LES CRIMES ET LES PEINES

 

CHAPITRE II. — LA GRÈCE.

 

 

§ 1. — LA GRÈCE AUX TEMPS HÉROÏQUES.

Les représailles, seule loi pénale des temps héroïques. — Sentiment des tragiques grecs sur ce point. — Réglementation de l'exil. — Transformation de la composition facultative. — Bouclier d'Achille. — Premier exemple connu d'une composition sur un meurtre et d'un jugement régulier ; doute sur l'authenticité du passage de l'Iliade où ils sont relatés. — Supplices tirés des poèmes homériques. — Châtiments habituels de certains crimes. — Conformité de la législation pénale des Grecs et des Hébreux relative à l'adultère ; conséquence de cette analogie. — Composition sur ce crime. — Pourquoi l'adultère est le premier crime qui ait eu une pénalité régulière. — L'amour, sentiment absolument ignoré des Grecs. — État des femmes dans la société grecque ; répression de leurs écarts envisagée comme une nécessité sociale.

 

La Grèce, dans les temps héroïques, n'a guère connu d'autre loi pénale que celle des représailles. Venger le mal par le mal, l'injure reçue par une insulte au moins égale, paraissait un droit naturel à des hommes dont la vie était un état perpétuel de guerre et de brigandage. Ce sentiment respire dans les œuvres de tous les poètes grecs, même de ceux qui sont de beaucoup postérieurs à Homère.

Celui qui tue ses ennemis est libre de tout forfait, dit Euripide.

C'est une réjouissance de voir mourir celui qui nous a fait du mal, écrit ailleurs le même poète[1].

Comment pourrait-on dire, s'écrie un des héros de Sophocle, que j'ai un mauvais caractère, parce que j'ai rendu le mal qu'on m'a fait subir ?[2]

Le sang absorbé par la terre, dit énergiquement Eschyle, laisse une tache indélébile qui demande du sang à son tour[3].

Pour les parents ou les amis de la victime, c'était un devoir de punir l'assassin, et qui négligeait ce devoir était un traître[4].

Quel homme, s'écrie Électre, serait assez dénaturé pour négliger de venger la cause de celui qui ne peut plus se défendre ?Si la malheureuse victime de la violence reste étendue sur la terre, méprisée et sans vengeance, et si celui qui a commis le crime ne reçoit pas la peine qui lui est due, alors bientôt la vertu et la piété ne seront plus connues parmi les hommes[5].

Ainsi c'était au nom de la piété et du culte des morts que les familles s'armaient contre les familles ; c'était des sentiments les plus respectables que s'étayait le droit de venger l'homicide. De là cette succession de meurtres qui forme le fond de presque tous les drames de la Grèce et qu'Eschyle a peinte de couleurs si saisissantes à la fin des Choéphores.

Pour échapper aux représailles qui tôt ou tard devaient l'atteindre, le meurtrier n'avait qu'une ressource, c'était l'exil. Homère, dans l'Odyssée, nous montre le divin Théoclymène se réfugiant auprès de Télémaque pour fuir la vengeance de la nombreuse famille d'un adversaire qu'il avait eu le malheur de tuer. Ailleurs il compare Priam, se jetant aux pieds d'Achille, à un meurtrier qui, pour se soustraire aux poursuites des parents de sa victime, se réfugie auprès d'un homme puissant.

Cet exil, qui n'était d'abord qu'une mesure de prudence inspirée par la crainte, devint, dans la suite, une institution publique destinée à sauvegarder les sociétés de ces représailles indéfiniment renaissantes qui auraient à la longue dépeuplé les États. Une sage loi de nos ancêtres, dit Tyndarée dans l'Oreste d'Euripide, a voulu que celui qui se serait souillé d'un meurtre évitât le commerce de ses semblables et quittât sa patrie afin qu'on ne le tuât pas à son tour[6]. On en vint même à réglementer l'exil et à en réduire la durée à un an. Le coupable devait se faire purifier dans le cours de cette année ; la religion faisait un devoir de recevoir le criminel qui implorait protection et de l'assister dans la solennité de la purification[7].

Toutefois le meurtrier avait un moyen de se soustraire à. cette dure nécessité de l'exil ; c'était d'entrer en composition avec les parents de la victime et de leur payer le prix du sang versé. Il semble que la société ne se crût point lésée par l'attentat accompli sur l'un de ses membres : elle ne réclamait rien du coupable ; elle était satisfaite du moment où ceux qui avaient directement souffert du crime se déclaraient satisfaits. Avec le temps, la composition, d'abord facultative, devint un droit légal, et le meurtrier eut la faculté de se rédimer de l'exil au moyen d'une amende payée à la famille de la victime et dont les tribunaux arbitraient l'importance[8]. Cette transformation de la composition n'est pas particulière aux Grecs : elle est une loi des sociétés humaines et nous aurons à la signaler, dans la suite de ce livre, chez les nations d'origine germanique.

Homère, dans la description du bouclier d'Achille, nous offre le plus ancien exemple connu de ce genre de transaction.

Près de là, le peuple est assemblé dans une place publique où s'élèvent de vifs débats : deux hommes se disputent pour la rançon d'un meurtre ; l'un prétend qu'il a payé toute la somme et l'affirme au peuple ; l'autre nie avoir rien reçu. Tous deux ont recours au juge pour terminer leur procès. Les citoyens élèvent la voix de deux côtés pour soutenir l'un ou l'autre plaideur et les hérauts maintiennent le peuple. Les vieillards, assis sur des pierres luisantes dans le cercle sacré, tenaient en main le sceptre des hérauts à la voix retentissante. Armés de ce sceptre, ils se levaient pour juger tour à tour. Au milieu de l'assemblée étaient placés deux talents d'or destinés à être donnés à celui qui aurait exprimé la justice avec droiture[9].

