LES CRIMES ET LES PEINES

 

CHAPITRE XII. — LES COLONIES FRANÇAISES.

 

 

L'étude de la pénalité dans les colonies françaises n'est plus que de l'archéologie judiciaire. — Pourquoi les peuples libres traitent plus durement leurs esclaves que les peuples soumis au pouvoir absolu. — Nécessité de la traite. — Colonies espagnoles.— L'établissement des jésuites à la Martinique. — Le Code noir, préface de la révocation de l'édit de Nantes. — Sentiments opposés qui règnent dans ce code ; mesures protectrices des esclaves, mesures oppressives. —Peines principales appliquées aux esclaves. — Suppression de la torture arbitrairement infligée par les maîtres. — Indemnité aux maîtres des nègres suppliciés. — Règlement déterminant la forme du supplice. — Peines contre les maîtres cruels. — Barbare politique de Louis XV à l'égard des nègres. — Déclaration de 1743. — Premiers efforts pour l'émancipation. — L'Assemblée constituante. — Sort des nègres de Saint-Domingue au moment de la révolte. — Abolition et rétablissement de la traite et de l'esclavage. — Leur suppression définitive dans les colonies anglaises et françaises.

 

L'étude de la pénalité applicable aux esclaves, dans les colonies fondées par les divers peuples européens, serait un sujet trop vaste pour notre cadre ; elle serait d'ailleurs à peu près impossible faute de documents écrits suffisants. Nous nous bornerons aux colonies françaises. La révolution de 1848 a l'immortel honneur d'avoir effacé de nos lois cette plaie hideuse de l'esclavage, et, Dieu merci ! la courte esquisse qu'on va lire n'est plus aujourd'hui que de l'archéologie judiciaire. Mais, à ce titre encore, elle aura son intérêt et son utilité.

Un des signes qui dénotent le mieux la profonde iniquité de l'esclavage et combien il est inconciliable avec la saine justice et l'ordre naturel, c'est l'impossibilité d'adapter à ceux qu'il tient courbés sous son joug le même droit et la même pénalité qu'à l'homme libre. S'il est vrai, comme le pensait Montesquieu, que-les peines vont en s'adoucissant à mesure qu'augmente la somme de liberté dont jouit un peuple, il faut bien admettre, par opposition, qu'elles doivent s'aggraver quand elles se proposent de contenir des hommes pour qui la rébellion contre l'ordre établi est un droit imprescriptible et naturel. Plus le joug est inique, plus il faut qu'il soit dur.

Mais comment comprendre que la pénalité qui pèse sur les esclaves soit d'autant plus rude que le peuple qui l'impose est plus libre ? Les Américains, les Anglais, traitent ou traitaient généralement leurs esclaves beaucoup plus sévèrement que les peuples soumis au régime despotique, que les Espagnols, par exemple. L'espèce de fierté qu'engendre la liberté, la conscience de jouir à un degré plus élevé que les autres peuples de ce qui fait la dignité de l'homme ont-elles pour résultat de mettre entre le citoyen libre et l'esclave une plus grande distance[1] ? Au contraire l'homme habitué aux rigueurs de l'absolutisme a-t-il plus de condescendance pour une condition dont la sienne est au fond assez voisine ? Nous indiquons ici ces raisons sans prétendre y appuyer outre mesure. D'autres approfondiront la question : qu'il nous suffise de constater le fait. Les Espagnols voyaient dans leurs esclaves des compagnons de travail et non des bêtes de somme ; ils veillaient sur leurs besoins, ils leur assuraient un repos suffisant. On sait assez comment les Américains traitent les leurs. Aussi les colonies de l'Espagne étaient-elles de toutes celles où la mort faisait le moins de ravages.

Partout, du reste, on dut recourir à la traite, comme au seul moyen de combler les vides créés dans les rangs des esclaves par la mortalité, suite du travail excessif et des mauvais traitements. On ne cite qu'un seul établissement qui se soit suffi à lui-même, c'est-à-dire que la reproduction et la mortalité s'y balançaient. C'était celui que les jésuites avaient fondé à la Martinique. Ce n'étaient pas certes les institutions libérales qui produisaient cet heureux résultat ; mais les jésuites suivaient l'exemple des Espagnols ; ils traitaient paternellement leurs esclaves.

