LES CRIMES ET LES PEINES

 

ÉPILOGUE.

 

 

§ 1. — RÉVOLUTION DANS LA PÉNALITÉ.

Le dix-huitième siècle. — Lutte des publicistes contre les institutions pénales. — L'ouvrage de Beccaria. — Causes du succès de ce livre. — Concours ouverts par les académies. — Résistance des jurisconsultes pratiques. — Les souverains entraînés par le courant de l'opinion. — Codes de Catherine de Russie, de Frédéric le Grand, de Léopold II. — Premières réformes pénales de l'Assemblée constituante. — La peine déclarée égale pour tous. — Guillotin propose un seul genre de supplice ; opposition de l'abbé Maury.— Code pénal de 1791. — Système complet de pénalité proposé par Lepelletier de Saint-Fargeau. — Avènement d'un nouveau principe. — Discussion dans l'Assemblée. — Maintien de la peine de mort et de celle des travaux forcés. — Le projet mutilé et dénaturé. — L'Assemblée législative reprend l'idée du docteur Guillotin. — Ancienneté de la guillotine ; preuve qu'elle était connue au quinzième siècle. — Rapport du docteur Louis. — Popularité de la guillotine. — Elle justifie les craintes de ses adversaires. — La Convention abolit la peine de mort.

 

Nous avons maintenant parcouru les phases diverses de l'histoire de la pénalité européenne depuis les temps les plus reculés jusqu'à l'aurore de la Révolution française. Nous avons fait ressortir le caractère de similitude que présentait, à l'époque où nous sommes arrivés, les institutions pénales des principales nations, l'Angleterre exceptée, et nous avons indiqué les causes de cette similitude. Nous avons montré le droit criminel reposant partout alors sur deux principes, la vengeance publique et la terreur, partout la tendance à établir une analogie matérielle entre le délit et la peine, à proportionner l'une à l'autre d'une manière rigoureuse et mathématique au moyen d'une échelle de tortures savamment graduée, partout les droits de l'humanité foulés aux pieds, des châtiments exagérés, irréparables, arbitrairement et inégalement appliqués, une procédure inique demandant ses lumières à la torture, refusant à l'accusé la publicité des débats, l'exercice du droit naturel de défense, l'appui d'un conseil et jusqu'à la consolation de connaître les motifs de l'arrêt qui le condamne. Nous avons couronné l'œuvre par le tableau du droit criminel de l'Angleterre, infiniment plus parfait que celui des autres peuples sous le rapport de la procédure, mais, au point de vue des pénalités, entaché de tous les vices que nous venons de rappeler.

Ici s'arrête notre tâche. Il ne saurait entrer dans notre plan de retracer dans ses détails multiples l'histoire de la lutte entreprise au dix-huitième siècle contre les institutions pénales par un grand nombre de publicistes distingués de divers pays. Cette lutte n'est au fond qu'un des épisodes de la guerre générale qu'ils livrèrent à l'ancien ordre social tout entier. Mais, dans le tableau de cette mêlée gigantesque, l'épisode dont il s'agit occupe le premier plan. De toutes les réformes que les grands agitateurs de ce siècle se proposèrent d'obtenir, celle de la pénalité était certes la plus avouable, la plus nécessaire, celle que réclamait le plus le progrès des esprits et des mœurs. Qu'il nous suffise de retracer ici les principaux traits de cet épisode : ce sera la conclusion de ce livre.

