ÉTUDES SUR LES BARBARES ET LE MOYEN ÂGE

 

II. — LES MOINES D'OCCIDENT

 

 

SOMMAIRE[1]. — Au temps où les moines se répandent sur la face de l'Occident, le péril qui plana sur tout le quatrième siècle a passé de la menace à l'effet ; l'empire romain est détruit, et l'empire barbare commence. Voilà les chefs germains devenus rois et seigneurs. Les premiers arrivés, déjà un peu moins barbares, s'efforcent de rattacher leur existence et leur autorité à l'existence et à l'autorité romaines. Mais de plus barbares surviennent ; les Francs triomphent des Burgondes et des Visigoths ; les Ostrogoths sont dépossédés par les Lombards ; la barbarie s'élève au plus haut point, et la civilisation tombe au plus bas que comportent les circonstances et les conditions sociales. Les sociétés ne sont pas comme un individu qui, en une extrémité, peut se dire : que faire ? et qui dirige des efforts déterminés vers un but déterminé ; mais elles ont des impulsions et des instincts produits par les forces intrinsèques qu'elles se sentent. C'était dans ces forces résultant alors de la civilisation antique et de la religion nouvelle qu'il fallut trouver quelque chose qui eût ` prise sur la barbarie et fût capable de la soumettre et de l'incorporer. Cet office, ni les lettres ni les sciences ni les arts ne pouvaient le remplir. En fait de lettres, les barbares, qui méprisaient les occupations des hommes sédentaires, n'avalent que des chants de guerre ; toute cette vaste littérature grecque et latine, qui avait instruit et charmé tant d'esprits, et qui en devait tant charmer et instruire encore, n'était rien pour des Suèves et des Sicambres sortant de leurs forêts. Les arts ne les touchaient d'aucun sentiment de beauté ; la torche incendiaire faisait, dans de pareilles mains, justice de ce que l'antiquité avait construit, peint, ciselé et admiré ; ce qu'ils devinrent sous leur domination, un mot de l'Introduction l'a fait entrevoir. L'intelligence de ces hommes était encore plus fermée, s'il est possible, aux hautes conceptions de la science : pas un d'eux n'était en état de comprendre les moindres propositions d'Archimède ou d'Hipparque ; et vraiment, quand on voit soumise à de si rudes contacts la tradition du savoir antique, on tremble qu'elle ne se rompe, irréparable si elle eût été perdue. Mais la société d'alors possédait une autre force qui, agissant sur les cœurs plus que sur les esprits, se trouva énergiquement disposée à combattre et à conquérir. Cette force, c'était le christianisme fondé par l'élite de l'Orient et de l'Occident, fier de sa récente victoire sur le paganisme, et animé d'un ardent prosélytisme. Le prosélytisme triompha ; les barbares furent vaincus et pris ; s'ils avaient été inconvertibles, nul ne saurait dire ce qui serait advenu des destinées de l'Occident. Le christianisme, quelques tempéraments qu'on y ait apportés, est une religion essentiellement ascétique, et, comme l'ascétique bouddhisme, il avait enfanté le monachisme. Pendant que les barbares saccageaient l'empire, bien des villes et des villages avaient disparu ; la culture recula ; et d'immenses forets, déjà séculaires, croissaient sur des champs qu'avaient jadis ensemencés les mains civilisées. Les moines, intrépides pionniers aussi bien dans la sauvagerie des terres incultes que dans celle des mœurs barbares, allèrent planter partout le monastère, toit hospitalier pour le faible, pour l'opprimé, pour l'école, pour les livrés, pour les lettres. lis furent une partie considérable de l'armé pacifique qui conquit les conquérants. C'est ainsi, à cette désastreuse époque, qu'il faut considérer le monachisme et les couvents. Une fois les barbares conquis moralement, tout commence à se rasseoir ; sans doute de précieux trésors ont été jetés à la mer pour sauver le navire ; mais, malgré ces grandes et douloureuses pertes, le travail de civilisation recommence en se rattachant au passé, et il aboutit au moyen lige, et, par le moyen âge, à l'ère moderne.

 

I. — De l'esprit monastique.

A la fin d'une longue et belle introduction, écrite avec chaleur, avec passion, M. de Montalembert s'exprime ainsi : Ces longues et infatigables explorations à travers les labeurs d'autrui, à la recherche d'une date, d'un fait, d'un nom, d'un détail qui marque et qui parle ; ces découvertes, que chacun se flatte d'avoir faites ou de remettre en lumière ; cette vérité, qu'on entrevoit, qu'on saisit, qui échappe, qui revient, qui s'arrête, et se donne enfin lumineuse et victorieuse à jamais ; ces entretiens intimes et prolongés avec tant de grandes âmes et d'âmes saintes qui sortent des ombres du passé pour se révéler dans leurs actes ou leurs écrits, toutes ces joies pures et profondes de l'historien consciencieux, les voilà finies !

Things wone are done ; joy's soul lies in the doing.

Elles vont faire place aux épreuves, aux mécomptes, aux dangers de la publicité ; aux chances si nombreuses de la malveillance, de l'indifférence, de l'oubli. C'est alors que surgit la pensée assombrissante des écueils qu'on va braver, des tristesses qu'on s'est spontanément attirées. C'est alors qu'apparait, dans toute son amertume, la difficile, l'ingrate mission de l'écrivain qui veut aimer son âme et celle de son prochain ; c'est alors, mais trop tard, qu'on découvre toutes les bonnes raisons qu'il y avait pour se décourager, pour renoncer à sa tâche et se taire (p. CCLXXIV).

Dans cette page, que je me suis plu à lire et à citer, la pleine satisfaction du travail, la joie intime de l'œuvre est dépeinte comme elle est sentie ; puis, semblable à l'esquif dont le marin dénoue la dernière amarre, le livre est livré à la mer et aux vents. Tout cela est naturel et véritable ; le cœur, rempli tout à l'heure par la présence de cet inséparable compagnon, le livre qui se fait, éprouve, quand il s'en sépare, de l'inquiétude et du vide. Je n'hésite pas à compter parmi les bonnes actions, et quelquefois parmi les grandes, les compositions que l'on poursuit et achève avec labeur, avec temps, avec conscience, avec l'honnête et sincère désir d'agir sur la pensée et sur le cœur d'autrui ; et de celles-là et de leurs auteurs je dirai, en conformant la phrase de saint Augustin à mon idée : Acceperunt mercedem suam, veri veram.

J'ai lui en m'instruisant beaucoup, en m'intéressant toujours, le livre de M. de Montalembert. On verra, dans le cours de ce travail, sur quoi portent mes réserves et mes observations ; mais je dis d'avance qu'elles portent sur des choses accessoires, et que, sur le fond, non-seulement je n'ai pas d'objection à soulever, mais encore je concours dans les inductions historiques qui l'ont conduit, dans les sentiments qui l'ont inspiré. J'admire, autrement que lui, sans doute, mais autant que lui, cet entraînement mémorable qui jeta tant d'âmes pieuses à la solitude et au désert, et qui, les détachant du monde, de ses affections et de ses intérêts, les donna sans réserve à la sainteté, toujours en lutte, et en lutte souvent victorieuse, avec les dépravations ou les brutalités du temps. Je reconnais, autrement que lui, mais autant que lui, le rôle important et salutaire que ces hommes ont eu dans l'amélioration du régime établi sur les ruines de l'empire, entre les éléments romains et les éléments barbares. Là est tout le livre de M. de Montalembert ; là est aussi tout mon assentiment.

Que M. de Montalembert raconte, avec la joie et le triomphe d'un catholique, l'extension du monachisme sur l'Occident et les grands bienfaits que cette institution y répand, tout le monde reconnaîtra la voix du fidèle qui, souvent et avec éclat, s'est fait entendre pour la cause de l'Église. Autre est ma situation. Rien n'expliquerait tout d'abord comment il se fait que, appartenant à une philosophie différente, je me trouve sur ce point particulier en concordance avec lui. Ceux qui me liront ne le comprendraient pas ou l'interpréteraient mal ; il y suffira de quelques mots, d'ailleurs nécessaires, pour que l'on saisisse le point de vue historique qui me dirige.

Il y a eu et il y a encore une philosophie regrettant, je ne dis pas que le polythéisme du monde romain ait péri, mais, du moins, que le christianisme ait prévalu et que les empereurs n'aient pas réussi à empêcher cette superstition, venue de l'Orient, de gagner les esprits. Celle-là n'est pas la mienne. Il en est une autre dont je suis, qui reconnaît que toutes les forces intellectuelles et morales de l'antiquité convergeaient vers une rénovation religieuse ; que cette rénovation partit de la Judée, siège antique du monothéisme, et que, se trouvant d'accord avec les prémisses du passé et les conditions du présent, elle accomplit tout le bien que comportait alors la situation de l'humanité ; résultat vérifié expérimentalement et à posteriori par la succession de l'histoire, qui nous montre l'ère féodale sortant de la rénovation religieuse et morale, et l'ère moderne sortant du régime féodal. Dans cette évolution, où tout s'enchaîne sans interruption et où rien n'est à reprendre, sinon les perturbations, compagnes inséparables d'aussi grands changements, le monachisme occupe une place considérable ; il eut part à l'action et au résultat : part lui est due à la louange. Mais, dans le point d'un concours qui est momentané, puisqu'il cesserait en arrière et en avant, je note que la philosophie à laquelle j'adhère reconnait, dans l'établissement des diverses religions, le résultat naturel des facultés innées de l'humanité, qui suivent leur cours et développent l'histoire.

Pour qui n'admet pas, dit M. de Montalembert (p. XIV), la chute originelle, la double nécessité de l'effort humain et de la grâce divine pour s'élever plus haut que la condition de la nature tombée, il est clair que là vie monastique ne peut être qu'une grande et lamentable aberration. Je ne pense pas que, même en dehors des motifs théologiques exprimés par M. de Montalembert, elle doive être ainsi qualifiée. L'aberration est vice ou maladie ; et ce n'est ni dans l'une ni dans l'autre de ces deux catégories qu'une juste appréciation des propensions humaines rangera l'impulsion qui porte certaines âmes à fuir le monde. Il existe, dit M. de Montalembert (p. XXIII), il existe au fond de la nature humaine une tendance instinctive, bien que confuse et passagère, vers la retraite et la solitude ; les manifestations s'en retrouvent à toutes les époques de l'histoire, dans toutes les religions, dans toutes les sociétés. J'ajouterai qu'il existe aussi au fond de cette nature humaine une tendance vers l'ascétisme. Là est l'origine de toutes les fuites du monde et de toutes les mortifications, dont la forme varie suivant les temps, les sociétés et les religions ; là est la justification du monachisme, considéré psychologiquement.

On insiste, et l'on dit : Celui qui abandonne la vie du monde, la vie commune, se soustrait aux obligations universelles et rejette la charge de son existence sur d'autres, qui dès lors travaillent pour lui, sans que lui travaille pour eux : il est à blâmer, non à louer. Sans doute, une manière de vivre qui, devenue générale, mettrait une prompte fin au genre humain, est en soi moins bonne que celle qui obéit aux instincts universels et aux devoirs qui en dérivent. Aussi a-t-elle besoin d'être rachetée. Je ne parle point ici des âmes faibles, infirmes, affligées, déclassées, qui ont bien le droit de chercher dans des asiles de paix le refuge qui leur convient. Je parle de celles qui, touchées d'un désir de retraite, sont dans la plénitude de la vigueur ; leur rançon, à elles, qui serait un surcroît d'œuvres utiles, est difficile à payer par des moines au sein de la société moderne. Mais alors, en un milieu plus favorable, cette rançon fut payée par les moines de l'Occident, occupés, pour eux-mêmes, de pénitence et de prières, et, pour autrui, convertisseurs de barbares, prédicateurs de la morale chrétienne et laborieux défricheurs des forêts et des campagnes incultes.

Ce fut un lieu commun, dans le dix-huitième siècle, de signaler les monastères d'hommes et de femmes comme des causes de dépopulation, et de leur imputer, sous ce chef, un dommage fait à l'État. Ce reproche n'appartient pas à l'ordre de la morale : il appartient à l'ordre politique. Je ne suis pas disposé à admettre l'argument donné par de Maistre et rappelé par M. de Montalembert, où l'on menace la société moderne d'être condamnée à bâtir des bagnes avec les ruines des couvents qu'elle détruit. Elle n'a point été contrainte d'élargir ses bagnes, ou mieux, pour exprimer en un seul mot ce qui ne peut être développé ici, elle a haussé le niveau de la moralité commune, flétri ce que l'opinion antique ne flétrissait pas, et rendu moralement impossible ce qui jadis était possible moralement ; de sorte que la criminalité est allée sans cesse se réduisant et se concentrant en ces sources où le vice, l'immoralité, la dépravation, la demi-folie l'alimentent, et où le législateur, le moraliste et le médecin la poursuivent. Je laisserai aussi de côté les obligations de se marier imposées par certaines législations qui violaient le libre arbitre de chacun en vue d'un avantage de l'État ; elles étaient sans doute suscitées alors par le besoin d'avoir des citoyens dans ces petites sociétés fermées où la pénurie d'hommes était toujours imminente et toujours dangereuse. Mais, dans nos grandes sociétés, l'État n'aurait aucune excuse pour violenter ainsi les inclinations individuelles ; tout s'y balance et s'y pondère par les grands nombres. J'en reviens donc à l'économie politique, démontrant que l'accroissement de population n'est un bien qu'en certaines conditions déterminées ; que, dans d'autres, c'est un mal, et qu'ainsi il appartient à la sagesse collective de laisser ouvertes toutes les voies qui peuvent faciliter les répartitions.

Plus l'histoire moderne se développe, plus la société tend à se séparer du monachisme, l'écartant comme institution publique dont elle prenne sur soi la garantie, mais lui laissant pleine liberté de se faire sa place comme institution particulière. Il n'en était pas de même aux temps que M. de Montalembert a entrepris de raconter. Alors la société, qu'imprégnait le dogme chrétien de la chute de l'homme, de la colère de Dieu et de l'expiation par la croix du Calvaire, se sentait toujours bien au-dessous des satisfactions qu'elle devait à la justice divine pour l'apaiser, à la grâce divine pour la remercier. C'est sous cette impulsion que les moines coururent au désert.

Le premier de tous les services que conféraient les moines à la société chrétienne, c'était de prier, de prier beaucoup, de prier toujours pour tous ceux qui prient mal ou qui ne prient point. La chrétienté honorait et estimait surtout en eux cette immense force d'intercession ; ces supplications toujours actives, toujours ferventes ; ces torrents de prières sans cesse versées aux pieds de Dieu, qui veut qu'on l'implore. Ils détournaient ainsi la colère de Dieu ; ils allégeaient le poids des iniquités du monde ; ils rétablissaient l'équilibre entre l'empire du ciel et l'empire de la terre. Aux yeux de nos pères, ce qui maintenait le monde dans son assiette, c'était cet équilibre entre la prière et l'action, entre les voix suppliantes de l'humanité craintive ou reconnaissante et le bruit incessant de ses passions et de ses travaux. C'est le maintien de cet équilibre qui a fait la force et la vie du moyen âge. Quand il est troublé, tout se trouble dans l'âme comme dans la société (p. XLVIII). Quiconque méditera cette page de M. de Montalembert, pénétrera dans l'intimité de la société d'alors : tandis que les moines avaient besoin de prier, la société avait besoin que l'on priât pour elle. Ce fut ainsi qu'ils devinrent partie nécessaire du régime qui s'établissait ; ce fut ainsi qu'ils eurent une vraie et grande puissance ; ce fut ainsi que cette puissance fut sanctifiante.

