ÉTUDES SUR LES BARBARES ET LE MOYEN ÂGE

 

VII. — MYSTÈRES

 

 

SOMMAIRE[1]. — Il importe peu que ces mystères soient celtiques et des imita lions ; il importe seulement que ce soient des mystères, production qui fut propre au moyen âge et qui charma les peuples catholiques. Les nation, romanes, reportées par l'invasion des barbares à une seconde enfance, recommencèrent l'ancien cycle poétique, et eurent leur développement épique d'abord, puis leur développement lyrique et dramatique. Pour que la scène passât du mystère au drame et devînt à la fois œuvre originale et œuvre de grand art, il fallait que l'esprit du moyen âge, continuant de puiser à ses sources naturelles, c'est-à-dire à son propre milieu, trouvât finalement les procédés scéniques qui convenaient à de si nouveaux sujets. Cela ne fut point donné à la France saisie, dans le quatorzième siècle et dans le quinzième, d'une décadence, d'une transformation, d'une transition qui lui ôta toute initiative, elle qui l'avait eue si grandement au début du moyen âge, ouvrant à tous l'ère épique de l'imagination. Deux nations, l'Espagne et l'Angleterre, retardées l'une par le travail de la contre-conquête sur les Arabes, l'autre par la nécessité de faire sa langue — l'anglais ne commence qu'au quatorzième siècle —, s'éprenant du goût du théâtre à un moment où l'invasion de l'antique n'avait encore rien refoulé ni étouffé, puisèrent aux légendes gracieuses ou sombres de l'ère catholico-féodale et se firent une, poétique appropriée à ces légendes. Nous avons chez nous deux pièces de ce genre, toutes deux provenant du théâtre espagnol ; c'est le Cid de Corneille et le Don Juan de Molière. Il suffit de les rappeler à la mémoire pour montrer quel caractère aussi original que grand y est marqué, et combien elles tranchent pour le fond, pour la forme, pour la couleur avec tout le reste du même temps. Le Cid fut très-accueilli ; et, si Corneille, au lieu de recevoir cette inspiration de seconde main, eût eu le goût des vieilles légendes est le sentiment de leur incompatibilité avec les formes du théâtre grec, la tragédie qui le mit en si haut renom eût pu avoir des sœurs, non moins dignes de mémoire. Mais l'antiquité, telle qu'on la comprenait, prévalut ; et ainsi se forma l'art théâtral de La France au siècle de Louis XIV, art qui régna en maître pendant plus de deux siècles. Au dix-huitième siècle on traitait chez nous de barbares, Shakespeare et les vigoureuses productions du génie moderne, à l'issue du moyen âge ; aujourd'hui l'on traiterait de barbare celui qui ne leur accorderait pu d'admiration ; tant le goût, en s'étendant, s'est éclairé et perfectionné !

 

Toutes les nations chrétiennes, dans le moyen âge, ont eu des mystères. Sans doute le souvenir des jeux scéniques de Rome s'était conservé, du moins parmi les lettrés. Pourtant, lorsque le goût des représentations théâtrales se réveilla, ce ne fut ni réminiscence, ni imitation ; tout naquit spontanément d'une source propre. Quand il n'y aurait eu, dans les siècles passés, en Grèce et en Italie, aucun théâtre, le théâtre chrétien du moyen âge n'en aurait pas moins apparu à son heure. Et à son heure, il pouvait s'ouvrir soit aux choses divines, soit aux choses humaines ; assez d'homérides, sans un Homère il est vrai, avaient retracé les épiques aventures de Charlemagne et de ses preux ; il n'y avait qu'à puiser à pleines mains dans ce trésor les grandes aventures et les hauts personnages ; mais, de ce côté, tout resta muet. Ce furent les choses divines qui, seules, eurent le privilège de trouver des auteurs, des acteurs, des théâtres. La foule, la vraie foule, accourut à ces spectacles, et elle goûta une profonde et sincère émotion à voir, en simplicité, Adam, le paradis et la chute, la passion avec ses poignantes douleurs, la résurrection avec son triomphe sur l'enfer et sur la mort. Ainsi au moyen âge, comme en Grèce jadis, la religion donna la première impulsion au théâtre ; ceci est à noter, mais le parallèle ne peut aller plus loin.