Ce passage a cela de remarquable qu'il offre l'exemple, non-seulement d'une composition sur un meurtre, mais en même temps d'un jugement régulier. Aussi quelques commentateurs pensent-ils qu'il est interpolé, d'autant plus qu'il ne retrace pas les mœurs héroïques, dans lesquelles le droit n'avait qu'une place bien restreinte, tandis que tout était donné à la force[10]. Cette opinion toutefois est loin d'être à l'abri de toute objection. D'après les travaux les plus récents, Homère, si toutefois il y a eu un Homère, a dû vivre entre le douzième et le neuvième siècle. Or l'assemblée des amphictyons, devant laquelle étaient portées les causes criminelles, parait antérieure à la première de ces époques. Le tribunal palladien, qui connaissait des homicides involontaires, remontait au règne de Démophoon, fils de Thésée, c'est-à-dire aux environs de l'année 1290 ; enfin le tribunal du prytanée qui statuait sur les meurtres occasionnés par des objets inanimés, comme une pierre, un arbre, ce tribunal, disons-nous, remontait à l'époque d'Erechtée, qui parait avoir régné de 1525 à 1460 avant J. C.

L'Iliade et l'Odyssée sont toute l'histoire de la période héroïque de la Grèce, comme ils en sont toute la poésie. Divers supplices figurent dans ces poèmes. Après la prise de Troie, le fils d'Hector, Astyanax, est précipité du haut des murs de la ville ; Télémaque pend de ses mains les douze servantes qui ont déshonoré la demeure de son père ; Ulysse fait mutiler le traître Mélanthius. Ses serviteurs tranchent avec un fer cruel le nez et les oreilles du coupable ; ils lui arrachent les marques de la virilité et les jettent palpitantes aux chiens ; dans leur colère, ils lui coupent aussi les pieds et les mains[11]. Mais tous ces supplices, dont il serait facile de grossir la liste, paraissent dictés par la colère et la vengeance, et non par des lois pénales régulières ; il faut y chercher des indications de mœurs bien plutôt que des coutumes légales.

Il se peut toutefois qu'il y eût, dès cette époque, sinon des lois pénales, au moins quelques pratiques judiciaires, quelques châtiments consacrés par l'habitude. Divers passages d'Homère paraissent indiquer que certains supplices étaient la peine ordinaire de certains crimes. Oh ! fussent les Troyens moins timides, dit Hector au ravisseur d'Hélène, tu serais déjà, en punition de ton méfait, revêtu d'un jupon de pierres[12]. La lapidation qui semble ici clairement indiquée était aussi le châtiment de l'adultère chez les Hébreux. Cette analogie dans les pénalités de deux peuples si différents du reste par les mœurs et la religion, est une preuve de l'origine tout orientale des premières colonies qui peuplèrent la Grèce[13].

La peine de l'adultère, comme celle du meurtre, pouvait être rachetée à prix d'argent. Vulcain enveloppe Mars et Vénus, endormis sur sa couche, des solides et invisibles filets qu'il a forgés. Il appelle ensuite tous les habitants de l'Olympe : il veut qu'ils soient à la fois témoins de l'injure qui lui est faite et arbitres de la réparation qui lui est due.

Les dieux s'arrêtent sous les portiques ; un rire inextinguible éclate au sein de la troupe immortelle, lorsqu'ils aperçoivent les ruses de Vulcain. Tous disent entre eux : ....Mars doit payer la dette de son crime.

Le seul Neptune ne partage point cette hilarité ; il supplie Vulcain, l'habile ouvrier, de délivrer Mars, et lui dit brièvement :

Délivrez-le, je me porte garant que Mars, selon votre désir, payera la dette réclamée avec justice en présence de tous les immortels. — Comment, reprend Vulcain, pourrais-je vous contraindre, même en présence des immortels, si Mars, en fuyant, s'affranchit à la fois de sa dette et de ses liens ?Ô Vulcain, interrompt Neptune, si Mars s'enfuit et refuse de payer sa dette, c'est moi-même qui l'acquitterai[14].

Nous dirons tout à l'heure les peines que les grands législateurs de l'Attique, Dracon et Solon, édictèrent contre l'adultère. Remarquons, dès à présent, que ce crime est probablement celui qui, dans l'Orient, a eu le premier une jurisprudence et des peines régulières. La réclusion des femmes, les ruses qu'elles employaient pour s'y soustraire, les passions violentes qu'elles inspiraient dans ces époques de force brutale, passions furieuses quoique absolument étrangères à l'amour, la nécessité, comprise de bonne heure, d'assurer la filiation régulière des enfants mâles, héritiers du nom et de la renommée du père, telles sont les causes principales de ce phénomène.

On chercherait vainement dans les poèmes homériques la trace d'un sentiment ressemblant à ce que nous appelons l'amour. Les Grecs n'y voyaient qu'un besoin physique, qu'une maladie que la possession devait guérir. Les enlèvements et les viols tiennent autant de place dans l'histoire des héros que les exterminations de brigands et de bêtes féroces. Les femmes, même les plus dévouées, ferment les yeux sur les nombreuses infidélités de leurs époux. Hélène assiste aux noces d'un fils que Ménélas, son mari, a eu d'une esclave ; Andromaque déclare qu'elle aime les femmes que son mari a aimées et qu'elle est prête à allaiter le fruit de ses amours illégitimes. Et qu'on ne s'y trompe pas : ce langage n'est pas le résultat d'une passion ou d'un dévouement poussés jusqu'à l'abnégation. En agissant ainsi, Andromaque veut simplement s'acquitter d'un devoir envers son mari et empêcher qu'il ne se forme dans le cœur de ce dernier un attachement durable pour une autre femme[15]. Mais l'adultère de l'épouse troublait ou confondait l'ordre de succession dans les empires et en occasionnait même quelquefois l'usurpation et l'envahissement. Voilà pourquoi la morale de ces siècles barbares, si indulgente pour la conduite des hommes, se montrait si sévère pour les écarts de la femme[16].

