L'AFFAIRE DES POISONS

 

MADAME DE MONTESPAN ET L'AFFAIRE DES POISONS

 

 

En traçant dans l'étude qui précède le tableau général de l'affaire des poisons et de l'immense procédure à laquelle elle donna lieu, je n'ai touché qu'en passant aux graves suspicions qu'elle laisse planer sur la tête de madame de Montespan. C'est cet épisode que je voudrais examiner de plus près, à la clarté des révélations contenues dans le sixième volume des Archives de la Bastille.

Il s'agit des attentats médités ou exécutés par la marquise de Montespan, avec l'aide de la Voisin, contre les jours de ses rivales, les duchesses de la Vallière et de Fontanges, et contre la vie même de son royal amant. Parmi les accusations dont la Chambre ardente devait connaître, il en est plusieurs sur lesquelles la sagacité la plus pénétrante ne saurait jeter une complète lumière : celles qui pèsent sur le maréchal de Luxembourg et sur les deux nièces de Mazarin, la duchesse de Bouillon et la comtesse de Soissons, sont de ce nombre. Mais l'affaire de madame de Montespan l'emporte en obscurité sur toutes les autres, les efforts les plus habiles ayant été faits pour en dérober la connaissance non-seulement à la postérité, mais à la Chambre de l'Arsenal elle-même.

Le jour où les révélations devinrent assez graves pour qu'il ne fût plus possible de fermer les yeux sur les charges qui accablaient la maîtresse du roi, la procédure fut brusquement enrayée ; il y eut ordre de garder le silence sur certains faits particuliers ; la Chambre même fut suspendue pendant plusieurs mois, jusqu'à ce qu'enfin un avocat habile eût trouvé le plan qui permettait de frapper les accusés vulgaires sans compromettre ceux qu'on voulait ménager. Le secret des enquêtes dirigées contre de hauts personnages fut enfermé dans un petit cercle composé de Louvois, de Colbert et de la Reynie, et il se pourrait bien que Louis XIV lui-même n'eût pas connu la vérité tout entière, comme tendraient à le prouver les efforts tentés par l'avocat Claude Duplessis pour disculper à ses yeux madame de Montespan, et le reste de considération dont, jusqu'au jour où elle céda enfin la place à une femme non moins ambitieuse qu'elle-même, mais plus réservée et plus habile, il continua d'entourer cette altière et vindicative maîtresse.

Comment voir clair au milieu de ténèbres si savamment accumulées ? On comprend que M. Ravaisson n'ait point fait précéder ses deux derniers volumes d'un résumé propre à guider le lecteur, et se soit borné à quelques notes éparses et sommaires. Il serait téméraire de prétendre accomplir une tâche devant laquelle ce savant et infatigable éditeur a reculé : mais, à défaut d'une certitude absolue que l'état incomplet des documents ne permet guère d'attendre, on peut du moins chercher où sont les vraisemblances : en essayant d'établir avec méthode les faits acquis, on peut éclairer ceux qui sont douteux, conclure du connu à l'inconnu, rapprocher les crimes présumés de leurs mobiles, et tendre ainsi au lecteur, perdu dans un dédale d'enquêtes, d'interrogatoires, de rapports contradictoires, d'aveux quelquefois suivis de rétractations, un fil conducteur qui lui permette d'y marcher sans trop s'égarer.

 

I

S'il fallait en croire Saint-Simon, ce serait le marquis de Montespan lui-même qui, par son aveuglement, aurait poussé sa femme dans les bras de Louis XIV. Elle l'avertit du soupçon de l'amour du Roi pour elle ; elle ne lui laissa pas ignorer qu'elle n'en pouvait plus douter. Elle l'assura qu'une fête que le Roi donnait était pour elle ; elle le pressa, elle le conjura avec les plus fortes instances de la mener dans ses terres de Guyenne, et de l'y laisser jusqu'à ce que le Roi l'eût oubliée ou se fût engagé ailleurs. Rien n'y put déterminer Montespan, qui ne fut pas longtemps sans s'en repentir et qui, pour son tourment, vécut toute sa vie et mourut amoureux d'elle, sans toutefois l'avoir jamais voulu revoir depuis le premier éclat.

C'est là, selon toute apparence, une fable imaginée par madame de Montespan pour couvrir d'un voile décent une défaite qu'elle-même avait cherchée : Saint-Simon, qui pourtant ne pèche pas par excès de crédulité naïve, aura été dupe d'une rouerie de cette habile comédienne. La fête à laquelle il fait allusion est celle que Louis XIV donna en réjouissance de la paix d'Aix-la-Chapelle, et où Georges Dandin fut représenté pour la première fois. Cette fête commença le 18 juillet 1668 au matin et se termina le lendemain à l'aurore : elle eut pour principal théâtre le château et les jardins de Versailles, qui, bien qu'encore inachevés, surpassaient déjà en magnificence toutes les demeures royales construites en France jusque-là. Quoiqu'elle eut dans ces réjouissances la part principale, madame de Montespan n'était point assise à la table du Roi, mais à celle dont la duchesse de Montausier faisait les honneurs.

Or, la procédure instruite contre les empoisonneurs nous apprend qu'à cette date de juillet 1668, où Saint-Simon nous la peint comme résistant si vertueusement aux entreprises de son puissant adorateur, madame de Montespan se livrait, depuis plus d'un an déjà, à toutes sortes de pratiques superstitieuses pour obtenir l'amour exclusif du Roi et la place qu'occupait alors mademoiselle de la Vallière. Écoutons ce début d'un rapport adressé en 1680 à Louvois par le lieutenant de police la Reynie :

Il résulte des interrogatoires de Lesage et de Mariette que, dès 1657, madame de Montespan était entre les mains de la Voisin, qui avait déjà travaillé par Mariette à faire quelques conjurations pour elle pour parvenir aux bonnes grâces du Roi et quelque chose contre madame de la Vallière, et qui avait fait passer sous le calice quelques poudres pour l'amour par Mariette et autres prêtres[1].

Voilà une conduite et des pratiques qui contrastent singulièrement avec ses airs de colombe effarouchée auxquels Saint-Simon s'est laissé prendre. Bien que mariée depuis cinq ans et déjà mère de deux enfants, la marquise de Montespan était alors dans tout l'éclat d'une beauté sans égale à la cour, et qu'elle excellait à faire valoir par toutes les ressources de la plus intelligente coquetterie. Comme elle était dame du palais de la Reine et, de plus, intimement liée avec la Vallière, le Roi la rencontrait sans cesse soit chez sa femme, soit chez sa maîtresse. D'abord tenu à distance et sur la réserve par l'effroi que lui inspirait un esprit mordant, incisif, et qui, une fois lancé, sortait aisément de la mesure, Louis cédait peu à peu aux charmes de cette conversation dont Voltaire a dit qu'elle plaisait universellement par un tour singulier mêlé de plaisanterie, de naïveté et de finesse, et qu'on appelait l'esprit des Mortemart. Tous les contemporains sont d'accord sur ce tour unique de raillerie et d'humeur, particulier à tous les membres de cette famille, sur ce don inné de dire des choses plaisantes et singulières, toujours neuves, et auxquelles personne ni eux-mêmes, en les disant, ne s'attendaient (Saint-Simon). Le Roi témoigna bientôt par ses assiduités tout l'attrait qu'il trouvait dans ce commerce ; l'amour naquit, ou pour mieux parler, le désir, savamment excité par les obstacles qu'on lui opposait. Irriter la passion par une feinte résistance, c'est là un manège familier aux coquettes. Il n'eut pas le prompt succès que celle-là en attendait : peut-être avait-elle trop serré la corde. La douceur, la sincérité, l'abnégation, le désintéressement de la Vallière parlaient au cœur du Roi non moins puissamment que l'éclatante beauté et l'esprit éblouissant de sa perfide amie. C'est l'heureux privilège des sentiments vrais qu'ils font éclater la fausseté de leurs simulacres. La Vallière aimait le Roi ; madame de Montespan n'aimait que la royauté.

Au printemps de 1667, on apprit que la jeune duchesse était enceinte pour la seconde fois. Cet événement laissait le champ plus libre aux entreprises de sa rivale, et c'est alors que, dans le but de précipiter un dénouement trop lent au gré de son ambition, cette dernière eut recours aux sorcelleries de la Voisin, à qui elle dut dire, comme Hypsipyle à Médée :

Je n'ai que des attraits, et vous avez des charmes.

Mais les charmes ne semblèrent pas d'abord plus puissants que les attraits. Le 2 octobre, la Vallière se vit surprise par les douleurs de l'enfantement avec une telle rapidité qu'elle n'eut pas le temps de regagner ses appartements : le Roi, qui la suivait, lui donna alors, dans son inquiète sollicitude, un témoignage qui n'était guère dans son caractère peu démonstratif. Réduit un moment au rôle de sage-femme, il déchira, pour faciliter au comte de Vermandois son entrée dans le monde, des manchettes qui valaient mille écus pièce.

La rage de madame de Montespan s'exhala dans un couplet qui courut la cour : tous les défauts de l'humble la Vallière y étaient marqués d'un trait vif ; sa furieuse amie, qui n'avait que trois années de plus qu'elle, l'y rajeunissait de sept ans, afin de faire ressortir sa mièvrerie et ses airs de petite fille échappée du couvent :

Soyez boiteuse, ayez quinze ans,

Point de gorge, fort peu de sens,

Des parents, Dieu le sait !... faites, en fille neuve,

Dans l'antichambre vos enfants ;

Par ma foi ! vous aurez le premier des amants

Et la Vallière en est la preuve.

 

II

La Vallière garda de ses couches certaines infirmités qui, en refroidissant la passion de son amant, surexcitèrent les ambitieuses visées de sa compagne. Dans les commencements de l'année 1668, s'il faut en croire le rapport déjà cité de la Reynie, deux prêtres réfractaires, l'abbé Mariette et Lesage, ancien aumônier.de la maison de Montmorency, se rendirent au château de Saint-Germain et furent introduits dans les appartements de madame de Thianges, sœur de madame de Montespan. Là, Mariette, revêtu de son surplis et portant une étole, fit quelques aspersions d'eau bénite et dit l'évangile des Rois sur la tête de madame de Montespan, pendant que Lesage brûlait de l'encens et que la marquise récitait une conjuration, que Lesage et Mariette lui avaient donnée par écrit. La conjuration était pour obtenir les bonnes grâces du Roi et pour faire mourir madame de la Vallière ; Mariette dit pour l'éloigner seulement. Madame de Montespan leur donna alors, à Saint-Germain, deux cœurs de pigeon qui lui avaient été demandés, et sur lesquels Mariette devait dire une messe.