Les nations celtiques ont eu aussi le goût des mystères. On donne le nom de celtiques à quatre groupes séparés les uns des autres, les Irlandais, les Écossais des hautes terres, les gens du pays de Galles et les Bas-Bretons. L'érudition a montré que leurs langues, voisines entre elles, méritaient vraiment le nom de celtiques, étant des échantillons modernes du parler qui régnait dans les Gaules, dans la Grande-Bretagne et dans l'Hibernie, avant que les invasions les eussent transformées. Partout ailleurs les Celtes ont disparu de la scène du monde ; et de cette race jadis si répandue et si puissante, puisqu'elle occupait la Gaule, la Grande-Bretagne et l'Irlande, et quelques parties de l'Italie et de l'Espagne, il ne resterait que des débris si la France, sous un autre nom il est vrai, et avec une autre langue, n'en représentait effectivement le rameau gaulois. L'invasion romaine laissa les Gaulois à leur place, et l'invasion germanique, différente en cela de ce qu'elle fut en Angleterre, ne chassa devant elle ni ne relégua les gens du pays ; elle ne fit que se superposer, de sorte que, sauf sans doute des points isolés, la loi d'hérédité fondit, de générations en générations, le plus petit nombre qui étaient les étrangers, dans le plus grand qui étaient les indigènes. Hors de là et encore là avec ce notable sacrifice de la langue, les populations celtiques n'ont pu conserver une existence politique : elles sont unies à de grands corps qui les entraînent dans leur orbite. Au début du moyen âge, elles jetèrent beaucoup d'éclat : l'Irlande eut des saints qui vinrent éclairer la Gaule mérovingienne ; il partit des côtes britanniques de pieux missionnaires dont les noms sont inscrits dans les annales et dans la géographie de l'Armorique ; mais les conjonctures devinrent défavorables, et de siècle en siècle leur rôle s'est rétréci.

Les quatre langues celtiques se classent deux à deux : celles de l'Irlande et des Highlands, celles du pays de Galles et de l'Armorique. Le premier groupe diffère du second à peu près comme le grec diffère du latin. Dans chaque groupe, les ressemblances sont beaucoup plus considérables. M. Norris dit que l'irlandais et le highlandais ne diffèrent guère plus l'un de l'autre que l'anglais ne diffère de l'écossais des basses terres, et qu'un étudiant qui lit l'un trouvera peu de difficulté dans l'autre. Il en est de même entre le gallois et le bas-breton ; sans être aussi voisins que le sont l'irlandais et le highlandais, ils le sont peut-être autant que l'espagnol et le portugais. Le cornique, c'est-à-dire le parler du pays de Cornouailles, en Angleterre, dans lequel sont écrits les mystères publiés par M. Norris, était encore plus près du bas-breton que le gallois ; je dis était, car il y a maintenant près de deux cents ans que ce dialecte est complètement éteint : personne ne parle plus celtique en Cornouailles. C'est ainsi que dans l'Armorique on peut noter de grands espaces que le breton a abandonnés. Il est toute une partie de la Bretagne, Rennes, Saint-Brieuc, où l'on ne parle et ne comprend que le français ; et pourtant, si l'on examine la géographie, on voit que la plupart des noms de lieux y sont bretons.

L'érudition, en montrant que les langues néo-celtiques appartiennent à l'ancien celtique, a, du même coup, résolu une importante question d'ethnographie, et permis aussitôt de classer les Celtes parmi les populations qu'on est convenu d'appeler aryennes. En effet, ces langues portent des traces nombreuses et évidentes d'aryanisme. Ainsi en cornique abrans, en bas-breton abrant, en gaélique abra, sourcil, représentent le grec όφρύς, qui, avec l'épenthèse d'un o bref, correspond au sanscrit bhrû, sourcil, et à l'anglais brow, front ; rapprochements qui montrent aussi que le latin frons est de même origine. Le verbe substantif a, dans le celtique, cette particularité qui existe en sanscrit, en latin, en allemand et partiellement en grec, de prendre pour certains temps un thème qui a une s, et pour d'autres, un thème qui a b ou f : en cornique os, tu es, et buf, j'étais ; en latin es et fui ; en anglais is et to be ; en sanscrit asti et bhû, être ; en grec έστι et φύω, lequel φύω est le même que les formes en b ou en f ci-dessus notées, mais n'appartient pas, en grec, à la conjugaison du verbe substantif. Ces langues constituent donc un débris très-précieux de l'antique idiome parent des origines du grec, du latin, du germain, du sanscrit. Malheureusement, à part un très-petit nombre de courtes inscriptions gauloises, nous ne possédons aucun texte vraiment ancien ; les plus vieux ne dépassent pas le huitième siècle de notre ère. Dans leur état actuel, une circonstance gêne l'usage qu'on en peut faire pour l'étymologie ; les langues néo-celtiques sont infestées de mots latins et, sur le continent, de mots français, si bien que souvent, en y trouvant un mot qui est dans les langues romanes, on ne sait si elles ont prêté ou emprunté :