 

§ 2. — L'ATTIQUE.

Cause de la fréquence des meurtres dans l'Attique. — Tribunaux institués pour juger les homicides exceptionnels. — L'aréopage, véritable cour criminelle de l'Attique. — Procédure par voie accusatoire ; forme des jugements ; témoignage des citoyens ; témoignage des esclaves ; la torture, préliminaire indispensable pour qu'on y ajoutât foi. — Tribunal des onze. — Crimes punis de mort ; énumération des supplices usités dans l'Attique.— Effets de la ciguë.—Exécution de Socrate et de Phocion. — Supplices des impies et des suicides.—Peine du parricide d'après Platon.—Pénalité de l'adultère ; latitude laissée au juge pour la punition de ce crime. — Supplice du raifort et du mugil ; les ouproctoi ; châtiment des adultères pauvres. —Supplices des esclaves et des métèques.— Le barathrum. — Torture des esclaves ; ses diverses espèces, d'après Aristophane.— Question préparatoire ; preuve qu'elle était usitée dans l'Attique. — La meule et la marque.

 

Le sentiment de l'égalité, puissamment développé par Solon en haine des lois aristocratiques de Dracon, eut pour effet de multiplier dans l'Attique les actes de violence. Solon n'avait point aboli les lois relatives à l'homicide ; mais en garantissant aux pauvres la liberté personnelle, il leur avait inspiré le désir et le besoin de la défendre. Aussi les attentats contre les personnes étaient-ils si fréquents dans l'Attique, qu'on y comptait cinq tribunaux institués pour les juger.

L'épipalladium connaissait du meurtre involontaire.

L'épidelphinidium prononçait sur les meurtres commis pour une cause prétendue légitime.

L'emphréatium statuait sur les exilés accusés d'homicide et non encore purifiés ;

Et l'épiprytanium sur les accidents occasionnés par les animaux ou par des êtres inanimés.

Quiconque était citoyen pouvait donner son suffrage dans les cours de justice. Chacun des tribunaux que nous venons de nommer se composait ordinairement d'au moins cinq cents juges présidés par un des archontes. Le tribunal qui condamna Socrate en comptait cinq cent cinquante-six.

Au-dessus de ces tribunaux était l'aréopage, composé de sénateurs nommés à vie, et qui connaissait du meurtre commis avec préméditation, de l'empoisonnement, des incendies et des attentats contre l'État et contre la religion. Les autres tribunaux ne jugeaient que des causes exceptionnelles ; celui-là était la véritable cour criminelle de l'Attique, la plus vénérable et la plus redoutée.

L'aréopage siégeait en plein air, conformément à d'antiques traditions reproduites et continuées, comme nous le verrons plus tard, dans les tribunaux vehmiques ; il jugeait la nuit, pour échapper, autant que possible, aux séductions de l'éloquence., à l'émotion qu'inspire la vue de l'infortune même méritée.

Le système accusatoire formait, comme à Rome, le fond de la procédure. Les parents de la victime, jusqu'au quatrième degré, pouvaient seuls se porter accusateurs, et il leur était toujours loisible de composer avec le meurtrier. Deux sièges d'argent, placés dans l'enceinte du tribunal, étaient destinés : l'un à l'accusateur, l'autre à l'accusé ; le premier s'appelait 1e siège de Poutrage, le second le siège de l'innocence.

La lutte entre les deux parties s'ouvrait par un sacrifice aux dieux. Debout près de la victime palpitante, accusateur et accusé prenaient à témoin les Euménides, affirmant par, d'effroyables serments la vérité de leurs dires, après quoi les débats commençaient par les trois questions suivantes : Avez-vous tué ? Comment avez-vous tué ? Pourquoi avez-vous tué ? Deux harangues étaient permises à l'accusé ou à son défenseur ; il pouvait, après la première, prendre la fuite, protégé alors par le droit sacré de l'exil, et sans autre peine que la confiscation de ses biens.

Le témoignage des citoyens faisait seul foi en justice ; celui des étrangers n'était reçu qu'à titre de renseignement. Quant aux esclaves, leur témoignage n'avait de valeur que s'il était arraché par la torture, monstrueux principe que nous retrouverons dans la législation romaine. L'esclave était si abject, qu'on n'admettait pas qu# son témoignage librement rendu pût être vrai ; la crainte, d'ailleurs, pouvait le pousser à dénaturer la vérité en faveur de son maitre. La torture était le seul garant de sa sincérité.

Un tribunal spécial, dit des onze, était chargé de garder les prisons et de faire exécuter les sentences de mort. Il avait à ses ordres des esclaves qui faisaient les fonctions de bourreau.

Presque toutes les peines avaient été importées de Perse[17]. Elles tenaient, en général, de la férocité antique. Dracon, toutefois, en avait adouci plusieurs, et Solon, convaincu que l'honneur est le plus puissant des mobiles sociaux, avait fait de l'infamie le premier et le plus redouté des châtiments.

On punissait de mort le sacrilège, la profanation des mystères, les entreprises contre l'État, les déserteurs, ceux qui livraient une place, une galère, et tous les attentats contre la religion, le gouvernement ou la vie d'un particulier. Les magistrats, qui, en tout lieu, doivent le bon exemple, étaient punis avec une sévérité exceptionnelle ; l'archonte, surpris en état d'ivresse ; payait de sa vie cet acte d'intempérance.

