LES CRIMES ET LES PEINES

 

CHAPITRE VII. — LA FRANCE FÉODALE.

 

 

§ 1. — ORGANISATION JUDICIAIRE DE LA FÉODALITÉ.

Cour royale des pairs. — Cour féodale du roi. — Juridictions royales inférieures ; prévôtés ; cas royaux ; cas prévôtaux. — Prévôts des maréchaux ; prévôt de Paris, son lieutenant général criminel. — Justices seigneuriales ; haute, moyenne et basse justice. — Signes visibles de la possession des justices : gibet ou fourches patibulaires ; ses différences selon la qualité des seigneuries ; piloris, leurs différentes sortes. — Cour du baron haut justicier. — Baillis et prévôts des justices seigneuriales institués pour juger les roturiers. — Justices municipales.

 

La féodalité était organisée à l'image d'une armée. De la même façon que, dans une armée, le lieutenant obéit au capitaine et celui-ci à un chef qui reçoit lui-même l'impulsion d'un chef supérieur, de même, dans le système féodal, le seigneur, tout en commandant aux vassaux de son fief, était le vassal d'un seigneur placé plus haut dans l'échelle hiérarchique, lequel relevait lui-même d'un suzerain placé plus haut encore. La souveraineté, la seigneurie, était incorporée à la terre et l'ordre social n'était autre chose qu'une hiérarchie de terres possédées par des guerriers relevant les uns des autres à divers degrés ; chaque fief imposait l'obligation de rendre foi et hommage au seigneur seulement dans la dépendance immédiate duquel il était placé : le roi recevait l'hommage des grands vassaux qui le recevaient eux-mêmes de vassaux du second ordre. L'organisation judiciaire était l'image de cette organisation politique.

Au sommet de la pyramide était la cour royale des pairs, curia regis, qui jugeait les grands vassaux de la couronne. Son organisation régulière ne parait pas remonter au delà de Louis VII qui, en 1179, convoqua les pairs, au nombre de douze, six laïques et six ecclésiastiques, à assister au sacre de son fils, Philippe Auguste. Le premier acte de juridiction de cette cour fut exercé en 1202 à l'égard de Jean sans Terre, roi d'Angleterre, vassal de la couronne de France comme duc de Normandie. Jean était accusé du meurtre d'Arthur, comte de Bretagne. La chronique de Mathieu Pâris, historien contemporain, constate que le roi Jean fut condamné à mort dans la cour du roi des Français par le jugement de ses pairs. Cet arrêt ne fut point exécuté : aux sentences rendues contre des coupables si puissants, il n'y avait qu'une sanction possible : c'était la guerre et l'invasion de leurs domaines.

Outre cette cour des pairs, convoquée à de très-rares intervalles pour juger les grands vassaux, il existait près du roi une cour féodale, destinée à rendre la justice dans les domaines royaux, lesquels se réduisaient originairement au duché de France et au comté de Paris. C'était une véritable cour seigneuriale, composée, non des pairs du royaume, mais des pairs du fief du roi, des barons et des clercs de son duché : elle administrait la justice aux vassaux directs du roi, considéré non comme suzerain des grands vassaux et du pays entier, mais comme simple de ses domaines. Rien ne la différencia, dans le principe, à celle des hauts seigneurs qui, à partir du dixième siècle, exercèrent les droits régaliens, c'est-à-dire le pouvoir de faire la guerre, de battre monnaie, de rendre la justice souverainement, de faire grâce. Avec le temps, les deux cours des pairs, celle qui connaissait des crimes des grands vassaux et celle qui jugeait les vassaux du domaine royal, arrivèrent à se confondre et leur fusion était à peu près opérée sous saint Louis. Les rois firent de longs efforts pour arriver à établir la suprématie de leur cour féodale sur celle de leurs grands vassaux. La création des grands baillis, l'introduction des appels à la cour du roi, la revendication du jugement des crimes intéressant la dignité royale, la religion, la sûreté de l'État, et, en général, de tout ce qu'on appelait les cas royaux, tels furent les principaux moyens qu'ils mirent en œuvre pour atteindre ce but.

La cour du roi, en appelant ainsi progressivement à elle les attributions judiciaires des autres cours de justice, devint la cour de parlement, compagnie souveraine établie pour juger en dernier ressort les différends des particuliers et prononcer sur les appellations des sentences rendues par les juges inférieurs.

Indépendamment de leur cour féodale, les rois reconnurent le besoin d'instituer des tribunaux chargés de juger les affaires qui n'avaient pas de rapport avec la féodalité. Ces juridictions portèrent généralement le nom de prévôtés : les juges qui les présidaient étaient appelés, selon les lieux, prévôts, baillis, châtelains ou viguiers. La surveillance de ces justices royales inférieures, d'abord confiée aux sénéchaux, fut ensuite remise aux grands baillis dont l'institution remonte à Philippe Auguste.

