LES CRIMES ET LES PEINES

 

CHAPITRE III. — ROME AUX TEMPS PRIMITIFS.

 

 

Droit primitif de Rome. — Recueil de Papirius. — Supplice d'Horace. — Supplice de Metius Suffétius. — Premier exemple du supplice de l'écartèlement pour crime de lèse-majesté. — Différence entre la pénalité appliquée aux patriciens et celle des plébéiens. — Supplice de la décollation pour les patriciens, des fourches patibulaires pour les plébéiens, de la croix pour les esclaves. — Champ Sestertium. — La prison Mamertine. — Le Tullianum. — Loi Valéria ; les questeurs du parricide. — Autorité paternelle.

 

Le droit primitif de Rome est, comme Rome elle-même, le résultat d'une fusion d'éléments empruntés à des peuples différents. Les lois portées par les rois nous sont inconnues ; le recueil que Papirius en avait fait n'est pas parvenu jusqu'à nous : la critique moderne a même nié l'existence d'un droit civil papirien et n'a voulu y voir qu'un écrit apocryphe rédigé par les pontifes. Le peu qu'on sait de ce droit primitif se déduit de l'examen des lois dites des Douze Tables, monument perdu lui-même, mais dont les modernes ont reconstitué les lignes principales en rapprochant des fragments incomplets épars dans divers auteurs. Les vieux usages de l'Italie sacerdotale, empreints d'une barbarie cyclopéenne, se distinguent en effet, pour qui sait les voir, fondus avec des éléments exotiques moins anciens, dans cette charte de liberté arrachée par la plèbe à la caste patricienne. C'est là que nous chercherons tout à l'heure la pénalité primitive de Rome, en même temps que les sources d'où elle est sortie.

Un mot toutefois dès à présent sur deux supplices célèbres appartenant à la période des lois royales, celui d'Horace, assassin de sa sœur, et celui du dictateur albain Métius Suffétius. Ces événements se placent sous le règne du troisième roi de Rome, Tullus Hostilius. Si ce roi plébéien a pu être, non sans raison, considéré comme légendaire, au moins n'a-t-on pas révoqué en doute les deux grands faits qui motivèrent les châtiments dont nous voulons parler, le triomphe de Rome représentée par Horace, et la destruction d'Albe motivée par la trahison de son dictateur.

Horace tue sa sœur : le père déclare que le meurtre est juste et qu'il l'aurait accompli lui-même, première et énergique constatation, dans Rome naissante, du droit patriarcal, de la puissance absolue du père sur les siens. Le meurtrier n'en est pas moins traîné devant le roi qui convoque le peuple et dit : Je nomme, d'après la loi, des duumvirs pour juger le crime d'Horace[1].

Cette loi, au dire de Tite Live, était d'une effrayante sévérité : Les duumvirs prononceront sur la culpabilité. Si l'accusé en appelle, on jugera l'appel : si le jugement est confirmé, on voilera la tête du coupable ; on le suspendra à l'arbre fatal, après l'avoir battu de verges, soit dans l'enceinte, soit hors de l'enceinte des murailles.

Nommés par cette loi, les duumvirs n'auraient pas cru pouvoir absoudre même l'auteur d'un meurtre involontaire ; ils condamnèrent Horace. L'un deus prend la parole : P. Horatius, je te déclare coupable. Va, licteur, attache-lui les mains.

Le licteur s'approchait, il passait déjà la corde. J'en appelle, s'écrie Horace, par le conseil de Tullus, clément interprète de la loi. L'appel fut discuté devant le peuple : on fut touché surtout d'entendre Horace le père déclarer que sa fille avait mérité la mort qu'elle avait reçue ; si elle eût été innocente, il aurait lui-même, en vertu du droit paternel, sévi contre son fils....

Le peuple ne put tenir contre les larmes du père ni contre la fermeté toujours inébranlable du fils.... Mais, comme un crime si évident devait entrainer quelque expiation, le père fut obligé, pour racheter son fils, de payer une amende au trésor public. Après quelques sacrifices expiatoires, il éleva un soliveau en travers du chemin et condamna son fils à passer, la tête couverte, sous cette espèce de joug[2].

Qui n'aperçoit dans ce récit, à travers les embellissements de l'historien, les rudes coutumes pénales, le génie à la fois patriarcal et barbait de la Rome primitive, le droit du père sur la vie de ses enfants, la flagellation avant l'exécution, puis le supplice par la corde et la potence ?

La mort de Métius Suffétius, dictateur d'Albe, coupable d'avoir soulevé Fidène, colonie récente de Rome, offre le premier exemple qui nous soit connu d'un supplice réservé depuis aux attentats contre la vie des rois.

