ÉTUDES SUR LES BARBARES ET LE MOYEN ÂGE

 

III. — LE POLYPTYQUE DE L'ABBÉ IRMINON

 

 

SOMMAIRE[1]. — Le polyptyque d'Irminon nous place au commencement du neuvième siècle, à un moment où les Germains ne sont pas encore complètement fondus au sein des populations romanes, et où le pouvoir suprême est tenu par un chef germain, non par un chef indigène. C'est un tableau du mélange confus des races et des conditions qu'avait produit l'invasion germanique, et d'où devaient sortir les nations modernes. L'opinion est généralement accréditée que l'invasion germanique fut salutaire et rajeunit le vieil empire en décadence et épuisé. Je la regarde comme un préjugé. Physiologiquement et en vertu de la loi d'hérédité, les Germains jetaient dans le milieu civilisé où la force les avait introduits, des instincts plus sauvages et des intelligences plus obtuses, de sorte que leur mélange tendit à faire baisser le niveau. Historiquement, leur apport, uniquement composé de la mythologie d'Odin, d'une industrie grossière et de chants barbares, qu'était-il à côté de l'apport de nations romanes, qui avaient avec elles le christianisme, les lettres et les sciences, les arts et l'industrie de la Grèce et de Rome ? Pourtant, quand tout cela se fut fondu ensemble, if en naquit un régime social organisé, au spirituel, en une Église qui, par son clergé et par ses moines, donnait à tous l'enseignement de la religion, de la morale et de la science, et, au temporel, en une féodalité qui reposait sur le servage. Dans cette transformation l'esclavage antique avait disparu. C'était beaucoup ; ce ne fut pas tout. Ce régime, tout imprégné des traditions romaines et tout désireux de renouer celles qu'il avait perdues, comportait un certain développement de lumières, dé richesses, de civilisation ; il y tendit. En y tendant, il fit éclater, si je puis parler ainsi, la coque qui le contenait, et les communes affranchies prirent leur rang ; de sorte que, pour la première fois dans le monde, on vit commencer la vraie liberté des classes populaires, celle qui n'a pu d'esclaves au-dessous d'elle.

 

I. — De l'invasion germanique.

Le terme de Polyptyque et le nom d'Irminon se présentent pour la première fois à la plupart des lecteurs, car ils appartiennent l'un et l'autre à l'érudition. Un polyptyque, mot d'où est dérivé le mot vulgaire de pouillé, était un registre contenant la description des possessions territoriales avec leur division, leur population et leurs revenus. Irminon fut abbé de Saint-Germain-des-Prés, et personnage assez considérable pour avoir signé au testament de Charlemagne en l'an 811.

Le polyptyque, dit M. Guérard, dont l'abbé Irminon est l'auteur, constate les noms et l'étendue des domaines de l'Abbaye de Saint-Germain-des-Prés, la contenance et la nature des différents fonds qui les composent ; et, en général, la culture, les produits, la condition et l'administration des terres, sous les règnes de Charlemagne et de Louis son fils et son successeur. Il nous révèle le sort des colons et des serfs, en nous introduisant dans leurs cabanes ou en nous transportant au milieu d'eux dans leurs travaux des champs. Il nous dit combien de personnes composent une famille, comment elles se nomment, à quelle classe elles appartiennent ; il nous informe des tenures qu'elles occupent, des redevances et des services qui sont à leur charge, et nous met en état d'apprécier l'aisance de chaque ménage, la fortune et le sort de chaque individu. D'un autre côté, les mesures agraires et celles de capacité sont données ; le prix de l'argent et celui des choses nécessaires à la vie sont évalués ; la topographie ancienne de plusieurs pays de la France est éclaircie ; enfin, les renseignements qui sont mis à notre disposition, combinés avec ceux qui se rapportent à notre état actuel, peuvent fournir les bases de la statistique comparée d'un même pays, à plus de mille ans d'intervalle et à deux époques opposées de barbarie et de civilisation. Le temps seul a pu rendre littéraire un monument qui ne doit son origine qu'au seul esprit d'ordre et d'économie domestique, et au besoin de fixer d'une manière définitive les droits d'une riche abbaye et les obligations de ses nombreux tenanciers. (T. I, p. 25.)

Si le chef gaulois qui, à la tête de la petite cité des Parisiens, défendit vaillamment son indépendance et livra à Labienus un combat désespéré sur les bords de la Seine, fût revenu dans sa ville natale au moment où le César Julien y tenait sa cour en un palais brillant de tout le luxe romain, certes les changements survenus lui auraient paru extraordinaires, et il n'aurait plus rien reconnu, pas même sa langue, que le latin expulsait de jour en jour. D'autre part, si quelque Gaulois favori de Julien eût visité sous l'empire de Charlemagne les lieux si chéris de son maître, de nouveau tout lui aurait paru changé : monuments, société, langue même, car, de jour en jour, le latin faisait place à l'idiome qui devait être le français. Huit cents ans avaient suffi pour amener cette double conversion des choses ; et deux fois la Gaule avait été modifiée de fond en comble par le contre-coup d'événements et de faits qui s'étaient passés bien loin d'elle. L'invasion romaine lui avait apporté la civilisation et l'avait rapidement entraînée dans une voie nouvelle, à tel point que, peu de temps après la conquête, quand les Germains et les Bataves, un moment victorieux, voulurent faire entrer les Gaulois dans leurs projets, les cités de la Gaule, consultées, répondirent qu'elles courraient la fortune de l'empire. De même que la culture grecque et l'organisation romaine étaient venues de loin la saisir, de même elle fut saisie et profondément transformée par le christianisme né, dans un coin de l'Asie, du concours des idées juives et des idées grecques, et par l'invasion que préparait dans les forêts du Nord l'esprit déprédateur et aventureux des peuplades germaniques.

Il n'est sans doute personne qui, en lisant les commencements de l'histoire de France, telle que d'ordinaire elle est présentée, n'ait été saisi d'un mortel ennui. Ces princes barbares qui se partagent leurs États comme une propriété particulière, ces guerres qui ne sont que des courses de pillage, ces assassinats perpétuels, tout ce mouvement sans but et sans raison dégoûtent l'intelligence ; aucun ordre, aucune lumière ne se montrent dans ce chaos, et c'est à se désespérer que de vouloir suivre les Clotaire, les Thierry et les Sigebert dans leurs entreprises, dans leurs partages et dans leurs successions ; aucun grand intérêt n'est mis en jeu ; rien de général dans cette histoire livrée à tant de perturbations ; seules des passions sauvages s'agitent sans limites et sans terme sur le sol de la Gaule.

Tout est stérile à cette époque, si l'on cherche ce qui n'y est pas, à savoir les combinaisons de la politique, les plans habiles des capitaines, la gloire des armes, celle des arts et des lettres, et le jeu d'une administration qui travaille régulièrement pour un but déterminé. Mais, à un autre point de vue, l'aspect des choses se transforme, et l'on peut dire qu'il n'est rien de si curieux et de si instructif que cette grande catastrophe qui livra l'empire romain aux barbares du Nord. Les annales du monde ne nous offrent aucun événement de ce genre qui ait atteint de pareilles proportions et qui nous soit aussi bien connu. Le point capital est d'examiner quel a été et quel devait être le résultat de ce mélange intime de la civilisation et de la barbarie. L'historien qui n'écrit pas seulement l'histoire pour la raconter, mais qui la traite comme une - science positive, a pour tâche d'étudier la marche de ce grand problème, auquel on pourrait, à bon droit, donner le titre d'expérience historique. Tandis qu'en physique et en chimie, on dispose à volonté les choses de manière à interroger la nature et à en obtenir des réponses précises, c'est le cours des événements qui, dans la science politique, se charge de donner des leçons à l'homme. Il faut savoir les comprendre, et, par cette étude, se former à juger le présent, à pressentir l'avenir.

Une certaine civilisation existe ; des peuples barbares font irruption et s'établissent en maîtres au sein de la population civilisée : quel sera le résultat ? Tel est le problème qu'a résolu l'invasion des peuplades germaniques. Le niveau intellectuel s'est-il maintenu, ou a-t-il baissé ? L'administration est-elle demeurée intacte ? Et si, en réalité, tout a souffert, jusqu'à quel point le désordre s'est-il étendu ? et comment l'ancienne société a-t-elle travaillé à réparer les blessures qui lui étaient faites ? Certes, la science historique a là devant elle une étude pleine d'intérêt et d'utilité.

