L'AFFAIRE DES POISONS

 

APERÇU GÉNÉRAL

 

 

Il y a dans l'histoire des périodes troubles où toutes les notions du bien et du mal semblent confondues, où la lie des passions mauvaises, qui croupit au fond de toutes les grandes agglomérations, remonte à la surface, où une lèpre morale envahit le corps social tout entier : ces périodes malsaines suivent d'ordinaire les profondes commotions politiques. Telle est celle qui commença après les guerres de la Fronde et qui vit se développer une sorte d'épidémie meurtrière, une véritable frénésie d'empoisonnement.

L'affaire des poisons est un des plus obscurs et des plus lugubres épisodes de ce règne de Louis XIV qui, de loin et envisagé dans son ensemble, nous pare d'une régularité si sévère et si majestueuse. Cet épisode, Voltaire l'a résumé en quelques pages, et il se pourrait bien que toutes les découvertes de l'érudition moderne ne changeassent pas grand'chose à l'impression générale qu'en laisse son récit.

Il y a maintenant près de quarante ans que M. François Ravaisson a entrepris de débrouiller l'effroyable chaos des archives de la Bastille, qui sont celles de la police de l'État de 1659 à 1774. Depuis 1866, avec une ardeur infatigable, l'exact et consciencieux érudit tire successivement de cet amas de documents, immense encore malgré les déprédations qu'il a subies, les pièces les plus curieuses, en ayant soin de combler les lacunes par des emprunts faits à nos principaux dépôts littéraires. Tant d'années et de soins consacrés à une telle publication prouvent assez l'intérêt croissant que les érudits attachent de nos jours à la reproduction des pièces officielles destinées à éclairer les grands mystères de l'histoire. Il ne faudrait pas pourtant que le public, auquel le temps manque pour pénétrer dans ces dédales, pût se méprendre sur l'importance de ces révélations, croire qu'elles vont illuminer d'une clarté absolument neuve l'affaire des proxénètes et des empoisonneurs, et changer du tout au tout l'opinion qu'on s'en faisait jusqu'ici. Bien des gens ne sont que trop Portés à s'illusionner sur ce point. On demande aux pièces de la procédure ce qu'elles ne sauraient donner, on s'efforce de lire entre leurs lignes et d'en tirer le plan d'un vaste complot, d'une immense affiliation embrassant non-seulement la France, mais presque tous les États voisins, menaçant les plus hautes existences et attentant systématiquement à la vie des personnes royales. Il y a intérêt à prémunir le public contre de telles exagérations et à remettre les choses à leur véritable point de vue, en rendant leurs minces et réelles proportions à toutes ces ténébreuses manœuvres et aux sinistres escrocs qui en furent les agents et qui, loin de constituer une association puissante, se faisaient au contraire la plus effrontée, la plus honteuse concurrence.

J'essayerai donc de tracer un rapide tableau d'ensemble des principales incriminations et des multiples procédures qui composent ce qu'on a appelé l'affaire des poisons, en m'aidant, dans la première partie, des documents mis au jour par le savant éditeur des Archives de la Bastille et de l'excellente introduction dont il a fait précéder son premier volume, et aussi, surtout pour la partie postérieure à 1679, des pièces publiées par divers érudits ou existant dans divers dépôts publics. Je glisserai sur le procès trop connu de la marquise de Brinvilliers, qui n'est que le prologue de ce grand drame.

 

I

Lorsque, le 8 mars 1679, Louis XIV créa, pour la poursuite des empoisonneurs, un tribunal spécial qui devait siéger à l'Arsenal, lui-même ne soupçonnait pas toute la profondeur du mal qu'il entreprenait de guérir. Il y avait longtemps déjà qu'il répandait la terreur dans Paris. Comment un crime qui presque toujours se dissimule dans l'ombre la plus épaisse et d'ordinaire n'a pas de complices put-il se généraliser à ce point qu'il fallut, pour y remédier, recourir à des moyens énergiques et exceptionnels ? Comment expliquer cette épidémie morale qui, pendant près de vingt ans, porta ses ravages dans tous les rangs de la société, et quelle fut au juste son origine ?

Cette origine, M. Michelet, avec sa perspicacité ordinaire, l'a cherchée en Italie, et il est, sur ce point, d'accord avec Voltaire. On sait que le fameux Exili se rencontra à la Bastille avec Sainte-Croix, l'amant de madame de Brinvilliers, et que, sous prétexte de lui enseigner le grand œuvre, car le voile sous lequel les empoisonneurs masquaient leurs criminelles expériences fut toujours la recherche de la pierre philosophale, il lui apprit à fabriquer des poisons. Or, dit M. Michelet, la légende voulait qu'Exili eût été à Rome l'empoisonneur de madame Olympia, reine de Rome sous Innocent X, et que, par ce talent, il eût procuré à la dame cent cinquante morts subites dont elle hérita.

Olympia Maldachini était en effet une femme avide et sans scrupules, qui, abusant de l'empire qu'elle exerçait sur l'esprit de son oncle, vendait au plus offrant les hautes dignités de la cour pontificale. Quand Mazarin se mit en tête d'obtenir le chapeau de cardinal pour son frère, Olympia enleva cette nomination, malgré l'opposition très-vive de l'Espagne et sur la promesse d'un don de quarante mille écus que le ministre ne paya point[1] ; aussi n'osa-t-il jamais remettre les pieds dans la ville où régnait sa vindicative alliée ; il savait trop bien le péril qui le menaçait s'il eût osé s'y montrer. Si le titulaire d'une des charges auxquelles elle-même avait pourvu tardait trop à la rendre vacante, Olympia se chargeait de l'office d'Atropos et faisait administrer au retardataire une potion de la façon d'Exili.

La Bastille se montra clémente pour ce misérable, qui répandit de là dans Paris ses funestes secrets ; plus clémente encore pour Sainte-Croix, qui en sortit riche, recherché, puissant. Les deux amis firent école. Leur poison, s'il faut en croire la déposition de maitre Briancourt, avocat en la cour, était tantôt une poudre si subtile qu'il fallait avoir un masque de verre pour la préparer, tantôt un élixir liquide composé d'une quintessence de crapaud[2].

Ce poison nage sur l'eau, écrit madame de Sévigné ; il est supérieur et fait obéir cet élément ; il se sauve de l'expérience du feu, où il ne laisse qu'une matière douce et innocente. Dans les animaux, il se cache avec tant d'art et d'adresse qu'on ne peut le connaître ; toutes les parties de l'animal sont saines et vivantes dans le même temps qu'il fait couler une source de mort ; le poison artificieux y laisse l'image et la marque de la vie. Voilà quelle était la vertu de la quintessence de crapaud ; mais on voit, par les dépositions, que les préparateurs ajoutaient un peu à l'adresse naturelle de l'artificieux toxique en l'additionnant d'une bonne dose d'arsenic.

Les pernicieuses semences jetées par Exili, Sainte-Croix, le valet La Chaussée, l'apothicaire Glazer, aux quatre vents de Paris, tombèrent dans un terrain tout préparé. Leur sinistre industrie n'était pas sans précédents, et il faudrait remonter jusqu'à Catherine de Médicis pour trouver leurs premiers devanciers : les Valois furent les grands corrupteurs de la France. Mais l'extension considérable que le commerce du poison prit après la Fronde, s'explique par les licences de cette longue guerre, par les mœurs brutales qu'elle développa. Le tableau que M. Ravaisson trace de la société parisienne à cette époque n'est pas flatté et mérite qu'on s'y arrête.

La Fronde, en jetant les hommes sur les champs de bataille, avait laissé aux femmes une liberté qu'elles perdirent avec la paix ; les maris revinrent chez eux vieillis, brutaux et blasés par la licence des armées et par les amours de passage. En outre, les communications fréquentes avec l'Espagne avaient mis la jalousie à la mode ; sans être prisonnières, les femmes étaient très-renfermées et fort surveillées... Les habitudes de l'ancienne liberté, et la facilité de mœurs qu'avait encouragée Mazarin, les avaient mal préparées à cette gêne dont rien ne diminuait l'ennui ; les passions comprimées devinrent plus violentes ; beaucoup de femmes ne purent se soumettre au joug et employèrent les moyens les plus extrêmes pour le secouer.

Très-corrompues au fond, les mœurs étaient restées austères à la surface. Le chef de famille était encore un maitre dont les jugements semblaient sans appel : la femme ne vivait pas, comme aujourd'hui, sur un pied de parfaite égalité avec lui ; elle était moins son associée que sa première servante. Voulait-elle s'affranchir du devoir, elle ne rencontrait pas cette complicité de l'entourage, cette complaisance du milieu social, ce droit de sortir librement à toute heure, et ces nombreuses facilités qu'offre de nos jours la vie parisienne. Tout lui était gène et surveillance : les domestiques étaient ceux du mari, non les siens. Qu'il tombât malade, aussitôt il fallait s'enfermer avec lui, même s'il avait la petite vérole ; mais, souffrant ou valide, la femme devait coucher à ses côtés. L'usage était inflexible sur ce point, et Louis XIV, pendant son mariage et au temps même de ses passions les plus ardentes, n'y manqua jamais.

