LES CRIMES ET LES PEINES

 

INTRODUCTION.

 

 

Universalité du dogme de la chute et de l'expiation. — Sacrifices humains communs à tous les peuples primitifs. — Caractères des premiers châtiments appliqués aux fautes individuelles. — Haute antiquité des institutions pénales hébraïques ; — influence qu'elles ont exercée sur le droit criminel de la plupart des peuples modernes ; — l'exposé sommaire de ces institutions considéré comme préliminaire obligé d'une histoire de la pénalité européenne. — Rome, véritable berceau du droit. — Haute autorité et influence du droit romain. — Ses rapports avec celui de la Grèce. — Plan de cet ouvrage. — Peine primitive antérieure à toutes les législations.

 

Toute peine est une expiation. A ce point de vue, l'histoire des peines se lie au dogme le plus ancien et le plus universel qui soit sur la terre. Tous les peuples, en effet, ont cru à la nécessité des expiations ; chez tous se retrouve plus ou moins enveloppée l'idée d'une chute primitive, d'une apostasie, d'un grand crime commis à l'origine des choses et que les hommes ont cru expier par des sacrifices sanglants.

Dieu, dans la Genèse, ordonne le sacrifice des animaux premiers-nés, symbole de celui que le Rédempteur devait un jour accomplir. Tyr, Carthage, l'Égypte immolaient des victimes humaines. La Grèce, à chaque sixième jour du mois Targélion, sacrifiait un homme et une femme pour le salut des deux sexes ; Rome, à l'époque des tumultes gaulois, faisait ensevelir dans le Forum un homme et une femme de cette nation[1]. On connaît le vers du vieil Ennius, allusion aux sacrifices humains :

Ille suos diveis mos sacrificare puellos[2].

Les autels druidiques, si semblables pour la construction à ces autels de pierres non dégrossies dont Moïse recommande l'usage[3], les dolmens d'où le sang découlait par des sillons creusés à cet effet, couvrent encore le sol des anciennes forêts de la moitié de la France, du pays de Galles, de l'ancienne Germanie ; on les retrouve aux deux extrémités de l'Europe, en Norvège et en Portugal. On a la preuve que les sacrifices humains étaient en usage dans le nouveau monde, chez les Péruviens et les Mexicains, et cette concordance tend à établir l'unité d'origine des races qui peuplent les deux parties du globe, en même temps qu'elle montre combien est générale cette tradition de la chute originelle et de la rédemption au moyen du sacrifice.

Les victimes offertes à la divinité avaient pour but de racheter le crime commun ; elles mouraient pour la faute et pour le salut de tous ; mais, dès l'origine des sociétés, on trouve partout des châtiments appliqués aux fautes individuelles comme moyen de préservation pour la famille humaine. Leur caractère principal est 'celui d'une réparation pour l'offensé bien plus que d'une expiation pour le coupable. On sait toutefois que certains peuples primitifs de l'Italie (Osques, Samnites, Ombriens) considéraient la peine de mort comme un sacrifice destiné à. apaiser la divinité outragée par le crime. Mais il était réservé au seul christianisme d'imprimer au châtiment ce caractère élevé qui en fait une rédemption pour le coupable en même temps qu'un préservatif pour l'ordre social.

Ce fut la force qui fonda les premiers empires ; le conquérant devenu le maître du territoire envahi imposait aux vaincus sa volonté pour loi unique. C'est ainsi que s'établirent ces grands empires de l'Asie, dont le chef réunissait en lui tous les pouvoirs. Dans sa main le sceptre était un glaive et le droit de punir une conséquence de sa domination absolue. Pallas rapporte que, chez les Mongols, lorsqu'un individu en prend un autre par les cheveux, il est puni, non pour lui avoir fait du mal, mais parce que les cheveux appartiennent au roi[4]. Le despotisme en Asie fut le résultat naturel du climat, des mœurs et de la religion : les châtiments n'avaient d'autre règle que le caprice du maître.

En dehors du peuple hébreu, les seuls peuples de la haute antiquité qui eurent, en matière de pénalité, des coutumes fixes ou des lois soit traditionnelles soit écrites, ces seuls peuples furent les Indiens, les Perses et les Égyptiens. Mais aucun des codes.de ces peuples ne peut alléguer une antiquité pareille à celle des lois que Moïse donna à ses frères. Les livres saints sont certainement, même aux yeux de la critique la plus indépendante, le document qui nous fait approcher le plus de l'origine du genre humain. D'après les données les plus larges, la première rédaction des lois de Manou ne serait antérieure que de treize siècles à Jésus-Christ ; les livres Zends, qui contiennent tout ce qu'on sait de la littérature et de la législation des Perses, sont moins anciens encore ; enfin les huit livres de Thaut, le trois fois très-grand, qui formaient le code égyptien, étaient un assemblage de lois d'époques diverses, les unes tout à fait barbares, les autres témoignant d'une culture assez avancée.

Celui qui tiendrait à écrire une histoire universelle de la pénalité, et b. la faire remonter aussi haut que possible, devrait donc interroger d'abord les institutions du peuple hébreu. Par ses captivités successives, par son contact avec les Égyptiens, les Assyriens, les Perses, les Grecs et les Romains, le peuple de Dieu s'assimila beaucoup d'usages empruntés à ses vainqueurs, en sorte qu'il n'est presque aucun des châtiments particuliers aux peuples que nous venons de nommer dont on ne trouve trace dans l'Écriture.