On prétend, et c'est un lieu commun fort rebattu, que l'invasion germanique fut un bienfait pour l'empire romain ; qu'elle renouvela le sang épuisé, et à une population abâtardie substitua une population jeune et vigoureuse ; que, si cet événement n'était pas survenu, la décadence se serait continuée sans obstacle jusqu'à un terme qu'on ne saurait assigner. A mon gré, rien de plus erroné qu'une pareille assertion. On peut dire, d'une façon peut-être absolue, que l'invasion germanique n'a causé que des maux sans compensation. M. Guérard a combattu énergiquement l'opinion qui, soit par amour pour la vertu des barbares et l'attrait mystérieux des sombres forêts, soit par considération pour une Providence qui dispose des choses humaines pour le mieux, suit de ses vœux les progrès des hordes sauvages au delà du Rhin et la course rapide de leurs peuplades à travers l'empire. Pour lui, s'il y avait des vœux à faire, il les ferait pour le triomphe des Romains et pour la défense de la civilisation.

Ce serait en vain, dit-il, que la poésie et l'esprit de système prendraient à tâche d'exalter les Germains, de grandir et d'ennoblir leur caractère, et de les peindre comme ayant, par leur mélange avec les Romains, retrempé l'état social. Lorsqu'on recherche avec soin ce que la civilisation doit aux conquérants de l'empire d'Occident, on est fort en peine de trouver quelque bien dont on puisse leur faire honneur. (T. I, p. 200.)

Et ailleurs : De part et d'autre, chez les vainqueurs et chez les vaincus, tout était en décadence, tout était en désorganisation. Il ne restait plus aux uns que les instincts malfaisants et grossiers des peuples barbares ; aux autres que la corruption des peuples civilisés : c'était ce qui valait le moins dans la barbarie comme dans la civilisation. Aussi, lorsqu'ils furent réunis, n'eurent-ils guère à mettre en commun, pour fonder une société nouvelle, que des ruines et des vices. Mais, il faut le dire, la part apportée par les conquérants était de beaucoup la plus mauvaise des deux. L'esprit d'indépendance qui les animait n'était autre qu'un penchant irrésistible à se livrer sans règle et sans frein à leurs passions farouches et à leurs appétits brutaux. La liberté qu'ils connaissaient, la liberté qui leur était chère, et pour laquelle ils bravaient les dangers, était la liberté de faire le mal. Avides de posséder quelque chose, ils s'efforçaient à tout prix d'acquérir davantage, et, lorsqu'ils affrontaient la mort, c'était moins par dédain pour la vie que par amour pour le butin. (T. I, p. 200.)

Tout ceci est très juste et très-bien dit, et l'on ne peut mieux caractériser les funestes effets de l'invasion germanique. Toutefois, il faut bien s'entendre sur la dissolution de la société antique et le désordre qu'elle présentait à cette époque. A moins qu'on ne veuille l'immobiliser, garder le paganisme, Jupiter et sa cour, et conserver du même coup les institutions connexes, tant religieuses que politiques, la division des hommes en maîtres et en esclaves, et tout ce qui suit nécessairement un pareil arrangement des choses, il faut reconnaître qu'une profonde révolution s'opérait, et qu'à mesure qu'une civilisation vieillie s'avançait dans le passé, une civilisation nouvelle arrivait à la lumière. Les philosophes grecs, par une critique assidue, avaient ruiné dans les esprits tous les étais du polythéisme, ils avaient semé tous les germes d'une nouvelle morale, et, quand tout cela fut organisé dans le christianisme, les destinées de la civilisation prirent rapidement la pente qui leur était ouverte. A la vérité les premiers témoins païens de ce renouvellement n'en comprirent aucunement la portée, et ils ne s'aperçurent pas même de cette société qui se constituait à côté de l'ancienne et qui devait la remplacer. Bientôt l'une grandit, l'autre s'usa, et elle était en pleine dissolution au moment où les barbares entrèrent dans l'empire. Si maintenant nous voyons clair dans cette grande substitution, c'est qu'un événement analogue se reproduit à nos yeux. Le christianisme est attaqué depuis un siècle ; la société catholico-féodale est éparse sur le sol ; et d'autres éléments presque aussi inaperçus, il est vrai, par nos hommes d'État que le furent jadis les éléments de la société chrétienne s'agglomèrent dans la république européenne.

Ayant ainsi écarté toute équivoque sur l'idée qu'on doit se faire de la dissolution de la société antique, il est facile de juger l'invasion des peuples du Nord. Le mal direct qu'ils causèrent est certain et reconnu de tous ; mais on prétend leur attribuer un bien indirect et des effets qui, en définitive, furent avantageux. Voyons ce qu'il eu est. Alors l'état du monde exigeait et promettait la destruction du polythéisme, l'établissement du christianisme, la séparation du pouvoir spirituel d'avec le pouvoir temporel, l'extension de la morale à tous les individus humains, et par suite, l'abolition de l'esclavage ; en un mot, une meilleure théologie et une meilleure organisation politique. En 'tout cela quelle fut l'utilité des barbares ? Certes, l'établissement du christianisme n'en fut pas avancé, la cause de la morale n'en fut pas servie, l'esclavage n'en marcha pas plus vite vers l'extinction. Loin de là le désordre qu'ils répandirent partout ralentit les mutations nécessaires et les compromit pour longtemps. De plus, le niveau intellectuel baissa ; et, de même qu'un mélange d'eau chaude et d'eau froide prend une température moyenne, de même ce mélange de barbarie et de civilisation descendit à un degré moyen où il oscilla, jusqu'à ce que, le désordre s'apaisant, et les nouveaux venus se fondant parmi l'ancienne population, les forces créées avant l'invasion reprirent leur essor et portèrent la civilisation à un point plus élevé que dans l'antiquité.

On peut arriver à une conclusion analogue en suivant une voie différente ; c'est-à-dire en supposant que l'invasion barbare n'ait pas eu lieu. Il serait futile de prétendre refaire l'histoire et de vouloir donner de la réalité à des conceptions idéales. Mais il peut y avoir, comme exercice, une véritable utilité à considérer des cas hypothétiques bien caractérisés. Par une étude de ce genre on s'habitue à reconnaître les rapports de causes et d'effets et à comprendre nettement que l'histoire n'est point un jeu fortuit d'accidents ni une répétition de scènes toujours semblables, toujours tournant dans le même cercle. Sans doute, quand on fut au troisième ou au quatrième siècle de l'ère chrétienne, et que, pour me servir du langage mélancolique de Tacite, les destinées de l'empire inclinèrent vers la décadence : vergentibus imperii fatis ; il était devenu impossible de détourner la catastrophe imminente. Ni l'activité militaire de Constantin, ni les brillantes expéditions de Julien, ni la vigueur de Théodose ne réussirent à fermer les profondes trouées qui avaient été faites aux frontières. Mais il fut un temps où le mal n'était pas aussi menaçant et où la puissance était plus grande. Quand Germanicus alla venger la défaite de Varus, la Germanie était conquise, si Tibère l'eût voulu ; mais la guerre et la conquête ne convenaient pas à ce prince, surtout si les armées devaient avoir pour chef son fils adoptif. Les légions romaines rentrèrent de ce côté-ci du Rhin, et y montèrent pendant quatre cents ans cette faction si souvent troublée par de chaudes alarmes, et finalement emportée par l'invasion. Mais si l'on suppose la Germanie civilisée et la barbarie arrêtée à la Vistule, les destinées de l'empire suivent leur cours ; le christianisme s'établit ; l'esclavage, contre lequel les codes commençaient à inscrire des dispositions, se modifie ; la société nouvelle se fonde ; la transmission des sciences, des lettres et des beaux arts n'éprouve point de fâcheuses interruptions ; et l'on peut conclure que la transition du monde ancien au monde moderne eût été plus courte et meilleure, et que la rénovation, au lieu d'être terminée vers le dixième siècle, aurait été accomplie dès le septième ou le huitième.

La considération des cas hypothétiques a aussi cela d'utile qu'elle oblige à distinguer soigneusement ce qui, dans l'histoire, est nécessaire de ce qui n'y est que contingent. Dans le cas spécial .ici examiné, ce qui est nécessaire, c'est le développement des germes déposés dans la société par la science, par la philosophie, par les lettres, par les arts, par les mœurs et les institutions, et tellement nécessaire, que la plus formidable invasion de barbares dont l'histoire ait gardé le souvenir ne put pas prévaloir ni ensevelir la civilisation sous la ruine des villes et sous les pieds des peuplades conquérantes. Ce qui fut contingent, c'est le naturel particulier de Tibère, qui craignit Germanicus, et qui crut devoir suivre une politique purement conservatrice. Le corps social est tellement complexe et formé de tant d'éléments solidaires les uns des autres, que les perturbations y sont incessantes. Des causes perturbatrices dérangent à chaque instant la marche régulière des choses, et y prennent une part très-considérable, qu'on peut appeler fortuite, c'est-à-dire placée hors de tout calcul et de toute théorie. Non pas que je veuille aucunement dire que ces causes n'ont pas leur raison d'être ; mais elles appartiennent à un ordre tout autre que l'ordre historique, et elles sont ou physiques ou physiologiques. C'est ainsi que l'inondation qui, dit-on, chassa les Cimbres hors de chez eux, et qui menaça si gravement l'histoire de Rome, est une cause physique. C'est ainsi que la maladie qui emporta Alexandre, et qui eut une influence si considérable sur la suite des choses, fut une cause physiologique. L'action de ces accidents est grande, modifie l'histoire dans de certaines limites, et ne peut être soumise à aucune combinaison. Tel est, dans la science historique, le départ du nécessaire et du contingent, du fortuit et du régulier, des perturbations et de la loi.