Les instruments ordinaires de supplice étaient l'épée, le lacet et le poison. On usait de diverses espèces de poisons, mais celui qu'on employait le plus fréquemment était la ciguë, à cause de la mort douce qu'elle procurait[18]. Les effets de ce toxique ont été admirablement décrits par Platon dans le récit de la mort de Socrate :

Cependant Socrate, qui se promenait, dit qu'il sentait ses jambes s'appesantir, et se coucha sur le dos, comme l'homme l'avait ordonné. En même temps, le même homme qui lui avait donné le poison s'approcha, et, après avoir examiné quelque temps ses pieds et ses jambes, il lui serra le pied fortement et lui demanda s'il le sentait ; il dit que non. Il lui serra ensuite les jambes, et, portant ses mains plus haut, il nous fit voir que le corps se glaçait et se roidissait ; et, le touchant lui-même, il nous dit que, dès que le froid gagnerait le cœur, alors Socrate nous quitterait. Déjà tout le bas-ventre était glacé. Alors se découvrant, car il était couvert : Criton, dit Socrate, et ce furent ses dernières paroles, nous devons un coq à Esculape ; n'oublie pas d'acquitter cette dette[19].

C'était le condamné qui payait le prix du poison.

Quand tous ses compagnons de mort eurent bu la ciguë, il n'en resta plus pour Phocion, et l'exécuteur déclara qu'il n'en broierait point d'autre, à moins qu'on ne lui donnât douze drachmes (10 fr. 75 c.), qui étaient le prix de chaque dose. Comme cette difficulté prenait du temps, Phocion, appelant un de ses amis : Puisqu'on ne peut pas mourir gratis à Athènes, lui dit-il, je vous prie de donner à cet homme l'argent qu'il demande[20].

On condamnait certains impies à mourir de faim, assis à une table abondamment servie[21].

Le suicide était un crime d'État ; son châtiment consistait dans l'amputation de la main droite du suicidé et dans une sépulture ignominieuse[22], à moins toutefois qu'il n'eût d'avance exposé au sénat les motifs qui le portaient à quitter la vie et que ces motifs n'eussent été trouvés légitimes.

Solon n'avait édicté aucune peine contre le parricide, réputé impossible. Si quelqu'un, dit Platon, était assez malheureux pour oser arracher volontairement, et de dessein formé, l'âme du corps de son père ou de sa mère, de ses frères ou de ses enfants, telle est la loi que le législateur mortel portera contre lui : il sera condamné à mort par les juges ; les magistrats le feront exécuter par les bourreaux publics, et son cadavre sera jeté nu hors de la ville dans un carrefour désigné pour cela. Tous les magistrats, au nom de tout l'État, portant chacun une pierre à la main, la jetteront sur la tête du cadavre et purifieront ainsi l'État tout entier. On le portera ensuite hors des limites du territoire et on l'y laissera sans sépulture, selon l'ordre de la loi[23].

Les lois d'Athènes, bien différentes de celles de Sparte, châtiaient sévèrement l'adultère. Dracon, et après lui Solon, s'étaient appliqués à refréner ce crime, celui de tous qui apporte les plus profondes perturbations dans l'ordre social. Les adultères étaient au pouvoir absolu de ceux qui les surprenaient en flagrant délit ; ces derniers étaient libres de les fustiger, de les mutiler, même de les mettre à mort, sans que la justice leur demandât aucun compte.

Les coupables traduits en justice pour ce crime étaient punis selon le bon plaisir du juge qui aggravait ou modérait la peine, selon les circonstances. Les grands législateurs de l'Attique pensaient sans doute, comme Montesquieu, que certaines peines doivent être arbitraires et que tout ce qui regarde les mœurs, tout œ qui intéresse les règles de la modestie, ne peut guère être compris dans un code de lois[24]. Quand le coupable appartenait aux hautes classes de la société, il était rare qu'il ne composât pas avec le mari, qui avait toujours le droit de vendre la complice et qui devait au moins la répudier, sous peine d'infamie[25]. Mais si le coupable était pauvre, le juge le condamnait souvent à un supplice étrange dont il est aussi difficile de donner la description que de pénétrer la raison. On l'appelait le supplice de l'épilation, bien que l'épilation n'en fût que le préliminaire et certainement la partie la moins douloureuse. On commençait, en effet, par épiler certaines parties du corps du patient sur lesquelles on jetait des cendres ardentes. Ce qui se passait ensuite ne peut se dire qu'à l'aide du latin, qui brave l'honnêteté. Nous laisserons donc parler Catulle :

Ah ! tum te miserum, malique fati,

Quem attractis pedibus, patente porta,

Percurrunt raphanique, mugilesque[26].

Et, pour les gens qui ne comprennent pas l'idiome de Catulle, nous emprunterons la traduction peu compromettante qu'on trouve dans la collection des classiques publiée par Panckoucke, traduction couverte de voiles pudiques :

Puisses-tu, les pieds liés, être exposé au supplice atroce que le raifort et les mulets font souffrir aux adultères.

Tout le monde connaît le raifort qui n'est autre chose que la rave sauvage. Quant au mulet que les Latins appelaient Muge ou Mugil, noms que les savants lui ont conservés, c'est un petit poisson de l'ordre des Acanthoptérygiens, au corps presque cylindrique, couvert de grandes écailles et de deux dorsales séparées que hérissent des rayons épineux, détail qui, pour le supplice qui nous occupe, avait son importance. La bouche percée transversalement est pourvue de dents infiniment déliées et presque imperceptibles. Les anciens croyaient ce poisson très-vorace : on sait aujourd'hui, au contraire, que le mugil a l'œsophage fait de telle sorte, qu'il ne pénètre dans son estomac que des matières liquides ou déliées.

Aristophane atteste que ce supplice était réservé aux adultères pauvres. Chrémyle dit à Plutus :

Un autre, surpris en flagrant délit, subit la peine de l'épilation, par ta faute, c'est-à-dire, parce que Plutus n'est pas venu à son secours.