C'est de France que partit le signal de la lutte. Montesquieu, Rousseau, les encyclopédistes rengagèrent ; Voltaire s'y précipita avec son ardeur habituelle ; il émut le monde entier au récit de la mort de Calas. Mais c'est en Italie que parut le livre qui se chargea de résumer tous les griefs de la philosophie contre la législation pénale. Il eut un retentissement énorme. Annoté par Diderot, commenté par Voltaire, traduit par l'abbé Morellet, le Traité des délits et des peines fut accueilli partout avec enthousiasme. Pourtant l'œuvre de Beccaria brillait plus par la générosité de l'intention que par l'originalité de la pensée et la profondeur de la science. Mais, on l'a remarqué avant nous, les philosophes applaudirent en lui leurs propres idées. Le jeune Italien avait pris dans leurs ouvrages toute la substance du sien ; il était bien naturel qu'ils fissent fête à ce fils de leurs entrailles. La science du droit criminel, sans caractère scientifique, n'était alors qu'une opposition généreuse. C'était un de ces moments, a très-bien dit M. Lerminier, où, pour la poursuite d'une réforme, le talent ressemble à du génie et le courage à du talent. Qui prenait la parole était sûr de se concilier l'estime, voire même l'admiration de ses contemporains Beccaria fit, dans le Traité des délits et des peines, non un livre scientifique, mais un pamphlet chaleureux qui satisfit la juste effervescence de l'opinion. Ce fut comme une pétition dont se servit l'Europe pour la présenter aux souverains[1].

Sur tous les points de l'Europe en effet des voix éloquentes s'unirent à celle du jeune économiste milanais. Les académies proposèrent des prix pour les meilleurs mémoires sur la réforme des lois pénales. Celle de Berne mit au concours un plan complet et détaillé de législation criminelle. Voltaire doubla le prix et écrivit le programme du concours sous le titre : Prix de la justice et de l'humanité. Seuls, les hommes pratiques, les criminalistes asservis à la routine firent tête à l'orage qui menaçait la vieille pénalité et tentèrent de mettre une sourdine à la voix de l'opinion publique. En 1771, Jousse, parlant du livre de Beccaria dans la préface de son Traité de justice criminelle, l'accusait de contenir un système des plus dangereux et des idées nouvelles qui, si elles étaient adoptées, n'iraient à rien moins qu'à renverser les lois reçues par les nations les plus policées et donneraient atteinte à la religion, aux mœurs et aux maximes sacrées du gouvernement. C'est l'éternelle accusation dressée par la routine contre l'esprit d'initiative et de-progrès.

C'était en vain : les souverains eux-mêmes se sentaient entraînés par le courant. Quatre ans après l'apparition de l'œuvre de Beccaria, Catherine II instituait une commission pour travailler à l'exécution d'un nouveau Code, elle lui adressait les célèbres instructions en cinq cent six articles, dans lesquels elle avait fondu de nombreux passages de Montesquieu et de Beccaria et proposé presque toutes les réformes réclamées par les publicistes. En 1780 Frédéric le Grand, à l'imitation de Catherine II, faisait rédiger un projet de Code général conçu d'après les idées nouvelles. En même temps, le frère de Marie-Antoinette, Léopold II, alors grand-duc de Toscane et depuis empereur d'Autriche, chargeait Vernaccini et ensuite Michel Ciani de former un Code qu'on peut regarder comme l'œuvre législative la plus hardie du dix-huitième siècle, car l'Assemblée constituante elle-même n'alla pas aussi loin que Léopold dans la voie des réformes pénales.

Ce Code supprimait la peine de mort et y substituait les travaux forcés. Il proclamait l'égalité des citoyens devant la loi et devant la peine ; il abolissait la torture, la marque, la confiscation, les procès de haute trahison, le serment des prévenus, les dénonciations secrètes, la condamnation par contumace. Les malheureux injustement emprisonnés et reconnus innocents devaient être indemnisés au moyen d'un fonds formé par les amendes, mesure équitable et profondément humaine. Les pays comme la France, où la détention préventive constitue une aggravation exorbitante de la peine auraient beaucoup à gagner en mettant à l'étude le vieux Code de Léopold II.

Louis XVI, beaucoup moins novateur que son beau-frère, s'était borné en 1780 à abolir la question préparatoire ; il avait laissé subsister la question définitive[2].

