QUESTIONS HISTORIQUES DU XVIIe SIÈCLE

 

RAVAILLAC ET SES COMPLICES

 

 

Le meurtre de Henri IV fut-il le résultat d'un complot ourdi par de puissants ennemis dont Ravaillac n'aurait été que l'instrument ? L'assassin obéit-il aux inspirations solitaires d'un aveugle fanatisme, ou bien fut-il guidé par des instigateurs assez habiles pour rester dans l'ombre et pour fermer sa bouche, même au milieu des plus horribles tortures ?

Des nombreux problèmes que soulève l'étude du dix-septième siècle, il n'en est point qui ait reçu des réponses plus contradictoires, ni sur lequel les meilleurs esprits se soient plus divisés. Deux explications, jusqu'ici tenues pour inconciliables, sont en présence. Pièces en main, les uns soutiennent que Ravaillac n'eut pas de complices ; les autres prouvent, par des arguments non moins solides, que le roi fut enveloppé dans les fils d'une vaste conspiration dont chaque jour il sentait se resserrer la trame et que de nombreux avis lui dénonçaient.

Qu'y ait-il de vrai dans ces deux systèmes et n'est-il pas téméraire d'espérer les accorder, au risque d'avoir à la fois contre soi les défenseurs de l'un et de l'autre ?

En exposant une solution qui explique et concilie tous les faits, l'auteur de cette étude croit devoir, dès le début, se garder du reproche de témérité. Sa place dans le domaine de l'érudition est trop humble pour qu'il ne sente pas le besoin de mettre son insuffisance sous la sauvegarde de quelques heureux antécédents. Voué, depuis bien des années déjà, à l'étude des problèmes historiques controversés, il a fourni sur quelques-uns des plus ardus, sur celui, par exemple, de la culpabilité des Templiers et de leur doctrine secrète, des solutions qui, jusqu'à ce jour, n'ont point été sérieusement contestées. Il a même eu cette bonne fortune de voir deux de ces solutions confirmées, après leur publication, par la découverte inattendue de documents décisifs : c'est ce qui est arrivé pour le problème du Masque de fer et pour celui de la mort de Gabrielle d'Estrées.

Qui sait si cet essai de conciliation des deux systèmes qui ont cours sur le meurtre de Henri IV n'est pas réservé à la même heureuse chance ? Combien n'y a-t-il pas de pièces précieuses qui dorment ignorées entre des mains qui n'en soupçonnent pas la valeur ! Pour faire jaillir les documents perdus ou réputés les plus introuvables, rien n'est tel que la publicité donnée par les revues et les journaux aux questions qu'ils pourraient éclaircir, rien n'est meilleur que de dessiner leur cadre naturel, de préciser les vides qu'ils combleraient et les obscurités qu'ils feraient évanouir.

Le testament de Ravaillac compte au nombre de ces documents perdus qu'un heureux hasard peut faire retrouver ; mais l'auteur de cette étude ose affirmer, dès aujourd'hui, que si jamais on découvre la feuille réputée illisible où l'on prétend qu'aurait été écrit ce suprême aveu, ses explications, loin d'en souffrir, aideront à la déchiffrer et montreront qu'il ne s'est point mépris sur le véritable caractère de ce mystérieux document.

 

I

Ce qu'il y a de plus remarquable dans l'attentat de Ravaillac, ce n'est pas sa hardiesse, c'est son opportunité. Jamais, a dit un historien de grand sens, jamais assassinat ne survint plus à propos pour servir ceux qui avaient tout à craindre de la vie de Henri IV et qui furent tout-puissants après sa mort[1]. Cet à-propos fut tel que ce crime, qui consterna tout ce que la France comptait de gens honorables, ne surprit pourtant personne : l'attentat était dans l'air ; chacun l'attendait ; on l'avait annoncé longtemps à l'avance. Le roi lui-même, son langage à Sully le prouve, le roi se débattait sous une étreinte invisible ; il comprenait qu'il n'y échapperait pas.

C'est cette prévision générale, c'est cette frappante opportunité du crime, c'est le profit que ceux qui y avaient intérêt en retirèrent qui prête tant de force à la thèse de la complicité : is fecit cui prodest, dit l'axiome judiciaire. La maison d'Autriche, vaincue d'avance dans la grande lutte qui allait s'engager, les tronçons mal coupés et toujours remuants de la Ligue, puis, dans l'ordre des inimitiés privées, le duc d'Épernon, la marquise de Verneuil, la reine Marie de Médicis elle-même, voilà les instigateurs présumés du meurtrier, agent volontaire ou inconscient de tous ces intérêts coalisés.

Cette thèse, que Mézeray, Sully, l'Estoile, l'abbé Lenglet-Dufresnoy ont timidement indiquée ou soutenue ouvertement, on pouvait croire qu'elle avait définitivement succombé sous les critiques du plus judicieux des historiens de Henri IV. M. Poirson l'avait combattue avec sa conscience et sa sobriété ordinaires ; il était loin d'avoir tout dit, et toutes ses raisons n'étaient pas des plus convaincantes ; elles sont puisées dans l'ordre moral plus encore que dans les faits ; mais il avait du moins noté l'essentiel. Presque aussitôt après la publication de son livre, M. Michelet a repris la thèse en sous-œuvre et, de toutes les légères présomptions éparses dans les ouvrages de ses prédécesseurs et dans les pièces de la procédure, il a fait un tissu solide, dont il n'est pas aisé de rompre la trame.

Le complot formé, dès 1606, pour mettre fin au règne de Henri IV, voilà l'idée mère de son livre sur ce prince, le point culminant auquel, par toutes sortes de sentiers fantaisistes, il conduit son lecteur violenté et séduit. Cette conspiration est pour lui la certitude même, une vérité plus brillante que la lumière du jour. Il met à l'éclairer sa flamme toujours juvénile, une passion fiévreuse et cette espèce de don de seconde vue avec lequel il lit parfois dans le passé. Il faut être sourd, aveugle et se crever les yeux pour ne pas voir cela, s'écrie-t-il.

On le voit, la question est toujours pendante ; après les arguments opposés des deux grands historiens qui l'ont examinée en dernier lieu, elle est même plus obscure que jamais. Pour y porter la lumière, ce n'est pas assurément par la méthode chère à M. Michelet, par une synthèse passionnée, par une explication conçue a priori qu'on doit procéder, mais bien par une froide et rigoureuse analyse des faits avérés et des documents qui les éclairent. Il faut préciser les preuves de ce qu'on peut appeler le système de l'accusation, afin de voir si ces preuves résistent à l'examen, et d'asseoir ainsi le débat sur une base solide. Le juge qui dresse l'instruction d'une affaire criminelle rassemble d'abord tous les faits matériels et positifs propres à fonder la conviction, faits avec lesquels l'inculpé doit entrer en lutte, qui l'accablent ou dont il triomphe.

Dressons donc avec soin l'acte d'accusation contre les complices de Ravaillac ; nous donnerons ensuite la parole à l'avocat des prévenus, c'est-à-dire à la critique historique, et nous tirerons enfin une conclusion qui peut-être ne manquera pas de nouveauté.

 

II

Au moment où le couteau d'un fanatique trancha les jours de Henri IV, ce prince touchait au double but dont la poursuite fut l'œuvre des dernières années de son règne. A l'extérieur, il était sur le point d'arracher à l'Espagne la prépondérance que lui avait léguée Charles-Quint ; il allait fonder l'équilibre européen sur l'abaissement de cette puissance longtemps sans rivale et sur la liberté du corps germanique. A l'intérieur, il apercevait le moment où l'amoindrissement des gouvernements provinciaux lui permettrait de constituer l'unité nationale et la puissance royale qui en était la base. Faut-il s'étonner que les intérêts menacés se soient unis, et que l'Espagne et l'Empire aient trouvé des alliés et dos complices au cœur de la France ?

Sans croire que le Béarnais partageât les idées utopiques de son ministre au sujet d'une grande fédération européenne, qu'il rêvât de fonder la paix éternelle sur l'universelle tolérance, on doit admettre du moins qu'il s'était arrêté à des vues politiques réalisables et pratiques par lesquelles il devançait son temps et qui furent en partie reprises par Richelieu. La  Maison d'Autriche diminuée, la couronne élective de l'Empire transférée à la Maison de Bavière, l'Italie soustraite à la domination étrangère, la papauté fortifiée au moyen de l'annexion de Naples au Patrimoine de Saint-Pierre, un royaume des Alpes créé pour le duc de Savoie, c'étaient là les principaux traits de ce vaste plan. Comme l'a très-bien vu M. Augustin Thierry, Henri avait conçu une politique française, fondée sur le maintien des nationalités et l'équilibre des puissances.

Cet équilibre, il le demandait non à des divisions territoriales, arbitraires, résultant soit de l'hérédité, soit du droit de conquête, mais au respect des limites naturelles des États, de leurs origines, de leurs langues, et aussi à la reconnaissance des libertés intérieures des peuples et des droits de leur conscience. Trois ans devaient suffire à l'exécution de ce vaste plan qui aurait préservé l'Europe des horreurs de la guerre de Trente Ans.

La Maison d'Autriche se sentait impuissante à l'entraver et il est prouvé qu'elle ne fit aucuns préparatifs de défense, comme si d'avance elle eût été assurée qu'une catastrophe soudaine devait les rendre inutiles et qu'elle pouvait en économiser les frais.

Soit en Allemagne, soit dans la Péninsule, qu'eût-elle pu d'ailleurs opposer aux nombreux alliés que le roi de France avait fait entrer dans la coalition, à ses treize armées, à ses deux cents canons récemment fondus, à ses 240.000 hommes, le tout appuyé par une réserve métallique ou fiduciaire qui dépassait 150 millions, trésor prodigieux à cette époque ? L'empereur Rodolphe était mourant et sans alliances : tous les membres de sa famille se confédéraient contre lui ; déjà les électeurs avaient désigné son successeur, et leur choix se portait sur le duc de Bavière, jusque-là son meilleur appui et qui était étranger à la Maison d'Autriche. La Hongrie et la Bohème n'attendaient plus qu'un signe pour se soulever : la lutte politique allait se compliquer d'une guerre religieuse. Quant à Philippe III, il avait trouvé, à son avènement au trône, une dette qui dépassait 1.256 millions de notre monnaie et qui aujourd'hui en représenterait quatre fois autant, charge effroyable à une époque où le crédit public n'existait pas : on voit que les grosses dettes nationales ne datent pas d'hier.

Philippe avait, comme à plaisir, aggravé encore cette déplorable situation financière, en décrétant (août 1609) l'expulsion des Maures d'Espagne, le plus barbare conseil, a dit Richelieu, dont l'histoire de tous les siècles fasse mention. Par là, il avait tari les sources réelles de la prospérité de son royaume et, soit à l'intérieur, soit sur ses frontières, - il s'était créé un million d'ennemis, qui n'attendaient que des armes et des secours pécuniaires, pour entrer en campagne contre leur persécuteur.

Les deux faibles monarques contre lesquels allaient être dirigées les forces les plus considérables qui eussent été réunies en Europe depuis les Croisades ; ne se dissimulaient ni l'imminence ni la gravité du péril. S'ils eurent recours à un crime pour lui échapper, comme le prouverait leur incurie apathique en présence de menaçantes éventualités, ils ne firent en cela que suivre la politique traditionnelle de leur famille. Philippe II n'avait-il pas suscité des assassins contre le prince d'Orange, contre la reine Élisabeth, contre le roi de Navarre ? N'avait-il pas, en 1597, récompensé Jean Boucher, l'auteur de l'Apologie de Jean Châtel, par le don d'un canonicat de Tournay[2] ? Cinq ans plus tard, sa censure n'avait-elle pas approuvé le célèbre livre de Mariana qui, malgré d'habiles distinctions, présentait comme licite la doctrine du tyrannicide, et où cette doctrine, très-différente de celle que, depuis le treizième siècle, professaient les théologiens scolastiques, était entendue dans le sens le plus large et au profit de l'autorité royale d'Espagne[3] ?

 

III

A l'intérieur, tous les ennemis du roi se rattachaient à la faction espagnole. Le représentant le plus actif de ce parti, le pivot de toutes les intrigues soudoyées par l'or de l'Espagne, était le duc d'Épernon. Son dévouement à cette puissance n'était pas de fraiche date : entre elle et lui, depuis quinze ans, il y avait un pacte mis en oubli pendant quelques années, mais non rompu. Le 10 novembre 1595, à l'époque où il disputait la Provence à Henri IV, d'Épernon avait conclu avec Philippe II un traité qui l'obligeait à faire pour ce dernier la guerre au roi et aux hérétiques de France. Ce fut le jeune duc de Guise qui lui arracha Marseille et la Provence. Vaincu, mais non réconcilié, le rebelle accepta les largesses et le gouvernement du Limousin, par lesquels Henri crut se l'attacher, mais il ne lui pardonna jamais. L'exemple de Biron l'irrita, au lieu de le corriger.

Ce petit homme hargneux, violent, rancunier, disposait d'une autorité égale à son ambition. Sa fortune était immense ; il possédait tant de charges qu'à la Cour on l'appelait la garde-robe du roi, terme sous lequel on comprenait tous les grands emplois de la Couronne ; l'Angoumois, la Saintonge, l'Aunis, la Rochelle, le Limousin, la Normandie, Loches, Metz et tout le pays messin lui obéissaient. Ainsi pourvu, il se croyait assez fort pour ne pas dissimuler la haine qu'il portait au roi, et, un jour que Henri IV avouait ne pas l'aimer, il osa répondre : Pour ce qui est de l'amitié, sire, Votre Majesté sait bien qu'elle ne s'acquiert que par l'amitié.

Suspect au maître, d'Épernon cherchait son appui dans la reine et surtout dans le parti catholique et espagnol, dont il était le chef à la Cour. Henri sentait bien que tôt ou tard il lui faudrait en finir avec ce présomptueux vassal, comme naguère avec Biron et Bouillon, et lentement il s'y préparait. Non content de le frapper dans sa fortune en lui interdisant des taxes arbitraires, il avait entrepris de le diminuer dans ses deux charges les plus importantes, celles de colonel général de l'infanterie et de gouverneur de Metz : l'une mettait entre ses mains la force armée, l'autre la clef de la France, une ville voisine des possessions de l'Empire et de l'Espagne, et récemment enlevée à cette dernière puissance. Le roi annonça son intention de reprendre au duc le droit qu'il s'était arrogé, pendant sa faveur auprès de Henri III, de pourvoir à tous les emplois de l'infanterie[4] : quant à Metz, il mit dans la citadelle un lieutenant fidèle, d'Arquien, homme ferme et sûr[5].

Ce coup fut terrible pour d'Épernon. Lui, presque souverain sous Henri III, fiancé à la belle-sœur de ce monarque, il se voyait menacé et surveillé au chef-lieu même de sa puissance, dans l'asile alors réputé inexpugnable où il comptait se réfugier en cas d'échec, et que ses amis appelaient d'avance son royaume d'Austrasie. La garnison lui obéissait, il était maître de la ville ; mais il y avait dans la citadelle un œil toujours ouvert sur ses menées, un ennemi qui ne relevait que du roi et veillait à l'exécution de ses ordres. Le jour de l'attentat de Ravaillac, d'Arquien, alors à Paris, s'enfuit à tire d'aile vers sa précieuse citadelle ; mais, suivi de près par un affidé du duc, qui trouva moyen d'y introduire des troupes vendues à son maitre, il fut forcé de déguerpir. C'était le commencement, sinon la suite, de la revanche de d'Épernon ; il n'ignorait pas que, dans les grandes crises politiques, le pouvoir appartient à celui qui ose s'en saisir à temps.

On sait qu'il était assis à côté du roi quand ce dernier fut frappé, et que si Henri n'eût point été penché vers lui pour l'écouter, le coup vraisemblablement n'eût pas porté. Soudainement il parla en maître, en homme qui domine la situation. Un gentilhomme de la suite ayant voulu percer le meurtrier de son épée, d'Épernon s'y opposa et fit conduire le coupable à l'hôtel de Retz. Par son ordre, le carrosse fut fermé, le cadavre ramené au Louvre. Sans perdre un moment, il sauta à cheval, fit fermer les portes de Paris, occuper l'Hôtel de Ville, couper les communications entre les deux rives de la Seine, placer des troupes à la place de Grève et dans tous les endroits suspects et déjà, agités.

Chemin faisant, il rencontra le duc de Guise qui, lui aussi, donnait des ordres en maître. Les deux anciens ennemis eurent un colloque rapide, à la suite duquel ils s'embrassèrent. Peut-être venaient-ils de conclure ou de renouveler un pacte. D'Épernon, continuant sa route, entra au Parlement, la main sur la garde de son épée, et déclara insolemment que cette épée allait sortir du fourreau, si l'on n'accordait à l'instant la régence à la reine mère. Guise, qui survint un moment après par une autre porte, renouvela la demande en termes plus civils, mais non moins précis.

Telles sont les présomptions et les charges générales qu'on fait peser sur d'Épernon ; mais il en existe de particulières et de plus faciles à discuter, justement parce qu'elles sont plus spéciales et plus précises.

Voyons de suite celles qu'on formule contre la reine elle-même.

 

IV

Marie était tout espagnole : elle l'était par tradition de famille, par attachement héréditaire, surtout par esprit d'opposition contre son mari. C'était là un reproche qu'il ne cessait de lui faire, le principal sujet de leurs fréquentes querelles, la réplique toujours prête aux reproches d'infidélité qu'elle lui adressait avec trop de fondement.