Cette messe sur les deux cœurs fut dite à Saint-Séverin, et madame de Montespan y assista. Lesage prétendit que les deux cœurs avaient été mis sous le calice ; mais, suivant Mariette, il les garda dans sa poche. Plus tard, madame de Montespan étant dans la chambre de Mariette, les deux cœurs furent réunis, en sa présence, dans une petite botte de vermeil doré, qu'elle avait apportée à cette intention ; on y joignit la conjuration écrite, l'évangile des Rois, quelques paroles d'une hymne de l'Église, une étoile de la composition de Lesage et une petite hostie consacrée.

Il faut ajouter que, selon Mariette, madame de Montespan ne demandait pas la mort de madame de la Vallière, mais seulement son éloignement : et il y a apparence que-telle était en effet la vérité, du moins dans les années antérieures à 1671. Voici en effet les termes d'une autre conjuration accomplie vers la même époque, toujours à la demande et au profit de madame de Montespan, mais par l'intermédiaire d'un autre prêtre nommé Guibourg :

Je demande l'amitié du Roi et celle de monseigneur le Dauphin, et qu'elle me soit continuée ; que la Reine soit stérile et que le Roi quitte son lit et sa table pour moi ; que j'obtienne de lui tout ce que je demanderai pour moi et mes parents ; que mes serviteurs et domestiques lui soient agréables. Chérie et respectée des grands seigneurs, que je puisse être appelée aux conseils du Roi et savoir ce qui s'y passe ; et que, cette amitié redoublant plus que par le passé, le Roi quitte et ne regarde la Vallière, et que, la Reine étant répudiée, je puisse épouser le Roi.

Mordant à belles dents au fruit défendu, la dame, comme on voit, n'entendait pas en laisser le plus petit morceau aux autres. Ce fruit tant envié, il est vraisemblable qu'elle l'avait déjà décroché de l'arbre en juillet 1668, à l'époque de ces fêtes de Versailles dont elle était l'âme cachée et où Molière faisait jouer le Mari confondu. Mais le marquis de Montespan n'avait rien d'un Georges Dandin : il commença, parait-il, par souffleter sa femme en présence de madame de Montausier. Après quoi, il se promena à travers Paris dans un carrosse drapé de noir, qui portait une corne d'argent à chaque angle. C'est dans cet équipage qu'il vint, en habit de deuil, prendre congé du Roi et de la cour, disant fièrement qu'il était veuf et pour toujours séparé de sa femme : il tint parole et ne la revit jamais.

Cependant la Voisin avait suivi de loin les farces sacrilèges jouées à Saint-Germain. Mécontente de la maigre part que ses associés lui attribuaient dans les bénéfices, elle s'emporta, les menaça et cria si haut et si fort que le bruit vint jusqu'aux oreilles du lieutenant de police. Dans l'automne de 1668, Mariette et Lesage furent arrêtés et mis à la Bastille, comme prévenus d'impiété et de sacrilège. Mais il se trouva que le premier juge chargé d'instruire l'affaire était, par sa femme, cousin de Mariette ; ce dernier fut simplement enfermé à Saint-Lazare, d'où il sortit peu de temps après pour venir habiter chez la Voisin. Quant à Lesage, il fut condamné aux galères ; mais il ne tarda pas à obtenir sa grâce, par le crédit de la célèbre empoisonneuse, et l'on eut depuis quelques raisons de croire que madame de Montespan n'avait pas été étrangère à son élargissement.

 

III

L'année suivante (1669), madame de Montespan devint enceinte et attribua à la puissance des sortilèges l'heureux événement qui n'attestait que la puissance de sa beauté. Ses progrès dans la faveur royale étaient lents à son gré : ce prince qu'elle avait cru dominer par l'ascendant de l'intelligence, il regimbait sous le frein, défendu par son ferme bon sens et la rectitude de son jugement. Le Roi ne savait peut-être pas si bien discourir qu'elle, quoiqu'il parlât parfaitement bien ; mais il pensait juste.... il avait, bien plus que sa maîtresse, l'esprit qui donne de l'avantage sur les autres[2].

Le rôle de la nouvelle favorite n'était donc pas celui qu'elle avait rêvé : la Vallière gardait toujours le rang et les privilèges de maîtresse en titre. Le Roi avouait ses enfants ; elle les élevait à découvert, tandis que madame de Montespan était réduite à cacher les siens, que madame Scarron emportait furtivement sous son écharpe, jusqu'au fiacre qui les emmenait à Paris. La Vallière rougissait de sa faute, mais elle ne la dissimulait pas : sa rivale, au contraire, femme mariée, mère de deux enfants légitimes, retenue par la présence de sa famille à la cour, avait toutes sortes de ménagements à garder. Fallait-il voyager, la marquise suivait de loin la voiture royale où la maîtresse en titre occupait la première place. La cour s'établissait-elle à Versailles ou à Saint-Germain, c'était chez la Vallière que son orgueilleuse amie était logée : même table et presque mêmes domestiques. Mais, dans le particulier et les portes fermées, comme elle se dédommageait de cet état d'apparente infériorité ! comme elle se vengeait de la réserve qu'elle s'imposait en public ! Abusant de ses avantages, nous dit madame de Caylus, elle affectait de se faire servir par mademoiselle de la Vallière, donnait des louanges à son adresse et assurait qu'elle ne pouvait être contente de son ajustement si elle n'y mettait la dernière main. Mademoiselle de la Vallière s'y prêtait, de son côté, avec tout le zèle d'une femme de chambre dont la fortune dépendrait des agréments qu'elle prêterait à sa maîtresse. Combien de dégoûts, de plaisanteries et de dénigrements n'eut-elle pas à essuyer pendant l'espace de deux ans qu'elle demeura ainsi à la cour !

Une première fois la Vallière voulut se soustraire à ces tortures en se réfugiant chez les Bénédictines de Saint-Cloud. Au mois de février 1671, nouvelle fuite, suivie cette fois encore d'un prompt retour : Le Roi pleura fort, écrit madame de Sévigné, et envoya Colbert à Chaillot lui prier de venir à Versailles et qu'il pût lui parler encore. C'est cette année 1671 pourtant que l'étoile de madame de Montespan se dégagea enfin des brouillards qui la voilaient : Lauzun, en cette occasion, joua le rôle de Phœbus qui dissipe les nuages. Il eut la témérité de se cacher sous le lit de la belle et de lui répéter ensuite les jolies méchancetés qu'il l'avait entendu verser dans l'oreille du maître. Cette équipée conduisit l'aventurier à Pignerol, mais elle eut pour résultat d'affranchir le Roi de la dissimulation dont il entourait ses nouvelles amours : il cessa de ménager son ancienne maîtresse et devint envers elle dur et ironique jusqu'à l'insulte. Je ne saurais croire pourtant qu'il ait poussé la cruauté jusqu'au point dont témoigne la princesse palatine, mère du régent :

La Montespan, qui avait plus d'esprit, se moquait d'elle publiquement, la traitait fort mal et obligeait le Roi à en agir de même. Il fallait traverser la chambre de la Vallière pour se rendre chez la Montespan. Le Roi avait un joli épagneul appelé Malice. A l'instigation de la Montespan, il prenait ce petit chien et le jetait à la duchesse de la Vallière, en disant : Tenez, madame, voilà votre compagnie, c'est assez. Cela était d'autant plus dur, qu'au lieu de rester chez elle, il ne faisait qu'y passer pour aller chez la Montespan. Cependant, elle a tout souffert en patience. L'anecdote peut avoir quelque fond de vérité, mais tenez pour certain que la Palatine l'a assaisonnée de ses lourdes épices germaniques.

 

IV

Ces duretés, ce manque d'égards envers la pauvre la Vallière, la docilité avec laquelle le Roi se prêtait à ce manège, tout cela ne suffisait pas à satisfaire l'ambition de madame de Montespan. Pour elle, le triomphe n'était ni assuré ni définitif tant qu'il ne se révélait pas par une marque certaine, telle que le renvoi de sa rivale. En apprenant à mieux connaître son amant, son naturel oublieux, son dévorant égoïsme, elle comprenait ce que sa fortune avait de fragile. Il ne m'aime pas, disait-elle mélancoliquement ; il croit seulement se devoir à lui-même d'avoir pour maîtresse la plus belle femme de son royaume. La dévotion du prince, les remords nés de la flagrante immoralité de ses relations avec une femme qu'il ne possédait qu'à la condition de tenir son mari en exil, le blâme peu dissimulé des esprits honnêtes et réellement pieux, les représentations que les gens d'Église, Bossuet et Bourdaloue à leur tête, ne ménageaient pas au monarque adultère, c'étaient là les périls contre lesquels il lui fallait lutter chaque jour.

Notons qu'elle-même faisait montre de la plus scrupuleuse orthodoxie, jeûnant et communiant le plus qu'elle pouvait. Rien ne lui aurait fait rompre un jeûne ni un jour maigre, dit Saint-Simon ; elle faisait tous les carêmes, et avec austérité quant aux jeûnes, dans les temps de son désordre. Ses scrupules alors allaient si loin qu'elle faisait peser son pain. Un jour la duchesse d'Uzès, étonnée de ce mélange de désordre et d'exacte régularité, ne put s'empêcher de lui en dire un mot : Eh quoi madame, répondit-elle, faut-il, parce que je fais un mal, faire tous les autres ? Cette étroite piété, qui s'alliait chez elle à la plus grossière superstition, lui était une cause permanente de soucis et de remords. Elle se disait que, tôt ou tard, le Roi céderait à l'ascendant du devoir et de la religion : trop orthodoxe elle-même pour l'en blâmer, trop bien instruite des préceptes de la foi pour oser demander à Dieu de protéger un double adultère, c'est au diable qu'elle avait recours. De telles aberrations n'étaient pas rares à cette époque : le procès des empoisonneurs le prouve à chaque page. Le maître des ténèbres comptait encore de nombreux fidèles qui regardaient sa puissance pour le mal comme la contrepartie de celle du Créateur pour le bien.

Une rupture momentanée eut lieu en 1671 : madame de Maintenon, déjà introduite dans la familiarité de Louis XIV par les services obscurs qu'elle rendait à la maîtresse de ce prince, écrivait à ce sujet à son amie, madame de Saint-Géran : La belle Madame s'est plainte au Roi de ce qu'un prêtre lui a refusé l'absolution. Le Roi n'a pas voulu le condamner sans savoir ce que M. de Montausier, dont il respecte la probité, et M. Bossuet, dont il estime la doctrine, en pensaient. M. Bossuet n'a pas balancé à dire que le prêtre a fait son devoir : M. le duc de Montausier a parlé plus fortement. M. Bossuet a repris la parole et a parlé avec tant de force, a fait venir si à propos la gloire et la religion, que le Roi, à qui il ne faut que dire la vérité, s'est levé très-ému, et, serrant la main du duc, lui a dit : Je vous promets de ne plus la revoir. Jusqu'ici il a tenu parole. La petite me mande que sa maîtresse est dans des rages inexprimables ; elle n'a vu personne depuis deux jours ; elle écrit du matin au soir : en se couchant, elle déchire tout. Son état me fait pitié ; personne ne la plaint, quoiqu'elle ait fait du bien à beaucoup de gens. Nous verrons si le Roi partira pour la Flandre sans lui dire adieu.