La Révolution éclate, les cahiers des trois ordrés sont unanimes pour demander la réformation des institutions criminelles. Dès le 8 octobre 1789 l'Assemblée constituante, sans attendre l'achèvement du Code complet qu'elle veut donner à la France, arrête qu'il y a lieu d'édicter des mesures qui rassureront l'innocence et faciliteront la justification des accusés. En conséquence elle décrète la nomination par chaque municipalité d'un nombre suffisant de notables renouvelés tous les ans et parmi lesquels seront pris les adjoints qui assisteront à l'instruction des procès criminels. La question est abolie ; il en est de même de l'usage de la sellette. Le droit de l'accusé de se choisir des conseils et d'appeler des témoins, la publicité des actes de l'instruction, l'abolition du serment prêté par le prévenu, l'obligation pour le juge de motiver la condamnation, tous ces principes de droit naturel qui paraissent aujourd'hui si élémentaires et qu'il a fallu cependant tant de siècles et d'efforts pour faire triompher sont proclamés par la nouvelle loi.

Le 21 janvier 1790, nouveau décret qui égalise la peine pour tous, sans égard pour le rang ou l'état des coupables, qui déclare que l'honneur d'une famille n'est point entaché par la condamnation de l'un de ses membres, qui abolit la confiscation et prescrit de délivrer le corps du supplicié à ses parents s'ils le demandent et de l'admettre, dans tous les cas, à la sépulture ordinaire, sans mentionner le genre de mort sur le registre des décès.

Le rapporteur de ce second décret fut le docteur Joseph Guillotin. Il avait introduit dans le projet une disposition établissant un seul genre de supplice, quelle que Rit la nature du délit. Ce supplice devait être la décapitation : il était dit qu'elle aurait lieu par l'effet d'un simple mécanisme[3].

L'abbé Maury protesta contre cet article, disant que la décapitation accoutumerait le peuple à l'effusion du sang et qu'il y avait d'ailleurs avantage à graduer les supplices suivant la nature des crimes et à conserver l'usage du feu et de la corde. L'article fut ajourné jusqu'à la discussion du Code pénal.

Ces deux décrets n'étaient que les préliminaires des grands travaux par lesquels l'Assemblée constituante se proposait de réorganiser la procédure et la pénalité. Cette organisation fit l'objet des lois du 16 et du 26 septembre 1791. La première adopte le principe anglais en matière de procédure : elle établit un jury d'accusation et un jury de jugement. L'accusation part du peuple ; elle est soutenue par un accusateur public, nommé, comme le président du tribunal, par les électeurs ; mais un commissaire choisi par le roi assiste au jugement et assure l'observation de la loi.

La seconde fut précédée d'un rapport de Lepelletier de Saint-Fargeau au nom des comités de constitution et de législation criminelle, vaste et solide travail dans lequel les problèmes les plus difficiles de la science pénale, ceux même qui, à cette heure, préoccupent encore tant de cœurs généreux, étaient envisagés d'un œil sûr et tranchés d'une main ferme, mais tranchés plutôt que résolus.

On y proposait nettement l'abolition de la peine de mort, (sauf toutefois pour les crimes politiques), et cela dans le propre intérêt de la société. Mais on déclarait en même temps que cette question ne saurait être résolue isolément et qu'elle suppose le renouvellement du système pénal dans sa totalité. En conséquence, on supprimait les flétrissures indélébiles et les peines perpétuelles et l'on plaçait au frontispice de la pénalité un principe absolument neuf, celui de la régénération par le châtiment. A la peine capitale on substituait la détention dans un cachot obscur, précédée de l'exposition en public pendant trois jours. Le condamné devait être voué à une entière solitude, il devait porter des fers, n'être nourri que de pain et d'eau, coucher sur la paille. Une fois par mois le peuple serait admis dans les prisons ; il apercevrait les condamnés au fond de leur douloureux réduit ; il lirait leur nom et leur crime au-dessus de la porte de leur cachot. La peine de mort ne présente à la multitude que le spectacle d'un moment ; celle que nous vous proposons, disait le rapporteur, prolonge et perpétue une salutaire instruction. La durée de la peine ne devait ni être moindre de douze ans ni excéder vingt-quatre ; elle se partageait en deux époques. Dans la première période, deux jours de travail par semaine, trois jours dans la seconde, étaient accordés au condamné comme un stimulant et une consolation. Dans ces jours exceptionnels, ses fers tomberaient, il verrait la lumière du ciel, il respirerait l'air ; au pain et à l'eau, sa nourriture habituelle, il pourrait joindre quelques aliments plus substantiels payés sur le produit de son travail. Mais ce travail aurait lieu dans une solitude absolue.