Juvénal fait allusion à ce supplice :

....Quosdam mœchos et mugilis intrat[27].

Et Parthénius en donne une description précise dans son livre Des affections des amants :

Deprehensos quadrupedes constituebant, ac, partibus posterioribus violenter expilatis, grandiores raphanos aut mugiles, summo cum cruciatu, immittebant.

Les coupables flétris par ce supplice étaient appelés ouproctoi, mot que nous nous dispenserons de traduire. Il leur était défendu de porter des vêtements de prix, et s'ils se présentaient en public couverts d'habits de cette nature, chacun pouvait les leur arracher et de plus les rouer de coups[28].

On vient de voir avec quelle indulgence la jurisprudence athénienne traitait les coupables appartenant à la classe privilégiée. Nous citerons un autre exemple de cette indulgence. Quand la loi n'avait pas déterminé le supplice applicable au crime commis, le condamné était libre de choisir le genre de mort qu'il préférait. Socrate refusa cette faveur, pensant, avec raison, que faire usage d'une telle faculté, c'était se reconnaître coupable.

Un mot maintenant sur les supplices des esclaves et des métèques. L'Attique ne comptait pas plus de 20.000 citoyens libres. Tout le reste était esclave ou métèque, c'est-à-dire étranger domicilié[29]. Quand on parle de la liberté antique, a dit un historien, il faut toujours l'entendre de ceux qui, formant la classe dominatrice, la possédaient et en jouissaient seuls.

Les châtiments ordinaires des esclaves et des étrangers étaient la croix et le tympanum, c'est-à-dire la bastonnade[30]. Il faut y joindre la précipitation dans la mer ou dans le barathrum, supplices qui, dans de rares occasions, s'appliquaient aussi à des citoyens libres.

Le barathrum était un gouffre profond et infect, situé près de la tribu des Hippothoontides. On rappelait quelquefois όρυγμα et le nom que portait le bourreau était un dérivé de ce mot[31]. Des lames et des pointes de fer, destinées à mettre en pièces les victimes, étaient fixées aux parois et au fond de ce gouffre. Les Lacédémoniens avaient aussi leur barathrum qu'ils appelaient kaïadar.

Aristophane, si riche en indications de mœurs, mentionne souvent le barathrum.

Dans le Plutus, Chrémyle dit à la Pauvreté : Ne te reste-t-il pas le barathrum ? Tu peux aller te jeter dedans.

Ailleurs, dans les Chevaliers, le vieillard qui personnifie le peuple, dit en parlant d'un flagorneur de la populace :

Je prendrais mon homme et je le jetterais dans le barathrum après lui avoir attaché hyperbolus au cou.

Allusion à la pierre qu'on attachait au cou du condamné qu'on allait précipiter dans le gouffre[32].

C'était aux seuls esclaves qu'était réservée la torture. Les citoyens d'Athènes ne pouvaient y être soumis, si ce n'est pour le crime de trahison ou de lèse-majesté[33]. Montesquieu a dit à tort que la question préparatoire fut inconnue des Athéniens[34]. Le passage d'Aristophane que nous allons citer fait preuve du contraire. L'auteur y relate jusqu'à sept espèces de tortures, toutes applicables à la question préparatoire. Ce curieux passage fait connaître de plus un abominable usage qui consistait à soumettre l'esclave à la torture au lieu et place du maitre, sauf à indemniser ce dernier, quand la question avait été appliquée à tort[35].

Xanthias. Prends cet esclave ; mets-le à la question et, si tu me trouves coupable, fais-moi périr.

Eaque. Quelle question lui ferai-je subir ?

Xanthias. Toutes les espèces : attache-le sur le chevalet, pends-le, donne-lui les étrivières, déchire-lui la peau, verse-lui du vinaigre dans les narines, charge-le de briques, emploie tous les moyens, excepté de le fouetter avec des poireaux et de l'ail nouveau[36].

On donnait encore la question en attachant le patient dans l'intérieur d'une roue qu'on faisait tourner rapidement jusqu'à ce qu'il eût fait les aveux qu'on attendait de lui.

Il faut que tu sois tourné dans la roue pour avouer le mal que tu as fait, dit le sycophante dans les Grenouilles d'Aristophane.

Il s'agit bien ici, comme on voit, de la question préparatoire, celle qui avait pour but d'arracher des aveux à l'accusé. La torture proprement dite, ce qu'on a appelé depuis la question définitive, était fréquemment appliquée aux esclaves d'Athènes, soit dans le but d'obtenir d'eux la dénonciation de leurs complices, soit simplement comme un préliminaire et une aggravation de la peine capitale. Les condamnés la recevaient trente jours seulement après leur jugement. Mais s'il s'agissait d'une trahison, d'un attentat contre la sûreté de la patrie, les accusés les plus illustres pouvaient y être soumis et aucun délai n'était plus observé : la volonté du peuple irrité faisait taire toutes les lois.

Écoutons Plutarque racontant la condamnation de Phocion :

Après la lecture du décret, quelques personnes voulaient y faire ajouter que Phocion serait appliqué à la torture avant que d'être mis à mort ; et déjà ils commandaient qu'on apportât la roue et qu'on fît venir les exécuteurs[37]. Mais Agnonides, voyant l'indignation que cette demande causait à Clitus, et jugeant lui-même que ce serait une action aussi barbare qu'injuste : Lors, dit-il, que nous aurons à punir un scélérat tel que Callimédon, nous l'appliquerons à la fortune ; mais je n'ordonne rien de semblable contre Phocion. Alors un homme de bien élevant la voix : Tu as raison, s'écria-t-il, car si nous mettons Phocion à la torture, à quoi donc te condamnerons-nous ?

Terminons ce chapitre en mentionnant deux peines afflictives qui, bien que n'entraînant pas la mort, étaient néanmoins de véritables supplices : la meule et la marque.