J'ai rencontré dans mes lectures une légende qui m'aidera à faire mieux comprendre l'esprit monastique dans sa connexion d'alors avec l'esprit séculier. Elle est du onzième siècle, et un des plus vieux textes de notre langue française. Alexis, fils d'un seigneur de Rome, est touché d'en haut et veut quitter les grandeurs et les affections de la terre. Il se dérobe à sa mère, à son père, à sa fiancée, à sa riche maison, à ses nombreux serviteurs, et s'enfuit dans la solitude et la pauvreté. Là sa sainteté devient si grande qu'un miracle se fait pour lui et qu'une voix divine lui ordonne de retourner à Rome. Sous l'accoutrement du plus pauvre des hommes, il y rencontre son père, qui ne le reconnaît pas, et à qui il demande un asile dans quelque recoin. C'est dans ce lieu de rebut qu'il passe de longues années, témoin du chagrin de ceux qui le regrettent, vivant des restes de la maison, en butte à de grossières railleries et ne disant à personne qu'il n'aurait qu'un mot à prononcer pour échanger cette misère et cette abjection contre la somptuosité des hautes conditions. Ce mot, il ne le dit que par un écrit posthume qu'on trouve dans son réduit, en même temps que le clergé et le peuple romains, avertis par un ange, viennent en pompe chercher le corps de celui qui est maintenant un saint dans le ciel. Il serait facile de retourner le jugement moral d'un tel récit, et d'accuser d'une insensibilité cruelle celui .qui avait causé de si longues et si poignantes douleurs à un père, à une mère, à une fiancée. Mais, dans la légende, toutes ces personnes qui avaient tant souffert par lui n'ont que des larmes et pas un reproche. Et, en effet, comment blâmeraient-elles celui qui, les sacrifiant comme il s'est sacrifié, a répandu le bienfait de la prière et de la sainteté sur tout ce qui l'entoure et est devenu un commun intercesseur auprès de la souveraine puissance et de la souveraine bonté ? Un père du dix-huitième siècle aurait matait ce fils ; un père de ces hauts temps le bénit.

Dans une des belles séances de l'Académie française, M. Guizot, répondant au P. Lacordaire, se plut à se représenter ce que lui et l'éloquent dominicain auraient été en face l'un de l'autre il y a six cents ans. Plus d'un de ce temps-ci, se reportant en idée vers les âges où la foi faisait converger vers un seul point tous les élans du cœur, peut semblablement se demander ce qu'il aurait été et s'il n'aurait pas humblement suivi ces chefs de sainteté qui allaient au désert, livrant les âmes à la piété et les corps à la pénitence. Pourtant, en présence de cet idéal que j'admire à son temps, j'ai été tenté, pour signaler les phases de l'humanité, de dessiner une esquisse de l'idéal moderne, où entrent l'infini du monde, le néant de l'homme devant cette immensité du temps et de l'espace, sa puissance croissante sur la nature et le sentiment d'une morale plus compréhensive et moins personnelle ; mais je m'écarterais trop de mon sujet, qui est non du présent, mais du passé ; non des hommes d'aujourd'hui, mais des moines d'autrefois et des barbares campés face à face sur les terres conquises de l'empire. M. de Montalembert dit : Pour que l'Église pût sauver la société, il fallait dans la société un nouvel élément, et dans l'Église une force nouvelle ; il fallait deux invasions : celle des barbares au nord, et celle des moines au midi (t. I, p. 29). Et un peu plus loin : L'empire romain sans les barbares, c'était un abîme de servitude et de corruption ; les barbares sans les moines, c'était le chaos. Les barbares et les moines réunis vont refaire un monde qui s'appellera la chrétienté (t. I, p. 36). Ceci est une des réserves que j'ai faites tout d'abord, et je conteste opiniâtrement que l'immixtion des barbares ait rendu aucun service qui ne reste bien au-dessous du mal qu'ils ont fait ; mais, pour entrer dans cette discussion, il faut entendre M. de Montalembert, et, lui donnant, comme disent les Anglais, fair play, rapporter exactement ses raisons et ses vues.

Je lis d'abord : Les peuples germains apportaient avec eux l'énergie virile qui manquait aux serfs de l'empire. La vie s'était retirée de partout ; ils en inspirèrent une nouvelle au sol qu'ils envahissaient, comme aux hommes qu'ils incorporaient à leur domination victorieuse (t. II, p. 234).

C'est dans le même esprit qu'est écrit ce passage : Sous les empereurs, Rome avait porté la corruption dans toutes les provinces du monde conquis sous la république. On voit dans Tacite que le siège de toute administration romaine était une école permanente d'oppression et de dépravation, où régnaient l'avarice et la sensualité, toujours insatiables et toujours impunies (t. II, p. 232).

Et celui-ci encore : On les trouve — les Gallo-Romains — de moitié dans presque tous les forfaits et toutes les perfidies qu'énumèrent les annales de cette malheureuse époque. On l'a dit avec raison : le plus grand mal de la domination barbare était peut-être l'influence des Romains avides et corrompus qui s'insinuaient auprès des nouveaux maîtres. C'est surtout à eux que l'on doit attribuer ces raffinements de débauche et de perfidie que l'on voit avec surprise se produire au sein de la brutalité sauvage des hommes de race germanique (t. II, p. 242).

Dans ce qui suit, une influence délétère est attribuée à la corruption des Romains sur la barbarie des Germains : A l'époque où nous sommes, rien de plus triste que cette première fusion de la barbarie germanique avec la corruption romaine. Tous les excès de l'état sauvage s'y combinent avec les vices d'une civilisation savamment dépravée. C'est de cette origine perverse et fatale que découlent ces abus révoltants du droit seigneurial qui, conservés et développés à travers les siècles, ont si cruellement affaibli et dépopularisé la féodalité. Et c'est là qu'il faut chercher le secret de ces exemples monstrueux de trahison et de férocité, qui, en se reproduisant à chaque page du récit de Grégoire de Tours, projettent une si sanglante lueur sur les premiers temps de notre histoire (t. II, p. 243).

Je résume les deux points de vue de M. de Montalembert : le principal, c'est que la vitalité manquait aux populations romaines et que les Germains la leur rendirent ; l'accessoire, c'est que la barbarie fut gâtée par la dépravation romaine et que les conditions sociales en furent empirées. Je ne discuterai pas ces deux points de vue : suivant moi, le débat peut être porté sur un terrain supérieur et dans un ordre plus décisif. Je me demande quelle est la grande œuvre de l'époque comprise entre Auguste et Augustule, et quels furent les agents de cette œuvre suprême ? La grande œuvre fut l'établissement du christianisme ; les agents en furent les populations gréco-romaines, ou les gentils, comme dit l'apôtre qui les appela le premier à la conversion. C'est dans leur giron que désormais abondent les prédicateurs, les martyrs et les saints. C'est de leur giron que partent les polémiques victorieuses et les livres des docteurs écoutés et révérés. En tout cela les barbares ne peuvent rien donner : ils ne font que recevoir. Nulle lumière, nulle moralité, nulle sainteté ne vient d'eux. Devant ce spectacle, toute ma reconnaissance philosophique et sociale se tourne vers ceux qui, ayant christianisé le monde ancien avant qu'il fût livré aux barbares, christianisèrent les barbares eux-mêmes, et, du moins, jetèrent en eux les germes d'une moralité nouvelle. Quelque grandes qu'aient été les misères morales de cette société livrée à la décadence d'une part, à la rénovation de l'autre, toute excellence lui reste par-dessus les demi-sauvages qui l'envahirent.

Les philosophes du dix-huitième siècle, qui étaient favorables à l'entreprise de l'empereur Julien et qui regrettaient qu'il n'eût pas réussi à refouler le Christ et à maintenir Jupiter, auraient pu insister sans réserve sur la corruption de la société qui allait passant du paganisme au christianisme ; car, à leurs yeux, elle ne faisait qu'aggraver sa condition morale, en étendant sur le monde cette superstition nouvelle contre laquelle Tacite témoigne un si cruel dédain. Mais, sitôt qu'une aussi fausse vue de l'histoire est éliminée, les populations gréco-latines reprennent le premier rang, et les barbares descendent au second. La vertu et la liberté, dit M. de Montalembert (t. I, p. 25), ne se retrouvent que dans l'Église. Cela est vrai d'une manière générale. Mais cette Église, qui l'a faite ? M. Albert de Broglie a signalé avec éclat et profondeur, dans son histoire du quatrième siècle, cette résurrection de la liberté humaine par le christianisme et par l'Église, quand, depuis la déchéance du sénat et du forum romains, la première assemblée libre se tint à Nicée pour discuter les suprêmes questions de dogme et de morale : la science, la sainteté, la liberté y brillèrent ; tout cela baissa plus tard quand les barbares eurent apporté leur sauvagerie, leur ignorance et leur brutalité sans frein. Mais la vraie vitalité avait dès lors repris naissance, et par les seules forces de la société gréco-latine.

La terrible peinture que Tacite fait de l'empire au début de ses Histoires me parait d'une vérité dont même les bons empereurs ne parviennent pas à changer les traits essentiels. Il en fut découragé et prévit les barbares. Cette formidable prévision s'accomplit ; mais ce qu'il ne voyait pas, quoique ce fût sous ses yeux, c'était le progrès d'une nouvelle croyance qui, alliée avec ce qui restait de science et de lettres païennes, allait prendre la direction spirituelle de l'humanité. Reprocher à l'empire d'avoir persécuté les chrétiens le serait pas, historiquement parlant, équitable ; car, comment voulait-on que le paganisme traitât ces sectateurs du Christ, puisque, si longtemps après le paganisme, le catholicisme a impitoyablement exterminé les hérétiques ? Du reste, l'empire se traîna plus qu'il ne vécut, laissant, de siècle en siècle, aux difficultés de la route, quelques lambeaux de sa puissance. La seule grande mesure dont il faille le louer, est, quand le temps fut venu, de s'être fait chrétien et de n'avoir pas varié. Ce fut une misérable époque au point de vue païen ; ce fut une grande époque au pot nt de vue chrétien. Aussi, tant que cette contradiction n'eut pas reçu sa solution, la situation fut au-dessus des ressources du pouvoir ; ni le génie d'un Trajan, ni la vertu d'un Marc-Aurèle n'y changèrent rien. Dès lors, tout compensé, mon grief essentiel et ce qui, suivant moi, en montre le vice radical, c'est que ; puissant comme il était, il ne put défendre la civilisation contre les barbares. Les moyens ne lui manquaient pas ; mais il se manqua à lui-même ; il ne put résister aux invasions réitérées des hordes germaniques, pas plus que ne résista, quelques siècles plus tard, le domaine des Carlovingiens aux invasions dévastatrices des Scandinaves. Les deux empires qui tombaient, l'empire romain et l'empire barbare, furent également inhabiles à se défendre. Le seul service que je mette au compte des envahisseurs, c'est d'avoir définitivement rompu l'unité de l'empire, rendu à une existence isolée l'Italie, l'Espagne, la Gaule et l'Angleterre, et supprimé l'empereur. Cette rupture et cette suppression se seraient inévitablement faites sans eux par une dissolution naturelle, mais, dans leur irruption, ils les accomplirent, et le terrain fut déblayé.

Cependant, tout en félicitant le monde romain d'avoir été vivifié par l'invasion germaine, M. de Montalembert ne se fait pas, tomme Tacite, illusion sur l'état moral des barbares. Qu'on lise ce qu'il dit des Francs et ce qui peut se dire de toutes les autres peuplades, et que l'on juge s'il y avait grand service à attendre de tels néophytes en religion ou en civilisation : C'étaient de pitoyables chrétiens. Tout en respectant la liberté de la foi catholique, tout en la professant extérieurement, ils violaient sans scrupule tous ses préceptes en même temps que les plus simples lois de l'humanité. Après s'être prosternés devant le tombeau de quelque saint martyr ou confesseur, après s'être quelquefois signalés par un choix d'évêque irréprochable, après avoir écouté avec respect la voix d'un pontife ou d'un religieux, on les voyait, tantôt par des accès de fureur, tantôt par des cruautés de sang-froid, donner libre carrière à tous les mauvais instincts de leur nature sauvage. C'était surtout dans les tragédies domestiques, dans ces exécutions et ces assassinats fratricides, dont Clovis donna le premier l'exemple, et qui souillent d'une tache ineffaçable l'histoire de ses fils et de ses petits-fils, qu'éclate leur incroyable perversité. La polygamie et le parjure se mêlaient dans leur vie quotidienne à une superstition semi-païenne ; et, en lisant leurs sanglantes biographies, que traversent à peine quelques lueurs passagères de foi et d'humilité, l'on est tenté de croire qu'en embrassant le christianisme, ils n'avaient ni abdiqué un seul des vices païens, ni adopté une seule des vertus chrétiennes (t. II, p. 248).

Pour moi, cet état moral des Francs et autres barbares n'a rien qui ne soit naturel et dans l'ordre, et je l'interprète par les lois, maintenant bien établies, de l'hérédité, et par la comparaison des peuplades sauvages ou demi-sauvages que depuis trois cents ans on a observées dans les régions nouvellement découvertes. L'hérédité, c'est-à-dire les propensions acquises et transmises par un genre de vie et par un milieu longtemps uniformes, conservent leur empire bien au delà de l'époque où ce genre de vie et ce milieu ont changé ; de là impossibilité absolue pour une population ainsi soumise à ce que j'appellerai une expérience sociale, d'entrer sans transition en de nouvelles idées, en de nouvelles habitudes, en de nouvelles mœurs. La tête et le cœur y sont également réfractaires ; ni la lumière ni la moralité n'y pénètrent. C'est par la même raison que, changeant de religion, ces peuplades ne changent pas de culte. Le Franc traitait les reliques des saints comme il traitait jadis ses propres dieux ; c'était un simulacre divin qui faisait trembler quand on avait commis une offense, mais qui n'exerçait aucun ascendant moral et chrétien. Tel barbare, prêt à commettre quelque sanglante violence dans un lieu révéré, s'informait si le saint avait coutume de venger souvent les violences faites à son sanctuaire. Voilà le juste point de chrétienté de ces barbares devenus subitement chrétiens de lèvres, non de cœur. C'est ainsi que, dans Saint-Domingue, catholique depuis longtemps, le nègre n'a pas encore perdu ses propensions fétichiques ; et, à côté de la sainte Vierge devant laquelle il s'agenouille humblement, il a un culte secret et fervent pour la couleuvre que ses aïeux adoraient.

Un certain espace de temps est exigé pour qu'une nouvelle hérédité, se produisant, assimile les tard venus. Jusque-là ils demeurent inférieurs intellectuellement et moralement ; et, si le hasard des circonstances leur donne la puissance, il n'est point d'excès auxquels ils ne se livrent ; nous en avons un garant authentique en Grégoire de Tours, qui, du moins par l'affreuse vérité des récits, est leur Tacite. L'historien romain a certainement exagéré, afin d'obtenir un effet de contraste, les qualités germaines ; cela se prouve par les exemples dé cruauté et de perfidie que l'histoire a enregistrés à leur charge. Pourtant, vus dans la Germanie et jugés d'après le taux de moralité inférieure que leur état social comportait, les Germains valaient mieux qu'ils ne valurent quand tous les freins de leur milieu germanique leur furent ôtés. Alors les passions brutales qui n'avaient d'exercice que par la guerre, le pillage, le jeu et la vengeance, eurent le champ illimité du pouvoir parmi des populations vaincues, au sein de leurs richesses et de leurs jouis-sauces. Ce sont les torrents dont le poète décrit la crue subite et l'irrésistible expansion :

Exspatiata ruunt per apertos flumina campos.