Quel remède à de telles contraintes ? Quelles consolations possibles pour ces tristes recluses, surveillées, séquestrées, brutalisées, privées des joies de la famille, séparées même de leurs filles qu'on élevait dans les couvents ? Il n'y en eut que deux : la dévotion ou la débauche, et l'on peut dire, avec M. Ravaisson, qu'en ce temps-là la plupart des femmes furent des saintes ou des drôlesses. Cette vie tempérée, tolérante, honnête dans sa libre expansion, également éloignée des grandes vertus et des grands vices, qui est aujourd'hui celle de la généralité des ménages, fut alors une rare exception, surtout dans la noblesse et la haute bourgeoisie. Jamais on ne vit tant de laquais en possession des faveurs de leurs maîtresses. Telle fut l'extension de ce désordre que le Roi dut rendre un édit déclarant que tout serviteur qui aurait abusé d'une femme de la maison serait condamné à mort, même lorsque la femme déclarerait qu'elle l'y avait obligé.

Mais de telles relations n'échappent pas longtemps à des domestiques soupçonneux, à des parents ombrageux, à l'œil défiant d'une belle-mère. Le mari, qui toujours s'en aperçoit le dernier, était vite prévenu, et, comme ni la loi ni les mœurs n'étaient tendres pour de pareilles fautes, comme la femme adultère avait à craindre le couvent si elle était riche, l'hôpital général si elle était pauvre, la réclusion à perpétuité si l'époux outragé refusait de la reprendre, la conclusion était fatale et presque inévitable. C'est de cette situation que sortit le commerce des poisons, qui prit vite un large développement. Grâce à l'ignorance des hommes de l'art, le crime avait peu de chances d'être découvert, et, s'il l'était, le supplice qui devait terminer la vie de la coupable n'était du moins que la fin d'un long martyre.

 

II

En 1673, les pénitenciers de Notre-Dame avertirent qu'un nombre énorme de femmes s'accusaient d'avoir empoisonné leurs maris. L'avis ne semble pas avoir beaucoup ému la police. Le procès de la Brinvilliers n'eut pas même le don de la tirer tout d'abord de son inertie : elle avait pourtant attenté aux jours de son père, de ses deux frères, de sa sœur et de son mari ; des essais de poison avaient été faits jusque sur les malades des hôpitaux. Mais on parut croire que cette femme était un monstre exceptionnel, et l'on ne voulut pas apercevoir les terribles perspectives que son procès ouvrait sur la démoralisation publique. L'opinion d'ailleurs n'avait pas unanimement sanctionné la condamnation de cette étrange et séduisante créature, et telle était alors la perversion du sens moral, qu'elle fut plainte et que le peuple chercha ses os et la considéra comme une sainte[3].

Le 21 septembre 1677, quatorze mois après son supplice, le lieutenant général de police reçut communication d'un billet trouvé dans un confessionnal de l'église des Jésuites, rue Saint-Antoine. Ce billet révélait l'existence d'un complot menaçant les jours du Roi et du Dauphin, qu'on se proposait d'empoisonner. Tout anonyme qu'il fût, on pense bien qu'un pareil avis reçut meilleur accueil que celui des pénitenciers de Notre-Dame, et mit tout de suite tous les limiers de la police en campagne.

Le 5 décembre suivant, ils s'emparèrent d'un homme dont la vie était des plus suspectes. C'était un officier réformé, originaire d'Arles, et nommé Louis de Vanens. Ce qui surtout éveilla l'attention fut une traite de deux cent mille livres souscrite à son profit ; elle avait été délivrée par un banquier de Paris, Pierre Cadelan, secrétaire du Roi, et était tirée sur les sieurs Castelli et Pocobelli, ses correspondants à Venise. Vanens avait déjà été mis à la Bastille l'année précédente. Une perquisition faite dans l'appartement qu'il occupait rue d'Anjou, conjointement avec un certain Terron, fit découvrir une énorme quantité de poudres et liquides suspects, Une servante, Catherine Leroy, avoua qu'elle portait parfois chez Cadelan des fioles que lui remettait un certain La Chaboissière, ami de Vanens, et que ce dernier avait des poisons pour faire mourir en huit jours, quinze jours, un mois, trois mois, un an, comme il le voulait, et même sur-le-champ, par le moyen d'un bouquet. Un Italien lui avait offert quarante-mille livres de son secret, mais inutilement[4]. Les deux associés, Vanens et Terron, ne distillaient pas seulement des poisons : sous prétexte de faire de l'or potable, ils se livraient à la fabrication de la fausse monnaie, et, pour écouler leurs produits, ils s'étaient associés au banquier Cadelan, qui devait prendre à ferme la monnaie de Paris, sous le nom d'un de ses commis[5]. C'était l'usage alors d'affermer la fabrication de la monnaie à un entrepreneur qui, s'en chargeait à ses risques et périls.

Les interrogatoires de Cadelan et de Vanens, les papiers trouvés au domicile de la demoiselle Leclère, dite Finette, maîtresse de ce dernier, fournirent les découvertes les plus inattendues. Il sembla que la police avait mis le pied sur un terrier qui, en se défonçant, laissait entrevoir de nombreuses galeries souterraines, rayonnant dans tous les sens. Elle avait affaire à une bande d'escrocs, de faux-monnayeurs et d'empoisonneurs, dont les relations étaient des plus étendues et qui comptaient de nombreux affiliés.

L'un des chefs paraissait être un chevalier de Malte, François Galaup de Chasteuil, capitaine des gardes du grand Condé pendant la Fronde[6]. La vie de ce soudard semble un roman invraisemblable, tant elle est pleine d'aventures extraordinaires. Après avoir armé un vaisseau et fait la course sous pavillon maltais, il fut pris par les Algériens et resta deux ans esclave. Comment parvint-il à s'échapper et à regagner la France ? On l'ignore. Nous le retrouvons revêtu du froc, livré à la vie monacale et recélant dans sa cellule une jeune fille qui devient enceinte. Il l'assassine alors et l'enterre pendant la nuit, dans l'église de son couvent. Des pèlerins attardés dans ce lieu l'aperçurent et le dénoncèrent. Il allait périr du dernier supplice et touchait à la potence, lorsque Vanens, son ami, l'enleva sur le lieu même du supplice. Chasteuil entra alors au service du duc de Savoie, et, chose presque incroyable, devint major aux gardes et gouverneur du prince de Piémont.

 

III

Je viens de nommer le duc de Savoie : nous touchons ici à l'un des côtés les plus mystérieux de ces ténébreuses intrigues dont Chasteuil et Vanens furent les machinateurs en chef, et, par malheur, les archives de la Bastille sont loin d'y jeter un jour suffisant. Il s'agit de la mort de Charles-Emmanuel II, arrivée le 12 juin 1675.

C'était un homme robuste, grand chasseur et dans la force de l'âge ; il avait à peine quarante et un ans quand il mourut, après huit jours de maladie. Sa femme était cette jeune favorite d'Anne d'Autriche, Marie de Nemours, qui, fiancée au prince Charles de Lorraine qu'elle aimait, s'était vue forcée d'épouser le duc de Savoie, fils d'une sœur de Louis XIII, et par conséquent cousin germain de Louis XIV. Trop peu cultivé pour apprécier les grâces et l'esprit de celle qui s'honorait de l'amitié de madame de Lafayette, Charles-Emmanuel lui infligea, par ses attachements grossiers et peu choisis, les plus sensibles outrages qu'une femme puisse endurer.

Ces préliminaires posés, interrogeons la procédure instruite à Paris contre Vanens et ses complices. On sut d'abord que le comte Ferrero, ambassadeur de Savoie près la cour de France, recevait à son hôtel de la place Royale Vanens et un certain comte de Bachimont. Après la mort du duc, Louis XIV ayant fait complimenter sa veuve, qui prit alors le nom de Madame Royale, elle envoya en France un ambassadeur extraordinaire, chargé de porter au roi ses remerciements. Cet envoyé était le jeune comte de Saint-Maurice, qu'on disait être fort avant dans les bonnes grâces de sa maîtresse. Sa première visite, en arrivant à Paris, fut pour la comtesse de Soissons, qui était, par son mariage, alliée à la famille régnante de Savoie, mais qui passait pour avoir empoisonné son mari, fait des plus douteux, du reste, et sur lequel nous reviendrons.

On sut de plus, par une blanchisseuse, que Saint-Maurice était en relation avec Vanens et avec deux de ses associés les sieurs Delmas et La Chaboissière[7]. Cette femme, maîtresse commune de ces deux derniers, leur avait un jour entendu dire qu'il y avait une grosse tête à bas, et que Vanens en avait eu bien de l'argent. Or, Vanens était lié avec un personnage fort suspect, Robert de la Mirée, seigneur de Bachimont en Artois, qui ne fut arrêté qu'en mai 1678[8], vers l'époque où mourut Chasteud, mais qui fut convaincu d'avoir fait un voyage à Turin, en mars 1675, peu de temps avant la mort du duc de Savoie, en compagnie de Vanens, dont il payait les dépenses[9]. Là, les deux complices s'étaient abouchés avec un Portugais, Louis de Vasconcelos y Souza, comte de Castelmelhor, que la duchesse de Savoie honorait d'une particulière affection.