Une révolution est là tout entière ; une idée nouvelle s'est fait jour qui doit tôt ou tard bouleverser la vieille pénalité. Le droit de la vengeance s'écroule. La peine ne se propose plus de venger la société, mais de la préserver en moralisant le coupable, de le punir pour l'amender, de le ramener au bien par l'expiation. Plus de peine irrévocable ; l'irrévocable n'appartient qu'à Dieu. Une porte reste toujours ouverte au repentir. Dans ces sombres ténèbres où la justice va l'enfouir, il y aura toujours pour le coupable un petit point lumineux qui attirera ses regards, une étoile dont il dépendra de lui de se rapprocher de plus en plus, l'espoir du crime effacé et de l'honneur rendu. Lepelletier appelle énergiquement la réhabilitation un second baptême civique.

Mais si de telles idées ont besoin du souffle d'une révolution pour éclore, il leur faut des temps calmes pour mûrir. La majorité de la Constituante était loin d'être, sur cette question de la réforme pénale, aussi radicale que ses comités de constitution et de législation. Deux députés, Mougins et le Mercier, se chargèrent de formuler les doutes et les objections (séances des 31 mai et 2 juin). Avec Montesquieu et Rousseau, ils soutinrent le droit absolu de la société à se défaire du meurtrier par la mort. Celui qui a eu la férocité de tremper les mains dans le sang de son semblable ne craint plus rien, si ce n'est la perte de la vie. Toutes les gradations de prison, de privation de lumière, ne produiront jamais l'effroi que cette peine est seule capable d'inspirer au scélérat qui s'est fait une habitude du crime. Tous les intermédiaires entre la peine appliquée au vol et celle de l'assassin étant franchis, il n'y aura plus de vol sans assassinat. Ils conclurent au maintien du supplice capital, mais seulement pour les cas d'assassinat, d'empoisonnement, d'incendie, de lèse-nation et de contrefaçon des assignats.

Robespierre, Duport et Pétion se prononcèrent pour l'abolition pure et simple. L'assemblée, dans la séance du 2 juin, adopta le principe de la peine, mais décréta en même temps qu'elle consisterait dans la simple privation de la vie sans torture. Chose curieuse à noter ! personne ne songea à l'abroger pour les crimes politiques. Tout le monde sembla d'accord au contraire pour la maintenir en pareille matière. C'est absolument l'inverse de l'esprit actuel[4].

Restait à déterminer le genre du supplice. Le comité de législation proposait la décapitation, comme procurant une mort prompte et présentant de plus l'avantage, eu égard à l'opinion jusque-là attachée à ce supplice, d'exempter la famille du condamné de toute espèce de tache. Ce triste débat fut empreint de passion politique ; la majorité de l'assemblée voulut démocratiser l'échafaud et que tout grand criminel, si vile que fût son extraction, eût droit à la hache patricienne.

Le maintien de la peine de mort portait une grave atteinte à l'esprit général du projet des comités, dont la pensée intime était l'amendement et non la suppression du coupable. Un autre vote contribua encore à déranger l'harmonie de ce projet. Les comités proposaient d'abolir la peine des galères perpétuelles et de ne point employer les condamnés aux travaux publics, ces travaux ne pouvant se faire dans la solitude indispensable pour l'amélioration morale du condamné. L'assemblée vota sans difficulté l'abolition de la perpétuité des fers, mais elle décida qu'on emploierait ceux qui y seraient condamnés à des travaux pénibles d'utilité publique.

Les châtiments destinés à compléter le système pénal furent la gêne, la dégradation civile et le carcan. La gène était plus douce que le cachot. La détention dans un lieu éclairé, sans fers aux pieds ni aux mains, sans autre entrave qu'une chaîne au milieu du corps, le travail solitaire pendant cinq jours de la semaine et en commun pendant deux autres jours, tels étaient ses caractères. Point de violence pour contraindre le condamné à travailler ; seulement ses aliments, bornés réglementairement au pain et à l'eau, ne pouvaient être améliorés que sur le produit de son travail.