Sans doute la cour des Caligula, des Néron, des Domitien avait donné l'exemple de non moins grandes atrocités que la cour des Clovis et des Clotaire ; et la perversité césarienne et polie n'a rien à envier à la perversité mérovingienne et sauvage. Mais, malgré les empereurs bons ou mauvais, la société gréco-latine portait en soi-même les germes de rénovation civilisatrice qui manquaient aux Germains, réduits à tout apprendre, religion, lettres, science et arts. Ce qu'il fallait à ces Germains, c'était non l'exercice du pouvoir comme chefs et rois, mais l'éducation par le travail et la culture des champs ; éducation qu'ils reçurent, quand, conquis par Charlemagne, le servage s'étendit si rapidement sur ces hommes dont l'indépendance paraissait indomptable. Deux cents ans environ furent nécessaires à effectuer l'assimilation des Francs ; et, pour me servir de l'énergique expression de M. de Montalembert, si appropriée à l'état des choses, toute cette mêlée de saints et de scélérats qui offre la plus fidèle peinture du combat livré par la vertu et la dignité chrétienne à la violence des barbares et à la mollesse des Gallo-Romains (t. II, p. 330) prit fin sous les Carlovingiens. C'est la date qu'il fixe ; c'est aussi celle que je marque. Mais, quand il ajoute qu'alors tous les vieux débris romains se trouvèrent absorbés et transformés par l'élément germain (t. II, p. 243), j'ajoute précisément le contraire, c'est-à-dire que, suivant moi, ce fut l'élément germain qui se trouva absorbé et transformé par l'élément latin. J'en ai deux raisons qui, pour moi ; sont péremptoires : la première est l'hérédité latine, qui était toute de civilisation et de chrétienté, par opposition à l'hérédité germaine, qui était toute de paganisme et de sauvagerie ; la seconde est la langue qui, étant radicalement latine, prouve que le germanisme fut définitivement absorbé vers ce temps par la latinité romane.

Je me résume et je m'explique. Une civilisation païenne et illettrée rencontre une civilisation chrétienne et lettrée : elles se mêlent ; de ce mélange résulte un abaissement intellectuel et moral. Ceci est une blessure et un mal. Maintenant, prétendre que la blessure fut heureuse, et que, sans elle, les populations de l'Occident latin n'auraient pas été vivifiées, est une hypothèse démentie d'ailleurs par l'énergie héroïque avec laquelle les, âmes avaient embrassé, soutenu, propagé le christianisme. Tout ce que l'on peut dire, c'est que la blessure ne fut pas assez grave pour empêcher la convalescence, et que l'établissement des barbares fut une solution telle quelle d'un état qui devenait de plus en plus précaire dans l'ordre politique.

Quelque opinion qu'on ait sur ces barbares, soit qu'on les regarde comme un principe vivificateur d'une société dépérie, soit qu'on y voie, comme je fais, un élément inférieur qui diminue momentanément le taux de civilisation, de lumière et de moralité, toujours est-il que c'est au milieu de leurs campements sur le sol de l'empire que se déploie le monachisme primitif, l'esprit monastique dans sa première efflorescence.

Le genre humain, dans sa faiblesse et dans sa folie, a toujours décerné la plus grande place dans son admiration à ces conquérants, à ces dominateurs des peuples, à ces maîtres du monde qui ont fait de grandes choses, mais qui n'ont su les faire qu'avec de grands moyens, avec une effroyable dépense d'hommes, d'argent, de mensonges, et foulant aux pieds les lois, la morale, la foi jurée. Détestable erreur, qui rend complices involontaires de tous ces crimes éclatants les ignorants et les innocents, qui se renvoient les uns aux autres l'écho de cette fausse gloire ! Le mérite de réussir n'est pas grand quand on ne recule devant rien, devant le sacrifice d'aucune vie, d'aucune vertu, d'aucune vérité. Même au point de vue humain, la suprême grandeur n'est pas là. Elle consiste à faire de grandes choses avec de petits moyens, et à triompher de la force par la faiblesse (t. II, p. 183).

Ces paroles, par lesquelles M. de Montalembert caractérise les travaux de saint Grégoire, je les détourne pour caractériser les travaux des moines. Ils firent te grandes choses avec de petits moyens ; ils triomphèrent de la force par la faiblesse ; ils défrichèrent des âmes aussi difficiles à la culture que le sol inculte sur lequel ils allaient poser leur cellule.

Telle était en effet la double occupation de leur vie : le travail de la sanctification et le travail de la terre. Ce fut un moine qui en finit avec la passion invétérée pour les spectacles sanglants. Depuis longtemps les docteurs et les apologistes de la foi chrétienne avaient dépensé leurs plus généreux efforts et leur infatigable éloquence contre ce demeurant de la civilisation vaincue. Ils représentaient aux disciples de l'Évangile l'horreur de ces combats de gladiateurs où avaient péri tant de milliers de martyrs de tout âge, de tout sexe et de tout pays. Leurs réclamations avaient fini par obtenir de l'autorité impériale la suppression de ces jeux ; mais cela n'avait point été assez, et pendant tout le quatrième siècle le sang coula dans l'arène. Honorius, à l'occasion de son sixième consulat et des jeux séculaires, avait promis à la ville de Rome le spectacle qu'elle aimait tant. A cette nouvelle, un moine d'Orient, nommé Télémaque, quitte sa cellule, arrive à Rome et va se jeter entre les gladiateurs qui engageaient le combat. La foule, furieuse d'une telle interruption, l'accable de coups de pierres et de bancs, et les gladiateurs l'achèvent. La noblesse de son dévouement, dit M. de Montalembert, fit comprendre l'horreur de l'abus qu'il voulait abattre ; un édit d'Honorius proscrivit à jamais les jeux des gladiateurs ; à partir de ce jour, il n'en est plus question dans l'histoire ; le crime de tant de siècles s'était éteint dans le sang d'un moine, qui se trouva être un héros (t. I, p. 128).

Ainsi triomphaient les moines. Les barbares étaient rois, seigneurs, propriétaires, et, en cas de meurtre, leur sang se payait plus cher que celui d'un Romain. Le Romain, devenu inférieur, perdait de jour en jour un peu de la civilisation qu'il avait reçue de ses aïeux. L'Église, seule, pleinement constituée, tenait en ses mains la conduite morale de cette société agitée par une des plus violentes perturbations que raconte l'histoire : le moine était son pionnier. Le surcroît de pénitence qu'il s'imposait lui donnait plus d'ascendant sur les âmes, en même temps qu'il le poussait dans la solitude, où ses mains élevaient des demeures vénérées. Alors sa tâche était toute morale, et on peut dire qu'il n'était engagé dans les affaires du monde que pour le bien du monde.

Que l'on déploie la carte de l'ancienne France ou celle de n'importe laquelle de nos provinces, on y rencontrera à chaque pas des noms d'abbayes, de chapitres, de couvents, de prieurés, d'ermitages, qui marquent l'emplacement d'autant de colonies monastiques. Quelle est la ville qui n'ait été ou fondée, ou enrichie, ou protégée par quelque communauté ? Quelle est l'église qui ne leur doive un patron, une relique, une pieuse et populaire tradition ? S'il y a quelque part une forêt touffue, une onde pure, une cime majestueuse, on peut être sûr que la religion y a laissé son empreinte par la main du moine. Cette empreinte a été bien autrement universelle et durable dans les lois, dans les arts, dans les mœurs, dans notre ancienne société tout entière, cette société dont la jeunesse a été partout vivifiée, dirigée, constituée par l'esprit monastique. Partout où l'on interrogera les monuments du passé, non-seulement en France, mais dans toute l'Europe, en Espagne comme en Suède, en Écosse comme en Sicile, partout se dressera la mémoire du moine et la trace mal effacée de ses travaux, de sa puissance, de ses bienfaits, depuis l'humble sillon qu'il a le premier tracé dans les landes de la Bretagne ou de l'Irlande, jusqu'aux splendeurs éteintes de Marmoutier et de Cluny, de Melrose et de l'Escurial (t. I, p. 7).

Ne sera-ce pas entrer dans le sentiment de cette belle page que de la faire suivre des beaux vers où le poète des harmonies religieuses a si bien peint le ravissement monastique :

L'esprit de la prière et de la solitude

Qui plane sur les monts, les torrents et les bois,

Dans ce qu'aux yeux mortels la terre a de plus rude

Appela de tout temps des âmes de son choix.

 

II. — Les moines devant les barbares.

Les barbares, sauf les Goths, qui furent convertis dès avant leur entrée sur les terres de l'empire, arrivaient païens ; Vandales, Suèves, Burgondes, Francs, adoraient les divinités de la Germanie. Moins avancés que les Gaulois au temps de César, ils n'avaient point d'alphabet ; car l'alphabet gothique, qui, d'ailleurs, est du quatrième siècle, ne pénétra pas parmi eux ; ils n'avaient ni lettres, ni sciences ; et pourtant, par le concours des circonstances, ils étaient devenus les maîtres de ceux qui avaient lettres, sciences, christianisme. Au fond, la lutte qui se poursuivait entre les barbares et la civilisation depuis que Rome avait établi ses légions tout le long du Rhin ne fit que changer de place et de situation : au lieu d'avoir les barbares devant soi, on les eut au milieu de soi ; au lieu d'être les plus forts, les civilisés furent les plus faibles ; et il advint que les maîtres se trouvèrent, de culture morale et intellectuelle, au-dessous de leurs sujets. Ce fut un conflit entre les deux souffles, celui qui venait de Germanie, et celui qui venait de Rome, élève de la Grèce. Cette bataille est beaucoup plus curieuse et plus intéressante que toutes celles que se livrèrent Francs et Burgondes, Vandales et Visigoths, Lombards et Ostrogoths, que tous ces partages de terres entre les princes mérovingiens et autres, que toutes leurs sanglantes inimitiés. Là est le point décisif de cette époque orageuse. Jusqu'où allait le péril du monde civilisé ? Le fait est que l'inquiétude sur son salut n'est pas purement rétrospective et qu'elle régna parmi les contemporains. Beaucoup de cœurs doutèrent de l'avenir ; l'écrit que l'évêque de Marseille, Salvien, composa pour dissiper ces doutes, fut un livre de circonstance.

L'esprit de lutte qui, commençant au quatorzième siècle contre le régime catholique par les débats de Philippe le Bel et de Boniface VIII, se poursuivit au seizième par le schisme et atteignit son apogée au dix-huitième par le rationalisme, vit le passé comme il voyait le présent et n'hésita point à déclarer que, au temps des barbares, l'Église n'avait point servi la cause de la civilisation et de l'humanité. Tant que la loi de l'histoire n'est pas connue, l'histoire est au service des passions ou des théories ; c'est ainsi que, dans toutes les sciences, les hypothèses et les systèmes fictifs ont eu le champ libre, avant que les conditions réelles des phénomènes eussent été établies. Comme la filiation et le développement constituent l'essence de l'histoire, il est, pour tout fait historique, impérativement défendu d'y transporter le présent, et impérativement commandé de l'apprécier par ce qui précède et par ce qui suit. Cette règle posée, il devient évident que le grand agent du salut social au cinquième, au sixième et au septième siècle, fut l'Église.

Ce qui précède, c'est la provision de lettres et de sciences amassées par la Grèce et par Rome, la conversion des gentils, et la sociabilité qui résulte de l'une et de l'autre ; ce qui suit, c'est le moyen âge avec la constitution féodale, l'abolition de l'esclavage transformé en servage, la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, la philosophie reprise avec ardeur, la science renouée avec respect, l'art qui élève dans les airs les cathédrales, la poésie qui, préludant chez les trouvères, les troubadours et les chanteurs de l'Allemagne, éclate avec magnificence dans la composition de Dante. Donc, de ce qui précédait à ce qui suivit, il fallait arriver avec les barbares maîtres de tout. La seule force qui restât aux populations vaincues par la force matérielle se décomposait en religion et en lettres et sciences. Les lettres et sciences avaient peu de poids et d'influence auprès de ces gens venus des profondeurs de la Germanie ; Virgile et Tacite ne leur importaient guère, non plus que les spéculations mathématiques d'Archimède et les travaux astronomiques d'Hipparque ; seule peut-être, la médecine pouvait espérer du crédit auprès du lit des malades et des blessés. En regard, quelle n'était pas l'influence de la religion ? Un ardent et généreux prosélytisme poussait les chrétiens latins et grecs à porter la parole divine parmi les barbares ; et, de leur côté, les barbares, une fois dépaysés et jetés sur des terres nouvelles, n'opposaient pas de grande résistance au christianisme. C'étaient, il est vrai, nous l'avons vu, de pitoyables chrétiens ; mais ils n'en avaient pas moins de la révérence pour les pieux personnages qui les instruisaient, pour les lieux consacrés, pour les reliques des saints. Une fois christianisés, les écoles s'ouvraient pour eux, et ils entraient de jour en jour davantage dans la vie civilisée. D'autre part, les lettres et les sciences, sentant leur isolement, se jetaient spontanément dans le sein de l'Église ; si bien que les deux forces civilisatrices se confondaient et n'en faisaient qu'une seule. Cette fusion acheva l'œuvre ; il n'y eut plus qu'un enseignement, qui assimila Latins et barbares en un même mode de pensée et de moralité. Ainsi fut établi l'étroit domaine de la civilisation chrétienne, entre les musulmans qui venaient du Midi et les barbares qui, de la Germanie, leur dernière forteresse, -tentaient d'incessantes excursions au delà du Rhin ou par la mer.

En cette condition de grands périls et de grandes œuvres, l'Église avait, comme un fruit naturel de son sein, produit les moines pour la pénitence et la prière ; et, pendant que, par son clergé séculier, elle administrait le pouvoir spirituel, elle exerçait, par le clergé régulier, une action mystique qui complétait son empire. La mysticité du moine est, si je puis ainsi parler, la pointe de la sainteté de l'Église et celle de son épée. Ce fut surtout quand le monachisme eut été régularisé par saint Benoît, au Mont-Cassin, que l'armée vêtue de bure livra ses batailles, gagna ses victoires ; et le chant de triomphe qu'on lit dans cette page de M. de Montalembert n'a rien que je veuille atténuer : On voit accourir en foule au Mont-Cassin les fils des plus nobles races de l'Italie et l'élite des barbares convertis. Ils en ressortent, ils en descendent, pour se répandre sur tout l'Occident : missionnaires et laboureurs, qui deviendront bientôt les docteurs et les pontifes, les artistes et les instituteurs, les historiens et les poètes de la société nouvelle. Ils vont propager la paix et la foi, la lumière et la vie, la liberté et la charité, la science et l'art, la parole de Dieu et le génie de l'homme, les Saintes Écritures et les chefs-d'œuvre classiques, au milieu des provinces désespérées de l'empire détruit, et jusqu'au fond de ces sauvages régions d'où la destruction est issue. Moins d'un siècle après la mort de Benoît, tout ce que la barbarie avait conquis sur la civilisation est reconquis ; et, de plus, ses enfants s'apprêtent à porter l'Évangile au delà des limites que les premiers disciples du Christ n'avaient pu franchir. Après l'Italie, la Gaule, l'Espagne reprises à l'ennemi, la Grande-Bretagne, la Germanie, la Scandinavie vont être tour à tour envahies, conquises et incorporées à la chrétienté. L'Occident est sauvé. Un nouvel empire est fondé. Un nouveau monde commence. Venez maintenant, ô barbares ! L'Église n'a plus à vous redouter. Régnez où vous voudrez : la civilisation vous échappera. Ou, plutôt, c'est vous qui défendrez l'Église et qui referez une civilisation. Vous avez tout vaincu, tout conquis, tout renversé : vous serez à votre tour vaincus, conquis et transformés. Des hommes sont nés qui deviendront vos maîtres. Ils vous prendront vos fils, et jusqu'aux fils de vos rois, pour les enrôler dans leur armée. Ils vous prendront vos filles, vos reines, vos princesses, pour en remplir leurs monastères. Ils vous prendront vos âmes pour les enflammer ; vos imaginations, pour les ravir en les épurant ; vos courages, pour les tremper dans les sacrifices ; vos épées, pour les consacrer au service de la foi, de la faiblesse et du droit (t. II, p. 70). Cette page historique, si c'était le lieu de revenir sur ce qui a été dit dans l'article précédent au sujet des barbares, je la prendrais à mon compte ; car elle montre cette position de maître à élève, de supérieur à inférieur que tinrent dans l'ordre intellectuel et moral les Latins par rapport aux Germains ; position perdue dans l'ordre militaire et politique.