Eut-il en effet ce courage ? Il est certain du moins qu'à peine de retour, il reprit ses chaînes. Madame de Montespan devint enceinte de nouveau et accoucha, le 20 juin 1672, d'un fils qui fut comte de Vexin. Nouvelle rupture l'aimée suivante, à la suite du siège de Maëstricht, pendant lequel la favorite, qui avait suivi le Roi à ce siège, en compagnie de mademoiselle de la Vallière, donna le jour à mademoiselle de Nantes (1er juin 1673). Louis la laissa à Tournay, où elle fit ses couches[3], et l'on profita de cette séparation pour réveiller les scrupules du pieux monarque. Il se rapprocha de la Reine et communia avec elle. Madame de Montespan, alarmée, écrivit à la Voisin, qui fit dire des messes à son intention et lui envoya des poudres pour l'amour. Les sortilèges réussirent cette fois encore, et les amants furent bientôt réconciliés[4].

Le journal de la santé de Louis XIV, rédigé par d'Aquin, son médecin en chef à cette époque, nous fait connaître qu'à la fin de 1673, le Roi se plaignit de violents maux de tête. Le 1er janvier de l'année suivante, il fut attaqué d'étourdissements tels qu'il était contraint de chercher où s'appuyer un moment pour dissiper cette fumée qui se portait à sa vue et affaiblissait ses jarrets par sympathie, en attaquant le principe des nerfs. Est-il téméraire de voir dans ces migraines et ces étourdissements l'effet des poudres fournies par la célèbre entremetteuse ? Cette disposition morbide fut l'incommodité qui tourmenta le plus le Roi et ses médecins : les observations de ces derniers constatent qu'elle se prolongea pendant plusieurs années[5].

Les relations de madame de Montespan avec la Voisin furent attestées par la fille de cette dernière à maintes reprises, et notamment dans deux interrogatoires, en date des 12 juillet et 13 août 1680. Toutes les fois, dit cette fille, que madame de Montespan craignait une diminution dans les bonnes grâces du Roi, elle en donnait avis à ma mère, qui avait aussitôt recours à des prêtres par qui elle faisait dire des messes, et qui donnait des poudres pour les faire prendre au Roi. Mademoiselle des Œillets était celle qui faisait les allées et venues pour cela[6].

Attachée à la personne de la favorite, mademoiselle des Œillets était la seule de ses suivantes qui fût dans son intime confidence et en qui elle eût une confiance absolue. C'est elle probablement que madame de Maintenon, dans la lettre qu'on a lue plus haut, appelle la petite.

La Voisin elle-même porta plusieurs fois des poudres à Saint-Germain et à Clagny, maison située dans un faubourg de Versailles, que le Roi avait donnée à sa maîtresse et où elle se retirait toutes les fois qu'il survenait quelque nuage dans leur liaison[7].

Une note autographe de la Reynie nous fait connaître la première déclaration qu'on obtint de Lesage sur le même sujet : A certain voyage que le Roi fit sur la frontière, des Œillets eut beaucoup de commerce avec la Voisin. La Voisin et Sauvage avaient fait quelques voyages avant cela à Saint-Germain avec le grand auteur et la fille Voisin : il y eut intrigue pour faire placer la Lemaire chez madame de Montespan.... La Voisin avait dans ce temps-là considérablement d'argent[8].

 

V

Autant qu'on en peut juger par les dépositions de la fille Voisin, assez peu précises quant aux dates, c'est vers cette époque, c'est-à-dire au printemps de l'année 1674, que madame de Montespan aurait commencé à prendre part en personne à ces messes sacrilèges[9], où son corps remplaçait la pierre de l'autel. Deux événements considérables durent confirmer, à ses yeux, la vertu de ses odieuses pratiques : le Roi légitima les deux enfants qu'il avait d'elle (décembre 1673), et la Vallière entra aux Carmélites pour n'en plus sortir (avril 1674).

Cette retraite, qui semblait asseoir sur des bases solides le crédit de l'orgueilleuse héritière des Mortemart, fut au contraire la pierre d'achoppement de sa brillante fortune. Désormais maîtresse en titre, en possession d'une place que son esprit (elle s'en flattait du moins) semblait devoir lui assurer sans partage, trop légère à la fois et trop dédaigneuse pour apercevoir le travail souterrain par lequel madame de Maintenon minait peu à peu son influence, l'éclat de cette situation si longtemps attendue lui tourna la tête. Elle ne sut point garder l'attitude modeste et la retenue qui avaient fait la force de l'humble la Vallière. On la vit distribuer les faveurs, faire quelques heureux et beaucoup de mécontents, afficher un luxe inouï, prendre part aux affaires qu'elle ne comprenait pas, et enfin réclamer des gardes, de peur, disait-elle, que son mari ne lui fit quelque affront. Il paraît même qu'elle assista au conseil : c'était, après la répudiation de la Reine, la faveur la plus importante qu'elle eût sollicitée du diable dans cette conjuration accomplie par Guibourg, et dont on a pu lire le texte.

De nouveau le clergé s'émut : se pouvait-il en effet qu'il fermât les yeux sur cette conduite insolente, sur le scandale public de ces amours doublement adultères ? Le jeudi saint de l'année 1675, un vicaire de Versailles ayant refusé l'absolution à l'effrontée pécheresse, qui tout de suite s'en plaignit au Roi, Bossuet, cette fois encore, intervint pour défendre le vicaire et fit si bien que le prince s'engagea solennellement à rompre avec sa maîtresse et partit même pour l'armée sans l'avoir revue. Deux jours avant son départ, il avait dit à Bourdaloue : Vous voilà content, mon Père, madame de Montespan est à Clagny. — Oui, Sire, aurait répondu le célèbre prédicateur ; mais Dieu serait bien plus content encore si Clagny était à soixante lieues de Versailles.

Alors recommencèrent les enchantements et les sortilèges. Madame de Montespan quitta Clagny pour Paris et fit de fréquentes visites de jour et de nuit à la Voisin, qui lui promit de la rétablir dans l'affection du Roi, et cette fois encore le diable sembla triompher des vertueuses résolutions du monarque.

Il avait quitté l'armée le 1er juillet, au milieu de cette campagne si brillamment commencée par la prise de Dinant, de Liège et de Limbourg, et qu'allait prochainement interrompre la mort de Turenne. Dès qu'on apprit son prochain retour à Versailles, les amis de madame de Montespan agitèrent la question de savoir si elle reprendrait son service près de la Reine. — Pourquoi pas ? disaient les bonnes âmes. Son repentir paraît sincère, sa conversion assurée. Elle peut vivre à la cour aussi chrétiennement qu'ailleurs. Bossuet lui-même finit par se ranger à cet avis. Mais la pécheresse repentante paraîtrait-elle devant le Roi sans préparation ? — Il faudrait, disait-on encore, qu'ils se vissent avant de se rencontrer en public.

Sur ce principe, écrit madame de Caylus, qui place à tort cette scène pendant le jubilé de 1676, il fut convenu que le Roi viendrait chez madame de Montespan ; mais, pour ne pas donner à la médisance le moindre sujet de mordre, on convint que des dames respectables et les plus graves de la cour seraient présentes à cette entrevue. Le Roi vint donc chez madame de Montespan, comme il avait été décidé ; mais insensiblement il la tira dans une fenêtre ; ils se parlèrent bas assez longtemps ; ils pleurèrent et se dirent ce qu'on a coutume de dire en pareil cas. Ils firent ensuite une profonde révérence à ces vénérables matrones, passèrent dans une autre chambre, et il en advint madame la duchesse d'Orléans et ensuite M. le comte de Toulouse.

La Voisin fut largement payée de ses services et fit bientôt de fréquents voyages à Saint-Germain, où elle s'abouchait avec mademoiselle des Œillets et avec Cateau, autre suivante de la favorite. C'est qu'aux yeux de cette dernière son intervention dans les amours royales semblait alors plus nécessaire que jamais. Un instant ranimée, la passion du monarque ne jetait plus que des lueurs intermittentes. Tout s'use, dit Saint-Simon ; l'humeur de madame de Montespan le fatiguait ; au plus fort de sa faveur, il avait eu des passades ailleurs, et lui avait même donné des rivales[10]. C'est ce qu'à la même époque constatait aussi madame de Sévigné, qui, comme on sait, désigne souvent la favorite sous les sobriquets de Quanto et de Quantova. La maligne observatrice écrivait le 11 septembre 1676 : L'étoile de Quanto pâlit : il y a des larmes, des chagrins naturels, des gaietés affectées, des bouderies ; enfin, ma chère, tout finit. On (le Roi) joue fort gaiement, quoique la belle garde la chambre. Enfin, voici le temps d'une crise digne d'attention, à ce que disent les plus clairvoyants. Et, un mois après : Ah ! si Quanto avait bridé sa coiffe à Pâques de l'année qu'elle revint à Paris, elle ne serait pas dans l'agitation où elle est.

 

VI

Les caprices auxquels Saint-Simon et madame de Sévigné font allusion, sont ceux que Louis XIV éprouva pour madame de Soubise et madame de Ludres, et qui se succédèrent à un an d'intervalle.

La première était une femme d'esprit positif et solide, peu faite aux délicatesses de sentiment, d'un tempérament froid, uniquement préoccupée de la grandeur de sa famille et de sa maison. Dans la passion qu'un moment elle inspira au Roi, elle lie vit qu'un moyen de servir son mari, et c'est dans son intérêt qu'elle le trompa.

La maîtresse en titre s'aperçut de l'intrigue à certains pendants d'oreilles en émeraudes que madame de Soubise avait soin de mettre les jours où son mari allait à Paris. Elle observa le Roi, le fit suivre et constata que ces pendants d'oreilles étaient le signal d'un rendez-vous. Violente et emportée en tout temps, même dans ses bons jours, habituée à ne ménager personne et à voir tout céder sous son ascendant, elle éclata en reproches furieux et courut aussitôt chez la Voisin, non plus cette fois pour ramener l'infidèle, mais pour se venger. Heureusement madame de Soubise était trop prudente pour accepter la lutte avec une si dangereuse ennemie. Il faut ici encore citer madame de Sévigné : Bien des gens croient qu'elle (madame de Soubise) est trop bien conseillée pour lever l'étendard d'une telle perfidie avec si peu d'apparence d'en jouir longtemps ; elle seroit précisément en butte à la fureur de madame de Montespan ; elle ouvriroit les chemins de l'infidélité et ne serviroit que comme d'un chemin pour aller à d'autres plus jeunes et plus ragoûtantes[11].