Le Grand mystère de Jésus, mis au jour par M. de La Villemarqué, contient deux parties, la passion et la résurrection. En 1530, un libraire breton, du nom de Quillévéré, en publia une édition à Paris, rue de la Bucherie, mais avec des lacunes. Une autre édition, à peu près complète, en fut donnée en 1622. C'est à l'aide de ces deux textes que M. de La Villemarqué a constitué le sien. Des observations comparatives avec différents textes bretons dont la composition est datée, le portent à croire que le Grand mystère appartient au quatorzième siècle ; mais un critique, M. P. Meyer, comparant soigneusement le mystère breton à un mystère français analogue du quinzième siècle, a fait voir que le mystère breton était une imitation du mystère français. Jusqu'à présent donc on ne peut accorder, en ce genre, aux populations bretonnes, que d'avoir arrangé à leur usage les compositions de leurs voisins les Français.

Sur les drames corniques, M. Norris s'exprime à peu près de même. La date de leur composition n'est marquée nulle part, dit-il ; mais, par la condition du langage, par la forme des mots anglais qui y figurent et par la comparaison avec un ancien vocabulaire cornique du Bristish Muséum, on peut inférer qu'ils ne dépassent pas beaucoup l'âge des manuscrits qui les contiennent — le quinzième siècle — ; certainement ils ne doivent pas être assignés à une période plus ancienne que le quatorzième. Quant au sujet, il ajoute qu'il n'y a rien en ces drames qui ne se trouve dans ceux qui ont été imprimés en anglais, en français et en latin. L'ouvrage publié par M. Norris contient trois drames, chacun affecté du nom liturgique d'ordinaire — ordinale. Ils forment une trilogie, et, à la fin de la première et de la seconde pièce de la trilogie, le principal personnage qui se trouve en ce moment sur la scène, invite l'assistance à revenir le lendemain matin de bonne heure pour entendre la pièce suivante. Le premier ordinaire commence avec la création et se continue par la tentation et la chute, la mort d'Abel, la naissance de Seth, la construction de l'arche, le déluge et la tentation d'Abraham, c'est le premier acte ; le second acte embrasse l'histoire de Moïse et l'exode ; le troisième, le règne de David et l'accession de Salomon, qui bâtit le temple. Le second ordinaire représente l'histoire du Christ depuis la tentation jusqu'à la crucifixion. Le sujet, du troisième ordinaire est la résurrection et l'ascension. Mû par le désir de conserver ce presque unique monument de la langue cornique, M. Norris a donné de grands soins à son travail et fait preuve partout d'une érudition très-sobre, mais très-sûre. Il a publié, à la suite des mystères, un ancien vocabulaire cornique qui ne peut être plus récent que le treizième siècle, et l'a éclairci en rapprochant de chaque article les formes galloises et armoricaines qui s'y rapportent. Enfin les remarques grammaticales qu'il a extraites de ses mystères sont substantielles et utiles à ceux qui s'occupent des langues celtiques.

Si nos mystères celtiques ne sont pas originaux, du moins ils ont le mérite d'être épurés. Tandis que les mystères français et anglais du quinzième siècle abondent en grossièretés et en indécentes bouffonneries mises dans la bouche des personnages inférieurs, nos drames, tant bretons que corniques, sont à peu près purs de ce déplaisant mélange. Le réalisme repoussant le langage ordurier, les plaisanteries ignobles des bourreaux de Jésus ou de leurs dignes compères les démons, dit M. de La Villemarqué, si fort du goût des sujets de Louis XI ou de Gilles de Retz, n'auraient pas été supportés sur l'ancien théâtre français. On n'en voit pas non plus de traces sur l'ancien théâtre breton... Les maîtres de la scène bretonne auraient cru manquer de respect au divin sujet de leur inspiration dramatique en souillant l'oreille de leurs auditeurs par des expressions dont le parfait naturel ne rachetait nullement l'indécence. La piété, jointe à une certaine délicatesse de cœur, dirigeait leur goût et l'empêchait de s'égarer. De son côté, pour les mystères corniques, M. Norris note qu'ils n'ont pas, autant que les mystères anglais, de ce grossier comique que les assistances du quinzième siècle aimaient tant.