Les prévôts connaissaient des crimes commis dans l'étendue de leurs prévôtés par tous autres que par des gentilshommes ou par des officiers de judicature. Les cas royaux ou prévôtaux étaient exclus de leur juridiction.

Nous avons dit plus haut un mot des cas royaux. Les cas prévôtaux étaient ceux dont connaissaient les prévôts des maréchaux, juges d'épée établis pour faire le procès aux vagabonds, pour juger les vols accompagnés d'effraction, les assassinats, séditions, excès et oppressions des gens de guerre ; la fabrication de la fausse monnaie, et, en général, tous les crimes commis hors de la ville de leur résidence. Leur principale mission étant de battre la campagne avec leurs archers pour réprimer les désordres, ils n'avaient pas compétence pour juger les coupables domiciliés dans la ville qu'ils habitaient. Leurs arrêts étaient en dernier ressort ; mais les ecclésiastiques et les nobles étaient hors de leur juridiction, à m'oins qu'ils n'eussent déjà été condamnés à une peine corporelle.

Paris avait un prévôt spécial dont les attributions étaient absolument différentes de celles des prévôts ordinaires. Ce magistrat avait la même juridiction que les sénéchaux et grands baillis ; il était même regardé comme le premier bailli de France, et, à ce titre, il précédait tous les autres. Le prévôt de Paris ne reconnaissait d'autres supérieurs que le roi et le parlement : il siégeait sous un dais, comme représentant la personne du roi : tous les jugements étaient intitulés en son nom : le tribunal du Châtelet, qu'il présidait, formait la justice ordinaire de la vicomté de Paris ; il y avait trois lieutenants généraux pour le civil, le criminel et la police.

Nous venons de passer en revue les principales juridictions royales qui, durant la longue période qu'embrasse la féodalité, jouirent, soit simultanément, soit successivement, d'attributions judiciaires et du droit de haute justice. Il nous reste à parler des justices seigneuriales, calque exact de celles dont nous venons d'ébaucher les principaux traits, et des justices municipales.

Les justices seigneuriales étaient aussi anciennes.et reconnaissaient la même origine que les fiefs. Elles se produisent, a dit M. Laferrière, à l'époque où les bénéfices passent de l'état viager à l'état héréditaire, où la pairie personnelle devient la pairie réelle. Alors les vassaux et les pairs prennent la place des hommes libres, des anciens rachimbourgs et des scabins, dans la cour des ducs et des comtes devenus seigneurs propriétaires des duchés et des comtés dont ils avaient eu d'abord le gouvernement à titre d'office et de dignité. Même révolution s'est accomplie dans les subdivisions territoriales, c'est-à-dire dans les vicairies ou les centaines, transformées en vicomtés et châtellenies. La cour du centenier fut remplacée par la cour du châtelain qui avait terre et justice[1].

Jusqu'au quatorzième siècle, il n'y eut que deux espèces de justice, la haute et la basse. Toute seigneurie à laquelle étaient attachés les droits régaliens, exerçait la haute justice qui consistait à juger à mort sans appel. Ce droit était quelquefois attaché à de très-petites seigneuries. Quiconque avait la haute justice en sa terre, même n'étant que médiocre seigneur[2], jouissait de ce qu'on appelait le plaid de la mort, ou encore le plaid de l'épée et de la mutilation des membres[3].

Avec le temps, les seigneurs déléguèrent à leurs châtelains et officiers inférieurs leur basse justice, et même une partie de la haute, laquelle partie s'appela moyenne justice.

L'importance de la moyenne justice variait selon les coutumes. Dans quelques-unes, le seigneur moyen justicier avait des fourches patibulaires à deux piliers et son juge connaissait du simple homicide sans guet-apens ; dans d'autres, ce juge connaissait du crime de larcin jusqu'à la peine de mort inclusivement[4].

La basse justice n'emportait que la connaissance des petits délits punis de l'emprisonnement et de l'exposition à l'échelle (au pilori). Mais le plus souvent, le bas justicier avait droit de faire pendre, de sa propre autorité, le larron pris en flagrant délit : le vol de grand chemin était regardé comme un de ces cas de violence privée contre lesquels chacun a droit de se prémunir et de se faire justice à soi-même.

Il y avait deux signes visibles de la possession des justices : le gibet qui ne servait que pour les supplices capitaux et qui, conformément à une tradition dont Juste-Lipse a signalé la haute antiquité[5], était toujours planté dans les champs, et le pilori, destiné aux punitions corporelles non capitales, lesquelles, de tout temps, ont pu être faites dans les villes[6].