Celui qui est avec la civilisation doit être, lors de la chute de l'empire sous l'effort des barbares, avec l'Église et avec les moines, milice de l'Église. Cette proposition, qui aurait révolté le dix-huitième siècle, est pourtant vraie. Pour s'en convaincre, il n'est besoin que de comparer la Germanie d'au delà du Rhin, telle qu'elle demeurait, avec la condition semi-germaine et semi-latine des terres recouvertes par l'invasion. Malgré d'héroïques efforts tentés de très-bonne heure pour y introduire le christianisme ; malgré les fondations des évêchés de Cologne, de Mayence et de Spire, et, sur l'autre frontière, de ceux de Salzbourg, de Ratisbonne et de Passau ; malgré les prédications dans la Thuringe et chez les Frisons, le gros de la Germanie restait impénétrable. Chez les Saxons s'élevait l'Irminsul ou colonne d'Irmin, qui était le principal symbole de leur religion ; on en célébrait les cérémonies auprès des sources, au pied des rochers, dans des bois sombres et mystérieux ; les sacrifices humains y figuraient. Plus au nord, dans la Scandinavie, régnait Odin, le dieu suprême, avec tous les personnages divins, bons et mauvais. C'étaient des divinités farouches qui prisaient surtout la guerre et les guerriers : combattre vaillamment, mourir héroïquement, être fidèle aux siens selon les idées de famille et de tribu, et se venger impitoyablement des offenses, tel était le lien religieux de ces peuplades, telle l'autorité morale qui les gouvernait. de ne dis point ceci pour dépriser leur religion et leur morale. L'histoire comparative des religions a montré que le paganisme des Germains était étroitement lié au paganisme des Indiens et à celui des Hellènes, et que tous ces Olympes, ayant leur commun berceau dans l'Asie, étaient d'une valeur très-analogue en tant que conception du monde ; et l'histoire comparative des morales a montré que chacune, suivant le degré de civilisation auquel elle correspond, a sa vertu effective, qui est de diminuer quelque impulsion égoïste et de développer quelque impulsion impersonnelle. Ce fut l'office d'Odin dans le nord de l'Europe ; office bon pour les Germains, mais depuis longtemps immensément dépassé par le développement gréco-romain. Le fait est qu'il y avait bien des siècles que les Germains, issus d'Asie comme les Grecs et les Latins, occupaient obscurément leur vaste et nouvelle patrie ; que, dans ce long espace de temps, ni un nom ni une œuvre ne sont inscrits à leur compte au service de l'humanité, et qu'il ne sortait de ces retraites que des pillards et des dévastateurs.

Ceci est dit non contre les Germains, mais contre les barbares ; car, une fois que les Germains eurent été christianisés et latinisés, c'est-à-dire mis au même régime mental que le reste de l'Occident, ils n'ont cessé d'enrichir de grands noms et de grandes œuvres les annales du genre humain. Sans doute, si alors le monde n'avait eu que les Germains arrivés au niveau de civilisation caractérisé par la conception d'Odin, et que tout le reste eût été au-dessous, il se serait développé parmi eux des esprits lumineux et des germes de culture, et d'eux seraient sortis les instructeurs des nations. Mais, depuis bien longtemps, ces instructeurs étaient tout trouvés : ils venaient, par une transmission non interrompue, de l'Égypte, de la Phénicie, de l'Assyrie, de la Judée, de la Grèce et de l'Italie. La civilisation n'était pas à faire : elle était faite ; les Germains la guerroyaient, et elle guerroyait les Germains.

Maintenant tournons les regards sur les terres civilisées. Là réside un pouvoir spirituel qui, par une innovation mémorable dans l'histoire, séparé nettement du pouvoir temporel, ne s'occupe que de dogme et de morale, traite les hautes questions de l'âme humaine et de la discipline et alimente sans relâche la doctrine et l'enseignement. Là sont les villes, l'industrie et les arts de la paix. Là sont les monuments des lettres, de l'architecture, de la sculpture, de la peinture, de toutes les beautés idéales atteintes et transmises. Là sont les sciences, les mathématiques, l'astronomie, la médecine, poussées si loin par les Grecs, et qu'il importait tant de ne pas perdre, pour n'avoir pas à retrouver les Archimède, les Hipparque, les Hippocrate, toujours si rares. Pour achever le contraste, il sort aussi de là des invasions, tantôt des invasions pacifiques, qui portent l'Évangile et fondent des monastères et des écoles, tantôt des invasions armées, qui, du moins, laissent après elles des colonies, des villes et des sièges futurs de civilisation.

Manzoni, dans un de ces beaux chœurs dont il a orné ses tragédies, peint, au moment où les Lombards sont vaincus par les guerriers de Charlemagne, les Italiens indigènes se réjouissant de la défaite de leurs conquérants et songeant à une indépendance.

Dagli atril muscosi, dal tort cadenti,

Dai boschi, dell' arse fucine stridenti,

Dai solchi bagnati di serve sudor,

Un volgo disperso repente si desta ;

Intende l' orecchio, solleva la testa,

Percosso da novo crescente romor.

Dai guardi dubbiosi, dal pavidi volti,

Quai raggio di sole da nuvoli folti,

Traluce del padri la fiera virtù ;

Net guardi, net volti confuso ed incerto

Si mesce e discorda lo spregio sofferto

Col misero orgoglio d'un tempo che fa.

S' aduna voglioso, si sperde tremante,

Per torti sentieri, con passo vagante,

Fra tema e desire, s' avanza e ristà,

E adocchia e rimira scorata e confusa,

Dei crudi signori la turba diffusa,

Che fugge dal brandi, che ouata non ha.

Je pense que le poète a deviné le conflit des races, tant que la fusion ne fut pas effectuée. La lutte est apparente dans la Grande-Bretagne ; là les Germains et les Celtes ne purent s'amalgamer ; les Celtes opposèrent en vain une résistance longue et acharnée ; ils furent refoulés, et, partout où ils ne le furent pas, vaincus, comme la langue anglaise le témoigne. Mais autre fut la défense des populations romanes ; et le même indice, la langue, témoigne qu'en Gaule, en Espagne, en Italie, l'élément latin l'emporta ; ce furent les Germains qui disparurent dans la masse commune ; mais, tant qu'on ne parla pas la même langue, il y eut conflit. Un célèbre érudit allemand, Grimm, a regretté qu'il n'en ait pas été autrement, et que les idiomes germaniques importés par les envahisseurs n'aient pas prévalu comme en Angleterre, et pris la place du roman. Je ne puis m'associer à ce regret ; non que je m'intéresse à ce que notre nationalité ait été plutôt latine que germaine ; je n'ai point ce souci des races ; niais je tiens que le triomphe du roman sur le germain fut un signe des temps, et annonça que la diminution de moralité et de lumière qui accompagna nécessairement un tel bouleversement fut moins grave et moins longue que si les chances eussent inversement tourné. Par un autre côté encore, on se fera une idée de la vertu du milieu latin : c'est en comparant les Germains transplantés avec les Germains restés dans la Germanie. Bientôt, tandis que ceux-ci continuent à ne fournir que de farouches guerriers, des pirates et des dévastateurs, on voit naître parmi ceux-là des lettrés, de saints moines, des apôtres, des princes renommés, et le plus grand de tous, Charlemagne, qui fut aussi le dernier des Germains dans l'Occident latin ; car son petit-fils, Charles le Chauve, parlait roman, comme le prouve le célèbre serment des fils de Louis le Débonnaire.

Quelque civilisation qu'ait apportée avec elle Rome étendant son empire par les armes, pourtant je ne me rangerais pas, même en vue de ces services, du côté de la guerre et de la conquête. Mais l'état du monde ne comportait pas alors la politique pacifique. L'empire put se repentir à loisir de l'avoir adoptée à l'égard des Germains ; il eut beau ne plus leur faire la guerre ; eux la lui firent, incessante, acharnée, toujours renaissante, jusqu'à ce qu'ils eussent forcé sa longue défensive. Alors on n'avait pas le choix ; il fallait conquérir les barbares ou être conquis par eux. Les Cimbres et les Teutons, les Germains d'Arioviste, ceux de Civilis et toute la suite des invasions le démontrent suffisamment. Avant les Germains, il en avait été de même des Gaulois ; ils avaient envahi la haute Italie, poussé des bandes en Espagne, saccagé Rome, attaqué Delphes, conquis une grande contrée de l'Asie Mineure ; et, si Rome n'avait pas, par la conquête, tari la source de ces débordements, ils auraient grossi l'avalanche qui assaillit plus tard le monde civilisé.

Entre guerre et guerre, conquête et conquête, le parti à prendre, historiquement, ne peut être douteux : l'historien doit se ranger non du côté qui apporte la ruine, l'incendie, et abaisse toute haute connaissance et toute haute moralité ; mais de celui qui, à sa suite, amène fondations, établissements, demeures d'industrie, de lettres, de sciences, culture de la terre et des intelligences. Sur les pas des Francs et de Clovis, les Germains transrhénans passaient le Rhin pour se répandre au loin, comme ceux qui les avaient précédés. Mais les Mérovingiens, devenus conservateurs, romains et anti-barbares, ne se contentèrent pas de les repousser, et, dans la poursuite, ils franchirent plusieurs fois le Rhin pour les combattre dans leurs repaires. L'œuvre complète était réservée à Charlemagne. Si, un peu plus tard, quelque autre Charlemagne, partant des côtes d'Angleterre, était allé christianiser et subjuguer la Scandinavie, que de maux n'aurait-il pas épargnés à l'Occident ! Il aurait sevré sans doute les pirates du Nord des joies du carnage, de l'incendie, de la dévastation et du vol ; mais, en vérité, il n'y a guère que cela à regretter quand, dans ces luttes de l'ancien monde, la civilisation refoule, à main armée, la barbarie ; et ce serait être trop partial pour Odin et ses sectateurs que de ne pas souhaiter que l'agression victorieuse fût venue de l'Occident, non de la Scandinavie. Quiconque veut se faire une idée exacte des maux de la grande invasion des barbares n'a qu'à étudier celle des Scandinaves, qui, pour la durée et pour l'espace, en est un raccourci ; elle fut moins longue et se borna à l'occupation de la Neustrie ; du reste, tout est semblable, tout, jusqu'à la prompte absorption des hommes du Nord, qui, au bout de bien peu de temps, avaient disparu dans le milieu français, parlaient français, étaient devenus Français et portaient la langue et la féodalité françaises chez les Anglo-Saxons. Ceci est postérieur, mais concourt à montrer que la conquête de la Germanie est le grand service, et, partant, la grande gloire de Charlemagne. L'Église, qui l'avait héroïquement précédé, le suivit et assura par l'enseignement une conversion hâtive et forcée ; si bien que, depuis lors, la Germanie, devenue membre de l'Occident latin, défendit ce qu'elle avait si longtemps menacé. Quelle plus probante démonstration demandera-t-on de l'action civilisatrice et bienfaisante de l'Église dans la grande lutte ouverte par la victoire des barbares sur l'empire ?

Telle fut la tâche du christianisme militant : reconquérir moralement l'Italie, l'Espagne, la Gaule et l'Angleterre perdues politiquement. Cette grande conquête est la revanche de la grande invasion. Jamais l'ascendant religieux ne se montra avec plus de force et de bienfaisance : il partit des vaincus et dompta les vainqueurs. Celui qui voudra pénétrer dans les périls et les ressources de la situation, placera, comme M. de Montalembert, le moine devant le barbare.

Le zèle qui convertit et qui fonde est aussi le zèle qui poursuit et qui détruit. L'Église mit en ruine une multitude de temples païens. Je prends dans le livre de M. de Montalembert quelques exemples de ces destructions. Saint Martin fut le plus redoutable ennemi de ce qui restait encore du paganisme dans les Gaules. On le voyait, accompagné de ses religieux, parcourir le pays en renversant les monuments druidiques et les chênes consacrés par le vieux culte national des Gaulois, en même temps que les temples et les statues des dieux romains ; vainqueurs et vaincus succombaient à la fois sous ce nouveau conquérant ; et, cependant, les populations rurales défendaient leurs autels, leurs arbres séculaires, avec un acharnement qui allait jusqu'à menacer la vie de Martin. (T. I., p. 215.)

Radegonde, indignée de rencontrer sur sa route un temple païen, un vestige de ce qu'elle regardait comme une superstition diabolique, s'arrêtait au milieu de son cortège militaire pour en ordonner la destruction immédiate ; malgré les cris furieux et la résistance acharnée de la population d'alentour, composée de Francs encore idolâtres qui voulaient défendre avec leurs épées et leurs bâtons le sanctuaire de leur culte national, elle restait à cheval au milieu de son cortège, jusqu'à ce que l'édifice eût disparu dans les flammes. (T. II, p. 321.)

Colomban et ses compagnons brûlaient les temples et jetaient dans le lac les idoles dorées que les habitants leur montraient comme les dieux tutélaires de leur patrie. (T. II, p. 416.)

Je n'aurais pas cité ces passages, si, ailleurs, M. de Montalembert n'avait parlé avec sévérité des violences protestantes ou révolutionnaires qui jetèrent à bas tant de monuments catholiques. J'avoue que, dans mon impartialité, je ne puis concevoir comment ce qui serait bien de la part de chrétiens contre païens serait mal de la part de protestants contre catholiques, de révolutionnaires contre chrétiens. Le grand ponte qui a retracé le zèle de Polyeucte et les douleurs de Pauline ne nous laisse voir que l'ardeur de dévouement et de martyre dans une action qui, d'ailleurs, est digne de blâme et même de châtiment. Laissons de côté les mauvaises passions qui s'adjoignent toujours aux rénovations ou révolutions et qui ne firent pas plus défaut aux chrétiens primitifs qu'aux protestants et aux révolutionnaires, et voyons uniquement le côté moral de ces violences contre la pierre et le bois. En renversant les idoles et leurs temples, le chrétien obéissait à un devoir, faisait la guerre aux esprits de ténèbres, promouvait le règne de Dieu et sauvait les âmes. Dans les monuments catholiques, le protestant poursuivait les repaires de la grande Babylone, dont les impuretés souillaient le monde et portaient partout la damnation. En démolissant églises et monastères, le fils de la philosophie du dix-huitième siècle se rendait à lui-même le consciencieux témoignage d'abattre la superstition et de sauver l'humanité. Qui prononcera entre ces trois moralités différentes, chacun, de son point de vue, jugeant la sienne préférable à celle des autres ? Sera-ce le succès ? Mais, si les chrétiens ont triomphé jadis, les protestants n'ont pas à se plaindre de leur lot, non plus que les libres penseurs, qui ont conquis, au sein de la société chrétienne, une place longtemps disputée. Sera-ce l'histoire ? L'histoire du monde est le jugement du monde, a dit Schiller ; cela est vrai ; mais l'histoire n'est pas encore assez longue pour avoir prononcé sa sentence définitive entre catholicisme, protestantisme et rationalisme. Le débat resterait donc insoluble, si, en attendant cette sentence, une morale supérieure n'avait intronisé le dogme de la tolérance, qui ne permet pas plus les violences faites aux croyances dans les personnes que dans les monuments et dans les sanctuaires, et qui ne veut de victoire sur les âmes que par l'action sur les âmes.

Mais, au temps qui nous occupe, il faut laisser les monuments et les sanctuaires païens crouler sous la main de la piété qui les frappe, et considérer deux modes de vocation forcée qui étaient alors usités. On nommait pénitence — tant la pénitence était l'attribut des moines — la tonsure et l'habit monastique. Il arrivait que des gens, moribonds et à l'agonie, qu'ils eussent ou non demandé la pénitence, la recevaient, selon une dévotion du temps, habituelle à ceux qui voulaient se repentir publiquement avant de mourir. Il arrivait aussi que quelques-uns de ces moribonds revenaient à la vie. Le vœu qu'ils avaient semblé faire, et dont ils n'avaient pas toujours eu connaissance, il leur fut interdit de le rompre et de retourner dans le monde. C'est ainsi que le roi visigoth Wamba, devenu moine sans le savoir, accepta cette étrange vocation en sortant d'une apparente agonie, et vécut encore sept ans dans un monastère, saintement docile à ses nouveaux devoirs.