La France monarchique, où l'absolutisme était tempéré par les institutions et les mœurs, a imposé aux nègres de ses colonies un régime pénal qu'on peut appeler mixte, en ce sens qu'un certain souffle de charité y modère la sévérité des dispositions répressives et l'esprit même de l'institution. Le législateur, on le sent, a cherché l'impossible conciliation de l'humanité et de l'esclavage, et cette tentative a eu du moins pour résultat d'assurer à la race noire quelques-uns des droits naturels de l'homme.

Le Code noir est une œuvre de Colbert, bien qu'il n'ait été publié qu'en mars 1685, deux ans après la mort du grand ministre à qui est due la réforme des lois sous Louis XIV. Il avait demandé des mémoires aux gouverneurs des colonies, et c'est sur ces renseignements que fut rédigé l'édit destiné à la fois à garantir les droits des maîtres et à protéger les esclaves, tout en prévenant leurs révoltes[2].

Le Code concernant les noirs débute par des mesures contre les blancs : il est vrai que les blancs dont il s'agit sont juifs ou calvinistes.

Art. Ier. Enjoignons à tous nos officiers de chasser hors de nos îles tous les juifs qui y ont établi leur résidence, auxquels, comme ennemis du nom chrétien, nous enjoignons d'en sortir dans trois mois, sous peine de confiscation de corps (les galères) et de biens.

Art. 8. Déclarons nos sujets qui ne sont pas de la religion catholique, apostolique et romaine, incapables de contracter, à l'avenir, aucun mariage valable. Déclarons bâtards les enfants qui naîtront de telles conjonctions, que nous voulons être tenues et réputées, tenons et réputons pour vrais concubinages.

C'est la préface de la révocation de l'édit de Nantes, qui eut lieu six mois après la publication du Code noir. Passons aux mesures concernant les esclaves.

Ils sont déclarés meubles, et c'est comme tels qu'ils peuvent être saisis, vendus, mis en communauté (art. 44). Ils ne peuvent être pourvus d'aucun office, administrer aucun négoce ou affaire ; ils ne peuvent être ni parties ni témoins, soit au civil, soit au criminel ; il est seulement loisible aux juges de les entendre pour s'éclairer, mais sans que leur témoignage puisse produire aucune présomption, conjecture ni adminicule de preuve (art. 30). Ils ne peuvent rien avoir qui ne soit à leurs maîtres ; ni leurs enfants ni leurs père et mère n'ont droit d'hériter d'eux : la vieille et horrible législation romaine est en cela servilement reproduite, et non pas même celle que le christianisme avait modifiée et que les barbares observèrent, mais la primitive.

A côté de ces dispositions qui nient si outrageusement à l'esclave les droits de la personne humaine, en voici d'autres qui semblent la reconnaître, et qui sont dans une heureuse opposition avec l'esprit même de cette dure législation.

Les esclaves doivent être baptisés et instruits dans la religion ; ils sont inhumés au cimetière commun. La loi détermine la nourriture qui leur est due, leurs vêtements, les soins à leur donner en cas de maladie, précaution qui indique assez quel était antérieurement le sort de ces malheureux. Ceux que leurs maitres négligent de nourrir ou d'habiller peuvent porter plainte au procureur général. Les maitres doivent nourrir leurs nègres infirmes, sinon ?hôpital les recueillera et les nourrira aux dépens du maître. Celui qui tue son esclave est poursuivi criminellement. Les maîtres âgés de vingt ans peuvent, sans avis de parents, affranchir leurs esclaves, habile stimulant aux généreux mouvements de la jeunesse.

L'affranchi jouit de tous les droits de l'homme libre. La famille cesse d'être interdite aux noirs : ils peuvent se marier, même avec des personnes de race blanche. Les enfants d'un esclave et d'une femme libre sont libres comme leur mère. Le maitre qui a des enfants d'une esclave est privé de l'esclave et des enfants s'il n'épouse la mère, ce qui rendra les enfants libres et légitimes, disposition empreinte d'une sage et charitable politique.

Une disposition analogue et qui fait le plus grand hon-peur au Code noir est celle qui défend de vendre séparément le mari, la femme et leurs enfants impubères. Louis XIV, par cette mesure pleine d'humanité, devançait de beaucoup l'esprit de la société coloniale de son temps. Plusieurs États de l'Amérique attendent encore une si charitable innovation.

Mais voici le revers de la médaille.

Peine de mort contre l'esclave qui frappe son maitre au visage ou avec effusion de sang. Les voies de fait d'un esclave envers une personne libre sont punies arbitrairement de peines sévères et même de mort, si le cas y échet. Mêmes peines pour le vol qualifié : les verges et la marque de la fleur de lis à l'épaule pour les vols de bestiaux ou de légumes.

