ÉTUDES SUR LES BARBARES ET LE MOYEN ÂGE

 

I. — LE QUATRIÈME SIÈCLE DE L'ÈRE CHRÉTIENNE

 

 

SOMMAIRE[1]. Le quatrième siècle de l'ère chrétienne est une des époques où l'on peut le mieux étudier les transformations sociales, et se convaincre, qu'elles ne sont explicables que par une philosophie qui, en histoire, saisisse la filiation nécessaire des faits généraux, des doctrines et dés époques. En effet, que voit-on alors ? la société païenne qui périt et l'empire romain qui succombe. Est-ce là tout ? Non ; à côté de cette destruction il se fait une reconstruction : la société chrétienne s'élève et l'empire spirituel se fonde. Ce qui serait advenu de cette destruction et de cette reconstruction laissées à elles-mêmes, nous ne le savons pas exactement ; car l'expérience, si je puis me servir de cette expression, fut troublée par l'intervention sinistre des barbares, qui portèrent partout le désordre et l'ignorance et qui causèrent un grand mal, réparable pourtant et réparé à la longue. Toute histoire qui raconte la décadence de l'empire doit donc simultanément raconter le développement ascendant du christianisme. Je sais que plus d'un dans le dix-huitième siècle et de nos jours regarda ce développement comme un malheur et une chute ; pourtant c'est de là qu'est sorti le moyen âge catholique et féodal qui organisa l'Europe entière en une sorte de fédération et de corps politique. Derechef je sais que ce moyen âge est aux yeux de plusieurs un temps de ténèbres et de barbarie, digne d'être effacé des annales de l'humanité ; pourtant c'est de lui qu'est sortie par une évolution naturelle l'ère moderne, avec ses sciences, ses arts, ses lettres et ses révolutions. A ce dernier mot, on comprend que l'établissement du christianisme au quatrième siècle et son règne pendant le moyen âge n'eurent rien de définitif, et go. es épreuves l'attendaient au moment où la société moderne émanait de celle qui l'avait préparée. C'est en cela que mes considérations sur l'ouvrage de M. Albert de Broglie diffèrent de la pensée qui l'a inspiré. Ce qui se fit au quatrième siècle est pour lui quelque chose d'absolu, pour moi quelque chose de relatif ; mais, pour tous deux, il est certain que la société païenne tombait par sa propre décadence, et que la société chrétienne s'élevait par sa propre croissance. L'historien, sans mépris pour ce qui tombe, doit suivre ce qui s'élève, quand ce qui s'élève s'unit par un lien manifeste à tout le développement ultérieur.

 

I. — Décadence de l'empire.

J'ai entrepris, dit M. Albert de Broglie, de raconter et de mettre en regard, dans leur suite parallèle, la dissolution de l'empire et la croissance de l'Église, le déchirement de l'unité matérielle du monde et la formation contemporaine de leur unité morale. Dans cette phrase, M. Albert de Broglie, donnant le plan de son livre, a, en même temps, marqué d'une main sûre le nœud véritable de cette grande histoire et l'intérêt suprême qui s'y attache. Cet intérêt est tout entier en ce spectacle d'une vie qui se retire et d'une vie qui arrive, en cette :trame qui se dénoue et renoue simultanément, en Cette correspondance de destruction et de rénovation qui nulle part ne peut être mieux étudiée que dans la chute graduelle du monde romain et l'élévation successive du christianisme. Faire autrement, c'est gravement pécher contre la première des lois historiques, sans laquelle les événements ne paraissent plus que flotter et se suivre au hasard. Voyez Gibbon : certes ni l'érudition, ni la force de la pensée, ni le labeur, ni le talent ne lui ont manqué ; mais, par des motifs qu'il n'importe pas ici d'examiner, il n'embrasse que la moitié de son sujet, la décadence de l'empire ; l'autre moitié, la croissance de l'Église chrétienne, il ne la traite que comme une espèce d'accident, qui vint augmenter la désorganisation et ouvrir plus largement la porte à l'invasion des barbares. Aussi, quand on a tourné le dernier feuillet et fermé le livre, quelle est l'impression qui reste ? Celle que ressent le voyageur qui, longeant un de ces grands fleuves de l'Australie destinés à ne pas atteindre la mer, le voit s'épancher en des sables stériles, s'y amoindrir à mesure qu'il avance, et se perdre en d'impraticables marais.