Cette vocation de moribonds qui réchappaient tient de près à cette autre vocation imposée aux princes et aux seigneurs qui subissaient une déchéance. On les tondait et on les enfermait dans un cloître. Le douzième siècle a une vieille chanson de geste, du genre héros-comique, représentant un preux du nom de Guillaume, qui, las d'exploits et touché, lui aussi, du désir de faire pénitence, va s'enfermer dans un monastère. Mais ce terrible pénitent ne sait ni prier, ni veiller, ni chanter ; il mange comme quatre, et, quand on le contrarie, sa force devient redoutable aux pauvres moines, qu'il assomme de coups. Visigoths ou Francs dépossédés à qui l'on faisait la tonsure monacale, n'avaient pas une vocation beaucoup meilleure ; non plus que ces princesses du sang mérovingien qui, fatiguées de la règle, finirent par se mettre à la tête d'une troupe de bandits. C'est l'ombre au tableau. Par là on aperçoit à quel genre de désordres les monastères, quand ils tombaient dans le désordre, étaient sujets : la turbulence barbare y pénétrait. Rien ne résiste complètement à l'action d'un milieu social. La pénitence elle-même et la sainteté y prennent une teinte qu'on ne peut méconnaître ; et, pour bien juger de ces maisons religieuses qui fécondaient le sol et les intelligences, et de l'alliage qui s'y mêlait, il faut avoir soin de ne jamais faire abstraction de l'époque dont elles étaient une importante partie.

La civilisation des Germains n'avait pas dépassé la période de la polygamie, et beaucoup de Mérovingiens eurent plusieurs femmes. L'Église et les moines combattaient courageusement ce que M. de Montalembert appelle si justement un paganisme rétrograde ; car le paganisme gréco-latin avait depuis bien longtemps atteint la monogamie. Quand Brunehault, que Colomban était venu voir au manoir de Boucheresse, lui présenta les quatre fils qu'avait déjà Thierry de ses concubines : Que me veulent ces enfants ? dit le moine. — Ce sont les fils du roi, dit la vieille reine ; fortifie-les par ta bénédiction. — Non ! répondit Colomban ; ils ne régneront pas, car ils sortent d'un mauvais lieu. (T. II, p. 639.)

Colomban, retiré à Bobbio, et sollicité par Clotaire II de revenir en Gaule, refusa de se rendre à cet appel. On voudrait croire, dit M. de Montalembert, que tout le sang innocent que ce roi venait de verser fut pour quelque chose dans ce refus ; mais rien ne le prouve. (T. II, p. 470.) Rien ne le prouve en effet. Quel, parmi ces rois et ces princes, n'avait pas les mains teintes de sang ? C'est avec ces puissances farouches que l'Église et les moines avaient à vivre et à pactiser. La cruauté et la perfidie allaient tête levée dans ce sanguinaire milieu. L'Église et les moines, quand leur manquait l'ascendant d'une morale vraiment commune sur ces âmes encore si peu chrétiennes malgré leur baptême, opposaient du moins une intrépide résistance aux violences qu'on venait commettre sous leurs yeux et dans leurs demeures. Saint Nizier disait toujours devant les fils de Clovis : Je suis prêt à mourir pour la justice. M. de Montalembert raconte ainsi l'intercession d'Avitus, généreuse bien qu'inutile : Clodomir, roi d'Orléans, le second des fils de Clovis, vit également la noble figure d'un moine, d'Avitus, abbé de ce monastère de Micy, en Orléanais, que son père avait fondé, se dresser devant lui lorsque, au moment d'entreprendre la seconde campagne contre les Burgondes, il voulut se débarrasser de son prisonnier, le roi Sigismond, qui avait cherché en vain un refuge dans son bien-aimé cloître d'Agaune. Le religieux venait lui rappeler les droits de la pitié et lui prédire les arrêts de la justice divine. Ô roi, lui dit-il, songe à Dieu ! Si tu renonces à ton projet, si tu fais grâce à ces captifs, Dieu sera avec toi et tu seras de nouveau vainqueur ; mais, si tu les tues, toi et les tiens vous subirez le même sort. Clodomir répliqua : C'est un sot conseil que de dire à un homme de laisser son ennemi derrière lui. Il fit égorger et jeter dans un puits Sigismond, sa femme et ses deux enfants. Mais la prédiction d'Avitus s'accomplit : Clodomir fut vaincu et tué, et sa tête, fixée au bout d'une pique ; fut promenée triomphalement dans les rangs des Burgondes. (T. II, p. 269.)

Dans ce désordre, les églises, les monastères, les lieux consacrés par des reliques s'élevaient comme des oasis de mansuétude et de pitié, où le faible, le vaincu, l'opprimé, trouvaient un asile, autant du moins que le prêtre et le moine avaient gagné d'ascendant par leur sainteté, et que les pieuses légendes avaient répandu au loin la croyance que le saint punissait sans merci les violateurs. Une tradition rapportée par Grégoire de Tours peint le sentiment qui animait et consolait les populations de la Gaule, quand elles voyaient leurs redoutables conquérants s'incliner devant la sainteté des religieux de leur race. On se racontait que, pendant la marche de l'armée de Clovis à travers le Poitou à la rencontre d'Alaric, une bande de Francs avait voulu saccager le monastère que gouvernait un saint religieux venu d'Agde en Septimanie, et nommé Maixent ; un des barbares avait déjà l'épée haute pour trancher la tête de l'abbé, lorsque son bras demeura tout à coup paralysé et ses compagnons restèrent aveuglés autour de lui. Clovis, averti du miracle, accourut auprès du moine et lui demanda grâce à genoux pour les assassins. On montra, pendant plusieurs siècles, dans l'église du monastère, le lieu où le vainqueur de Syagrius s'était agenouillé devant un moine gallo-romain, et avait reconnu une force plus invincible que toutes les armées romaines ou barbares. (T. II, p. 262.)

Semblable au prophète de l'Ancien Testament, qui, dans un texte cité par M. de Montalembert, dit : Loguebar testimonia tua in conspectu regum, et non confundebar, l'Église ne se troubla point dans cette rude époque, déclarant les témoignages du Seigneur en présence des rois, sans se laisser confondre. C'est une neuve histoire que celle où les armées sont des moines, les héros des saints, les forteresses des couvents, les victoires des conversions. La lutte est longue, l'issue incertaine ; et, quand elle se termine, le monastère victorieux élève partout ses pacifiques demeures dans un monde devenu à la fois féodal et chrétien.

 

III. — Les moines et la nature.

Je prends ce titre à M. de Montalembert, et c'est un des chapitres de son livre où la richesse de son style s'est le plus épandue, mariant au charme pénétrant des lieux agrestes l'émotion religieuse et la voix de la prière. Ce qu'il a senti, ce qu'il a voulu, il le dit en ces lignes : Entre la sombre et sauvage nature de l'Europe, passée des serres de Rome à celles des barbares, et l'infatigable activité des solitaires et des communautés religieuses, il y avait moins encore une lutte laborieuse qu'une sorte d'alliance intime et instinctive dont le vif et poétique reflet anime plus d'une page des annales monastiques. Rien n'est plus attrayant que cette sympathie morale et matérielle entre la vie religieuse et la vie de la nature. Pour celui qui pourrait y dévouer assez de loisir et d'attention, il y aurait là de quoi remplir d'études charmantes toute une vie. (T. II, p. 333.)

Le sentiment de la nature n'a jamais été absent de l'âme humaine ; et, mère ou marâtre, ses bontés et ses inclémences, ses beautés et ses horreurs ont été l'éternel entretien de l'humanité. Mais les âges en se déroulant, l'esprit en s'agrandissant, le cœur en se purifiant ont donné à ce sentiment primitif des expressions qui ont aussi leur développement et leur gradation. Une des formes primordiales se montre dans le récit poétique ou légendaire ; l'impression qu'a faite le site ou touchant ou majestueux ou terrible est tissue dans la narration et ne s'en détache pas ; mais celui pour qui les pages antiques ne sont pas lettre morte, n'a pas de peine à trouver son plaisir dans ce qui fut le plaisir d'un autre temps ; il chemine côte à côte avec les anciens hommes dans leur ancien monde ; et c'est là en des études charmantes, ce pèlerinage que M. de Montalembert a fait et qu'il recommande. Flumina amem sylvasque inglorius, a dit le poète, donnant sa gloire pour la forêt, pour le fleuve et la Flumina amem sylvasque, a dit le moine, donnant le monde et ses plaisirs pour la solitude et la pénitence.

Les temps marchèrent, un changement vint sur l'esprit de l'homme, et le sentiment de la nature prit une autre forme. Ces impressions obscures qu'il incorporait dans les mythologies, dans les légendes et les poésies primitives, ces beautés qu'il tentait de reproduire par le vers ou le pinceau, il commença d'en pénétrer le caractère et de porter plus haut et plus loin l'idéal de ses aspirations. Les verdoyantes forêts, l'azur des mers, les monts sourcilleux, les fleuves qui à gros bouillons en descendent les pentes, qu'est-ce, sinon la décoration de sa planète ? Sa planète, un esquif lancé dans le ciel ? Le ciel, l'immensité de l'espace où sont perdus comme des grains de poussière les soleils et leur suite de planètes et de satellites ? Pour s'élever dans ces sublimes et sereines régions, il avait fallu des ailes puissantes qui n'en craignissent pas les lointains chemins. Quand, redescendant sur la terre, il se fut reposé de son long voyage et réchauffé aux rayons de son soleil, il connut que ses admirations et ses terreurs provenaient des profondeurs de l'abîme sur lequel flottent toutes les existences et toutes les durées ; et, sortant de la croyance que rien eût été fait pour le plaisir de ses, yeux, il sentit que le plaisir de ses yeux remonte à l'infini des choses, devenu l'assidue contemplation de tout ce qui, dans l'homme moderne, pense, médite ou chante.

La Fontaine a une fable admirable — le Berger et le Roi — où il a mis sous forme de récit ce qu'il ressentait de plus vif pour les douceurs de la retraite et le charme des vergers et des bois. Et comme il faut toujours que, dans un morceau tout plein de beautés, il y ait un trait qui en soit le point particulièrement lumineux, c'est dans ce vers pénétrant que l'étincelle éclate :

Louange du désert et de la pauvreté.

Ce vers, né dans un temps qui avait peu d'adoration pour la nature, mais dans une âme qui en avait beaucoup, n'a point de date, et je l'applique à ces anciens solitaires qui faisaient du désert et de la pauvreté le sujet d'une éternelle louange. C'était surtout au désert, dit M. de Montalembert en parlant de la Thébaïde, qu'éclatait leur triomphe et que le monde à peine chrétien reconnaissait en eux les envoyés du ciel et les vainqueurs de la chair. Lorsque, vers le soir, à l'heure de none, après une journée étouffante, tous les travaux s'interrompaient et que, du milieu dessables, du fond des cavernes, des hypogées, des temples païens dépeuplés de leurs idoles et de tous ces vastes tombeaux d'un peuple mort, le cri d'un peuple vivant montait au ciel ; lorsque partout et tout à coup l'air retentissait des hymnes, des prières, des chants pieux et graves, tendres et joyeux, de ces champions de l'âme, de ces conquérants du désert, célébrant dans la langue de David les louanges du Dieu vivant, les actions de grâce de l'âme affranchie, les hommages de la nature vaincue, alors le voyageur, le pèlerin, le nouveau chrétien surtout s'arrêtait éperdu ; et, ravi aux sons de ce concert sublime, il s'écriait : Voilà donc le paradis. (T. I, p. 78.)

C'est dans les replis des annales monastiques, dans les récits et les légendes qu'il faut chercher l'intimité de la vie claustrale avec les forêts et les champs. Au moment où la race de Mérovée prend définitivement possession du pays, et où les leudes germains tiennent leur part 'de territoire, tandis qu'une autre part est dans les mains de ce qui reste de seigneurs gallo-romains, et que le peuple des villes et des campagnes est agité misérablement dans le conflit des forces non encore organisées, la face de la Gaule avait bien changé de ce qu'elle était sous le gouvernement impérial. Des villes détruites n'avaient pas été reconstruites ; des demeures rurales connues sous le nom de villa avaient disparu ; des campagnes saccagées n'avaient pas été remises en culture. La nature, reprenant paisiblement ses droits, recouvrit d'une puissante végétation les espaces abandonnés. Les ruines des cités et des villa furent cachées sous la nouvelle forêt ; et la période de dévastation fut assez longue pour que les futaies devinssent hautes et les arbres séculaires. Le sol cultivé fut beaucoup amoindri, le sol inculte fut beaucoup agrandi. La dévastation sur le territoire bâti et cultivé n'avait pas été moindre que la dévastation dans les lettres, les sciences et les arts.

Pline l'Ancien, qui avait écrit une histoire des guerres germaniques et qui ne se faisait pas la même illusion que Tacite sur l'infériorité de la vie barbare, a une description merveilleuse de la forêt Hercynienne et de ses ombrages plus vieux peut-être que l'arrivée des Germains en Germanie. On peut reporter beaucoup de traits de cette description dans la Gaule des cinquième et sixième siècles, dont M. de Montalembert a tracé un tableau fidèle en écrivant ces lignes : Il faut se figurer la Gaule entière et toutes les contrées voisines, toute la France actuelle, la Suisse, la Belgique et les deux rives du Rhin, c'est-à-dire les contrées les plus riches et les plus populeuses de l'Europe moderne, couvertes de ces forêts comme on en voit à peine encore en Amérique, et comme il n'en reste plus le moindre vestige dans l'ancien monde. Il faut se représenter ces masses de bois, sombres, impénétrables, couvrant monts et vallées, les hauts plateaux comme les fonds marécageux ; descendant jusqu'au bord des grands fleuves et de la mer même ; creusées çà et là par les cours d'eau qui se frayaient avec peine un chemin à travers les racines et les troncs renversés ; sans cesse entrecoupées par des marais et des tourbières où s'engloutissaient les bêtes et les hommes assez mal avisés pour s'y risquer ; peuplées enfin par d'innombrables bêtes fauves dont la férocité n'était guère habituée à reculer devant l'homme, et dont plusieurs espèces ont depuis presque complètement disparu de nos contrées. (T. II, p. 338.)

Les Latins avaient un beau mot pour exprimer la sensation causée par l'ombre, le silence, le froid et la majesté des forêts ; c'était horror, sorte de frissonnement qui n'était ni sans crainte, ni sans respect, ni sans plaisir. Cette horreur était ce qui attirait les moines ; ils s'y enfonçaient à la recherche de quelque retraite profonde et solitaire. Ici, il fallait se glisser, en déchirant ses vêtements, à travers des sentiers tellement tortueux et étroits, tellement hérissés d'épines que les pieds pouvaient à peine s'y porter l'un après l'autre. Là on rampait sous des branches entrelacées pour découvrir quelque étroite et sombre caverne obstruée par les pierres et les ronces. Si un autre leur offre un abri, ils s'y logent ; s'il faut creuser une cellule dans le roc, ils la creusent ; si aucune demeure naturelle ne se présente, ils dressent une hutte de branchages et de roseaux ; ou bien encore, rencontrant au fond des bois les débris d'anciens édifices, ils les transforment en cellules et en chapelles au moyen de quelques rameaux fixés à un pan de mur ruiné, et là perdus dans la solitude, où ne s'entendait plus d'autre bruit que le frémissement de la grande forêt, où ne se voyait plus d'autre mouvement que le balancement des arbres gigantesques, les moines associaient à ce murmure de la nature le religieux murmure de la prière.