Les Italiens qui entouraient la reine, ses Vinti, ses Guidi, ses Joanini, Concini surtout et sa femme Léonora étaient, comme elle, acquis à l'Espagne. Tout ce monde famélique et insolent faisait une guerre sourde au Béarnais ; il se sentait mal à l'aise au milieu de leurs intrigues et de leurs bassesses. Cet esprit si fin redoutait la finesse, ce rusé avait horreur de la ruse : la sorcière Léonora surtout lui était odieuse. Il s'inquiétait de l'avenir, et se demandait avec effroi dans quelles mains les rênes de l'État tomberaient après lui. Le commencement de votre gouvernement, disait-il à sa femme, sera celui de la misère de la France. Dans les derniers temps de sa vie, il l'appelait ironiquement : Madame la régente. Elle ne dissimulait pas ses intentions, son antipathie pour les mariages qu'il réservait à leurs enfants, la préférence qu'elle accordait aux alliances hispano-autrichiennes. Ce double mariage espagnol, que le roi repoussait avec indignation, et qui fut en effet réalisé aussitôt après sa mort, c'était pour le préparer qu'elle admettait dans son intimité l'ambassadeur de Philippe III, qu'elle l'honorait de particulières confidences, qu'elle lui dévoilait le peu qu'elle pouvait surprendre des secrets desseins de son mari.

Hautaine, jalouse, étroitement têtue et opiniâtre, par dessus tout vindicative et sournoise, elle n'avait rien de ce qu'il aurait fallu pour enchaîner un homme spirituel, léger, ennemi de la gêne et de l'ennui tel qu'était Henri IV, pour lui faire prendre goût à son intérieur et à la vie domestique. Ses bouderies, ses colères pesaient également à son mari, et il faut avouer qu'il ne lui ménageait pas les causes d'irritation. Richelieu affirme, sur la foi de Sully, qu'on ne les vit jamais huit jours sans querelle. Tantôt elle essayait de le rendre jaloux à son tour, tantôt elle le menaçait de faire tuer ses maîtresses : il paraît même qu'elle ne s'en tint pas aux paroles ; la menace eut un commencement d'exécution[6].

Les Concini aigrissaient de leur mieux son naturel déjà suffisamment acariâtre et versaient du vinaigre sur ses plaies. La jalousie, dit Richelieu, lui était un mal assez cuisant pour la porter à beaucoup de mauvais conseils qui lui étaient suggérés, mot bien grave dans une telle bouche et qui donne à réfléchir. Un jour, son irritation fut si vive que si Rosny n'eût rudement saisi son bras déjà levé, elle eût frappé son mari. Une autre fois, le roi, outré de ses emportements, lui quitta la partie et s'en alla seul à Fontainebleau, d'où il lui envoya dire que, si son humeur ne changeait, il la renverrait à Florence avec ses Italiens.

Comme elle était fort crédule, Léonora, qui se mêlait de magie, lui avait fait venir une nonne extatique, la mère Pasithée, qui déclara savoir par une vision que le roi ne passerait pas 58 ans et qu'il était urgent de sacrer la future régente[7]. Les conseillers ordinaires de la reine l'eussent soufflée, qu'elle n'eût pas mieux dit. Cette idée du sacre se logea dès lors fortement dans l'étroite cervelle de Marie et se lia intimement à celle de la mort de son mari : elle se figurait qu'à ce prix seulement elle pourrait hériter de l'autorité royale.

Rapprochement bien étrange et qui n'a point encore été fait : cette idée fut aussi celle de Ravaillac. Il attendit, pour tuer Henri IV, que la reine eût été sacrée, estimant, dit-il dans son second interrogatoire, qu'il n'y aurait pas tant de confusion en la France, le tuant après le couronnement, que si elle n'eût pas été couronnée.

Vers la fin de l'année 1609, le roi reçut par le baron de Vaucelas, son ambassadeur en Espagne et beau-frère de Sully, de graves révélations sur certaines intrigues ourdies entre les Concini et l'Escurial, par l'intermédiaire de l'ambassadeur de Florence près de cette Cour. Il ne s'agissait de rien moins, comme lui-même le confia à Sully, que de faire un double mariage des fils et filles de l'un et l'autre État, voire même de bailler la fille en France sans renonciation. C'était l'alliance, la réunion en perspective des deux couronnes et le renversement de toute son œuvre. Il ne douta pas que sa femme n'autorisât ces négociations ni qu'on spéculât sur sa mort prochaine.

Le coup lui fut si cruel qu'il courut s'enfermer à Livry, chez M. de Montbazon, l'un de ses capitaines des gardes ; il y resta huit jours, au bout desquels le besoin lui vint de s'ouvrir à un ami : ce fut Sully qui reçut, et qui nous a transmis sa triste confidence. De toutes parts lui arrivaient des avertissements sinistres et des pronostics sur sa fin prochaine : il avait un avis formel qu'on devait l'assassiner. Dix-sept fois déjà le coup avait été tenté, mais quelque chose lui disait qu'il n'échapperait pas à celui qui se préparait. Cette existence si disputée lui était insupportable ; à défaut d'affection à son foyer domestique, il voulait au moins y trouver la paix et n'avoir plus à craindre que do l'extérieur. L'idée d'une suprême tentative de rapprochement lui était venue ; il offrait de se défaire de ses maîtresses (il n'en avait pas moins de quatre ou cinq en ce moment), si la reine, de son côté, renvoyait les Concini et renonçait à l'idée du sacre. Tout d'abord elle devrait contremander le voyage de cette nonne visionnaire que Léonora venait de rappeler au Louvre, et qui se disait si sûre de l'heure de sa mort.

 

V

Marie ne crut pas à sa sincérité. Au-dessus de tous ces amours dont il faisait si bon marché, et qui n'étaient que des caprices ou des habitudes, il y en avait un qu'il n'avouait pas. Celui-là, véritable passion de vieillard, d'autant plus vivace qu'il était inassouvi, elle savait bien qu'il ne le sacrifierait jamais.

A cinquante-six ans passés, il s'était subitement épris d'une enfant de quinze ans, fille du connétable de Montmorency, et l'avait, non sans une arrière-pensée intéressée, mariée au prince de Condé, laid, avare et très-pauvre : il n'avait guère que dix mille francs de rente. Que de folies n'avait-il pas faites pour revoir cette jeune fille que son mari avait confinée à Verceil, en Picardie, jusqu'à se cacher sous une tapisserie, jusqu'à se déguiser sous des travestissements ridicules, tantôt en valet de chien, tantôt en postillon ! Ambitieuse et coquette, la petite personne attisait cette flamme sénile : elle échangeait avec son royal soupirant des lettres où elle prenait le nom de nymphe Galatée, et lui, celui de berger Céladon. Cette postorale cachait des projets très-sérieux ; la jeune princesse visait au solide et, tout doucement, insinuait à ce Céladon en cheveux gris l'idée d'un double divorce. Pour une maîtresse moins noble et moins belle, n'avait-il pas, une fois déjà, rompu le lien qui l'unissait à une reine ? Le roi ne disait pas non,. et son entourage avait probablement deviné ses secrets désirs, car Malherbe écrivait là-dessus des vers qui sont presque un aveu ;

Mais quoi ! ces lois dont la rigueur

Retient mes souhaits en langueur,

Règnent avec un tel empire

Que, si le Ciel ne les dissout,

Pour pouvoir ce que je désire,

Ce n'est rien que de pouvoir tout.

Tallemant assure que le connétable avait fait signer à sa fille une requête pour être démariée, comme si, dit Sismondi, le divorce ou même le poison devaient écarter du trône Marie de Médicis[8].

Les choses en étaient là, quand, un beau matin, Condé, poussé par sa mère qui détestait le roi, prit sa femme en croupe et, tout d'une traite, la conduisit à Landrecies, puis à Bruxelles, chez l'archiduc (29 novembre 1609).

L'or qui défraya ce voyage avait été remis au prince par un médecin espagnol, agent secret de Philippe III. Évidemment on voulait livrer Henri à la risée de l'Europe, donner à croire que le grand dessein n'avait d'autre mobile qu'une amourette vulgaire : ne pouvant le vaincre par les armes, l'Espagnol le tuait par le ridicule. Condé, entre ses mains, allait être un compétiteur du relaps mal converti qui faisait la guerre aux puissances catholiques, et, pour qu'en effet il devint un redoutable concurrent, il suffisait du consentement du pape ; car Philippe semble avoir ignoré que, dans la grande lutte près de s'engager, le Saint-Père fit cause commune avec le roi de France.

Cet enlèvement exaspéra Henri et littéralement il en perdit la tête. A la première nouvelle qu'il en reçut, il manda ses ministres et mit l'affaire en délibération. S'il est absurde de supposer, comme l'ont fait bon nombre d'historiens, que tous ses vastes préparatifs, très-avancés d'ailleurs dès cette époque, n'eussent d'autre but que la possession d'une jeune fille, il paraît établi pourtant que cet événement hâta son entrée en campagne.

Il essaya d'abord de la faire enlever à son tour et confia l'entreprise au marquis de Cœuvres, bien sûr que la jeune fille y prêterait la main : l'enlèvement avait été fixé au 13 février 1610. Le roi se crut un moment si certain du succès qu'il ne sut pas taire sa joie, même devant sa femme : Tel jour, à telle heure, vous verrez ici la princesse de Condé[9]. C'était le comble de l'imprudence et un suprême outrage. Sur-le-champ, Marie prévint l'ambassadeur d'Espagne, qui avertit à temps l'archiduc Albert et l'infante Isabelle, souverains en commun des Pays-Bas. On mit des troupes aux portes de Bruxelles, et la nymphe Galatée fut gardée à vue dans le palais de l'infante.

Alors le roi perdit toute mesure ; il somma sort neveu de rentrer en France, sous peine d'être déclaré criminel de lèse-majesté ; il fit agir le père de la princesse, qui réclama sa fille ; il intima aux archiducs d'avoir à renvoyer immédiatement les fugitifs ; la Cour d'Espagne, au contraire, leur ordonnait de les garder. Condé, d'ailleurs, avait quitté les Flandres, se dirigeant par Milan vers Madrid, afin de s'entendre avec Philippe III pour se venger et faire valoir ce qu'il appelait ses droits. Lui, dont la légitimité était fort douteuse, il soutenait l'illégitimité du dauphin et se posait en véritable héritier du trône. Voilà le terrible atout que la folle passion du Béarnais venait de mettre dans le jeu de son ennemi.

Des menaces, il était passé à l'action : ses armées marchaient ; les routes se couvraient de troupes qui se dirigeaient vers Châlons et Grenoble ; l'armée du Nord, réunie dans la première de ces villes, était prête à entrer en campagne.

Ainsi la grande cause semblait s'absorber dans la petite, sans que Henri lui-même sût bien au juste laquelle des deux lui tenait le plus au cœur. Peut-être n'était-il pas fâché de les voir se confondre, et de pouvoir, comme on dit vulgairement, faire d'une pierre deux coups.

Comme il lui fallait pourvoir à l'administration du royaume pendant son absence, il se résolut à donner le titre de régente à la reine ; mais en lui liant les mains au moyen d'un Conseil dans lequel elle n'avait que sa voix comme ses quinze collègues (20 mars 1610).

Elle vit là une suprême insulte et se demanda ce qu'il ferait d'elle après ses victoires ; un sinistre éclair déchirait pour elle les ténèbres de l'avenir, lui montrant, suspendue au-dessus de sa tête, la terrible menace du divorce. Récemment encore, à la suite d'une violente querelle, Henri avait dit tout haut qu'il allait prendre le parti de l'envoyer vivre seule dans quelque château[10]. La réclusion, l'exil, une honteuse séparation, tels furent les fantômes qui hantèrent son esprit et que Concini et sa femme promenèrent sans relâche sous ses yeux. Elle en vint aux soupçons les plus outrageants pour son mari, jusqu'à refuser les mets qu'il lui envoyait de sa table et à manger seulement ceux que Léonora lui préparait dans sa chambre[11].

Pour échapper à tous ces périls, que fallait-il ? Que les prédictions s'accomplissent, que ce don Quichotte presque sexagénaire, qui, pour une femme, allait battre les grands chemins et bouleverser la chrétienté, disparut subitement. Doit-on croire pourtant qu'elle prit une part directe à la conspiration ? Il est plus vraisemblable qu'elle laissa faire, et c'est bien assez. Sur ce tacite acquiescement, sur cette coopération plutôt morale qu'effective, Tallemant semble avoir vu juste, quand il dit que d'Épernon combina le complot pour lui faire plaisir[12], mot d'une cynique légèreté, appliqué au meurtre d'un mari et d'un tel prince, mais qui peint à la fois la reine, le milieu où elle vivait, la situation et l'esprit du temps.

Une chose est sûre, c'est qu'elle revint plus opiniâtrement que jamais à l'idée du couronnement. Henri la repoussa avec colère, mais il avait cédé trop de fois ; le pli était pris : il se laissa arracher une demi-promesse et sur-le-champ les ouvriers furent à l'œuvre à Saint-Denis, église bien choisie pour un sacre que devait suivre une telle catastrophe.

Quand il se vit au pied du mur, qu'il la sut visitant les préparatifs, cet homme si vif, nature impressionnable et nerveuse, se sentit pris d'un grand abattement. Il semble qu'il eut déjà le poignard dans le cœur.

Lui aussi partageait les crédulités de son temps : il devait, on le lui avait prédit, être frappé en carrosse, à la première grande magnificence qu'il ferait[13].

Ah ! mon ami, disait-il à Sully, en lui racontant ce sinistre avertissement, que ce sacre me déplaît ! Je ne sais, mais le cœur me dit qu'il m'arrivera quelque malheur.

Puis, s'asseyant sur une chaise basse que son ministre avait fait faire exprès pour lui, battant des doigts sur l'étui de ses lunettes, il se relevait tout à coup et, frappant des deux mains sur ses cuisses :

Pardieu ! je mourrai en cette ville et n'en sortirai jamais ! Ils me tueront, car je vois bien qu'ils n'ont autre remède en leurs dangers que nia mort. Ah ! maudit sacre, tu seras cause de ma mort !

Et comme Sully ouvrait le seul conseil raisonnable, qu'il contremandât la cérémonie et, dès le lendemain, courût chercher refuge au milieu de son armée :

Oui, rompez le sacre et que je n'en entende plus parler... Mais que dira ma femme ?

Tout ce qu'elle voudra.

Pourquoi ne partit-il pas en effet ? Ce mince événement, ce départ avancé de quelques jours, changeait pour plus d'un siècle les destinées de l'Europe. Ce qui le retint, ce fut le mariage de sa fille de Vendôme, trop avancé, à ce qu'il crut, pour qu'on le retardât. Dès le soir, il y eut tempête dans le ménage royal, tempête telle que jamais le Louvre n'en avait vue de semblable. Cet orage dura trois jours et, dit Sully, on échangea de grosses paroles de toutes parts. Comme toujours, Marie l'emporta : le sacre fut fixé au 13 mai, l'entrée de la reine au 15, les noces et le festin aux 17 et 18, le départ pour l'armée au 19.

Le sacre eut lieu, en effet, au jour indiqué ; pendant le couronnement, la pierre qui couvrait l'entrée du sépulcre des rois se cassa d'elle-même[14].

Le lendemain Henri était mort et Marie régente.

 

VI

On a dit que les accusations portées contre Marie de Médicis et contre la marquise de Verneuil étaient contradictoires, qu'elles avaient des intérêts absolument opposés[15] ; en sorte que la culpabilité de l'une, si elle était démontrée, déchargerait l'autre de tout soupçon.

Cette objection ne touchera que ceux qui ne connaissent pas le cœur humain, les contradictions et les brusques retours de la passion ; il n'est pas un avocat habitué aux drames des Cours d'assises qui n'en fasse justice. Elle n'aurait de valeur que si, en 1610, Henriette d'Entragues eut été encore en pleine possession du cœur de son amant ; mais, loin qu'il en fût ainsi, il était, à cette époque, tout entier à sa passion pour la princesse de Condé.

Henriette avait beaucoup des défauts de la reine. Violente, opiniâtre, dominatrice comme Marie, elle avait de plus qu'elle la souplesse, la médisance amusante et spirituelle, la raillerie acérée, la ruse et l'esprit de suite. C'était ce mélange de défauts aimables qui charmait le roi. Cette fine guêpe d'Orléans voltigeait légèrement autour de son épaisse rivale, la lourde banquière de Florence, comme elle l'appelait, et l'autre se sentait piquée avant même d'avoir surpris le bourdonnement.

Mais il y eut d'abord comme une trêve entre elles, un accord tacite sinon pour s'aimer, au moins pour se tolérer et même se servir mutuellement. Léonora Galigaï qui pouvait tout sur l'esprit de Marie, s'étant mis en tête de devenir sa dame d'atours et d'épouser Concini, Henriette négocia les deux affaires et obtint l'assentiment du roi. En revanche, dans le grand ballet des Vertus, dansé en 1601, la favorite fut admise à figurer à côté de la reine et à représenter une des seize vertus : elle avait assurément l'embarras du choix. Les deux rivales y luttèrent par l'éclat de leur jeunesse et de leurs diamants. En voyant paraître toutes ces vertus, dont mieux que personne, il pouvait apprécier les droits à ce titre : Vit-on jamais plus bel escadron ? demanda le roi au nonce. — Ni de plus redoutable, répondit le prélat.

Pour prix de ses services, Mlle d'Entragues avait obtenu un appartement au Louvre. Henri eut ainsi sous le même toit ses deux ménages : c'était une double chaîne qu'il se rivait aux pieds. La femme légitime et la maîtresse accouchèrent à un mois de distance ; l'une donna le jour à l'enfant qui devait être Louis XIII ; l'autre à un fils qui fut évêque de Metz et duc de Verneuil. Cette naissance troubla la touchante harmonie de ce ménage en partie double, et peut-être faut-il y voir le premier mobile de ce long complot qui ne devait se satisfaire que par la mort du mari infidèle et de l'infidèle amant.

Fière de ce fils qu'elle appelait son dauphin, Henriette fit valoir les droits qu'elle croyait tenir d'un pacte signé par le roi. C'était cette fameuse promesse de mariage que ses père et mère avaient obtenue pour prix de son déshonneur et dont l'original est conservé à la Bibliothèque nationale. Le Béarnais s'y engage à épouser Henriette-Catherine de Balzac d'Entragues au cas où, dans les six mois qui suivront le 1er octobre 1599, date de ce document, elle devienne grosse et accouche d'un fils. Henriette avait fait tout ce qui dépendait d'elle pour exécuter la convention ; elle était devenue enceinte dans les délais fixés. La chronique de la Cour assurait même que le prince de Joinville avait un peu aidé au succès de l'entreprise. Mais le tonnerre tomba dans sa chambre et lui causa une frayeur telle qu'elle accoucha avant terme. En bonne équité le pacte était rompu et le roi libre de se marier à sa guise. Mais Henriette et ses conseillers n'en jugèrent pas ainsi.