Dans ces drames celtiques, c'est la piété et l'édification qui donnent le ton. Lazare, le ressuscité de l'Évangile, est triste, et sa sœur Marthe voudrait le voir se réjouir. Marthe, ma douce et aimable sœur, cela n'est pas possible, répond-il. Pourrais-je convenablement prendre un air gai dans la disposition d'esprit où je suis, depuis la tristesse et la misère, depuis les tourments et les peines que j'ai vus ? En vérité, personne ne le croirait. Il a vu les sept supplices pour les sept péchés capitaux : une rivière glacée, fade et dégoûtante, où, sans miséricorde et sans pitié, on jette les coupables ; un gouffre bruyant, toujours sombre, creusé par le Malheur, où les pécheurs sont mis en pièces ; une salle où l'on pousse mille cris, noire, dure, peuplée de serpents ; des milliers de chaudières pleines de plomb bouillant ; une eau rapide, noire et fétide, qui gâte tout, et où arrivent les gourmands pour y être repus de crapauds, de salamandres et de hideux reptiles ; enfin, pour les impudiques, une montagne élevée, exécrable, creusée de puits profonds, où sont des chiens, des dragons, des horreurs de tout genre, et d'où s'élancent des flammes cruelles. Telles sont les idées qu'on se faisait de l'enfer au moyen âge et qui provenaient du tartare des païens. Celles de Dante y étaient très-semblables. Dans ces lieux maudits, le poète florentin n'avait cheminé qu'en pensée ; mais, sur le théâtre breton, Lazare parlait de ce qu'il venait de voir, et l'autorité de l'Évangile s'étendait à ces descriptions redoutables.

Judas trahit Jésus ; puis, forcené plus que repentant, il va se pendre ; mais, dans le drame breton, avant de s'arracher la vie, il intente une accusation contre la Providence : Pourquoi Dieu m'a-t-il créé pour être damné à cause de lui ? Mal et bien, c'est la loi commune, entraînent, selon leur principe et leur essence, chacune des choses créées ; ainsi, je ne puis être constamment honnête, en quelque état que ce soit, si je suis fait de matière mauvaise. Dieu n'est donc pas juste ; il n'est ni équitable, ni vrai justicier envers tous ; loin de là il est déloyal et dur de m'avoir fait d'une matière qui doit causer ma perte, en m'empêchant de me réconcilier avec lui. Un être surnaturel, qui surveille ses derniers moments, lui répond que Dieu a donné la raison et le libre arbitre, et écarte la responsabilité de la Providence. Le poète breton ne va pas plus loin sur cette question, tant agitée parmi les théologiens, du règlement de limites entre la volonté humaine et une Providence supposée toute-puissante.