La déportation fut réservée aux récidivistes. Malouet invoqua en vain contre cette mesure l'exemple des colonies anglaises qui déjà élevaient des plaintes contre l'horrible population qu'on leur imposait. Le rapporteur répondit qu'on chercherait sur la côte d'Afrique une terre déserte pour y déverser les récidivistes.

Tel est, envisagé seulement dans ses principales dispositions pénales, ce Code célèbre, celui de tous, parmi ceux que les divers gouvernements ont successivement élaborés, où les grands problèmes que soulèvent l'incrimination et la pénalité ont été abordés avec le plus de hardiesse et de netteté. L'Assemblée, pressée par le temps, s'était bornée à adopter la décapitation pour supplice unique, sans décider par quel mode elle aurait lieu. Ce fut l'Assemblée législative qui reprit et examina l'idée du docteur Guillotin de substituer à la main du bourreau l'action d'un mécanisme.

Guillotin était un philanthrope pratique. Il était membre du comité qui organisa les Écoles de médecine et de chirurgie, et on lui doit de sages réformes adoptées pour l'assainissement de Paris. Cœur généreux et profondément humain, il avait été un des premiers dans l'Assemblée constituante à demander l'abolition des supplices atroces dont le seul but était de faire longuement souffrir ; philanthrope, il trouvait odieux de faire verser le sang d'un homme par la main d'un autre homme et d'exposer la victime aux tristes résultats de l'inexpérience ou de la défaillance de ce dernier. Il imagina l'instrument qui devait, par la sûreté, la promptitude et l'infaillibilité de la mécanique, remplacer le bourreau et supprimer la douleur. Avec ma machine, avait-il dit à l'Assemblée, je vous fais sauter la tête d'un clin d'œil et vous ne souffrez point. Au dire du Moniteur, ces expressions démonstratives avaient un peu égayé l'assemblée[5] Il s'en faut de beaucoup, comme on sait, que l'on soit d'accord sur le problème que Guillotin tranchait avec tant d'assurance. Des médecins illustres ont soutenu que la douleur se prolonge après la décapitation. S'il est vrai (ce dont il est permis de douter) que la tête de Charlotte Corday, souffletée par le bourreau, ait rouvert les yeux pour lancer un éclair d'indignation, cet exemple prouverait que la vie, et par conséquent la faculté de souffrir, survivent à l'amputation.

Ce que le docteur Guillotin appelait ma machine était loin d'être une invention aussi neuve qu'il paraissait le croire. Un graveur allemand du seizième siècle, Henri Aldegraef, a laissé une série de gravures sur l'histoire romaine dont une représente Manlius Torquatus décapité à l'aide d'un couperet qui glisse entre deux coulisses. Une mécanique semblable, la Mannaia, fonctionnait en Italie dès le quinzième siècle. Jean d'Auton nous en a transmis la description : Démétri (c'était l'auteur d'un soulèvement, exécuté à Gènes en 1507), Démétri estendit le col sur le chappus. Le bourreau print une corde à laquelle tenait attaché un gros bloc, à tout une doullouère tranchante hantée dedans, venant d'amont entre deux poteaux, et tira ladite corde en manière que le bloc tranchant à celuy Genois tomba entre la teste et les épaules, si que la teste s'en alla d'un côté et le corps tomba de l'autre[6].

L'Assemblée législative consulta le docteur Louis, secrétaire perpétuel de l'Académie de chirurgie, sur l'efficacité de la machine indiquée par Guillotin. Le docteur, dans son avis motivé qui demeura annexé au décret du 20 mars 1792, fit ressortir les défauts de l'ancien mode de décapitation. Il rappela ce qui s'était passé lors du supplice de Lally ; il fit remarquer que les instruments tranchants n'ont que peu ou point d'effet lorsqu'ils frappent perpendiculairement, tandis qu'avec un tranchant convexe, l'instrument en pénétrant dans la continuité des parties qu'il divise, a sur les côtés une action oblique en glissant et atteint sûrement au but.