Les barbares, dit-on, rajeunirent par un sang nouveau le sang épuisé et abâtardi des populations romanes. Cette phrase souvent répétée, qui a une apparence de rigueur scientifique, renferme deux erreurs, l'une physiologique, l'autre historique. En physiologie, que signifie améliorer le sang ? C'est introduire dans une race des individus doués de qualités supérieures. Par l'intermédiaire de l'hérédité, qui est une des propriétés des corps vivants, ces aptitudes passent aux descendants ; et, si l'on a soin d'écarter le mélange avec des individus inférieurs, on finit par créer un type perfectionné qui se propage par lui-même. C'est ainsi que le cheval anglais a été créé. Se passa-t-il quelque chose de semblable lors du mélange des barbares avec les populations romanes ? non certainement. D'après la théorie de l'hérédité, les peuples sauvages, qui ont moins d'idées et moins d'aptitudes que les peuples civilisés, ne peuvent influer que défavorablement par leur mélange ; et l'histoire prouve que, bien loin d'améliorer le sang, ce sont eux, au contraire, qui ont besoin que leur sang soit amélioré. Il se passe toujours un long temps avant qu'ils deviennent aptes à concevoir les idées qui nous paraissent même les plus simples. C'est cet obstacle qui rend illusoire toute tentative d'appliquer aux nations arriérées les institutions des nations avancées, et qui retarde toujours la régénération de celles qui, par une raison quelconque, étaient tombées dans un état inférieur. Ainsi, physiologiquement, ce ne furent pas les barbares qui améliorèrent la population romane, ce fut la population romane qui améliora les barbares. Mais, comme l'invasion fut nombreuse, il y eut certainement abaissement du type. Quelque chose de sauvage, d'indocile et d'obtus passa dans les Gallo-Romains, et ceci fut pour beaucoup dans la lenteur avec laquelle s'effectua la rénovation.

Historiquement, l'erreur que je signale n'est pas moindre ; elle tient à une confusion singulière et à une vue incomplète des choses. Les barbares, dit-on, rajeunirent une société vieillie. Oui, certes, il y avait alors une société vieillie ; mais les barbares ne la rajeunirent pas, et les débris qui en restaient encore continuèrent à se dissoudre et finirent par disparaître complètement : c'était la société païenne, ruinée sans retour par le travail intestin des idées. Mais, à côté, se trouvait une société nouvelle qui se développait par ses propres forces, et qui était le produit naturel de l'ancienne civilisation ; celle-là n'avait aucun besoin de l'intervention des barbares pour prospérer, et, certes, à côté d'elle, les Germains avec leur Olympe sauvage, avec leurs dieux qui buvaient dans les crânes ennemis, avec leur vie toute dénuée de culture, appartenaient, dans le fait, à un monde plus ancien, à une période historique plus reculée que le paganisme lui-même, le paganisme rejeté cependant comme un vieux vêtement par la société qui se formait. Ainsi, au moment de l'invasion, il se trouvait, non pas une société vieillie, mais deux sociétés : l'une vieille et l'autre jeune ; l'une malade au point qu'aucun remède ne pouvait prolonger son existence, et que le brillant Julien lui-même échoua dans cette entreprise rétrograde ; l'autre vigoureuse et croissant avec tant de force, que non-seulement elle se débarrassa des langes qui l'enveloppaient, mais encore dompta l'invasion barbare et l'absorba.

On le voit donc, la physiologie, par sa loi d'hérédité, l'histoire, par une juste appréciation de l'état des choses, enseignent également que l'invasion ne put rien améliorer. Ce fut, à vrai dire, une grave maladie du corps social, la plus grave peut-être que nous connaissions. Jusqu'à ce que la science historique se soit établie et se soit donné des expressions qui lui conviennent, on ne peut mieux faire que de chercher dans la physiologie, qui lui touche de si près, des comparaisons et des analogies. De même que le corps humain est sujet, dans son développement, à des maladies qui, sans en arrêter le cours, lui causent souffrance, mal et perte de temps, de même le corps social, encore plus compliqué, éprouve des désordres qui le compromettent plus ou moins gravement. De même que le corps vivant, en vertu de la solidarité qui en unit les parties, ressent dans son entier la lésion faite à un point déterminé, de même le corps social, par une solidarité analogue, n'est pas malade en un point sans l'être aussi partout.

La notion de corps social est une idée nouvelle et qui est propre à la science historique. Le corps social n'est pas l'ensemble des populations répandues sur le globe, c'est quelque chose de plus circonscrit. La première fois qu'on peut le reconnaître distinctement, c'est dans la Grèce. Les petits États qui couvraient ce pays, et leurs colonies semées en Asie, en Sicile, en Italie, dans la Gaule, en Afrique, formaient un tout uni par la communauté de civilisation. Le peuple romain, entrant à son tour dans cette association civilisatrice, lui donna une assiette bien plus large, et, on peut le dire, la fonda d'une manière inébranlable. Le moyen âge en accrut considérablement les limites et y attira tout le Septentrion. Enfin, les temps modernes l'ont vue s'étendre encore démesurément. L'Europe ne forme plus qu'une grande république ; une nouvelle Europe se crée en Amérique ; et on peut prédire que, dans un temps qui n'est plus bien éloigné, le corps social occupera toute la terre. Telle eu a été la croissance ; mais ce ne fut pas sans de grands troubles, sans de cruelles maladies qu'il se développa ainsi ; et l'invasion barbare doit être comptée au nombre des faits les plus graves de la pathologie historique.

 

II. — Des richesses de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés.

Les grandes abbayes étaient, au commencement du neuvième siècle, extrêmement riches et puissantes ; on en jugera par ce détail de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Le Polyptyque, publié par M. Guérard, constate qu'elle possédait 22.234 hectares de terres labourables, 429 hectares de vigne, 504 hectares de prés, 92 hectares ½ de pâturages, 4 hectare ½ de marais, 497.927 hectares de bois ; en tout 221.187 hectares. Ces terres produisaient, d'après l'évaluation de M. Guérard, un revenu de 666.564 francs. Mais ce n'est là que le relevé du polyptyque qui est sous nos yeux : or, le manuscrit est mutilé ; il en manque une portion considérable. D'après des calculs qui sont probables, mais pourtant conjecturaux, les revenus des possessions territoriales de l'abbaye montaient à environ 1.100.000 francs monnaie actuelle. La même abbaye jouissait encore, lorsqu'elle fut supprimée, d'un revenu évalué à 130.000 francs dans l'Almanach royal de 1789. D'après un état dressé en 1730 par les moines eux-mêmes, elle avait à cette époque un revenu effectif de 142.325 livres, dont 90.780 livres pour l'abbé et 51.543 pour les religieux.

On s'étonnera sans doute qu'avec des bois aussi considérables, dont la contenance allait à près de 200.000 hectares, le revenu n'ait pas été plus élevé ; mais alors le produit des bois était proportionnément bien moindre que celui des terres, à cause du grand nombre et de la vaste étendue des forêts qui existaient dans le royaume des Francs. Le bois étant à vil prix, celui qui restait dans les forêts des moines, après qu'ils en avaient tiré tout ce qu'il leur fallait pour leur usage et celui de leurs hommes, était d'une bien petite valeur vénale, quoique la quantité en fût énorme, et M. Guérard pense qu'on ne peut pas évaluer à plus d'un franc le produit d'un hectare de bois, y compris la valeur de la paisson.

Le polyptique d'Irminon suffit pour montrer quelle était alors la puissance du clergé, en montrant quelle était sa richesse. Ces deux conditions sont toujours corrélatives : la puissance amène la richesse, et la richesse entretient la puissance. Peu de siècles auparavant, le clergé chrétien n'existait pas ; puis il s'était créé au sein d'une société hostile, ne vivant que de contributions volontaires ; puis, enfin, la révolution s'étant définitivement accomplie, lui qui en avait été le chef, se trouva nécessairement, par la force des choses et par la sympathie populaire, nanti de la puissance et de la richesse. Celui qui examine l'état de l'empire avant sa chute, voit l'empereur grand-prêtre et chef des armées, au-dessous de lui l'aristocratie qui possède des biens-fonds immenses, au-dessous encore de petits propriétaires qui, par une tendance déjà très-marquée vers la féodalité, vont continuellement diminuant, et enfin la masse des esclaves. Au neuvième siècle, tout a changé ; l'empereur et l'aristocratie ont cédé une part considérable de la propriété à un pouvoir nouveau, le pouvoir spirituel. Au lieu d'une seule puissance, il y en a deux, et aussitôt le sol s'est partagé entre deux possesseurs. Dans les temps qui suivirent Charlemagne, il n'est plus aucune terre qui n'appartienne soit au seigneur, soit au clergé ; toute existence intermédiaire entre le prêtre et le soldat disparait, et la vraie société féodale est constituée. La durée en fut courte ; en effet, la décadence en commence au premier affranchissement d'une commune. Dès qu'il y eut des hommes qui ne furent dans la possession ni de l'Église, ni des seigneurs, un nouvel élément, un nouveau pouvoir commença dans la société. Ces hommes affranchis, qui n'étaient pas militaires de naissance comme le noble, et parmi lesquels l'Église ne choisissait que des individus, devinrent industriels, et l'industrie, dès lors composée d'ouvriers libres, vint peu à peu s'interposer entre les deux anciens maîtres de toutes choses ; sans qu'il se fît d'esclaves, remarquez-le bien, car c'est là ce qui distingue socialement cette fin du moyen âge d'avec l'antiquité.