Les faiseurs de mystères puisaient beaucoup dans l'Évangile apocryphe de Nicodème ; cela se voit surtout dans le drame cornique ; c'est là que ce drame a pris l'huile de miséricorde promise à Adam. Chassé du paradis, le premier homme veut bêcher, mais la terre crie : C'est chose merveilleuse, la terre ne veut pas permettre que je la brise pour y faire produire du grain. Il demande à Dieu d'intervenir si Dieu veut qu'il vive, et Dieu commande à la terre de s'ouvrir sous le bras d'Adam. A la fin de ses jours, Adam, lassé de lutter depuis tant de siècles contre la terre, s'arrête, et, s'appuyant sur son instrument de travail et de pénitence : Bon Dieu, que je suis fatigué ! Que je verrais arriver avec bonheur l'instant du départ ! Que ces ronces ont de dures racines ! Mes deux bras se brisent à les arracher. Et il envoie son fils Seth à la porte du paradis, pour demander s'il ne finira point par obtenir un peu d'huile de miséricorde du Dieu bon qui l'a créé. Seth, arrivé à la porte du paradis, reçoit du chérubin qui le garde la permission de jeter, à travers la porte, un coup d'œil dans ce lieu de délices. L'ange lui demande ce qu'il voit, et, à chaque interrogation, Seth répond en décrivant une merveille ; enfin, il dit : Je vois une fontaine brillante comme de l'argent d'où coulent quatre grandes rivières et où l'on voudrait se mirer. Au-dessus, s'élève le grand arbre aux rameaux sans feuilles ; son tronc, du haut en bas, comme ses branches, n'a plus d'écorce, et, quand je regarde à ses pieds, je vois que ses racines descendent jusqu'aux enfers, au milieu d'épaisses ténèbres, tandis que son front se perd au milieu du ciel dans une lumière éclatante. — Le chérubin : Regarde tant que tu pourras avant de quitter ce lieu. — Seth : Ô chérubin, ange du Dieu de grâce, je vois tout au haut de l'arbre, parmi les rameaux, un petit enfant nouveau-né, enveloppé de langes et serré dans des bandelettes. — Le chérubin : Cet enfant que tu vois est le Fils de Dieu. Quand les temps seront accomplis, il rachètera avec sa chair et son sang ton père Adam et ta mère et tous les hommes de Dieu. C'est lui qui est l'huile de miséricorde promise à ton père ; c'est lui qui, par sa mort, sauvera l'univers entier.

La chrétienté du moyen âge donnait aux musulmans le nom haineux de païens malgré leur sévère monothéisme ; et, transformé en Mahom, Mahomet était devenu une espèce de dieu protecteur des infidèles. Dans le drame cornique, ce Mahom s'est changé en saint Mahom ; et, ce qui ajoute à toutes ces méprises, Caïphe y jure, malgré l'anachronisme, par ce saint de singulière fabrique.

Jésus est devant Ponce-Pilate. Deux docteurs juifs sont à côté du magistrat, qui leur demande ce que, par la loi, il faut faire à l'accusé. L'un est contre Jésus, l'autre est pour. L'un : Il s'est fait, sans aucun doute, dieu et homme par des récits mensongers ; à lui est due, par ma foi, malgré ses dénégations, la peine de mort. — L'autre : Docteur, en aucun cas, il n'est légitime qu'un homme soit mis à mort parce qu'il prononce de bonnes paroles. Regarde la sirène, moitié poisson, moitié femme ; être Dieu et homme, c'est une chose à laquelle nous donnons foi. — L'autre : Sire docteur, je te dis qu'il mérite la mort. Le marché était commencé par dg bonnes gens dans le temple ; tout y était en ordre, on y voyait bien du monde, et voilà qu'il vient tout chasser, tout détruire. L'autre : Je m'étonne de t'entendre ainsi parler. Tu connais l'Écriture, tu sais qu'il faut souhaiter Satan hors de toutes les voies. A aucun titre, un marché n'est convenable dans la maison de Dieu ; il n'y convient qu'adorations et mercis à celui qui est Seigneur de la terre et de la mer. — L'autre : Très-certainement, cet homme en a égaré beaucoup ; toujours il s'oppose à notre loi ; aussi doit-il être mis à mort sans retard. Tous les docteurs du monde ne peuvent le sauver. — L'autre : Tu n'es pas son ami, à ce qu'il me semble. Ce n'est pas bonne conscience, en vérité, de tuer un homme qui n'est pas jugé. Personne n'a entendu parler d'aucun mal qu'il ait fait dans le monde. Ce serait pitié qu'un homme si pur périt victime d'une fausse accusation.

