LES CRIMES ET LES PEINES

 

CHAPITRE VI. — LES BARBARES.

 

 

§ 1. — LES INSTITUTIONS PÉNALES DES BARBARES.

Organisation judiciaire primitive des peuples germains. — Délits contre la société, seuls crimes punis de mort. — Droit de composition pour les crimes contre les particuliers. — Ordalies ; duels judiciaires. — Protection accordée aux femmes. — Peine de l'adultère. — Esprit général des codes barbares. — Codes exceptionnels des Bourguignons et des Visigoths. — Droit primitif de l'Espagne. — Peines contre les hérétiques. — Régime pénal des esclaves ; leurs supplices dans les diverses lois barbares ; mutilation ; castration. — Question ordinaire et extraordinaire. — Exemples tirés de Grégoire de Tours. — Les Francs avaient-ils des exécuteurs en titre préposés à la torture et aux supplices ? — Doutes sur cette question. — Différence dans la nature des supplices selon le rang des condamnés.

 

I

La vaste agglomération de peuples connus sous le nom de Germains ou de Teutons avait-elle, dès avant son établissement sur le sol romain, une constitution nationale, une organisation judiciaire, des lois ou, tout au moins, des coutumes pénales uniformes ? Ce sont là des questions à peu près hors de doute aujourd'hui. Outre l'autorité de Tacite, nous avons sur ces divers points une source abondante de renseignements dans les codes des principales tribus barbares écrits après la conquête. Certaines traces de leur organisation ancienne se reproduisent constamment les mêmes et avec une identité frappante au milieu de tant de rapports nouveaux créés par l'établissement sur un sol étranger. Ces dispositions organiques, reconnaissables à leur similitude, peuvent être considérées comme des fragments de la constitution originaire.

La nation se composait de l'universalité des hommes libres : en eux résidait la souveraineté. Les rois n'étaient que les premiers parmi leurs pairs ; ils n'administraient point la justice. Chaque canton était gouverné par un comte ou graphion, investi à la fois du commandement militaire et de la juridiction civile. Quant à l'administration de la justice, le comte ou son lieutenant présidait le tribunal, mais sans voix délibérative. La décision des procès appartenait à tous les hommes libres du canton, convoqués tantôt en masse, tantôt individuellement. Ils jugeaient le fait et appliquaient le droit. Cet état de choses dura jusqu'à Charlemagne. A cette époque, on désigna expressément pour juges un certain nombre d'hommes libres qui, dès lors, formèrent une classe distincte. Mais cette nouvelle institution ne porta aucune atteinte aux droits des hommes libres ; ils continuèrent à prendre part aux jugements comme dans les temps antérieurs[1]. Seuls ils pouvaient être juges ou témoins dans un procès, échevins ou plutôt scabins, nom sous lequel les juges en titre sont désignés dans les capitulaires[2].

Les nobles et les hommes libres ne devaient être jugés que par l'assemblée de leurs pairs. Les vassaux, les antrustions, hommes vivant à la table et sous le toit du chef, analogues aux dévoués Gaulois, les lides ou hommes de glèbe, condition intermédiaire entre la liberté et l'esclavage, les esclaves enfin, restaient soumis aux juridictions propres et territoriales du seigneur ou du maitre, juridictions qui firent partie du fief dominant quand la féodalité fut devenue générale et héréditaire.

Les juges ou scabins devaient être de la même nation que les parties. On observait, dans les affaires criminelles, le droit de l'offensé[3]. La loi suivait la personne sans distinction de lieux. Le Lombard, le Goth, le Franc Salien, en pays étranger, conservaient le privilège d'être jugés chacun selon la loi de sa patrie. Nul ne pouvait être condamné sans avoir été entendu et même convaincu : convicti mudelantur, dit Tacite[4].

Les délits contre la société étaient punis de châtiments corporels. Le grand prêtre seul portait la main sur le coupable, comme représentant le Dieu suprême, unique arbitre de la vie. Le supplice, chez les Germains comme chu les Gaulois, revêtait ainsi le caractère du sacrifice.

Les traîtres et les déserteurs étaient pendus à des arbres ; on plongeait les lâches dans la fange d'un bourbier ; une claie était ensuite jetée sur eux[5]. Le même châtiment s'appliquait aux hommes de mœurs infâmes, à ceux que Tacite appelle corpore infames. M. Henri Martin pense qu'il faut entendre par ce mot les hommes qui ont déshonoré leur virilité. Les Germains, dit-il, ont eu le mérite d'avoir les premiers, parmi les Occidentaux, frappé avec une sévérité implacable le vice contre nature si sévèrement châtié par Manou, Moïse et Zoroastre, mais plus ou moins toléré, en fait, à certaines époques, par les Grecs, les Latins et les Gaulois[6]. D'après l'Edda, il paraîtrait que le faux témoignage, en matière de crime capital, était puni de la même peine[7].