Ce personnage avait gouverné le Portugal sous le nom du roi Alphonse : après la mort de ce prince, il s'était brouillé avec sa veuve, sœur de la duchesse de Savoie, et l'Infant avait prétendu que Castelmelhor l'avait menacé du poison. L'intrigant avait alors trouvé asile à la cour de Turin, chez la sœur de son ennemie, et, malgré les plaintes de la cour de Portugal, il y jouissait de la plus grande influence. Sa liaison avec les empoisonneurs français durait encore après la mort du duc : on le voit, en février 1676, accuser réception à Bachimont d'une certaine eau préparée par les complices de ce dernier.

Castelmelhor aurait donc été le principal agent de la mort d'Emmanuel II ; Chasteuil, Bachimont, Vanens, un certain président Truchi, seraient ses complices. Quant au moyen employé pour perpétrer le crime, on n'a qu'une seule déposition sur ce point, celle d'un laquais de Bachimont, entendu le 20 août 1678. Il déclara avoir ouï dire que M. le duc de Savoie s'était échauffé à la chasse, et qu'en lui changeant de chemise, on lui en avait donné une empoisonnée. Ces chemises empoisonnées avec de l'arsenic étaient alors, en effet, d'un usage fréquent à Paris, où on les employait pour communiquer à la victime les symptômes d'une maladie de peau, maladie dont on accélérait la fin par du poison administré à l'intérieur.

Ce laquais, nous dit une note de M. Ravaisson, est le seul qui fasse une déclaration si précise ; mais elle est confirmée par tant d'indices qu'on ne peut s'empêcher de croire qu'elle est véritable, et dès que la cour de France en eut connaissance, elle arrêta la procédure, qui ne fut jamais reprise, à ce point de vue du moins. On peut soupçonner, sans beaucoup de témérité, que Louis XIV craignit d'avoir des preuves trop sûres contre des coupables que la politique l'obligeait à ménager[10].

Ces coupables, quels étaient-ils ? Vanens, Bachimont, Chasteuil, tous ces gredins secondaires ne sont évidemment que des comparses. Castelmelhor a pu les diriger, mais dans quelles vues, dans quel intérêt a-t-il agi ? Voilà ce que la procédure ne nous apprend pas et ce qu'il faudrait connaître cependant pour être en mesure de contredire l'histoire officielle qui donne à la mort d'Emmanuel II les causes les plus simples.

L'historien sérieux ne peut pas se contenter de suppositions hasardées, de présomptions reposant sur des rapprochements de faits éloignés et non connexes, et sur l'unique déposition d'un valet, expliquant la mort du duc de Savoie par un procédé fort connu qui remplissait alors d'effroi tout Paris. Il faudrait des preuves plus sûres pour faire peser sur Madame Royale la responsabilité de cet événement. Que Bachimont et Vanens aient porté un poison à Turin, qu'ils aient eu des relations avec les ambassadeurs Ferrero et Saint-Maurice, cela parait constant. On verra que de bien plus grands personnages étaient alors en communication avec les sorciers et les chercheurs de pierre philosophale. Mais que Chasteuil, qui vivait dans l'intimité du duc, lui ait fourni une chemise arseniquée, c'est déjà là un fait absolument dénué de preuves. On prétend, il est vrai, que lui-même mourut empoisonné par ses complices, Castelmelhor et le président Truchi ; mais, ici encore, la preuve manque, et, fût-elle administrée, cet assassinat ne suffirait pas pour établir qu'il ait participé à celui de son maitre.

Dans tous les cas, la cause du meurtre resterait toujours à découvrir, et c'est, en matière d'instruction criminelle, le point de départ indispensable. Le comte de Saint-Maurice, a-t-on dit, était un beau garçon, favori de la duchesse ; son crédit fut sans bornes tant que dura l'inclination de sa maîtresse. Il pouvait avoir à craindre la vengeance du duc outragé dans son honneur[11]. A la bonne heure ; mais si Madame Royale eût été attachée à Saint-Maurice par les liens d'une coupable complicité, l'eût-elle, à bref délai, sacrifié brusquement et remplacé par le comte Masin ? Son sort n'eût-il pas été rivé à celui de son premier amant ? N'eût-elle pas craint de lui délier la langue par des procédés ingrats et blessants ? En réalité, la chute du marquis pare avoir été son propre ouvrage ; elle fut la suite de ses indiscrétions dans l'affaire de la cession de Casai, indiscrétions qui furent exploitées par Louvois, lequel avait intérêt à sa disgrâce.

Louis XIV, dit-on encore, arrêta la procédure par la raison qu'elle pouvait compromettre sa cousine et les ministres de cette princesse. Comment comprendre alors qu'il ait plus tard, en 1693, accueilli Ferrero comme ambassadeur de Savoie auprès de sa cour ? Comment expliquer qu'il ait reçu avec distinction le comte Castelmelhor chaque fois que ce personnage, devenu favori du roi d'Angleterre Charles II, traversait la France pour se rendre à Londres ? Perdus dans ce dédale d'obscurité et de contradictions, les historiens modernes les plus sérieux s'en sont tenus au récit des contemporains, tous à peu près d'accord sur ce point que Charles-Emmanuel mourut, à la suite d'une partie de chasse, d'une pleurésie causée par l'absorption d'une boisson glacée. Le plus sage toutefois est ici de réserver son jugement. Le voyage de Vanens à Turin peu de temps avant la mort du duc, ses relations avec Castelmelhor, sur qui pesaient déjà des soupçons d'empoisonnement, son intimité avec Chasteuil, familier du prince, l'aveu qu'il fit, contrairement aux dénégations de Cadelan, que, sur les traites délivrées par ce dernier, quarante mille livres, remises aux banquiers de Venise par une main inconnue, avaient été touchées chez ces banquiers par un émissaire de Chasteuil, ce sont là des faits trop concordants et trop significatifs pour qu'on n'en tienne pas compte.

Quoi qu'il en soit, à la fin de 1678, le Roi, soit qu'il craignit en effet, de laisser pénétrer trop de clarté dans un mystère qu'il valait mieux laisser dans l'ombre, soit, comme le dit M. Ravaisson lui-même[12], qu'il fat impatienté d'une procédure qui n'amenait aucune découverte certaine, le Roi, disons-nous, fit cesser l'instruction : sur le prétendu complot de la famille royale qui en avait été le principe, on ne voit pas qu'elle ait, fourni aucune lumière. On garda Bachimont à Pierre en Cise et Vanens à la Bastille, où il mourut. L'affaire des empoisonneurs paraissait donc terminée, lorsqu'un rapport de police vint prouver qu'on n'en avait jusque-là exploré qu'un filon, et que la mine était beaucoup plus riche qu'on ne le supposait.

 

IV

Un obscur avocat au Parlement, maître Perrin, dînant chez madame Vigoureux, femme d'un tailleur pour dames, en compagnie d'une tireuse de cartes, la veuve Bosse, entendit cette dernière raconter qu'elle n'avait plus que trois empoisonnements à faire pour être riche. L'avocat confia aussitôt cet aveu, échappé dans la chaleur du vin, au lieutenant du guet Desgrez, qui envoya la femme d'un de ses archers se plaindre de son mari chez la Bosse. La devineresse écouta les doléances de cette femme et, dès la seconde visite, lui remit une bouteille de poison.

La Vigoureux, la Bosse et leurs familles furent aussitôt arrêtées. Le premier interrogatoire (4 janvier 1679) révéla un crime qui souleva dans Paris une rumeur immense accompagnée d'effroi. Une femme de bonne famille, d'esprit cultivé et fort belle, mais sans fortune, Marguerite de Jehan, avait épousé un financier veuf et plus âgé qu'elle. M. de Poulaillon, mettre des eaux et forêts de Champagne, était aussi riche qu'avare, et, bien qu'il aimât beaucoup sa jeune femme, il lui mesurait strictement l'argent dont elle avait besoin. Il est vrai qu'elle en faisait un déplorable usage, s'étant laissé séduire par un aimable mauvais sujet, M. de la Rivière, dont l'industrie consistait à exploiter ses maîtresses : la chose était commune chez les jeunes gens du bel air et n'excitait alors ni l'indignation ni même l'étonnement.

Pour entretenir son amant, madame de Poulaillon, ne pouvant puiser dans le coffre-fort de son mari, vendait, en son absence, l'ameublement de la maison et jusqu'à un grand lit aurore, en moire d'Angleterre[13]. Le mari s'aperçut de ce désordre, et en vint à acheter lui-même les robes de sa femme, afin qu'elle ne pût pas tricher sur le prix. La dame essaya alors de se défaire de cet époux incommode, et s'entendit à cet effet avec des spadassins, qui la trahirent et dénoncèrent le marché à M. de Poulaillon lui-même. En désespoir de cause, elle s'adressa à la femme Bosse, à qui elle remit quatre mille livres, en échange d'une chemise lavée au moyen d'un savon arsenical, et d'une poudre qu'elle fit prendre à son cerbère.

Cette vilaine affaire ouvrit enfin les yeux de la police sur les femmes qui, sous prétexte de sorcellerie, faisaient commerce du poison, qu'elles débitaient sous le titre d'eaux pour la toilette. Elle apprit qu'il y avait dans Paris des maisons achalandées par de nombreux clients, commodes pour les accouchements et les avortements, où toutes les passions et tous les vices trouvaient secours et satisfaction. Femmes gênées par leurs maris, maris fatigués de leurs femmes, amants aux prises avec des rivaux incommodes, fils de famille ruinés, en quête de successions qui se faisaient trop attendre, ambitieux impatients, ennemis de cour, concurrents de places, venaient acheter là les criminels moyens de satisfaire rapidement leurs intérêts ou leurs mauvais penchants.