L'Assemblée, sur le rapport de Carlier, député de l'Oise, adopta les conclusions du docteur Louis et le chargea de surveiller la confection de la machine, qui fut construite par le charpentier du domaine et par un mécanicien allemand du nom de Schmitt. Le cynisme railleur du bas peuple baptisa de suite le nouvel instrument du nom de l'homme qui lui avait donné la sanction de la science, il l'appela la petite Louison. Ce furent les rédacteurs des Actes des Apôtres, journal royaliste alors fort en vogue, qui, les premiers, employèrent pour le désigner le nom qu'il porte encore et qu'ils empruntèrent à celui du savant qui en avait proposé l'usage. Ce dernier se fût bien passé de cette célébrité et ses enfants l'ont répudiée en changeant de nom.

Il eût reculé devant son invention s'il avait prévu l'usage que les partis devaient en faire et les flots de sang que ce mode expéditif d'exécution allait faire couler.

Le premier coupable dont la tête tomba sous le couperet de Guillotin fut un voleur de grands chemins, nommé Pelletier, exécuté le 25 avril 1792. Mais la terrible machine n'inaugura le rôle politique qu'elle allait jouer qu'après la journée du 10 août et la création d'un tribunal criminel extraordinaire. Collenon d'Anglemont fut sa première victime : accusé d'avoir embauché des soldats pour tirer sur le peuple dans cette fatale journée, il fut conduit au supplice le 21 août, à dix heures du soir.

Alors commença la popularité de la guillotine : elle fut à la mode. On en fit de petites copies en or qu'on portait en boucles d'oreilles et en breloques. Les gens riches qui voulaient se donner un vernis de patriotisme en avaient de plus grandes en acier. Cela se mettait sur la table à manger et servait à couper le cou des volailles. Mais le rôle de la guillotine grandit à mesure que les événements se précipitèrent. Elle devint une puissance, un fonctionnaire public ; une sorte de vie monstrueuse sembla ranimer. Elle eut ses admirateurs, ses familiers, et, comme un grand acteur, son peuple de fanatiques qui verraient applaudir à son jeu rapide et sûr. Pareille à ce roi de la fable, donné par Jupiter au peuple des grenouilles, elle dévorait ses courtisans ; ses pourvoyeurs devenaient vite ses victimes. Sans le 9 thermidor elle eût bu le sang de son créateur.

L'égalité de la peine, l'uniformité du supplice sans égard pour le rang du condamné, c'était là un vœu formulé dans tous les cahiers des États généraux. Jamais souhait ne fut mieux exaucé, jamais principe ne reçut une plus complète sanction. La guillotine fut le véritable niveau égalitaire, et cet inflexible niveau s'appesantit indifféremment sur les têtes les plus diverses, sur celle du mendiant comme sur celle du roi. Mais si l'instrument de Guillotin remplit largement sa mission, il se chargea en même temps de justifier les prédictions de ses adversaires. Il fit du peuple une bête féroce. Il lui donna le besoin du sang, il compromit la cause de la Révolution, il autorisa les ennemis de la République à lui donner pour emblème le triangle de fer de la guillotine.

Dans sa dernière séance, le 14 brumaire an la terrible Assemblée qui avait fait un si large usage de cet instrument de supplice, vota l'abolition de la peine de mort. A dater du jour de la publication de la paix générale, est-il dit dans son décret, la peine de mort sera abolie dans toute la République française. Il semble qu'arrivée à sa dernière heure, la Convention ait éprouvé le besoin de mettre son sinistre passé à couvert sous le vote d'un grand principe d'humanité, et de bien établir aux yeux de l'histoire qu'elle avait été guidée dans sa biche sanglante, non par la vengeance et la passion, mais par l'intérêt supérieur du salut public. On se demande dès lors pourquoi elle n'adopta point la proposition que Condorcet lui avait faite deux jours après l'exécution de Louis XVI et qui consistait à abroger la peine capitale au moins pour les délits privés[7], pourquoi elle préféra se décharger sur les gouvernements à venir du soin d'abolir cette peine pour les crimes ordinaires ou publics, le jour où ils n'auraient plus à craindre ni guerres ni perturbations politiques ; comme si un pareil jour devait jamais luire pour aucun pays !

 

§ 2. — RÉSUMÉ DU LIVRE.