Bientôt d'autres moines arrivaient ; des gens de diverses conditions venaient chercher des secours spirituels ou même matériels, auprès des demeures hospitalières. Le roi ou le seigneur, touché de dévotion, accordait de vastes concessions dans ces espaces qui ne servaient qu'à la chasse ; et le monastère, s'élevant au milieu de la forêt, la faisait reculer tout autour pour en changer le sol en cultures productives. Ainsi se formaient de grandes clairières ; ainsi le défrichement s'étendait ; ainsi des populations se groupaient, et des édifices religieux, remplaçant la lutte primitive, abritaient sous leur toit l'école, la bibliothèque, les instruments d'instruction aussi bien que la charrue, les engins aratoires et le produit des champs. Et désormais, les moines, louant le Seigneur qui bénissait leurs travaux, se réjouissaient au milieu d'une nature qu'ils avaient rendue féconde et bienfaisante.

En suivant, dans tout l'Occident, les fondations des couvents, M. de Montalembert arrive sur les côtes espagnoles, et de là atteignant par la pensée la lointaine Amérique et les parties inexplorées de l'Afrique, il s'écrie : Les grandes vagues de l'Océan, en accourant des rives de l'autre hémisphère, de la moitié du monde encore inconnue des chrétiens, rencontrent au haut des falaises de la péninsule Ibérienne le regard et la prière des moines. Ils y attendront de pied ferme l'invasion mahométane ; ils la traverseront et lui survivront ; ils y conserveront le dépôt de la foi et de la vertu chrétienne, pour les jours incomparables où, de ces plages affranchies par un infatigable héroïsme, l'Espagne et le Portugal prendront leur invincible élan pour découvrir un nouveau monde et planter la croix en Afrique, en Asie et en Amérique. (T. II, p. 226.)

Je ne puis, je l'avoue, m'associer à cette exclamation de triomphe ; ce qui m'arrête, c'est le spectacle navrant que vont présenter Hatti, le Pérou, le Mexique, quand une fois ces bords auront été atteints par les Européens, cruels porteurs de christianisme et de civilisation. Il me paraît que rien n'excuse ni les cruautés d'Amérique, ni les abominations de la traite africaine et de l'esclavage rétabli. Ce sont deux grands crimes du seizième siècle. Non que je pense que l'expansion européenne ait dû ou pu s'arrêter sur le seuil de ces vastes contrées. Mais si une soif infernale d'or et d'argent n'avait pas aveuglé les hommes d'État, si la farouche passion des conversions n'avait pas fermé le cœur des prêtres et des moines, il aurait été possible d'épargner bien des souffrances à ce nouveau monde et d'en conserver de précieux restes. Ce n'était point ici le cas de la redoutable barbarie germanique, toujours attaquante quand elle n'était pas attaquée ; l'Europe n'avait rien à craindre ni des faibles peuplades dispersées sur ce grand continent, ni même des empires du Pérou et du Mexique. Ces empires, une politique juste et humaine les aurait transformés, non détruits ; mais, au seizième siècle, il n'y avait ni justice, ni humanité dans la politique, ni ménagement dans la religion pour la conversion des idolâtres, ni punition dans l'opinion pour ces grands méfaits.

La nature, laissée à elle-même, peuple de bois les lieux d'où l'homme s'est retiré, puis elle peuple ces bois de bêtes de toute espèce, nourrissant les unes d'herbes et de fruits pour que les autres vivent de proie et de chair. Parmi les habitants de ces solitudes, le moine arrivait, non en turbulent chasseur qui ébranle la forêt de ses pas et de ses cris, mais en compagnon qui vient prendre sa part des lieux écartés et des ombrages sombres. Les annales monastiques sont pleines de l'intimité qui s'établissait entre les bêtes et les moines, commensaux de la même forêt. Karileff était un noble Arverne qui s'était réfugié avec deux compagnons dans une clairière fertile des bois du Maine. Tout en cultivant ce coin de terre inconnu, il y vivait dans la société de toutes sortes d'animaux, et, entre autres, d'un buffle sauvage, dont l'espèce était déjà rare dans cette contrée, et qu'il avait réussi à apprivoiser complètement. C'était un plaisir, dit la légende, de voir le vénérable vieillard debout à côté de ce monstre, occupé à le caresser en le frottant doucement entre les cornes ou le long de ses énormes fanons et des plis de chair de sa robuste encolure ; après quoi, la bête reconnaissante, mais fidèle à son instinct, regagnait au galop les profondeurs de la forêt. (T. II, p. 360.)

Il est certain que, partout où l'homme placé au milieu d'animaux sauvages se garde de leur faire du mal et se plaît à leur faire du bien, ils deviennent familiers, reconnaissant ses pas et sa voix, et sont même disposés, dans leurs souffrances et leurs détresses, à recourir à lui. Une biche poursuivie par des veneurs et déjà presque forcée se jeta dans les plis de la tunique d'un solitaire ; il la sauva, la ramena avec lui au monastère, et l'histoire raconte que le moine et la bête s'aimèrent tendrement. La biche le suivait partout, se couchait sur le pied de son lit, ne cessait de bêler quand il s'absentait. Il la fit plus d'une fois reconduire dans les bois ; mais toujours elle savait retrouver le chemin de la cellule ou la trace des pas de son libérateur ; un jour enfin elle fut tuée par un jeune homme qui n'aimait pas les moines. (T. II, p. 122.) Il y a quelques années à peine, dans la forêt de Saint-Germain, un cerf s'était habitué à venir dans un petit village où il était bien accueilli. Les gardes reçurent l'ordre de le chasser et de le tuer ; une foule de villageois considérait le spectacle de cette chasse. La pauvre bête, poursuivie à outrance, vint plus d'une fois au milieu d'eux pour essayer de s'y cacher et d'en obtenir aide et protection.

La légende ne s'arrête pas là ; et, au delà de cet empire naturel que l'homme prend sur les animaux par de bons soins, elle se comptait à raconter un empire surnaturel que les moines conquéraient. Des loups poursuivaient une biche ; un solitaire, témoin de l'angoisse de la bête qui allait devenir leur proie, pleura de pitié, puis se mit à crier aux loups : Bourreaux enragés, rentrez dans vos tanières, et laissez là cette pauvre petite bête ; le Seigneur veut arracher cette proie à vos gueules ensanglantées. Les loups s'arrêtèrent à sa voix et rebroussèrent chemin. (T. II, p. 370.) Saint Martin, visitant son diocèse et marchant sur les bords de la Loire, suivi d'une foule nombreuse, y aperçut des plongeons qui poursuivaient et avalaient le poisson. Voilà, dit-il, voilà l'image du démon : voilà comme il tend ses pièges aux imprudents, comment il les dévore et comment il n'est jamais rassasié. Et aussitôt il ordonne à ces oiseaux de quitter les eaux où ils nageaient et d'aller demeurer désormais au désert. A sa voix, dit Sulpice Sévère, auteur de la Vie de Saint Martin, et à la grande admiration de la multitude, les oiseaux, pour lui obéir, sortirent du fleuve et gagnèrent eu troupe les coteaux et les forêts voisines, (T. II, p. 379.) La légende abonde en pareils récits, et elle attribue ce pouvoir surnaturel sur les animaux à l'innocence qui, reconquise par les saints moines, leur donnait sur la nature vivante la même autorité qu'Adam eut dans le paradis terrestre.

Ceci a suscité de la part de M. de Montalembert des explications, et il a dit : La dignité de l'histoire n'a rien à perdre en s'arrêtant à ces récits et aux pieuses croyances qu'ils entretenaient. Écrite par un chrétien et pour des chrétiens, l'histoire se mentirait à elle-même si elle affectait de nier ou d'ignorer l'intervention surnaturelle de la Providence dans la vie des saints choisis par Dieu pour guider, pour consoler, pour édifier les peuples fidèles, pour les élever par leur exemple au-dessus des liens et des besoins de la vie terrestre. Sans doute, la fable s'est quelquefois mêlée à la vérité ; l'imagination s'est alliée à la tradition authentique, pour l'altérer ou la remplacer ; il a pu même arriver que de coupables supercheries aient abusé de la foi et de la piété de nos ancêtres. Mais aussi, justice en a été faite par la critique jalouse et savante de ces grands maîtres de la science historique que les ordres religieux ont fournis au monde, bien avant que les dédains systématiques et les théories aventureuses de nos docteurs contemporains eussent profité de quelques inexactitudes et de quelques exagérations, pour reléguer toute la tradition catholique au rang des mythologies semi-historiques et semi-poétiques, qui précèdent toutes les civilisations incomplètes. (T. II, p. 371.)

La légende n'ôte rien à la dignité de l'histoire, cela est certain ; et même, à qui sait l'apprécier, elle en est une partie accessoire sans doute, mais importante. Sans elle, l'historien ne peut représenter ni l'aspect moral, ni les conceptions, ni les croyances, ni l'idéal d'une époque antique ; à la condition toutefois qu'il la prendra non pour une histoire réelle, mais pour une histoire fictive, qui se rapporte aux sentiments et aux idées, non aux faits. Au contraire celui qui y voit des incidents véritables et ayant eu leur place dans le cours des événements, admet que le miracle s'est passé, non pas subjectivement dans l'imagination des hommes, mais objectivement dans la réalité des choses, et a produit quelque effet matériel, comme le gain d'une bataille, la punition d'un crime, l'écartement d'un obstacle, l'arrêt d'un mouvement, l'apparition d'êtres divins et tout ce qui est raconté dans les anciennes annales.

M. de Montalembert, avec toutes les réserves d'une critique éclairée, a pu, sans difficulté, rapporter, sur la foi de saint Grégoire, un miracle opéré par saint Benoît : Un jour, comme il était sorti avec les frères pour travailler aux champs, un paysan vint au monastère, outré de douleur, portant entre les bras le corps de son fils mort, et demandant le père Benoît. Comme on lui dit qu'il était aux champs avec les frères, il jeta le corps de son fils devant la porte, et, dans le transport de sa douleur, il courut à toutes jambes chercher le saint. Il le rencontra qui revenait du travail, et, dès qu'il l'eut aperçu, il se mit à crier : Rendez-moi mon fils ! Benoît s'arrête, et lui dit : Est-ce moi qui vous l'ai enlevé ? Le paysan reprit : Il est mort, venez le ressusciter. Benoît fut affligé de ces paroles et dit : Retirez-vous, ce n'est pas notre affaire, cela appartient aux saints apôtres. Que venez-vous nous imposer un fardeau insupportable ? Mais le père insistait toujours et jurait, dans sa douleur passionnée, qu'il ne s'en irait pas avant que le saint n'eût ressuscité son fils. L'abbé lui demanda où était son fils : Voilà, dit-il, voilà son corps à la porte du monastère. Benoît, y étant arrivé, se mit à genoux, puis se coucha, comme Élie chez la veuve de Sarepta, sur le corps de l'enfant, et, se relevant, étendit les mains au ciel en priant ainsi : Seigneur, ne regardez pas mes péchés, mais la foi de cet homme, et rendez à ce corps l'âme que vous en avez ôtée. A peine eut-il achevé sa prière que tout le corps de l'enfant trembla à la vue de tous les assistants. Benoît le prit par la main et le rendit à son père, plein de vie et de santé. (T. II, p. 26.)

Mais, à mon tour, malgré tout mon respect pour saint Grégoire, je rejette son récit, soit que, le tenant de seconde main, il ne puisse le garantir, soit que, le garantissant comme témoin, il ait été trompé par quelque illusion. L'école philosophique à laquelle je me rallie, dit sans hésiter : ou l'enfant n'était pas tout à fait mort, et il est revenu à la vie par le bénéfice de la nature ; ou il était véritablement mort et saint Benoît ne l'a pas ressuscité. Là est le terrain sur lequel se séparent la doctrine des interventions surnaturelles et la doctrine de l'enchaînement des choses. La doctrine de l'enchaînement des choses repousse le surnaturel, non comme inintelligible — l'inintelligibilité est une insuffisante mesure de la crédibilité —, mais comme n'ayant jamais fait sa preuve, ainsi que font la leur chaque jour devant nous les plus merveilleuses opérations de la nature.

Tite-Live, dans un siècle qui commençait à se lasser de ses dieux, racontant les prodiges consignés dans les annales romaines, va au-devant des objections de son public, en un passage que M. de Montalembert traduit et cite : Je n'ignore pas que cet esprit vulgaire qui ne se soucie pas que les dieux puissent intervenir aujourd'hui dans nos affaires, s'oppose en outre à ce que l'on publie les prodiges du passé ; mais, pendant que je raconte les choses d'autrefois, il me semble que mon cœur prend, lui aussi, des années, et je sens qu'un respect religieux m'astreint à reproduire dans mes annales ce que tant d'hommes très-sages ont cru devoir recueillir pour la postérité. (T. II, p. 373.) Ces nobles lignes, qui, au dire de M. de Montalembert, ne seraient désavouées par aucune plume chrétienne, ne le seront par aucune plume philosophique. Tite-Live sent le génie des vieilles traditions ; et, en les écrivant, son cœur prend des années, il recule en arrière, animus fit antiquus. C'est une belle et grave expression ; il faut que le cœur devienne ancien parmi les anciennes choses, et la plénitude de l'histoire ne se dévoile qu'à celui qui descend, ainsi disposé, dans le passé. Mais il faut que l'esprit demeure moderne, et n'oublie jamais qu'il n'y a pour lui d'autre foi que la foi scientifique.

Je n'ai jamais mieux senti qu'en lisant M. de Montalembert combien dans les temps mérovingiens il y a une belle histoire, qu'il retrace, à côté de la misérable histoire des annalistes, qu'il leur laisse. Alors, vous chercherez vainement, chez les princes, les vertus royales, les desseins politiques, le souci des sujets, les vues administratives. En dehors des princes, vous chercherez non moins vainement, parmi les vainqueurs ou les vaincus, aucun intérêt pour un état social qui n'est que confusion. Les lettres sont sans culture possible ; entre le latin qui déchoit, le germain qui reste confiné chez les barbares et les langues romanes qui ne sont pas encore nées, il n'y pas place pour une œuvre qui ait beauté et durée. La science gréco-latine décroît sans cesse ; tout ce que peut l'époque se borne à en garder les principaux rudiments pour des temps plus propices. Voilà l'histoire des annalistes, j'allais dire la fausse histoire ; car, si on ne connaissait que celle-là on ne saurait prévoir ce qui doit advenir. Mais l'histoire effective, celle qui modifiait les âmes et formait les opinions et les mœurs ; mais les hautes pensées qui mettaient la société sous la direction de l'Église ; mais les œuvres qui jetaient un charmé dans la légende et qui montraient ce qu'il y avait de grand et de touchant dans une époque délaissée et désolée ; tout cela apparaît dans les pieux récits avec lesquels M. de Montalembert a fait la texture de son livre.

L'histoire a rarement l'occasion de faire intervenir dans ses narrations le charme des lieux solitaires et de la nature. Cette histoire-ci en a le privilège. Partout éclatait, dit M. de Montalembert, au sein de ces forêts si longtemps inabordables et de ces déserts désormais repeuplés, l'hymne de la joie, de la reconnaissance et de l'adoration... N'est-on pas tenté quelquefois de tendre l'oreille et d'écouter s'il ne nous arrivera pas, à travers l'océan des âges, quelque faible écho de cette ravissante harmonie ? Certes, jamais il ne s'est élevé de la terre vers le ciel concert plus doux que cette symphonie merveilleuse de tant de voix pieuses et pures, enthousiastes et fidèles, sortant toutes à la fois du sein des clairières et des vieilles futaies, du flanc des rochers, du bord des cascades et des torrents, pour célébrer leur nouveau bonheur, ainsi que les oiseaux sous la feuillée ou que nos chers petits enfants, en leur charmant ramage, quand ils saluent, les uns comme les autres, avec la confiante joie de l'innocence, l'aube d'un jour dont ils ne prévoient ni les orages ni le déclin. L'Église a connu des jours plus resplendissants et plus solennels, plus propres à exciter l'admiration des sages, la ferveur des âmes pieuses, l'inébranlable confiance de ses enfants ; mais je ne sais si jamais elle a exhalé un charme plus intime et plus pur qu'en ce printemps de la vie monastique. Dans cette Gaule qui avait subi pendant cinq siècles le joug ignominieux de la Rome des Césars, qui depuis avait gémi sous les invasions des barbares, où tout respirait encore le sang, le carnage, l'incendie, on voyait germer partout la vertu chrétienne fécondée par l'esprit de pénitence et de sacrifice. Partout la foi semblait éclore comme les fleurs après l'hiver, partout la vie morale renaissait et bourgeonnait comme la verdure des bois, partout, sous les voûtes séculaires des forêts druidiques, se célébraient les fraîches fiançailles de l'Église avec le peuple franc. (T. II, p. 405.) C'est par cette page vivante que M. de Montalembert clôt son beau chapitre des moines devant la nature.