Était-ce sa faute, à elle, si à un mariage tout français, qui devait asseoir sur le trône une race essentiellement, uniquement française, il avait préféré tout à coup une alliance étrangère ? Devait-elle souffrir des revirements de son inintelligente politique ? Un événement tout fortuit pouvait-il le délier de sa promesse ? Quant un fils lui survint en 1601, la marquise estima qu'elle avait reconquis tous ses droits ; elle affecta dès lors de se poser en épouse légitime et renvoya à la reine les épithètes malsonnantes dont celle-ci accompagnait ordinairement son nom.

L'affaire devenait grave. La législation du temps ne frappait pas, comme celle d'aujourd'hui, les promesses de mariage d'une nullité absolue : celle du roi envers Henriette n'était pas aussi vaine que la plupart des historiens affectent de le croire. Du moins le Conseil royal de France et celui d'Espagne n'en jugèrent pas ainsi. Marie exigea la restitution et l'anéantissement de la convention : sa dignité, le soin de sa sécurité et de celle de ses enfants lui en faisaient un devoir.

Mais, pour l'entêtement, Henriette aurait rendu des points à la reine elle-même : prières et menaces échouèrent devant son opiniâtreté. Elle s'emporta, injuria le roi, prodigua à celle qu'elle traitait de concubine les plus grossières invectives, au point que son amant exaspéré faillit la souffleter, et, finalement, annonça qu'elle allait se réfugier en Angleterre, près de son beau-frère, le duc de Lennox. En réalité, elle traitait avec l'ambassadeur d'Espagne à Paris, don Balthazar de Zuniga, qui lui offrit, ainsi qu'à toute sa famille, la protection de son maître, de grosses pensions et même deux places fortes.

Ce fut le début de la conspiration bien connue de Balzac d'Entragues et du comte d'Auvergne ; on sait que ce dernier, fils naturel de Charles IX, était frère utérin d'Henriette par leur mère commune, Marie Touchet. Trois lettres du roi d'Espagne, découvertes dans un mur, au château de Marcoussis où d'Entragues fut arrêté, montrèrent tout ce que ce complot avait de sérieux. L'enfant du roi et de la marquise de Verneuil devait être remis à Philippe III, qui s'engageait à le faire reconnaître pour dauphin de France.

Le 2 juillet 1604, la fatale promesse, trouvée à Marcoussis, fut enfin rendue au roi, qui en fit constater la remise et l'identité en présence de deux princes du sang, du chancelier et des ministres[16], tant il attachait de prix à prouver que cette arme redoutable n'était plus ma mains de ses ennemis.

L'arrêt qui condamnait Balzac d'Entragues et le comte d'Auvergne à avoir la tête tranchée, et la marquise à finir ses jours dans un couvent, fut rendu le 1er février 1605. Au nombre des chefs d'accusation se trouvait celui d'avoir comploté la mort du roi, qu'on devait assassiner sur la grand'route, un jour où, selon sa coutume, il irait voir Mme de Verneuil en poste, suivi de cinq ou six personnes seulement[17] ; mais il paraît que ce chef ne fut point visé dans l'arrêt.

Plus ferme que le comte d'Auvergne, qui rejeta tout sur elle, Henriette n'avait pas faibli un moment : elle dit fièrement que loin de craindre la mort, elle la désirait au contraire, qu'elle était reine avant l'autre, qu'on dirait toujours du roi qu'il avait fait mourir sa vraie femme, qu'au surplus, elle ne lui demandait que trois choses : un pardon pour son père, une corde pour son frère et une justice pour elle[18]. Elle le connaissait trop pour le craindre. Verser le sang du dernier Valois, de l'homme qui, avait été, qui était presque encore son beau-frère, c'est à quoi il ne se déciderait jamais. Qu'elle revît le roi un moment, et elle lui prouverait que le vrai coupable c'était lui, car il était aussi mobile dans ses inimitiés que dans ses amours, aussi incapable de vivre en paix avec elle que de s'en séparer complètement.

Il eut, en effet, la faiblesse de la revoir, bien que pour s'affermir dans ses projets de rupture, il se fut donné une autre maîtresse, la comtesse de Moret. En quelques minutes, elle souffla sur la tempête et triompha de l'opposition du Conseil. Le faible monarque commua en prison perpétuelle la peine de mort prononcée contre le père et le frère, et, quant à elle, il la délivra à pur et à plein, dit l'Estoile, encore que jamais elle ne s'abaissa jusqu'à lui demander pardon. — Où il n'y a point de crime, avait-elle dit, il n'est pas besoin de grâce.

Les choses toutefois ne marchèrent pas aussi vite qu'on pourrait le croire d'après le récit de l'Estoile, et ici, il y a intérêt à bien préciser les dates. Les lettres de grâce, expédiées au sceau par les ordres du roi lui-même, furent vérifiées au Parlement le 23 mars 1605. La marquise avait ordre de se retirer dans son château de Verneuil. C'est seulement six mois après, le 16 septembre, que le roi accorda de nouvelles lettres qui la déclaraient innocente et imposaient un silence perpétuel au procureur général sur le plus amplement informé ordonné par l'arrêt du 1er février précédent. Mais Henriette, à cette époque, avait déjà repris auprès du roi sa place quasi-officielle de maîtresse en titre.

C'est dans l'année qui suivit cette grâce, acceptée d'une façon si hautaine, que se place, s'il faut en croire un illustre historien, le pacte conclu pour tuer le roi entre sa furieuse maîtresse et d'Épernon, seigneur d'Angoulême et patron de Ravaillac[19]. La date est bien choisie et tout à fait vraisemblable. Mais ici nous ne sommes plus en présence seulement de présomptions tirées des intérêts et des inimitiés des conspirateurs ; nous allons avoir affaire à des allégations précises, à des pièces, trop peu nombreuses malheureusement, suffisantes toutefois pour qu'on puisse, avec un peu de patience et de sagacité, en faire jaillir la lumière et apprécier la portée des accusations. Or, l'on sait assez que, surtout en matière judiciaire, il y a un abîme entre la vraisemblance et la vérité démontrée.

 

VII

Le samedi 15 janvier 1611, huit mois après la mort de Henri IV, la reine Marguerite de Navarre, de laquelle il s'était séparé pour épouser Marie de Médicis, entendait la messe dans une chapelle de l'église Saint-Victor, quand une petite femme s'approcha d'elle et la supplia de l'écouter.

Cette femme s'appelait Jacqueline le Voyer ; elle était native d'Orfin, petit village entre Épernon et Ablis, et avait épousé Isaac de Varennes, écuyer, sieur d'Escoman, duquel elle vivait séparée, et qui servait alors comme simple soldat aux gardes. Elle était boiteuse et quelque peu bossue, mais douée d'un œil vif et d'une langue singulièrement active et insinuante. On la connaissait à cause des services qu'elle avait maintes fois rendus à de grands personnages dans leurs intrigues amoureuses. D'humeur galante, elle était liée à toutes sortes de femmes mal notées, car n'ayant pas beaucoup d'occasions, vu sa difformité, de se mêler d'amour pour son propre compte, elle s'en occupait pour le compte des autres, métier qui ne lui rapportait que bien peu, à cause de la grande concurrence.

Quand elle aborda Marguerite, elle sortait de prison, à la suite d'un procès que lui avait fait son mari, et se trouvait dans le dernier dénuement. La reine se souvint que cette malheureuse s'était jadis offerte à elle comme femme de chambre, et qu'elle avait refusé ses services, eu égard à son inconduite trop notoire. Elle commença donc par repousser sa demande, mais l'autre y revint avec tant d'insistance, disant que, si la reine refusait de l'entendre, elle serait responsable de grands malheurs qui menaçaient la régente et le jeune roi, que Marguerite voulut percer ce mystère, et fit conduire la d'Escoman à son logis, où elle lui donna audience.

Les révélations avaient trait à Ravaillac et à ses instigateurs qui n'étaient autres que le duc d'Épernon et la marquise de Verneuil. Marguerite les jugea assez sérieuses pour avertir de suite la régente, la priant d'envoyer chez elle, pour les entendre, quelques personnes de confiance, ce que Marie fit aussitôt.

Ces témoins furent cachés dans un cabinet, à l'insu de la d'Escoman, que la reine invita alors à répéter tout ce qu'elle avait dit, afin que rien n'échappât de son esprit. La petite femme ne se fit pas prier et recommença sa déposition dans les termes mêmes qu'elle avait précédemment employés : elle parlait avec assurance, en mots recherchés et comme si elle eut récité une leçon qu'elle s'était faite.

Comme ces préparatifs avaient pris du temps, Marguerite s'était vue forcée d'amuser le tapis en interrogeant son interlocutrice sur Ravaillac et sur sa physionomie : la d'Escoman, montrant alors un homme qui se trouvait là, quelque valet sans doute, de taille moyenne, noir de barbe et de visage : Voilà, avait-elle dit, quelqu'un qui ressemble au meurtrier. Or, Ravaillac était un homme solidement charpenté, grand, à barbe rouge et aux cheveux d'un roux très-foncé.

Cette erreur, qui suffisait pour faire douter de tout le reste, n'a d'autre garant, il faut le dire de suite, que le Mercure françois, gazette surveillée, quasi-officielle et par conséquent suspecte. Dans une affaire si obscure, si controversée depuis deux siècles, il est indispensable de chercher le pour et le contre, et de mettre le lecteur à même d'apprécier par lui-même la valeur morale des témoignages.

Quoi qu'il en soit, les révélations acquéraient, de leur audition par plusieurs familiers de la régente, une notoriété qui ne permettait pas de les négliger et de les laisser tomber en oubli. Le public les accueillit d'ailleurs avec une passion voisine de la fureur, tant elles s'accordaient avec le sentiment populaire. A la Cour on fut plus réservé : les uns dirent que cette femme était folle ; d'autres la jugèrent fort habile[20]. Vu la misérable condition où elle était réduite, il semblait bien, en effet, qu'elle avait voulu spéculer sur ses dénonciations, faire payer fort cher ou son silence ou ses révélations, ce qui, du reste, n'impliquait pas qu'elles fussent fausses.

D'Épernon cria plus fort que tout le monde et exigea qu'on tirât l'affaire à clair. Jacqueline d'Escoman fut donc conduite à la Conciergerie ; des lettres patentes, en date du 17 janvier, remirent à la Cour le soin de connaître de la vérité de l'accusation. Interrogée d'abord par le président Jeannin, puis par le premier président, Achille de Harlay, elle remit à ce dernier une lettre par suite de laquelle un valet de chambre de Balzac d'Entragues, nommé Etienne Sauvage, fut arrêté, en même temps qu'un certain Jacques Godin, commissaire des montres (revues) des prévôts des maréchaux, lequel fut jeté dans les cachots noirs de la Conciergerie, où il resta quarante jours.

D'après la jurisprudence du temps, il fallait ou que la d'Escoman prouvât juridiquement, par témoins et par écrits, les faits qu'elle avançait, ou qu'elle subît la même peine à laquelle sa fausse accusation exposait les gens par elle dénoncés, c'est-à-dire la peine de mort.

L'alternative était grave, comme on voit, d'autant plus redoutable que les témoins cités avaient tout intérêt à ménager des accusés puissants et à sacrifier cette malheureuse qui ne se recommandait ni par son passé ni par son crédit.

Voyons ce qu'on apprit d'elle. Nous n'avons ni ses interrogatoires, ni les contradictions qui lui furent opposées ; nous en sommes réduits à sa déposition, telle qu'elle même l'a publiée.

 

VIII

La liaison de Jacqueline d'Escoman avec la marquise de Verneuil remontait à l'époque de la condamnation de cette dernière, suite de sa conspiration avec son frère, le comte d'Auvergne : moment critique où tous ses anciens amis mettaient à la fuir autant d'empressement qu'ils en montraient précédemment à rechercher sa faveur. Jacqueline s'introduisit dans sa confiance par le moyen de Mme de Chantemesle, sœur de la marquise, et qui était du pays du sieur d'Escoman. Bientôt elle sut se rendre nécessaire, et, s'il faut l'en croire, se mit à la tête des affaires les plus particulières de Mlle d'Entragues et de sa mère, qui n'eurent plus de secret pour cette confidente experte en toutes sortes d'intrigues : elle fut initiée aux amours d'Henriette et du duc de Guise. Huit mois durant elle résida à Paris, chez Mme de Chantemesle, présida au raccommodement du roi et de sa dangereuse maîtresse, assista à plusieurs de leurs entrevues, et aussi, dit-elle, à diverses assemblées secrètes de quelques personnes de qualité, vrais Français en apparence, mais d'âme toute contraire. On y évoquait souvent le souvenir du maréchal de Biron.

Le complot formé dans ces réunions clandestines devait être exécuté dès le voyage du roi à Sedan (mars 1606). Jacqueline ne dit pas ce qui en fit retarder l'exécution et passe sans transition à une entrevue du duc d'Épernon et de la marquise, qui eut lieu un peu avant Noël (elle omet de dire en quelle année), dans l'église Saint-Jean-en-Grève, pendant un sermon du père Gontier, jésuite célèbre par la liberté de son langage et les audacieuses réprimandes qu'il avait deux fois, du haut de la chaire, adressées au roi. Un jour que Henri était venu au sermon en compagnie d'une foule de dames et de la marquise de Verneuil, qui s'ingéniait pour le faire rire, le jésuite s'interrompit tout à coup pour dire au prince : Ne vous lasserez-vous donc jamais de venir entendre la parole de Dieu, suivi de tout un sérail ?

A quelle année appartient cette fête de Noël.qui précéda l'entrevue racontée par d'Escoman ? M. Michelet place le fait en 1606[21] ; cette date est en effet nécessaire pour la thèse qu'il soutient ; mais on verra tout à l'heure qu'il doit se tromper de deux ans, petite remarque qui contrarie assez gravement son système.

Revenons au récit de la d'Escoman. Les deux conspirateurs, d'Épernon et la marquise de Verneuil, assis côte à côte au sermon, placèrent Jacqueline devant leurs sièges pour qu'elle veillât à ce que personne ne les entendit et alors conclurent la mort du Roy.

Quelques jours après Noël, la d'Escoman, alors à Paris, reçut un billet qui lui fut apporté par un valet de chambre de Balzac d'Entragues, nommé Étienne Sauvage, lequel était accompagné d'un inconnu. Le billet, daté de Marcoussis, contenait ces mots de la main d'Henriette : Mademoiselle d'Escoman, je vous envoie cet homme par Étienne, valet de chambre de mon père ; je vous le recommande : ayez-en soin. La lettre prescrivait de plus de mettre l'inconnu en relation avec Mlle du Tillet, du moins le Mercure affirme que la d'Escoman ajouta cette particularité devant ses juges.

L'inconnu s'appelait Ravaillac. Il était fort triste et mal vêtu. Jacqueline le fit boire et manger, l'habilla, le logea chez un nommé Larivière, puis chez un autre, tous deux confidents de la marquise. Sept ou huit semaines durant, il vint prendre ses repas chez elle : on voit qu'elle devait bien connaître la figure du meurtrier et qu'ainsi sa méprise chez la reine Marguerite serait inexplicable. Ravaillac prétendait être venu à Paris pour solliciter les juges relativement à un procès qu'avait le duc d'Épernon ; le métier de solliciteur était commun alors, et Ravaillac affirme, dans son interrogatoire, l'avoir exercé pendant quatorze ans. Jacqueline soutenait elle-même un procès. Au mardi-gras (toujours même silence sur l'année), elle quitta Paris pour aller à Verneuil, où elle devait passer tout le carême, et chargea son hôte de suivre son affaire.

La Cour, dit-elle en cet endroit, s'en alla à Gentilly après Pâques. Voici qui va nous renseigner sur l'époque où se passent les faits racontés. On prononçait alors Gentilly pour Chantilly, comme le prouve une lettre de Henri IV, en date du 8 mars 1607, où ce nom de lieu est écrit Jantilly[22].

Or, une lettre du roi à Sully, en date du 25 mars 1609, prouve qu'à cette date la Cour était à Chantilly chez le connétable de Montmorency, père de la princesse de Condé[23]. La d'Escoman a seulement fait une légère erreur relativement à Pâques qui, en cette année, tomba le 19 avril ; elle aurait dû dire : avant et non après Pâques. Ces observations prouvent que c'est à Noël 1608 et non en 1606 que se place le complot formé dans l'église Saint-Jean-en-Grève.

La Cour s'en alla donc à Chantilly au printemps de 1609, et Jacqueline revint à Paris. Ravaillac n'y était plus. Vers la Saint-Jean, le roi découvrit les menées d'un certain Sedain, confident de la marquise de Verneuil, qui fut banni, mais qui se cacha, et la d'Escoman fut chargée de le voir et de s'entendre avec lui. Elle laisse entrevoir que l'Espagne avait la main dans toutes ces intrigues, car, en cet endroit de son récit, parlant de Verneuil, où la marquise était dans ce moment : De ce lieu, dit-elle, secrètement et commodément, les lettres vont en Espagne et sans bruit.

C'est alors qu'elle se résolut à se décharger du fatal secret et à le révéler au roi. Elle écrivit donc au comte de Chambert et à Mlle de Gournay : c'était la fille de Montaigne. Ils vinrent la voir, mais, dès les premiers mots de la confidence, reculèrent effrayés, craignant de se compromettre. Même révélation au sieur de la Madelène et même refus. Henriette conçut alors quelques doutes sur la discrétion de sa confidente, qui lui fit de grandes protestations de fidélité ; mais l'autre, pour plus de sécurité, exigea qu'elle allât se mettre en tutelle chez son amie, Mlle du Tillet. On sentait le besoin de la surveiller.

Belle-sœur du président Séguier et maîtresse du duc d'Épernon, Mlle du Tillet était une femme assez laide, fort méchante, vraie langue de vipère, la digne confidente d'Henriette. Jacqueline, quoique suspecte, fut là au cœur de leurs secrets. La du Tillet était le lien qui unissait les deux grands moteurs du complot, la marquise et d'Épernon.

