LES CRIMES ET LES PEINES

 

PRÉFACE.

 

 

Ce livre n'est point un vain assemblage de scènes terribles et dramatiques présentées de façon à émouvoir les esprits impressionnables. L'auteur n'a fait nulle part de l'horrible à plaisir. Il a tout au contraire renoncé systématiquement à l'espèce d'attrait que les tableaux lugubres ou sanglants présentent à beaucoup d'imaginations. S'il en a, non pas dessiné, mais esquissé quelques-uns, c'est seulement lorsqu'il y était forcé par le sujet et dans le but unique d'appuyer par des exemples la démonstration de certains principes judiciaires aujourd'hui rayés des lois criminelles.

Suivre l'histoire pénale de chaque crime depuis les temps les plus anciens, établir les manières différentes dont il a été envisagé ou réprimé, tirer ou conduire le lecteur à tirer l'enseignement qui ressort de ces divergences, dégager enfin la loi morale qui préside aux lents perfectionnements de la pénalité : telle est la pensée philosophique qui ressort, nous l'espérons, de l'ensemble des études contenues dans ce livre.

L'histoire des peines ainsi comprise tient de près et par plus d'un côté à l'histoire même de la civilisation. Elle démontre en effet qu'à chaque grande rénovation sociale correspond une manière différente d'envisager l'incrimination et la pénalité. Ce qui fut crime à une époque, et crime puni des plus affreux supplices, n'est plus bien souvent, pour une époque postérieure, qu'un délit frappé de peines insignifiantes. L'histoire pénale de l'hérésie, de la sorcellerie, de la magie, du blasphème, de l'adultère et de tant d'autres crimes, cette histoire dont on peut suivre le développement dans ce livre, fournit une ample démonstration de ces vérités.

Cette marche de la pénalité est lente ; l'usage, la tradition, la routine lui apportent de nombreux obstacles. Rien de plus vivace qu'un supplice ; rien de plus profondément enraciné dans les mœurs d'une nation ; rien qui tienne plus intimement à sa façon de comprendre la propriété, l'hérédité, les obligations réciproques des citoyens, rien, par cela même, qui soit plus difficile à modifier ou à détruire. Il se dresse encore, comme un témoignage des temps qui ne sont plus, quand déjà la mer montante de la civilisation a tout recouvert autour de lui ; il est, de tous les legs barbares du passé, celui que les idées nouvelles ont le plus de peine à répudier. La torture que 89 seul a pu supprimer, la marque abolie d'hier seulement en France, le fouet qui sévit encore en Angleterre, en sont la preuve. Joignons-y le supplice capital lui-même que les efforts de tant de publicistes et de cœurs généreux ne sont point encore parvenus à rayer des codes européens.

Mais il arrive toujours un moment où les lois sont forcées de se mettre à l'unisson avec les idées et les mœurs. Les révolutions font pour la pénalité ce que font les orages pour l'atmosphère : elles l'épurent en la bouleversant. Le point de vue sous lequel on envisageait les crimes et la répression qu'on leur appliquait se modifient à mesure que s'élève l'idée qu'on se fait de l'objet de la pénalité et du but qu'on doit lui assigner.

Il est impossible de parcourir une œuvre historique quelconque sans y rencontrer des procédures bizarres et inexplicables, des condamnations, des tortures, des supplices infligés en vertu d'idées ou de principes aujourd'hui absolument étrangers à. nos mœurs et dont la plupart des lecteurs ont peine à se rendre compte. On se demande comment des peuples qui jouissaient d'une civilisation relativement avancée ont pu se plier à des institutions pénales si étranges et si barbares. C'est qu'on ne tient pas compte de l'origine de ces institutions, des transformations qu'elles ont subies, et de la puissance, en matière criminelle, de l'usage et de la tradition. Comment comprendre par exemple qu'en France, au milieu du seizième siècle, on ait pu brûler vif un homme convaincu d'avoir à la fois deux mal-tresses, dont l'une était la fille de l'autre, si l'on ignore que tel était le supplice infligé à ce crime par le Lévitique, si l'on ne se rend pas compte de la longue influence que l'Écriture sainte a exercée sur la législation et la jurisprudence pénales de tous les peuples chrétiens.