Aujourd'hui cette révolution est déjà assez avancée pour frapper tous les yeux. Il n'est personne qui ne sente dans les affaires le poids des industriels ; et leur pouvoir, on peut le prédire sans crainte d'être démenti par l'événement, est destiné à croître encore. Quelque grande que soit la place tenue par l'industrie, cette place est encore petite en regard de celle que lui réserve l'avenir. Le globe est soit en friche, soit inaccessible en bien des points ; les sciences n'ont pas dit leur dernier mot ; et l'administration de ce grand domaine terrestre exigera de savantes combinaisons et l'emploi des hautes facultés de l'esprit. Combien cette administration n'est-elle pas encore dans l'enfance ? Nous en avons, à l'heure même, un exemple remarquable sous les yeux. Telle est en ce genre l'impuissance, qu'il a suffi d'une mauvaise récolte pour que le pays fût aussitôt en proie à des souffrances cruelles[2].

D'un autre côté, il ne faut pas perdre de vue que les pouvoirs qui jadis existaient seuls subissent de profondes modifications. Autrefois — cet autrefois n'est pas loin, et il en reste bien des débris —, tout était régi, au temporel, par un pouvoir féodal et militaire qui, sur beaucoup de points, se concentra en une monarchie irresponsable, et, au spirituel, par un pouvoir théologique qui avait la direction de la partie intellectuelle et morale de la société. C'est de la lutte contre ces deux pouvoirs, quand, leur office étant accompli, ils entrèrent en décadence, qu'est née la liberté moderne, qui se caractérise essentiellement par le droit de tout citoyen de participer, d'une façon quelconque, au gouvernement. Mais cette liberté, précieuse conquête indispensable à tout développement ultérieur, tomberait dans le vide à peu près comme la liberté antique, si deux œuvres immenses ne s'ouvraient à son activité. La première est de créer un système intellectuel et moral que, sans scrupule, je nommerai spirituel, et qui soit purement laïque, c'est-à-dire indépendant de toute théologie. La seconde est d'introduire les travailleurs dans le gouvernement de la société, afin que, sous le contrôle de la science sociale, s'élève une humanité où le travail soit traité en frère, lui qui fut si longtemps traité en esclave, en serf, en manœuvre.

Au temps de l'abbé Irminon, les choses n'en étaient pas là La société féodale se fondait ; le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel se séparaient ; l'esclavage s'amoindrissait et la féodalité se préparait. Ce grand travail, qui par soi-même aurait été laborieux, se trouvait encore compliqué grandement par la présence des barbares, différents entre eux et différents aussi de la population gallo-romaine. Rien de plus divers, dit M. Guérard, rien de plus discordant, de plus hétérogène, que les populations, les états, les intérêts, les institutions que la société présentait en France pendant les quatre premiers siècles de la monarchie. Il y avait d'abord des peuples conquérants et des peuples conquis, savoir : des Saliens, des Ripuaires, des Bourguignons, des Allemands, des Visigoths et des Gaulois ou des Romains. Il y avait ensuite des hommes libres, des colons et des serfs. Il y avait en outre plusieurs degrés dans la liberté et dans la servitude. L'inégalité se reproduisait également sur le sol : selon que les terres étaient franches, dépendantes ou en servitude, elles composaient des alleux, des bénéfices ou des tenures. De plus, elles avaient chacune des coutumes et des usages particuliers, suivant les maîtres et suivant les pays. Il y avait donc ; `partout diversité et inégalité ; et, comme nulle part rien el n'était réglé, ni contenu, ni définitif, il y avait lutte et guerre.

C'était donc véritablement une époque de transition. Et, en effet, quand on examine les documents qui nous en sont arrivés, on voit que tout est en désordre, que tout est confondu. Le polyptyque d'Irminon est une pièce importante parmi ces documents, d'autant plus qu'il a un caractère authentique et on peut dire officiel.

Ce polyptyque, dit M. Guérard, au lieu d'être un recueil de renseignements, fait à la guise et de l'autorité privée de l'abbé Irminon, pour la commodité et la sûreté des comptes de l'administration temporelle, est un état officiel et authentique des biens et des droits de son abbaye, dressé solennellement et contradictoirement par les parties intéressées, obligatoire pour toutes, et, au besoin, faisant foi en justice. Pour rédiger un livre de cette espèce, des commissaires chargés de cette mission et investis d'un caractère public, se transportaient dans chacune des terres de l'abbaye ; ils en assemblaient les tenanciers et procédaient à une enquête, dans laquelle ceux-ci faisaient la déclaration de ce qui composait leurs terres et des redevances ou services auxquels ils étaient obligés par la coutume ou l'usage de l'endroit. On dressait un procès-verbal de leurs déclarations, dont la vérité était attestée par le serment des plus anciens et des plus considérables d'entre eux ; et cette pièce devenait ainsi un acte irréfragable pour le maitre comme pour ses tributaires, et la loi constante de la terre et de ses habitants. (T. I, p. 30.)

On reconnaît dans le polyptyque d'Irminon quatre principales classes de personnes : les hommes libres, les colons, les lides et les serfs. La liberté. était progressivement décroissante de la première classe à la dernière. L'état du colon était meilleur que celui du lide, et celui du lide meilleur que celui du serf. Ces trois états, qui finirent par se confondre, restaient séparés dans le principe par des barrières insurmontables.

L'homme libre du moyen âge est en quelque sorte défini par une formule commune à beaucoup d'actes d'affranchissement. C'est l'homme qui jouit du droit d'aller où il veut sans empêchement et sans pouvoir être légalement réclamé par aucun maître. On peut distinguer trois ordres d'hommes libres, suivant qu'ils ont : 1° liberté, propriété et juridiction ; 2° liberté et propriété sans juridiction ; 3° liberté sans propriété ni juridiction.

Le colon, qui existait déjà dans l'empire romain, était l'homme qui, inséparablement attaché à la culture d'un fonds étranger, en faisait les fruits siens moyennant une redevance fixe qu'il payait au propriétaire. Vivre et mourir sur le sol où il était né, c'était là son destin comme celui de la plante.

Autant qu'on peut distinguer le lide du colon, celui-là attaché comme celui-ci à la terre, avait une part plus considérable de service à accomplir auprès du maître. Comme on voit, le lide et le colon étaient dans un état mixte composé moitié de liberté, moitié de servitude.

Enfin venaient les serfs ou esclaves, qui appartenaient au maître, et qui pouvaient être vendus et aliénés comme une chose.

D'un autre côté, la terre ne présentait pas moins de différences. Il y avait des terres libres et des terres serves ; ce qui en faisait la condition, c'était la nature des redevances, non l'état des personnes. Sans doute, à une époque antérieure, ces deux choses se correspondaient : les terres libres étaient données à des libres et les terres serves à des serfs. Mais au temps de Charlemagne tout cela était en pleine confusion. Des terres libres sont occupées par des serfs, et des terres serviles par des libres. Alors les redevances et les services qui jadis n'étaient imposés qu'à des esclaves, le sont à des hommes libres, et réciproquement des charges réservées anciennement aux hommes libres sont supportées par des esclaves. En un mot, il y a contradiction flagrante entre la loi des personnes et celle des choses. La désorganisation de l'ancien compromis entre l'invasion barbare et l'administration romaine devenait chaque jour plus grande, et toutes les diversités de race et de condition tendaient à se confondre en une seule uniformité, qui fut un peu plus tard l'uniformité féodale.

Cette transition et cette fusion sont manifestes, même pour les noms propres des hommes. Dans les premiers temps qui suivirent l'invasion, le nom seul suffit pour distinguer le barbare du gallo-romain ; mais les nouveaux venus finirent par se mélanger avec la population indigène, et dans le polyptyque de l'abbé Irminon ces distinctions sont tellement effacées, qu'au sein de la même famille les divers membres portent les uns des noms germaniques, les autres des noms latins.