Les crimes que nous venons d'énumérer étaient les seuls qui fussent punis de mort, comme attentant à la nationalité et à la sûreté générale. Quant aux crimes ou délits contre les particuliers, la société germanique ne se croyait point intéressée à les poursuivre d'office ; elle laissait cette mission à la partie lésée ; elle ne prenait point souci des attentats commis d'individu à individu ; à chacun le soin de venger son offense. Cet oubli des droits collectifs de l'association est commun à presque toutes les nations barbares ; nous l'avons signalé déjà chez les peuples des temps héroïques de la Grèce. -

De là découlait naturellement le droit de transiger avec l'offenseur, sans que la société pût poursuivre le coupable une fois qu'il avait satisfait l'offensé. C'est sur ce principe que reposait la composition[8].

Tant que l'offensé n'avait pas obtenu la réparation ou la vengeance du tort qui lui avait été fait, c'était, pour tous ses proches, une obligation et un point d'honneur de l'aider ou même de le suppléer au besoin dans cette poursuite. Aussi toute querelle violente entre deux hommes libres entraînait-elle une guerre entre tous les adhérents de l'un et de l'autre. De là, dans l'ordre social, des désordres infinis qu'attestent de nombreux monuments. En France, sous la première race, on voit des exemples de vengeances suivies pendant plusieurs générations et qui faisaient partie de la succession léguée aux enfants par leurs auteurs, des séries de meurtres commis de sang-froid par des hommes qui ne songent point à les désavouer et qui viennent ensuite tranquillement en justice recevoir l'arrêt qui les condamne à payer la composition. Cette guerre durait en effet jusqu'au jour où les parties convenaient enfin de composer ; le tribunal n'intervenait que pour déterminer le chiffre de la réparation ; il n'avait aucune action préventive : c'était moins un juge qu'un arbitre. Dans le principe même, l'acceptation de la composition était purement facultative ; elle ne devint obligatoire qu'assez tard. Ce fut un premier pas de la législation criminelle hors du régime de la vengeance personnelle[9].

La taxe était déterminée tout à la fois selon la mesure du crime et le rang de l'offensé[10]. Les juges en retenaient une partie à titre d'amende ou plutôt d'indemnité destinée à couvrir les dépenses entraînées par leur réunion. C'est ce qu'on appelait le Fred (de Frieden, paix). La loi salique explique que le graphion prend la composition légale sur le bien du condamné, en donne deux parts à celui qui a gagné la cause et s'attribue la troisième.

Le condamné qui se refusait à payer la composition était mis au ban et chacun pouvait lui courir sus. S'il ne possédait rien et qu'il s'agit d'un meurtre, ses proches devaient payer pour lui ; en cas de refus ou d'impossibilité de leur part, le coupable était livré aux mains des parents de la victime qui le mettaient à mort selon leur bon plaisir[11]. C'est le seul cas où la loi germaine prononçât la peine de mort contre un citoyen libre, pour crime privé, et elle ne le faisait, comme on voit, que faute de pouvoir trouver une autre sanction de ses arrêts[12]. Pour les crimes et délits moindres que le meurtre, le coupable pauvre que ses parents ne pouvaient ou ne voulaient pas racheter, était réduit à l'esclavage.

Devant les tribunaux, la réalité des faits s'établissait de diverses manières :

Par les dépositions des témoins ;

Par le serment des cojurateurs affirmant que celui avec lequel ils juraient devait être cru dans son dire ;

Enfin par les ordalies ou jugements de Dieu. Ces épreuves qui occupent une si grande place dans l'histoire du moyen âge, étaient aussi, nous l'avons montré déjà, en usage chez les Grecs, venus de l'Asie comme les Germains. Aux yeux de ces peuples grossiers, le jugement de Dieu était manifesté par le succès ; la Divinité faisait chaque fois un miracle pour le triomphe de l'innocence.

Bien que les épreuves ne constituassent pas à proprement parler des peines, mais des moyens de conviction, nous ne croyons pas sortir de notre sujet en leur consacrant ici quelques lignes.,

Les épreuves les plus habituelles étaient celles de l'eau bouillante et du fer rouge. L'accusé devait, avec sa main nue, retirer un objet placé au fond d'une chaudière en ébullition (admallare ad æneum) ; ou bien il lui fallait tenir et manier un fer brûlant, marcher sur des barres rougies au feu : on enveloppait de bandes les plaies résultant de ces épreuves ; on appliquait un sceau sur ces bandes et si, au bout de trois jours, aucune trace de lésion ne subsistait, l'accusé était renvoyé absous. C'est ainsi que la femme de l'empereur Henri II, Cunégonde, pour démontrer sa chasteté, marcha, pieds nus, sur des barres de fer rouge. Quelquefois les deux adversaires consentaient à traverser des bûchers embrasés, convaincus que Dieu manifesterait le bon droit en sauvant l'innocent de toute atteinte des flammes. L'authenticité de la lance de Longin, découverte à Antioche lors de la première croisade, fut établie par une épreuve de ce genre.