Ici la d'Escoman va nous donner une date certaine, la seule qui figure dans toute sa relation : c'est celle de l'Ascension de l'année 1609, et comme tous les faits qu'elle raconte s'enchaînent et se suivent dans un ordre assez serré, cette date prouve encore que l'entrevue dans l'église Saint-Jean est bien de décembre 1608, et non de 1606, comme l'a pensé M. Michelet.

Le jour donc de l'Ascension, en l'année 1609, au moment où elle sortait du logis de Mlle du Tillet, Jacqueline rencontra Ravaillac qui revenait du château de Malesherbes, résidence de M. et Mme d'Entragues. Comme il la connaissait déjà de longue date et la savait liée avec Henriette, il s'ouvrit à elle et lui déclara son projet d'attenter à la vie du roi.

Cette fois la conspiration avait pris une forme définitive, son exécuteur était à Paris, il guettait sa proie ; le danger était pressant.

 

IX

Jusqu'ici les faits, ceux surtout qui concernent l'intrusion de Ravaillac dans le complot, peuvent avoir été inventés à plaisir ; ils n'ont d'autre garant que les dires d'une femme dont la parole mérite peu de crédit ; les seules personnes mêlées à l'affaire sont celles qui ont intérêt à les nier. Mais en voici d'autres dont la vérification était plus facile.

Jacqueline d'Escoman a donc reçu confidence du projet désormais arrêté de Ravaillac. Sur-le-champ, elle court au Louvre, parvient à entretenir une femme de la reine, la conjure de l'introduire près de cette dernière, disant qu'il y va du salut de leurs Majestés, et offrant de fournir, à l'appui de ses révélations, des lettres importantes qui sont sur le point de partir pour l'Espagne.

Ce seul mot devait suffire pour éveiller l'attention ; aussi la reine est-elle avertie. Cependant elle part pour Chartres et Anet, sans recevoir la d'Escoman qui, trois jours durant, attend en vain une audience ; pendant lequel temps, dit-elle, les lettres allèrent en Espagne.

Chemin faisant, Marie de Médicis se ravise : elle fait dire à Jacqueline qu'elle la recevra aussitôt après le retour d'Anet ; puis, le jour venu, elle oublie ou feint d'oublier l'entrevue et part pour Fontainebleau avec son mari, pendant que celle qui tient dans ses mains le terrible secret se morfond tout le jour à l'attendre dans la garde-robe.

Que faire alors ? La d'Escoman s'était trop avancée pour rester à mi-chemin ; elle se sentait épiée, suspecte à ceux qui l'employaient et qui pouvaient lui faire un mauvais parti. Ravaillac lui-même (c'est ici la d'Escoman qui raconte le fait), Ravaillac avait mesuré le péril où son indiscrétion l'avait jeté : rencontrant Jacqueline le jour de la Fête-Dieu (21 juin 1609), il l'aborde tout en pleurs, la suppliant de ne rien dire de son malheureux projet, jurant qu'il y avait renoncé. Il ne fit que la confirmer dans la pensée qu'il était près de l'exécution, et qu'elle-même avait tout à craindre.

C'est alors qu'elle eut l'idée d'aller aux Jésuites et de parler au père Cotton. Quand elle frappa à la porte du couvent, il était sorti : à son défaut, elle vit le père Procureur qui lui promit que le lendemain elle pourrait parler au célèbre confesseur du roi. Le lendemain, Cotton était parti pour Fontainebleau. Ne pouvant mieux faire, elle révéla tout au père Procureur, le supplia d'écrire au père Cotton pour qu'il avertit le roi. Le Jésuite se montra fort réservé ; il demanda le temps de réfléchir, dit qu'il ferait ce que le ciel lui conseillerait, qu'en attendant elle allât en paix et priât Dieu.

Alors elle changea de ton, menaça de le dénoncer plus tard s'il ne partait, s'écria qu'elle irait à Fontainebleau et verrait le roi elle-même. Cette menace le radoucit ; il promit de faire le voyage, lui recommandant, au cas où elle découvrirait quelque chose de nouveau, de continuer à l'instruire. Se rendit-il en effet à Fontainebleau ? On ne l'a jamais su. Quelques jours après, la d'Escoman était arrêtée et jetée en prison pour des affaires particulières, ce sont ses expressions.

Incroyable coup d'audace, s'écrie M. Michelet. Ceux qui donnèrent l'ordre étaient donc bien appuyés de la reine, ou bien sûrs que le roi mourrait avant que l'affaire vint à ses oreilles[24].

Il faut voir les choses plus froidement : pour se guider au milieu des ténèbres des grands problèmes historiques, la passion est un mauvais flambeau. Nous examinerons tout à l'heure les motifs qui furent allégués pour l'arrestation de Jacqueline d'Escoman. Tout en reconnaissant que sa réclusion concorda en effet d'une façon fort opportune avec l'attentat accompli par Ravaillac, nous nous bornerons à dire pour le moment qu'elle sortit de prison après la mort du roi, pour y rentrer bientôt, à la suite des révélations qu'elle fit à Marguerite de Navarre, et nous passerons immédiatement à une seconde dénonciation qui vint, un peu plus tard, corroborer la sienne.

 

X

Cette seconde dénonciation fut celle d'un ancien gendarme de la compagnie de Biron, appelé Pierre Dujardin, et, de son nom de guerre, le capitaine la Garde.

C'était un de ces soldats d'aventure, si communs à cette époque, qui n'avaient d'autre patrie qu'un camp et d'autre fortune que leur rapière. Celui-là avait fait la guerre un peu partout et même chez les Turcs. Revenant de Turquie en 1608, il s'arrêta à Naples où vivaient beaucoup d'exilés français, victimes de la défaite de la Ligue. Cette ville que gouvernait un vice-roi espagnol et où les jeunes princes de Guise s'étaient réfugiés, passait alors pour un des foyers les plus ardents de la conspiration permanente de l'Espagne contre Henri IV, qui venait de porter au comble l'irritation des ultra-catholiques par son traité avec la Hollande et son refus définitif d'unir ses enfants à ceux de Philippe III.

La Garde renoua connaissance avec l'ancien secrétaire de Biron, Charles Hébert, et dîna plusieurs fois chez lui, ainsi que chez Mathieu de la Bruyère, lieutenant particulier au Châtelet pendant la Ligue, en société de plusieurs autre mécontents.

Un jour qu'il y avait grande compagnie à la table de la Bruyère, la Garde (c'est lui du moins qui l'affirme) vit entrer un homme vêtu d'écarlate violette, qui fut reçu des assistants avec grandes caresses et invité de prendre place à table. Cet homme s'appelait Ravaillac : l'un des convives lui ayant demandé quelles affaires l'amenaient à Naples, il répondit sans se faire prier qu'il apportait des lettres du duc d'Épernon au vice-roi, comte de Benevente, qu'il irait chercher la réponse après le dîner et repartirait aussitôt pour la France, où il était pressé de retourner, afin do tuer le roi, ce dont il était assuré.

Quelques jours après, toujours d'après le récit de la Garde, la Bruyère le conduisit chez un jésuite, le Père Alagon, oncle du duc de Lerma, premier ministre de Philippe III. Pou de temps auparavant, ce jésuite avait déjà sondé les dispositions du capitaine, lui laissant entrevoir de grands avantages honorifiques et pécuniaires au cas où il consentirait à servir les intérêts catholiques en délivrant l'Espagne de son ennemi. Cette fois, il fut tout à fait explicite et lui proposa 50.000 écus et le titre de grand d'Espagne s'il consentait à entreprendre l'exécution dont s'était chargé Ravaillac. — Ce brave promet de faire le coup à pied ; vous, il faut que vous entrepreniez la même chose à cheval, à la chasse ou ailleurs[25].

La Garde demanda huit jours pour réfléchir, pendant lesquels il révéla la proposition au sieur Zamet, frère du célèbre financier de ce nom, celui qu'on a bien à tort impliqué dans la mort de Gabrielle d'Estrées. Il quitta Naples sous un prétexte quelconque, et, arrivé à Gaëte, y reçut une lettre de la Bruyère, lettre qui, dit-il, lui parlait encore de l'exécution de ce dessein. A Rome, il fut conduit par le sieur Raby, maître des courriers, chez l'ambassadeur de France, M. de Brèves, auquel il s'ouvrit et qui instruisit le ministre Villeroy. Enfin, il arriva en France et parvint à voir le roi à Fontainebleau et à lui remettre la lettre reçue à Gaëte. S'il faut l'en croire, le roi lui répondit qu'il était déjà au courant de toute l'affaire par Zamet et par M. de Brèves, puis lui rendit la lettre, disant qu'il la lui redemanderait en cas de besoin, mais que, sous peu de temps, il rendrait ses ennemis si petits qu'il n'aurait plus à les craindre.

La Garde n'avait d'autres ressources que son épée qu'il mettait indifféremment au service de toutes les causes : partout où il y avait combat, il y allait. Il servit donc successivement en Hongrie et en Pologne et ne revit la France qu'après la mort de Henri IV.

Passant alors près de Metz, dont d'Épernon venait de recouvrer le gouvernement, il fut assailli par des soldats de la garnison, blessé d'une vingtaine de coups, et laissé pour mort dans un fossé. Il se traîna jusqu'à Mézières où était le duc de Nevers, qui le fit reconduire à Paris. Souffrant de ses blessures et dénué de tous moyens d'existence, il présenta requête au Conseil royal afin d'obtenir récompense de ses services et de ses avis trop négligés.

La demande fut rejetée : comme la patience n'était pas sa vertu, il fit du bruit, parla ouvertement de grands conspirateurs dont il avait surpris les secrets, et finit par porter sa requête aux États généraux assemblés à Paris. On était alors en 1615. Nouvel échec et nouvelles indiscrétions tapageuses. Subitement la régente lui accorde l'office de contrôleur général des bières, fonction pour laquelle il avait naturellement beaucoup d'aptitude. Voulait-on lui fermer la bouche ? Jugea-t-il la récompense trop maigre et continua-t-il ses dangereux bavardages ? Toujours est-il qu'avant d'avoir obtenu les provisions de sa charge, il fut jeté à la Bastille.

Au bout de neuf mois, pendant lesquels il prétend n'avoir pas été interrogé, on le transporta à la Conciergerie. Un arrêt en date du 20 juin 1616 le renvoya devant la Cour, qui l'entendrait sur ce qui concernait le parricide commis en la personne du feu roi et ferait le procès à ceux qui s'en trouveraient coupables.

Ces termes si formels ne laissent aucun doute sur l'intention où était la première magistrature du royaume de tirer enfin à clair les accusations tant de fois répétées contre les complices de Ravaillac. Les parlementaires, alliés des princes révoltés, n'avaient plus alors aucun intérêt à dissimuler leurs véritables sentiments et à ménager ces grands coupables. Lenglet-Dufresnoy, très-convaincu de cette complicité et qui met une sorte de passion aveugle à la démontrer, prétend[26], que, le 22 août, la Cour rendit un arrêt, imprimé à la fin du quatrième volume du journal de Henri IV, dans lequel l'honneur de la Garde fut mis à couvert. L'arrêt est du 12 et non du 22 et ne dit rien de pareil. Il vise la déposition écrite envoyée par M. de Brèves, ambassadeur de France à Rome, qui, l'on s'en souvient, avait reçu la visite de la Garde à son retour de Naples, il ordonne l'audition des sieurs Zamet et Raby et certaines vérifications d'écritures, en particulier l'examen par des experts d'une lettre en date du 22 août 1609, celle peut-être que la Garde prétendait avoir reçue à Gaëte et montrée à Henri IV. Tout cela indique assez que la Cour, alors en pleine possession de son indépendance et peu sympathique à d'Épernon, avait conçu des doutes sur la sincérité de l'accusateur.

Il n'obtint jamais d'arrêt de décharge. Soit que son affaire ait été volontairement oubliée, soit qu'un jugement définitif qui ne nous est pas parvenu l'ait puni de la réclusion, il est certain qu'il était encore prisonnier en 1619, époque où il fut rendu  à la liberté, par des motifs tout politiques que nous indiquerons tout à l'heure.

On connaît maintenant les faits qui furent jetés par la demoiselle d'Escoman et le capitaine la Garde à l'avide curiosité du public, comme des brandons au milieu de la conflagration des partis. Étaient-ils vrais ? Étaient-ils faux ? Contenaient-ils seulement une portion de vérité et quelle est-elle ? C'est la question qui, depuis près de deux siècles, divise les historiens, c'est le problème qu'il s'agit de résoudre.

 

XI

Les deux dénonciateurs, la Garde et Mlle d'Escoman, s'accordent sur les points principaux : chez l'un et l'autre, c'est le duc d'Épernon qui est l'âme du complot ; il a pour allié l'Espagne et les anciens ligueurs ; Ravaillac est son instrument. A Noël 1608, la d'Escoman a assisté dans l'église Saint-Jean-en-Grève au pacte conclu, pour le meurtre du roi, entre le duc et Henriette d'Entragues, marquise de Verneuil ; quelques jours après, elle a reçu et hébergé Ravaillac, à elle adressé par la marquise ; elle l'a conduit chez Mlle du Tillet, maîtresse du duc d'Épernon, la plus méchante femme de Paris. Le jour de l'Ascension 1609, elle a revu l'assassin qui, revenant alors du château patrimonial des d'Entragues, lui a confirmé sa sinistre résolution. Elle a essayé aussitôt d'instruire la reine et offert de lui remettre, pour la convaincre, des missives adressées par les deux chefs de la conspiration à la Cour d'Espagne.

La Garde, de son côté, a vu Ravaillac à Naples en 1608, apportant au 3,1ce-roi de Naples, le comte de Benevente, des lettres du duc d'Épernon, et annonçant tout haut, dans une assemblée d'anciens ligueurs bannis de France, l'intention d'attenter, dès son retour à Paris, aux jours du roi.

Lui-même a été sollicité de s'associer au meurtre par un jésuite, beau-frère du premier ministre du roi d'Espagne. Il a reçu à Gaëte et prétend avoir montré à Henri IV une lettre d'un des exilés français qui confirmait ces propositions.

On le voit, les deux dépositions s'enchaînent et se prêtent un mutuel appui. Mais les contradictions qu'elles soulevèrent de la part de tous ceux qu'elles mettaient en cause, les révélations nouvelles amenées par les interrogatoires, les objections posées par les juges, voilà ce qu'il serait bon de connaître. Or, on a vu que, selon toute vraisemblance, il n'y eut jamais d'arrêt définitif dans l'affaire de la Garde, et, quant à la d'Escoman, le Mercure déclare que les interrogatoires qu'on lui fit subir sont demeurés sous le secret de la Cour : c'était l'usage pour les procès en diffamation où l'honneur de gens considérables se trouvait engagé.

Nous examinerons plus loin ce que devinrent les pièces du procès. A leur défaut, nous en sommes réduits, pour nous guider dans ces ténèbres, au peu de lumière que les censeurs royaux ont laissé filtrer dans la gazette semi-officielle, le Mercure françois, et aux révélations des contemporains. Tout insuffisante qu'elle soit, cette lumière, bien dirigée, peut cependant nous mettre sur la trace de la vérité.

 

XII

Est-il vrai d'abord que la première arrestation de la d'Escoman, celle qui suivit ses confidences au père Procureur des Jésuites, ait été un incroyable coup d'audace ? Faut-il croire, avec l'éminent historien dont nous rappelons ici les paroles, que ceux qui donnèrent l'ordre étaient bien appuyés par la reine ou bien sûrs que le roi mourrait avant que l'affaire vint à ses oreilles ?

Dans son manifeste publié en 1614, quatre ans après la mort de Henri IV, la d'Escoman avoue elle-même qu'elle fut arrêtée pour ses affaires particulières. C'était en effet son mari qui poursuivait sa condamnation. Ce fait, qui n'a jamais été contesté, va nous mettre au courant de ses antécédents, de ce qu'on appellerait aujourd'hui son dossier judiciaire.

Elle avait exposé sur le pont des Arts un enfant à elle, auquel son mari se prétendait étranger, et qui fut reconnu par le nourricier, des mains de qui elle se vit obligée de le reprendre, faute d'argent pour payer sa pension. Placée à l'Hôtel-Dieu qui était alors un lieu de correction en même temps qu'une maison hospitalière, elle parvint à s'en échapper, fut arrêtée aussitôt, enfermée au Châtelet, et son mari se rendit partie contre elle. Tels sont les motifs allégués pour sa réclusion par le Mercure[27], et il faut avouer qu'ils ont un grand cachet de vraisemblance.

La jurisprudence du temps n'était pas tendre pour le crime d'exposition d'enfant, surtout quand il se compliquait d'adultère : la d'Escoman fut condamnée à mort ; mais elle en appela à la Cour, qui réduisit singulièrement la peine et ordonna seulement la réclusion de la coupable dans un monastère, à la charge par le mari de payer cent francs de pension annuelle, à moins qu'il ne préférât reprendre sa femme. Comme il ne satisfit point à la première condition, elle présenta requête pour sortir de sa prison conventuelle, ce qu'elle obtint. C'est alors que, privée de toutes ressources, elle imagina d'appeler sur sa personne l'attention de Marguerite de Navarre à laquelle elle s'était jadis offerte en qualité de femme de chambre, et de lui faire des révélations qui, dans sa pensée, lui vaudraient l'intérêt des deux reines, bien que ces confidences eussent perdu leur principale utilité, puisque le roi était mort alors depuis huit mois.

Il est donc tout à fait invraisemblable que la première arrestation de cette entremetteuse, opérée en 1609, ait eu pour but de lui fermer la bouche et de l'empêcher d'entraver un complot meurtrier. Si tel eût été le dessein de ceux qui avaient intérêt à son silence, ils auraient eu recours au seul moyen qui fût sûr. Qui pouvait les arrêter ? Puissants comme ils l'étaient, peu scrupuleux, certains de l'impunité, il leur était facile de faire disparaître cette misérable, abandonnée de tous, qui n'avait personne pour s'inquiéter de son sort. Tout au moins ils l'auraient fait mettre au secret, dans ces cachots noirs de la Conciergerie où, plus tard, à la suite de ses dénonciations, l'on enferma le valet des d'Entragues. Cette mesure si simple, la plus vulgaire prudence la leur conseillait. Loin de là, on lui laissa, au Châtelet, tant de liberté qu'elle put y raconter son histoire à quiconque voulut l'entendre ; c'est elle-même qui le déclare. Elle trouva même moyen de verser ses dangereuses confidences dans l'oreille de l'apothicaire de Marie de Médicis, qu'elle chargea d'instruire cette princesse[28].