C'était pronostiquer à merveille : madame de Soubise se hâta de recueillir pour son mari et sa famille une belle gerbe de faveurs et de dignités ; puis, sa moisson faite, elle quitta la cour, assez à temps pour qu'on ignorât toujours si l'enfant dont elle accoucha vers cette époque était de l'amant ou du mari.

Mais madame de Montespan avait mis le pied, et pour le reste de sa vie, dans cette région froide et désolée qui est la contrepartie de la carte du Tendre : II était écrit qu'une fois embarqué sur le fleuve d'infidélité, le Roi y naviguerait à pleines voiles. Madame de Soubise n'avait pas encore regagné ses terres, qu'il accorda son attention à madame de Ludres, petite femme sans grand esprit et assez négligée, mais belle comme un ange. Ce sont les propres expressions de madame de Sévigné, qui la désigne ordinairement sous le nom d'Io, par allusion à cette fille d'Inochus que Jupiter changea en vache pour la soustraire aux regards jaloux de Junon. Madame de Montespan, moins mythologique, l'appelait ce haillon[12].

Décidément la maladie du Roi passait à l'état chronique ; infidèle déjà par occasion, par passades, comme dit Saint-Simon, il le devenait par habitude. La maîtresse en titre allait-elle laisser dégénérer en besoins réguliers ce qui, jusque-là, n'avait été qu'une distraction ? N'était-ce pas le cas de recourir aux grands remèdes et d'appeler à son aide les puissances surnaturelles ? Lisons ici l'une des déclarations faites par la fille Voisin ; celle-là est du 20 août 1680. Nous glisserons sur certains détails, décidé ici, comme dans plusieurs autres parties de cette étude, à voiler le plus possible et même à supprimer des tableaux dont l'intérêt historique ne rachète pas suffisamment la scabreuse crudité.

La fille Voisin décrit d'abord l'espèce de cérémonial observé pour les messes sacrilèges dont il a déjà été parlé ; puis elle ajoute :

Madame de Montespan s'est fait dire une de ces sortes de messes par Guibourg chez la Voisin, il y a environ trois ans (vers 1677) ; elle vint sur les deux heures et n'en sortit que sur le minuit.

Et la Voisin ayant dit à la dame qu'il fallait qu'elle indiquât le temps où l'on pourrait dire les deux autres messes qu'il convenait de dire pour faire réussir son affaire, la dame répondit qu'elle n'en saurait trouver le temps, et qu'il fallait qu'elle fit sans elle ce qu'il y aurait à faire pour mener à bien l'affaire, ce qu'elle (la Voisin) lui promit et qu'elle ferait dire sur elle-même les deux messes, à l'intention d'elle, madame de Montespan[13].

Chose presque incroyable ! la promesse fut tenue : un rapport de la Reynie au Roi nous apprend que la sorcière suppléa sa noble cliente pendant les deux dernières messes[14]. Ainsi ces abominables gredins avaient foi dans l'efficacité de leurs sortilèges. Ils n'hésitaient pas à venir en aide aux puissances infernales par des moyens très-humains, quand ces puissances faisaient trop longtemps la sourde oreille ; mais enfin ils croyaient à la vertu de leurs conjurations, d'autant plus redoutables qu'ils étaient plus sincères. La Voisin avait même composé une sorte de mystérieux formulaire, d'après lequel avaient lieu les conjurations et l'immolation des enfants dont les os calcinés entraient dans la préparation de ses poudres. Elle avoua en avoir ainsi détruit plus de 2.500 ; mais peut-être ne faut-il voir dans cet épouvantable aveu que la forfanterie du crime.

Lorsque les dépositions qui chargeaient ainsi la maîtresse du Roi furent recueillies par la Reynie, la Voisin n'était plus en mesure de les contredire. Arrêtée le 12 mars 1679, elle fut brûlée le 22 février de l'année suivante, sans que ses accusations les plus graves eussent été tirées à clair. Étant sur la sellette, elle avait parlé de madame de Montespan et de sa suivante, la demoiselle des Œillets ; mais, dit un rapport du lieutenant de police, les juges, par respect pour la volonté présumée du Roi, s'étaient arrangés de façon que rien de ses allégations sur cette dame ne perçât au dehors[15]. Plus tard, et dans des dépositions probablement arrangées, elle nia tout commerce direct avec la marquise et sa confidente, démentie en cela, mais après sa mort, par Lesage, qui racontait les voyages de cette femme à Saint-Germain, en compagnie d'un certain Latour, tailleur de pierres par métier et empoisonneur par profession, mystérieux personnage qu'elle désignait d'ordinaire sous le nom de l'Auteur.

L'oindre que le Roi donna de surseoir par deux fois au jugement de cette mégère, la hâte qu'on mit à s'en défaire, l'attention qu'on eut de lui donner si mollement la question que le soir même, au dire de madame Sévigné, elle soupa, fit la débauche et chanta par dérision des hymnes religieuses, enfin l'absence de toute confrontation avec les personnages sur lesquels ses aveux et ceux de ses affidés laissaient planer les plus graves soupçons, tous ces faits prouvent qu'on voulut, en s'en délivrant au plus vite, couper court à d'embarrassantes révélations. Pour être logique, on eût dû se défaire en même temps de ses principaux complices. La procédure continua contre ces derniers et amena bientôt de telles dé. couvertes que Louvois et Colbert, qui prirent en main la direction de l'enquête, se trouvèrent dans le plus cruel embarras et réduits à des compromis avilissants, soit pour arracher la vérité tout entière, soit pour la dissimuler à la commission de l'Arsenal et au public.

 

VII

On vient de lire les premières allégations de la fille Voisin : elles furent corroborées par quatre complices de sa mère, une femme Filastre, les prêtres Lesage et Guibourg et un paysan bas normand, nommé Galet, arrêté à Caen le lendemain de l'exécution de la Voisin. Quand on entreprend de parcourir ces dépositions, il semble qu'on mette le pied dans une foret touffue où toutes sortes d'arbres sinistres et de plantes vénéneuses forment un lacis inextricable : il faut porter la cognée et percer des jours dans cette végétation abondante et malsaine. Je me bornerai à extraire des rapports que la Reynie adressa à Louvois sur ces dépositions, les faits relatifs à madame de Montespan qui furent par lui considérés, sinon comme certainement acquis à l'enquête, au moins comme vraisemblables, eu égard à la concordance des aveux.

Interrogé sur les messes dont avait parlé la fille Voisin, Guibourg avoua avoir officié, non pas dans trois, mais dans quatre de ces abominables cérémonies, et avoir, à chacune d'elles, égorgé un enfant. L'affaire, dès lors, prenait une teinte encore plus sombre ; le sacrilège se compliquait d'assassinat. L'un de ces enfants lui avait été présenté par la fille Voisin, qui était coutumière du fait, et fut même convaincue d'avoir ainsi sacrifié l'un des siens. Cette directe participation au crime, dont elle fut à la fin obligée de convenir, expliquait les dénégations initiales et les longues réticences de cette coquine. L'une de ces horribles oblations avait été accomplie dans la chapelle du château du Mesnil, près Montlhéry, chez le Roy, gouverneur des pages de la petite écurie ; elle avait eu lieu en présence de ce dernier, d'un gentilhomme que Guibourg croyait appartenir à un membre de la famille Montespan, et de deux femmes, dont une seule participa à la cérémonie. C'est dans une masure, près de Saint-Denis, et devant les mêmes personnes, qu'avait été dite la seconde messe ; les deux dernières chez la Voisin.

A chacune de ces messes, Guibourg récitait une conjuration où étaient les noms de Louis de Bourbon et ceux de madame de Montespan avec ses demandes ; puis il piquait l'enfant à la gorge et versait son sang dans le calice. L'innocente créature était ensuite égorgée, et une seconde oblation faite avec ses entrailles. Après la messe du Mesnil, Guibourg ayant demandé ce qu'on prétendait faire des entrailles de l'enfant, Le Roy et le gentilhomme lui dirent que c'était pour faire des poudres pour le Roi et pour Mgr le Dauphin.

Les aveux qu'on obtint de la Filastre corroborèrent les dépositions de Guibourg, tout en permettant de pénétrer plus avant dans ces ténébreuses machinations. Au témoignage de cette femme, la messe dite par Guibourg dans une maison de Saint-Denis l'avait été à la requête de madame de Montespan et d'un homme de qualité qui prétendait se venger de Colbert ; et l'on verra tout à l'heure qu'en effet ce ministre fut l'objet d'une tentative d'empoisonnement à laquelle était mêlée la duchesse de Vivonne, belle-sœur de madame de Montespan. Ainsi les industrieux charlatans qui exploitaient tant de puissantes haines savaient s'en tirer au moins de frais possible et vendre à la fois à deux clients distincts la même denrée diabolique.

Au mois de mai 1676, la Filastre avait obtenu de Galet certaines poudres qu'elle envoyait à madame de Montespan par l'intermédiaire d'une femme Chapelain[16]. Galet reconnut en effet avoir remis à deux fois des poudres pour le Roi, tant à la Filastre qu'à une autre femme. L'une et l'autre lui avaient confié que ces poudres seraient employées par madame de Montespan[17]. Cette dame s'engageait à les faire riches, si leurs drogues se montraient plus efficaces que celles dont elle avait fait usage précédemment et qu'une autre personne, la Voisin sans doute, lui avait fournies.

On voit la conformité des témoignages. Ajoutons qu'à l'heure du supplice, la Filastre revint sur certains aveux étrangers aux faits qui nous occupent en ce moment, mais ne révoqua rien de ce qui concernait les conjurations faites pour la maîtresse du Roi et les poudres qu'elle lui avait procurées.

Ces meurtres, ces sacrilèges mômeries, ces consécrations de drogues suspectes n'avaient-ils véritablement d'autre but que d'assurer à madame de Montespan la possession exclusive du cœur du Roi ? Tel ne fut pas l'avis de la Reynie, qui, peu crédule de sa nature et habitué à sonder les plus secrets arcanes du crime, voulut pénétrer jusqu'au fond de ce dédale d'iniquités. Selon lui, c'était à la vie même du Roi qu'on s'attaquait. Au risque d'attirer sur sa tête les plus dangereuses rancunes, le lieutenant de police établit cette opinion et l'étaya des présomptions les plus sérieuses dans un long mémoire que possède la Bibliothèque nationale[18].