Presque toutes les lois barbares, celles des Allemands et des Francs Ripuaires en particulier, autorisaient celui qui avait perdu sa cause, après les témoins produits, à renouveler l'affaire et à appeler son adversaire en combat singulier. Pour le crime de lèse-majesté, les Germains ne connaissaient pas d'autres preuves que le duel judiciaire : un écrit contemporain du règne de Louis le Pieux atteste que c'était et ce fut toujours la coutume des Francs que l'accusé et l'accusateur du crime de lèse-majesté allassent au combat devant le roi, les Francs et tout le sénat des Francs[13].

Les coutumes germaniques protégeaient les femmes et les plaçaient presque sur le pied de l'égalité avec les hommes. Le meurtre d'une femme était racheté du même prix que celui d'un homme, si elle n'avait pas encore eu d'enfants ou n'était plus en état d'en avoir, du triple si, ayant déjà engendré, elle pouvait engendrer encore. On devait racheter, avec le meurtre de sa personne, celui des enfants qu'elle dit pu avoir.

Tacite atteste que l'adultère était rare chez les Germains : la punition était immédiate et infligée par le mari lui-même. Les cheveux coupés, nue, en présence des parents, la coupable est chassée de la maison par son mari qui la t'aine à travers toute la bourgade, en l'accablant de coups. La femme dont la pudeur s'est prostituée n'obtient aucun pardon ; jeunesse, beauté, richesse, rien ne lui ferait trouver un autre époux[14]. La loi des Bourguignons, dont nous parlerons tout à l'heure, condamne la femme qui abandonne son mari à être étouffée dans un bourbier in luto, et c'est là certainement un emprunt fait par cette loi à la pénalité primitive des Germains.

II

Telles étaient, dans leurs lignes principales, les coutumes pénales primitives des peuples germaniques. Ces coutumes, plus ou moins modifiées selon le génie particulier de chaque nation, passèrent, traduites en lois ; dans les codes que les divers rois barbares rédigèrent pour leurs peuples. Mais ces modifications, ces divergences législatives, sont moins radicales qu'on ne serait tenté de le croire. Tous ces codes présentent des analogies qui trahissent une commune origine ; tous, un seul excepté, reposent sur l'antique principe de la vengeance privée et du rachat du sang, tous ne sont au fond que des tarifs de compositions. On y trouve, appréciés en argent et spécifiés individuellement, sans aucun esprit de système ni de généralisation, tous les attentats contre les personnes et contre les biens que les rédacteurs ont pu imaginer. Les châtiments sont doux ; la peine de mort n'était appliquée que dans des cas très-rares, presque tous intéressant la sûreté générale, phénomène étrange chez des peuples d'un naturel violent et si prompts à venger leurs offenses par l'épée. Aussi n'en doit-on pas chercher l'explication dans la douceur des mœurs barbares, mais, au contraire, dans le sentiment profond que ces peuples avaient de leur égalité et de leur indépendance, sentiment qui rendait à peu près impossible l'application de tout châtiaient corporel.

Les lois des Burgondes et des Visigoths font seules exception aux principes généraux que nous venons d'exposer et qui régissent tous les codes barbares. Mais la première de ces lois trahit une main gallo-romaine, la seconde est l'œuvre du clergé. L'une et l'autre dénotent, surtout, dans leur pénalité, une intention politique, un esprit de généralisation étranger à presque tous les autres recueils des lois barbares, un état social plus avancé, des relations plus régulières et plus compliquées.

La loi Gombette, en effet ; ne permet plus le rachat du meurtre à prix d'argent. Que celui qui tue une personne libre ou un esclave du roi, ne compose pas autrement qu'avec son sang (tit. Ier, art. 2) ; si, du consentement de son maître, un serf tue un ingénu, que le serf et le maître soient mis à mort (art. 4). Ainsi les peines corporelles apparaissent à côté des compositions ; on rencontre certaines peines morales ; le législateur a même essayé parfois de tirer parti du sentiment de la honte[15]. On voit aussi apparaître dans ce code ces châtiments bizarres dont abonda le moyen âge. Si, par exemple, un épervier de chasse a été volé, le voleur est condamné à se laisser manger sur le corps, par l'épervier, six onces de chair, ou à payer six sous. Ce n'est là qu'une bizarrerie sauvage, a dit M. Guizot ; mais elle indique des essais de pénalité très-différents des anciennes coutumes germaines[16].