 

IV. — Les moines au moyen âge et après le moyen âge.

Le titre que M. de Montalembert a donné à son livre marque la limite où il a entendu se renfermer. L'histoire de saint Bernard y sera comprise, mais le temps de ce grand personnage ne sera pas dépassé. Il est, entre la chute de l'empire romain et l'établissement de la féodalité, un vaste intervalle, que je propose de nommer pré-moyen âge ou avant-moyen âge. Les bornes des époques sont toujours indécises ; celle-ci, je l'étends jusqu'aux derniers descendants de Charlemagne, aux premiers bégayements des langues romanes et à l'apparition des premiers grands fiefs. Mais, quelque idée qu'on s'en fasse, il est utile d'avoir un terme la séparant, et de l'antiquité, à laquelle elle n'appartient plus, et du moyen âge, auquel elle n'appartient pas encore. Dans ce pré-moyen âge, les institutions monastiques font de grands progrès et rendent de grands services. Spoliées par Charles Martel, mais bientôt indemnisées au delà de leurs pertes, par le juste sentiment des besoins de l'époque, elles se consolident et prennent leur place définitive dans l'organisation sociale, qui arrive à son plein. La féodalité se fait partout, et le monastère féodal s'interpose partout. Cette transformation, concordant avec tout l'ordre social, ne diminue rien de la légitime autorité du monastère ; il demeure la pépinière d'hommes pieux, savants, saints, éloquents ; et, quand le moine Bernard se fait écouter des rois et des peuples, il faut bien admettre, avec M. de Montalembert, l'ascendant que la solitude exerçait sur le siècle ; il faut bien avouer que le monde subissait l'empire de la vertu de ceux qui croyaient fuir le monde, et qu'un simple religieux devenait, au fond de sa cellule, le centre et le levier du mouvement de son époque. (T. I, p. XLV.) C'est un apogée, et, pour M. de Montalembert, ce point culminant a été, dans la durée de l'existence monastique, un terme où il a pu circonscrire son sujet.

Il ne faut pas demander la hâte aux grandes entreprises. Celle-ci, qui comportera sans doute six volumes, en est au deuxième. Je caractériserai ces deux volumes en disant qu'ils montrent historiquement comment le monachisme, qui d'abord fut un besoin de l'âme chrétienne, une fuite du monde, une recherche de la solitude, devint un institut régulier, qui, cessant d'âtre abandonné aux impulsions individuelles, forma l'intrépide et dévouée milice de l'Église. Ce fut dans l'Orient d'abord que les moines apparurent ; j'entends l'Orient de l'empire romain ; car, bien avant cette époque, l'Inde bouddhique avait ses monastères de religieux mendiants. Ils ne tardèrent pas à descendre dans l'Occident, et ils n'y prospérèrent pas moins. Pourtant ce n'était point encore là un solide établissement. Une discipline manquait ; elle se trouva dans la règle de saint Benoît et dans l'ordre des bénédictins. Tantôt groupant les récits autour des grands personnages, saint Jérôme, saint Benoît, saint Grégoire et saint Colomban ; tantôt représentant le moine en présence des princes barbares et de leurs leudes ; tantôt, enfin, le suivant de solitude en solitude et de forêt en forêt, l'historien raconte les combats opiniâtres et les lointaines campagnes d'une armée qui vient attaquer, dans tout l'Occident, les âmes païennes, sauvages, rebelles à la moralité chrétienne, étrangères à la sainteté nouvelle. Rome catholique, qui a pris la place de Rome impériale, a ses légions, qui, après la délaite de celles qui portaient le bouclier et l'épée, entreprennent la périlleuse tâche de vaincre des vainqueurs.

Les deux volumes publiés se terminent par l'histoire de saint Colomban, au sixième siècle. J'ai extrait de longs morceaux, j'ai cité de belles pages. La passion inspiratrice, l'éloquence vive et heureuse, l'habile emploi des textes, le style qui s'accommode tantôt à la force et à l'éclat des grands récits, tantôt à la gracieuse simplicité des plus humbles légendes ; tout cela repose sur une lecture étendue. Dans de pareilles œuvres, l'érudition ne fait pas tout certainement ; mais, certainement aussi, sans elle on n'y fait rien. Elle ouvre les documents originaux, et permet à un esprit doué et préparé de s'identifier avec les temps passés, et de prendre, comme dit Tite-Live, une âme antique, première et fondamentale garantie de toute vraie histoire de l'antiquité. Depuis longtemps un attrait particulier porte M. de Montalembert vers l'étude et la contemplation de la sainteté catholique, et il n'a pas eu de peine à devenir lecteur assidu des vies des saints, à se pénétrer de l'esprit de ces religieux personnages, et à saisir, dans leur connexité, la poésie de l'histoire et la réalité de la légende. Mais, jusque-là ce n'est qu'une masse brute de textes ; il faut choisir et enchâsser, choisir ce qui doit être significatif, enchâsser ce qui doit ressortir. M. de Montalembert a tiré abondamment des documents originaux ce qui signifie et ce qui ressort.

Quand celui qui écrit une histoire la compose avec le secret désir que les choses qu'il raconte n'eussent pas été ou eussent été autrement, on peut être assuré que son œuvre n'aura ni caractère ni réalité ; ce sera, si l'on veut, un bon pamphlet de circonstance et de guerre ; mais le lecteur n'y aura que des connaissances faussées, comme on n'a que des figures faussées dans ces infidèles miroirs dont la surface n'est pas plane. C'est ainsi que les écrivains du dix-huitième siècle eux qui ne voyaient dans le christianisme qu'une superstition, dans son triomphe qu'un malheur, dans le moyen âge que l'ère de ce funeste triomphe, étaient particulièrement impropres à retracer des grandeurs qu'ils niaient, des bienfaits qu'ils repoussaient, des événements dont l'aboutissement les pénétrait d'une colère philosophique. Tout l'enchaînement historique est brisé : ce qui est effectivement un service parait un desservice ; ce qui est dans le vrai mouvement de la civilisation parait y contredire ; ce qui vient du passé et va à l'avenir parait ne tenir ni à l'un ni à l'autre. Mettez, au contraire, dans les mains d'un auteur catholique le sujet des victoires de l'Église sur le paganisme, de la soumission, sous la loi religieuse, des Sicambres, maîtres de l'Occident, et, finalement, de la fondation du pouvoir spirituel au sein du moyen âge ; et, quelque loin que cet auteur suive ses opinions, quelque différend que vous ayez avec lui pour la conception du monde, il n'en est pas moins vrai que l'instruction que vous y puiserez sera de bon aloi ; ses pages seront vivantes ; les œuvres dont il décrit avec émotion l'accomplissement méritaient d'être accomplies ; les personnages dont il célèbre les actions sont dignes des suprêmes louanges ; et l'histoire, soucieuse de l'ensemble, voit sans difficulté, dans une époque remplie de si hauts faits moraux, la tradition d'un passé qui eut son grand éclat, et le gage d'un avenir qui aura sa part d'efficacité et de gloire.

Cette disposition d'esprit doit être étendue à toutes ses conséquences. Sortons en effet des temps excellemment catholiques, et passons à quelque autre événement religieux, la réforme, par exemple, qui, préparée par des siècles de tentatives hérétiques, finit par arracher une bonne partie de l'Europe à la papauté. S'il s'agit de connaître les causes d'un tel mouvement et les aspirations d'une telle époque, je prêterai particulièrement l'oreille à l'écrivain protestant. Non que je veuille me fier en tout à ses passions, à ses préjugés, à ses rancunes, à ses réticences ; mais c'est en lui que je trouverai les raisons sociales qui, de la réforme, ont fait un besoin et un succès. Il sentira ce que sentirent les chefs qui donnèrent le signal, les populations qui le suivirent ; et de cette façon la réforme ne semblera plus un effet sans cause, sans passé, sans avenir, un coup de tonnerre inattendu dans un ciel sans nuages. Du côté catholique, pour le fond de l'affaire, pour le nœud de la question, qu'aurai-je à espérer ? L'hérésie y étant un crime digne d'être poursuivi par le fer et par le feu, son triomphe est un inexplicable malheur. Le livre célèbre de Bossuet sur les variations des Églises protestantes parait non une œuvre d'histoire, mais une œuvre de polémique. Dans l'oraison funèbre de la reine d'Angleterre, il en appelle à- la permission de Dieu. La permission de Dieu, qui est à l'usage de tous les partis, suivant l'heur ou le malheur, est une cause occulte ; et il faut fuir désormais les causes occultes de l'histoire, comme on a fui jadis les causes occultes de la philosophie.

M. de Montalembert a fait précéder son livre d'une importante Introduction, dont quelques considérations dépassent non-seulement le sixième siècle et saint Colomban, mais aussi saint Bernard. Ces considérations m'ont intéressé, et, les suivant pour mon compte et à mon point de vue, je suivrai le monachisme dans le moyen âge et au delà du moyen âge.

On aura beau faire, dit M. de Montalembert, le moyen âge est et restera l'âge héroïque de la société chrétienne. (T. I, p. CCLIX.) Cette belle parole, j'en ferais volontiers un axiome, à l'usage surtout de ceux qui, disciples plus ou moins directs de la philosophie du dix-huitième siècle, jugent une époque historique d'après des préventions non historiques. L'histoire, embrassée dans son ensemble, doit beaucoup aux écrivains catholiques de notre temps. Ils ont demandé à l'étude, à l'érudition, à l'éloquence, ce qu'ils n'avaient pu obtenir de la hiérarchie séculière ou ecclésiastique, c'est-à-dire la défense du moyen âge. Chose étrange ! dans le siècle précédent, quoiqu'ils eussent raison historiquement, ils eurent tort politiquement, et perdirent leur cause. Dans notre siècle, la partialité historique cessant d'être une arme, l'impartialité cessant d'être un danger, ils ont diligemment comblé la brèche qu'avait faite l'irruption d'une philosophie négative, et un juste éclat a suivi ce bon service.

M. de Montalembert ajoute : Le moyen âge a pour triste condition d'être placé entre deux camps radicalement ennemis, qui ne s'entendent que pour le méconnaître. Les uns le haïssent parce qu'ils le croient ennemi de toute liberté ; les autres le vantent parce qu'ils y cherchent des arguments et des exemples propres à justifier la servitude et la prostration universelle qu'ils préconisent. Les uns comme les autres sont d'accord pour le travestir et l'insulter, ceux-ci par leurs invectives comme ceux-là par leurs éloges. (T. I, p. CCXL.)

Quiconque interroge l'histoire pour servir des intérêts, ou des passions du moment, la défigure. Ou, pour parler d'une façon plus générale, quiconque demande à la science des services de circonstance et non des vérités, se déçoit lui-même et déçoit les autres. Il faut, dans le domaine scientifique, se dévêtir de toute affection pour ses idées les plus préconçues, pour ses sentiments les plus chers, et se résigner à trouver ce que l'on trouvera. La réalité ne se subordonne pas à nous ; c'est nous qui, le voulant ou ne le voulant pas, nous subordonnons à la réalité. Quand elle est connue, l'obéissance devient lumière et force, lumière, dans le dédale des destinées de l'humanité, force dans la lutte contre la nature ; et, dans l'ordre du vrai, c'est la suprême récompense de l'esprit humain. L'histoire, arrivée à être une science, ne permet plus qu'on en use comme quand, simple narration de faits sans progression et sans filiation, elle laissait facilement arguer à droite ou à gauche. Prôner le moyen âge pour faire pièce à la liberté moderne, ou le dénigrer pour faire pièce au catholicisme, est désormais chose puérile et qui avortera toujours. Quoi qu'on fasse pour ou contre, le moyen âge, dans l'irrévocable immobilité du passé, ne se prête plus qu'à une seule opération intellectuelle, celle qui a pour but de le comprendre ; c'est-à-dire déterminer comment, l'empire romain tombant, les barbares arrivant, le christianisme prévalant, une société nouvelle s'est formée ; comment cette société nouvelle, se développant par ses propres forces, dans le cours de plusieurs siècles, sous la féconde division du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, sans succomber devant des barbares comme l'ancien monde, et sans rétrograder dans l'œuvre de civilisation comme les Arabes, a eu pour conséquence l'âge moderne, éclairé par la science, ennobli par l'humanité, troublé par les révolutions.

Au moment où M. de Montalembert compte terminer son Histoire des moines d'Occident, à l'époque de saint Bernard, en plein douzième siècle, le moyen âge repose encore sur ses solides fondements, et l'abbaye est devenue territorialement partie de l'ordre féodal. Sans doute l'œil le plus clairvoyant n'aurait pu, à cette date, découvrir aucun affaiblissement ; la règle, la discipline, la fonction, tout demeurait ; et les innombrables et puissants monastères du grand ordre de saint Benoît continuaient d'abriter les écoles, les livres et la piété. Cependant cette inévitable incorporation dans la hiérarchie séculière avait diminué le ressort de la milice monastique, sa mobilité et sa force de pénétration et d'accommodation. Du moins c'est ainsi que l'Église sentit la situation. De son sein, à ce moment, sortirent deux nouveaux ordres, les Franciscains et les Dominicains. On ne peut méconnaître l'opportunité de cette création ni le génie religieux des deux fondateurs, saint François d'Assise et saint Dominique. Dante les glorifia comme les véritables princes de leur siècle. La Providence, dit-il, veillant sur l'épouse du Christ :

Due principi ordinè in suo favore

Che quine e quindi le fosser per guida.

L'un fu tutto serafico in ardore,

L'altro per sapienza in terra fue

Di cherubica luce uno splendore.

(Parad., XI, 55.)

Quand les ordres mendiants, forts de leurs privilèges et de leur ardeur, intervinrent dans la société féodale et montrèrent que l'esprit monastique pouvait secouer une sorte d'alanguissement où la condition des choses l'avait laissé glisser, on crut voir l'Église revenir à sa jeunesse primitive. La vénération suivait leurs pas ; ils étaient parmi les plus fermes soutiens de la papauté ; ils prêchaient ; ajoutons, ils enseignaient, et prenaient place dans les universités. Enseigner, c'est là le point historique et social qui dut susciter dans l'Église une nouvelle milice ; l'université grandissait ; la science monastique déclinait. Il fallait regagner et défendre ; les ordres mendiants naquirent.

Au treizième et au quatorzième siècle, dit M. de Montalembert, les ordres nouveaux, institués par saint François, saint Dominique et leurs émules maintiennent et propagent partout l'empire de la foi sur les âmes et sur les institutions sociales ; renouvellent la lutte contre le venin de l'hérésie, contre la corruption des mœurs ; substituent aux croisades l'œuvre de la rédemption des captifs chrétiens ; enfantent, dans saint Thomas d'Aquin, le prince des docteurs et des moralistes chrétiens, que la foi consulte comme le plus fidèle interprète de la tradition catholique, et en qui la raison reconnaît le glorieux rival d'Aristote et de Descartes. (T. I, p. 48.) Ce sont là en effet, les points essentiels de l'histoire des ordres mendiants ; cependant il faut y ajouter un trait important et curieux parmi les signes de l'époque ; je veux parler de ce que, malgré l'anachronisme du terme, je ne puis nommer que leur socialisme. Ce socialisme, dans un âge religieux, était religieux ; il s'agissait d'un règne du Saint-Esprit ; sous cette nouvelle phase du christianisme, grâce à l'abolition de la propriété, l'amour et la fraternité devaient régner sur la terre. Ces moines mendiants étaient en contact avec le peuple et ses misères, et l'on peut croire que ce fut par là qu'ils reçurent une impulsion vers des tentatives socialistes et vers des hérésies connexes. Le pouvoir spirituel n'était pas disposé à supporter ni les hérésies dogmatiques ni les perturbations sociales ; la papauté fut sévère, et bien des fois, durant le quatorzième siècle, les prisons s'ouvrirent, les bûchers s'allumèrent pour des moines novateurs.