But d'un bon système pénal. — Loi de la pénalité. — Résumé du livre. — Question de l'abolition de la peine de mort considérée comme une des faces d'un problème plus vaste. — Conclusion.

 

Aujourd'hui encore, les terribles problèmes qui se groupent autour de l'échafaud ne sont point résolus. La question de la peine de mort divise toujours les esprits et' trouble toujours les consciences. Mais cette question n'est au fond qu'un des côtés d'une autre plus vaste sur laquelle la lumière a commencé de se faire et qu'on peut formuler ainsi : Quel principe doit présider à la pénalité ; quel but doit se proposer un bon système pénal ?

C'est dans l'histoire même du droit criminel qu'il faut chercher la réponse à cette question. Peut-être le tableau que nous avons présenté de la pénalité européenne contribuera-t-il à l'éclaircir. Une loi se dégage des études contenues dans ce livre, celle de la marche et des progrès, toujours lents mais néanmoins invincibles, du droit pénal. Cette loi, des théoriciens plus habiles l'ont dégagée avant nous ; nous nous bornons à l'humble tâche de la vulgariser et de la mettre sous les yeux des lecteurs peu habitués aux études spéculatives. Qu'on nous permette de la formuler ici en quelques lignes ; elle sera le résumé de tout notre ouvrage.

A chaque révolution politique, à chaque rénovation de l'état social s'adapte une législation particulière en harmonie avec elle ; à la barbarie primitive correspond le droit de vengeance privée qui a pour corollaire le rachat à prix d'argent, la composition que l'accusé accepte ou refuse à son gré. Au second âge, quand des lois grossières commencent à fonder l'autorité publique, l'acceptation de la composition n'est plus facultative. On contraint l'offensé ! à accepter le rachat de la vengeance, et pour prix de la protection accordée au coupable, on exige de lui le Fredum. Les crimes contre la chose publique sont les seuls donc l'autorité générale se préoccupe, tous les autres sont affaires privées. C'est la seconde phase de la pénalité. Dans la troisième, le principe social est mieux compris. A côté de la poursuite individuelle qui subsistera bien des siècles encore, commence à paraître l'action publique, la poursuite du crime au nom de l'intérêt collectif. A la vengeance privée se substitue la vengeance publique, et celle-là ne peut plus se satisfaire avec de l'argent. La société est cruelle parce qu'elle est ignorante : elle voit dans le coupable un ennemi contre lequel il faut employer tous les moyens de destruction, tous les horribles raffinements de torture qu'autorisent les mœurs de l'époque.

Se venger du coupable, lui infliger un châtiment proportionné au mal qu'il a fait, effrayer par l'exemple de ses souffrances ceux qui seraient tentés de l'imiter : tel est, dans cette troisième phase, le principe du droit criminel, principe commun à tous les peuples de l'Europe du treizième au dix-huitième siècle. Le roi représente la société. C'est en son nom que se fait la poursuite, c'est lui qui se venge du criminel. En France et en Angleterre, quand les arrêts condamnent un criminel à être mis en morceaux, ils ne manquent pas d'ajouter ces mots horribles et sacramentels : Les quatre parts et la tête mis à la disposition du roi. La vengeance de sa nature est aveugle ; elle ne raisonne ni ne distingue ; aussi les peines sont-elles arbitraires, inégales, iniquement étendues aux parents du coupable, souvent immorales ou ridicules, toujours exagérées et cruelles.

Il faut que le vieux monde s'écroule, il faut que l'édifice social soit renversé, puis reconstruit sur de nouvelles bases, pour qu'un principe nouveau se fasse jour dans la pénalité et en marque la dernière étape. Ce principe, l'Assemblée constituante l'a admis, mais en le mutilant ; seuls ses comités l'ont nettement posé dans le rapport où ils tentaient d'établir un système pénal opérant le double effet de punir le coupable et de le rendre meilleur. Punir et corriger, combiner les peines de façon à ramener au. bien le coupable et, par là, garantir la société du fléau des récidives, tel est en effet le problème. Il n'en est point de plus difficile ni de plus digne d'occuper les méditations des jurisconsultes, des moralistes et des hommes d'État.