Voilà des raisons de bon sens, des raisons appuyées de faits et plus concluantes, à coup sûr, que les raisons de pur sentiment alléguées par l'historien que nous combattons en ce moment. Ne sont-elles pas de nature à refroidir un peu l'enthousiasme et à modérer l'attendrissement sur les efforts héroïques de cette femme infortunée qui mourut pour la vérité..., qui, galante ou non, niais si dévouée, si courageuse, n'en reste pas moins un martyr de l'humanité ?[29]

Qu'il y eût beaucoup de vrai dans les dires de cette intrigante, c'est tout à fait vraisemblable, et nous essaierons tout à l'heure de le prouver, de faire la part de la vérité et du mensonge ; mais cette justification ne saurait aller jusqu'à l'ériger en martyr de l'humanité : elle fut bien plutôt martyre de ses intrigues dans lesquelles maladroitement elle s'enlaça.

Pourquoi ne fit-elle pas ses révélations lors de son premier procès, quand elle était en danger de voir confirmer la sentence qui la condamnait à mort pour exposition d'enfant, quand ces révélations, destinées à sauver le roi, avaient encore toute leur utilité, quand elle pouvait espérer d'obtenir sa grâce par une découverte d'une telle importance ?

Il est très-vraisemblable qu'elle n'avait jamais vu de près Ravaillac. Ce qui le prouve, c'est l'erreur qu'elle commit en présence de Marguerite, quand elle montra, comme ressemblant à ce meurtrier, qui était grand et avait la barbe rouge et les cheveux d'un roux foncé, un valet petit de taille, noir de barbe et de cheveux.

Ce fait, dit-on, n'a d'autre autorité que ce recueil de mensonges qu'on appelle Mercure françois[30]. Mais la reine Marguerite, ses gens, son entourage lisaient le Mercure, qui était la seule gazette de l'époque. Cette reine n'était pas dans les meilleurs termes avec Henriette d'Entragues ni avec la régente. Comment supposer qu'on osât mettre sous la garantie de son nom un fait de pure invention ? Comment n'aurait-on pas craint qu'elle réclamât une rectification ?

La d'Escoman, objecte-t-on encore, est un témoin grave quand elle se concilie si bien avec Sully[31]. Mais que dit Sully ? Un jour que M. de Schomberg dînait chez ce ministre, il reçut un billet de Mlle de Gournay qui demandait à l'entretenir d'une affaire de grande importance. Étant allé la voir de suite, elle lui apprit qu'une certaine femme qui avait été au service de la marquise de Verneuil venait de révéler à elle, Mlle de Gournay, une conspiration formée contre la vie du roi, de laquelle estoient Mme de Verneuil, M.... (le nom est en blanc dans le texte de Sully) et plusieurs autres. En quoi cela montre-t-il que Sully se concilie si bien avec la d'Escoman ? Il ne fait que répéter ses assertions, celles, comme il le dit. qu'elle maintint ensuite en justice, et, en définitive, c'est elle seule qui se concilie ici avec elle-même[32].

Deux de ses déclarations furent reconnues fausses et, comme la méprise qui vient d'être signalée. toutes deux avaient trait à Ravaillac, remarque importante qui nous mettra dans un instant sur la voie de la vérité.

Quand on lui demanda ce qu'était devenue cette lettre que Mme de Verneuil lui avait écrite pour lui recommander l'assassin, et qui était en effet la pièce capitale de l'instruction, elle nomma une damoiselle à qui elle l'avait remise à Paris. Il fut prouvé que cette personne, alors âgée et frappée de paralysie, n'avait pas paru à Paris depuis sept ans[33].

Autre déclaration non moins mensongère : un jour qu'elle était dans la chambre de Mlle du Tillet, Ravaillac y vint et tira de son haut de chausses un long couteau, destiné, disait-il, à tuer le roi. Ce couteau, tombant par mégarde de ses mains, s'était fiché entre deux carreaux. On examina de près cette déclaration, on força la d'Escoman de bien préciser l'endroit où l'événement avait eu lieu ; puis, vérification faite, il se trouva que la chambre était planchéiée et non carrelée.

Ces deux allégations n'ont pu être' inventées après coup et gratuitement prêtées à la d'Escoman, car le vieux président de Harlay, si courageux au temps de la Ligue, si bourru et qui rabroua si vertement d'Épernon et un messager de la reine, venus près de lui pour avoir des nouvelles du procès, Harlay eût protesté contre les faussetés imprimées par la gazette semi-officielle. A son défaut, quelques-uns des nombreux parlementaires, tous si hostiles à la régence, qui prirent part au jugement, n'eussent pas manqué de réclamer.

 

XIII

L'Estoile raconte, en effet, qu'un gentilhomme s'étant présenté chez le rude et intègre président pour lui demander, de la part de la reine, son opinion sur l'affaire : — Vous direz à la reine, aurait répondu l'illustre magistrat, que Dieu m'a réservé à vivre en ce siècle pour y voir et entendre des choses merveilleuses, si grandes et si étranges que je n'eusse jamais cru les. pouvoir voir ni ouïr de mon vivant. Puis, comme une personne de ses amis et de ceux de l'Estoile lui disait que, selon toute apparence, l'accusatrice parlait à la légère et sans preuves, le vieillard, levant les yeux et les mains au ciel : — Des preuves ! Il n'y en a que trop ! Il n'y en a que trop ![34]

Cela est grave, assurément, car l'Estoile mourut dans l'année même où il consignait dans son journal ces deux réponses accusatrices du premier président ; il en avait donc la mémoire toute fraîche quand il les confia au papier et l'on remarquera que la plus grave lui avait été transmise par un ami commun.

Mais, qu'on y fasse attention, Harlay n'a jamais dit quelles étaient ces choses merveilleuses et étranges qu'il regrettait de voir, ni à quoi s'appliquaient les preuves dont il parlait. Que les unes et les autres eussent trait à un complot contre la vie de Henri IV, c'est ce dont il parait impossible de douter, mais il ne suit pas de là que Ravaillac fût l'agent de ce complot. Et c'est ici qu'est la nuance délicate que tant d'historiens n'ont pas aperçue et qui, bien précisée tout à l'heure, sera, nous l'espérons, de nature à accorder ceux qui soutiennent que la mort du roi fut préméditée par de puissante ennemis, et ceux qui prétendent que Ravaillac n'eut pas de complices.

L'issue du procès est en harmonie avec ce point de vue dont on saisira mieux, dans un moment, toute la portée.

Il faut bien comprendre dans quelles conditions s'instruisait l'affaire de la d'Escoman. On ne faisait pas le procès aux personnes par elle dénoncées ; c'était elle-même, au contraire, qui se trouvait, à leur requête, poursuivie comme calomniatrice ; elle seule avait à prouver, par écrits et témoins, la vérité de sa dénonciation et à subir, en cas d'échec, la peine impartie à la calomnie. Tant que cette preuve n'était pas faite, on ne pouvait mettre en jugement les suspects ; on devait se borner à les entendre : et c'est, en effet, ce qui eut lieu. La marquise de Verneuil fut assignée à comparaître devant le premier président qui, cinq heures durant, l'interrogea dans son logis. Quant à d'Épernon, bien conseillé par son ami le président Séguier, il vint simplement trouver le vieux de Harlay, lui demandant négligemment des nouvelles de l'affaire. On sait la verte réponse qu'il s'attira : — Je ne suis pas votre rapporteur, mais votre juge. Et comme d'Épernon s'excusait, disant que c'était en ami qu'il avait pris la hardiesse de le questionner : — Je n'ai point d'amis, répondit le rogue magistrat ; je vous ferai justice : contentez-vous de cela.

Contrairement aux égards dus à la première magistrature du royaume, d'Épernon s'était permis d'aller voir son juge avec l'épée au côté, bottes et éperons à ses pieds. De là l'irritation du pointilleux président. Mais ses paroles, jointes à l'exclamation rapportée par l'ami de l'Estoile, indiquent assez les graves soupçons qui remplissaient son esprit. Sans doute qu'il avait les preuves morales, mais non matérielles de la culpabilité du duc ; il en savait assez pour le croire coupable, mais non pour le mettre en jugement.

L'indécision des magistrats, le combat qui se livrait dans leur esprit éclatent dans les deux arrêts qu'ils rendirent. Le premier (5 mars 1611) élargissait tous les incarcérés et remettait le jugement définitif à une date indéterminée[35]. Peut-être la Cour espérait-elle du temps de nouvelles lumières ou bien voulait-elle, pour statuer, attendre que le vieux de Harlay, goutteux, sourd et presque aveugle, se fût démis de sa charge, ce qui eut lieu en effet aussitôt après la première sentence. Son successeur, M. de Verdun, premier président à Toulouse, l'emporta sur de Thou, par l'appui du Pape et des Jésuites, du moins l'Estoile l'affirme, el l'arrêt définitif fut enfin rendu le 30 juillet[36]. La Cour y travailla toute une semaine, nouvelle preuve des tiraillements auxquels elle fut en proie. Tous les accusés étaient déchargés, la d'Escoman déclarée calomniatrice et condamnée à finir ses jours entre quatre murailles. Or, nous l'avons déjà dit, d'après la jurisprudence du temps, c'était la peine de mort qu'elle avait encourue : cette mitigation fut considérée comme un aveu implicite de la vérité des accusations.

S'il fallait en croire une note marginale de l'Estoile, citée par l'abbé de l'Escluse[37], l'arrêt aurait même ordonné que tous les procès, pour raison de ce, seraient supprimés. Mais cette note n'a point été accueillie par les derniers éditeurs du journal, si souvent amplifié, de l'Estoile, et nous n'avons même rencontré aucune édition de ce jrburnal.oit elle figure. Faut-il croire, avec certains historiens, que le dossier de ce procès fut détruit dans l'incendie qui, en 1618, dévora le Palais de Justice ? On sait que la voix publique imputa au duc d'Épernon d'avoir soudoyé les incendiaires dans le but d'anéantir les preuves écrites de sa complicité avec Ravaillac : cette accusation, qu'aucune preuve écrite n'a jamais justifiée, est assez invraisemblable, puisqu'il suffisait, pour faire avorter cette criminelle entreprise, d'une seule chance contraire fournie par le hasard.

Une phrase de l'Estoile, plus authentique que celle qu'a citée l'abbé de l'Escluse, nous apprend que les juges se trouvèrent partis neuf contre neuf[38].

Cela ne signifie pas que la Cour fut partagée par moitié sur la question de l'innocence ou de la culpabilité de la dénonciatrice, de sa véracité ou de sa mauvaise foi : c'est là une erreur qu'il importe de rayer de l'histoire. Les juges n'avaient point à prononcer sur le fond d'une accusation dont les preuves juridiques n'étaient pas fournies ; ils ne purent se diviser que sur le choix de la peine, et, conformément à l'usage de tous les temps, ce fut la plus douce qui l'emporta. Mais cette division et l'atténuation qui s'ensuivit montrent encore que, selon leur secrète conviction, tous les dires de la condamnée n'étaient pas également calomnieux, et la façon la plus naturelle de l'expliquer, c'est d'admettre que, tout en mentant sur un point important, elle avait dit vrai sur le reste : cette manière de voir se concilie parfaitement avec les paroles accusatrices sorties de la bouche du président de Harlay.

 

XIV

La d'Escoman fut donc emmurée : on lui bâtit, chez les Filles repenties, une cellule garnie d'un étroit grillage[39] ; effroyable châtiment qui la retranchait du monde des vivants. Quatre ans après, comme on l'a vu, le capitaine la Garde, coupable de dénonciations semblables aux siennes, fut jeté et oublié dans les cachots de la Conciergerie.

On se demande dès lors comment leur voix put percer les pierres, comment furent livrés au public, en 1616 et 1619, les factums qui ont révélé leurs accusations.

Pour celui de Jacqueline d'Escoman, l'explication est simple : évidemment ce furent ses juges eux-mêmes qui le mirent au jour, et cette publication fut un coup de parti. Elle est de 1616 et très vraisemblablement du mois de juillet, quand la régente tira le comte d'Auvergne de la prison qu'il subissait depuis onze ans pour l'opposer aux princes coalisés, quand, au mépris des protestations des chefs de corps, elle osa mettre ce frère d'Henriette d'Entragues, justement puni pour avoir conspiré la mort du feu roi, à la tête de l'armée qui allait assiéger Péronne, livrée au duc de Longueville par ses bourgeois. A cette époque, Condé avait publié le célèbre manifeste qui fut une démonstration contre les mariages espagnols accomplis au mépris des derniers vœux de Henri IV, manifeste où il demandait vengeance de l'assassinat de ce prince. A la même époque aussi, le jeune roi avait promis, par un article du Traité de Loudun (3 mai 1616), qu'il serait fait de nouvelles recherches sur la mort de son père ; tant l'opinion qui attribuait cette mort à de grands coupables restés impunis avait alors acquis d'autorité.

Quand les magistrats, quand tous les anciens adversaires de la Ligue restés dans le Parlement virent à la tête de l'armée l'ancien conspirateur vendu à l'Espagne, le frère de celle qui deux fois avait comparu devant eux comme soupçonnée d'avoir tramé le meurtre de son royal amant, quand des pamphlets incendiaires tels que : La chemise sanglante de Henri le Grand et La rencontre de M. d'Espernon et de François Ravaillac à Angoulême eurent profondément remué les passions populaires, ils jugèrent le moment venu de donner un prétexte solide à l'agitation et de rappeler au roi sa promesse déjà oubliée de rechercher et de punir les vrais assassins : ils lancèrent dans le public les révélations de la d'Escoman.

Disons maintenant clans quelles circonstances furent publiées celles du capitaine la Garde.

Ce fut en 1619 que parut son factum, tiré à 1.400 exemplaires. Aussitôt après cette publication, et peut-être même quelques semaines auparavant, un exempt des gardes vint tirer l'auteur du cachot ofi depuis quatre ans on l'oubliait, et le roi lui accorda un brevet de 600 livres de pension. C'est qu'alors le duc de Luynes était au pouvoir : Marie de Médicis, exilée depuis deux ans et prisonnière clans le château de Blois, venait de s'évader avec l'aide du duc d'Épernon, qui, de suite, mit une armée à ses ordres[40]. La complicité d'autrefois s'affirmait parce service et par cette union dans une commune révolte : c'était le prélude de la guerre qui se termina par le combat des Ponts-de-Cé. On comprend dès lors l'intérêt qu'avait le premier ministre à réveiller les vieilles accusations.

Ce pamphlet de la Garde, c'était une arme terrible qu'il suspendait sur la tête de ses ennemis coalisés, et qui allait lui donner pour auxiliaire l'opinion publique indignée. Il justifiait ainsi le mot sanglant qu'il avait fait dire un jour à Marie par le jeune roi : que les jours de François II et de Charles IX avaient été abrégés par leur mère, une Médicis comme la sienne.

Ainsi s'explique la publication faite par le détenu de la Conciergerie : sa pension fut le prix de sa complaisance ; elle ôte toute valeur à ses affirmations. Il y a grande apparence qu'il s'inspira du manifeste de la d'Escoman, publié trois ans avant le sien, et qu'il s'étudia à mettre les deux récits en harmonie.

Selon toute vraisemblance, il n'avait pas plus rencontré Ravaillac à Naples qu'elle même ne l'avait entretenu à Paris. Mais, dans son voyage d'Italie, mis en rapport avec les réfugiés français, il s'était vu initié à leurs espérances et à leurs projets, dont, du reste, ils ne faisaient pas mystère. Ces complots, il se hâta de les dénoncer à Zamet et à M. de Brèves : ce fait semble suffisamment établi par l'arrêt du 12 août 1616 que nous avons cité ; il les révéla ensuite à Henri IV lui-même, qui, comme on l'a vu, n'y prêta pas grande attention. Tant de dénonciations semblables lui étaient déjà parvenues ! C'est que celles de la Garde n'avaient rien de précis, c'est surtout qu'elles ne concernaient pas l'agent définitif du crime. Autrement, comment croire que le roi eût fait si bon marché de cette lettre à lui remise par le capitaine, qu'il la lui ait rendue négligemment en lui disant de la conserver ? Il devait savoir qu'avec un pareil aventurier dont le métier était de courir le monde, il s'exposait fort à ne plus retrouver cette pièce de conviction le jour où il en aurait besoin.

De même pour la d'Escoman. Sa méprise, ses allégations démontrées fausses sur tout ce qui concernait Ravaillac prouvent suffisamment qu'elle ne le connaissait pas. Mais elle aussi avait été initiée, et bien plus profondément que la Garde, aux conspirations ourdies contre la vie du roi. Son intimité avec la du Tillet, maîtresse de d'Épernon, sa familiarité avec Henriette d'Entragues ne sont pas contestables. Impossible également de nier ses efforts pour parvenir près de la reine, les avertissements qu'elle voulut lui donner et qu'en désespoir de cause elle confia au père Procureur des jésuites. Mais rien ne prouve que ces avertissements eussent trait au futur assassin du roi. Loin de là : quand on lit avec soin ses déclarations, on s'aperçoit qu'elle n'avait d'autre but, en essayant de parvenir jusqu'à la reine, que de lui remettre des missives d'Henriette et de d'Épernon, qu'elle se faisait fort d'intercepter et qui, par suite du retard apporté à sa réception, partirent pour l'Espagne.

N'est-il pas digne de remarque que les seules parties de sa dénonciation qui aient été démontrées fausses et publiées comme telles, soient justement celles qui concernent ses rapports avec Ravaillac ? Sur celles qui regardent d'Épernon et la marquise de Verneuil, sur le pacte de mort conclu entre eux à Saint-Jean-en-Grève, sur ces entrevues secrètes où l'on exaltait le souvenir de Biron, silence complet. Silence aussi sur l'assassin à gages Sedain, qui, banni de France, se cachait tantôt à Verneuil, tantôt à Paris et que la d'Escoman eut ordre de visiter.