La loi des Visigoths, le Fuero juzgo (forum judicum), est un code véritable, systématiquement rédigé et destiné à pourvoir à tous les besoins d'une société déjà régulière. Le législateur a cherché l'unité de la pénalité en fondant ensemble la vieille lei des Goths et la loi romaine d'Alaric. Goths et Romains n'ont plus qu'un même droit criminel. De légères traces de l'antique système des compensations subsistent encore çà et là ; mais le principe de l'expiation sociale, de la vengeance publique, prévaut sur celui de la vengeance privée. Pour les coups et blessures, la loi permet le talion, mais sous la surveillance du juge et en s'efforçant d'y substituer l'amende. Le meurtre est puni par la mort au moyen du glaive ou de la potence ; les crimes moins graves par des peines afflictives graduées, telles que la perte de la main, du nez, des yeux. Les rois avaient coutume de faire crever les yeux aux coupables du crime ide lèse-majesté auxquels ils faisaient grâce de la vie[17]. La flagellation est appliquée même aux hommes libres ; elle est souvent accompagnée de la décalvation, signe d'infamie chez un peuple où la longue chevelure était une marque d'honneur et de liberté. Ce supplice consistait à enlever non-seulement la chevelure, qui eût bien vite repoussé, mais la peau de la tête,

Comme le Code de Théodose dont il est une imitation, le Fuero juzgo protège les mœurs au moyen de peines excessives infligées à ceux qui y portent atteinte. C'est ainsi que la castration est appliquée au vice contre nature[18] ; c'est ainsi encore que la femme libre qui s'abandonne à son esclave est livrée aux flammes avec lui[19] ; c'est ainsi enfin que l'ingénu coupable de viol est condamné à cent coups de fouet, l'esclave convaincu du même crime, au supplice du feu.

Un livre tout entier, le douzième, est consacré aux poursuites mute les hérétiques et les juifs. C'est là le caractère distinctif de ce code où la main du clergé se trahit en tant d'endroits. Les pratiques superstitieuses des juifs, leurs insultes à la religion chrétienne, leurs menées subversives de la foi, sont frappées de peines très-sévères, du fouet, de la décalvation, d'une mutilation d'un genre particulier[20], de la mort. Le Fuero juzgo est le principe et le fond même du droit national de l'Espagne. Les persécutions religieuses, qui firent couler tant de sang dans ce pays, puisèrent dans ce vieil arsenal les armes dont elles frappèrent les hérétiques. Nous devons au code des Visigoths, disait Montesquieu, toutes les maximes, tous les principes et toutes les vues de l'inquisition d'aujourd'hui[21].

Ce qui, dans ce code primitif de l'Espagne, mérite des éloges sans restrictions, ce sont les sages mesures au moyen desquelles les esclaves sont admis au droit de propriété et à la vie civile. Ceci nous conduit à jeter un regard sur la pénalité germanique relative aux esclaves.

Tout ce que nous avons dit jusqu'ici de la douceur des lois germaines ne s'applique qu'aux hommes libres. Les esclaves étaient soumis à un régime pénal bien différent. Leur sort toutefois était meilleur que chez les Romains. Bien que leurs délits fussent en -général punis du bâton ou de la mort, du moins le barbare ne les soumettait point à ces châtiments capricieux, à ces supplices étudiés qu'on leur prodiguait à Rome. Ils recevaient une protection publique de la loi civile et de la loi de l'Église ; avec cette différence que celle-ci protégeait l'homme dans le serf, de celle-là ne protégeait guère en lui que la chose du maître. L'une avait principalement en vue l'humanité, et l'autre, la propriété[22]. La loi civile défendait d'opprimer les serfs, de les mutiler, de les mettre à mort sans l'ordre des magistrats ; elle fixait une réparation pour le mal fait à l'esclave, depuis le cas de blessure légère jusqu'à celui de mort : cette composition, il est vrai, n'était payée qu'à son maître, mais elle constituait pourtant une véritable protection légale.

Le serf était puni de mort, chez les Bourguignons, lorsqu'il volait un cheval, une jument, un bœuf ou une vache[23], lorsqu'il coupait les cheveux d'une femme libre chez elle, lorsqu'il tuait un homme libre. Les violences contre les personnes libres ou leurs biens, le rapt d'une serve avec attroupement, le viol d'une fille ou d'une veuve étaient frappés de la même peine aux termes de l'édit de Théodoric. On a vu que chez les Visigoths, le serf coupable de viol sur la personne d'une femme libre était brûlé vif[24] ; le supplice de la roue était infligé, chez les Francs Saliens, au serf qui devenait l'amant de la femme libre à laquelle il appartenait[25].