Métius, dit Tullus, la perfidie est un mal incurable ; que ton supplice enseigne donc aux hommes à croire à la sainteté des serments, à garder cette foi que tu as violée. Ton cœur s'est partagé entre Rome et Fidène : ainsi sera déchiré ton corps. A ces mots, il fait approcher deux chars attelés de quatre chevaux, on y attache Métius ; ces animaux, lancés en sens opposés, déchirent et emportent ses membres sanglants. L'assemblée détourne les yeux de ce spectacle d'horreur.

Ce fut, ajoute Tite Live, le premier et le dernier exemple d'un supplice où Rome ait oublié les lois de l'humanité. Un de ses titres de gloire est d'avoir préféré toujours des châtiments plus doux que ceux d'aucun peuple[3].

Nous verrons tout à l'heure, en examinant les lois criminelles des Douze Tables et celles qui les suivirent, ce qu'il faut croire de cette prétendue mansuétude de la pénalité romaine[4].

Il est vraisemblable qu'il y eut, dès les temps les plus reculés, des châtiments différents pour les patriciens et les plébéiens. Le misérable sort fait aux débiteurs, la retraite sur le mont Sacré, la création des tribuns prouvent. assez que les deux castes n'avaient ni les mêmes droits, ni le même code. La coutume primitive de Rome, la loi sacrée, soigneusement voilée à tous les regards,, n'admet aucune assimilation entre les deux castes. Le père de famille, le patron, le quirite, l'homme de la lance est impeccable envers les siens. Sa femme, ses enfants, sa parenté entière, ses colons, ses nombreux clients n'ont aucune action contre lui : il ne peut être puni par rapport à eux ; eux seuls sont frappés par la loi dont il est le mandataire et frappés très-durement comme on le verra tout à l'heure. Patricien, il n'est responsable qu'à l'égard du patricien ; pour tous les autres, s'il tombe en faute, ses pairs déclarent seulement qu'il a mal agi.

Le supplice ordinaire du patricien, coupable soit envers la république, soit envers quelqu'un de sa caste, était la décollation, peine toujours précédée de la flagellation et qu'on fît subir à la jeune noblesse qui avait conspiré le retour des Tarquins. La fourche patibulaire était plus particulièrement réservée aux plébéiens.

Quant aux esclaves, bien qu'aucune loi ne protégeât leur. existence, bien que les châtiments qu'on leur appliquait fussent absolument arbitraires, leur ' condition, dans la Rome primitive, était moins dure qu'on ne serait tenté de le supposer. Leurs maîtres partageaient leurs travaux : ils vivaient habituellement avec eux ; ils sentaient le prix de leurs services. Un esclave d'ailleurs était un capital qu'on craignait de perdre ou de diminuer : il était rare qu'on le mutilât, plus rare encore qu'on le fit mourir. Selon Plutarque, le plus dur châtiment infligé à cette époque à l'esclave fautif, c'était de lui faire porter un de ces bois fourchus qui servent à appuyer le timon d'un chariot et de le promener en cet état dans le voisinage[5]. Cette mansuétude fit place à la plus horrible cruauté lorsque la république eut commencé de conquérir le monde et que Rome regorgea d'esclaves. Plutarque, d'ailleurs, nous est suspect en ce point comme en beaucoup d'autres. Il est certain que, dès le temps des rois, il y avait à Rome un lieu spécial, le Sestertium, destiné aux exécutions à mort des esclaves, ce qui donne lieu de penser que ces exécutions étaient fréquentes. Le champ Sestertium était situé hors de la ville, à l'extrémité du mont Esquilin. C'est là qu'était dressé le gibet, instrument du supplice ordinaire des esclaves ; c'est là aussi qu'on jetait le corps des précipités. Nous reviendrons sur ce lieu sinistre, en traitant de la pénalité particulière aux esclaves romains.

C'est encore à l'époque des rois que la tradition faisait remonter la construction de la grande prison de Rome, la Mamertine. Elle avait été bâtie par le quatrième roi, Ancus Martius, appelé Mamers dans la vieille langue osque. Après la prise de Politoire, ville des Latins, Ancus, fidèle à cet esprit d'absorption qui fit la force de Rome, transféra dans cette ville tous les vaincus en leur assignant le mont Aventin. Mais, dit Tite Live, cet accroissement d'étendue, cette multitude d'habitants, en confondant les notions du bien et du mal, enfantaient des crimes secrets. Pour refréner cette audace toujours croissante, une prison s'éleva au-dessus de la ville ; elle dominait, elle menaçait le forum[6].