La fameuse lettre qu'elle cite comme à elle écrite par la marquise de Verneuil, cette lettre ne nomme pas Ravaillac et pouvait tout aussi bien s'appliquer à un autre agent du crime. Henriette, dans ce billet, recommandait seulement à sa confidente de recevoir l'envoyé que lui conduisait un valet de chambre de son père, et de le mettre en communication avec la demoiselle du Tillet, fait que celle-ci nia du reste avec la dernière énergie, au point que les deux anciennes amies faillirent se prendre aux cheveux devant la Cour.

Ainsi, tout concourt à établir la vérité de cette assertion du Mercure que la d'Escoman ne connaissait Ravaillac que pour l'avoir entrevu de loin, passant dans le préau de la Conciergerie, où il était détenu en même temps qu'elle. C'est après coup, afin de donner plus de poids à ses révélations/ qu'elle y mêla le nom de l'assassin. Sans cette habile mais périlleuse addition, n'eussent-elles pas perdu la moitié de leur valeur ? La dénonciatrice aurait-elle été en droit d'en réclamer le prix ? On lui eut objecté que l'événement la démentait. Ravaillac avait pris les devants : son attentat individuel avait rendu inutile le complot auquel elle était mêlée et qui, lui aussi, allait passer du projet à l'exécution. Elle fondit ensemble les deux conspirations et fit du tout une trame unique, celle qu'elle dévoile dans son Manifeste. Mais la fausseté de sa déposition, en ce qui concerne ses rapports avec Ravaillac, ne décharge ni le duc d'Épernon, ni Henriette d'Entragues. Elle ne prouve qu'une chose, c'est que la passion comprimée et solitaire d'un homme résolu va plus vite en besogne que les combinaisons prudentes de plusieurs conspirateurs qui discutent et étudient leurs chances : ceux-là eurent le bonheur d'être devancés. Reste à prouver que Ravaillac n'était pas leur agent.

 

XV

Ravaillac, a-t-on dit, a nommé le duc d'Épernon dans ses interrogatoires : il le connaissait donc. Pourquoi ne lui demanda-t-on pas comment et depuis quand ? On dirait que les juges n'osaient toucher cet article, tant ils appréhendaient de découvrir trop de choses[41].

Le meurtrier, en effet, a parlé deux fois du duc d'Épernon devant ses juges. Dans son second interrogatoire, celui du 17 mai 1610, que dirigea le premier président de Harlay, il déclare qu'il frappa le roi au moment où il vit son carrosse arrêté par des charrettes, Sa Majesté tournant le visage et penché du côte de M. d'Épernon.

Au cours du quatrième interrogatoire, il explique comment, voulant parler au roi pour lui persuader de ranger à l'Église catholique ceux de la religion prétendue réformée, il s'adressa au marquis de la Force, capitaine des gardes, lequel lui fit réponse qu'il était un papault et catholique à gros grain, lui disant s'il connaissait M. d'Espernon. Et l'accusé répondit que ouy, et qu'il est catholique à gros grain.

La Force qui raconte, dans ses Mémoires, le refus par lui opposé aux sollicitations très-réelles du meurtrier, ne dit pas un mot de cette réponse concernant d'Épernon : il affirme, au contraire, qu'il ne put rien tirer du solliciteur ni par paroles ni par menaces. Mais l'aveu fait aux juges n'en reste pas moins entier. Que prouve-t-il ?

Que Ravaillac, originaire d'Angoulême, où il avait passé toute sa vie, connût les traits du duc d'Épernon, gouverneur de cette ville et qui souvent y résidait, quoi de plus simple ? C'est le contraire qui devrait étonner. Il le reconnut dans la voiture du roi, et s'il mentionne cette particularité en passant, c'est uniquement pour préciser les détails du fait sur lequel on l'interroge. Sa réponse à la Force, répétée dans son quatrième interrogatoire, prouve-t-elle quelque chose de plus ? bonnet-elle lieu de croire qu'il connût le gouverneur d'Angoulême autrement que de visage ? Qu'on fasse attention aux circonstances dans lesquelles elle est faite. Ce quatrième interrogatoire, tout justement, roule sur les complices qu'on suppose à l'assassin. On lui représente que ses dénégations sur ce point sont invraisemblables ; pauvre et nécessiteux comme il est, fils d'un père et d'une mère qui sont à l'aumône, il faut que, pour tous les frais et voyages nécessités par son attentat, il ait reçu aide de quelqu'un.

C'est cet argument qu'il repousse de toutes ses forces, et ses raisons sont excellentes. S'il eût été, dit-il, induit par argent ou suscité par gens ambitieux, il ne fût pas venu jusqu'à trois fois, et à trois voyages exprès, d'Angoulême à Paris, distant l'un de l'autre de cent lieues, pour donner conseil au roi de ranger les réformés à la religion catholique. Celui qui a volonté de tuer quelqu'un pour argent ne va pas le faire avertir, comme il a fait à trois diverses reprises, ainsi que le sieur de la Force peut en témoigner.

Et là-dessus, voulant prouver clairement qu'il a, en effet, parlé à ce capitaine, il rappelle les paroles qu'il lui a entendu prononcer ; il dit, sans paraître y attacher la moindre importance, qu'il a répondu affirmativement à sa question : s'il connaissait M. d'Épernon. Tout ce passage de sa défense n'a d'autre but que d'établir qu'il a agi seul et sans impulsion étrangère. N'est-il pas cent fois évident qu'habile et réfléchi comme il l'était, il se fût bien gardé de rapporter cette demande et cette réponse s'il eût estimé qu'elles pouvaient faire planer quelque soupçon sur une autre tête que la sienne ? Il ne se fût pas ainsi contredit à quelques secondes d'intervalle, ou, s'il l'eut fait, ses juges n'auraient pas manqué de lui signaler la contradiction. Ils ne durent même pas y songer. Ils ne virent, dans cette partie de la déposition, que ce qu'il faut y voir en effet, l'intention bien évidente de l'accusé de prouver par les détails de sa conversation avec le marquis de Caumont la Force, qu'il avait véritablement tenté de voir le roi et de le convertir à ses visées. C'était son meilleur moyen de défense, et il avait trop d'adresse pour l'affaiblir en se démentant lui-même à brûle-pourpoint.

Loin de fournir prétexte à un soupçon de connivence avec le gouverneur de sa ville natale, Ravaillac, dans ses interrogatoires, a toujours protesté qu'il n'avait été mû que par sa volonté seule et que personne n'était dans sa confidence : il reconnaissait avoir raconté ses visions au P. d'Aubigny, jésuite, mais sans rien lui confier de son projet. Dix-sept fois les juges le pressèrent sur cette question des complices qui était le point capital de l'instruction : par obsession, par adresse, par menaces, en lui faisant craindre pour la vie de ses père et mère, ils tentèrent, sans succès, de lui faire dire les fauteurs de son crime.

La torture ne lui arracha aucune révélation. La Force lui fit serrer les pouces au moyen de vis de carabine ; plus tard, le 25 mai, encore bien que l'usage fût de soumettre à la question préparatoire avant jugement les seuls accusés qui déniaient leur crime, on décida néanmoins de l'y appliquer[42]. Pour s'autoriser d'un exemple, il avait fallu remonter jusqu'au règne de Louis XI. Mais on s'arrêta presque aussitôt, parce qu'il ne variait point dans ses réponses et qu'on craignit de le trop affaiblir pour qu'il pût satisfaire au supplice ; c'est ce qui explique pourquoi il ne fut point dressé procès-verbal de cette première épreuve. Enfin, le 27 mai, avant l'exécution, on lui donna la question des brodequins, appelée question préalable, parce qu'elle précédait la mort ; elle avait pour but principal la révélation des complices. Sa rigueur fut telle qu'il ne put la supporter jusqu'au bout et faillit mourir ; elle ne lui arracha aucun aveu touchant la complicité.

Plusieurs historiens semblent croire qu'on ne possède pas le procès-verbal des réponses recueillies pendant cette horrible épreuve : ils racontent ou analysent les interrogatoires du criminel d'après le récit qu'on trouve au premier volume du Mercure francois. Ce récit, réimprimé en 1837 au tome XV des Archives curieuses de l'Histoire de France, est le seul que M. Poirson, toujours si exact pourtant, ait cité dans ses Notes.

Or, dans cette version analytique, le procès-verbal de la séance du 27 mai où Ravaillac fut appliqué à la torture fait défaut ; il est remplacé par ces mots : Pour la révélation de ses complices, il fut appliqué à la question des brodequins ; ce qui s'y passa est sous le secret de la Cour. M. Michelet a signalé cette omission et fait ressortir ce qu'elle a de suspect[43]. Serait-il possible que lui aussi ait ignoré qu'on possède une copie du procès de Ravaillac bien différente de l'abrégé en forme de narration qui a paru au Mercure ? C'est celle que Lenglet a empruntée au manuscrit 192 de la bibliothèque du roi, Fonds de Brienne, et qu'il a publiée dans un livre où, il est vrai, on s'avise rarement de la chercher[44].

Cette copie présente, non une narration sommaire et arrangée, mais un texte donné comme exact et complet, reproduisant les demandes faites à l'accusé et ses réponses, en un mot la physionomie de l'interrogatoire : on y trouve, sous la date du 27 mai, le procès-verbal de la torture à laquelle le condamné fut appliqué quelques heures avant son supplice. Quelle lumière nouvelle ce procès-verbal projette-t-il sur la question des instigateurs ?

Au premier coin, le misérable s'écrie qu'il se recommande à Dieu, mais il réitère ses dénégations. Au second, il répète avec grands cris et clameurs qu'il n'a jamais parlé de son projet ni en confession ni autrement. Il s'évanouit au troisième : on lui jette de l'eau, on lui fait prendre du vin, on le laisse sur un matelas jusqu'à midi, puis on le conduit à la chapelle, où le greffier l'adjure encore, par son salut, de déclarer qui l'a induit, poussé, excité à commettre son crime. Que répond-il ? Qu'il ne peut compter sur la miséricorde divine s'il cache quoi que ce soit, et que si des aveux eussent pu lui épargner les terribles tourments qu'il vient d'endurer, il n'eût pas manqué de les faire.

Vers deux heures, deux habiles docteurs de Sorbonne, Filesac et Gamache, sont mandés. Le condamné se confesse au premier et le requiert ensuite, en présence du greffier, de divulguer, d'imprimer même sa confession, afin que chacun sache que seul il a fait le crime, sans y avoir été sollicité par personne.

Il sort de la Conciergerie au coup de trois heures : les deux docteurs sont à ses côtés ; ils épuisent toutes les ressources de leur dialectique pour tirer de lui un aveu touchant la complicité. Sa main, celle qui a porté le coup, est brûlée à feu de soufre ; les tenailles mordent sa chair, ses plaies sont arrosées d'un horrible mélange d'huile, de soufre et de poix enflammée. A ce moment le greffier l'exhorte encore à parler, toujours sans succès. Un suprême moyen est mis en œuvre. On lui refuse l'absolution s'il ne révèle ses fauteurs et complices, terrible menace pour un croyant d'une foi si exaltée.

Je n'en ai point ; il n'y a que moi qui l'ai fait ; donnez-moi l'absolution à condition : vous ne pouvez ainsi la refuser.

Eh bien ! je vous la donne en ce cas ; mais si le contraire était vrai, au lieu de l'absolution, je vous prononce votre damnation éternelle. Au sortir de cette vie que vous allez perdre, votre âme s'en va droit en enfer et au diable, ce que je vous dénonce de la part de Dieu, comme certain et infaillible.

Je l'accepte à cette condition.

Pour nous, a écrit M. Poirson, la vérité est dans cette parole d'un mourant, d'un chrétien d'une foi vive et ardente, en présence.de l'éternité, de son salut ou de sa damnation[45].

Il nous semble, a répondu un autre historien, que c'est méconnaître la perversion totale d'esprit comme de cœur à laquelle certaines doctrines, celle surtout des restrictions mentales, avaient amené de tels chrétiens, très-capables d'entrer dans l'éternité une fraude pieuse à la bouche[46].

Non : la théorie des restrictions mentales n'a rien à voir ici. Même à cette époque, elle ne s'appliquait qu'au cas où la question sur laquelle portait la restriction était faite par une personne qui n'avait pas qualité pour exiger la vérité, et à qui l'interrogé était en droit de la cacher ; telle est la doctrine des casuistes du temps. Les docteurs étaient dans un cas tout contraire. De plus, l'alternative par eux posée était trop claire pour que le supplicié pût s'y soustraire par une échappatoire. Quelle restriction aurait-il pu ajouter mentalement à son acceptation de la condition mise à la validité de l'absolution ? Le moment, d'ailleurs, était peu propice à de telles réserves équivoques. Ce n'est pas quand sa chair fume sous les tenailles ardentes qu'un croyant, si perverti qu'on puisse le supposer, se livre à de telles subtilités, et joue au fin avec la justice divine.

 

XVI

On le voit, si l'on prête foi aux procès-verbaux et aux récits contemporains, il faut admettre que Ravaillac n'a nommé personne, d'Épernon pas plus que tout autre, qu'il a, jusqu'au dernier soupir, revendiqué pour lui seul l'entière responsabilité de son forfait.

Mais il existe une tradition qui contredit absolu-meut tous les autres renseignements connus. Ravaillac, au milieu du supplice, entre la poix et les tenailles brûlantes, quand déjà quatre chevaux vigoureux tiraient sur ses membres, Ravaillac aurait demandé un moment de relâche et dicté au greffier une déposition suprême, en opposition avec toutes les précédentes, et où d'Épernon et la reine elle-même étaient nommés.

Cette tradition étrange, Lenglet, le premier, l'a consignée dans sa Méthode pour étudier l'histoire, qui parut en 1713 ; mais la censure fit substituer des cartons à tout le passage qui concernait Ravaillac ; l'auteur le reproduisit dans son Avertissement au tome VI des Mémoires de Condé, publié à la Haye en 1743 : A la première tirade des chevaux, le criminel demanda d'être relâché et dicta un testament de mort. Mais le sieur Voisin, greffier, s'attacha à l'écrire si mal que jamais on n'a pu le lire. C'est en vain que ce testament, qui subsiste encore à présent, a été communiqué aux plus experts en matière de vieilles écritures ; jamais ils n'ont pu en venir à bout. Cette conduite du greffier en un point de cette conséquence fait soupçonner qu'il y avait quelque secret qu'il ne voulait pas laisser apercevoir, secret peut-être qui aurait pu nuire personnellement au sieur Voisin si la connaissance en avait transpiré par son canal[47].

On aura remarqué les mots : Ce testament qui subsiste encore à présent. Lenglet ne dit pas l'avoir vu, mais il affirme que la pièce existe encore au moment où il imprime, en 1743.

Pas plus que Lenglet-Dufresnoy, M. Michelet ne révoque en doute le testament dicté par le meurtrier sur le lieu du supplice : Le rapporteur de Ravaillac existait (en 1614), et ses dépositions (celles de Ravaillac) reçues sous le secret de la Cour n'avaient pas encore été détruites. Elles existaient dans la cassette murée à l'angle des rues Saint-Honoré et des Bons-Enfants, avec la feuille dictée par Ravaillac sur l'échafaud, et l'on pouvait y lire les noms d'Épernon et de la reine[48].

On a vu plus haut ce qu'il faut croire de ces dépositions reçues sous le secret de la Cour : on les possède et nous venons de les analyser. L'illustre et hasardeux écrivain commet une seconde erreur quand il prétend que ces dépositions étaient réunies, dans une cassette, à la feuille dictée par Ravaillac sur l'échafaud.

La Note des portefeuilles-Fontanieu où il a puisé le fait, et qui est la source de tout ce qu'on a écrit sur ces suprêmes aveux de Ravaillac, dit justement tout le contraire : la feuille et le procès auraient été déposés dans des mains différentes. On va en juger, car nous allons reproduire textuellement cette Note, du reste assez courte, dont tant d'écrivains ont parlé de confiance et sans l'étudier ; elle fait partie des nombreux portefeuilles historiques de M. de Fontanieu, lesquels, après la mort de cet érudit, arrivée en 1767, furent déposés à la Bibliothèque nationale.

On a toujours dict, que les dernières confessions de Ravaillac, dans les douleurs du supplice avant d'expirer, avoient esté escrites par le greffier du Parlement d'une manière si extraordinaire qu'il n'y a pas une lettre formée et qu'on n'y voit que des points et des barres. Je connois en effet plusieurs gens de lettres auxquels M. le procureur général Joly de Fleury avoit bien voulu les communiquer, qui m'ont assuré n'y avoir pas connu un seul mot. Un de ces savants, celuy, je l'avoue, en qui j'ay le plus de confiance, m'a dict qu'il avoit cru y apercevoir le nom de la royne et de M. d'Épernon, sans qu'il ait eu aucun doute sur ce dernier. En ce cas, on pourrait soupçonner avec raison que l'affectation d'une escriture illisible a eu pour cause l'importance des faits révélés par le coupable. Ce soupçon ne s'accorde malheureusement que trop avec une tradition qui fait frémir.

Je ne sais ce qu'est devenue la pièce dont il s'agit, et si elle est encore dans les mains de la famille de M. Fleury. Le mesme homme m'a dict qu'en faisant de grosses réparations à une maison faisant l'encoignure des rues Sainct-Honoré et des Bons-Enfants, près du Palais-Royal, on avait trouvé, dans l'épaisseur d'un mur qu'on fut obligé de détruire, une petite cassette dans laquelle estoit le procès de Ravaillac ; qu'un des conseillers du Parlement, commis-saire et rapporteur de ce malheureux, demeurait dans cette maison, et que vraisemblablement, au lieu de remettre le procès au greffe, il l'avoit caché ; que la cassette fut portée au roy, qui la remit à M. Bachelier, son premier valet de chambre[49], entre les mains duquel elle estoit demeurée sans doute par oubli ; que M. Bachelier, peu avant sa mort, luy avoit permis de voir le procès, qu'il n'y avoit point trouvé le testament du mort, ce qui n'est pas surprenant, ceste pièce reçue par le greffier pendant l'exécution n'ayant pu estre sous les yeux des juges lors du rapport et de l'arrêt[50].