Guibourg et la fille Voisin, dit-il, se sont rencontrés l'un et l'autre sur des circonstances si particulières et si horribles qu'il est difficile de concevoir que deux personnes aient pu les imaginer et les forger toutes semblables à l'insu l'une de l'autre. Il faut, ce semble, que ces choses aient été faites pour être dites.

Pour quel dessein ?

Guibourg dit qu'il s'agissait d'un charme pour faire mourir le Roi, prétend que la des Œillets et l'Anglais étaient dans le même dessein.

On verra tout à l'heure à quelle aventure ces derniers mots font allusion.

Il parait, ajoute la Reynie, que, par d'autres pratiques, des Œillets recherchait la même chose par la Voisin, par Lesage, par l'Auteur et Vautier.

Dans l'opinion de ce magistrat, le commerce le plus actif de ces misérables, la fabrication par Latour, dit l'Auteur, de certaines préparations qu'il remettait à la Voisin et qu'elle portait ensuite à Saint-Germain, tous ces faits auraient eu lieu au courant de l'année 1676, c'est-à-dire à l'époque de la faveur de madame de Soubise. C'est aussi vers le même temps qu'il faudrait placer une scène ignoble dont aucune plume ne saurait décrire les détails, et qui eut pour principaux acteurs la suivante de madame de Montespan et un lord anglais dont le nom est resté inconnu.

Il suffira de dire qu'il s'agissait, cette fois encore, de faire un charme pour le Roi, et que, dans ce but, Guibourg opéra une conjuration dont le lord lui avait remis le texte, puis prépara un breuvage que l'Anglais et la des Œillets emportèrent.

Ainsi que le remarque la Reynie, un étranger était donc mêlé au complot. C'est lui, selon toute vraisemblance, qui promettait à la Voisin de lui donner cent mille écus, au cas où une certaine entreprise réussirait, et de lui procurer ensuite les moyens de quitter la France ; lui encore qui, en 1680, après le supplice de cette empoisonneuse, fut envoyé pour faire passer sa fille en Angleterre.

Cet homme travaillait-il pour madame de Montespan, comme le donnerait à penser sa liaison avec la demoiselle des Œillets, dépositaire des plus intimes secrets de la mat-tresse du Roi, ou bien poursuivait-il, mais dans un intérêt distinct et différent, le même but criminel, en sorte que les deux complots, tendant à une fin identique, se seraient rencontrés et coalisés ? La procédure ne jette aucun jour sur ces questions. A une époque où la police intérieure était si mal faite que la Voisin hésitait à se hasarder seule, en plein jour, sur la grande route de Paris à Versailles, la police internationale restait encore bien plus impuissante et ne s'exerçait guère que dans des cas tout à fait exceptionnels et par l'intermédiaire des ambassadeurs. On comprend donc que la Reynie ne soit pas parvenu à percer les ténèbres dont le compagnon de mademoiselle des Œillets s'était entouré.

M. Ravaisson, qui place en 1672 la scène ignoble dont il vient d'être question, émet sur le nom et la personnalité de ce mystérieux Anglais une conjecture assez invraisemblable, uniquement fondée sur ce fait que le duc de Buckingham et le duc de Monmouth vinrent en France en cette année 1672. Charles II était alors très-épris de mademoiselle de Kéroualle, et il se pourrait, dit M. Ravaisson, que lady Castlemaine, ou quelque autre délaissée, eût chargé l'un de ces lords de lui rapporter un philtre qui la mît à même de reprendre son ancien empire et, en cas d'insuccès, une poudre qui lui donnât le moyen de se venger par l'empoisonnement d'un amant perfide[19].

Mais ces conjectures sont combattues par le mémoire de la Reynie qui vient d'être analysé, ce magistrat fixant à l'année 1676 la date des actes infâmes accomplis par l'Anglais et la demoiselle des Œillets. A cette date, George Villiers, duc de Buckingham, avait depui3 longtemps perdu le poste d'ambassadeur d'Angleterre près la cour de France, qu'il occupa un moment avec le duc de Monmouth ; il était, ainsi que Shafterbury, l'un des chefs de l'opposition dans la Chambre des lords et sur le point d'être arrêté et conduit à la Tour de Londres. De plus, la Reynie affirme positivement que la conjuration dite par Guibourg avait pour but de faire mourir Louis XIV, et que l'Anglais et la suivante de madame de Montespan prenaient part au complot[20]. Il insiste sur ce point dans un autre rapport : Ce dessein, dit- il, était commun à des Œillets et au milord. Des Œillets parlait avec emportement, faisait des plaintes contre le Roi, témoignait être sortie de chez madame de Montespan. L'Anglais l'adoucissait : il était son amant et avait promis de l'épouser.

Ils prétendaient qu'en mettant de la composition sur les habits du Roi ou bien là où il passerait, ce que des Œillets prétendait faire aisément, ayant été à la cour, cela ferait mourir le Roi en langueur. C'était un charme selon la méthode du livre de la Voisin[21].

Une foi si robuste dans la puissance de la sorcellerie, un si grand fonds de niaise crédulité ne sont guère compatibles avec l'esprit retors et cyniquement pervers des principaux auteurs de ces criminelles intrigues. Pressé de questions à son tour, Lesage en dévoila la véritable portée et la noirceur, tout en prenant grand soin de se blanchir le plus possible. Sans être l'expression exacte de la vérité, ses déclarations permettaient du moins de la toucher du doigt. Selon lui, le plan primitif consistait effectivement à obtenir la mort du Roi par le secours de la magie. Il avait travaillé à cette œuvre sur l'ordre de la Voisin ; mais cette femme, ouvrant à la fin les yeux sur l'impuissance de ses conjurations, s'était mise entre les mains de Latour, dit le grand auteur. Ce dernier, de concert avec un de ses amis, nommé Vautier, avait alors préparé des poudres empoisonnées qui, des mains de la Voisin, passaient dans celles de mademoiselle des Œillets. Le dessein, ajoutait Lesage, consistait à les faire donner comme poudres pour l'amour par madame de Montespan, et à faire empoisonner le Roi par cette dame, sans qu'elle pensât le faire.

Ce moyen, écrit la Reynie, paraît être recherché. Il frappe d'autant plus qu'il semble vraisemblable, et que ce n'est pas la première fois qu'on s'est avisé d'une pareille adresse[22].

Ainsi, le lieutenant de police s'empare avec empressement d'une explication qui, tout en acceptant comme constants des projets meurtriers que la concordance des témoignages ne permet plus de nier, écarte cependant de madame de Montespan l'accusation d'en avoir connu toute l'étendue et le responsabilité d'une immixtion directe. Elle n'est plus que l'agent inconscient d'habiles conspirateurs, une des pièces de leur échiquier, un ressort irresponsable de la terrible machine dont seuls ils dirigent les mouvements. Il oublie qu'à tout complot il faut un chef et un mobile, et que, si la maîtresse du Roi n'est pas l'inspiratrice de celui-là, si la jalousie et la vengeance ne sont point les passions qui en rendent compte, c'est l'impérieux devoir de la justice de chercher un autre mobile. Cette question si simple et qui est le point de départ de toute instruction judiciaire : Qui a conçu le projet du crime, et dans quel but l'a-t-on préparé ? ni la Reynie, ni Louvois, ni Colbert ne songent à l'examiner. Cette négligence évidemment calculée est une charge accablante pour madame de Montespan, plus accablante encore que la participation de sa suivante aux préparatifs de l'attentat. L'insuffisante explication par laquelle on s'efforça d'atténuer sa faute fut très-vraisemblablement suggérée à ses principaux complices, à Lesage, à Guibourg et à la fille Voisin, envers qui Louvois contracta des promesses de grâce qui furent tenues, car on sursit indéfiniment au jugement de ces accusés, et l'on fit disparaître la demoiselle des Œillets, dont le sort ultérieur est resté inconnu.

 

VIII

Après l'éclat rapide et fugitif de madame de Ludres, il y eut, dans l'orageuse liaison de Louis XIV et de sa maîtresse en titre, une période de calme et d'apaisement relatif, et cette courte embellie explique pourquoi les projets de vengeance si longuement combinés ne furent point mis à exécution. Ils se réveillèrent, plus ardents et plus venimeux que jamais, lorsque éclata la passion de Louis XIV pour mademoiselle de Fontanges.

Madame de Montespan avait alors trente-huit ans : entre elle et le Roi, l'amour était éteint depuis longtemps ; il ne restait plus d'autre lien que l'habitude. Battue en brèche par madame de Maintenon, qui s'insinuait à pas lents mais assurés dans l'estime du maître, elle le dominait pourtant encore, moins peut-être par l'ascendant de l'esprit que par une sorte d'audace native, ce que madame de Caylus appelle son impudence, par l'espèce d'effroi qu'inspirait son caractère entier, emporté et tyrannique. Telle était la terreur que répandait son humeur satirique et vindicative, que les courtisans évitaient de paraître sous ses fenêtres quand ils la savaient avec le Roi ; ils appelaient cela : passer par les armes.

Ce fut elle-même, comme on sait, qui creusa le précipice dans lequel elle allait tomber. Sûre que l'éclat de ses charmes trop mûrs ne suffisait plus à retenir son amant, elle imagina de lui choisir de sa main une maîtresse assez jeune et assez belle pour réveiller ses sens blasés, mais qu'elle jugeait d'intelligence trop bornée pour s'établir fortement dans son cœur. Par ce plan hardi, elle pensait tout à la fois couper court à ces caprices qui la jetaient en des rages furieuses et repousser dans l'ombre l'étoile encore incertaine de madame de Maintenon. On sait ce qui arriva : mademoiselle de Fontanges trompa les savants calculs de sa protectrice. Cette petite pensionnaire de dix-huit ans, esprit court, caractère romanesque, formait avec la hautaine descendante des Mortemart un contraste qui charma le Roi.

Il trouva dans cette âme naïve un culte et de muettes adorations qui chatouillèrent son amour-propre. Qui n'a parfois, en feuilletant un vieux livre, rencontré une pauvre fleur, comprimée entre deux pages et oubliée là depuis longtemps ? Ses couleurs sont passées, son odeur affadie : telle qu'elle est pourtant, elle suffit à réveiller tout un monde d'idées et le frais souvenir du jour où elle fut cueillie. C'est cette âcre et mélancolique sensation que mademoiselle de Fontanges procura à son amant. Il l'aima moins pour elle-même que pour le passé qu'elle lui rappelait : elle le reportait de vingt ans en arrière et il lui semblait, près d'elle, respirer comme un parfum de la Vallière. La passion mélangée de respect, l'amour prosterné et presque terrifié devant son objet, c'était là un mets de haut goût dont il aimait à retrouver la saveur. Être adoré moins comme un homme que comme un dieu, quelle flatterie eût pu valoir celle-là ?