Ce qui n'est pas douteux, à l'inspection du polyptyque d'Irminon, c'est qu'au commencement du neuvième siècle, l'agriculture présente, dans les possessions de l'abbaye de Saint-Germain, un état remarquable de prospérité. Les terres y sont divisées en domaniales et en tributaires. Les premières sont administrées par les moines ou par leurs officiers, et les secondes possédées par des colons, des lides, des serfs, et quelquefois même par des hommes libres qui les ont reçues et qui les tiennent de l'abbaye. La plus grande partie des terres tributaires sont distribuées en petites fermes appelées manses. Ces manses sont occupés par une ou plusieurs familles, et ces familles, quoiqu'elles soient, en général, assez chargées d'enfants, sont loin de paraître dans l'indigence. Outre les terres de leur tenure, elles avaient néanmoins à cultiver celles des manses seigneuriaux. Aux différentes saisons de l'année, les hommes de l'abbaye, sous la direction ou sur l'ordre du maire et du doyen de la terre, se rassemblaient, les uns avec des chevaux et des bœufs, les autres avec des pioches, des houes, des bêches, des haches, des faux, des serpes et autres instruments de ce genre, et allaient par bandes travailler dans les champs, les vignes, les prés et les bois du manse seigneurial.

Le manse était héréditaire : il ne pouvait être morcelé ; les charges imposées étaient fixes ; mais les terres qui n'étaient point amansées — on donnait souvent le nom d'hospice à ces terres — étaient susceptibles d'être ou réunies ou divisées, à la volonté du maître ; par conséquent, elles ne pouvaient pas être régies par un droit uniforme, et sans doute, à l'origine, elles ne furent que des tenures temporaires ; mais, les terres, aussi bien que les personnes, tendant à se confondre, l'intervalle qui séparait les manses des hospices se détruisit insensiblement, et ces deux espèces de tenures ne différèrent l'une de l'autre que du plus au moins, c'est-à-dire que les petits manses devinrent de grands hospices, et les grands hospices de petits manses. On remarquera cette constitution de la propriété foncière, qui ne permettait pas que les terres tributaires se morcelassent continuellement, et qui réglait une fois pour toutes, aussi bien à l'égard du maitre qu'à l'égard du tributaire, la contenance du fonds acensé.

Le manse tributaire se composait, en moyenne ; d'environ dix hectares et un tiers, et rendait cent quarante et un francs de cens. Il en résulte que le produit de l'hectare acensé n'était que de treize francs soixante-cinq centimes. La population des mille six cent quarante-six manses tributaires était au moins de dix mille personnes réparties en deux mille sept cent quatre-vingt-huit ménages, et par conséquent, pour chaque ménage, un peu plus de six hectares.

Le polyptyque d'Irminon contient un grand nombre de noms de petites localités qui ne sont pas sans quelque intérêt pour l'étude de la langue. Ce document, ayant été rédigé dans les premières années du neuvième siècle, est voisin de l'époque où est signalé le premier monument en langue vulgaire, à savoir le serment des fils de. Louis le Débonnaire. Si l'on compare les noms dans leur forme ancienne et dans leur forme actuelle, on a, d'une part, l'étymologie, qui souvent est immédiatement donnée ; d'autre part, la trace de la transformation éprouvée par le mot. II serait sans doute fort difficile, sans ce secours, de savoir ce que signifie le nom de Morsan, petit village situé sur la Seine ; mais, quand, dans le polyptyque, on le voit dénommé murcinctus, on reconnaît aussitôt la cause de l'appellation, due à un mur qui enceignait sans doute ce village. De plus, on peut remarquer une empreinte de la langue moderne qui commençait à poindre : le latin aurait dit murocinctus ; le peuple disait dès lors murceinct, et le bas latin reproduit murcinctus. Palaiseau est palatiolum, à cause d'un petit palais où ont résidé les rois de la première race. Les noms de lieux, quelquefois merveilleusement conservés, se sont, dans d'autres circonstances, profondément altérés, plus même que les autres mots. Le sens n'en étant pas toujours aussi déterminé et aussi clair que dans les termes de la langue elle-même, le vulgaire les a, en plus d'un cas, estropiés de la façon la plus singulière. Ainsi, un village nommé dans le polyptyque Andria, s'est nommé Andrie, Andrive, et enfin Haute-Rive, quoiqu'il ne s'y trouve pas même un cours d'eau.

Ces quelques mots sur la langue ne sont pas inutiles pour compléter le tableau des prolégomènes du moyen âge. Telles étaient, en effet, les affinités actives des éléments combinés, que tout se créait à nouveau, société, mœurs et idiomes ; et, certes, ce n'est pas faire une comparaison inexacte que de se représenter l'Occident comme un grand laboratoire où les choses abandonnées à leur tendance s'arrangeaient suivant leurs lois propres. Charlemagne, homme vraiment politique, intervint pour régulariser, au profit de la société nouvelle, les conditions que le passé lui avait transmises.

De tout ce mélange, dit M. Guérard, et ce pêle-mêle de races, de chefs de bande, de chefs de canton, et d'hommes attachés à des institutions, à des usages, à des seigneurs différents, Charlemagne fit autant de sujets, et d'une foule de petits peuples il s'efforça de former une grande nation. Il sut s'emparer des ambitions et des passions personnelles ; il sut réunir, diriger et maîtriser les forces particulières et opposées, bâtir des villes, et accomplir des merveilles avec des instruments de destruction. On le vit assigner et assurer à chacun sa place, imposer et maintenir l'obéissance, et créer à tous une communauté d'intérêts. L'ennemi qu'il attaqua hors des frontières devint l'ennemi commun. Les assemblées qu'il tint chaque année, il les rendit nationales. La juridiction de ses commissaires s'étendit sur tous les habitants et sur toutes les parties de ses États. Il reconstitua l'unité du pouvoir et le gouvernement central ; il recueillit les restes de la civilisation et les anima d'une nouvelle vie ; et, lorsqu'il eut consacré son siècle à l'admiration de la postérité, il descendit dans la tombe en souverain, laissant à son héritier la paix avec un empire immense, florissant et calme, dont tous les peuples concouraient ensemble vers le but qu'il avait marqué. Louis le Débonnaire, fils malheureux, mais indigne, mais coupable, de ce grand prince, renversa de fond en comble l'édifice majestueux élevé par son père. Il remit la division partout, dans les hommes comme dans le territoire, et rendit, par la faiblesse et l'inconstance de son esprit, par son manque de foi et de prudence, tout individuel et local comme anciennement. Il eut un règne si funeste, qu'après avoir hérité d'un pouvoir qui s'étendait depuis la Catalogne jusqu'au delà de l'Elbe, et qui n'avait pas de contrepoids en Europe, il transmit à ses fils, avec la discorde et la guerre, des royaumes qui tombèrent en épouvante et en péril à l'approche de quelques bandes d'aventuriers. Bientôt disparurent pour longtemps la tranquillité publique et la sécurité personnelle, l'autorité royale, les institutions et les lois. La confusion devint générale, et le droit fut remis à la force. Fallait-il donc passer par cette anarchie pour arriver à la renaissance ? et la route qu'avait tracée Charlemagne n'y conduisait-elle pas d'une manière plus prompte et plus sire ? (T. I, p. 204.)

Cet éloge est complètement mérité. Mais alors tout courait à la féodalité, et il aurait fallu, chose on peut dire impossible, plusieurs grands princes de suite pour conserver la prépondérance au pouvoir central. Ce pouvoir, sous les faibles successeurs de Charlemagne, se réduisit à une ombre, et il ne se reconstitua que longtemps après, autour du grand fief qui appartenait au chef de la troisième race. Toutefois, le travail politique de Charlemagne ne fut pas perdu, et l'on doit regarder comme capital le service qu'il rendit par la conquête de la Germanie. En cela il reprit l'œuvre abandonnée plus de sept siècles auparavant par les Romains ; et, en faisant entrer cette grande contrée dans la république occidentale, il donna à la civilisation une stabilité qu'elle n'avait pas encore eue ; au lieu d'être sur le Rhin, les limites en furent sur l'Oder et la Vistule. La barbarie, cessant d'avoir pour avant-garde les Germains, aurait dû leur passer sur le corps avant d'atteindre le reste de l'Occident ; et aussi, depuis lors, elle a été mise hors de cause et s'est trouvée incapable de renouveler les grandes invasions.

On ne peut trop apprécier l'efficacité des conquêtes que fit Charlemagne de ce côté. Sans doute on n'alléguera pas ici, comme on fit tant de fois, les vertus patriarcales et l'innocence inoffensive des peuples barbares. Rien de plus mobile et de plus remuant que de pareilles populations, pour qui la guerre est une occupation favorite. Les Gaulois se jetaient incessamment sur l'Italie, sur l'Espagne, sur la Grèce même et l'Asie Mineure ; les Germains se répandaient sur l'empire romain, et, à moins de vouloir subir indéfiniment ces attaques dangereuses et rester, comme les empereurs romains, immobiles à la garde des frontières, il fallait bien se décider à la guerre d'invasion et à la conquête.