Les recherches, cette fois, furent dirigées avec une habile fermeté : elles amenèrent des découvertes si nombreuses et si effroyables, que Louis XIV, au mépris des remontrances du Parlement, jugea nécessaire d'instituer une chambre souveraine, jugeant sans appel, avec tout l'éclat possible ; voulant ainsi répondre par des mesures exceptionnelles à l'exceptionnelle énormité des forfaits.

Le premier acte de cette chambre fut l'arrestation, dans l'église Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, de Catherine Deshayes, femme Monvoisin, plus connue sous le nom de la Voisin, qui est resté célèbre dans les annales du crime (12 mars 1679). En même temps qu'elle, fut arrêté son amant et son complice le plus zélé, Adam Cœuret, dit Lesage. Ce Lesage, que Voltaire, et après lui presque tous les historiens, sans en excepter M. Pierre Clément, ont cru engagé dans les ordres, n'était qu'un marchand de laines qui avait fait de mauvaises affaires ; mais il était associé à des hommes qui n'avaient d'un prêtre que le nom, Davot, Guibourg et Mariette, lesquels l'aidaient dans ses crimes et ses sortilèges. Mariette, qui était un des familiers du vicomte de Cousserans, l'une des dupes de la Voisin, parait avoir eu aussi quelques accointances avec l'hôtel de Soissons. Condamné aux galères pour crime d'impiété, Lesage en sortit en 1672, sur un ordre royal, obtenu, selon toute apparence, par l'intermédiaire de la Voisin et grâce à une haute intervention qui pourrait bien être, M. Ravaisson le suppose du moins[14], celle de madame de Montespan, dont on verra tout à l'heure, en effet, les relations avec la célèbre empoisonneuse. Lesage, en 1679, avait cinquante-cinq ans. Bien qu'il eût en Normandie une femme légitime et qu'il fût l'amant de la Voisin, à qui il avait promis de l'épouser si elle devenait veuve, il cherchait cependant à se marier encore à Paris. C'était un rusé Normand, très-fin sous sa grosse encolure, et qui, plus habile que son associée, eut l'art de sauver sa tête.

Malgré la notoriété dont elles jouissaient, malgré la concurrence haineuse qu'elles se faisaient, la Bosse, la Vigoureux, la Voisin, la Chéron, la Filastre n'affichaient pas publiquement leur lucratif commerce. Leur industrie apparente consistait dans l'art de tirer les cartes, de dresser des horoscopes, de prédire l'avenir, de faire trouver les trésors cachés et les objets perdus. Elles vendaient des secrets pour gagner au jeu, pour se rendre invulnérable, pour conserver les avantages de la jeunesse. J'ai peine à croire ce que dit M. Michelet, qu'elles eussent de grands hôtels, laquais, suisses et carrosses[15]. La procédure nous les montre au contraire vivant dans de tristes maisons, dans des logements sombres, perdus dans les faubourgs et les quartiers retirés, dissimulant avec soin leurs scandaleux bénéfices, qu'elles dissipaient vite d'ailleurs avec leurs amants. La Voisin était accoucheuse de son métier et avait pour amant le bourreau de Paris, sans compter Lesage et beaucoup d'autres ; la Chéron était fruitière et blanchisseuse ; elle procurait des toxiques à la femme Bosse, et lui avait appris le secret d'empoisonner le linge et les chaussons.

Lorsqu'une femme, irritée contre son mari ou abandonnée de son amant, recourait à la sorcière, celle-ci menait les choses en douceur et ne conseillait pas tout d'abord les grands remèdes. Elle donnait ses conseils gratuitement, par pur intérêt pour la pauvre victime, et se bornait, dans la première entrevue, à recommander une neuvaine soit à saint Denis, soit à saint Antoine de Padoue, ces grands saints ayant la spécialité de rabonnir les maris et de ramener les cœurs volages.

La neuvaine n'opérant pas, l'épouse malheureuse ou la maîtresse délaissée retournait chez la devineresse, qui, cette fois, exigeait une somme assez ronde pour prix de ses services, et déclarait, s'il s'agissait d'un mari, qu'il fallait recourir à la chemise ; si d'un amant, qu'on devait employer les poudres bénites et jetées ensuite sur les vêtements de l'infidèle.

La chemise, comme on l'a déjà vu, était lavée au moyen d'un savon arsenical, destiné à développer une inflammation propre à tromper les médecins sur les causes véritables de la mort du mari, mort due en réalité à quelque préparation vénéneuse mêlée à ses aliments. La dose était généralement assez faible pour que la victime ne succombât pas immédiatement, ce qui avait le double avantage d'égarer les soupçons et de permettre à la sorcière de rançonner progressivement ses dupes, obligées de payer plus cher à mesure qu'elle recouraient plus fréquemment à ses services. Quelquefois on se bornait à empoisonner des gants ou des mouchoirs ; on enduisait aussi d'un liquide dangereux le gobelet d'argent où la personne qu'on voulait faire périr avait coutume de boire[16].

Voilà pour ce qui concerne les maris ; quant aux amants infidèles ou indifférents, on usait, pour les ramener ou les conquérir, de pratiques empruntées à la sorcellerie du moyen âge, et c'est ici qu'éclate ce bizarre mélange de crédulité pieuse et de perversité qui est le signe distinctif de cette étrange épidémie morale. Lesage avait pour ami un prêtre de Bonne-Nouvelle nommé Davot, qui bénissait les branches de coudrier avec lesquelles on faisait la verge d'Aaron. Cette baguette passait pour posséder une étrange vertu : il suffisait qu'une femme en touchât le lit où couchait d'ordinaire l'homme qu'elle voulait séduire ou épouser pour qu'il devint aussitôt épris d'elle[17]. Si ce moyen ne réussissait pas, elle mêlait à ses aliments la poudre d'une hostie consacrée sur laquelle son nom et celui de l'objet de ses vœux avaient été préalablement tracés.

C'étaient là des jongleries qui n'excédaient pas les bornes ordinaires de l'escroquerie. Il va de soi qu'elles n'atteignaient jamais leur but, surtout quand la Phèdre enamourée était vieille et laide. C'était le cas de recourir alors au grand maître des œuvres ténébreuses, à celui qui donne tout à ceux qui, en échange, se donnent à lui tout entiers. A minuit, tantôt dans quelque chambre cachée à tous les regards, tantôt dans une cave ou une masure, Satan était invoqué ; on lui disait la messe à rebours, la messe noire : sur une table entourée de cierges noirs, la dupe s'étendait toute nue, en face d'un drôle sacrilège, revêtu d'habits sacerdotaux, qui posait sur son ventre un calice rempli parfois du sang d'un jeune enfant. Les scènes qui souvent suivaient la consécration sont de celles qu'aucun crayon ne saurait retracer :

Ce n'était là toutefois qu'une parodie impure de la messe noire et de la grande sorcellerie du moyen âge, et M. Michelet l'a très-bien vu. Je ne prends pas la Voisin pour sorcière, ni pour sabbat la contrefaçon qu'elle en faisait pour amuser de grands seigneurs blasés, Luxembourg et Vendôme, son disciple, et les effrontées Mazarines, une Bouillon insolente, effrénée, et la noire Olympe, profonde en crimes et docteur en poison[18]. Le sabbat du dix-septième siècle ne se fait plus à la clarté des étoiles, dans la lande aride, en présence d'une foule affolée et terrifiée. Satan s'est fait petit commerçant et trafique en chambre. Aux sorcières de cette époque, il manque ces deux grands ressorts des fortes propagandes : la foi et le désintéressement. Elles ont fait du sabbat une industrie, et le diable verse de beaux écus sonnants dans leur escarcelle : on les paye toujours d'avance ; tant pour le misérable qui officie, tant pour elles qui servent la messe.

Le plus fructueux du métier, c'est l'avortement. Dès 1655, Guy Patin écrivait : Les vicaires généraux se sont allés plaindre au premier président que, depuis un an, six cents femmes, de compte fait, se sont confessées d'avoir tué et étouffé leurs fruits. Vingt ans après, ce crime s'est encore étendu, et l'avortement est devenu une industrie : le nouveau-né sert à deux fins. On exploite la faute de la mère ; on lui procure les moyens de faire disparaître les suites de ses faiblesses ; puis l'enfant, s'il est né viable, est utilisé pour les conjurations des chercheurs de trésors. Il est voué au démon et égorgé, au milieu d'un cercle formé de chandelles noires. Margot, servante de la Voisin, disait à la Bosse qu'il y avait bien des enfants enterrés dans le jardin de sa maîtresse, et que ces affaires-là se faisaient par la Lepère, sage-femme, avec un instrument de fer[19]. La Filastre fut convaincue d'avoir sacrifié un de ses propres enfants, pour obtenir le sang destiné à une exécrable communion :Quant aux mort-nés, c'est dans un four que la Voisin consume leurs restes, et telle est l'explication d'un mot que madame de Sévigné prête à son amie, la maligne marquise de Coulanges. Quand la princesse de Tingry, déjà soupçonnée d'infanticide, fut impliquée dans l'affaire des poisons : C'est pour elle que le four chauffait, dit la bonne langue.