Madame de Montespan ne tarda pas à mesurer l'étendue de la faute qu'elle avait faite en parant de ses mains la nouvelle idole. Aux fêtes d'automne de 1679, le Roi omit à dessein son nom sur les listes d'invitation. Les précédents, les circonstances, le grand nom, le rang de l'outragée, tout se réunissait pour aggraver la portée de cette omission. Mademoiselle de Fontanges était enceinte à cette époque et son amant parlait de lui donner le tabouret. Madame de Montespan est enragée, écrit madame de Sévigné à sa fille, le 6 avril 1680 ; elle pleura beaucoup hier ; vous pouvez juger du martyre que souffre son orgueil.

Se borna-t-elle à pleurer ? Faut-il croire qu'elle eût déjà, un an avant la date de cette lettre, combiné le plan d'une terrible vengeance dans laquelle elle se proposait d'envelopper le Roi et sa nouvelle maitresse ? Malgré le soin que prit Louis XIV de brûler lui-même la partie de la procédure qui concerne cette affaire, il en reste assez néanmoins pour qu'on soit autorisé à croire que, pour la seconde fois, elle embrassa sans effroi l'idée d'un double attentat.

Le projet aurait été conçu au printemps de l'année 1679, peu avant l'arrestation de la Voisin[23]. Il consistait à se défaire de mademoiselle de Fontanges au moyen de gants et d'étoffes empoisonnées, et du Roi lui-même à l'aide d'un placet imprégné d'une substance vénéneuse très-subtile. Cette fois encore la demoiselle des œillets était l'intermédiaire du complot, dont la Voisin gardait en main tous les fils. Le principal agent de cette entremetteuse était un valet de chambre appelé Romani, qui devait épouser la fille de la Voisin, et que mademoiselle des Œillets avait fait placer chez madame de Castres, disant qu'elle voulait le pousser à la cour[24]. Romani avait pour complice un jeune homme du nom de Bertrand, autrefois employé à Lyon chez un marchand de soieries. Ces deux gredins, déguisés en colporteurs, devaient s'introduire chez mademoiselle de Fontanges et lui offrir des gants de Grenoble et des étoffes si riches qu'elle ne pourrait s'empêcher de les prendre[25]. Ils comptaient, pour se procurer leurs marchandises, sur une somme de 2.000 écus que la fille Voisin se chargeait d'obtenir, à cet effet, de madame de Montespan[26].

A cette époque, des Œillets n'était plus, du moins d'une façon apparente, au service de la maîtresse en titre ; mais elle habitait chez le Roy, cet ancien gouverneur des pages de la petite écurie que nous avons vu prêter sa chapelle pour la première messe dite par Guibourg en présence de madame de Montespan. C'est là qu'elle recevait Romani.

Tel est, dans ses lignes générales, le plan de l'attentat préparé contre mademoiselle de Fontanges. Les aveux obtenus de Bertrand, de Romani et de la fille Voisin ne permettent pas de mettre en doute sa réalité. Il est plus difficile de préciser le rôle que la Filastre devait jouer dans ce complot : il se pourrait que, parallèlement à cette trame, la Voisin en eût imaginé une seconde, tendant au même but et qui serait la seule où la Filastre se trouvât impliquée. D'après les premières dépositions de cette dernière, madame de Montespan aurait demandé à une dame Chapelain, dont la Filastre avait été jadis femme de chambre, de quoi faire mourir mademoiselle de Fontanges sans qu'il y parût ; elle s'était même entremise pour la faire entrer comme servante chez la jeune duchesse. Il est vrai qu'au moment de son supplice, Filastre rétracta la partie de sa déposition qui concernait la participation de madame de Montespan au crime prémédité contre sa rivale ; mais la Reynie, dans les observations fort étendues écrites sur une liasse de papiers qu'il adressait à Louvois, ne semble pas prendre cette rétractation au sérieux. Sous les réticences et les restrictions dont il enveloppe sa pensée, on sent percer sa conviction que madame de Montespan prêtait un concours secret à toutes ces machinations. Lorsque l'on prend, dit-il, la charge portée au procès-verbal de question et la rétractation qui en a été faite, on trouve que la charge a beaucoup plus de rapport et de convenance au procès que n'en a la rétractation.

Quant au projet d'attentat contre les jours du Roi, il était connexe au premier ; tous les deux venaient d'un même principe et étaient concertés entre les mêmes personnes[27]. La Voisin, une femme Vautier dont la spécialité était d'empoisonner au moyen de parfums ; une autre gredine, nommée Trianon, en auraient combiné tous les détails. La Voisin se chargeait de remettre au Roi un placet où elle demanderait la liberté d'un sieur Blessis, son amant, détenu par force à Fontenay. C'était Romani qui avait préparé ce placet, imprégné d'une poudre vénéneuse très-subtile : on pensait que le Roi, selon son habitude, le mettrait dans sa poche, près de son mouchoir, auquel il communiquerait ses malfaisantes propriétés. La Voisin espérait même profiter du rapide entrebâillement de cette poche pour y jeter prestement du poison.

Dans un interrogatoire qu'elle subit le 22 septembre 1679, cette abominable créature reconnut en effet avoir fait plusieurs voyages à Saint-Germain ; mais aussitôt, les juges, comme effrayés par l'abîme auquel ils allaient infailliblement aboutir, lancèrent l'interrogatoire dans un chemin de traverse et se gardèrent bien de rien demander relativement aux relations de l'empoisonneuse avec madame de Montespan, D'ailleurs, ainsi que le remarquait la Reynie, elle n'avoua que ce dont elle était pleinement convaincues ; mais les gardes qui veillaient sur elle dans sa prison déclarèrent que sa plus grande appréhension était qu'on ne découvrît quelque chose sur certains voyages à Saint-Germain.

On sut de plus, et le lieutenant de police fit ressortir toute la gravité de ce fait, qu'elle avait sollicité des lettres pour obtenir une bonne place sur le passage du Roi, à l'effet de lui remettre un placet. Dans ce but, au commencement de mars 1679, elle demeura quatre jours à Saint-Germain, sans pouvoir trouver une occasion favorable ; elle devait y retourner le lendemain du jour où elle fut arrêtée (12 mars). Certaines gens lui ayant offert de remettre pour elle sa pétition, elle déclina leurs offres, disant qu'elle ne voulait la montrer à personne et tenait à la donner elle-même à Sa Majesté. Le lendemain de son arrestation, sa fille manifesta une extrême inquiétude : Ma mère, dit-elle à la femme Trianon, va se trouver engagée dans un crime d'État. Tremblant elle-même de s'y voir impliquée, cette fille, aussitôt après son incarcération, essaya de s'étrangler dans sa prison.

 

IX

Certes des charges pareilles suffiraient aujourd'hui pour motiver une instruction approfondie aussi bien contre les agents directs de tous ces complots que contre tous ceux qu'on présumerait les avoir mis en œuvre. Tous ces misérables d'ordre vulgaire ne s'attaquaient pas à de si hautes existences pour le seul plaisir d'exercer leur abominable industrie ; ils ne faisaient pas de l'art pour l'art ; il y avait derrière eux des gens qui les dirigeaient et les payaient. Ces premiers instigateurs du crime, non-seulement on ne les impliqua point dans l'instruction, mais on s'appliqua à les laisser dans l'ombre ; on épaissit à plaisir les ténèbres qu'eux-mêmes avaient accumulées sur leurs intrigues, et toute l'habileté de Louvois et de Colbert semble s'être déployée pour arranger l'enquête de façon à les compromettre le moins possible, tout en sacrifiant les coupables de rang infime.

Ces deux ministres, si souvent divisés, si souvent hostiles l'un à l'autre, se trouvèrent cette fois réunis dans un intérêt commun : la défense et le salut de madame de Montespan. C'était à elle que Louvois devait en partie sa haute fortune et le maintien de son crédit ; c'était elle qui le soutenait contre Colbert. Quant à ce dernier, l'une de ses filles venait d'épouser le jeune duc de Mortemart, fils de la duchesse de Vivonne et neveu de madame de Montespan. Or, la duchesse de Vivonne ne tarda pas à être compromise à son tour, et de la manière la plus grave, par les révélations des complices de la Voisin, en sorte que Colbert eut un double intérêt à assoupir une affaire, également mauvaise pour la mère et pour la tante de son gendre.

Madame de Vivonne était une petite femme sans cervelle, toute aimable et toute gracieuse à la surface, mais qui ne s'était pas impunément frottée aux Mortemart ; dans le fond, hautaine, libre, volontaire, ne cherchant que son amusement, capable de tout sacrifier à un caprice. Tel est à peu près le portrait qu'en trace Saint-Simon, qui ajoute : Elle était de tous les particuliers du Roi, qui ne pouvait s'en passer ; mais il s'en fallait bien qu'il l'eût tant ni quand il voulait. Sous des dehors frivoles, elle cachait, comme tous les membres de sa famille, un grand fonds de froide audace et d'ambition sans scrupule. Recherchée du Roi, trompée par les marques d'attention qu'il lui témoignait, elle imagina de supplanter sa belle-sœur, et, pour y parvenir, elle ne recula point devant un crime. Sur sa demande, une poudre vénéneuse fut fournie par Galet à la femme Filastre, qui se chargea de l'administrer à madame de Montespan ; en sorte que, dans le moment même où la maîtresse en titre cherchait à se défaire d'une rivale, sa propre belle-sœur menaçait ses jours par le même moyen. Voilà les détestables passions et les criminelles intrigues que la vie privée de Louis XIV et l'éclat envié dont il entourait ses maîtresses encourageaient. Galet avoua encore avoir dit, pour madame de Vivonne, une conjuration diabolique où cette dame demandait le rétablissement de Fouquet et la mort de Colbert[28]. Ainsi la mère du. duc de Mortemart, la femme d'un des meilleurs généraux du temps, ne visait pas seulement à remplacer sa belle-sœur ; elle rêvait de plus une véritable révolution dans les hautes sphères du gouvernement.

A tout prix, il fallait ensevelir dans l'ombre de tels scandales ; aussi tous les moyens furent-ils mis en œuvre pour y parvenir. M. Pierre Clément, qui, malheureusement, n'a connu qu'une faible partie des pièces que vient de publier M. Ravaisson, a néanmoins habilement pénétré les procédés auxquels Colbert, aidé de la Reynie, eut recours en cette difficile occurrence. Ce fut un avocat, nommé Claude Duplessis, qui, sur l'intervention de ce ministre, indiqua la marche qu'on devait imprimer à la procédure pour la faire arriver à bon port au milieu de mille écueils et pour être partial sans cesser de paraître juste. Les mémoires qu'il adressa à ce sujet au contrôleur général des finances étaient évidemment destinés à passer sous les yeux du Roi et à disculper la mère de ses enfants. De tous les arguments qu'il fit valoir dans ce but, il en est un qui dut faire impression sur l'esprit de Louis XIV : Si madame de Montespan, disait Duplessis, eût été capable d'entreprendre l'exécrable dessein d'empoisonner le Roi, pourquoi la Voisin et la Trianon se seroient-elles trouvées en peine d'approcher de sa personne pour lui faire prendre un placet empoisonné de poudres ou pour en jeter dans sa poche ? Comment auraient-elles été en peine de trouver quelqu'un qui leur donnât entrée à la cour et qui fît placer la Voisin ?