Quand je parle ainsi, on ne m'accusera pas, j'espère, de prétendre que les hommes qui ont mené alors les affaires prévirent des résultats lointains et agirent en vue du bien d'une civilisation à venir. Si Tibère suivit la politique conservatrice, c'est que cela convenait à son humeur et à ses intérêts du moment ; si César et Charlemagne incorporèrent, l'un la Gaule, l'autre la Germanie, c'est qu'ils aimaient la guerre et poursuivaient des vues ambitieuses. Seulement, tel était alors le conflit de la civilisation et de la barbarie, qu'il importait que César ne fût pas vaincu et que Charlemagne ne laissât pas, comme Varus, les ossements de ses guerriers dans les forêts saxonnes.

Charlemagne fit pour la civilisation, en soumettant la Germanie, ce que César avait fait en soumettant la Gaule. Qu'on imagine ce qu'aurait été le flot de l'invasion, si la Gaule n'eût pas été romaine et se fût précipitée avec les nations septentrionales sur le monde civilisé. Loin de là elle opposa aux envahisseurs une longue résistance, et, à vrai dire, depuis le règne de l'empereur Julien, elle fut le centre des grandes affaires jusque par delà Charlemagne. Cet ascendant qu'elle eut à l'heure de la dissolution de l'empire, elle le dut à sa position limitrophe de la barbarie, condition qui a joué jadis un rôle plus considérable qu'on ne pourrait le croire d'après l'état des choses actuelles, où elle est évidemment sans influence. Être à la fois le boulevard et l'avant-garde de la civilisation était une fonction capitale, dans un temps où la barbarie était si puissante. Ce fut une part notable de la prépondérance de la Grèce quand l'Italie était barbare, de l'Italie quand la Gaule était insoumise, de la Gaule quand la Germanie menaçait sans cesse de franchir le Rhin, de la Germanie quand, au début du moyen âge, elle se trouva chargée d'arrêter et de civiliser les populations slaves et scandinaves qui bordaient sa frontière.

Au point de vue historique, on doit admirer la persévérance et le succès de Charlemagne dans une entreprise qui avait rebuté l'empire romain à l'apogée de sa grandeur.

 

III. — De l'abolition de l'esclavage.

La tentative de Charlemagne pour constituer le pouvoir central, toute sage et vigoureuse qu'elle ait été, échoua, et la société se trouva complètement livrée à ses propres tendances. Aussitôt on la vit se dissoudre en une multitude de petites agglomérations, les moins puissants se groupant autour des plus puissants, et ainsi de suite jusqu'au dernier échelon, celui du serf, qui cultivait la terre. C'est là ce qu'on appelle la féodalité, époque où il n'y eut, à vrai dire, personne de libre, chacun étant assujetti à un service envers un supérieur. M. Guérard a parfaitement décrit cette transition : Le nombre des hommes libres en France, avant l'institution des communes, alla toujours eu augmentant ou en diminuant suivant l'idée qu'on attache à ce nom. Si l'on entend par liberté l'état des personnes qui n'étaient ni des vassaux, ni des colons, ni des serfs, les hommes libres, qui dans ce cas ne sont autres que les hommes indépendants, furent toujours de moins en moins nombreux et finirent par disparaître à peu près entièrement au dixième siècle. Alors, presque tout ce qui habitait en France était l'homme de quelqu'un, quoique à des conditions fort différentes. Mais, si l'on entend généralement par libres tous ceux qui n'étaient pas serfs, la classe des hommes libres se grossit continuellement sous l'influence et sous la protection de la religion chrétienne, qui attaqua la servitude dans son principe, et qui, en la combattant sans relâche, finit par en délivrer la plus grande partie de l'Europe.

La grande différence de la féodalité avec l'antiquité, c'est qu'elle n'a plus ni hommes libres, ni esclaves. Les hommes libres, nous venons de voir comment ils disparurent, ils devinrent des vassaux ; voici comment les esclaves se haussèrent d'un degré dans la société : ils devinrent des hommes de mainmorte : A partir, dit M. Guérard, de la fin du neuvième siècle, le colon et le lide deviennent de plus en plus rares dans les documents qui concernent la France, et ces deux classes de personnes ne tardèrent guère à disparaître. D'un autre côté, la condition des esclaves subissait une modification favorable, et, les diverses classes de personnes non libres tendant à se confondre, les colons, les lides, et les esclaves cédaient la place à une seule classe de personnes, aux hommes de pôté homines potestatis, aux vilains, aux mainmortables, à tel point qu'au commencement du dixième siècle, la mainmorte avait succédé, en France, à toutes les classes enfermées dans l'ancienne servitude. De cette uniformité de population et du changement de sa condition résulta la possibilité de l'affranchissement des communes.

Une fois que le serf est devenu mainmortable, qu'il possède sa terre à titre héréditaire, et qu'il ne peut plus en être séparé, il est facile de comprendre comment cette obligation qui l'enchaînait au sol s'est changée en de simples redevances ; comment, en un mot, s'est créée la commune du moyen âge, et, par elle, la liberté moderne. Ainsi, en suivant le progrès du peuple dans les États formés des ruines de l'empire d'Occident, on voit l'esclave passer de la servitude au servage, du servage à la mainmorte, et de la mainmorte à la liberté. Dans l'origine, dit M. Guérard, qui a si nettement aperçu cette transition des choses et des personnes, il ne possède que sa vie, et encore ne la possède-t-il que d'une manière précaire ; c'est moins le pouvoir public que l'intérêt privé, moins la loi que la charité ou la pitié qui la lui garantissent : garantie insuffisante, bien faible pour des siècles aussi cruels. Puis, l'esclave devient colon ou fermier ; il cultive, il travaille pour son compte, moyennant des redevances et des services déterminés ; au demeurant, il pourra, en cédant une partie de ses revenus, de son temps et de ses forces, jouir du reste à sa guise et nourrir sa famille avec une certaine sécurité, autant qu'on en peut trouver dans les temps de troubles et de guerre ; mais enfin, son champ ne lui sera pas enlevé, ou plutôt il ne sera plus enlevé à son champ, auquel lui et ses descendants appartiendront à perpétuité. Ensuite le fermier se change en propriétaire, ce qu'il possède est à lui, à l'exception de quelques obligations ou charges qu'il supporte encore, et qui deviendront de plus en plus légères ; il use et jouit en maitre, achetant, vendant comme il lui plaît, et allant où il veut. Entré dans la commune, il est bientôt admis dans l'assemblée de la province, et de là aux États du royaume. Telle est donc la destinée du peuple dans la société moderne : il commence par la servitude et finit par la souveraineté. (T. I, p. 210.)

Ailleurs M. Guérard institue entre les efforts des peuples anciens pour assurer leur liberté et ceux des populations du moyen âge, une comparaison qui, bien qu'elle ne soit pas de tous points équitable, caractérise cependant la situation. Il y a une grande différence, dit-il, entre la révolte des citoyens libres de l'antiquité et le soulèvement des serfs et des mercenaires du moyen âge. L'amour de la liberté, de la patrie est l'âme des premiers, la misère seule n'a que trop suscité les seconds. Là on combattait surtout pour les droits politiques, pour les droits du citoyen ; ici pour les droits naturels et la propriété. Dans la plupart des plus anciennes chartes des communes, les intérêts purement matériels sont les seuls sentis et réclamés par les révoltés ; pourvu qu'on obtienne de vivre à l'abri des extorsions et des mauvais traitements, on fera bon marché du reste. Les traités ou pactes des serfs avec les seigneurs sont des espèces d'abonnements d'après lesquels les uns abandonnent aux autres une part de leur avoir et de leur droit pour mettre l'autre part en sûreté. Quant au côté politique ou moral de leur cause, il n'est pas même aperçu. A l'origine des communes, les prérogatives de la noblesse sont partout une chose sacrée, et les vilains subissent de bon cœur des conditions qui nous paraitraient aujourd'hui dégradantes et qui sont autant de témoignages du sentiment qu'ils avaient alors de l'inégalité de leurs droits, de leur infériorité sociale, on pourrait presque dire de leur abjection en présence de l'habitant du château. Il faut donc distinguer avec soin les institutions municipales, qui remontent aux Romains, des institutions communales, qui ne datent que des successeurs de Hugues-Capet. Les premières sont vraiment romaines, et les secondes purement féodales. Les unes rappellent la cité, et les autres le fief. D'un côté, nous voyons des serfs émancipés, mais soumis à des obligations entachées d'une origine et d'un caractère serviles ; de l'autre, des citoyens libres ne supportant pas d'autres charges que celles de l'État, et ne devant pas d'autres services que des services publics. (T. I, p. 207.)