Rien de plus clair, comme on le voit. Le testament de Ravaillac est entre les mains du procureur général Joly de Fleury, mort en 1756, lequel, en effet, pouvait avoir rencontré cette feuille illisible dans la poudre du greffe, car il passa les dernières années de sa vie à mettre en ordre, à compulser et à extraire les registres et les rouleaux du Parlement. Quant au procès, il n'a point été déposé au greffe par le commissaire rapporteur : ce magistrat l'a gardé et caché chez lui, au fond d'une cassette scellée dans l'épaisseur d'un mur. Mais le prétendu testament n'était point dans cette cassette, ce qui va de soi, puisque M. Joly de Fleury l'avait entre les mains.

Pour ce qui concerne le procès, la Note est probablement dans le vrai : il paraît bien que la minute ne périt point dans l'incendie du Palais en 1618, et c'est une preuve de plus de l'inanité des accusations populaires élevées contre le duc d'Épernon au sujet de cet incendie. Cette minute dut être, en effet, soustraite aux archives du Parlement, car Voltaire, au chapitre CLXXIV, de l'Essai sur les mœurs, composé vers 1740, raconte que quelques feuilles de l'interrogatoire de Ravaillac furent retrouvées en 1720, par un greffier du Parlement. Je les ai vues, dit-il ; cet abominable nom est peint parfaitement ; et il y a au-dessous, de la même main : Que toujours dans mon cœur, Jésus soit le vainqueur. Nouvelle preuve que ce monstre n'était qu'un furieux imbécile.

Voilà du moins qui est positif : Voltaire a vu et lu quelques feuilles de l'interrogatoire original et, par le mauvais distique cité, on peut vérifier qu'elles appartenaient à la troisième séance. Mais, pas plus que Lenglet qui ne parle que par ouï dire, pas plus que Fontanieu qui s'en est rapporté aux affirmations d'un savant dont il ne fait pas même connaître le nom, Voltaire n'a vu le fameux testament : il n'en dit pas un mot.

C'est qu'en effet il n'a jamais existé.

Nous avons beaucoup de respect pour M. Michelet, qui voit si loin quand il voit juste, et si nous le prenons si souvent à partie dans cette étude, c'est qu'il est le défenseur le plus autorisé du système historique qui donne de puissants complices à Ravaillac ; mais en cette occasion, comme en beaucoup d'autres où le parti pris l'égare, il s'est absolument trompé. Il a beau afficher la plus entière confiance dans cette pièce et y revenir par deux fois avec complaisance[51], il ne persuadera que ceux qui tiennent plus à être surpris que convaincus. M. Henri Martin, plus judicieux, n'y croit pas ; et il a raison.

Non que nous entendions soutenir que l'avocat général Joly de Fleury n'eût pas véritablement entre les mains une feuille écrite sous les yeux de Ravaillac, où se lisaient, parmi quantité de mots indéchiffrables, le nom de d'Épernon et peut-être même celui de la reine ; mais nous oserons affirmer que cette feuille ne contenait pas d'aveux opposés à ceux que le meurtrier avait faits jusque-là. Ce n'était, dans notre conviction, qu'un brouillon des réponses du coupable, rapidement saisies au vol par le greffier au cours d'un des interrogatoires, avant la mise au net qui avait lieu à la fin de chaque séance, et dont on donnait connaissance à l'accusé au moment de réclamer sa signature, et en condensant alors ses réponses, comme cela se pratique encore aujourd'hui ; ce qui, par parenthèse, explique pourquoi les interrogatoires de Ravaillac, bien qu'ils prissent beaucoup de temps, sont cependant assez courts dans les copies qui nous en restent. C'est qu'on les résumait de façon à n'écrire qu'une fois certaines réponses qu'il avait faites à plusieurs reprises, en termes à peu près identiques : telle est l'explication de cette brièveté dont on s'est souvent étonné.

Nous irons plus loin : la feuille dont il s'agit doit appartenir à la séance du 17 ou à celle du 19 mai dans lesquelles d'Épernon et la reine sont nommés, mais plus vraisemblablement à celle du 17, où ces deux noms sont cités à peu de distance l'un de l'autre. Ravaillac y déclare qu'au moment où il frappa Henri IV, ce prince était penché du côté de M. d'Épernon et qu'il avait attendu pour le tuer que la royne fût couronnée.

Si, comme cela est fort possible, on découvre jamais la feuille illisible autrefois conservée par la famille Joly de Fleury, il suffira de la rapprocher du texte de ces deux interrogatoires pour arriver à la déchiffrer, et se convaincre de la vérité de notre interprétation.

Mais, dès aujourd'hui, et en dehors de toute vérification, les faits connus suffisent pour prouver que ce mystérieux écrit n'a pu être dicté sur l'échafaud.

Le supplice de Ravaillac a eu des milliers de spectateurs : parmi ceux qui nous en ont transmis les détails, plusieurs y avaient assisté. Le conseiller Matthieu, historiographe de France, n'a pas perdu une seule de ses effroyables particularités ; il n'en est pas une non plus dont il ait fait grâce à ses lecteurs. Qu'on parcoure son récit : on n'y trouvera pas un mot du prétendu répit demandé par le supplicié, ni de la dictée au greffier, qui cependant devait frapper tout le monde, tant parce que ce fait était surprenant en lui-même qu'à cause du temps qu'il aurait exigé. Même silence chez l'Estoile dont la narration est fort longue, et qui déclare tenir pour bien vraie l'opinion commune touchant Ravaillac, que chacun disait n'avoir rien révélé ni confessé relativement à l'assassinat du feu roi[52]. Et cependant, qu'on le remarque bien, l'Estoile nourrissait au fond de l'âme cette conviction que le meurtrier avait eu des instigateurs.

 

XVII

Ainsi tous les efforts pour lier les noms de d'Épernon et de Ravaillac, pour établir les relations de ces deux personnages, échouent devant l'étude des documents et des textes contemporains. La conduite du duc envers l'assassin ne proteste pas moins contre cette supposition.

Au moment même de l'attentat, lorsque Saint-Michel se précipita sur le meurtrier, qui restait immobile, comme stupéfait du succès de son crime, et voulut le percer de son épée, ce fut d'Épernon qui l'en détourna. L'occasion pourtant était belle pour couper court à des révélations compromettantes et qu'il devait croire inévitables. Cette objection si solide, si probante a fort embarrassé l'abbé Lenglet. Le duc d'Épernon, selon lui, n'avait pas grand'chose à craindre des dépositions du coupable : Il se serait tiré de l'accusation de Ravaillac plus facilement qu'il n'a fait de celles de Pierre la Garde et de la demoiselle d'Escoman, beaucoup plus croyables qu'un scélérat.

Mais il s'est parfaitement tiré de l'une et de l'autre, et Ravaillac, s'il eût dénoncé la complicité du duc, était un adversaire autrement redoutable qu'un aventurier et une entremetteuse, alléguant longtemps après l'événement, quand l'agent direct du crime n'était plus là pour leur être confronté, des faits dont un certain nombre, ceux justement où cet agent est mêlé, ont été d'ailleurs démontrés faux.

La conduite du duc, la protection qu'il étendit sur Ravaillac, la liberté que, pendant deux jours, il laissa à tout le monde de le visiter dans l'hôtel de Retz, s'expliquent par une raison que personne ne semble avoir aperçue jusqu'à ce jour. Cette explication, bien autrement sérieuse et profonde que celle de Lenglet, va montrer l'intérêt qu'il avait à sauver le criminel et prouver en même temps que lui-même était à la tête d'une conspiration près d'éclater, mais dans laquelle Ravaillac ne trempait point.

Avant de la donner, qu'on nous permette d'indiquer encore ici deux objections contre la complicité de ces deux grands coupables, objections qu'on n'a jamais réfutées, parce qu'elles sont à l'abri de toute critique.

La première est celle qu'a fournie Ravaillac lui-même et dont nous avons déjà dit un mot. L'assassinat n'était pour lui qu'un suprême expédient : son but principal n'était pas de tuer le roi, mais de le convertir à ses idées. Il voulait s'adresser à sa conscience, lui persuader d'abandonner les projets qu'on lui prêtait contre la religion catholique et le pape, de renoncer à cette guerre au bout de laquelle il voyait le triomphe définitif de l'erreur. Il ne le tua que parce qu'il ne put parvenir à lui parler.

Que fût-il arrivé cependant, si la Force l'eût introduit près du monarque, si seulement on lui avait ouvert les yeux en lui montrant, ce qui était vrai, que Henri IV ne songeait point à faire la guerre au Souverain-Pontife, qui comptait au contraire parmi ses alliés, qui même avait déjà sa part faite dans les cessions et les remaniements d'États, conséquences naturelles de la victoire ? Voilà qui prouve à quel point sa résolution était personnelle, éloignée de toute impulsion étrangère. S'il avait subi l'action de puissants instigateurs, son projet eût été invariable ; il ne se serait pas constitué le seul juge de son exécution ; il n'y eût pas plusieurs fois renoncé. Habiles et prudents comme ils l'étaient, ces conspirateurs n'eussent point surtout exposé leur agent à se faire arrêter lors de ses infructueuses tentatives pour voir le roi ; et cela fût arrivé, en effet, si la Force n'avait pas reçu du prince l'ordre formel de laisser en paix l'importun. Cette arrestation, suite possible de la grossière imprudence qu'on lui aurait laissé commettre, faisait à la fois avorter et connaître le complot.

Que répondre encore à l'argument tiré du profond dénuement du meurtrier et de sa famille ? Il était si pauvre qu'il ne trouva pas même l'argent nécessaire à l'acquisition du couteau destiné à l'accomplissement de son crime : il fut réduit à le voler dans une auberge. Pourvu de cette arme, des scrupules lui reviennent ; il quitte Paris, et, résolu à se mettre lui-même dans l'impuissance de céder à de nouvelles tentations, il brise la pointe du couteau contre une charrette. C'est seulement à Étampes, devant l'image d'un Ecce homo, qu'il sent renaître sa volonté de tuer le prince qui voulait faire la guerre au Pape et transporter le Saint-Siège à Paris. Que faire alors ? Quand il fut fouillé après l'attentat, on ne lui trouva (Matthieu et l'Estoile l'attestent), que trois demi-testons avec deux ou trois sols de monnaie[53]. Cela ne suffisait pas pour vivre encore à Paris un jour ou deux, et pour acheter un nouvel instrument de meurtre. Il refit donc la pointe de l'arme sur une pierre, et la vérité de cette assertion fut prouvée par l'inspection de cette arme, mauvais couteau de cuisine emmanché de corne de cerf, et qu'on conserve encore aujourd'hui au Musée d'artillerie.

Les riches et puissants instigateurs qu'on lui prête l'auraient-ils laissé dans un tel dénuement, au risque de le voir renoncer à sa fatale entreprise, faute d'une arme pour l'accomplir ou d'argent pour payer sa nourriture à Paris ? Matthieu affirme que si l'occasion qu'il saisit le 14 mai ne se fut pas présentée ce jour-là, la nécessité le contraignait de s'en retourner.

On le voit donc surabondamment, le système qui donne au meurtre de puissants promoteurs ne résiste pas à l'examen. On peut même ajouter qu'il rend Ravaillac absolument inintelligible et inexplicable. On ne le comprend, en effet, que si on le laisse dans sa sombre solitude, dans l'ardeur de son exaltation toute personnelle, en tête-à-tête avec ses visions, avec ses hallucinations, avec la trompette de guerre qu'il croyait sentir à sa bouche et les hosties qu'il voyait aux deux côtés de sa face. Le vieux levain de la Ligue, qui fermentait dans cet esprit troublé, s'aigrit encore par les sermons incendiaires de quelques prédicateurs : ce furent là ses seuls, ses véritables complices. Il partagea les préjugés de la multitude et des membres les plus infimes du clergé qui, incapables de comprendre de grands projets politiques que d'ailleurs on se garda trop de laisser percer, ne voyant à la tête de cette armée qui allait envahir les pays catholiques que des chefs réformés, crurent simplement que le roi voulait détrôner le Pape, lequel, au contraire, se prêtait secrètement à ses desseins. Ravaillac, de bonne foi, se pénétra de ces fausses idées qu'on eut le tort de ne pas combattre par quelques publications officielles. Il immola sa victime, ne pouvant la convertir ; il frappa à contre-cœur et, disons le mot vrai, par devoir. De tels criminels n'ont ni guides, ni confidents ; on ne les dirige pas par l'intérêt ; on ne les pousse qu'en exaltant leur aveugle fanatisme.

Il ne mentit, il ne se rétracta point ; il fut sincère envers ses juges, sincère envers son confesseur, sincère même envers la postérité, puisqu'il demanda qu'on publiât sa confession. Des assassins à gages n'ont pas de tels précautions. Si d'Épernon et la marquise de Verneuil l'eussent engagé au meurtre, nul doute qu'il l'eût dit de lui-même. Qu'avait-il à gagner à les ménager ? Mais au moment même où il exécutait à lui seul le sinistre dessein que seul il avait conçu, eux aussi avaient mis la dernière main au complot qu'ils tramaient depuis si longtemps. C'est cette concordance qui a trompé l'histoire, qui l'a portée à fondre en un seul deux projets distincts, l'un réalisé, l'autre sur le point de l'être. On n'a pas cru que le hasard pût fournir de telles rencontres.

Nous allons prouver pourtant, et ce sera notre conclusion, non-seulement que cette rencontre est historiquement certaine, mais qu'elle était fatale et inévitable.

 

XVIII

Le complot auquel Philippe III présidait de loin et qui avait à sa tête la vindicative maîtresse de Henri IV et l'homme qui tenait sous ses ordres la véritable force armée, l'infanterie, ce complot ne remontait point à 1606, comme l'a cru M. Michelet.

Une interprétation plus saine des dépositions de Jacqueline d'Escoman nous a fait voir que l'entrevue de d'Épernon et d'Henriette d'Entragues dans l'église Saint-Jean-en-Grève, et la conclusion définitive de ce pacte infernal se placent à Noël 1608, date infiniment plus vraisemblable. C'est l'époque où l'indépendance des Provinces-Unies vient d'être définitivement reconnue : il ne reste plus à traiter que la question de religion et celle du commerce des Indes. Don Philippe de Tolède, ambassadeur extraordinaire envoyé par Philippe III près de Henri IV pour négocier un projet de mariage entre les enfants de ces deux souverains, a vu ses ouvertures repoussées. Le roi d'Espagne, qui cherchait surtout dans cette alliance un moyen de détacher la France des Pays-Bas, ne garde plus d'illusions sur les intentions de son ennemi. Une lettre de Henri IV à M. de Brèves, son ambassadeur près du Saint-Père, lettre en date du 6 janvier 1609, qui fut communiquée à Paul V, et par lui sans doute au chargé d'affaires d'Espagne[54], a suffisamment laissé entrevoir les grands projets qu'on agite au Louvre et à l'Arsenal. Moins osé, plus positif que son ministre, Henri s'occupe dès lors d'opposer à la puissance déjà fort ébranlée de la Maison d'Autriche, une grande confédération des autres États qui répondra en partie seulement au plan un peu utopique d'une République chrétienne tracé par Sully.

Afin de désarmer les passions religieuses et d'ôter à l'Espagne son principal appui en France, il s'est appliqué non-seulement à gagner les Jésuites, mais à les faire entrer dans son jeu, à les intéresser à ses succès et à sa conservation ; il leur prodigue les témoignages d'affection ; il honore le père Cotton d'une faveur croissante. Qu'on étudie sa correspondance en 1608, on le verra multipliant les collèges des Jésuites, les recommandant aux villes, aux évêques, étendant leurs privilèges, encourageant les cessions qui leur sont faites, saisissant en un mot toutes les occasions de leur marquer sa bienveillance[55]. On sait qu'il alla jusqu'à léguer son cœur à leur collège de la Flèche.

Voilà ce qui rend si invraisemblable l'immixtion de cet ordre célèbre, soit dans l'attentat de Ravaillac, soit dans la conspiration espagnole de d'Épernon. Les Jésuites étaient trop bien renseignés pour ignorer les traités conclus par Henri IV avec les puissances entrées dans sa confédération. En mai 1610, il y avait longtemps déjà qu'ils connaissaient les noms des contractants et les avantages faits à chacun d'eux. Institués pour la défense de la papauté, en possession par leur général de ses secrets les plus intimes, comment auraient-ils pu ignorer que le Pape, non-seulement s'associait aux vues du roi de France, mais qu'il recevait, pour prix de sa coopération, le royaume de Naples, depuis si longtemps convoité par la Cour de Rome ? En aidant au meurtre du chef de la coalition, ils auraient donc agi contre les vœux les plus chers de la papauté. Loin d'avoir intérêt à la mort du roi de France, ils devaient au contraire désirer sa conservation. Ce sont les membres les plus obscurs du bas clergé et de quelques ordres religieux relâchés dont, justement en 1608, Henri IV favorisait la réforme, qui, par leurs prédications passionnées et, à cette date, tout à fait inintelligentes, intempestives et arriérées, purent enflammer l'esprit maladif de Ravaillac ; mais, quant aux chefs des Ordres et surtout quant aux Jésuites, leurs visées étaient toutes différentes.

Ainsi les faits aujourd'hui connus, autant que la juste interprétation du Manifeste de Jacqueline d'Escoman, ne permettent pas de douter que ce soit seulement en 1608 que fut définitivement conclu le pacte des grands conspirateurs vendus à l'Espagne. Nous l'avons remarqué déjà, les seules réfutations qu'on opposa aux dénonciations de cette malheureuse portèrent sur ses relations avec Ravaillac : pour tout le reste, c'est-à-dire pour la conspiration de d'Épernon et de la marquise de Verneuil, on ne voit pas qu'elle ait été démentie.