Les principales mutilations infligées aux serfs étaient la marque, supplice emprunté des Romains ; l'incision de l'oreille : le serf Leudaste qui devint dans la suite comte de Tours, ayant pris la fuite plusieurs fois, subit l'incision d'une oreille[26] ; l'amputation de la main droite qu'on infligeait chez les Visigoths au serf qui altérait les monnaies, chez les Bavarois à celui qui excitait du tumulte dans la cour du duc, chez les Bourguignons à celui qui cassait une dent à une personne libre ; l'amputation des deux mains dont la loi des Bavarois punissait les serfs coupables de vol commis à l'armée ; la perte des yeux que la même loi infligeait au serf qui enlevait et vendait un homme libre ; enfin la castration que nous verrons tout à l'heure ordonnée par la loi salique.

Les jugements de Dieu étaient usités pour les serfs. comme pour les hommes libres. De même que ceux-ci, les serfs devaient, pour se justifier, subir l'épreuve de l'eau bouillante, du fer rouge, des charbons brûlants, de la croix, etc. Il paraît même qu'ils se louaient pour subir ces épreuves à la place d'autrui dans des causes étrangères à eux et à leurs maîtres[27]. Enfin, certaines lois barbares permettaient aux serfs de recourir au combat judiciaire.

Mais, si le serf était accusé d'un crime, ces épreuves ne le dispensaient pas de la question. On lit dans la loi salique :

Celui qui accuse un esclave d'un crime, doit sommer son maître de le soumettre sans retard à la juste rigueur de la question. Il doit en même temps être muni d'un faisceau de verges de la grosseur du petit doigt et d'un banc où il puisse coucher l'esclave.

Si, pendant la durée du supplice, l'esclave fait l'aveu de son crime, il subira la peine de la castration ou bien il payera 240 deniers ; s'il s'agit d'un crime grave à raison duquel un ingénu doit être condamné à payer 1.800 deniers, il sera condamné au dernier supplice.

Si l'esclave n'avoue pas, celui qui l'a fait mettre à la question peut, même contre la volonté du maître, le soumettre aux dernières rigueurs de la torture, ad majora supplicia (tit. XLII).

Quels étaient ces supplices majeurs dont parle la loi salique ? Grégoire de Tours va nous l'apprendre.

Le clerc Riculphe fut condamné à mort ; j'eus grand'peine à obtenir sa vie et ne pus l'exempter des tortures. Je ne crois pas qu'aucune chose inanimée, aucun métal eût pu résister à tous les coups que supporta ce pauvre misérable. A la troisième heure on le suspendit à un arbre, les mains liées derrière le dos ; on le détacha à la neuvième, et on l'étendit sur des roues, où il fut frappé à coups de bâton, de verges, de courroies mises en double ; et cela non pas seulement par un ou deux hommes, mais tant qu'il en pouvait approcher de ses misérables membres, tous le frappèrent[28].

Riculphe n'était pas esclave, mais il était coupable d'avoir porté une accusation calomnieuse contre la reine Frédégonde, épouse de Chilpéric, et c'est comme criminel de lèse-majesté qu'il subissait ce supplice dont les hommes libres étaient ordinairement exempts. Du reste, la violence des premiers rois francs, l'impunité assurée à leurs personnes, les porta souvent à fouler aux pieds les principes fondamentaux de la constitution. Ainsi s'expliquent ces crimes odieux, ces massacres, ces exécutions arbitraires et sans forme de procès, dont fourmille l'histoire des fils de Clovis et de Clotaire Ier. Ces crimes des premiers rois furent des attentats au pacte social qui leur interdisait formellement la faculté de punir sans jugement ; ils le violèrent sans le détruire.

Nous emprunterons encore à Grégoire de Tours un autre exemple de torture appliquée pour crime de lèse-majesté et d'attentat à la vie d'un des membres de la famille royale.

Un enfant de Chilpéric et de Frédégonde étant mort de la dysenterie, on vint dire à la reine qu'il avait succombé à des maléfices et à des enchantements, et que le préfet Mummole, qu'elle haïssait depuis longtemps, était complice de ce crime. Des femmes que Frédégonde fit prendre à Paris et qui s'avouèrent sorcières, dirent dans les tortures : Nous avons, ô reine, sacrifié la vie de ton fils, pour celle du préfet Mummole. La reine fit assommer les unes, brûler les autres, attacher les dernières à des roues qui leur brisaient les os ; quant à Mummole, il fut appelé près du roi et de suite chargé de chaînes et livré à divers tourments. On le suspendit à un poteau, les mains liées derrière le dos, et là on le questionna sur les maléfices dont il pouvait avoir connaissance ; mais il n'avoua rien. Lorsqu'il fut détaché du poteau, il appela l'exécuteur et lui dit : Allez annoncer au roi, mon seigneur, que je ne sens aucun mal des tourments qu'on m'a infligés. Le roi ayant entendu ces paroles, dit : Ne faut-il pas en effet qu'il soit sorcier pour n'avoir reçu aucun mal de ce qu'on lui a fait souffrir ! Alors on l'étendit sur des roues, et on le frappa de tant de coups de courroies triplées, que les exécuteurs en étaient fatigués ; ensuite on lui entra des bâtons pointus dans les ongles des pieds et des mains, et, comme il était à ce point que l'épée était déjà levée pour lui couper la tête, il obtint de la reine qu'elle lui laissât la vie[29].