La comparaison établie par M. Guérard est fort juste dans l'exposition des différences, mais pèche néanmoins par un côté. En effet, dans l'organisation dont il s'agit, ce n'est pas le moyen Age qui est inférieur à l'antiquité, c'est l'antiquité qui est inférieure au moyen Age. Sans doute, les sociétés aristocratiques d'Athènes, de Sparte ou de Rome, où les droits du citoyen n'appartenaient qu'à une petite portion d'habitants, et où le plus grand nombre étaient ou ilotes ou esclaves, avaient quelque chose de plus fier et de plus grand que ces pauvres communes qui rachetaient à prix d'argent ou conquéraient par l'insurrection leur liberté. Mais le problème social qui se résolvait alors était d'une bien plus grande portée politique : il s'agissait de faire entrer les dernières classes, les classes serviles dans la jouissance de ces droits qui, dans l'antiquité, étaient l'apanage exclusif d'une aristocratie. Aristocratie est, en effet, le nom de toutes les républiques antiques, même des plus démocratiques. Qu'aurait dit votre grande âme, ô Fabricius ! s'écrie Rousseau dans un morceau célèbre où il vante les vertus de l'antiquité. On peut présenter aujourd'hui cette prosopopée d'un côté plus véritable. Qu'auriez-vous dit, peuple d'Athènes ! orgueilleux Spartiates ! et vous, Romains, vainqueurs des nations, si vous aviez vu la société nivelée dans ce qui paraissait la plus importante de ses inégalités, l'esclave élevé au rang de citoyen, et Spartacus enfin délivré des chaînes qu'il avait si longtemps portées ? Certainement, l'intérêt est grand, quand on entend Démosthène discuter les moyens de résister à Philippe ou les Gracques agiter le Forum, pour arracher aux patriciens de quoi faire vivre la plèbe romaine ; mais l'intérêt est encore plus grand quand on voit la servitude s'effacer graduellement dans l'Occident. Il y a là toute la différence d'une question particulière à une question générale.

L'extinction de l'esclavage, l'établissement de la mainmorte et l'affranchissement des communes remplissent toute la période du moyen âge et lui donnent son caractère. Ces faits seraient bien plus clairement conçus par l'esprit, si l'on pouvait reconnaître qu'ils n'ont pas été fortuits, c'est-à-dire produits par des causes accidentelles ; mais qu'ils ont été nécessaires, c'est-à-dire produits par des causes inhérentes à l'état de choses tel qu'il était alors. Il faut les examiner l'un après l'autre.

Une institution aussi enracinée, et, ce semblait, aussi nécessaire à l'entretien de la société que l'esclavage, n'a pu périr dans les faits qu'après avoir été attaquée dans les idées et dans les sentiments. Le christianisme fut l'agent déterminé de cette grande innovation. Or, sans remonter plus haut qu'il ne convient ici, je rappellerai que le christianisme naquit de l'union du monothéisme hébreu avec la philosophie grecque, et qu'il s'incorpora ce que celle-ci avait de plus élevé en notions morales et humaines ; et c'est par lui que cette phase de la civilisation occidentale se rattache aux temps antérieurs, et en est la conséquence. Il arma la conscience publique contre la possession du chrétien par le chrétien, du frère en religion par le frère ; et, sous son influence, les empereurs inscrivirent progressivement dans les lois de sérieuses dérogations au pouvoir des maîtres. Son avantage sur le paganisme fut de transformer l'ordre religieux en ordre spirituel, et d'ériger la prédication de la morale en une fonction régulière. La morale fut uniformément prêchée aux grands comme aux petits, aux maltes comme aux esclaves. Dans cet enseignement, les esprits fléchirent, l'esclavage perdit son crédit ; et, quand l'institution du servage devint universelle, ce qui fut l'importante nouveauté de ces temps, elle se trouva d'abord préparée, puis affermie par son accord avec la doctrine de l'Église sur l'esclavage.

L'histoire n'est jamais si claire que quand les faits découlent des idées. C'est ainsi qu'après l'élaboration scientifique et métaphysique des deux derniers siècles, les idées s'insurgèrent contre la société chrétienne, comme jadis elles s'étaient insurgées contre la société païenne. L'ébranlement décisif est dû à la révolution française. Celle-ci eût pu sans doute se faire autrement, mais elle était inévitable ; elle pouvait être modifiée dans sa forme, elle ne pouvait être empêchée. Il n'est pas impossible de croire que, si le petit-fils de Louis XIV eût vécu et eût eu pour premier ministre son précepteur Fénelon, les grandes catastrophes de la fin du dix-huitième siècle auraient été évitées ; du moins, une sagesse prévoyante aurait dès lors mis la France dans une voie de réformes et de mutations pacifiques, au lieu de la dangereuse immobilité qui prévalut. On assure que Louis XIV, après la mort de son petit-fils, traita de chimériques les conceptions de l'archevêque de Cambrai. Ce qui était chimérique, et l'événement l'a surabondamment démontré, c'était de prétendre conserver une société vieillie et déjà battue par le souffle impétueux des idées nouvelles. Mais ce qui était admirable, c'était de voir un homme, à un siècle de distance, prévoir des dangers, signaler des remèdes, et un jeune prince prêter son appui intelligent à ces projets. Fénelon fut, dit-on, ambitieux ; sans doute, et c'est un honneur de plus pour sa mémoire. Heureuses les nations quand l'ambition pénètre dans le cœur d'hommes chez qui les dons du génie sont égaux aux vertus morales ! L'ambition n'est que trop souvent le partage d'esprits sans portée et sans valeur qui sont à la merci de tous les intérêts particuliers faute de comprendre un seul intérêt général, et qui remanient à satiété les idées vieillies faute d'avoir une idée qui soit à eux. Un seul point fait craindre que le duc de Bourgogne et Fénelon n'eussent pas été à la hauteur de la tâche qu'ils se donnaient : l'ouverture du dix-huitième siècle annonçait l'indépendance de la pensée ; il fallait, pour le régir et pour préparer les événements, des princes et des ministres qui ne fussent pas serrés dans les liens de la théologie ; et peut-être la profonde dévotion du précepteur et de l'élève eût été, à leur insu même, un obstacle et par conséquent un danger.

Il n'est pas inutile de remarquer qu'au début du moyen âge, l'esclavage tombant de lui-même et par le propre développement de la société, les choses ont pris un cours vraiment naturel en créant un intermédiaire qui fut le servage. Aucun degré n'a été-conservé lors de l'affranchissement des noirs dans les colonies ; mais, s'il en a été ainsi, c'est que la mère patrie, intervenant avec une autorité supérieure, n'a pas laissé les rapports s'arranger d'eux-mêmes, et les a réglés d'après des idées logiques et préconçues. Ces rapports ont tellement de force, qu'à Saint-Domingue, bien que l'insurrection des noirs eût été victorieuse, bien que le pays fût travaillé par les idées de liberté qui venaient de l'Europe, bien qu'enfin le théâtre, étroit en comparaison de l'empire d'Occident, rendit par conséquent les combinaisons moins nécessaires, néanmoins là aussi, c'est le servage qui a succédé à l'esclavage. Toussaint-Louverture et Dessaline l'avaient institué par la violence, et en 1826 il a été régularisé sous le nom de code rural. Le principe de ce code est l'obligation du travail agricole et l'inféodation du travailleur au sol. Tout individu qui n'est pas fonctionnaire public et qui ne justifie pas de moyens de subsistance ou d'une profession soumise à la patente, est de droit attaché au travail de la terre sans pouvoir en être distrait, hors le cas de danger imminent, ni par le service militaire régulier, ni par la loi de la milice. C'est un servage très-analogue à celui du moyen âge, une condition fort semblable à celle des paysans européens sous la féodalité.

Quant au second événement capital du moyen âge, rétablissement du servage, on démontre aussi qu'il est le résultat des conditions antécédentes. Mais, comme il tient à une question plus générale, celle du prolétariat, il importe d'étendre la recherche au delà et en deçà du moyen âge. Le prolétariat n'existe pas dans.les sociétés sauvages ; là à vrai dire, tout le monde est prolétaire ; mais il commence avec la civilisation, et il en est la plus sérieuse difficulté. A l'aurore de l'histoire classique, c'est-à-dire de l'histoire des Grecs et des Romains, les États sont violemment troublés, il s'y élève des tyrannies, c'est-à-dire que les prolétaires, la plèbe, se donnent pour chef quelque homme habile et résolu, capable d'abaisser les aristocrates, le patriciat. Mais ces agitations trouvèrent un terme, et la société se constitua ainsi : la terre fut partagée, tout citoyen eut un lot ; le reste fut esclave. Entre le citoyen propriétaire foncier et l'esclave, le prolétaire avait disparu. Telle fut la première combinaison politique, à nous connue, qui éteignit le prolétariat ; elle reposait tout entière sur la conservation de la propriété entre les mains du citoyen. Ce système, fort simple, fut aisément praticable dans les petits États qui se partageaient la Grèce et l'Italie.