Il n'en est plus ainsi quand, ne scindant pas l'histoire et sachant en saisir l'ensemble, l'enchaînement et l'harmonie, on ne se laisse pas aller en aveugle sur la pente de ce qui tombe. Au lieu de cette vue désolée d'une décadence sans ressources, au lieu de cette fin misérable d'une grande chose, on aperçoit des commencements qui promettent un avenir fécond. Et ce n'est pas un optimisme trop confiant qui cherche à se consoler et à se faire illusion ; la réalité historique elle-même, on la mutile quand on n'embrasse pas à la fois le double courant descendant et ascendant. Il n'est pas une ruine à côté de laquelle ne s'élève un nouvel abri ; plus la destruction se hâte, plus la restauration devient active ; et quand, finalement, les destins de Rome impériale sont accomplis et que, comme pour la Troie du poète dont tous les débris fument à terre, la poudre soulevée par ce grand écroulement s'est dissipée, le christianisme a complété sa conquête du monde romain, et l'Église siège au faite du pouvoir spirituel. M. Albert de Broglie a fait une juste et vraie comparaison de cette croissance avec celle de l'arbre gigantesque qui sort de son germe : La plante, dit-il, aspire au ciel et s'étend dans l'espace par la seule vertu du principe organique qui réside en elle. Son unité, déjà tout entière dans la semence, s'épanouit, sans s'altérer ni se diviser, dans la plus riche végétation. L'ancienne colline que couvrait le palais des Césars n'est plus aujourd'hui qu'un amas de pierres informes et dispersées ; mais, sur ces ruines, quelque graine portée par le vent est venue un jour se déposer. Peu à peu la graine s'est faite arbre, et depuis le premier moment de sa croissance jusqu'à son complet développement, depuis la racine jusqu'à la cime, sur tous les points du cercle immense décrit par les rameaux, c'est le même suc vivifiant qui la parcourt et l'anime. M. Albert de Broglie s'arrête là et veut voir dans Rome et son empire non un grand corps organique qui vieillit et succombe, mais une simple juxtaposition de parties qui se dissout. A tort selon moi ; Rome aussi naquit d'un germe ; quand la sève manqua à l'arbre, son feuillage se sécha, ses rameaux arides s'étendirent en vain dans l'espace, ses racines pourrirent dans le sol, et la tempête, accourant du fond du Nord, ne tarda pas à le renverser.

Ce fut Auguste qui effectua la transformation de la république en empire. Que cette transformation ait été faite avec adresse et accueillie avec faveur, c'est ce qui ne peut être l'objet d'aucune controverse. Je n'invoquerai pas les flatteries qui lui furent adressées ; car quel est le souverain absolu, ou, comme disait le rhéteur romain, quel est l'homme commandant à trente légions qui ait manqué de flatteurs ? Je me bornerai à citer la phrase concise de Pline qui juge les empereurs avec une très-grande liberté d'esprit, et qui dit d'Auguste : Il donna la couronne rostrale à Agrippa ; lui reçut du genre humain la couronne civiqueCivicam a genere humano accepit ipse. Ce fut certainement le sentiment général des contemporains, sauf de ceux qui regrettaient la liberté politique, désormais irrévocablement anéantie pour Rome et l'empire.