La grossièreté toute primitive du moyen employé pour moudre le blé, la fatigue que cette occupation entraînait expliquent la terreur que ce châtiment inspirait aux esclaves. Les malheureux, condamnés à tourner la meule, étaient sous la surveillance d'un esclave correcteur, le lorarius des Romains[38], sorte de garde-chiourme qui les frappait fréquemment de verges et de fouets, comme on le voit par ce vers de l'Andrienne de Térence, pièce dont la scène se passe dans l'Attique :

Verberibus cæsum te in pistrinum, Dave, dedam usque ad necem[39].

L'esclave coupable de quelque méfait était marqué avec un fer rouge, quelquefois au front, quelquefois en quelque autre partie de son corps. C'était l'usage, en effet, de punir particulièrement le membre ou la partie du corps d'où procédait le délit : le gourmand était marqué au ventre, le babillard avait la langue coupée. La flétrissure était imprimée sur le membre condamné au moyen d'un fer chaud sur lequel certaines lettres étaient sculptées en relief : on passait ensuite de l'encre sur la blessure[40]. La marque, qui s'est perpétuée en France presque jusqu'à nos jours, cette peine si impolitique parce qu'elle est irrémissible, datait, comme on voit, des temps les plus reculés. Les Romains avaient emprunté des Grecs ce barbare usage. Ils marquaient au front certains coupables et principalement les calomniateurs. Constantin ordonna que cette flétrissure ne serait plus imprimée sur le front, mais sur la main ou sur la jambe.

 

§ 3. — SPARTE.

Pourquoi il y avait à Sparte peu de crimes possibles et peu de supplices. — Juridictions lacédémoniennes ; assemblée du peuple, sénat, éphores. — Indulgence de la législation à l'égard des hommes libres.— Un seul supplice légal.— Le kaïadar. — Sort des ilotes. — Horrible mutilation des ilotes robustes. — La cryptie. — Politique de Sparte à l'égard de ses esclaves.

 

On sait peu de chose sur la pénalité de Sparte. Lycurgue n'avait point écrit ses lois : elles consistaient en maximes qui se transmettaient de vive voix. Les châtiments usités étaient peu nombreux, parce que les crimes possibles étaient eux-mêmes en petit nombre. Quels crimes pouvait-on commettre dans un pays d'où l'argent était exclu, où l'on se contentait du strict nécessaire, où la passion était supprimée, où la chasse et la guerre suffisaient à l'activité humaine ? Une législation qui s'appliquait à restreindre tous les besoins, qui encourageait le vol, qui tolérait, sinon l'adultère, au moins le prêt et la communauté des femmes[41], qui forçait ces dernières à acquérir toute la vigueur de l'autre sexe, qui supprimait la pudeur, leur principal attrait, qui mettait en commun les biens les plus précieux, une telle législation pouvait à la rigueur se passer de code pénal ; elle avait détruit par avance les causes ordinaires des attentats contre les biens et contre les personnes.

Point de désirs d'aucune sorte, nulle ambition, nulle passion, pas même celle de la gloire. L'adultère, au dire de Plutarque, était crime inconnu. Il n'y a point chez nous d'adultères, disait à un étranger le Spartiate Géradas. — Mais s'il y en avait ?Il serait condamné à payer un taureau assez grand pour boire du haut du mont Taygète dans l'Eurotas. — Mais, répliqua l'étranger, comment trouver un taureau de cette taille ?Et comment, répondit Géradas en souriant, trouver à Sparte un adultère ?[42]

Le peuple, réuni à chaque pleine lune, connaissait des attentats contre la sûreté de l'état ; un sénat, composé de vingt-huit membres et que présidaient alternativement les deux rois de Sparte, jugeait les crimes d'une gravité exceptionnelle ; ceux de moindre importance étaient de la compétence des éphores, magistrature démocratique qui parvint peu à peu à usurper la plupart des attributions du sénat.

A Lacédémone, dit Plutarque, tout le pouvoir était entre les mains des éphores et des sénateurs. Les premiers ne demeuraient en charge qu'une année ; la dignité des autres était à vie. Le sénat avait été établi pour servir de frein à l'autorité des rois[43]. Néanmoins quand un roi se rendait coupable de trahison ou d'une grave infraction aux lois constitutives de la république, c'était aux éphores, d'après les statuts de Lycurgue, qu'appartenait le soin de poursuivre sa condamnation. En général ces magistrats jouaient le rôle d'accusateurs publics dans les causes où il s'agissait de crimes politiques. Mais ils s'arrogèrent bientôt les attributions de juges et, s'il faut en croire Isocrate, ils en vinrent à exercer, en matière judiciaire, une sorte de dictature souveraine[44].

Les grossiers dominateurs de la république lacédémonienne redoutaient l'éloquence, comme tous les arts libéraux. Aussi n'accordaient-ils point aux accusés l'appui d'un défenseur. Le prévenu devait répondre lui-même à l'accusateur. Nous supposons qu'il pouvait, comme dans l'Attique, recourir pour se justifier aux épreuves judiciaires et que les rois, dépositaires de l'autorité religieuse, présidaient à ces épreuves. Il nous parait établi en effet que les ordalies, qui jouent un si grand rôle dans l'histoire du droit criminel au moyen âge, furent pratiquées chez les principaux peuples de la Grèce dès les temps les plus reculés. Les Hellènes étaient, comme les peuples germaniques, descendus des plateaux de l'Asie, et cette origine commune explique sans doute l'usage, à des époques si différentes et chez des peuples en apparence si dissemblables, de preuves judiciaires absolument identiques. Le fait toutefois est assez curieux pour que nous en fournissions la preuve.