 

V

Il faut tirer le voile sur toutes ces horreurs. Elles eurent un terrible retentissement. Quand une juridiction exceptionnelle eut été créée pour les juger, quand les révélations de la procédure, malgré le soin qu'on mit à les étouffer, commencèrent de transpirer, une terreur folle s'empara de Paris. On se défia de tout et de tous : du linge, qu'on ne fit plus blanchir que par des femmes sûres ; des gobelets d'argent où l'on avait coutume de boire, des vases de métal où se préparaient les aliments, des couteaux, des fourchettes, des dîners, des rafraîchissements offerts par un ami. C'est à cette époque, dit le savant éditeur des pièces de cette effroyable procédure, que l'usage de la verrerie devint général. On prit l'habitude d'aller dîner avec son couvert, même chez des amis. Chez le Roi, sous prétexte de grandeur, tous les plats étaient visités à l'avance, le vin dégusté par des officiers spéciaux. Le couvert et tout ce qui servait à table était enfermé dans un coffre dont un officier et le Roi seuls avaient la clef, précautions légitimes et justifiées par des accidents de tous les jours. Un garde du Roi, nommé Belot, avoua en effet, à la torture, qu'il connaissait le secret d'empoisonner les tasses et les écuelles d'argent au moyen d'un crapaud gorgé d'arsenic, et qu'on faisait crever dans le vase[20].

La terreur grossit toutes choses ; le gouvernement ne fit rien pour éclairer l'opinion publique et atténuer d'inévitables exagérations. La publicité, malgré tous les inconvénients qu'elle comporte en matière de procès où les mœurs sont intéressées, est moins dangereuse encore que ce silence absolu dont les conséquences pèsent encore aujourd'hui sur l'histoire du grand règne. En réalité, deux cent quarante-six personnes furent décrétées, parmi lesquelles il y en eut beaucoup d'acquittées. Le plus grand nombre appartenait aux plus basses classes de la société : c'est là qu'on trouvait surtout les exploiteurs. Les exploités, dupes crédules et criminelles des premiers, appartenaient à tous les rangs, mais surtout à la noblesse et à la bonne bourgeoisie.

Après l'affaire de madame de Poulaillon, les procès qui frappèrent surtout l'esprit public furent ceux de madame Le Féron et de madame Dreux. Toutes deux avaient empoisonné ou tenté d'empoisonner leurs maris. La première, femme d'un président de la chambre des enquêtes, qu'elle accusait d'avarice et d'impuissance, lui avait fait manger pour cent louis de poudre de diamant[21] ; puis elle avait acheté de la Voisin, au prix de trente pistoles, une fiole d'une certaine eau plus efficace que les pierreries pour le but qu'elle se proposait. Après la mort de son mari, arrivée en 1679, elle avait épousé secrètement un M. de la Prade que la Voisin essaya néanmoins de marier à une autre femme, tentative qui faillit lui coûter la vie, car madame Le Féron entreprit de la faire assassiner. Quant à madame Dreux, dont le mari était maître des requêtes, c'était une petite femme aimable, toute mignonne, répandue parmi les gens du plus grand monde, connue même du Roi, qui s'étonna qu'une si charmante personne pût être compromise par les révélations d'une tireuse de cartes. Elle n'en avait pas moins empoisonné un officier de la cour des monnaies, obtenu de la Voisin un remède abortif et donné à cette mégère une croix de diamants, à-compte sur la récompense qu'elle lui devrait en cas de mort de son mari.

Le 5 juin 1679, le procureur général conclut à la peine de mort contre madame de Poulaillon ; mais les commissaires considérèrent que l'arrêt à rendre devait servir de préjugé pour ou contre la présidente Le Féron et la dame Dreux, et c'est par cet endroit que la chambre a molli et n'a pas eu toute la vigueur que le public en attendait[22]. L'arrêt qui condamnait madame de Poulaillon à dix ans de bannissement[23] fut considéré comme une planche de salut préparée pour les deux autres, dont les charges semblaient plus légères ou moins bien établies ; la haute société applaudit, mais on murmura dans les classes moyennes. A ce moment même, pour des crimes tout pareils, une petite bourgeoise, madame Philbert, coupable d'avoir mis fin aux jours de son premier mari pour épouser un joueur de flûte du Roi, se voyait condamnée à mort. De telles inégalités dans l'application des rigueurs judiciaires déconsidèrent toujours le pouvoir qui les commande où les tolère. C'est là une vérité de tous les temps dont le gouvernement de Louis XIV devait faire la dangereuse expérience.

La chambre de l'Arsenal ne se montra pas moins sévère pour un rentier nommé Lotinet, conduit le 9 mars 1679 à Vincennes. Il fut condamné à mort comme coupable d'avoir empoisonné sa fille au moyen d'un abortif. Ce qu'il y a d'intéressant dans son affaire, ce n'est pas sa propre histoire, c'est celle de cette fille mêlée à l'un des événements les plus obscurs du grand règne.

Cette fille, nommée Marceline, était aussi belle qu'intelligente et avait été nourrice d'un enfant de Louvois. Jeune encore, elle épousa M. Mazeau de Saint-Martin, conseiller au parlement de Metz, fonction que le ministre de la guerre avait lui-même exercée dans sa jeunesse. M. de Saint-Martin devint gentilhomme ordinaire, servant par quartier chez Monsieur, frère du Roi, et sa femme entra comme femme de chambre chez Madame. On sait quels soupçons planèrent sur la mort subite de cette princesse. Cette femme de chambre, dit une note de M. Ravaisson, fille d'un empoisonneur avéré, et comme tel condamné à mort, pourrait bien avoir eu part à l'empoisonnement de Madame. Les Mémoires du temps disent que le poison avait été mis dans une armoire dont la femme  de chambre avait soi-disant égaré la clef[24]. Ailleurs, le savant éditeur ajoute : Madame de Saint-Martin mourut à la suite d'un avortement amené par des manœuvres criminelles : il ne serait pas impossible qu'on eût voulu se débarrasser d'un complice et d'un témoin dangereux[25].

J'ignore quels sont les Mémoires auxquels M. Ravaisson fait allusion. Ceux de Saint-Simon disent que l'eau de chicorée à laquelle on imputa la mort de Madame Henriette d'Angleterre était confiée à la garde non d'une femme, mais d'un garçon de chambre. Selon mademoiselle de Montpensier, cette boisson fut donnée à la princesse par son apothicaire. Madame de La Fayette, qui ne la quittait pas et nous a transmis de ses derniers moments le récit le plus complet et le plus autorisé, nous apprend que cette eau avait été préparée par madame Desbordes, première femme de chambre, qui en but après les premiers soupçons manifestés par la malade, afin de la rassurer, et sans en être incommodée. Elle ne nomme même pas madame de Saint-Martin.

On voit combien sont diverses et peu concordantes les versions relatives aux personnes chargées de préparer et de garder la boisson qui aurait été le véhicule du poison administré à la duchesse d'Orléans. Les vraisemblances les plus fortes, et je les ai fait valoir ailleurs, plaident en faveur de la mort naturelle de la princesse, atteinte depuis plusieurs années d'un mal incurable, et qui hâta sa fin par ses imprudences : elle se baigna en pleine rivière dans un moment où elle était déjà très souffrante et se promena le même jour dans les jardins de Saint-Cloud jusqu'à minuit. M Ravaisson, qui penche, quoique avec beaucoup de circonspection, vers la thèse de l'empoisonnement, pare croire que le chevalier de Vanens aurait trempé dans ce crime : il se heurte ainsi tout d'abord contre la version de Saint-Simon, qui prétend que le poison avait été envoyé d'Italie par le chevalier de Lorraine à son ami le marquis d'Effiat. Mais le récit de l'illustre et médisant annaliste pèche par tant d'autres détails, qu'il a bien pu faire erreur aussi sur celui-là.

S'il était établi que Vanens et ses complices eussent été pour quelque chose dans la mort de Madame Henriette, cela prêterait beaucoup de force aux soupçons dont ils furent l'objet à l'occasion de celle du duc de Savoie. Mais on va voir sur quel échafaudage fragile et péniblement étayé reposent ces présomptions.

D'après les dires de la femme Bosse, madame de Saint-Martin aurait demandé à la Vigoureux quelque chose pour se défaire de son mari, qui lui avait tiré un coup de pistolet[26]. Notez qu'à la date du 12 mars 1679, jour où se produisait cette allégation, Marceline n'était plus là pour se défendre, sa mort remontant à l'année 1675. Cette déposition jetait seulement un vilain jour sur son caractère ; mais les magistrats ne paraissent pas en avoir tiré l'induction qu'elle eût été capable d'attenter aux jours de sa maîtresse, dont le nom ne fut pas même prononcé dans l'instruction.

La veuve Bosse déclara un peu plus tard qu'une femme nommée la Vautier avait donné à la Voisin la connaissance du grand auteur et mené ce dernier, qui se faisait alors appeler Regnard, chez la dame de Saint-Martin, lors femme de chambre de Madame[27].