L'article 38 porte : L'esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son maître l'aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d'une fleur de lis sur une épaule, et, s'il récidive un autre mois à compter pareillement du jour de la dénonciation, aura le jarret coupé et sera marqué d'une fleur de lis sur l'autre épaule ; la troisième fois il sera puni de mort.

Un arrêt du conseil de la Martinique, en date du 10 décembre 1674, avait déterminé la forme de la question applicable aux noirs de cette île. C'était la même que pour les blancs. L'accusé était attaché sur un petit chariot. Ses pieds, préalablement frottés d'huile et de soufre fondu, étaient maintenus allongés au devant de ce chariot qu'on approchait graduellement du feu. La même torture, d'abord adoptée pour Saint-Domingue, fut ensuite remplacée par celle des coins[3]. Mais, en dehors de cette question légale, les maîtres étaient dans l'usage d'appliquer arbitrairement à leurs esclaves telle torture que bon leur semblait. Le Code noir prohibe cette coutume barbare. Il permet au maître de faire enchaîner et battre de verges les esclaves qui l'auront mérité ; mais il défend de leur donner la torture et de les mutiler, à peine de confiscation des esclaves et de poursuites extraordinaires (art. 42).

Du principe que l'esclave était un meuble appartenant à un maître dérivait cette conséquence que ce meuble ne pouvait être supprimé et anéanti au nom de l'intérêt collectif, sans que la société en remboursât le prix à son propriétaire. Aussi le Code noir prescrit-il d'indemniser le maître du nègre supplicié au moyen d'un impôt réparti par l'intendant sur chaque tête de nègre payant droit (art. 40). Mais cette indemnité était presque toujours inférieure à la valeur réelle du nègre. Il résultait de là que le maitre prenait souvent le parti de ne pas dénoncer l'esclave coupable et de laisser son crime impuni. Le prix d'un nègre supplicié, remboursable à son propriétaire, était en 1738 de 600 livres[4] ; il s'élevait à 1.500 vers la fin du règne de Louis XVI. Qu'on juge par là de la charge qui pesait sur une colonie lorsque, par suite de la révolte générale des nègres de plusieurs grandes habitations, il fallait procéder à une exécution en masse. C'est le juste châtiment attaché aux iniquités, qu'elles retombent toujours par quelque côté sur ceux qui les commettent.

Le Code noir ne détermine pas le genre de mort applicable aux esclaves ; il faut, sur ce point, se référer aux usages et aux règlements antérieurs. Le principal de ces règlements est contenu dans un arrêté du conseil de la Martinique du 4 octobre 1677. On y lit, art. 4 : Tous les nègres qui frapperont un blanc seront pendus et étranglés ; en cas de mort desdits blancs, seront lesdits nègres rompus tout vifs. Le même règlement ordonnait de couper les deux jambes au nègre marron en fuite pendant plus de six mois, mais le Code noir ne ratifia point cette barbarie.

Du reste les mœurs, plus fortes que les lois, firent que ce Code resta longtemps sans application. Vers la fin du règne de Louis XIV, des révoltes de noirs éclatèrent dans les colonies, motivées par la dureté des maîtres. Quelques-uns laissaient leurs esclaves mourir de faim, d'autres les mutilaient cruellement sous le plus futile prétexte. Le marronnage faisait d'immenses progrès. On mettait à un prix élevé la tête des fugitifs, et quand ils étaient repris, on leur infligeait de suite d'horribles tortures. La traite ne suffisait plus à combler les vides créés par ces barbaries.

Louis XIV, presque sur le bord de sa tombe, se réveilla pour défendre les esclaves et protéger les colons contre leurs propres excès. Sa Majesté est informée qu'au préjudice de ses ordonnances et règlements ses sujets des isles françoises de l'Amérique ne nourrissent point leurs nègres esclaves, et sous différents prétextes leur font souffrir, de leur autorité privée, la question avec une cruauté inconnue même parmi les nations les plus barbares. Suit un dispositif qui ordonne de nourrir les nègres conformément aux prescriptions du Code noir et défend de les appliquer arbitrairement à la question, à peine de 500 livres d'amende. Quand les esclaves auront commis des crimes ou délits, il sera procédé contre eux par les juges ordinaires. Le règne de Louis XV fut mauvais pour les esclaves. Loin de protéger cette race sur laquelle reposait l'avenir et la prospérité des colonies, il semble qu'on prit à tâche de la tarir par des cruautés inutiles. Un édit du 8 février 1726 condamne à rentrer en esclavage les affranchis qui recéleraient des esclaves fugitifs ; le 15 juin 1736, une déclaration royale défend d'affranchir les esclaves sans permission du gouverneur ou de l'intendant de la colonie. Au lieu de chercher, par de sages et charitables mesures, à arrêter la mortalité qui frappe la race maudite, on préfère entraver l'affranchissement. Absurde et barbare politique ! En 1743, les colons du Cap et de Léogane signalent des lacunes dans les rigueurs du Code noir. Bientôt parait une déclaration royale qui frappe de mort les esclaves surpris en marronnage avec des armes blanches ou à feu, ou même avec des couteaux autres que ceux appelés jambettes, qui n'ont ni ressort ni virole. Tout enlèvement de pirogues est puni du supplice capital ; même peine pour la simple tentative. L'esclave surpris dans un bateau, sur le point de s'évader de la colonie aura le jarret coupé, si d'autres circonstances ne déterminent à le condamner à mort[5].