La Mamertine s'élevait en effet sur la pente inférieure du mont Capitolin, à l'angle du Clivus de l'Asile et de la voie du forum de Mars. Son entrée regardait la montagne ; on y arrivait par un chemin détaché du Clivus de l'Asile et conduisant sur un petit vestibule qui entourait l'édifice[7]. Un escalier descendait de ce vestibule sur le forum : c'étaient les degrés gémonies sur lesquels les corps des suppliciés étaient exposés après l'exécution.

Cette prison, bâtie en grosses pierres de taille de Tibur, posées et ajustées sans ciment, se composait d'une seule chambre quadrangulaire éclairée par un grillage au-dessus de la porte. Mais sous cette chambre, placée au niveau du sol, le roi Servius Tullius avait fait creuser un cachot souterrain qui, de son nom, fut appelé Tullianum.

Salluste nous a laissé la description de ce cachot[8]. C'était une fosse couverte d'une voûte conique en grosses pierres et partout entourée de murs épais. On y communiquait par un trou circulaire percé au milieu de la voûte, à peu près au centre de la prison supérieure. Une odeur repoussante, l'odeur des lieux sans air et sans lumière, jointe aux miasmes délétères émanés de pourritures immondes et de débris humains en décomposition, montait de ce lieu sinistre. C'est là, qu'au moyen de cordes, on descendait les criminels de lèse-majesté, c'est là qu'ils étaient étranglés ou décapités par les bourreaux.

Ceux de nos lecteurs qui ont visité le château de Blois se rappelleront sans doute, à la lecture de cette description, le sombre cachot où fut exécuté le cardinal de Lorraine, frère du duc de Guise, et la fosse souterraine creusée au-dessous de ce cachot et reliée à ce dernier par une ouverture circulaire percée à sa clef de voûte. Seulement cette fosse n'avait pas tout à fait, sous les derniers Valois, la destination qu'avait le Tullianum au temps des rois de Rome. Les coupables qu'on descendait dans le Tullianum étaient mis à mort sur-le-champ ; tandis que ceux qu'on ensevelissait dans l'oubliette de la tour de Blois, étaient condamnés à y vivre, et d'une vie cent fois plus affreuse que la mort, comme l'attestent un siège d'aisance percé dans la paroi de ce lieu d'horreur et un puits creusé à son milieu[9].

Après la chute des rois, une des premières conquêtes des plébéiens sur les patriciens fut la loi Valeria, bientôt suivie des lois Sacrées et de celle des Douze Tables. La loi Valeria défendait qu'aucune peine capitale fût prononcée par un magistrat unique et chargeait du jugement des affaires criminelles les comices par centuries. Ces comices remettaient souvent leurs pouvoirs à des citoyens qui devaient diriger l'instruction, rendre le jugement 'au nom du peuple et pourvoir à son exécution. On les appelait quæstores parricidii : le mot parricidium ne signifie pas ici parricide, mais bien meurtre de son semblable, Paris cidium.

La loi Valéria ne concernait ni les étrangers ni les esclaves, que les consuls pouvaient faire battre de verges ou mettre à mort de leur propre autorité. Elle ne s'appliquait pas davantage à l'armée ; enfin elle s'arrêtait devant la puissance paternelle, supérieure même à l'autorité du peuple.

Une conquête bien autrement significative de la plèbe sur le patriciat, l'égalité et la publicité du droit, fut consacrée par la loi des Douze Tables, publiée quarante ans après la retraite plébéienne du mont Sacré (an de Rome 303). L'étude de ce monument nous permettra de pénétrer dans les détails et dans l'esprit de la pénalité primitive de Rome.

 

 

 



[1] C'est Tite Live qui met ces paroles dans la bouche de Tullus. La loi dont il est ici question n'était sans doute qu'un usage : il est certain qu'il n'y eut pas à Rome de loi écrite avant les Douze Tables, dont la publicité fut un triomphe de la plèbe sur la caste dominante.

[2] Liv. I, 26.

[3] Liv. I, 28.

[4] Il est certain toutefois que la pénalité des Douze Tables est une conquête de la civilisation sur la barbarie.

[5] Vie de Coriolan, 23.

[6] Imminens foro ædificatur. (Lib. I, 33.)

[7] Dezobry, Rome au siècle d'Auguste, t. I, p. 45.

[8] Conjuration de Catilina, 55. Quelquefois le Tullianum est appelé Robur. (Voy. Lucrèce, liv. III, v. 1030.)

[9] La Mamertine est aujourd'hui une église et le Tullianum y subsiste encore, transformé en chapelle souterraine : J'y suis descendu pour l'examiner, dit le président de Brosse.