Dans l'Antigone de Sophocle, un des gardes placés près du corps de Polynice pour empêcher qu'on ne lui rende les honneurs funèbres, vient annoncer à Créon que ses ordres ont été enfreints et qu'au lever du jour, le cadavre a été trouvé couvert de poussière et inhumé selon les rites religieux. Il raconte la colère qui s'est emparée des gardes à ce spectacle, leurs soupçons mutuels, leurs efforts pour se justifier. Nous nous offrons, dit-il, à prendre avec la main le fer rouge, à marcher au milieu des flammes, à attester les dieux que nous n'avons ni fait ni conseillé cette action. Or, selon l'opinion d'un savant critique allemand, M. Schœll, les pièces de Sophocle et particulièrement Antigone, quoique leur action se passe dans les temps fabuleux de la Grèce, reproduisent les mœurs contemporaines de l'auteur et les usages du pays où il vivait. On est donc fondé à croire que le jugement de Dieu était usité chez les Hellènes, comme il le fut chez les Germains.

La jurisprudence de Sparte, comme celle d'Athènes, était fort indulgente pour les citoyens libres, caste aristocratique dont les Lacédémoniens n'étaient que les sujets. On battait de verges le maladroit qui se laissait surprendre commettant un vol dans la campagne ou dérobant les pains consacrés sur l'autel de Diane Orthie[45]. Ce châtiment n'avait pas pour but de réprimer le larcin, mais de punir la maladresse. L'agilité, la ruse, qualités indispensables à la guerre et que le vol nécessite, se développaient sous l'influence de cette étrange législation. Le seul mime irrémissible était la lâcheté. Le soldat qui fuyait avait déshonoré sa famille ; il pouvait âtre tué par sa propre mère. Le courage devenait ainsi plutôt une nécessité qu'une vertu.

Sparte toutefois avait un supplice légal pour les citoyens coupables d'un crime capital ; c'était l'étranglement par la corde. C'est ainsi que, sur l'ordre des éphores, périt le jeune roi Agis. Certains coupables étaient précipités dans un gouffre qui s'ouvrait au pied du mont Taygète. C'était le kaïadar où l'on jetait aussi les enfants mal conformés[46]. Mais rien ne prouve que ce supplice ait jamais été infligé aux hommes libres ; il était sans doute réservé aux Laconiens et aux ilotes.

L'ilotisme est la flétrissure indélébile attachée à la mémoire de la république lacédémonienne. Il suffirait à lui seul pour rendre odieux ce peuple farouche, enfermé dans sa sauvage vertu, étranger aux arts, aux lettres, à la saine morale, à la pitié, à toutes les passions qui polissent les mœurs. Une poignée d'oligarques, clairsemés dans leur patrie, soutenus par des soldats mercenaires, fondait sa domination sur l'abrutissement systématique, sur l'anéantissement régulièrement organisé de tout un peuple.

Les ilotes ne pouvaient coucher à la ville ; le fouet les tenait sans cesse courbés sur la glèbe[47]. Chaque jour on leur administrait un certain nombre de coups de verges, pour ne pas leur laisser oublier qu'ils étaient esclaves. Considérés comme des choses, l'État les louait ou les prêtait aux citoyens, qui devaient les lui rendre à toute réquisition. Des bonnets de peau de chien, des habits de peau de brebis étaient les seuls vêtements qu'on leur permit. On voulait qu'ils ressemblassent le plus possible aux bêtes par l'extérieur comme par les habitudes. A certains jours de fête on enivrait quelques-uns de ces malheureux, non pour leur faire oublier leurs maux, mais pour donner aux jeunes Spartiates l'horreur de l'ivresse. Un ilote portait-il trop haut la tête, son regard brillait-il d'une étincelle de fierté, sa figure, son langage trahissaient-ils quelque conscience de la dignité humaine, vite il était égorgé ou soumis à un supplice pire que la mort ; il perdait son énergie avec les marques de sa virilité[48].

La loi défendant de vendre les ilotes, leur nombre toujours croissant menaçait la sécurité de la farouche république. Sparte mettait en coupe réglée cette population qui aurait fini par étouffer ses maîtres. Le premier soin des éphores, dès leur entrée en charge, était de déclarer la guerre aux ilotes, afin qu'il fût permis de les tuer avec un semblant de raison, sinon de justice.

On s'affranchissait d'ailleurs volontiers de ce subterfuge. Nous ne sortirons pas de notre sujet en rappelant ici ce qu'on appelait à Sparte la cryptie ou l'embuscade. C'était la chasse à l'ilote. De temps à autre, les gouverneurs des jeunes Spartiates lançaient dans la campagne les plus robustes et les plus audacieux de leurs élèves. Cachés tout le jour dans des endroits couverts, ces chasseurs d'hommes se répandaient le soir sur les grands chemins et égorgeaient les esclaves inoffensifs qu'ils rencontraient revenant des travaux des champs. On aurait peine à. croire à de telles atrocités si Plutarque[49] et le grave Aristote ne les racontaient.

Thucydide relate un autre exemple de la barbare politique de Sparte envers ses esclaves. Pendant la guerre du Péloponnèse, ils avaient eu la sublime naïveté de se battre pour leurs bourreaux. En reconnaissance de ce service, on offrit la liberté tous ceux qui avaient pris part à la guerre, et on les invita à venir se faire inscrire à Sparte. Deux mille se présentèrent. On les logea chez les citoyens les plus riches, on les couronna de fleurs, on les mena dans les temples rendre grâces aux dieux de la liberté rendue ; après quoi ils disparurent tout à coup, sans que l'on sût au juste comment ils étaient morts. Diodore prétend que l'État avait chargé de cette affreuse exécution les citoyens chez lesquels ces deux mille victimes avaient été logées[50].

 

 

 



[1] Hercule fur., v. 732.

[2] Œd. Col., v. 274.