Le gibet ou fourches patibulaires consistait en colonnes de pierre portant à leur sommet une traverse à laquelle les criminels condamnés à mort étaient attachés pour être étranglés et restaient ensuite exposés à la vue des passants. Il différait selon la qualité de chaque seigneurie. D'ordinaire, le gibet du simple seigneur haut justicier était à deus piliers, celui du châtelain à trois, du baron à quatre, du comte à six et du duc à huit. Les coutumes déterminaient, selon la diversité des seigneuries, si les gibets devaient être liés par devant ou par dehors, partés ou surfaîtés[7].

Le pilori était une marque de la seigneurie commune à tous les hauts justiciers et uniforme pour tous[8] ; sauf de rares exceptions, le moyen justicier n'avait pas le droit d'avoir un pilori, le bas justicier était partout privé de ce droit.

Il y avait différentes sortes de piloris. Les uns étaient de simples poteaux dressés dans un carrefour ou une place publique ; ils étaient tournants ou en simples piliers et portaient à leur sommet les armes du seigneur, et au-dessous un carcan ou collier de fer. D'autres avaient la forme d'une échelle ; à l'extrémité supérieure de ces derniers était une planche au milieu de laquelle on avait ménagé une ouverture propre à passer le col. On voyait encore, au milieu du siècle dernier, dans la rue du Temple, à Paris, les restes d'un pilori de cette sorte[9].

Au milieu des halles de la même ville était dressé un pilori construit de bois et à quatre faces. Il y avait à chacune de ces faces une planche percée de trois ouvertures, l'une pour la tête et l'autre pour passer les mains.

La cour du haut justicier ne connaissait que des affaires intéressant ses vassaux ou ses hommes liges[10].

Pour le jugement des affaires relatives aux vilains, ce seigneur se faisait représenter par un bailli ou par un prévôt, sous la présidence duquel des hommes notables, appelés prud'hommes, hommes de fief, ou côtiers, faisaient le jugement.

Les vilains ou roturiers devaient leur origine à ces affranchis, à ces lètes et à ces lides, à ces colons d'extraction romaine ou germanique[11], à tous ces individus, en un mot, dont nous avons déjà eu occasion de parler, et dont la condition mixte formait un état intermédiaire entre la liberté et l'esclavage.

Moins favorisés que les vilains les serfs ne jouirent d'abord d'aucun privilège semblable ; au commencement de l'époque féodale, la pénalité à leur égard fut tout arbitraire et leur condition infiniment pire que ne l'avait été celle des esclaves romains ou barbares. Le servage remonte au temps de la dissolution de l'empire carlovingien et tire son origine de l'appropriation du sol qui fut faite par toutes les personnes de condition servile au moment même où les seigneurs s'attribuaient la pleine propriété de leurs bénéfices. Dans cet état, les serfs étaient moins des fermiers que des sujets, et les droits acquittés par eux ressemblaient plutôt à des impôts qu'à des rentes. Bientôt les rois et les seigneurs affranchirent non-seulement des serfs isolés, mais encore des serfs en masse ; non-seulement des familles, mais encore des villages, des bourgs, des villes et des pays tout entiers. Ces affranchissements en masse qu'il ne faut pas confondre avec les chartes communales, remontent à Suger et à Louis VII. Les associations communales absorbèrent les serfs ainsi affranchis ; le servage, attaqué, sur tous les points de la France, par la commune, fut promptement transformé en roture[12]. Dès lors, il n'y eut plus, en France, au point de vue de la juridiction, que des nobles et des roturiers. Le principe, nul ne peut être jugé que par ses pairs, n'était pas applicable à ces derniers, surtout dans les grandes seigneuries où les coutumes féodales se maintinrent longtemps dans leur intégrité. Mais, dans ces seigneuries, pour juger les crimes graves et honteux, le comte ou duc souverain composait des cours spéciales, qu'il présidait lui-même ou qu'il faisait présider par son sénéchal. Ces assises étaient appelées assises des grands jours, ou assises extraordinaires, parce qu'elles n'avaient pas lieu à des époques fixes, comme les réunions des cours féodales[13]. Les rois de France tinrent souvent de ces sortes d'assises dans les grands fiefs qu'ils avaient rattachés au domaine royal.

Les roturiers, quelle que fût leur origine première, étaient protégés par les coutumes et par les chartes qui successivement les consacrèrent, et c'était un principe de droit féodal que le seigneur n'avait pas plein pouvoir surir ses vilains.