Grâce à la nouvelle efflorescence monastique, et tant que dura l'ardeur qui les animait et la nouveauté, même dangereuse, par laquelle ils étaient poussés, il n'y eut rien de changé dans l'existence du moyen âge, rien que l'écoulement sourd d'une époque qui passait, et l'usure de rouages qui s'énervaient. Je lis dans M. de Montalembert : Au temps de sa plus vive splendeur, l'ordre monastique n'a été qu'une des branches de cette grande société chrétienne gouvernée par l'Église et la féodalité, qui a régné successivement dans tous les pays de l'Occident, depuis saint Grégoire le Grand jusqu'à Jeanne d'Arc. (T. I, p. 227.) On ne peut mieux définir le monde occidental pendant la période du moyen âge : une grande société gouvernée par l'Église et la féodalité. Toutefois je ne suis pas disposé à en prolonger la durée jusqu'à Jeanne d'Arc et au quinzième siècle. Je ne sais, si cette date est venue sous la plume de M. de Montalembert comme une simple approximation ; mais je me range à l'opinion de ceux qui reportent à un siècle plus tôt, au quatorzième, la vraie dissolution de l'ordre qui a régi la société catholique depuis la décadence de l'empire carlovingien. Cette opinion a été pleinement confirmée dans mon esprit par le beau Discours que M. Le Clerc a composé sur l'état des lettres au quatorzième siècle, et qui forme le, vingt-quatrième volume presque tout entier de l'Histoire littéraire de la France. Les Bénédictins ouvraient chaque siècle par un long morceau qu'ils appelaient Discours ; cet exemple a été suivi, dans la commission académique qui continue leurs travaux, d'abord par M. Daunou pour le treizième siècle, puis par M. Le Clerc pour le quatorzième siècle. Bien que M. Le Clerc se soit proposé de retracer dans ses généralités, non le mouvement politique et social de l'époque, mais le mouvement littéraire et scientifique, néanmoins, comme il y a une perpétuelle réaction entre les institutions et les lettres, entre les mœurs et les opinions, son Discours est plein des renseignements les plus importants, les plus positifs, les plus neufs, sur les impulsions qui deviennent prévalentes. La lutte de Philippe le Bel et de Boniface VIII fut un signe et un signal ; le siècle, sans élever par la raisin aucune objection contre la foi traditionnelle, en éleva de dangereuses par certaines nécessités mentales qui avaient pris naissance et auxquelles il obéit. En effet, tout son travail fut de créer une société laïque qui eût un domaine intellectuel, politique, social, indépendant de l'Église. Or cette tendance à substituer l'élément laïque à l'élément ecclésiastique est la négation de la vie même du moyen âge. Une formule de ces temps dira tout dans sa brièveté : la philosophie y était servante de la théologie — ancilla theologiœ. Elle représente l'état normal de la société fondée, à l'issue du pré-moyen âge, par les papes et les barons. Dès que la philosophie — et par philosophie il faut entendre l'ensemble du domaine intellectuel — cesse d'être servante, devient autonome, et érige pour elle-même tout son système de notions, alors s'ouvrent des conséquences incalculables, qui se sont développées dans les âges suivants et qui n'ont pas fini de se développer.

Au philosophe, cette dissolution d'un organisme social présente un spectacle plein d'instruction. Jamais peut-être il n'y eut de dissolution plus spontanée. Le monde catholico-féodal était en pleine prospérité ; depuis longtemps il avait mis hors de cause les invasions musulmanes et les invasions septentrionales ; il reprenait peu à peu l'Espagne, et avait poussé les conversions jusqu'aux régions du Nord les plus reculées. Les écoles étaient florissantes, la grécité rentrait en contact avec l'Occident par l'intermédiaire des Arabes. Le commerce et l'industrie avaient fait de grands progrès, la navigation était active, et déjà les voyageurs allaient explorer la lointaine Asie. C'est dans cet état, quand toute la prospérité accumulée aussi bien dans le domaine matériel que dans le domaine intellectuel et moral est due au régime catholico-féodal, et quand rien ni au dedans ni au dehors ne semble menaçant, c'est dans cet état, dis-je, que les choses s'ébranlent et que la sûreté est compromise. Comme, dans un corps sain jusque-là une maladie survient, ou, plus exactement, comme, dans le corps vivant, la vieillesse produit des altérations naturelles qui interrompent le jeu des organes, de même la vieillesse commençante gêna peu à peu l'exercice des fonctions essentielles dans l'organisme du moyen âge. La langueur augmenta dans le quinzième siècle, et, bientôt après, l'hérésie triompha sans peine des forces qui l'avaient jusqu'alors contenue.

Le quinzième siècle et les temps avoisinant la réforme furent peut-être ceux du plus grand relâchement de l'esprit monastique. Si je jetais un voile mensonger sur la corruption des ordres religieux, dit M. de Montalembert, pendant les derniers temps de leur existence, comment pouffais-je expliquer, aux yeux des chrétiens et même des mécréants, l'arrêt terrible du Tout-Puissant, qui a permis que ces grandeurs séculaires fussent balayées en un seul jour, et que les héritiers de tant de saints et de tant de héros, livrés pieds et poings liés au coup mortel, aient succombé, presque partout, sans résistance et sans gloire ? (T. I, p. CL.) A ce moment où le moyen âge touchait à son terme historique, soit que la décadence qui le minait eût atteint plus particulièrement les moines, soit que, simplement, le public fût devenu plus sensible aux abus d'une institution dont le principe commençait à être mis en question, le fait est que jamais l'opinion ne fut aussi sévère contre eux. Les lettrés les prirent pour but de leurs sarcasmes, et, ce qu'il y eut de plus fâcheux, les conteurs populaires, quand ils voulaient représenter l'épaisse ignorance et la grossière luxure, jetaient un moine dans leur récit.

Avec pleine raison, avec un sens profond des périodes historiques, M. de Montalembert sépare le moyen âge et l'ancien régime, et proteste contre la confusion que l'ignorance d'une part et de l'autre la politique de l'absolutisme ont introduite entre deux phases de l'histoire, totalement différentes et même hostiles l'une à l'autre. Croire, dit-il, que les quatorze siècles de notre histoire qui ont précédé la révolution française n'ont été que le développement d'une seule nature d'institutions et d'idées, c'est aller au rebours du droit et des faits. L'ancien régime, par le triomphe de la monarchie absolue dans tous les royaumes du continent européen, avait tué le moyen âge ; seulement, au lieu de rejeter et de fouler aux pieds la dépouille de sa victime, il s'en était paré, et il en était encore revêtu quand son tour de succomber arriva. Le temps et l'espace nous manquent pour insister sur cette vérité, qui deviendra de plus en plus évidente, à mesure que les avenues de l'histoire seront déblayées de toutes les erreurs qu'y ont entassées des écrivains superficiels. Mais il importe d'affranchir le vrai moyen âge, dans sa splendeur catholique, de toute solidarité avec la théorie et la pratique de ce vieux despotisme renouvelé du paganisme, qui lutte encore çà et là contre la liberté moderne, et l'on ne saurait trop rappeler cette distinction, en présence de toutes ces fantasmagories historiques qui, après avoir longtemps assimilé les rois du moyen âge aux monarques modernes, en nous donnant Mérovée et Dagobert pour des princes à la façon de Louis XIV ou de Louis XV, ont fait tout à coup volte-face, et prétendent nous faire regarder Louis XIV et Philippe V comme les représentants naturels et légitimes de saint Louis et de saint Ferdinand. L'étude attentive des faits et des institutions apprendra à tout observateur sincère qu'il y a encore moins de différence entre l'ordre de choses détruit en 1789 et la société moderne, qu'entre la chrétienté du moyen âge et l'ancien régime. (T. I, p. CCXIX.)

Telles sont les paroles de M. de Montalembert, justes et piquantes. Pour moi, si j'avais à esquisser une appréciation dé l'ancien régime, je le comparerais volontiers à l'empire romain ; cela, comprenant les analogies et les différences, en dirait tout le mal et tout le bien que je pense. Des deux côtés, le pouvoir s'est fortement concentré, après le régime fractionnaire, dans l'un, des républiques antiques, dans l'autre, de la féodalité. La mission historique de l'un était de procurer l'avènement du christianisme qui se formait, en dehors de lui, au sein de la société ; il le persécuta d'abord, plus d'une fois et non sans cruauté ; mais il finit par reconnaître la force du nouveau principe et par mettre l'autorité impériale au service de l'Église militante et convertissante. La mission historique de l'autre était de procurer l'avènement des sciences et de l'ère scientifique qui se préparait ; les gouvernements, échappant, sauf l'Espagne, au malheur de combattre et d'étouffer cet élément essentiel de la civilisation moderne, ne tardèrent pas à rivaliser à qui le protégerait et l'encouragerait davantage. L'empire fut inhabile à se défendre contre les barbares, qui le renversèrent. L'ancien régime laissa grossir et crever sur sa tête les orages révolutionnaires, et il fut emporté dans la tourmente. En cette comparaison je fais entrer les choses seulement, et non pas les personnes. Parmi les princes de l'ancien régime on en trouvera de bien vicieux, mais on ne trouvera rien, parmi eux, qui puisse se comparer aux abominations impériales de Rome, d'abord parce qu'ils ne furent jamais aussi absolus que les empereurs, puis et surtout parce qu'un niveau de moralité bien plus élevé s'opposait aux extrêmes excès. Un Ordre social quelconque a deux tâches à remplir : faire que la civilisation se transmette en s'accroissant, et empêcher que les perturbations qui accompagnent les passages d'un ordre à l'autre ne dégénèrent en catastrophes désordonnées et voisines de la dissolution. L'empire n'accomplit que la moitié de cette tâche ; il a laissé arriver les barbares ; l'ancien régime laissa arriver les révolutions, mais les révolutions ne sont pas les barbares.

Au début même de l'ancien régime, quand l'hérésie et le schisme eurent déchiré l'unité catholique, beaucoup de dangers assaillaient l'Église. La milice monastique avait perdu grandement de son crédit ; l'infériorité commençante qui, au treizième siècle, avait commandé la création des ordres mendiants, était devenue infériorité confirmée devant les lettrés de la réforme et même de la catholicité. Mais le même besoin des temps, qui avait suscité saint François d'Assise et saint Dominique, suscita l'âme catholique d'Ignace de Loyola ; et le grand et célèbre ordre dés jésuites, arrivant au secours d'ordres ou lassés ou mis hors de combat, entra dans les luttes diverses qui s'apprêtaient. L'immense activité des jésuites se porta de tous côtés : la prédication, la direction, l'enseignement, la morale, la conversion des infidèles. De tout cela, je ne signalerai qu'un point qui, selon moi, est le point essentiel de leur office, celui par lequel ils remirent la milice ecclésiastique au niveau de la milice laïque ; ce fut de joindre à la piété et à la sainteté les sciences, qui commençaient à rendre le monde moderne si fort d'une nouvelle puissance. Donc ce qui avait été fait avec les ordres mendiants fut fait avec les jésuites, seulement sur une autre échelle et dans une autre direction, qui étaient données par l'état des esprits et le niveau des connaissances. L'Église disputa par les jésuites les sciences à la société laïque et aux gouvernements. Ainsi se passa l'ancien régime.

Mais peu de durée était accordée par l'avenir à cette situation transitoire. L'autorité séculière devint l'ennemie des jésuites et obtint de la papauté leur suppression. L'opinion se tourna derechef contre les ordres religieux et mit en discrédit la vie monastique. La révolution française éclata, dispersa les hommes, dévasta les lieux. Les ondulations de ce grand événement sont allées se faire sentir en Espagne, en Portugal, en Italie, et battre les établissements monastiques de ces pays longtemps préservés. C'est contre l'esprit qui causa tant de ruines que M. de Montalembert a écrit cette page éloquente et passionnée : On peut affirmer sans crainte que la société moderne n'a rien gagné, ni moralement, ni matériellement, à la destruction sauvage, radicale, universelle, des institutions monastiques. La culture intellectuelle y a-t-elle gagné davantage ? Qu'on aille demander où en est le goût des lettres, et de l'étude, la recherche du beau et du vrai, la science pure et droite, la vraie lumière de l'esprit, dans les sites qu'occupaient naguère les moines, là où ils avaient porté les premiers le flambeau de l'étude et du savoir, au sein des campagnes, au fond des bois, au sommet des montagnes, et même dans tant de villes qui leur devaient tout ce qu'elles ont jamais connu de vie littéraire et scientifique. Que reste-t-il de tant de palais élevés dans le silence et dans la solitude aux produits de l'art, aux progrès et aux plaisirs de l'esprit, au travail désintéressé ? Quelques pans de murs crevassés, habités par les hiboux et les rats ; des restes informes, des tas de pierres et des flaques d'eau. Partout l'abandon, la saleté ou le désordre. Plus de retraites studieuses, plus de vastes galeries pleines de collections diverses, plus de tableaux, plus de vitraux, plus d'orgues, plus de chants, plus de bibliothèques surtout ! pas plus de livres que de prières et d'aumônes ! (Tome Ier, p. CCXVIII.)

Je l'ai déjà dit ailleurs, je ne suis pas moins touché que M. de Montalembert des violences et des saccagements. Moins de vandalisme et plus de ménagements aurait rendu service à tout le monde. Mais, après de justes regrets accordés à la dévastation de nobles monuments et à la dispersion d'hommes pieux, je demeure dans l'opinion de ceux qui pensent que, biens et maux compensés, la société des hommes est progressivement devenue plus humaine. Pour moi, ce mot renferme tout ce qu'il y a de bon et de beau dans son développement.

Aujourd'hui la face des temps a changé ; les ordres monastiques ont reparu de toutes parts comme milice de l'Église. La situation ne les frappe d'aucune défaveur ; ils ont la plénitude de leur action, et ce qu'ils peuvent, on le voit et on le verra. Ainsi comparaissent les deux extrémités de l'histoire monastique. Si on les rapproche, si on les compare, on éclairera par opposition l'une et l'autre époque, et on portera mieux le jugement. Une grave interversion est survenue et caractérise les situations. Dans l'époque actuelle, l'ordre monastique, qui veut devenir l'instituteur de la société laïque, non-seulement par la sainteté, mais aussi par les lumières, union qui est indispensable, doit demander à cette même société laïque les lumières ; c'est elle qui les a, qui les fait, qui les donne, sans compter que par la tolérance elle est devenue moralement supérieure à la société théologique. Dans l'époque primitive, l'ordre monastique, joignant la sainteté et les lumières, les dispensait à la société et en recevait reconnaissance, révérence et entretien.

Ce ne fut jamais plus vrai qu'à l'époque qui remplit les deux premiers volumes de M. de Montalembert, et où la grande tâche de convertir, d'instruire, de moraliser les Germains échut à l'Église et à sa milice ; époque mémorable dont il a retracé le côté héroïque en peignant les moines devant les barbares ; le côté poétique et gracieux en peignant les moines devant la nature ; le côté fécond en appelant, par une heureuse et brillante expression, la conjonction de l'esprit chrétien et de l'esprit barbare les fraîches fiançailles de l'Église avec le peuple germain.

 

 

 



[1] Les Moines d'Occident, depuis saint Benoît jusqu'a saint Bernard, par M. le comte de Montalembert, l'un des quarante de l'Académie française, 2 vol. Paris, 1880. — Journal des Savants, septembre, novembre, décembre 1862, et janvier 1863.