Qu'était-ce que le grand auteur ? Interrogée sur ce point par le magistrat instructeur, qui demande si l'homme à qui la Voisin donnait ce nom ne s'appelait pas le chevalier de Vanens, la femme répond : — Oui, c'est un grand homme, assez dégagé de taille. La Voisin lui a dit depuis qu'il était mort... et l'auteur était celui que la Voisin faisait passer pour un prince italien[28]. En note correspondante à cette partie de la déposition, M. Ravaisson écrit : Cet Italien, selon toute apparence, était Chasteuil, major au service de Savoie, qui était mort depuis l'arrestation de Vanens. Si l'auteur est Chasteuil et non Vanens, nous voilà déroutés, et la Bosse n'a pas dit vrai dans sa réponse. Dans une confrontation que la Voisin subit avec la dame Philbert, dont le crime a été raconté tout à l'heure, cette dernière affirma que l'empoisonneuse lui avait remis un billet pour l'homme appelé le chevalier de Vanens, ou Saint-Vanant ou de Saint-Renant. La Voisin reconnut le fait du billet remis à la Philbert, mais elle précisa le nom de celui à qui il était adressé[29] ; c'était le chevalier de Saint-Renant, qui se disait de Bretagne et passait pour très-versé dans les connaissances astrologiques. Quant à l'auteur, ce nom cachait un prétendu prince italien qui, tant à elle qu'à d'autres, aurait escroqué plus de huit mille livres.

Il n'est donc pas clairement établi que la Voisin ait été en connivence suivie avec Vanens, pas plus qu'il n'est certain que son prince italien fût le marquis de Chasteuil. On peut inférer toutefois d'une déposition de Lesage que ces gredins et leurs complices n'étaient pas sans quelques relations avec les sorcières qu'ils exploitaient. La Voisin avoua connaître un ancien corsaire nommé du Baix[30]. Ce Baix, dit Lesage, demeurait à Dunkerque, et l'on tient deux hommes à la Bastille qui savent bien qui il est : ces deux hommes sont Vanens et Cadelan. Il y avait grande liaison et correspondance entre eux et Baix et Rabel. Ce dernier était un médecin associé avec Chasteuil et que Cadelan et Vanens envoyèrent en Angleterre. Et sont Baix, Cadelan, Dupin, Vanens, Bachimont et de Sainte-Colombe, gens de même cabale qui ont de grandes correspondances. Ils ont fait de grands voyages en Italie[31]. Ces derniers mots contenaient-ils, comme le suppose M. Ravaisson, une allusion au voyage que Vanens et Bachimont avaient fait à Turin à l'époque de la mort du duc de Savoie ? Les magistrats ne paraissent pas s'en être doutés, et Lesage ne fut point interrogé dans ce sens.

Il est fort vraisemblable que tout ce monde d'escrocs et d'assassins de haute volée, les Vanens, les Chasteuil, les Cadelan, les Bachimont, n'était pas étranger à la tourbe vulgaire des empoisonneuses auxquelles ils vendaient leurs dangereux secrets. On voit toutefois combien sont légers et inconsistants les indices révélateurs de ces relations. La Voisin connaissait le grand auteur, mais on ne sait pas au juste quelle personnalité se cache sous ce surnom. Elle connaissait Baia, ami de Vanens, mais cela ne prouve pas qu'il y eût alliance entre elle et ce dernier. Ce qui est moins apparent encore, c'est que les prétendus empoisonneurs du duc de Savoie aient dirigé, par leurs funestes conseils, la main de madame de Saint-Martin, femme de chambre de la duchesse d'Orléans. Quand même il serait clair que le grand auteur qu'elle vit une fois était Vanens ou Chasteuil, cela ne suffirait pas pour établir son immixtion dans un crime que l'étude attentive des faits rend d'ailleurs plus que problématique.

J'ai insisté un peu longuement sur cette affaire, et ce n'est pas sans intention : mon but est de montrer ce qu'il y a de peu solide dans une thèse soutenue récemment avec éclat et qui tend à présenter tous les empoisonneurs et les sorcières, leurs rivales de forfaits, comme associés dans une vaste coalition qui n'aurait tendu à rien moins qu'à saper les trônes et à attenter aux jours de tous les grands personnages. La vérité est que les escrocs comme les empoisonneuses n'avaient entre eux aucun pacte solide ni durable.

Comme leur industrie était connue, ceux qui méditaient quelque mauvais coup réclamaient d'eux-mêmes leurs services. Souvent aussi, grâce à leurs relations étendues, ils flairaient une affaire, l'étudiaient, prenaient l'initiative ou allaient au-devant des offres : les choses ne se passent guère autrement de nos jours dans les bandes de filous et d'assassins. C'est ainsi que quelques-uns s'unissaient parfois pour un crime déterminé, sans que cela impliquât une trame indissoluble, un but commun, poursuivi avec persistance. Et en effet, ils se séparaient bientôt, se faisaient concurrence, se volaient entre eux et s'enlevaient autant que possible les affaires et les chalands[32]. C'est seulement par le nombre, l'énormité et la longue impunité des forfaits que leur sinistre épopée diffère de celle des bandes de scélérats qui, de tout temps, ont exercé la vigilance de la police et répandu l'effroi dans les grandes villes. Elle serait digne à peine de l'attention de l'histoire sans la vaste complicité qu'ils rencontrèrent dans tous les rangs de la société.

 

VI

Le procès et la condamnation de Lotinet n'émurent pas beaucoup l'opinion, et rien n'indique qu'elle ait tiré des mœurs et des déportements de sa fille les inductions hasardées qui se sont produites de nos jours. Des noms plus retentissants que ceux de la magistrature ou de la bourgeoisie accaparèrent bientôt l'attention publique, à qui les empoisonneuses réservaient de nouvelles surprises. Ce n'étaient plus cette fois des femmes de financiers, de parlementaires ou de simples bourgeois qui se trouvaient compromises par les révélations ; c'était la princesse de Tingry, belle-sœur du maréchal de Luxembourg, accusée d'infanticide[33] ; c'étaient deux autres dames de la cour, la comtesse de Roure et madame de Polignac, animées d'une haine commune contre mademoiselle de La Vallière, qu'elles voulaient empoisonner pour obtenir ensuite l'amour du Roi[34] ; c'étaient des princesses, des nièces de Mazarin, dont l'une a donné le jour au prince Eugène ; c'était un maréchal de France, soldat illustre, héritier du grand nom de Montmorency.

Les accusations qui frappaient ces trois derniers personnages ont été jusqu'ici et resteront probablement toujours environnées de ténèbres. M. Ravaisson ne nous livre que peu de renseignements à leur endroit ; M. Pierre Clément, qui l'a précédé dans ce genre de recherches, n'a pas été plus heureux, et il est fort à craindre qu'il se rencontre là des vides impossibles à combler. Le Roi, pour étouffer autant que possible le scandale de la procédure contre madame de Bouillon, la plus compromise des deux sœurs, ordonna que les pièces en seraient brûlées. Quelques débris pourtant échappèrent à cet incendie, et M. de Monmerqué, dans son édition de madame de Sévigné[35], a publié un long fragment de l'interrogatoire de cette accusée, signé d'elle, de M. de Bezons, l'un des commissaires, et de la Reynie. On possède en outre un exposé de toute l'affaire de la Voisin, rédigé par ce dernier magistrat[36]. Un notaire, nommé Brunet, a de plus résumé l'ensemble des procédures dirigées contre les empoisonneurs dans un travail conservé à la Bibliothèque de l'ancien Corps législatif.

Dans son interrogatoire, en date du 29 janvier 1680, la duchesse avoua que la Voisin s'était présentée à son hôtel pour lui offrir ses services, lui vantant le savoir-faire de Lesage, son acolyte. La Voisin prétendit, au contraire, que c'était la duchesse qui, d'elle-même, était venue la trouver et avait fait les premières démarches. Quoi qu'il en soit, madame de Bouillon se rendit chez Lesage, en carrosse à six chevaux, ce qui, il faut le reconnaître, n'était pas l'indice de projets criminels, amis de l'ombre et du mystère : elle était accompagnée du duc de Vendôme et de l'abbé de Chaulieu. Après une conjuration assez ridicule et qui ne réussit point, pour savoir si le duc de Beaufort était réellement mort et où était à ce moment le duc de Nevers, on en vint à des choses plus sérieuses. Interrogée s'il n'est pas vrai qu'elle écrivit un billet qu'elle mit entre les mains dudit Lesage, et qui fut cacheté pour être brûlé, dans lequel elle demandait la mort de M. de Bouillon, son mari, — a dit que non, et que la chose est si étrange, qu'elle se détruit d'elle-même.

Le fait cependant parut avéré ; mais veut-on savoir comment l'apprécièrent les grandes dames du temps, je parle des plus honnêtes et des plus distinguées ? Écoutons madame de Sévigné : La duchesse de Bouillon alla demander à la Voisin un peu de poison pour faire mourir un vieux et ennuyeux mari qu'elle avoit, et une invention pour épouser un jeune homme qu'elle aimoit. Ce jeune homme étoit M. de Vendôme, qui la menoit par la main et M. de Bouillon (son mari) de l'autre ; et de rire. Quand une Mancine ne fait qu'une folie comme celle-là, c'est donné ; et ces sorcières vous rendent cela sérieusement et font horreur à toute l'Europe d'une bagatelle. (Lettre du 31 janvier 1680.)

C'est sur ce ton d'aimable plaisanterie que la duchesse prit l'accusation, quand elle se rendit devant les juges, accompagnée de nombreux amis. — Pourquoi, lui dit le président, vouliez-vous vous défaire de votre mari ?Moi, m'en défaire ! Vous n'avez qu'à lui demander s'il en est persuadé ; il m'a donné la main jusqu'à cette porte. — Mais pourquoi alliez-vous si souvent chez cette Voisin ?C'est que je voulais voir les sibylles qu'elle m'avait promises ; cette compagnie méritait bien qu'on fit tous les pas.