Ce récit fournit plusieurs indications qui ne sont pas sans intérêt pour l'histoire du droit pénal.

On y voit d'abord que la question extraordinaire aussi bien que la question ordinaire étaient usitées chez les Francs. Rapproché du supplice du clerc Riculphe que nous avons relaté plus haut, ce texte montre que la question, dont le but était simplement de faire parler l'accusé, différait de fa torture, laquelle n'avait d'autre but que de le faire souffrir.

Il semble de plus résulter de ce récit qu'il y avait chez les Francs des bourreaux préposés à la torture et au supplice des criminels. Toutefois, le texte que nous venons de citer, interrogé de près, n'est pas décisif sur ce point. Il y est question d'abord d'un exécuteur, puis de plusieurs. Il se peut qu'il, n'y eût pas de bourreau en titre et qu'on choisit, pour chaque exécution, soit un des juges, soit un parent de la victime, soit quelque soldat qu'un naturel féroce désignait pour ces fonctions. Dans la simplicité des mœurs antiques, dit M. Michelet, il n'y a pas de bourreau. La société elle-même exécute ses arrêts, comme on le voit plus tard encore dans le supplice du soldat passé par les armes. Souvent ce sont les coupables qui exécutent la sentence l'un sur l'autre. Capitulaires : Qu'ils se coupent le nez, qu'ils se tondent l'un l'autre. Voyez, dans la confession de Sancy, l'histoire des cordeliers condamnés par Coligni à se pendre l'un l'autre. — Quelquefois le bourreau, c'est l'un des juges, le plus jeune des jurés, le plus jeune des hommes mariés de l'endroit. En 1740, à Büttstadt en Thuringe, le plus âgé des parents du mort fut chargé de décapiter le meurtrier[30].

On peut enfin induire du récit de Grégoire de -Tours, que la forme du supplice n'était pas la même pour les nobles et les hommes libres, que pour les gens de basse condition. Le préfet Mummole, comme on l'a vu, périt par l'épée, tandis que la potence était le supplice ordinaire des gens du commun, affranchis, lides, esclaves. C'est ce qu'attestent plusieurs passages de l'écrivain que nous venons de citer[31]. Childebert, dans un édit daté de 595, recommande aux juges de faire garrotter le brigand aussitôt qu'ils l'auront saisi. Si c'est un Franc, ils doivent l'envoyer à la cour du roi ; si c'est une personne de basse condition, ils doivent le faire pendre sur-le-champ[32]. Cette différence dans la forme du supplice selon la condition des coupables était une tradition romaine. Nous la verrons s'effacer un moment au temps de saint Louis, pour reparaître ensuite sous l'influence renaissante du droit romain et se perpétuer jusqu'à la Révolution française.

 

§ 2. — LES CAPITULAIRES.

Imperfection des Capitulaires de Charlemagne. — Respect des législations particulières des peuples barbares. — Modifications de ces législations. — Organisation judiciaire. — Poursuite d'office de certains crimes. — Extension du principe de la différence dans la nature des peines, selon le rang des criminels. — Premiers efforts pour substituer le principe de la vengeance publique à celui de la vengeance privée. — Faux capitulaires et fausses décrétales.

 

Charlemagne, en arrivant à l'empire, eut un moment la pensée de refondre en un seul tous les codes barbares et d'assujettir à cette législation unitaire les nombreux peuples réunis sous son sceptre. Mais il comprit bientôt qu'il est moins difficile de soumettre les nations que de les plier à des institutions que repousse leur génie naturel : il laissa en conséquence leurs différentes lois à tous ses peuples, se contentant de faire mettre ces lois par écrit et de les modifier en corrigeant leurs vices les plus apparents. Au dire de son biographe, Éginhard, il n'atteignit pas même complètement le but modeste qu'il se proposait et il se borna à faire un petit nombre de capitulaires qu'il ajouta, et encore bien imparfaits, aux lois existantes[33].