[3] Choéphores, v. 64.

[4] Sophocle, Électre, v. 360, 388, 392.

[5] Sophocle, Électre, v. 231.

[6] Oreste, v. 511.

[7] Limburg Brouwer, Hist. de la civilisation morale et religieuse des Grecs, t. I, p. 144.

[8] Eustathe de Constantinople, Commentaire sur l'Iliade, p. 690.

[9] Iliade, ch. XVIII, v. 497 et suiv. Heyne pense que ces derniers mots : Celui qui aura exprimé la justice avec droiture, doivent s'appliquer aux plaideurs et non pas aux juges, et cette interprétation est en effet assez naturelle. L'accusé déposait sans doute deux talents d'or qu'il reprenait s'il gagnait sa cause, ou qui, dans le cas contraire, devenaient la propriété de son adversaire.

[10] César Cantù, Hist. universelle, t. I, p. 551.

[11] Odyssée, ch. XXII, v. 465, 474 et suiv.

[12] Iliade, ch.III, v. 67.

[13] On peut voir sur ce point le mémoire de Fréret, au t. XLVII (première série) des Mémoires de l'Académie des inscriptions.

[14] Odyssée, ch. VIII, v. 325 et suiv.

[15] Euripide, Andromaque, v. 221.

[16] Vov. sur ce point et, en général, sur l'état des femmes dans la Grèce, l'excellent ouvrage de Limburg Brouwer que nous avons déjà cité, t. I, p. 145, 172.

[17] Joachimus Stephanus, De juridictione veterum Græcorum liber, au t. VI du Thesaurus de Gronovius, col. 2732.

[18] Joach. Stephan. in Gronovio, t. VI, col. 2733.

[19] Phédon, in fine. Socrate, par ces mots, entend remercier Esculape d'être guéri de la vie.

[20] Plutarque, Vie de Phocion, ch. XLI, et Joachimus Stephanus, col. 2733.

[21] Lysias fait allusion à ce genre de mort dans le fragment de la harangue acéphale.

[22] Eschyne, In Ctesiphontem.

[23] Les Lois, liv. IX.

[24] Esprit des lois, liv. VII, ch. X.

[25] Les lois attiques, bien différentes des lois romaines, si dures envers les femmes, permettaient à ces dernières de demander le divorce. Samuel Petit, Leges atticæ.

[26] Carmen XV.

[27] Sat. X, v. 317.

[28] Potter, Archæologia græca, lib. IV, air, au t. XII, col. 628 du Thesaurus de Gronovius.

[29] Selon Letronne (Mém. de l'Acad. des inscript., t. VI), on comptait dans l'Attique, à partir de la guerre du Péloponnèse jusqu'à la bataille de Chéronée : Athéniens : 70.000, Métèques : 40.000, Esclaves : 110.000. Au total : 220.000.

[30] Sur le tympanum, vov. Potter, Arch. græca, col. 116, t. XII de Gronovius. Au dire de Joachim Etienne (t. VI, col. 2732 de la même collection), l'usage de crucifier les coupables n'aurait été introduit en Grèce qu'après la conquête romaine.

[31] Potter, col. 118.

[32] Il y a dans ce vers (le vers 1360) un jeu de mots tiré d'un nom propre et d'un adjectif qui se dit des pierres qu'on attachait au cou du criminel qu'on allait précipiter.

[33] Lysias, Oratio in Argorat.

[34] Esprit des lois, liv. VI, ch. XVII, à la note.

[35] Vov. sur ce point Samuel Petit, Leges atticæ, p. 355.

[36] Les Grenouilles, trad. Artaud, p. 433. On fouette les enfants avec des tiges de poireaux, punition qui paraît ici trop douce à Xanthias.

[37] On voit par ce passage qu'Athènes avait plusieurs bourreaux.

[38] Vov. les Captifs, pièce de Plaute empruntée à un auteur grec inconnu.

[39] Act. I, sc. III.

[40] Potter, Archæologia græca.

[41] Polybe (liv. XII, 6) atteste que trois ou quatre frères n'avaient souvent qu'une seule femme. Un mari qui avait perdu l'espoir d'avoir un fils, amenait à sa femme quelque jeune homme vigoureux.

[42] Plutarque, Vie de Lycurgue, 24.

[43] Vie d'Agésilas, 3.

[44] Les éphores peuvent faire punir qui bon leur semble sans jugement (Isocrate, Panathénaïque). L'adverbe άκρίτως que nous traduisons par sans jugement signifie aussi : sans choix, sans ordre.

[45] Xénophon, République de Sparte.

[46] Rien de plus commun dans l'antiquité que l'abandon et l'exposition des enfants. On fabriquait exprès en Grèce des vases d'argile en forme de coquilles où l'on exposait les nouveau-nés. Nous reviendrons sur ce point en traitant de la pénalité romaine. La Grèce distinguait entre άποτιθέσθαι, abandonner un enfant avec l'intention de le laisser mourir, et έκτιθέσθαι, l'exposer faute de pouvoir le nourrir. Mais Sparte seule eut l'odieux courage de jeter les nouveau-nés contrefaits dans un gouffre que, par une plaisanterie atroce, elle appelait le dépôt.

[47] Il en était différemment des esclaves domestiques nommés οίκέται ; mais ces derniers n'étaient pas mieux traités que les ilotes.

[48] Vov. Athénée, les Deipnosophistes, liv. XIV, ch. LXXIV, et le Commentaire de Schweighæuser, t. VII, p. 642.

[49] Vie de Lycurgue, 41.

[50] Thucydide, Guerre du Péloponnèse, liv. IV, 80 ; Diodore de Sicile, p. 117. — Vov. sur les ilotes les recherches de Capperonnier, au t. XXIII, p. 27, des Mém. de l'Acad. des inscriptions.