Les traditions celtiques, les lois romaines, les lois barbares, s'étaient, en effet, à la longue, fondues et amalgamées, mais dans des conditions et selon des proportions diverses, sauf toutefois dans les pays dits de droit écrit qui ne furent jamais modifiés que superficiellement par l'élément barbare[14]. De cette fusion était sortie une multitude de coutumes locales, offrant des divergences infinies. La plus ancienne est celle de Béarn, la plus célèbre celle que Beaumanoir, sous Philippe III, rédigea pour le Beauvoisis. Les Établissements de saint Louis ne sont autre chose que les usages des provinces du Centre recueillis et combinés. Charles VII prescrivit la formation d'un recueil général des coutumes, afin de fixer pour toujours celles de chaque pays, mais ce code ne fut achevé que sous Charles IX. C'était le droit commun des pays coutumiers ou des provinces septentrionales de la France, et la règle de tous les tribunaux, excepté dans les dispositions modifiées par des édits royaux. Ce droit et cette jurisprudence s'y conservèrent jusqu'à la Révolution.

Les coutumes furent la base et le point de départ des libertés communales, en même temps que la source d'une nouvelle espèce de juridiction, la justice.

L'origine des communes se confond presque avec celle de l'établissement des seigneuries. A peine ces dernières furent-elles constituées qu'on vit, dans les villes et dans les campagnes, les hommes livrés au commerce, à l'industrie, à l'agriculture, se réunir et se liguer, soit pour résister à l'oppression des seigneurs, soit pour se soustraire aux obligations trop onéreuses de leur propre condition[15]. Certaines villes payèrent leur affranchissement, d'autres le conquirent à main armée, quelques-unes même ne furent jamais inféodées et parvinrent à conserver une sorte d'indépendance au milieu du vaste asservissement que la féodalité faisait peser sur tout le pays.

Les villes qui achetèrent du roi ou d'un haut seigneur, au moyen d'une redevance annuelle, le droit de s'administrer elles-mêmes, portaient le titre de bonnes villes, villes libres ou privilégiées. Elles jouissaient généralement du droit de basse justice ; la haute restant réservée à leur seigneur primitif.

Mais ce ne sont pas là les véritables communes. Ce titre n'appartient en propre qu'aux associations communales, nées d'une ligue armée, à celles qui, soit de vive force, soit par suite de transaction, obtinrent la vente ou l'octroi d'une charte rappelant leurs anciennes coutumes et franchises, ou leur en concédant de nouvelles. La plupart des chartes qui furent ainsi obtenues constatent au profit des villes et communes qui les conquirent le droit de faire rendre la justice à leurs habitants par des magistrats de leur choix. Dans quelques-unes de ces villes et communes, la compétence et le territoire juridictionnel étaient partagés entre les officiers du seigneur et les magistrats municipaux ; dans d'autres le juge seigneurial ne rendait la justice qu'avec le concours d'assesseurs choisis par les habitants ; plusieurs, enfin, jouissaient du droit de haute justice[16].

Nous avons exposé aussi sommairement que peut le permettre une matière à ce point compliquée, les diverses espèces de juridictions criminelles propres à la France féodale. Ce que nous avons dit des justices françaises peut s'appliquer aux justices de presque tous les pays féodaux. Dans la plupart de ceux où la féodalité se consolida, son organisation judiciaire fut assise sur des bases identiques.

 

§ 2. — LES ÉTABLISSEMENTS DE SAINT LOUIS.

Les Établissements-envisagés comme type de la pénalité du moyen fige. — Leurs caractères principaux ; leur supériorité sur les lois criminelles postérieures. — Cas de haute justice ; leurs peines. — Vol domestique et brigandage ; vol du cheval du seigneur ; complicité des femmes ; peine du recel. — Femmes enterrées vives. — Histoire de Perrette Mauger. — Crimes religieux ; bougrerie, magie, sorcellerie ; leurs châtiments. — Procédure de l'Église. — Historique de la pénalité contre les blasphémateurs. — Crime de fausse monnaie ; supplice de l'huile bouillante.

 

Bien que spécialement destinés à régir les provinces du centre de la France, les Établissements de saint Louis ont un caractère de généralité qui en fait l'expression la plus haute du droit judiciaire et criminel au moyen âge. Ils furent rédigés pour le commun profit du royaume[17]. C'est à ce titre qu'on doit s'y attacher quand on étudie la pénalité française du moyen âge comme au type supérieur qui exprime le droit général de cette région centrale qui a donné à la France, à son droit public et privé, à ses institutions coutumières, un centre solide et un puissant foyer d'attraction[18]. Un exposé complet de la pénalité particulière à chaque région et à chaque coutume de la France féodale excéderait de beaucoup le cadre que nous nous sommes imposé. Notre but, d'ailleurs, est surtout de tracer un tableau d'ensemble où l'on puisse saisir l'esprit général 'qui a successivement présidé aux actes de la haute justice. Or, aucun monument législatif ne répond mieux à ce but, pour la France du moyen âge, que les célèbres Établissements sanctionnés par Louis IX en 1270, avant son départ pour la terre sainte[19].