Dans le drame cornique de l'origine du monde, après que l'évêque a consacré le temple construit par Salomon, se place un épisode dont une Maximilla, d'ailleurs inconnue, est l'héroïne : c'est une femme malade qui vient dans le temple demander guérison. Elle s'assied sur un bois qui est là et soudain ses vêtements prennent feu. Il faut savoir que, dans la construction, les charpentiers avaient rencontré une pièce de bois qui n'avait voulu jamais être de mesure, se trouvant tantôt trop courte, tantôt trop longue, et que le roi Salomon, informé du miracle, avait commandé de laisser ce bois, avec grand honneur, dans le temple ; ajoutons que ce bois, suivant la légende du moyen âge, provenait de l'arbre paradisiaque du bien et du mal. Par une inspiration dont l'auteur n'explique pas la source, Maximilla s'écrie : C'est le bois du Christ qui met mes vêtements en feu. Mon cher Seigneur Jésus-Christ, Dieu du ciel, par ta vertu arrête le pouvoir de la flamme et du feu, comme par ton corps furent rachetés Adam et Ève et placés dans le ciel ! L'évêque entend ces paroles, et, s'indignant, lui demande où elle a appris à nommer Christ le Dieu du ciel, ajoutant que ce nom ne se trouve nulle part dans la loi de Moise. Il exige de la coupable une rétractation, qui est refusée, et Maximilla, s'exaltant, fait une confession pleinement chrétienne où elle invoque la Trinité. Alors l'évêque, montant sur son tribunal, la condamne à être lapidée. Les exécuteurs accourent, Maximilla subit son sort ; et eux reçoivent de l'évêque, pour récompense, des donations en terres.

Quelle est, demande M. de la Villemarqué, cette Maximilla victime de son culte pour là croix, condamnée comme sorcière, idolâtre, hérétique, fille du diable ; comme s'étant arrogé le droit de régenter les évêques ni plus ni moins qu'un homme ; comme obstinée, endurcie, incorrigible ; qui a pour juge un prélat qu'on dit juif, mais qui est évidemment franco-anglais, ce que prouve son jargon barbare ? Aucun martyrologe ne fait mention d'elle ; son nom même ne se trouve nulle part dans le catalogue des saints. C'est donc un nom imaginaire ; mais il déguise à peine une réalité vivante, et, sous le masque transparent, tout le monde reconnaît Jeanne d'Arc. Il est bien vrai que l'évêque, qui, d'ailleurs, parle en très-bon cornique, adresse à son conseiller deux lignes, l'une en mauvais anglais, l'autre en mauvais français :

By godys fast wel y seid ;

Vos cet bon se der m'aeyd.

Mais, quelque singulier que soit ce mélange, j'avoue que je ne vois dans Maximilla aucun trait de Jeanne d'Arc et que je ne puis me ranger à l'avis de mon savant confrère. Jeanne d'Arc n'est pas seulement une chrétienne qui confesse Jésus-Christ, c'est une paysanne et une vierge qui arrache la France des mains des Anglais. Pour guider l'allusion, il fallait montrer, par quelque coin, la pureté, la paysannerie, l'ennemi, les armes, le bûcher. Rien de tout cela n'est dans Maximilla, lapidée à la mode juive pour acte de christianisme au début du christianisme.

Toutes les sociétés politiques ont, dans leur histoire, des forfaits détestables qu'il ne faut pas moins flétrir que les forfaits individuels. Parmi ceux qui sont reprochables à la nation anglaise, il n'en est guère de plus odieux que la mort de Jeanne d'Arc par le feu. Une prisonnière de guerre ! une femme ! Venger les défaites par un procès honteux et un supplice atroce ! Il eût appartenu au poète dramatique dont s'enorgueillit l'Angleterre de réparer, par l'idéal dont il était si grand maitre, le méfait réel et historique ; loin de là il l'aggrava en le continuant. Shakespeare souilla sa plume des mille calomnies de ses compatriotes, et c'est chez lui que Voltaire a pris le germe de sa mauvaise action. Schiller, attiré par cette auréole de gloire et de douleur, tenta la dangereuse entreprise de donner la forme dramatique aux rapides moments d'une vie de jeune fille sans exemple dans les annales humaines ; le succès ne répondit pas complètement à ses efforts. Mais quelle poésie peut s'égaler à cette histoire ? Le pur, le grand, le tragique, l'étrange, tout y est.