La jurisprudence française conservait avec respect ce vieux principe, garantie de l'indépendance et de la dignité de la nation : Le sol de la France affranchit l'esclave qui le touche. Forts de ce principe, les noirs qui mettaient le pied sur le sol de la métropole, soit qu'ils y fussent amenés par leurs maîtres, soit que, de leur propre mouvement, ils arrivassent à s'y réfugier, avaient droit de se croire libres. Louis XV leur retire cette chance de salut.

Un édit du mois d'octobre 1716, confirmé par une déclaration royale du 15 septembre 1738, règle les formalités à remplir par le maitre qui désire amener ou envoyer des nègres en France, sans perdre sur eux son droit de propriété. Quand elles ont été accomplies, l'esclave reste en France ce qu'il était dans la colonie ; les fruits de l'industrie qu'il peut y exercer appartiennent à son maître ; s'il meurt, c'est le maitre seul qui héritera de lui ; il quittera la France au premier ordre de ce dernier ; il n'aura pas le droit de s'y marier sans son consentement. L'esclavage est ainsi introduit et comme naturalisé sur un sol qui le repousse, à la face de la liberté qui le rend plus pénible par son contact. Toutefois l'édit défend aux maîtres de vendre ou d'échanger leurs esclaves en France ; ils doivent les renvoyer aux colonies pour y être négociés et employés suivant les termes du Code noir.

Quant aux nègres qui s'évaderaient des colonies et parviendraient à se réfugier en France, l'article 14 déclare qu'ils ne pourront prétendre avoir, par ce fait, acquis la liberté et que les maîtres auront droit de les faire arrêter et reconduire au lieu d'où ils se seront échappés. On a vu plus haut quel terrible châtiment les y attendait[6].

C'est à l'Angleterre que revient l'honneur d'avoir la première ému le monde au récit des souffrances de la race noire et des indignités de la traite. Le nom de Wilberforce est honorablement lié à la naissance du grand mouvement qui, à la fin du siècle dernier, poussa beaucoup d'esprits généreux de tous les pays à réclamer l'abolition de l'esclavage. Ce fut sous son influence que se forma dans Paris une société d'amis des nègres dont faisaient partie Mirabeau, Condorcet et La Fayette. L'Angleterre toutefois avait plus à perdre qu'aucune autre nation à l'abolition de la traite. On a calculé que Liverpool, qui était le centre de ce commerce, avait expédié en quarante ans, de 1730 à 1770, deux mille bâtiments négriers, qui transportèrent des côtes d'Afrique aux Antilles trois cent quatre mille esclaves.

L'Assemblée constituante n'osa point abolir l'esclavage ; elle tenta seulement d'en corriger les abus et d'adoucir la dure pénalité qui pesait sur les noirs. Elle décréta en même temps que les mulâtres jouiraient des mêmes droits que les blancs (28 mars 1790). Ce décret, bientôt révoqué, eut pour conséquence la révolte des nègres de Saint-Domingue et de la Guadeloupe et les terribles massacres qui l'accompagnèrent. Jamais, il faut le dire, révolte ne fut plus légitime dans ses causes premières ni plus épouvantable dans ses résultats. Un témoin oculaire, le colonel Malenfant, a constaté à quelles privations, à quels iniques traitements les riches colons de Saint-Domingue soumettaient alors leurs esclaves. Les sages prescriptions du Code noir étaient depuis longtemps oubliées ; dans les années de disette les nègres mouraient de faim, mais, communément, sept à huit patates et un peu d'eau étaient la nourriture qu'ils recevaient de leurs maîtres. Ils se levaient la nuit pour aller marronner quelques vivres, et lorsqu'ils étaient découverts, ils étaient fouettés. Les châtiments étaient iniques et empreints d'un révoltant arbitraire. Sur l'habitation Vaudreuil et Duras, un certain procureur ne sortait jamais sans avoir dans sa poche des clous et un petit marteau, avec lesquels il clouait les noirs par l'oreille à un poteau placé dans la cour. S'il y avait eu des inspecteurs de culture, tous ces crimes ne seraient point arrivés, non plus que les châtiments de cinq cents coups de fouet et souvent renouvelés le lendemain, jusqu'à ce que le nègre en mourût dans son cachot[7].