Ce qui fait l'originalité de cette œuvre législative, véritable transaction entre la royauté et l'aristocratie féodale, c'est l'esprit d'humanité relative, de justice et de progrès qui y préside. La peine n'est point laissée à l'arbitraire du juge ; elle n'est point différente ni inégale selon la condition des coupables ; enfin la torture n'est nulle part mentionnée, omission volontaire sans doute et qui équivalait, sinon à l'abandon, au moins à la désapprobation de cette affreuse preuve judiciaire. Saint Louis :quatorze ans avant la publication des Établissements, avait déjà prescrit de ne jamais soumettre à la question un accusé jouissant d'une bonne réputation, bien que pauvre, sur la déposition d'un seul témoin[20].

Sous ces trois points de vue, la législation de Louis IX est infiniment plus avancée que celle des époques qui le suivirent. A partir du quatorzième siècle, l'autorité toujours croissante du droit romain fit renaître et généralisa, dans les habitudes parlementaires, l'usage de la question. Plus tard, et surtout à dater de François Ier la pénalité légale fit place à la pénalité arbitraire : le châtiment que saint Louis avait pris soin d'indiquer en regard de chaque crime fut, pour le plus grand nombre d'entre eux, remis à la discrétion des juges. Enfin, l'inégalité des peines selon la condition des coupables, cette inégalité inique que saint Louis avait effacée des lois criminelles, reparut dans la jurisprudence des parlements. Les Établissements n'admettent qu'un seul cas où le supplice diffère suivant l'état du coupable ; c'est celui où le vassal porte la main sur son seigneur : le noble perd son fief, le roturier a le poing. coupé. Ce cas excepté, la peine est égale, le supplice le même pour tous. La noblesse, si souvent contrainte de se défendre en appelant l'aide de ses hommes liges, presque tous recrutés parmi les vilains, la noblesse était alors moins dédaigneuse envers la roture qu'elle ne le fut plus tard. Elle s'indigna bientôt de cette égalité devant l'infamie que le saint roi lui avait implicitement imposée ; elle obtint ces étranges privilèges qui s'étendaient jusque sur l'échafaud et que la révolution française fut seule assez, puissante pour abolir.

Bien que juste et même, jusqu'à un certain point, humaine, la pénalité des Établissements n'en est pas moins sévère. Les supplices infligés aux grands criminels sont la potence, le bûcher, le traînage sur la claie et la mutilation des membres.

Les cas de haute justice, c'est-à-dire la trahison, le viol, le rapt, l'incendie, le meurtre par guet-apens, l'homicide en chaude mêlée, ou meurtre sans préméditation et par suite de rixe, l'encis d'une femme enceinte, ce qui signifie les mauvais traitements qui ont entraîné son avortement ou sa mort, tous ces crimes sont punis du gibet.

Le gentilhomme qui abuse de la jeune fille dont son suzerain lui a remis la garde perd son fief, si le fait a lieu du consentement de la jeune fille ; en cas de violence, il est condamné à la potence.

Le même supplice est infligé au vol domestique et au brigandage, bien que ces deux crimes ne soient pas cas de haute justice. Mais le vol domestique est considéré comme une trahison envers le seigneur. Hons quand il emble à son seigneur et qu'il est à son pain et à son vin, il est pendable, car c'est manière de trahison[21].

Quant au vol à main armée, sur les grands chemins, c'était une jurisprudence ancienne et qui remontait aux Mérovingiens que tous moyens étaient bons pour se garantir de ce fléau. Dans un temps où aucune route n'était sûre, il fallait qu'une justice expéditive et sommaire protégeât le voyageur. Aussi, tout gentilhomme ayant voirie, c'est-à-dire basse justice, avait-il droit d'arrêter et de juger sur-le-champ le larron pris sur ses terres, de le mutiler, pendre et traîner sur la claie[22].

Les femmes de brigands, complices de leurs crimes, devaient être brûlées vives[23]. Ainsi la complicité était punie plus durement que le crime même. Cette dure pénalité, en contradiction avec l'esprit général de la jurisprudence de saint Louis, était un emprunt fait aux coutumes d'Anjou, que les Établissements se bornent souvent à reproduire. L'article 26 de ces coutumes condamnait au bûcher les femmes complices des meurtriers ; celles qui aidaient à voler le cheval du seigneur étaient enterrées vives. A une époque où la guerre était l'état normal de la société et l'occupation exclusive de la noblesse, la monture du chevalier, cette monture à laquelle il devait si souvent son salut, était comme une partie de sa personne et participait à ses immunités. Aussi les Établissements punissent-ils de mort le vol du cheval ou de la jument du seigneur. Ainsi s'explique la sévérité déployée par certaines coutumes contre les femmes complices d'un pareil vol.