S'il l'eût bien voulu, la Reynie n'aurait pas été fort en peine pour répondre à cet argument plus spécieux que probant. Madame de Montespan, aurait-il pu objecter, était trop adroite pour intervenir directement dans la perpétration d'un crime qui avait tant de chances d'être découvert. Il devait lui sembler moins périlleux et plus habile de s'en remettre à ses agents du soin de l'exécution, de laisser la Voisin chercher et trouver les moyens d'approcher le Roi, ce que tout le monde pouvait faire d'ailleurs quand il revenait de la chapelle à ses appartements. Il est même à présumer que l'empoisonneuse fût en effet arrivée à ses fins si elle n'eût été arrêtée la veille du jour où elle comptait y parvenir. On a vu, d'ailleurs, qu'il se trouva des gens qui lui offrirent de remettre pour elle le placet, et rien ne prouve que ces officieux ne fussent pas secrètement d'accord avec la mat-tresse du Roi.

L'avocat de madame de Montespan n'aborda pas de front ces objections ; il préféra les combattre indirectement par des considérations tirées de l'indignité des accusateurs, de l'intérêt qu'ils avaient à compromettre avec eux des personnes de haute naissance, du silence gardé par la Voisin, de l'invraisemblance qu'une femme telle que sa cliente, d'un tel rang, d'un tel nom, d'une piété si scrupuleuse, eût pu se donner de pareils complices, et se livrer en leur présence à des sacrilèges abominables. Il insinua que certaines personnes, que, du reste, il se gardait bien de nommer, avaient pu usurper le nom de madame de Montespan pour faire à leur profit l'ouvrage magique sous le nom d'un autre. Sans doute aussi qu'il rappelait les déclarations de Lesage, qui représentait la marquise comme dupe des misérables auxquels elle s'adressait, et qui, au lieu des poudres destinées simplement à stimuler la passion languissante du Roi, avaient imaginé de lui fournir de véritables toxiques. Il dut insister enfin sur la mystérieuse intervention de cet Anglais, amant de la des Œillets, qui pourrait bien en effet avoir joué, dans le premier projet d'attenta contre Louis XIV, un rôle indépendant et où peut-être la maîtresse du Roi n'était pour rien.

Qu'eût pu répondre la Reynie à ces objections, au cas plus que douteux où l'envie lui fût venue de les combattre ? S'il était hors de doute que madame de Montespan eût entretenu pendant de longues années un commerce avec la Voisin, on n'avait aucune preuve formelle qu'elle eût pris une part directe aux deux tentatives d'assassinat contre le Roi. Sa confidente, qui était le pivot de toutes ces machinations, le trait d'union entre elle et la bande des empoisonneurs, sa confidente demandait hardiment qu'on la confrontât avec ses dénonciateurs et soutenait qu'ils la prenaient pour une autre[29].

La base solide de l'argumentation de la Reynie, c'était l'étroite connexité des deux derniers crimes, celui qu'on avait tenté d'accomplir contre la personne du Roi, et celui dont mademoiselle de Fontanges devait être victime. Romani, l'empoisonneur désigné de la jeune duchesse, avait préparé le placet que la Voisin devait remettre au prince. Ainsi les mêmes mains s'étaient employées aux deux attentats ; les mêmes passions, la jalousie et la vengeance, semblaient les avoir dirigées. Or il n'était pas contestable que la vie de mademoiselle de Fontanges eût été sérieusement menacée ; et qui donc eût pu guider les assassins, sinon celle qui avait tout intérêt à se délivrer d'une rivale ?

Même à cette heure où les pièces les plus importantes de l'instruction font défaut, on ne saurait, en examinant celles qui nous sont parvenues, se défendre de cette pensée que la favorite outragée avait en effet médité ce forfait. L'axiome judiciaire : Is fecit cui prodest, lui est pleinement applicable. La violence de son caractère, les fureurs que lui inspirait la faveur croissante de sa rivale, l'intimité dans laquelle elle vivait avec la des Œillets, sa seule confidente, au dire de l'instruction, ce sont là autant de preuves morales qui s'élèvent contre elle. Joignons-y les soins pris par le Roi pour effacer toute trace des accusations relevées à sa charge : de telles précautions sont aussi significatives que des aveux.

 

X

Dans cette enquête rétrospective, une seule question peut encore faire doute aujourd'hui : c'est celle de savoir si, cette fois encore, la Providence ou le hasard intervinrent assez à propos pour arrêter madame de Montespan dans la voie criminelle où elle était certainement engagée, si les arrestations successives de Romani, de Bertrand et de la Voisin suffirent pour couper court aux tentatives dont ils étaient les instruments, ou si, à un an de là, mademoiselle de Fontanges paya de sa vie l'audace d'avoir marché sur les brisées de sa vindicative devancière.

Certes si jamais mort opportune put ouvrir carrière au soupçon, c'est bien celle de cette jeune femme qui, dans tout l'éclat de la jeunesse et de la santé, fut prise d'une maladie de langueur dont l'exacte détermination échappait à la science médicale, et qui mourut à vingt et un ans, léguant une énigme de plus à l'histoire. Les témoignages qui nous sont parvenus sur cette maladie, tout incomplets qu'ils soient, les suspicions qu'elle éveilla chez les contemporains, les doutes mêmes dont on sait que l'esprit du Roi fut assailli à son occasion, tout a concouru pour faire pencher les historiens vers l'hypothèse d'un crime.

Un document récemment publie, et qui sera analysé tout à l'heure, suffira, nous le pensons, pour retourner sur ce point l'opinion et pour la fixer d'une façon définitive. Joint aux renseignements épars dans les écrits du temps, il permet de préciser la nature de la maladie à laquelle succomba la dernière maîtresse de Louis XIV, et d'affirmer qu'elle mourut d'une affection naturelle, aggravée et surexcitée par la douleur où la plongea le cynique abandon de son amant. Ce qui, non moins que cet ensemble de preuves, plaide en faveur de madame de Montespan, ce qui doit écarter de sa tête l'accusation, non pas d'avoir conçu, mais d'avoir perpétré le forfait, c'est qu'elle eût commis, en poursuivant son œuvre de mort, un crime devenu inutile.

A la date du 1er janvier 1680, selon le témoignage de madame de Sévigné, la santé de mademoiselle de Fontanges est parfaite encore. Rien ne trouble ses félicités : elle distribue pour six mille pistoles d'étrennes et en offre même de magnifiques à madame de Montespan, inconsciente de l'humiliation qu'elle lui inflige ainsi. Quelques jours après, elle perd l'enfant qu'elle venait de mettre au monde. Le 5 avril, le Roi lui donne le tabouret, avec le titre de duchesse et 20.000 écus de pension. Il y a des gens qui disent que cet établissement sent le congé, écrit le lendemain la mère de madame de Grignan ; en vérité, je n'en crois rien : le temps nous l'apprendra. Puis la maligne observatrice ajoute ces mots déjà cités : Madame de Montespan est enragée ; elle pleura beaucoup hier. Vous pouvez juger du martyre que souffre son orgueil ; il est encore plus outragé par la haute faveur de madame de Maintenon. C'est le moment en effet, où la marquise, impuissante à maîtriser ses sentiments, laisse échapper ce mot adressé à la gouvernante de ses enfants et qui résume la situation : Le Roi a maintenant trois maîtresses, moi de nom, cette fille de fait, et vous de cœur.

Le Mercure d'avril 1680 nous apprend qu'un empirique, le prieur de Cabrières, a été présenté au Roi, comme ayant des secrets merveilleux pour guérir les maladies les plus incurables. Mademoiselle de Fontanges s'est mise entre ses mains ; il la traite d'une perte de sang très-opiniâtre et très-désobligeante dont ses prospérités sont troublées[30]. Le rapprochement des dates montre que cette affection dut survenir après l'accouchement, qui eut lieu en janvier. Le 1er mai, madame de Sévigné signale de nouveau une perte de sang si considérable que la jeune duchesse est encore à Maubuisson (c'était le nom d'une abbaye que le Roi venait de donner à l'une de ses sœurs), dans son lit, avec la fièvre qui s'y est mêlée : elle commence même à enfler ; son beau visage est un peu bouffi.

Le Roi part pour la Flandre ; mademoiselle de Fontanges est trop faible pour l'accompagner, et madame de Sévigné plaisante de sa déconvenue : Vous avez ri, écrit-elle à sa fille, le 14 juillet, vous avez ri de cette personne blessée dans le service ; elle l'est au point qu'on la croit invalide. Le lendemain, la malheureuse s'exile d'elle-même à l'abbaye de Chelles. Comme si elle voulait dire un suprême adieu à toutes les grandeurs qui l'environnent et jeter un dernier éclat avant d'aller s'éteindre dans l'ombre, elle s'y rend dans un carrosse à huit chevaux, suivi de quatre autres voitures, mais tout cela si triste qu'on en avait pitié ; la belle perdant tout son sang, pâle, changée, accablée de tristesse, méprisant quarante mille écus de rente et un tabouret qu'elle a, et voulant la santé et le cœur du Roi qu'elle n'a pas[31].

Et c'était l'exacte vérité. Un subit revirement s'était produit dans le cœur du monarque : sa passion, toute d'occasion et de surface, s'était évanouie en même temps que le léger vermillon qui couvrait les joues de sa maîtresse. En s'évaporant, cet éclat superficiel sembla laisser à nu tous les défauts de l'ignorante et vaniteuse jeune fille. Le Roi, dit madame de Caylus, n'a jamais été attaché qu'à sa figure ; il étoit même honteux lorsqu'elle parloit et qu'ils n'étoient pas tête à tête. On s'accoutume à la beauté ; mais on ne s'accoutume point à la sottise tournée du côté du faux, surtout lorsqu'on vit en même temps avec des gens de l'esprit et du caractère de madame de Montespan, à qui les moindres ridicules n'échappoient pas et qui savoit si bien les faire sentir aux autres[32].