Depuis la fin du siècle dernier les peuples qui marchent à la tête de la civilisation ont commencé de faire entrer leur pénalité dans cette voie nouvelle. La plupart ont modifié le régime de leurs prisons, plusieurs ont recouru à la déportation pour les crimes graves et les récidives. Les difficultés d'application que rencontre encore la réforme des prisons, les graves objections que soulèvent les deux principaux systèmes pénitentiaires, l'échec que vient de subir cette grande épreuve de la déportation dont l'Angleterre avait pris l'initiative et à laquelle, après tant de sacrifices, elle se voit en ce moment sur le point de renoncer, l'impuissance des réformateurs à assurer les premiers pas du libéré dans le monde et à sauvegarder par là la sécurité sociale, ces difficultés, ces objections, cet échec, cette impuissance prouvent assez que nous sommes loin encore d'un régime pénal digne de ce nom et à la hauteur des idées qui régissent aujourd'hui les sociétés.

L'établissement d'un tel régime suppose, non des modifications de détail, mais, comme le voulaient les comités de l'Assemblée constituante, tout un Code criminel fondu d'un seul jet, et résolvant, dans un ensemble systématique et bien organisé, toutes les difficultés que soulèvent la punition et l'amendement progressif des condamnés. Sa première condition serait l'abandon complet des peines irréparables, et, par conséquent, l'abolition de la peine de mort. Question pleine de doutes, sur laquelle les meilleurs esprits sont divisés, mais qu'on a tort, selon nous, d'envisager isolément, en dehors de l'ensemble que nous indiquons et dont elle n'est qu'une dépendance ! Notre siècle n'aura peut-être pas l'honneur de la résoudre, mais on peut dès à présent prévoir dans quel sens l'avenir la tranchera. Cette marche constante de la pénalité que nous avons essayé de faire connaître offre sur ce point des révélations suffisantes. La peine de mort dis-parera dans un système criminel mieux ordonné. Les études contenues dans ce livre conduisent à cette conclusion avec l'autorité qui s'attache à une loi de l'histoire.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Introduction générale à l'histoire du droit.

[2] Il est juste de dire toutefois qu'il supprima aussi la question définitive par une déclaration en date du 1er mai 1788, mais en ayant soin de dire dans le préambule. Nous nous sommes décidé à essayer, du moins provisoirement, de ce moyen (un dernier interrogatoire au moment du supplice) ; nous réservant, quoique à regret, de rétablir la question préalable, si, d'après quelques années d'expérience, les rapports de nos juges nous apprenaient qu'elle fût d'une indispensable nécessité. Cette réserve accuse clairement les craintes que l'abolition de la torture inspirait encore à cette époque à la magistrature ; elle explique pourquoi l'Assemblée constituante tint pour non avenue la suppression faite par le roi et jugea utile de la prononcer de nouveau, mais cette fois d'une manière absolue et, sans réserves, par la loi du 8 octobre 1789.

[3] Moniteur du 3 décembre 1789.

[4] Nous empruntons cette remarque à M. Ortolan.

[5] Moniteur du 2 décembre 1789.

[6] Chroniques du roi Louis XII, par Jean d'Auton, p. 230.

[7] Un seul membre, Vardy, s'éleva contre l'abrogation de la peine de mort pour les crimes ordinaires. Il rappela ce qui s'était passé en Toscane où Joseph II avait, comme nous l'avons dit plus haut, supprimé cette peine et où les crimes se multiplièrent à tel point qu'il se vit obligé de la rétablir. Mais la majorité de l'assemblée fut guidée par des motifs exclusivement politiques, par le souvenir des dangers qu'elle avait courus vingt-trois jours auparavant, le 13 vendémiaire. par la crainte des conspirations qui menaceraient, à partir du moment où elle ne serait plus là pour veiller sur son œuvre, le fragile ordre de choses qu'elle avait fondé. Chénier toutefois demanda l'abrogation même en matière politique. Si l'on avait pris ce parti plus tôt, dit-il, nous aurions moins de talents à regretter, et l'on se serait épargné bien des crimes. (Moniteur du 14 brumaire an IV, p. 174.)