Cet aveu prouvait du moins que la Voisin avait dit vrai sur un point, et que c'était bien la duchesse qui se rendait chez la sorcière, et non la sorcière chez la duchesse. Mais laissons encore la parole à madame de Sévigné, racontant l'interrogatoire à sa façon :

N'avez-vous pas montré à cette femme un sac d'argent ?Elle dit que non, par plus d'une raison, et tout cela d'un air fort riant et dédaigneux. — Eh bien, messieurs, est-ce là tout ce que vous avez à me dire ?Oui, madame. — Elle se lève, et en sortant elle dit tout haut :Vraiment, je n'aurais jamais cru que des hommes sages pussent demander tant de sottises. Elle fut reçue de ses parents, amis et amies, avec adoration, tant elle était jolie, naïve, naturelle, hardie, et d'un bon air, et d'un esprit tranquille.

Voilà, il faut l'avouer, un portrait de main de maître et qui ne ressemble guère à celui de la même duchesse tracé par M. Michelet, et qu'on a pu lire tout à l'heure. Il n'y eut pas de second interrogatoire : l'opinion publique, celle du monde du moins, défendit l'accusée. Mais madame Dreux, elle aussi, quand elle fut mise en liberté, après les premières poursuites, se vit accueillie et fêtée par la bonne société, qui cribla le mari d'épigrammes, et ces épigrammes, c'est madame de Sévigné encore qui nous les a transmises. Madame Dreux pourtant avait bel et bien tenté d'empoisonner son mari. Louis XIV se montra moins accommodant ; il exila madame de Bouillon à Nérac. Croyait-il à de criminelles manœuvres, lesquelles, dans tous les cas, seraient restées à l'état d'intention, ou bien voulait-il simplement punir la duchesse de ses irrévérences envers la justice et de la réponse si connue qu'elle adressa à la Reynie, qui lui demandait si elle avait vu le diable : Je le vois en ce moment ; il est laid, vieux et déguisé en conseiller d'État.

Moins hardie que sa sueur, la comtesse de Soissons, la noire Olympe de M. Michelet, n'osa point affronter les périls de l'interrogatoire. L'ordre était signé de la conduire à la Bastille en même temps que la marquise d'Alluye et la maréchale de la Ferté[37] ; elle prit la fuite, prévenue par le Roi et donnant pour raison que ses ennemis étaient assez puissants pour la perdre : elle avait refusé la main de sa fille au fils de Louvois, et le ministre l'accusait d'avoir fait disparaître des domestiques qui gênaient ses sinistres projets. Puisqu'on a, dit-elle, donné un décret contre une personne comme moi, il achèvera le crime et me fera mourir sur un échafaud, ou du moins me retiendra toujours en prison ; j'aime mieux la clef des champs[38].

L'historien et l'apologiste de la comtesse, M. Amédée Renée, est obligé de convenir que cette fuite a imprimé sur elle une ombre qui ne s'est point dissipée[39]. Le comte de Soissons était un bon militaire, mais fort borné. C'est lui qui, bien avant M. Jourdain, fut surpris d'apprendre qu'il faisait de la prose. Au mois de juin 1673, comme il se rendait à Vesel, il fut trouvé mort dans son carrosse. Une lettre de l'ambassadeur Michel au doge de Venise attribue ce subit accident à la rupture d'un abcès intérieur ; mais l'abbé de Choisi nous a transmis le récit d'une scène de sorcellerie où madame de Soissons, en présence de M. de Villeroy, son amant, se fait prédire la mort de son mari, et qui pourrait bien avoir été jouée par un de ces sorciers qui avaient des moyens si puissants pour assurer l'accomplissement de leurs prédictions. Poursuivie par ces soupçons d'empoisonnements, emportant au front une flétrissure qui ne s'effaça jamais, la comtesse vit se fermer devant elle les portes d'Anvers et de Namur, et quand, après huit ans d'une vie errante, elle eut trouvé asile à la cour d'Espagne, la jeune reine, qui faisait le charme de cette cour, s'éteignit subitement à la suite d'une maladie inconnue et suspecte. C'est une fatalité pour la mémoire de la comtesse de Soissons, a dit un regrettable érudit, que partout où elle apparaît, il y a des morts imprévues, inexplicables.

Est-ce fatalité, en effet, ou profonde habileté du crime ? Pour ne parler que de l'accusation relative à la mort du comte de Soissons, les documents connus jusqu'ici, et en particulier ceux que nous ont livrés les Archives de la Bastille, ne nous apprennent rien de décisif. Le Roi parut croire à la culpabilité de la fugitive et dit à sa mère, la princesse de Carignan :J'ai bien voulu que madame la comtesse se sauvât. Peut-être en rendrai-je compte un jour à Dieu et à mon peuple[40].

Louis XIV pouvait-il faire moins pour une femme qui avait un moment régné sur son cœur et qui peut-être n'était devenue criminelle que par désespoir de l'avoir perdu ? C'est en haine de mademoiselle de La Vallière, en effet, c'est pour reconquérir son royal amant qu'Olympe Mancini se serait mise entre les mains de la Voisin et livrée aux enchantements et aux sortilèges. Cette accusation, moins grave et plus vraisemblable que celle qui porte sur la mort de son mari, n'a pas d'autre fondement que la déclaration très-probablement mensongère de la célèbre empoisonneuse. Elle prétendait avoir entendu la comtesse, parlant du Roi et de sa rivale, proférer, dans un accès d'emportement, ces terribles menaces : S'il ne me revient pas et si je ne puis me défaire de cette femme, je pousserai ma vengeance jusqu'au bout et me déferai de l'un et de l'autre. C'était chez la Voisin un système préconçu de compromettre les plus grands personnages et de lier leur perte à la sienne : La suite nous fera voir de quelle couleur sont les crimes, écrit à ce sujet madame de Sévigné ; jusqu'ici ils paraissent gris brun seulement. La suite, par malheur, est encore à venir.

Le maréchal de Luxembourg n'était pas homme à imiter l'exemple de la comtesse et à prendre la fuite ; de lui-même il se rendit à la Bastille. Lui aussi avait encouru la haine de Louvois, qui le fit enfermer dans un cachot de six pas et demi de long. On l'accusait d'avoir fait un pacte avec le diable, afin de pouvoir marier sa fille au fils du terrible ministre. Dans un écrit que Lesage feignit de brûler, mais qu'il garda, le maréchal aurait demandé, entre autres choses, un secret pour n'être pas blessé, la mort de sa femme, celle du gouverneur d'un pays de Lorraine dont il voulait avoir la place, le mariage de son fils, et la faveur de faire d'assez belles actions à la guerre pour que le Roi pût oublier la faute commise à Philisbourg[41].

On lui demanda s'il n'avait pas fourni du vin empoisonné pour faire mourir le frère d'une comédienne, la Dupin, et une fille que cet homme entretenait. Il paraissait bien absurde, dit Voltaire, qu'un maréchal de France qui avait commandé des armées eût voulu empoisonner un malheureux bourgeois et sa maîtresse, sans tirer avantage d'un si grand crime. C'est là le langage du bon sens. Ajoutons que les coupables et crédules pratiques imputées par Lesage au maréchal paraissent calquées sur celles que la Vigoureux avait naguère mises à la charge du marquis de Feuquières, accusé lui aussi d'avoir demandé un secret pour n'être pas blessé, conclu un pacte avec Satan et obtenu de lui un billet pour aller au sabbat et épouser une dame de qualité. De si ridicules accusations n'auraient-elles pas dû tomber d'elles-mêmes ? N'était-il pas du devoir des juges de les rejeter avec mépris, comme ils firent pour celle qui concernait Racine, auquel la Voisin osa imputer d'avoir empoisonné mademoiselle du Parc, l'actrice célèbre qui créa le rôle d'Andromaque ? Mais juges et accusés avaient l'esprit, ouvert aux mêmes superstitions, et il faut, pour apprécier leur conduite, faire la part des crédulités du temps.

L'instruction établit que le duc de Luxembourg avait été la dupe de son intendant Bonard qui, dans l'intérêt prétendu de son maître, s'était livré à des conjurations dirigées par Lesage et l'abbé Guibourg, dans le but de retrouver des papiers que le maréchal avait le plus grand intérêt à recouvrer et qui étaient entre les mains de l'actrice Dupin. L'intendant fut condamné aux galères perpétuelles ; quant au maréchal, après quatorze mois d'une dure captivité, il fut absous par arrêt du 14 mai 1680, mais exilé à vingt lieues de Paris, ce qui donna beaucoup à penser sur l'opinion que Louis XIV s'était faite de cette affaire.

La Voisin était alors suppliciée depuis près de trois mois. Sans attendre que les nombreuses poursuites dont ses révélations et ses calomnies étaient la suite fussent tirées à clair, sans se soucier du soin nécessaire de la garder jusqu'à ce qu'elle eût été confrontée avec tous ceux qu'elle chargeait, les commissaires de la Chambre ardente la firent brûler vive, le 22 février 1680, au grand ébahissement du public. On ne dit pas encore ce qu'elle a dit, écrit madame de Sévigné, qui l'alla voir passer d'une fenêtre de l'hôtel de Sully ; on croit toujours qu'on verra des choses étranges. Il semble qu'on eût hâte de se débarrasser d'un témoin embarrassant qui, n'ayant aucune grâce à attendre, prenait un sauvage plaisir à grossir son importance en associant sa perte à celle de beaucoup de têtes illustres.