L'usage d'enterrer vives les recéleuses, quel que fût le larcin auquel elles avaient prêté les mains, parait avoir, au mépris du texte des Établissements, passé de l'Anjou dans la prévôté de Paris, où on le trouve en vigueur au quinzième siècle, comme le prouve l'histoire de Perrette Mauger qu'on lit dans la Chronique scandaleuse de Louis XI[24]. Perrette, convaincue d'avoir commis plusieurs larcins, favourisé et recellé plusieurs larrons, fut condamnée par le prévôt de Paris, messire Robert d'Estouteville, à être enfouie toute vive au pied du gibet. Elle en appela d'abord en la cour de parlement, qui confirma la sentence ; puis elle se déclara enceinte, et fut faict visiter par ventrières et matrosnes qui rapportèrent à justice qu'elle n'estoit point grosse. Et, incontinent ledit rapport faict, fut envoyée exécuter aux champs devant ledit gibet, par Henry Cousin, exécuteur de la haulte justice audit lieu de Paris.

Ce supplice parait un emprunt fait à la pénalité germanique ; l'ordonnance de Charles-Quint. du 4 octobre 1540, que nous citerons plus loin, l'appliqua aux femmes convaincues d'hérésie.

Revenons aux supplices prescrits par les Établissements Celui du feu est généralement réservé aux crimes dont la connaissance appartient à l'Église.

En tête de ces crimes, il faut placer ce que les Établissements appellent la bougrerie.

Ce mot avait alors deux sens : il signifiait l'hérésie et le crime contre nature. L'évêque, juge naturel en matière de foi, connaissait aussi du dernier de ces crimes. Pour s'expliquer cette assimilation, étrange au premier coup d'œil, il faut savoir que les tribunaux ecclésiastiques étaient généralement chargés de juger les infidèles et que l'accointance charnelle avec les femmes juives, turques, païennes et autres infidèles était assimilée au crime contre nature, ces femmes étant réputées comme bêtes, pour être hors de la voie du salut.

Ce n'est pas, comme on pourrait le penser, à un écrivain du temps de saint Louis que nous empruntons ces deux dernières lignes : c'est à un contemporain de Fénelon, de Racine et de Molière, le sieur Bouvet, prévôt général des armées de Louis XIV en Italie[25]. Tant les lois criminelles sont lentes à suivre l'impulsion des mœurs !

La magie et la sorcellerie étaient généralement considérées comme des attentats à la majesté divine, et c'est à ce titre qu'un grand nombre de coutumes les soumettaient à la juridiction ecclésiastique.

C'est ici le lieu de dire comment s'exerçait cette juridiction.

La puissance de l'Église était alors à son apogée ; la loi laïque disparaissait absorbée dans la loi ecclésiastique ; les faux capitulaires prêtaient, nous l'avons dit déjà, l'autorité de la sanction royale aux principes de domination absolue posés par les fausses décrétales. Ces capitulaires apocryphes prononçaient l'excommunication dans les mêmes cas que les fausses décrétales et y ajoutaient, comme moyen de coercition en cas de désobéissance, contre les laïques de condition élevée, la confiscation de la moitié de leurs biens ; et contre ceux de condition moindre, la confiscation totale et l'exil.

Moins accommodant à l'égard des empiétements de la justice ecclésiastique que ne l'avaient été ses prédécesseurs, saint Louis tenta de résister à cet envahissement de l'épiscopat dans le domaine de l'ordre temporel et de la justice laïque. Il statua que tout excommunié serait entendu en cour laie, soit en demandant, soit en défendant ; même en cour d'Église l'excommunié devait être entendu, mais seulement comme défendeur. Après an et jour, les coupables frappés de l'interdit religieux pouvaient être contraints par saisie de biens et même de corps à l'exécution des jugements de l'évêque et à se faire absoudre ; mais les baillis et prévôts devaient être informés de la cause de l'excommunication et s'abstenir de toute contrainte si l'excommunié s'était pourvu contre la sentence[26].

Pour tous les crimes que le pouvoir civil abandonnait à ses arrêts, la justice de l'Église avait un système uniforme et dont elle ne se départit jamais. Elle se bornait à l'instruction de l'affaire, à la constatation des faits, aux admonestations et à l'application des peines ecclésiastiques, lesquelles n'emportaient jamais l'effusion du sang. Ce sang, l'Église laissait à la justice laïque le soin de le verser. Ecclesia abhorret a sanguine. Le mécréant, le sorcier convaincu en cour de chrétienté était livré au bras séculier, qui le faisait brûler. La sentence ecclésiastique avait bien pour effet d'entrainer celle du juge laïque, mais cette dernière condamnation, l'Église ne la prononçait pas, encore moins se chargeait-elle de l'exécuter. : c'est d'après ces principes que fut instruit le procès de Jeanne d'Arc, sur lequel nous reviendrons en traitant de l'inquisition.