Le 17 juillet 1793, la Convention supprima la prime accordée à ceux qui faisaient la traite, prime qui s'élevait annuellement à plus de deux millions de livres. Six mois après (5 février 1794), elle compléta son œuvre en proclamant l'affranchissement de tous les esclaves. Périssent les colonies plutôt qu'un principe ! s'était écrié l'un de ses plus fougueux orateurs.

Napoléon était loin de partager sur ce point les idées philanthropiques de la Convention. Bien qu'à Sainte-Hélène il se soit amèrement reproché sa malencontreuse expédition contre Toussaint-Louverture, il n'apercevait cependant pas d'autres moyens de prospérité pour les colonies que l'esclavage et la traite. Dès qu'il fut premier consul, il rétablit l'un et l'autre conformément aux lois et règlements antérieurs à 1789 (loi du 30 floréal an X). Le congrès de Vienne fut plus humain ; il prohiba la traite, que le Parlement anglais avait abolie dès 1807. Mais l'émancipation dans les colonies anglaises d'Amérique ne date que du 1er août 1837[8] et dans celles de la France du décret du 28 avril 1848, dont nous nous plaisons à rappeler ici les termes généreux : Le principe que le sol de la France affranchit l'esclave qui le touche est appliqué aux colonies et possessions de la république.

Nous n'avons pas à apprécier ici cette grande mesure. Elle a été diversement jugée ; lord Stanley devant le Parlement anglais a affirmé qu'elle avait eu pour résultat d'accroitre le bien-être matériel, de perfectionner le système social et religieux, de développer chez les individus les qualités du cœur et de l'esprit[9]. Il paraît démontré toutefois que l'accroissement du bien-être et de la moralité des nègres n'est pas aussi patent que l'orateur anglais l'a prétendu et que les crimes se sont accrus dans une proportion notable. C'est le résultat nécessaire d'un changement d'état trop brusque et dont l'initiation n'a pas été suffisamment ménagée. Mais on n'en saurait rien conclure contre la mesure en elle-même ni contre l'amélioration future d'une race abrutie par la dure pénalité qui a si longtemps pesé sur elle et à laquelle de longues années sont sans doute nécessaires pour s'initier aux bienfaits de la liberté ainsi qu'aux devoirs qu'elle impose.

 

 

 



[1] Rien ne met plus près de la condition des bêtes que voir des hommes libres et de ne l'être pas. De telles gens sont les ennemis naturels de la société. (Montesquieu, Esprit des lois, L. XV, ch. XIII.)

[2] En voici le titre exact : Code noir ou Édit servant de règlement pour le gouvernement et l'administration de la justice des îles françaises de l'Amérique, et pour la discipline et le commerce des nègres et esclaves dans ledit pays. L'esclavage dans les colonies françaises avait été autorisé par Louis XIII comme moyen d'arracher les nègres à l'idolâtrie.

[3] Lois et constitutions françaises de l'Amérique sous le Vent, recueillies par Moreau de Saint-Méry, t. I, p. 291.

[4] Lois et constitutions des colonies, t. III, p. 502.

[5] Lois et constitutions des colonies, t. III, p. 729.

[6] Quand l'Empire eut rétabli l'esclavage, l'édit de 1716 reprit force de loi. Ce fut la monarchie de juillet qui rappela la législation française à ses libérales traditions et rendit toute son énergie au principe de l'affranchissement par le contact du sol français. Une ordonnance du 29 avril 1836 déclara que tout esclave non affranchi par son maitre avant son départ des colonies, deviendrait libre de plein droit à compter du jour de son débarquement dans la métropole.

[7] Des colonies et particulièrement de celle de Saint-Domingue, Paris, 1814.

[8] L'Angleterre maintient encore l'esclavage et la traite dans ses colonies d'Orient.

[9] Séance du 22 mars 1842.