Tous les indices de ce complot, toutes les preuves qui le démontrent ont passé sous les yeux du lecteur. Les dangers de l'Espagne, son apathie en présence des vastes préparatifs de son adversaire, les rapports des deux complices avec cette puissance si menacée, leur irritation croissante, le sombre avenir qui les attendait après le succès certain de la guerre entreprise par Henri IV, toute cette situation si critique a été fidèlement peinte dans cette étude. Nous avons rappelé aussi le mot terrible sorti de la bouche du vieux de Harlay, les hésitations, les perplexités des juges qui condamnèrent la d'Escoman, l'espèce de compromis auquel ils s'arrêtèrent et qu'explique cette seule supposition que, tout en mentant sur ce qui concernait Ravaillac, elle disait vrai sur le reste.

Deux derniers faits vont montrer à quel point de maturité en était arrivé le complot, quand l'intervention inattendue d'un fanatique y coupa court.

 

XIX

Henri IV, nous l'avons dit déjà, avait réglé l'emploi de la dernière semaine qu'il devait passer à Paris. Le jeudi, 13 mai, était employé au couronnement de la reine ; le vendredi, il mettait ordre à ses affaires ; le samedi, il allait à la chasse ; il consacrait le dimanche à la cérémonie de l'entrée de Marie de Médicis à Paris, suite obligée du sacre. Selon Sully, il partait pour l'armée le lundi 17, au matin. Suivant Matthieu, il assistait ce jour-là au mariage de sa fille de Vendôme et le lendemain au repas de noces, en sorte que le départ n'avait lieu que le mercredi matin.

Dans les deux versions, pendant toute cette semaine, il ne se rencontrait qu'un seul jour où l'on eût chance de le voir sortir en petite compagnie ; c'était celui où il mettait ordre à ses affaires ; il y avait grande probabilité que pour y réussir, il irait s'entretenir avec Sully qu'on savait malade[56]. C'était donc ce jour-là qu'on devait choisir pour le frapper : le programme de l'emploi de cette fatale semaine, programme connu, et dont quelques parties étaient même publiées, ne permettait pas d'en adopter un autre. Aussi voyez ce qui se passe : Ravaillac, aux aguets d'abord entre les deux portes du Louvre, puis dans la rue étroite de la Ferronnerie, profite, pour faire son coup, d'un embarras de charrettes qui sembla préparé tout exprès pour arrêter la voiture royale et éloigner le faible cortège qui l'entourait : on sait que les valets de pied passèrent par le charnier des Innocents ; le seul qui fut resté derrière le carrosse, s'attarda à renouer sa jarretière.

Suivons maintenant les faits : au moment même où l'assassin était saisi, où le baron de Courtomer recevait du marquis de la Force l'ordre d'aller en hâte prévenir Sully, il aperçoit, dans la rue de la Ferronnerie, huit à dix hommes à pied et deux à cheval qui, jurant et se précipitant sur Ravaillac, criaient : Il faut qu'il meure ! Courtomer, pour leur arracher le meurtrier, dut s'élancer sur eux, l'épée nue, et ils se perdirent aussitôt dans la foule[57].

Ces hommes n'étaient-ils pas les véritables agents des conspirateurs ? Ce fut la pensée qui vint au premier président de Harlay. Il sut que, le dimanche précédent, un soldat, rencontrant une femme de la religion réformée, lui avait conseillé de quitter Paris, où il devait y avoir bientôt de grands troubles. Il interrogea donc le baron de Courtomer, lui demanda s'il avait quelque idée de ce qu'étaient ces gens si prompts à faire par eux-mêmes la besogne réservée à la justice. Personne ne les connaissait ; ils étaient subitement devenus introuvables. Ce savant embarras de la rue de la Ferronnerie, qui fut si propice au crime, n'était-il pas leur œuvre ? Le procédé est bon à ce qu'il paraît, et familier aux assassins des rois : on l'imitait hier encore à Madrid à l'encontre du roi d'Espagne ; on l'avait suivi un peu auparavant à l'égard du général Prim. L'encombrement, s'il n'était pas le résultat du hasard, ce dont on douta, ne pouvait être le fait de Ravaillac qui, lui, agissait seul. Ces hommes et ceux qui les guidaient, n'avaient-ils pas, eux aussi, compris que ce jour était le dernier où l'on put se défaire du roi ? Ils étaient en force, assez nombreux pour lutter avec succès contre sa faible suite. Sans doute, ils crurent que l'assassin était un des leurs et voulurent, en le tuant aussitôt, étouffer des révélations dont ils pensaient avoir tout à craindre.

Mieux instruit, d'Épernon, qui avait tout vu de près, puisqu'il était aux côtés de la victime, préserva, au contraire, le meurtrier. Ce précieux assassin, qui faisait si à propos les affaires de gens qu'il ne connaissait pas, allait devenir un excellent paratonnerre ; étranger aux trames du duc, il ne pourrait les dévoiler et détournerait ainsi les soupçons qui déjà planaient sur la tête de ce dernier. C'est pour cela aussi, qu'au mépris de tous les usages judiciaires, il le fit garder deux jours, d'abord à l'hôtel de Retz, voisin du théâtre du crime, puis dans sa propre demeure[58], afin que chacun pût le voir et s'assurer qu'il ne disait rien qui confirmât les accusations populaires.

Voilà, selon toute vraisemblance, l'explication, depuis si longtemps cherchée en vain, de la conduite du duc : il en résulte tout à la fois qu'il conspirait et que Ravaillac n'était pas son homme.

Un dernier événement jusqu'ici incompréhensible, mais reconnu comme authentique par les historiens les plus sérieux, jette un jour plus vif encore, tant sur cette conspiration qui côtoyait le projet de Ravaillac sans s'y confondre, que sur le moment où elle devait frapper le roi.

A l'heure même où Henri IV fut assassiné, le prévôt de Pithiviers, jouant à la courte-boule dans son jardin, dit à ses partenaires qu'à ce moment le roi devait être mort ou fort blessé. Cet homme était mal famé ; de graves soupçons de vol et de concussion pesaient sur lui ; on le savait lié avec la marquise de Verneuil et les Balzac d'Entragues qui habitaient leur château de Malesherbes, à quelques lieues seulement de Pithiviers.

Ce prévôt fut dénoncé ; il prit la fuite, mais on parvint à le saisir et à le conduire à la Conciergerie. L'affaire fit du bruit, et le Parlement s'en saisit aussitôt. On rapprocha son propos de beaucoup d'autres semblables tenus au même moment, en des lieux très-éloignés les uns des autres. Un prêtre de Douai avait dit, à l'heure où Henri fut frappé, qu'en cet instant on tuait le plus grand roi du monde. L'archevêque d'Embrun, discourant avec d'autres prélats des dangers de l'État, laissait, au même moment, échapper un mot analogue, quoique moins précis. Il expliquait qu'au point où en étaient les affaires, il était impossible qu'il n'en arrivât mal au roi : Même à l'heure que nous parlons, ajouta-t-il, il lui peut survenir quelque désastre. Cet archevêque, Honoré du Laurens, était le frère du premier médecin du roi. Tous ces propos furent naturellement rapprochés des bruits populaires qui depuis longtemps déjà annonçaient la mort violente et prochaine du monarque. A partir de 1608, en effet, il ne s'était guère passé de mois où l'on ne reçût à la Cour quelque sinistre avertissement. Par malheur, plusieurs de ceux qui donnaient ces avis, étaient ou des visionnaires ou des astrologues, en sorte que leurs rêveries frappaient de discrédit les dires de gens plus sensés.

L'histoire du prévôt de Pithiviers eut un dénouement où le public vit la preuve que de puissants coupables avaient intérêt à son silence. Huit jours après son emprisonnement à la Conciergerie, il fut trouvé étranglé dans son cachot[59] d'où son cadavre fut tiré pour être pendu et brûlé en place de Grève (17 juin 1640).

Tant d'avertissements avant le crime, tant de propos concordants tenus au moment même de son exécution, ne confirment-ils pas toutes les présomptions tirées des faits que nous avons relatés, ne démontrent-ils pas une vaste conspiration, contrainte, pour réussir, de livrer son secret à de nombreux affiliés, de s'assurer beaucoup d'agents secondaires sur la discrétion absolue desquels il était impossible de faire fond ? Le baron de Courtomer, comme on l'a vu, en compta une douzaine, tellement obscurs que personne ne les connaissait et que toutes les recherches faites pour les retrouver demeurèrent inutiles. Pour ceux qui se renferment dans ce système absolu que Ravaillac n'avait ni confidents ni instigateurs, sans rien voir au delà ou à côté de son action individuelle, ces faits, celui du prévôt de Pithiviers surtout, le plus certain de tous, sont restés absolument inexplicables. Ils se comprennent à merveille dès qu'on admet qu'à côté de la trame toute personnelle de ce monomane fanatique, il y en avait une autre plus vaste dont Philippe III, d'Épernon et la marquise de Verneuil tenaient les fils. C'est celle-là seulement dont tant de gens avaient pénétré le secret, et qui fut maintes fois dénoncée à Henri IV.

Cette explication, outre sa vraisemblance, a ce grand mérite qu'elle n'exclut aucun fait connu et qu'elle rend compte de tous ceux qui, jusqu'ici, étaient regardés comme incompatibles et contradictoires. Elle concilie les deux opinions qui ont cours encore aujourd'hui sur la question traitée dans cette étude, celle qui, conformément aux observations les plus pressantes, ne' donne aucun complice à Ravaillac, et celle qui soutient, en s'appuyant sur des données non moins certaines, que d'Épernon et Henriette d'Entragues conspirèrent la mort du roi. L'erreur a été de confondre et de réunir les deux complots : dès qu'on les sépare, la lumière se fait ; tous les événements, toutes les révélations s'expliquent et se coordonnent ; on voit aisément ce qui appartient à l'un et à l'autre : ils marchèrent parallèlement, sans se mêler, tendant au même but par des voies différentes.

Si le 14 mai, vers trois heures, Ravaillac n'eût pas fait le coup, d'autres allaient le faire. L'exécution de leur attentat était tellement imminente, toutes leurs mesures si bien prises, que déjà le portrait du nouveau roi était gravé en taille-douce, opération qui, comme on sait, demande beaucoup de temps. On le criait dans les rues dès le 17, trois jours après l'attentat, et l'Estoile en acheta un exemplaire[60].

C'est que ce jour, le 14, était le dernier qui fût propice. Son choix s'imposait fatalement aussi bien à Ravaillac qu'aux autres agents du crime : il fallait nécessairement que, dans ce choix, l'obscur meurtrier et les grands conspirateurs se rencontrassent. Mais l'idée fixe, concentrée dans une seule tête, courut plus vite au but que les combinaisons concertées. Ce que de puissants meneurs allaient oser pour le triomphe de leurs visées politiques, pour la satisfaction de leurs rancunes et de leurs intérêts, l'aveugle et féroce fanatisme des basses classes, personnifié dans Ravaillac, le réalisa avant eux. Voilà le dernier mot de cette étude.

Le 12 décembre 1622, le second fils du duc d'Épernon épousa la fille de la marquise de Verneuil, fille aussi du prince dont l'un et l'autre avaient comploté la mort. Les deux complices dont Ravaillac avait si à propos devancé l'attentat, crurent sans doute confondre ainsi pour toujours leurs intérêts, sceller le pacte de leur mutuelle discrétion. Ce mariage fut leur châtiment. Au cours des fiançailles, le futur époux avait souffleté sa femme en présence de toute la Cour ; quatre ans après il l'empoisonna[61].

 

 

 



[1] Sismondi, Hist. des Français, t. XXII, p. 206.

[2] L'abbé Lenglet-Dufresnoy, Avertissement en tête du tome VI des Mémoires de Condé, p. 15.

[3] La nuance est celle-ci et a été très-bien précisée par le P. Escobar de Mendoza : Il n'est pas permis de tuer le tyran d'administration, l'oppresseur investi des droits de la Souveraineté légitime ; mais il est permis, dans l'acte même de son usurpation, de tuer, comme ennemi de la patrie, celui qui veut usurper la Souveraineté légitime. En d'autres termes, tout est permis, au nom du salut public, contre le rebelle qui s'empare de l'autorité suprême, rien contre le monarque légitime, rien même contre l'usurpateur en possession avouée du pouvoir. Mariana soutint au contraire qu'il est permis, en certains cas, à un particulier de tuer un tyran d'administration. Cette proposition fut condamnée par le général des Jésuites, Claude Aquaviva. Voilà, en peu de mots, la velte mir cette question si controversée.

[4] Mémoires de Richelieu, t. Ier, p. 34 ; coll. Petitot, 2e série, t. XXI bis.

[5] Mémoires de Richelieu, t. Ier, p. 66 et 68 ; coll. Petitot, 2e série, t. XXI bis.

[6] Sur ces faits et l'attitude générale de Marie de Médicis à l'égard de son mari, V. Mémoires de Richelieu, t. Ier, pages, 5, 7, 40.

[7] Sully, Économies, coll. Petitot, t. VIII, p. 57.

[8] Tallemant, Hist., t. Ier, p. 100 ; Sismondi, Hist. des Français, t. XXII, p. 156.

[9] Sully, Économies, coll. Petitot, t. VIII, note de la p. 137.

[10] Richelieu, Mémoires, t. Ier, p. 7.

[11] Sully, Économie, t. VIII, p. 30.

[12] Tallemant, Hist., t. Ier, p. 111.

[13] Sully, Économies, t. VIII, p. 365.

[14] Mémoires de Richelieu, tome Ier, p. 53.

[15] M. Poirson, Histoire du règne de Henri IV, t. II, p. 941.

[16] Sully, Économies, t. V., p. 269.

[17] Discours d'une trahison attentée contre le roy Henry IV, descouverte en l'an 1604, ap. Archives curieuses, t. XIV, p. 169.

[18] Journal de l'Estoile, décembre 1604.

[19] M. Michelet, Henri IV et Richelieu, p. 469.

[20] Mémoires de la Force, t. II, p. 321.

[21] Henri IV et Richelieu, pages 132 et 469.

[22] Il existe bien, près de Paris, un gros village appelé Gentilly ; mais il ne contenait pas de résidence royale. On ne voit pas, d'ailleurs, par la correspondance de Henri IV, qu'il ait jamais résidé à Gentilly, tandis que ses lettres prouvent qu'il alla à Chantilly, chez le connétable, en 1607 et 1609.

[23] Recueil des lettres missives de Henri IV, publié par M. Berger de Xivrey, t. VII, p. 690, dans la Coll. de doc. inéd. sur l'Histoire de France. La lettre du 8 mars 1607, citée plus haut, a été publiée dans le même volume, p. 120.

[24] Henri IV et Richelieu, p. 187.

[25] Récit à la suite du Manifeste et du factum de La Garde, ap. Archives curieuses, t. XV, p. 145 et suivantes.

[26] Avertissement en tête du t. VI des Mémoires de Condé, note de la p. 30.        

[27] Année 1610, f° 14 et 15,

[28] Manifeste, ap. Archives curieuses, t. XV, p. 174.

[29] M. Michelet, Henri IV et Richelieu, p. 153, 183, 214.

[30] Henri IV et Richelieu, p. 470.

[31] Henri IV et Richelieu, p. 470.

[32] Sully, Économies, t. VIII, page 367.

[33] Mercure françois, année 1610, f° 16.

[34] Journal de l'Estoile, coll. Petitot, 1re série, t. XLIX, p. 171, 172.

[35] Journal de l'Estoile, p. 181.

[36] Journal de l'Estoile, p. 218.

[37] Mémoires du duc de Sully, mis en ordre par l'abbé de l'Escluse, t. III, note de la p. 179, édit. in-4°, de 1745.

[38] Journal, p. 218.

[39] Mercure françois, f° 17, v°.

[40] Voyez, à la suite de cette étude, le récit de cette périlleuse évasion.

[41] Lenglet-Dufresnoy, Avertissement en tête du t. VI des Mémoires de Condé, p. 29.

[42] L'arrêt du 27 mai constate cette première application à la question. V. aussi Bazin, Hist. de France sous Louis XIII, t. I, p. 35.

[43] Henri IV et Richelieu, page 207.

[44] Au tome VI des Mémoires de Condé, page 201 et suivantes.

[45] Histoire du règne de Henri IV, t, II, p. 941.

[46] M. Henri Martin, Histoire de France, t. XI, note de la p. 12.

[47] Avertissement, p. 30.

[48] Henri IV, p. 225.

[49] Ce fait, s'il est vrai, doit se placer en 1713, car Saint-Simon nous apprend (T. XIII, p. 286, édit. Sautelet) que ce fut dans cette année que Bachelier acheta la charge de premier valet de chambre de Louis XIV, lequel mourut peu après.

[50] Portefeuilles-Fontanieu, n° 456-457.

[51] Henri IV et Richelieu, p. 209 et 225.

[52] Journal de l'Estoile, coll. Petitot, le série, t. XLIX, p. 78.

[53] L'Estoile, coll. Michaud, page 570 ; Matthieu, ap. Archives curieuses, t. XV, p. 66.

[54] Recueil des lettres missives de Henri IV, publié par M. Berger de Xivrey, dans la Coll. de doc. inéd. sur l'Hist. de France, t. VII, p. 668 et suiv.

[55] Voyez le sommaire historique du t. VIII des Lettres missives, p. 13. Il est juste do dire ici que ce volume, publié en 1858, a paru un an après la publication de l'ouvrage de M. Michelet sur Henri IV. Le dernier volume des Lettres missives n'a été livré au public qu'en juillet 1872.

[56] Journal de l'Estoile, coll. Petitot, 1re série, t. XLVIII, p. 448.

[57] Matthieu, ap. Archives curieuses, t. XV, p. 69.

[58] L'Estoile, coll. Petitot, t. XLVIII, p. 427, et t. XLIX, p. 7.

[59] Journal de l'Estoile, coll. Petitot, t. XLIX, p. 52. Voyez aussi, tant sur l'Histoire du prévôt de Pithiviers que sur les autres faits cités plus haut, la première lettre de Nicolas Pasquier, à la suite des œuvres d'Étienne Pasquier, t. I, coll. 1053 et suiv.

[60] Journal, coll. Petitot, t. XLIX, p. 14.

[61] Mme de Motteville, coll. Petitot, 2e série, t. XXXIX, p. 71 et 72.