Quand sainte Église ne peut plus faire, disent les Établissements, elle doit appeler l'aide des chevaliers. Et ailleurs : Si aucun est soupeçonneux de bougrerie, la justice laie le doit prendre et envoyer à l'évêque, et si il en est prouvé (convaincu) l'en le doit ardoir et tuit li muebles sont au baron[27].

C'est un fait digne de remarque que le progrès des idées non-seulement a ravi à l'Église la connaissance des crimes dont elle avait autrefois l'appréciation, mais qu'il a même, à la longue, enlevé à presque tous ces crimes leur caractère de délit social et rayé de nos codes la pénalité qui les frappait.

Cette réflexion nous conduit à traiter ici du blasphème que tant de rois, depuis Philippe Auguste jusqu'à Louis XIV, ont poursuivi de leurs rigueurs, et qui, à cette heure, n'est plus même un délit.

Quoique le blasphème fût un crime essentiellement religieux, il n'était pas du ressort de la justice ecclésiastique. Non qu'on le considérât comme de minime importance, la sévérité déployée à son égard prouve le contraire ; mais simplement parce qu'il ne nécessitait pas, comme l'hérésie ou la magie, des juges initiés aux matières religieuses et aux subtilités théologiques.

Philippe Auguste faisait plonger les blasphémateurs dans l'eau, mais sans péril de mort. Plus sévère à leur égard, saint Louis ordonna qu'ils fussent marqués, au front, d'un fer rouge et qu'on leur perçât la langue, et, chose curieuse, ce fut un pape, Clément IV, qui entreprit de modérer ce zèle sauvage. Le roi, à sa prière, réduisit la peine à une amende pour les riches, et, pour les pauvres, à une heure d'exposition au pilori suivie de huit jours de prison et de jeûne au pain et à l'eau.

Une ordonnance de Philippe de Valois, en date du 22 février 1347, condamne celui qui jure le vilain serment à demeurer au pilori depuis l'heure de prime jusqu'à celle de nones.

Et lui pourra-t-on jeter aux yeux boue ou autres ordures, sans pierres ni autres choses qui le blessent, et, après ce, demeurera au pain et à l'eau, sans autre chose.

A la seconde fois, en cas de rechute, nous voulons qu'il soit mis au pilori un jour de marché solennel et qu'on lui fende la lèvre de dessus d'un fer chaud et que les dents lui apparaissent ; à la tierce fois, la lèvre de dessous, et, à la quarte, toute la bas-lèvre ; à la quinte, qu'on lui coupe la langue, tout outre, si que, dès lors en avant, il ne puisse dire mal de Dieu ni d'autres.

Cette ordonnance fit. longtemps loi en France. Elle était tombée en désuétude sous les derniers Valois et sous Henri IV ; mais le 30 juillet 1666, dans l'année même où le grand poète comique sollicitait la permission de jouer Tartuffe, Louis XIV publia un édit dans lequel il reproduisait, en les modifiant légèrement, toutes les sévérités de Philippe VI. Les blasphémateurs étaient, pour les quatre premières fois, frappés d'une amende applicable pour un tiers au dénonciateur et pour le surplus à l'hôpital ou à l'église du lieu ; pour la cinquième fois, ils devaient être mis au carcan, de huit heures du matin jusqu'à une heure après midi, sujets à toutes injures et opprobres et, en outre, condamnés à une grosse amende.

Et, pour la sixième fois, seront menés et conduits au pilori, et là auront la lèvre de dessus coupée d'un fer chaud.

Et si, par obstination et mauvaise coutume invétérée, ils continuent, voulons qu'ils aient la langue coupée tout juste.

On hésite, après de tels exemples, à croire encore à la marche incessante de l'esprit humain et à la rapidité du progrès. Cinq siècles ont à peine suffi pour tracer la ligne de démarcation qui sépare le crime du péché et pour faire comprendre que la punition de ce dernier n'appartient qu'à Dieu.

En résumé, le supplice légal des Établissements, celui qui s'applique à la grande majorité des crimes, aussi bien à ceux des nobles qu'à ceux des roturiers, ce supplice est la potence. Le bûcher est réservé à un petit nombre de crimes extraordinaires et, généralement, à ceux qui s'attaquent à la religion. L'unité tend donc à s'établir dans la pénalité comme dans toutes les autres parties de la jurisprudence, comme dans l'organisation même de la féodalité.