Ce sentiment, inspiré par la fatigue des convulsions civiles, était une erreur ; l'événement le prouva. Pour le montrer, je n'ai aucun besoin d'invoquer les ébats sanguinaires des Césars, les armées se disputant l'empire, les insurrections des provinces, le fardeau croissant des taxes, le désespoir des classes imposables, la décadence des lettres et des arts. C'étaient là des symptômes graves, d'une situation dangereuse ; mais cette situation pouvait avoir ses remèdes en elle-même. Déjà Pline l'Ancien, esprit dégagé de tous les préjugés entretenus parmi ceux qui regrettaient l'ancienne république, avait remarqué qu'après tout, ce qu'il appelait vita et ce que nous appellerions civilisation n'avait cessé de faire des progrès ; et le christianisme préparait dans le silence une religion, une morale, des lettres et des arts qui allaient bientôt resplendir. Une transformation laborieuse et profonde s'opérait sous le sceptre des Césars, sans qu'ils en eussent conscience ; et les maux qui éclataient de toutes parts au sein de cet immense empire étaient réparables. Aussi le véritable grief de l'histoire contre le régime impérial, c'est d'avoir laissé forcer les barrières par l'invasion barbare, d'avoir permis que les Ostrogoths, les Visigoths, les Francs, les Suèves, les Lombards se soient établis en vainqueurs sur le sol romain, et que des chefs barbares soient devenus les rois et les seigneurs des populations romaines. S'il avait bravement et heureusement défendu le territoire et empêché le dieu Terme de la vieille Rome d'être renversé, et foulé aux pieds, il aurait accompli son premier devoir ; et, aux plus sévères jugements de l'avenir, il eût toujours pu répondre qu'il n'avait pas failli à sa tâche et qu'en finissant il livrait aux destinées futures le monde romain tel qu'il l'avait reçu ; que c'était aux chrétiens, destructeurs du paganisme, aux nationalités nouvelles, héritières des anciennes, à saisir la direction des choses ; et que, quant à lui, il transmettait à ses successeurs tous les éléments de puissance et de civilisation. Mais cette grande et décisive apologie, il n'a pas à la donner. Tout absolu qu'il était à l'intérieur, il se trouva faible à l'extérieur. Aucun souvenir reconnaissant ne survécut à sa chute. Au lieu de recevoir son héritage dûment conservé par un pouvoir efficace, la société, passant des siècles à en recueillir les débris, reprit tardivement le cours de sa fortune ultérieure et de son 'développement.

L'empire, devant avoir une si misérable issue, a donc été, tel qu'il fut constitué, une mauvaise solution du terrible conflit qui mit fin à la république ; et, sans donner raison à ceux qui, dans les plaines de Pharsale et de Philippes, luttèrent contre lui, puisque nous ne savons ce qu'ils auraient fait de leur triomphe, l'histoire est pleinement autorisée à condamner ceux qui, vainqueurs, organisèrent leur succès définitif. On a souvent signalé et loué le procédé qu'Auguste employa pour transformer la république en empire ; tout bien considéré, on n'y peut louer que de l'adresse et un 'expédient, mais rien qui ressemble à une organisation véritable. L'apparence de la république demeura, peuple, sénat, consuls, magistratures ; seulement, derrière cette apparence, se trouvait un homme qui, revêtu de toutes les dignités républicaines et de leurs pouvoirs réunis, ne laissait au reste qu'un simulacre d'autorité. Évidemment, la république, toute morte qu'elle était, s'imposa à l'esprit d'Auguste, et, comme le Mézence de la Fable qui :

. . . . .  mortua jungebat corpora vivis,

Componens mantbusque manus atque oribus ora,

il joignit étroitement à ce qui ne vivait plus, ce qui, dans son espoir, devait vivre à jamais sous l'abri du Capitole. Les conditions de l'empire se trouvèrent liées à celles de la république ; il n'y eut plus moyen de passer à la monarchie ; et la domination des empereurs ne fut qu'une longue dictature à laquelle l'invasion des barbares mit un terme. Sans doute, en tout état de cause, il fallait bien que l'empire fût une certaine continuation de la république ; et, vu la subordination où le présent est à l'égard du passé, il ne pouvait pas en être autrement. Mais bien des voies différentes étaient ouvertes à cette nécessaire continuation ; et si, par exemple, les gens de Pompée et de Brutus avaient triomphé, les choses n'auraient pas suivi le même cours, un cours meilleur ou plus mauvais, nous ne savons, mais autre certainement. Les successeurs de la république, quels qu'ils fussent, devaient toujours avoir à compter avec deux forces qui allaient se faire sentir puissamment, le christianisme et les barbares d'outre-Rhin. L'empire, de païen qu'il était au début, se trouva chrétien au terme : c'était bien, et, de ce côté, on n'a rien de plus à lui demander ; mais, de romain qu'il était, il se trouva barbare, ce fut une honte et un malheur.