La justice rétributive des légendes et des mystères ne pouvait laisser Ponce Pilate jouir en paix de la condamnation qu'il avait prononcée et de la facilité avec laquelle il s'était lavé les mains de la mort de l'homme-Dieu. Le drame cornique le retrouve et le reprend. L'empereur Tibère est malade, et l'art des médecins est impuissant. On lui apprend qu'en Judée un homme guérit miraculeusement toutes les maladies. Un messager y est envoyé en grande hâte ; mais Jésus avait déjà péri sur la croix. Désappointé, l'empereur se courrouce contre Pilate, et il ordonne qu'on le mette à mort. Mais le rusé gouverneur avait pris la robe de Jésus et la portait constamment ; robe merveilleuse qui avait la vertu d'apaiser la colère du prince quand le prince le voyait et lui parlait, et de rendre impuissantes es mains des bourreaux. Ainsi protégé à l'insu de tout le monde, il aurait réussi à échapper si Véronique n'avait informé l'empereur de ce qui faisait la sûreté du juge de Jésus. On le dépouille, on le jette en prison, il s'y tue, et son corps et son âme deviennent le jouet des démons. Que le drame cornique ait puni Pilate, je le conçois au point de vue du moyen âge ; mais, ce que j'y aime moins, c'est qu'il ait mis dans la bouche de Tibère une profession de foi chrétienne : le sombre maître de Séjan ne méritait pas une pareille réhabilitation.

Dans le drame cornique, la scène de la mort de Judas a moins de caractère que dans le drame breton. Le drame cornique se contente du fait tout simple : Oui, y dit Judas, j'ai grandement péché en vendant aux Juifs, pour être mis à mort, le Christ plein de grâce. Mon péché est plus grand que la merci du Père, et il n'y a point de moyen de salut pour moi, en vérité. Je vais mettre autour de mon cou un nœud coulant qui m'étrangle aussitôt. Malheur à moi, que ma fin doive être si cruelle ! Le drame breton monte à un ton plus haut. Judas vient d'exprimer sa crainte de ne pouvoir être pardonné ; une Furie — cette Furie est nommée par le mystère français désespérance, et dans le breton disesperance, ce qui montre, comme le dit M. P. Meyer, de quel côté est l'original —, une Furie, dépêchée de l'enfer pour empêcher un repentir qui le réconcilie, a entendu ces paroles et reprend : Tu as dit vrai ; jamais, en aucune façon, tu ne pourras être pardonné. — JUDAS. Qui es-tu, toi que je n'ai pas appelée, pour venir me dire dans ma douleur que, j'aurai beau faire, je ne pourrai jamais être pardonné ?LA FURIE. Chacun me nomme une Furie. — JUDAS. Réponds-moi donc, ô Furie, d'où viens-tu ? Quelle est ta croyance ? Ton air n'est pas de bon augure. — LA FURIE. Je sors du puits de l'enfer de glace, où tu seras plongé pour l'éternité dans cent mille tourments et maux. — JUDAS. Mon crime serait-il si grand que je ne puisse l'expier et être ici-bas pardonné ?LA FURIE. Oui ! Ni dans ce monde, ni dans l'autre ! Un poids énorme pèse sur toi ; demander grâce maintenant, c'est peine perdue. — JUDAS. Jésus connait ma faiblesse ; penses-tu donc que lui, qui est le Fils du Dieu vivant, pourrait ne pas m'écouter ?LA FURIE. Il te hait tant qu'il ne saurait te voir. — JUDAS. Cependant il nous a dit de tout pardonner à quiconque serait contrit. — LA FURIE. Oui, contrit du fond du cœur, et prêt à satisfaire à Dieu, et qui aurait confessé sa faute comme de raison. — JUDAS. Ma contrition à moi n'est-elle donc pas bonne ? Je me suis confessé, j'ai avoué ma faute et je n'ai rien caché ; j'ai un extrême et continuel regret, et j'ai fait restitution comme je le devais. — LA FURIE. Rien n'est capable d'expier un péché aussi lourd que le tien. N'a-t-il pas dit en ta présence, bien qu'il n'eût aucunement envie de te faire de la peine : Malheur à l'homme par qui je serai livré ! Dieu ne saurait te pardonner d'avoir vendu sa chair bénite. Tout ce que tu fais est en pure perte. Évidemment, dans l'esprit du poète breton, il s'est passé un conflit entre la doctrine chrétienne de l'efficacité du repentir, même pour les plus grands crimes, et l'arrêt inflexible qui jette Judas dans la rage, le suicide et l'enfer. Il a évoqué la Furie du désespoir, qui vient sans être appelée, pour que les regrets de Judas et sa restitution des trente deniers ne tournent pas en pénitence. Il a besoin de cette intervention pour ne pas croire qu'un homme qui rend le prix de la trahison et qui en est assez chagrin pour ne plus vouloir vivre, allait peut être obtenir quelque pitié. Mais nulle pitié ne devait tomber sur celui qui avait livré le Fils de Dieu.