Il régularisa l'administration de la justice par l'institution des missi dominici, commissaires impériaux qui parcouraient les provinces, surveillant les comtes et les centeniers, destituant ceux qui négligeaient la répression des crimes, les punissant même en cas de forfaiture ; il réduisit à trois par an le nombre des mâls locaux auxquels les hommes libres pouvaient être convoqués. Aux assesseurs des comtes, aux rachimbourgs qui, primitivement, étaient mis indistinctement parmi tous les hommes libres assistant au plaid, il substitua des juges à sa nomination. Ces juges, appelés scabins, siégeaient au nombre de sept, dans toutes les causes. Mais il respecta toutes les traditions de la vieille législation germanique, la composition, l'amende, les ordalies ; il alla même jusqu'à interdire toute espèce de doute touchant l'efficacité du duel judiciaire. Sa foi dans le jugement de Dieu était sans bornes : on sait qu'il ordonna par son testament que toutes les difficultés qui pourraient s'élever entre ses fils seraient décidées par le jugement de la croix[34]. Dans les additions qu'il fit b. la loi salique, il admit, dans certains cas, l'épreuve par le feu, en marchant sur des charbons ardents ; dans celles qu'il fit à la loi ripuaire, il voulut qu'au cas où l'accusateur n'accepterait pas le serment de l'accusé et de ses cojurateurs, on allât à l'épreuve de la croix, ou bien que l'on combattit avec le bâton et l'écu.

Tout en maintenant le rachat du sang, il consacra cependant une modification importante déjà introduite par Childebert dans ce vieux système pénal. Le brigandage désolait toutes les contrées de la Gaule. Un capitulaire de l'année 595, que nous avons déjà cité, avait exclu du bénéfice de la composition les larrons et les brigands qui pillent et assassinent sur les grands chemins. Ils ne pouvaient arguer de leur qualité d'hommes libres ; mais ils étaient saisis et jugés d'office. Charlemagne, par un capitulaire de 779, régularise cette sage jurisprudence. Il recommande aux centeniers (juges inférieurs) de représenter au plaid du comte les larrons qui ont volé dans leur centaine ; pour un premier vol, ils perdront un œil ; pour un second le nez ; la vie pour un troisième. Cette première ébauche de justice sociale est corroborée par la limitation du droit d'asile, si contraire à la bonne administration de la justice. Charlemagne veut que ce droit ne profite plus aux homicides et aux autres coupables qui doivent mourir selon les lois. S'ils se réfugient dans l'immunité de l'évêque ou de l'abbé, ils seront livrés au comte ; si c'est dans une église qu'ils cherchent asile, on ne leur donnera point à manger, pour que la faim les force d'en sortir.

Le parjure est condamné à perdre une main, si son crime est prouvé par l'épreuve de la croix[35]. Le faux serment était en effet un véritable délit social dans un système pénal où la cojuration tenait une si grande place.

Les capitulaires n'indiquent jamais la manière dont la peine capitale doit être appliquée ; mais de nombreux exemples établissent que rien n'est changé sur ce point aux usages de la première race. C'est toujours l'épée pour les hommes libres et la potence pour ceux de basse condition. Loin d'effacer les différences profondes que les lois criminelles mettent entre les diverses classes, sous le rapport de la gravité et de la nature des peines, Charlemagne les étend au contraire. Quand un prêtre a été tué, il recommande de bien examiner s'il est né libre ou serf, et, dans le premier cas, il veut que le meurtrier soit tenu de tripler la composition exigée par la loi[36]. Ailleurs il ordonne que les comtes aient chacun une prison et leurs vicaires ou juges un gibet pour les larrons et les hommes de basse extraction ; mais il réserve à la cour du roi lui-même la connaissance des crimes commis par des hommes de haute naissance, pour les punir, dit-il, par la prison ou l'exil jusqu'à ce qu'ils viennent à résipiscence[37].

Ainsi la pénalité des capitulaires ne diffère par aucun caractère saillant de celle qui fait le fond primitif des divers codes barbares. Deux progrès réels sont seuls à noter : la composition est rendue entièrement obligatoire sous peine de réclusion ou d'exil infligée par l'empereur en personne[38] ; certains crimes contre les particuliers, comme le brigandage, sont poursuivis et punis d'office au nom de l'intérêt social, usage que nous verrons se perpétuer et aller en s'étendant dans la pénalité féodale. Le principe barbare, celui de la vengeance privée, ne touche pas encore à son terme ; mais déjà commence à se faire jour un principe plus élevé, celui de la vengeance publique, qui, jusque-là, ne s'était déployé que dans la poursuite des crimes intéressant la sûreté générale. On est bien loin encore d'entrevoir le vrai principe du droit criminel, l'idéal de la pénalité chrétienne qui peut se formuler de la sorte : nulle vengeance, ni privée, ni publique ; la peine infligée, pour la seule garantie sociale, avec correction quand il se peut, toujours avec commisération.