Cette race indestructible, ce peuple foulé aux pieds pendant tant de siècles, a prêté ses lois à tous ses persécuteurs. Les institutions mosaïques ont exercé une influence notable sur la jurisprudence criminelle du moyen âge et de l'ère moderne. L'Écriture était très-souvent invoquée comme autorité infaillible par les juges et les légistes, Dans les causes relatives aux attentats contre la religion ou les mœurs, dans les procès faits aux blasphémateurs et aux sorciers, un texte du Lévitique ou des Nombres, invoqué à propos et souvent hors de propos, tranchait d'ordinaire toutes les difficultés et emportait la décision. C'est pour cela qu'une esquisse des lois pénales du peuple juif est une introduction indispensable à l'histoire des crimes et des peines chez les principaux peuples de l'Europe, à l'étude des vicissitudes qui ont présidé aux développements de leur pénalité, des lentes améliorations qu'elle a reçues, des entraves qui ont retardé ces améliorations.

Nous n'entendons pas toutefois exagérer cette action des lois mosaïques sur le droit des modernes. Le génie hébreu diffère trop essentiellement de celui des peuples latins et germaniques pour que la fusion des lois qui régirent les deux races ait pu être profonde et durable. Entre la race sémitique à laquelle le peuple de Dieu appartient et la race indo-européenne, il y a une ligne de démarcation profonde, tracée par des différences radicales d'esprit, de langue et de mœurs et que les révolutions religieuses ne sont point parvenues à effacer. Dans le grand courant du droit criminel, l'affluent mosaïque, dérivé d'une source tout orientale, est toujours resté distinct, non confondu et facile à reconnaître.

Le véritable berceau du droit civil et criminel des peuples européens n'est point en Judée. Ce berceau est à Rome. C'est là que naît la science du droit ; c'est là, pour employer les expressions d'un savant et regrettable jurisconsulte, que s'accomplit pour la première fois l'intime alliance d'une pratique austère et d'une sévère théorie, là que se produisent et se soutiennent les grands législateurs, les grands magistrats et les grands jurisconsultes[5]. Rome, il est vrai, fait des emprunts aux lois de la Grèce : sans leur demander autant qu'à son génie naturel, à ses traditions pélasgiques ou orientales, elle s'en inspire pourtant dans une mesure appréciable. De là l'utilité de jeter d'abord un coup d'œil sur les institutions grecques avant de demander au droit romain les lumières nécessaires pour éclairer celui des peuples modernes.

C'est là en effet la marche que nous nous proposons de suivre. Les lois criminelles de Rome et de la Grèce, le régime pénal des diverses classes de la population dans le monde ancien, l'alliance du droit romain et du christianisme, leur action commune sur la société, les institutions barbares se mélangeant avec les coutumes nationales, la procédure ecclésiastique s'imposant aux tribunaux laïques et faisant prédominer l'intérêt social sans souci des garanties dues aux accusés, le droit pénal formé de tous ces éléments et qui, grâce à eux, revêt, chez presque tous les peuples chrétiens, un caractère remarquable d'uniformité, les causes qui partout, hormis en Angleterre, modifient dans le meule sens, aux quatre derniers siècles, la procédure et les lois criminelles, tels sont les traits principaux du tableau que nous essayerons de tracer. La loi qui régit la pénalité se dégagera d'elle-même de ces études et nous n'entreprendrons pas de la formuler ici par avance.

Avant d'exposer les principales peines qui ont été successivement appliquées aux attentats commis soit contre la société tout entière, soit contre les propriétés et les personnes, disons de suite qu'il en est une qu'on peut regarder comme commune à tous les peuples primitifs et comme antérieure à toutes les législations. C'est celle du talion.

Cette loi du talion est le résultat d'un instinct naturel de justice inné chez l'homme ; elle a sa racine dans le cœur humain et l'on peut dire qu'elle est aussi vieille que le monde. Nous verrons tout à l'heure en quels termes précis Moïse l'établit ; les temps héroïques de la Grèce ne connurent guère d'autre loi pénale. En Égypte, celui qui avait porté un faux témoignage subissait la peine que l'innocent calomnié aurait encourue. Le code indien va plus loin. D'après les lois de Manou, celui qui frappe reçoit des blessures absolument semblables à celles qu'il a faites et a de plus la main coupée[6]. Cette peine du talion se retrouve dans le Coran et dans la loi des Douze Tables ; les lois ecclésiastiques et canoniques l'ont admise et saint Augustin en a fait l'apologie[7].

 

 

 



[1] C'était une coutume empruntée des Perses ; Hérodote, liv. VII, t. III. p. 87, trad. du Ryer.

[2] Fragments, p. 28. — Vico a cru reconnaître les traces de l'expiation par les sacrifices humains dans les Saturni hostiæ.

[3] Exode, XX ; Deutéron., XXVII.

[4] Pallas, liv. I, p. 194.

[5] M. Laferrière, Introd. à l'histoire du droit civil de Rome.

[6] Manou, IX.

[7] Aug., lib. XIX, 25, contra Faustum.