant ne prouve pas grand'chose. J'en ai déjà donné une explication naturelle, et qui plaiderait même en faveur de cette opinion, que le captif de la Bastille serait bien celui qu'on avait amené, en 1687, d'Exiles aux Iles de Provence. On se rappelle que ce malheureux fit ce premier voyage dans la chaise de toile cirée, où il était hermétiquement enfermé et caché à tous les regards. Quand il fallut plus tard lui imposer le  voyage de Paris, on recula sans doute devant l'emploi d'un moyen de claustration aussi pénible. On préféra lui appliquer un masque, et l'usage de ce masque fut continué à la Bastille, lorsqu'on lui faisait prendre l'air au dehors, soin que sa santé réclamait. Le masque n'aurait donc été qu'un palliatif destiné à concilier l'humanité avec les exigences réglementaires de la Bastille. Ce n'était pas là, ainsi que je l'ai dit ailleurs, un fait unique et sans précédent. Je ne saurais trop le répéter, il est probable qu'il y a eu plusieurs masques de fer, et que le dernier en date, celui qui mourut en 1703, hérita, par une synthèse qui s'opère aisément dans l'esprit public, de toutes les particularités propres à ses prédécesseurs. Ces sortes de synthèses ne sont pas rares dans l'histoire : c'est ainsi que s'est formée la légende de Guillaume Tell, dont l'origine a été retrouvée au troisième siècle.

Dans sa réponse au P. Griffet, Sainte-Foix rapporte ce qui suit : Un chirurgien nommé Nélaton (voilà un nom prédestiné !), qui allait tous les matins au café Procope, y a raconté plusieurs fois qu'étant premier garçon chez un chirurgien près de la porte Saint-Antoine, on vint un jour le chercher pour une saignée, et qu'on le mena à la Bastille ; que le gouverneur l'introduisit dans la chambre d'un prisonnier qui avait la tête couverte d'une longue serviette nouée derrière le cou. Voilà qui confirme bien ce que j'ai dit de ne laisser voir par personne le visage des prisonniers de la Bastille, condamnés au secret absolu. Dans tous les cas où il fallait les exposer à être vus, soit pour leur faire prendre l'air, soit pour le soin de leur santé, on les masquait. Que ce fût au moyen d'une serviette ou d'un masque de velours, cela importe peu, et, au fond, c'est tout un.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] La prétendue preuve résulte uniquement du rapprochement que voici : dans sa lettre à l'abbé d'Estrades, Saint-Mars écrit : Matthioli restera à Pignerol avec deux autres prisonniers. Il écrivait cela en juin 1681. Plus tard, en 1694, trois prisonniers sont envoyés aux lies Sainte-Marguerite. M. Topin conclut que ce sont les mêmes qui avaient été laissés à Pignerol treize ans auparavant, et que Matthioli est un des trois. Mais en treize ans, que d'événements ont pu se passer ! que de prisonniers inconnus être envoyés à Pignerol ! Qui peut affirmer que Matthioli fut parmi les transférés ? On verra plus loin, qu'il mourut vraisemblablement au moment de partir pour les îles ou en y arrivant.

[2] Remarquons de plus qu'a la date de la lettre, au 8 janvier 4688, Saint-Mars a pour lieutenant aux Iles Sainte-Marguerite ce même Laprade que M. Topin dit avoir passé au commandement de Pignerol le 28 juillet 4692. Gela n'a rien d'impossible ; mais il faut admettre alors qu'il avait, comme Saint-Mars, suivi le prisonnier inconnu à Sainte-Marguerite, et qu'il fut ensuite promu au commandement de Pignerol. Il était lieutenant de Saint-Mars depuis janvier 1678. Voyez l'Histoire de la détention de Fouquet et autres, par DELORT, t. I, p. 212.

[3] Cette lettre a été publiée par M. Depping dans la Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, t. II, p. 276.

[4] Louvois se ravisa plus tard, et il donna l'ordre à Saint-Mars de séparer les deux prisonniers et de les mettre au secret le plus absolu. Le gouverneur répondit, par lettre du 11 mars 1684, qu'il les garderait à l'avenir aussi sévèrement et exactement qu'il avait fait autrefois pour Fouquet et pour Lauzun. Voilà encore qui contrarie le système de M. Topin. Cette lettre prouve en effet que les deux merles n'étaient point des prisonniers insignifiants, comme il le dit, puisqu'on les gardait avec autant de soins qu'autrefois Fouquet et Lauzun.

[5] Lettre du 25 octobre 1680, datée de Pignerol.

[6] Les originaux de cette lettre et de celle de janvier 1688 qui précède m'ont été communiqués par M. Mauge-du-Bois-des-Entes, conseiller honoraire à la cour d'appel d'Orléans. Avant de me les soumettre, il les avait fait connaître déjà à M. de Monmerqué, qui les avait imprimés au tome III des Documents historiques tirés des collections manuscrites de la Bibliothèque nationale et des Archives. Le haut de la seconde feuille de la lettre de 1696 a été déchiré par inadvertance, et probablement par un domestique, qui, voyant ce papier sur le bureau de son maitre et le jugeant sans importance, en a pris un morceau pour allumer une bougie. Ce fait m'a été attesté par feu M. Mauge. Il n'y a pas d'autre mystère dans cette lacune.

[7] Le correspondant, n° du 25 janvier 1870, p. 293.

[8] Voltaire, dit M. Paul Lacroix (Histoire de l'Homme au masque de fer, p. 78), n'eût pas été intrigué du nom italien de Marchialy s'il avait lu ce passage des Remarques historiques sur le château de le Bastille, imprimées quatre ans plus tard : Le ministère n'aime pas que les gens connus meurent à la Bastille. Si un prisonnier meurt, on le fait inhumer à la paroisse de Saint-Paul, sous le nom d'un domestique, et ce mensonge est écrit sur le registre mortuaire, pour tromper la postérité. Il y a un autre registre où le nom véritable des morts est inscrit. Ce registre n'a point été retrouvé dans les archives de la Bastille.

Rappelons ici qu'à Pignerol Matthioli reçut d'abord le nom de Létang, et qu'à la Bastille, l'Homme au masque parait avoir été désigné sous celui de Latour.