 

XI

Moins de huit jours après l'entrée de mademoiselle de Fontanges dans l'abbaye de Chelles, Louvois mit sous les yeux de Louis XIV, alors en Flandre, les premières déclarations de la fille Voisin, accablantes pour madame de Montespan, puis successivement celles de Romani et de Bertrand, recueillies le 2ti juillet 1680. On peut aisément imaginer les terribles soupçons et les perplexités poignantes qui assaillirent l'esprit du monarque. Versailles avait-il donc été le théâtre d'un de ces drames obscurs si communs dans les harems de l'Orient ? Une de ses maîtresses avait-elle essayé de se défaire de l'autre et tenté d'étendre la vengeance jusqu'à l'amant commun ? Si les deux faux marchands colporteurs n'étaient pas parvenus à approcher de la victime désignée, qui pouvait garantir qu'ils ne fussent pas arrivés à leur but par un autre moyen, ou qu'un complice n'eût pas repris leur œuvre de mort ? C'était dans le mois même où il venait de combler sa nouvelle maîtresse des plus hautes faveurs, qu'elle avait été atteinte de cette maladie singulière qui déconcertait à la fois l'empirisme et la science : la rage de la maîtresse en titre était alors montée à un tel paroxysme qu'elle frappait tous les yeux. Mieux que personne il savait ce dont était capable un tel caractère surexcité par les passions les plus violentes : la jalousie, la haine, l'orgueil humilié.

Après de longues hésitations, Louis se décida à renfermer dans un petit cercle de conseillers intimes la connaissance de ces sombres intrigues où sa propre vie s'était trouvée en jeu. Par une lettre écrite de Lille à la Reynie, le 2 août 1680, il ordonna de suspendre les interrogatoires de Romani et de Bertrand, et d'écrire les dépositions ultérieures de la fille Voisin sur des cahiers séparés dont la chambre de l'Arsenal n'aurait pas connaissance et qu'il se réservait de brûler[33]. Les déclarations de la Pilastre furent l'objet de mesures analogues, destinées à sauvegarder la réputation de madame de Vivonne, soupçonnée, on s'en souvient, d'attentat contre la vie de sa belle-sœur. Louvois prescrivit même de ne juger aucun des prisonniers de Vincennes avant le retour du Roi à Versailles. Préalablement à toute décision, le prince voulait sans doute interroger lui -nième sa vindicative maîtresse.

A cet effet, Louvois ménagea un tête-à-tête entre les deux anciens amants. Madame de Maintenon, qui, dans cette occasion, les surveillait de loin, non sans une arrière-pensée intéressée, parle de cette entrevue dans une lettre à l'une de ses confidentes, mais avec sa réserve et sa sobriété ordinaires : Madame de Montespan a d'abord pleuré ; puis elle a fait des reproches et enfin parlé avec hauteur. Sur ces simples données, il est facile de reconstruire la scène : le Roi interroge, non sans un certain trouble : il accuse ; il réclame des aveux qu'on lui refuse avec indignation, tout au moins des témoignages de repentir qu'il ne parvient pas mieux à obtenir. Selon la tactique invariable des femmes, l'accusée intervertit bientôt l'ordre des situations ; c'est elle qui prend à son tour l'offensive ; c'est elle qui reproche à son juge les infidélités dont il s'est rendu coupable, cause première de ses propres déportements : elle termine par une charge à fond contre ses deux rivales.

Il est difficile de préciser l'impression que Louis remporta de cet entretien ; mais il semble bien qu'à partir de ce moment l'astre de madame de Maintenon rayonna seul dans l'empyrée de Versailles, et qu'elle affermit le Roi dans la pensée de jeter un voile sur cette scandaleuse affaire.

Mieux que les affronts qu'elle eût pu ménager à sa coupable devancière, ce sage conseil assurait son empire sur le maître : il n'était pas accoutumé à rencontrer tant de modération et de désintéressement dans une position qui semblait autoriser toutes les audaces, et un sage conseiller dans une maîtresse. il écouta cette habile et prudente Égérie, et suspendit la chambre de l'Arsenal, qui cessa de siéger pendant sept mois et demi, du 30 septembre 1680 au 18 mai de l'année suivante. Bien décidés de leur côté à sauver madame de Montespan et sa belle-sœur, Louvois et Colbert eurent ainsi tout le temps de dresser leurs batteries et d'arranger à leur guise le résumé des interrogatoires, de façon à persuader au Roi qu'il pouvait se montrer indulgent et même quelque peu partial sans cesser absolument d'être juste.

Cependant Fontanges, qui, après le retour de Louis à Versailles, avait un moment reparu à la cour, s'en était de nouveau éloignée, moins accablée encore par sa maladie, qu'on jugeait sans remède, que par la froideur de son amant. Retirée à Port-Royal de Paris, elle s'y éteignit le 28 juin 1681, âgée de moins de vingt-deux ans. Cette mort, qui aurait dû réveiller les soupçons du Roi, fut justement ce qui contribua le plus à les effacer.

Par une lettre adressée au duc de Noailles, qui assista aux derniers moments de la malheureuse enfant, il avait exprimé le désir que le corps ne fût point ouvert, confessant ainsi implicitement les poignantes incertitudes sur lesquelles il n'avait pas le courage de s'éclairer. Ce désir étant un ordre, dit M. Pierre Clément, qui le premier a publié cette lettre, on peut assurer que l'autopsie n'eut pas lieu[34].

Voici pourtant que M. Ravaisson publie un extrait du procès-verbal de cette opération, signé de six médecins et d'un chirurgien. Sans doute que le Roi revint sur son premier avis et saisit l'occasion de savoir enfin la vérité. Les hommes de l'art constatèrent une hydropisie dans la poitrine, contenant plus de trois pintes d'eau, avec beaucoup de matières purulentes dans les lobes droits du poumon, dont la substance était entièrement corrompue, gangrénée et adhérente de toutes parts. Le foie était d'une grandeur démesurée, et sa partie droite corrompue. La cause de la mort de la dame, disaient, en terminant, les opérateurs, doit être uniquement attribuée à la pourriture totale des lobes droits du poumon, qui s'est faite en suite de l'altération et intempérie chaude et sèche de son foie, qui, ayant fait une grande quantité de sang bilieux et âcre, lui avait causé les pertes qui ont précédé.

Si l'on rapproche ces constatations des renseignements empruntés à madame de Sévigné qui ont été relevés plus haut, si l'on se rappelle que, mère à vingt ans d'un enfant qui ne vécut pas, mademoiselle de Fontanges fut prise, après son accouchement, de pertes de sang opiniâtres, accompagnées de langueur, de faiblesses, de pâles couleurs, et de tous les symptômes de la chloro-anémie, on sera porté à conclure qu'elle succomba en effet aux suites de cette maladie, qui eut pour conséquence la dégénérescence du foie et la tuberculose des poumons.

De quel terrible poids ce procès-verbal ne dut-il pas délivrer le Roi ! Il était clair désormais que si madame de Montespan avait pu concevoir l'atroce pensée d'immoler celle qui prenait sa place, que si même elle avait tout préparé en vue d'une prochaine exécution de ce crime, du moins ne l'avait-elle pas commis. Dès lors il devenait facile d'atténuer encore la portée de ses relations avec les empoisonneurs, que la procédure ne permettait pas de nier complètement, et de réduire les faits incriminés à des actes de sotte crédulité et à de simples velléités non suivies d'exécution. Comment Louis eût-il combattu un système de défense dont Louvois et Colbert faisaient habilement ressortir les vraisemblances, et qui s'accordait si bien avec ses secrets désirs ? Eût-il connu toute la vérité, qu'il eût encore reculé devant les libres investigations de la justice. Pouvait-il se montrer bien sévère pour des méfaits dont la passion qu'il inspirait était le principe ? Convenait-il qu'il laissât poursuivre la femme qui lui avait donné huit enfants, dont cinq légitimés en Parlement, et ne devait-il pas sauver à la fois l'honneur de ces enfants et la réputation de leur mère ? Et c'est pourquoi madame de Montespan, pendant près de dix ans encore, conserva à la cour le même pied et quelque chose de son ancienne attitude de souveraine, bien que l'autorité effective fût dans les mains d'une autre. En se rendant à la messe, le Roi allait régulièrement lui faire visite ; il jouait même chez elle de temps à autre. Par là, il imposait silence à la médisance, et il put se natter à la fin d'avoir à jamais endormi tous les soupçons.

Il n'a point triomphé de ceux de l'histoire : c'est la légitime punition des accusés soustraits à la justice régulière de leur pays que le doute plane toujours sur leurs agissements, et que, fussent-ils innocents, on les croit coupables.

 

 

 



[1] Archives de la Bastille, t. IV, p. 43.

[2] Souvenir de madame de Caylus. Coll. Petitot, t. LXVI, p. 409.

[3] Mémoires de Mademoiselle de Montpensier, t. IV, p. 335, 336, et Lettres de Madame de Sévigné, du 26 mai 1673 ; éd. Hachette, t.-III, p. 206.

[4] Archives de la Bastille, t. V, note de la page 480.

[5] Journal de la santé de Louis XIV, note de la page 119.

[6] Archives, t. VI, p. 244, 289, 291, 295.

[7] Archives, t. VI, p. 244.

[8] Archives, t. V, p. 478, et t. VI, p. 434. A cette dernière page, on a imprimé, par erreur, 1665 et 1666, au lieu de 1675, 4676. En 1665, madame de Montespan était encore fort attachée à son mari ; son fils légitime, le duc d'Antin, naquit cette année-là même, le 5 septembre.

[9] Archives, t. VI, p. 295.

[10] Mémoires, t. II, p.171.

[11] Lettre du 30 septembre 1676, édition Hachette, t. V, p. 82.

[12] Quand une certaine personne en parle, elle dit : Ce haillon. Madame DE SÉVIGNÉ, lettre du 7 juillet 1677.

[13] Archives, t. VI, p. 295.

[14] Archives, t. VI, p. 370.

[15] Archives, t. VI, p. 401.

[16] Archives, t. VI, p. 368 et 431.

[17] Archives, t. VI, p. 305.

[18] Archives, t. VI, p. 393.

[19] Archives, t. VI, note de la page 334.

[20] Archives, t. VI, VI, 393.

[21] Archives, t. VI, p. 421.

[22] Archives, t. VI, 393.

[23] Archives, t. VI, p. 426.

[24] Archives, t. VI, p. 265.

[25] Archives, t. VI, p. 267.

[26] Archives, t. VI, page 267, note.

[27] Archives, t. VI, pp. 425 et 429.

[28] Archives, t. VI, p. 306 et 312.

[29] Archives, VI, 375, 876, 384.

[30] Lettre de madame de Sévigné, du 26 avril 4680, édit. Hachette, VI, 362.

[31] Lettres de madame de Sévigné, t. VI, p. 534.

[32] Souvenirs de madame de Caylus, coll. Petitot, LXVI, 377.

[33] Archives, VI, 276.

[34] La Police sous Louis XIV, p. 194.