On n'y gagna rien, si ce n'est de nouveaux et de plus graves embarras. La fille de l'empoisonneuse était sous les verrous, en possession de tous les secrets de sa mère, qu'elle pouvait dénaturer à plaisir, n'ayant plus à craindre son principal contradicteur. Louvois la vit, ainsi que Lesage, qu'on gardait à Vincennes, et à qui il eut l'idée de promettre la vie s'il faisait des aveux complets. Il se croyait habile et n'avait été qu'imprudent : les découvertes devinrent effrayantes et grosses de périls. Le prince de Clermont-Lodève en eut vent et s'enfuit de France, où il ne rentra que douze ans après : Lesage l'accusait d'avoir eu recours à ses talents pour obtenir l'amour de sa belle-sœur et la mort de son frère. Une vie bien plus précieuse, celle du Roi, avait été menacée, et la coupable était madame de Montespan. Foudroyante surprise ! un obus éclatant dans l'Olympe !

On lira dans l'étude qui va suivre le récit des manœuvres criminelles auxquelles l'orgueilleuse favorite eut recours pour relever son crédit chancelant. Je n'ajouterai ici que quelques traits à ce tableau d'ensemble.

 

VII

La Chambre ardente, car tel est le nom que le peuple donna à la commission qui siégeait à l'Arsenal, fut dissoute à la fin de juillet 1682, le Roi jugeant qu'il était temps d'arrêter des poursuites qui jetaient sur l'état des mœurs en France un si triste jour et déconsidéraient notre pays à l'étranger.

La lettre par laquelle le monarque informa le chancelier Boucherat de son intention à cet égard était l'œuvre de la Reynie, qui hâtait de tous ses efforts le terme d'une mission pleine de périls. Elle avait accumulé de terribles haines sa tête, et madame de Sévigné les a peintes et comme résumées en un mot : Sa vie justifie qu'il n'y a point d'empoisonneurs en France.

La Chambre avait traduit à sa barre deux cent vingt-six accusés, dont trente-six, au nombre desquels étaient la Voisin et la Filastre, avaient été exécutés : la Vigoureux était morte pendant la question. Quatre-vingts furent condamnés au bannissement ou déclarés retenus par ordre du Roi, formule élastique qui équivalait à la suppression du prévenu qu'on' envoyait mourir oublié dans une forteresse. Il fut sursis, en vertu d'un ordre royal, au jugement de plusieurs qui comptaient parmi les plus coupables : Lesage, Guibourg et la fille Voisin bénéficièrent de cette mesure. C'était le prix de leurs dénonciations et la réalisation des promesses que Louvois leur avait faites.

Telle fut l'œuvre de la Chambre ardente, envisagée dans son ensemble, à la clarté des documents que le gouvernement de Louis XIV ne parvint pas à supprimer. On sait qu'un choix fut fait parmi les interrogatoires, et que le Roi, Louvois et Colbert devaient seuls examiner certains des plus importants, lesquels ne furent pas soumis à tous les juges. Ces papiers, condamnés au feu, ont échappé cependant pour la plupart, soit en originaux, soit en copies, à la destruction qui les menaçait. Mais de telles mesures expliquent suffisamment les doutes de l'histoire et le discrédit qui tout de suite frappa la Chambre de l'Arsenal. Elle ne répondit qu'à moitié aux espérances qu'elle avait fait naître, et c'est moins à elle qu'au gouvernement que revient la responsabilité de ces déceptions.

C'est là le sort des juridictions exceptionnelles. Soit qu'elles frappent, soit qu'elles absolvent, leurs arrêts ne sont pas ratifiés par l'opinion, et, même quand elles se montrent justes, elles passent pour complaisantes. Celle-là pourtant avait répandu une terreur salutaire qui tourna au profit de la sécurité et de l'honnêteté publiques. Cette contagion de débauches, de sottes crédulités et de criminelles pratiques qui s'exhalait des maisons de la Voisin et de ses pareilles, s'atténua progressivement quand on eut jeté au vent les cendres de celles qui entretenaient ces foyers de pestilence. L'ordonnance de juillet 1682, l'expulsion hors du royaume des sorciers et devineresses, la vie plus régulière du Roi et de son entourage sous l'influence de madame de Maintenon, qui déjà se manifestait à cette époque, continuèrent l'œuvre réparatrice commencée par la Reynie et ses collègues. On put croire alors à une régénération radicale des mœurs publiques. Mais on ne comprime pas les passions, et l'on s'en aperçut dès les premiers jours de la régence : on n'en triomphe que par le développement progressif de la culture intellectuelle.

Ce coup d'œil jeté sur l'une des plaies les plus profondes et les plus obscures du grand siècle n'est pas fait pour nous rendre dédaigneux envers le nôtre. Notre société, qu'on dit si malade, n'est pas atteinte aussi profondément que le fut, après la Fronde, celle du dix-septième siècle, qui cependant s'est relevée : la crédulité niaise, la superstition féroce, la corruption étalée au grand jour et honorée ne sont plus de notre temps ; le vice a du moins le respect de l'opinion et la pudeur de se cacher. Que ce soit là la conclusion morale de cette étude et l'excuse des tableaux qu'elle a fait passer sous les yeux du lecteur.

 

 

 



[1] Voyez sur ces intrigues l'étude que l'auteur du présent travail a publiée sous ce titre : Mazarin et le duc de Guise, dans le volume intitulé : Ravaillac et ses complices, Paris, Didier, 1873.

[2] Archives de la Bastille, t. IV, p. 198. Sainte-Croix avait tenté d'assassiner ce Briancourt.

[3] Voyez la lettre de madame de Sévigné du 22 juillet 1676.

[4] Déposition du 13 mai 1678. Arch., IV, 435.

[5] Déposition de Vanens, du 17 janvier 1678. Arch., IV, 150.

[6] M. RAVAISSON, t. IV, note de la page 119.

[7] Archives de la Bastille, IV, 447.

[8] Archives de la Bastille, IV, p. 454.

[9] Archives de la Bastille, IV, p. 457

[10] M. RAVAISSON, t. V.

[11] M. RAVAISSON, t. V, note de la p. 155.

[12] Arch. de la Bastille, t. V, p. 154.

[13] Déposition de Perrine Delabarre, servante, du 13 février 1679 ; Archives de la Bastille, t. V, p. 305 ; voyez aussi note de la page 159.

[14] Arch. de la Bastille, t. V, note de la page 285.

[15] Louis XIV et la révocation de l'édit de Nantes, p. 249.

[16] Nous empruntons la plupart des traits de ce tableau soit aux excellentes introductions mises par M. RAVAISSON en tête des tomes I et IV des Archives de la Bastille, soit aux dépositions. Voir t. V, notamment pages 274, 364, 389, 414.

[17] Déposition de la Voisin du 16 juin 1679.

[18] La Sorcière, note de la p. 312.

[19] Archives de la Bastille, t, V, p. 270.

[20] Procès-verbal de question du 10 juin 1679.

[21] Interrogatoire de la Voisin, à Vincennes, le 20 mars 1679.

[22] Note à la suite du procès-verbal de la chambre, en date du 5 juin 1679 ; Arch., t. V, p. 387.

[23] Le Roi, en cas de bannissement, se réservait de retenir le condamné en prison, ou de le reléguer aux îles.

[24] Archives de la Bastille, t. V, note de la page 340.

[25] Archives de la Bastille, t. V, note de la page 341.

[26] Archives, t. V, p. 246.

[27] Archives, t. V, p. 344. Interrogatoire du 21 avril 1679.

[28] Archives de la Bastille, t. V, p. 298.

[29] Archives de la Bastille, t. V, p. 313 et 316. Interrogatoire du 22 mars 1679.

[30] Interrogatoire du 26 juin 1679. Arch., t. V, p. 304.

[31] Interrogatoire du 25 juin 1679. Arch., t. V, p. 121.

[32] La procédure nous montre Vanens refusant de donner la moitié d'une bouteille de poison à ses amis, auxquels il veut la vendre fort cher, et qui préfèrent la lui voler.

[33] Correspondance de Bussy, t. V, p. 45.

[34] Madame de Polignac fut condamnée par contumace (25 février 1680) ; elle avait pris la fuite. Madame de Roure fut exilée en Languedoc, ainsi que sa belle-sœur, madame de Polignac. — Voir SAINT-SIMON, t. XVIII, p, 209.

[35] T. VI, p. 444 et suiv.

[36] Bibliothèque nationale, manuscrits, section française, 7608.

[37] Le décret de prise de corps est du 23 janvier 1680.

[38] Mémoires de l'abbé de Choisi, coll. Petitot, t. LXIII, p. 224 et suiv.

[39] Nièces de Mazarin, p. 214.

[40] Madame DE SÉVIGNÉ, lettre du 24 janvier 1680.

[41] Déclaration de Lesage du 6 octobre 1679, Arch., t. V, p. 497, et lettre de Louvois à Louis XIV, en date à Chaville du S du même mois, publiée par M. Pierre Clément.