Mais les conditions sociales ne tardèrent pas à opérer ; et au bout d'un temps assez court ce système était en pleine dissolution. Naturellement les riches étaient devenus plus riches, et les pauvres étaient devenus plus pauvres ; la propriété territoriale était sortie des mains du plus grand nombre pour passer dans celles du petit nombre ; et les citoyens ainsi dépouillés étaient tombés au rang de prolétaires. Dans une société où l'homme libre n'avait guère d'autre occupation que l'agriculture et la guerre, le prolétaire ne comptait plus pour ainsi dire. De là tant de plaintes des hommes politiques sur la décadence des États, sur leur appauvrissement en citoyens actifs. Rome qui, à cet égard, peut être considérée comme un résumé de l'histoire antique, nous offre le spectacle de la lutte la plus acharnée entre le patriciat et la plèbe pour la possession de la terre. La plèbe vainquit sous la conduite de ses tribuns ; mais, arrivée là elle ne sut que faire de sa victoire, et tout chavira dans l'empire.

Les mêmes causes qui avaient rongé le petit propriétaire dans les sociétés républicaines, le rongèrent dans la société impériale. Cette absorption devint assez frappante dès la fin du premier siècle de l'ère chrétienne pour appeler l'attention d'un homme éclairé, qui nous a transmis à cet égard ses inquiétudes. Les grands domaines, dit Pline, ont perdu l'Italie, déjà même ils perdent les provinces. Latifundia perdidere Italiam, jam et provincias. Six propriétaires, ajoute-t-il, possédaient la moitié de l'Afrique, lorsque Néron les mit à mort. On le voit, tout marchait à la dépossession des petits propriétaires et à la concentration de la propriété entre peu de mains. Où, en effet, aurait été l'obstacle capable d'arrêter ce mouvement ?

Donc, au moment de l'invasion des barbares, le prolétariat avait fait de grands progrès. Sur l'échelle de l'empire romain, il échappait à toutes les combinaisons politiques, et les législateurs qui l'avaient conjuré dans les petites républiques auraient été complètement impuissants à résoudre un aussi vaste problème. D'ailleurs une condition nouvelle surgissait qui le compliquait encore, à savoir, l'abolition graduelle de l'esclavage. La force des choses trancha la difficulté : suivant l'expression technique, on se recommanda, on se fit l'homme de quelqu'un. Le comte, le duc, l'évêque, l'abbé relevèrent du roi ou de l'empereur, les vassaux inférieurs des vassaux supérieurs, et ainsi de suite jusqu'aux serfs attachés à la glèbe. Le citoyen libre de l'antiquité avait disparu, l'esclave aussi ; la féodalité était constituée, et le servage établi. Telle fut la seconde combinaison politique qui remédia au prolétariat.

Sous ce régime, l'Occident eut son lot de prospérité. Lés écoles furent actives ; l'agriculture et l'industrie se développèrent ; les villes s'enrichirent, et vint un moment où les communes réclamèrent la liberté et l'obtinrent, soit en l'achetant à prix d'argent, soit en l'arrachant par la violence. Ce mouvement de liberté ne s'arrêta plus ; et, à la fin du moyen âge, il ne restait plus que quelques serfs en des points isolés. L'esclavage antique n'avait pu reparaître ; le servage avait disparu, et l'ère moderne s'ouvrait dans sa plénitude. Comment, à la vue d'un résultat social aussi éminent et aussi décisif, ne pas reconnaître que le moyen âge portait, en sa qualité d'héritier de l'antiquité gréco-latine, des éléments de civilisation qui dépassaient la force, la justice, l'humanité de cette antiquité d'ailleurs si justement admirée ?

De nouveau le temps marcha. Le système catholico-féodal ayant été sapé par l'affranchissement des communes, à mesure que la puissance lui échappa, . les immenses propriétés territoriales de la noblesse et du clergé passèrent, par un écoulement continu, entre les mains des vilains. Où sont aujourd'hui les quatre ou cinq cent mille hectares que possédait l'abbaye de Saint-Germain ? Enfin la France — car c'est elle qui tient ici la tête du mouvement politique — a fait la dernière distribution des propriétés féodales sacerdotales lors de ce grand phénomène historique qu'on appelle la Révolution.

A ce terme, qui est le nôtre, le prolétariat recommence à se faire sentir, non plus, il est vrai, par la concentration de la propriété territoriale, mais par l'effet du capital. Quand on a dit que nous étions menacés d'une féodalité industrielle, on a dit un mot qui caractérise, dans une certaine mesure, la situation. Il s'agit donc aujourd'hui de trouver une combinaison qui, pour la troisième fois, remédie au mal du prolétariat. Le prolétaire ne peut pas être esclave comme dans l'antiquité, ni serf comme dans le moyen âge ; il faut qu'il soit libre, qu'il ait le vivre assuré, qu'il ne succombe pas sous le faix de l'exploitation, qu'il ait sa part dans l'éducation et dans les jouissances de la vie civilisée. A ces conditions, il ne refuse pas le travail, et il a raison, car le travail est ce qu'il y a de meilleur pour l'homme.

M. Guérard, tout en signalant avec une rectitude parfaite l'immense progrès accompli dans l'état social, n'a pu se défendre entièrement de l'opinion, si longtemps prévalante et non encore éteinte absolument, qui attribue à l'antiquité toute supériorité sur les modernes. Ce préjugé, qui suscita une vive querelle dans le dix-septième siècle, et en vertu duquel on s'indigna que Descartes, Corneille, Racine pussent être comparés aux grands hommes des temps anciens, permettait encore bien moins que le moyen âge fût mis en parallèle. Cependant, dussé-je choquer bien des idées qui sont reçues, je n'hésiterai pas à dire que non-seulement il n'est pas une époque de barbarie, mais encore que, tout compensé, il a sa pleine valeur à côté de l'antiquité. Et vraiment il faut une singulière préoccupation pour taxer de barbarie, par comparaison avec cette même antiquité, un temps qui introduisit l'usage de la poudre à canon, de la boussole, de la numération décimale, de l'eau-de-vie, du sucre, du papier, de puissants acides, qui, par la conquête ou par ses voyageurs, pénétra au .loin dans le Septentrion, au loin dans l'Orient, vers la Chine et la Tartarie, dont les écoles présentèrent dans toute l'Europe et surtout à Paris un mouvement et une ardeur sans exemple, et qui, par les opiniâtres recherches de l'alchimie, préluda à la chimie véritable ; un temps enfin de grande activité intellectuelle, auquel on ne s'étonne pas, quand on l'a bien étudié, de voir succéder l'ère moderne, si féconde et si brillante. Que si l'on objecte la splendeur des arts qui font la gloire immortelle de l'antiquité classique, il faudra répondre que le moyen âge n'a pas été non plus déshérité à cet égard ; qu'il a enfanté les langues modernes avec leur génie, les trouvères, les troubadours, et l'œuvre admirable de Dante ; que l'architecture lui doit un nombre infini de monuments d'un caractère tout nouveau ; et que c'est lui qui a changé et agrandi la musique, en créant l'harmonie. Comme, à mesure qu'il avançait, les germes qu'il renfermait mûrissaient et arrivaient à terme, il s'est terminé par trois découvertes capitales, l'imprimerie, le passage du Cap et l'Amérique.

Dans le mot renaissance, dont on se sert pour désigner l'étude érudite du grec et du latin, est impliqué tout le préjugé qui a pesé sur le moyen âge. C'était, pensait-on, renaître à la civilisation que de remonter vers l'antiquité. Pourtant, tout, état social, sciences, industrie, géographie, arts, tout, dis-je, portait le caractère du moyen âge ; et, malgré l'admiration pour l'antiquité, il fallut bien garder la poudre à canon, la boussole, le papier et tant d'autres perfectionnements qui lui avaient été étrangers. Le moyen âge, transition aux temps modernes, est, par plus d'un côté, supérieur aux temps qui l'ont précédé ; et, pour en revenir au sujet qui nous a occupés, il l'est particulièrement dans l'état social : abolissant graduellement l'esclavage antique et préparant la complète indépendance des individus. On étudie avec une vraie satisfaction, dans le livre de M. Guérard, la fusion commençante des éléments sociaux, et on reconnaît qu'un document aussi aride que le polyptyque de l'abbé Irminon devient une intéressante lecture. Le but véritable de l'érudition est de fournir des matériaux à la science de l'histoire ; mieux ils sont élaborés, plus l'érudition a mérité de louanges.

 

 

 



[1] Polyptyque de l'abbé Irminon, ou dénombrement des manses, des serfs et des revenus de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés sous le règne de Charlemagne ; publié d'après le manuscrit de la bibliothèque du roi avec des prolégomènes, pour servir à l'histoire de la condition des personnes et des terres, depuis les invasions des barbares jusqu'à l'institution des communes, par M. Guérard, membre de l'institut, Paris, 1884. — National, 20 décembre 1847, janvier 1848, et 7 février.

[2] Il s'agit de la disette de 1847. Depuis, les transports devenus plus faciles grâce aux chemins de fer, et le commerce des grains soustrait aux entraves, ont transformé les disettes en de simples chertés.