Les véritables capitulaires de Charlemagne et de Louis le Débonnaire n'ont pas exercé, à beaucoup près, sur l'ordre social du moyen âge, l'action et l'influence décisive des prétendus capitulaires, faussement attribués aux fondateurs de la dynastie carlovingienne par un diacre de Mayence, connu dans l'histoire sous le nom de Benedictus Levita, et qui est probablement aussi l'auteur des fausses décrétales. Ces deux recueils apocryphes, publiés tous deux au neuvième siècle, se prêtèrent un mutuel appui et contribuèrent puissamment, comme nous le dirons en arrivant aux Établissements de saint Louis, à mettre le gouvernement de la société laïque dans les mains de l'Église.

 

 

 



[1] Hist. du droit romain au moyen âge, par de Savigny, t. I, p. 131.

[2] M. de Savigny appelle échevins les juges germains en général, sans distinguer les époques ni le mode de convocation (t. I, p. 132). D'après le droit germanique on doit, dit-il, considérer les témoins comme des échevins, sauf quelques différences dans leurs fonctions (t. I, p. 176).

[3] Hist. du droit romain au moyen âge, t. I, p. 120, à la note.

[4] Tacite, Germania, 12.

[5] Tacite, Germania, 12.

[6] Hist. de France, t. I, note de la p. 211.

[7] Hist. de France, t. I, note de la p. 211.

[8] Dans le cas de crimes contre les personnes, la composition s'appelait weregild, et widrigild dans ceux contre la propriété. (Deutsche Rechtsalterthümer, p. 650-653, Grimm.)

[9] M. Guizot, Hist. de la civilisation, t. I, p. 275.

[10] Le chiffre de l'appréciation d'une vie humaine différait de cent pour cent, suivant Tes tribus germaniques et selon qu'il s'agissait d'un noble, d'un homme libre ou d'un esclave. Voy. la statistique judiciaire des Francs, des Anglo-Saxons et autres peuples du moyen âge, par M. Moreau de Jonnès, dans les Comptes rendus de l'Académie des sciences morales et politiques, 1850.

[11] Voy. la Loi salique, tit. LXI.

[12] La loi salique, il est vrai prononce encore la peine de mort contre le serviteur de roi qui enlève une femme ingénue ; mais le serviteur du roi, puer regis, était placé dans la condition mixte des affranchis. (Voy. Laferrière, t. III, p. 216.)

[13] Historiens des Gaules, t. VI, p. 103.

[14] Germania, 19.

[15] Illa facinoris sui dehonestata flagitio, amissi pudoris sustinebit infamiam. (Loi Gomb., XLIV, § 1.)

[16] Hist. de la civilisation, t. I.

[17] Loi des Visigoths, liv. II, tit. I, chap. VII.

[18] Liv. III, tit. V, art. 5.

[19] Liv. III, tit. II, ch. II.

[20] Le juif qui aura pratiqué la circoncision sur un juif ou sur un chrétien, ou qui aura souffert qu'on la pratique sur lui-même, sera puni de la sorte : Veretri ex toto amputatione plectetur.

[21] Esprit des lois, liv. XXVIII, ch. I.

[22] M. Guérard, Introduction au Polyptyque de l'abbé Irminon, § 166.

[23] L. Burgund., IV, 2.

[24] L. Vis., III, 14.

[25] Chlodov. reg. capitula, legi sal. addit.

[26] Grégoire de Tours, V, XLIX.

[27] Introduction au Polyptyque d'Irminon, 157.

[28] Hist. des Francs, liv. V, trad. Guizot, t. I, p. 300.

[29] Hist. des Francs, liv. VI, p. 352.

[30] Origines du droit français, p. 376.

[31] Grégoire de Tours, Miracles de saint Martin, édit. de Ruinart, col. 1021, 1107.

[32] Baluze, t. I, p. 19.

[33] Paucula capitula, et ea imperfecta, legibus addidit. (Vie de Charlemagne, ch. XXIX.)

[34] Charte de division de Charlemagne, art. 14. (Baluze, t. I, p. 444.)

[35] Baluze, t. I, p. 197. Un capitulaire de Louis le Débonnaire condamne les faux-monnayeurs à la même peine. Id., p. 604.

[36] Hist. des Gaules, t. V, p. 629.

[37] Baluze, Capitulaires, t. I, p. 609.

[38] Si quelqu'un se refuse à recevoir le prix fixé en satisfaction d'un meurtre, envoyez-le-nous et nous le ferons conduire en un lieu où il ne pourra nuire à personne. (Capitulaire de 779.)