M. de la Villemarqué pense que le Grand Mystère de Jésus fut joué à Saint-Pol de Léon, dans la cathédrale, lieu, dit-il, digne du sujet. La cathédrale de Saint-Pol est un beau morceau d'architecture gothique, et c'était en effet dans les églises que se jouaient les anciens mystères. On faisait autrement en Cornouailles : on y voit encore de grands amphithéâtres de pierre qui servaient à ces représentations ; un, entre autres, situé, dit M. Norris, en vue du cap Cornwall et de la mer transparente qui vient battre le magnifique promontoire, fournissait un grandiose emplacement aux scènes de la chute, de la passion, de la résurrection, et aux foules qui accouraient de toutes parts. De pareils emplacements ne manquaient pas à notre Bretagne. Là une zone singulièrement tempérée, où le figuier, le camélia et des plantes de serre passent l'hiver en pleine terre sans abri, bien que la vigne y mûrisse mal, est bordée d'une enceinte de roche et de sable où, deux fois par jour, la marée apporte le grand Océan. Tantôt une dentelure de granit qui festonne la côte d'enfoncements et de réduits à parois gigantesques ; tantôt des baies gracieusement dessinées que nul pied ne fréquente, et qui pourtant offrent un sable si doux et une mer si belle ; tantôt des plaines de sable qui s'étendent à perte de vue ; partout des blocs, des écueils, des flots qui s'avancent loin de la côte et qui, même dans les calmes journées, ne sont jamais sans l'écume et le tumulte de la vague : voilà ce que la vieille terre celtique offrait à choisir pour ses mystères, ce qu'elle choisit quelquefois pour ses pardons. Avec le ciel, la terre et la mer, s'harmonisent les émotions des multitudes rassemblées pour quelque intéressant spectacle ; et c'est toucher doublement aux choses infinies que de prêter l'oreille aux vieilles légendes divines en présence de l'immensité.

Les foules y vont chantant et s'en reviennent en pleurant, disait un proverbe breton en parlant de la représentation des mystères. Aussi M. de la Villemarqué, prenant en main la cause des mystères en tant qu'œuvre dramatique, est-il en droit d'écrire : Si le succès justifie tout, comme on le prétend aujourd'hui, si, seul, il prouve le mérite, même littéraire, les dramaturges de l'Armorique en auraient eu un considérable. On se ferait difficilement une idée du succès qu'obtinrent leurs mystères, sur- tout le mystère de Jésus. La tradition est unanime pour l'attester d'un bout à l'autre du pays bretonnant. Je l'ai constaté en Léon, en Cornouaille, en Tréguier, en Vannes, dans toutes les paroisses où la coutume des représentations populaires a persisté jusqu'à nos jours ; partout j'ai entendu parler des magnificences du grand mystère, des sanglots qu'il faisait pousser, des regrets qu'on éprouve de ne plus le voir représenter.

Que le succès justifie tout, c'est une doctrine que je n'aime pas à reconnaître, ne s'agirait-il de la reconnaître que pour les drames bretons, chers à M. de la Villemarqué. Je suis de ceux qui attachent aux mystères un intérêt plutôt de langue et d'histoire que 'de drame et de composition. Il est certain qu'ils eurent le mérite d'attirer et d'émouvoir la foule. C'est beaucoup, sans doute ; mais cette correspondance entre les moyens et les émotions, toujours digne d'attention, tantôt ne s'élève pas au delà du temps et du lieu, et tantôt, au contraire, renferme des traits d'idéal qui demeurent un charme pour toutes les générations futures. Ceci fit défaut aux mystères. Le succès qu'ils eurent était le succès de la Bible et de l'Évangile d'où ils provenaient. Pour faire naître de la poésie dans la poésie de la Bible et de l'Évangile, il fallait des mains plus puissantes que celles qui écrivirent ces drames populaires. L'Esther et le Joas de Racine, l'Ève et le Satan de Milton étaient encore sous les ombres d'un lointain avenir.

 

 

 



[1] Le grand Mystère de Jésus, passion et résurrection, drame breton du moyen âge, avec une étude sur le théâtre chez les nations celtiques, par le vicomte Hersart de la Villemarqué, 1 vol. Paris, Didier. — The ancient cornish drama, edited and translated by Er. Edwin Morris, 2 vol. Oxford. — Journal des Savants, décembre 1866.