C'est là encore un des caractères distinctifs de cette pénalité. Ajoutons que les peines établies par saint Louis, toutes sévères qu'elles sont, contrastent pourtant par leur mansuétude avec celles que contiennent la plupart des coutumes alors en vigueur. Les faux-monnayeurs, par exemple, ne sont punis que de la perte des yeux. Les coutumes d'Anjou, au contraire, celles de Beauvoisis et plusieurs autres condamnent ces criminels à être bouillis dans l'huile. La coutume de Bretagne, réformée en 1580, porte : Les faux-monnayeurs seront bouillis, puis pendus (art. 634). Cet horrible supplice, emprunté, selon toute apparence, à la pénalité de l'Allemagne féodale, resta usité en France, dans nombre de provinces, presque jusqu'à Louis XIV[28].

Ce fut le destin des établissements, a dit Montesquieu, qu'ils naquirent, vieillirent et moururent en très-peu de temps.... On était parvenu, par la force des établissements, à avoir des décisions générales qui manquaient entièrement dans le royaume : quand le bâtiment fut construit, on laissa tomber l'édifice[29].

 

 

 



[1] Laferrière, Hist. du droit français, t. V, p. 93.

[2] Les seigneuries se distinguaient en grandes, médiocres et petites.

[3] Glossaire de du Cange, t. V, p. 525.

[4] Voy. Jacquet, Des justices des seigneurs, liv. II, ch. III, n° 21.

[5] De cruce.

[6] Loiseau, Des seigneuries, ch. IV, p. 24.

[7] Loiseau, loc. cit. ; Bacquet, Des droits de justice, ch. IX, nombre 10.

[8] En ce sens que les différences de formes qu'il pouvait présenter n'étaient pas, comme celles du gibet, des indices de la qualité des seigneuries. (Voy. Loiseau, Des seigneuries, loc. cit.)

[9] Ferrière, Dictionnaire de droit, au mot PILORI.

[10] Les hommes liges étaient ceux qui étaient obligés de résider sur la baronnie pour la garder, et auxquels les seigneurs avaient inféodé une partie de leurs terres à charge de demeurer près d'eux pour les défendre.

[11] Voyez, sur les colons, les lètes et les lides, la note 3 à la fin du volume.

[12] Le servage avait généralement cessé en France dès avant la fin du quinzième siècle. Toutefois il se maintint encore, après cette époque, en certains pays (le Bourbonnais, le Nivernais, la Bourgogne, la Marche, Sens, Troyes, etc.), et lie fut définitivement aboli que dans la fameuse nuit du 4 an 5 août 1789. (Voy. M. Guérard, Introd. au Polyptyque d'Irminon, § 198, d'où nous avons extrait le peu que nous venons de dire des serfs féodaux.)

[13] A. du Boys, Hist. du droit criminel, t. II, p. 148.

[14] Il y avait pourtant des coutumes dans les pays de droit écrit. Ce droit n'y faisait loi qu'en cas de silence des coutumes particulières.

[15] Introduction au Polyptyque d'Irminon, § 99.

[16] Voy. les Introductions aux t. XI et XXI de la Collection des ordonnances des rois de France de la 3e race.

[17] Pour qu'on en use ès cours laies par tout le réaume et la seigneurie de France, lit-on dans la promulgation des Établissements.

[18] Laferrière, Hist. du droit français, t. VI, p. 109.

[19] Voy. sur cette date, ainsi que sur le véritable caractère des Établissements, les observations de Montesquieu, Esprit des lois, liv. XXVIII, ch. XXXVII et XXXVIII.

[20] Art. 22 de l'ordonnance de 1254.

[21] Établissements, liv. I, ch. XXIX.

[22] Dans quelques châtellenies seulement, le bas justicier était obligé d'amener le larron pris sur ses terres à son seigneur qui le jugeait, après quoi le voyer l'exécutait et faisait son profit de la dépouille du condamné, c'est-à-dire du chaperon, du surcot et de tout ce qui se trouvait au-dessous de la ceinture : semblable bénéfice fut depuis accordé à tous les bourreaux de France.

[23] Établissements, ch. XXXII, et les observations de de Laurière, Ordonn., t. I, p. 132.

[24] Collection Petitot, t. XIII, p. 249.

[25] Les Manières admirables pour découvrir toutes sortes de crimes et sortilèges, Paris, 1672.

[26] Établissements, ch. CXXIII.

[27] Ch. LXXXV et CXXIII.

[28] Voy. Bouvet, p. 234.

[29] Esprit des lois, liv. XXVIII, ch. XXXVII et XXXIX.