Combien de questions pareilles ne soulèvent pas les procédures et les pénalités qu'on rencontre à chaque pas dans *l'histoire ! Quelle était l'organisation judiciaire des peuples de l'antiquité ? Quelle fut celle des barbares et de la féodalité ? Comment et pourquoi, à mesure que la civilisation se dessine et que l'autorité publique s'affirme, voit-on partout succéder à. l'absence à peu près absolue de tout châtiment la pénalité la plus atroce ? Qu'étaient ces tribunaux secrets, témoignage de l'impuissance des juridictions légales, cette sainte Vehme dont l'origine remonte à Charlemagne et dont les derniers débris périrent sous la main de Napoléon ? Quelle explication raisonnable donner à ces peines étranges ou grotesques si communes au moyen âge, surtout en Allemagne, qui semblent les fantaisies de barbares en délire et qui renfermaient pourtant un sens caché ? Quelle fut au juste la pénalité de l'Inquisition ? Que doit-on croire de l'origine, du sens, du but de sa ténébreuse procédure et quelle influence exerça-t-elle sur la justice laïque ? De quel principe la torture fut- elle la conséquence ? Comment expliquer sa longue existence, sa pratique chez presque tous les peuples européens, et pourquoi tant d'esprits judicieux l'ont-ils si longtemps défendue, Par quelles raisons puisées dans l'esprit même de ses institutions, l'Angleterre a-t-elle toujours répudié ce barbare moyen d'instruction ? D'où vient l'étrange similitude qu'on remarque jusqu'à la fin du siècle dernier dans les lois criminelles de toutes les grandes nations de l'Europe, lois partout empreintes des mêmes vices, l'inhumanité, l'arbitraire, l'inégalité, la différence de la peine selon le rang des coupables, son extension à la famille du criminel ? A quelles causes premières, à quelle diversité originaire dans les sources juridiques tiennent les différences qu'on remarque entre le droit criminel de l'Angleterre et celui des autres peuples modernes ? D'où procède l'esprit qui l'inspire et qui l'a tenu si longtemps étranger aux progrès que, partout ailleurs, la Révolution française a fait faire aux institutions pénales ?

Nous ne résumons pas ici la matière générale de ce livre ; nous nous bornons à indiquer quelques-uns des problèmes qu'il se propose de résoudre et qui, judicieusement examinés, sont tous féconds en révélations historiques. Car les peines sont le produit de la civilisation, des mœurs, des croyances, des traditions, et leur étude, qui doit tant aux secours de l'histoire, lui prête encore plus de lumières qu'elle ne lui en emprunte.

Soit qu'à propos du régime pénal des esclaves dans l'antiquité, de celui des serfs et des vilains dans le moyen âge, ou de la pénalité qui pesait hier encore sur les nègres des colonies, on soit conduit à préciser les différences qui ont si longtemps séparé les diverses classes d'un même peuple sous le rapport de la nature et de la gravité des châtiments ; soit qu'on étudie les remèdes héroïques et malheureux appliqués en diverses époques à certaines plaies de l'ancien ordre social, telles que la mendicité et le vagabondage ; soit qu'au sujet de chaque peine spéciale, on s'attache à établir son origine, à suivre son développement et ses modifications, à rechercher, par exemple, ce que furent, aux derniers siècles, la torture, les galères, les prisons féodales, il n'est aucune des questions relatives à l'histoire de la pénalité qui ne soit fertile en révélations sur le passé en même temps qu'en aperçus philosophiques.

Ces études s'arrêtent à la Révolution française, époque de rénovation générale pour les institutions criminelles de la plupart des nations européennes, au moment où le vieux principe de la vindicte publique commence à céder la place à un principe plus élevé qui doit régénérer la pénalité et marquer la dernière période de son développement.

Nous ne les étendons pas au delà de l'Europe et, dans l'Europe même, nous n'étudions, dans l'ère moderne, que les pénalités dérivées de sources communes ou qui du moins ont subi des influences identiques, et qui, par suite, forment une histoire enchaînée et suivie. L'histoire de la pénalité slave qui, pendant tant de siècles, est restée étrangère au mouvement général du droit criminel européen, demanderait une étude à part et eût dérangé l'unité et l'harmonie de ce livre. C'est le droit de tout écrivain de limiter son sujet à sa guise ; mais, ici, il y a de plus pour resserrer cet ouvrage dans les bornes où l'auteur l'a renfermé des raisons puisées dans la différence des origines, des lois, des mœurs, des sources et des affluents du droit. Les seules similitudes sont celles qui signalent l'enfance de toute civilisation.

L'auteur n'ignore pas que, sur le sujet considérable qu'il aborde aujourd'hui, existent déjà, surtout chez deux peuples voisins, des études bien plus originales et solides que les siennes. L'Allemagne, dans ce genre de recherches, peut citer avec orgueil les noms de Henri Luden, de Henke, de Birnbaum, de Mittermaier et de plusieurs autres ; l'Italie, ceux de Nicolini et de Carmignani. La France est moins riche ; l'histoire et la philosophie du droit pénal y sont assez négligées. Elle ne peut guère opposer aux vastes travaux dont nous venons de nommer les auteurs, que les recherches de M. Albert Duboys sur l'histoire du droit criminel, ouvrage de longue haleine, dont le monde savant attend l'achèvement, et les excellentes leçons, malheureusement orales et inédites, de M. Ortolan, sur la législation pénale comparée.

L'auteur n'a point entendu lutter de science et d'érudition avec les écrivains qu'il vient de citer. Il ne professe point, il ne discute point, il n'aborde les questions que par leur côté historique et philosophique, il laisse à de plus compétents la science pure et les déductions théoriques. Ce n'est point exclusivement aux érudits qu'il s'adresse, encore moins aux jurisconsultes. Il ne vise pas à faire avancer la pénalité ; il tente seulement de dessiner les lignes principales de son histoire et d'en vulgariser la connaissance. Il sera content s'il est parvenu, sans appareil scientifique, sans employer la langue un peu rébarbative du droit, sans effaroucher les non-initiés et surtout sans choquer les esprits délicats, à rendre clairs et intelligibles pour tous, les principaux problèmes qui se rattachent à cette histoire.