Auguste avait été élevé à côté de César, qui traitait de superstitions l'enfer et l'autre vie du paganisme, et parmi ces hommes des guerres civiles qui, à la fois disciples de la philosophie grecque et endurcis dans les violences militaires et politiques, conservaient peu de foi aux vieilles et sévères divinités de Rome. On peut croire, sans se tromper, qu'une incrédulité non raisonnée comme dans les hautes classes, mais active et pratique, s'était insinuée parmi les classes inférieures et dans ces légions qui n'avaient plus guère d'autres dieux que leurs généraux. Virgile, en parlant de ce temps, a dit :

Fas versum atque nefas ;

et Horace :

. . . Quid intactum nefasti

Liquimus ? Unde manum juventus

Metu deorum continuit ? quibus

Pepercit aris ?. . .

Cependant, à peine Auguste fut-il maître du pouvoir que, ne voulant pas s'associer à ce travail de désorganisation et sentant le vide laissé par l'affaiblissement des antiques croyances, il s'efforça de les raviver et de les rasseoir. C'est dans cet esprit qu'Horace, qui s'était rallié au nouveau gouvernement, rappelait aux Romains les temples en ruine, les statues noircies par la filmée, la vengeance tirée de ces sacrilèges par les immortels et la nécessité de rendre aux autels la splendeur et aux dieux l'obéissance pour retrouver leur faveur et la prospérité :

Delicta majorum immeritus lues,

Romane, donec templa refeceris

Ædesque labentes deorum, et

Fœda nigro simulacra fumo.

Ici on aperçoit clairement combien est frustrée la volonté des hommes les plus puissants quand ils agissent en dehors des forces vives de la société. Auguste était souverain du monde civilisé ; il s'était concilié le concours moral de ceux qu'il gouvernait ; et cependant que pouvait-il pour un réveil religieux ? Le christianisme allait naître, mais n'était pas né ; et, quant à rendre créance et autorité aux divinités, même un empereur romain devait y échouer. Virgile mettait sous ses pieds le vain bruit de l'Achéron avare ; et Pline, après avoir dit que c'étaient de puériles imaginations que de croire à des dieux vieux ou jeunes, ailés ou Miteux, ajoutait cette phrase décisive : Qu'il y ait un Jupiter ou un Mercure, des dieux diversement nommés et une nomenclature céleste, c'est ce qui, on en conviendra, ne peut paraître que digne de risée devant l'interprétation de la nature. Aussi la décomposition du paganisme procéda-t-elle rapidement entre les apothéoses des empereurs et la confusion croissante des dieux étrangers ; et, seulement longtemps après, quelques restes de vie s'y rallumèrent quand, sous la stimulation d'une religion rivale et progressivement victorieuse, une philosophie nouvelle, le néo-platonisme, vint soutenir, par ses interprétations, la cause des dieux et des déesses. Mais il était trop tard, et une métaphysique subtile chercha vainement à relever des ruines qui croulaient de toutes parts.

Au début de l'empire, une forte impulsion venant des causes antécédentes se faisait sentir ; elle procédait des souvenirs de liberté trop voisins pour ne pas conserver une certaine influence, et des enseignements philosophiques embrassés par quelques âmes romaines comme des garanties de dignité morale dans un temps qui ne promettait plus guère d'autre garantie. Aussi rencontre-t-on des caractères qui, tout en paraissant plus appartenir au passé qu'au présent, excitent un respect mêlé d'admiration pour leur ferme et solitaire grandeur. Mais peu à peu cette impulsion, que rien ne renouvelle, s'affaiblit et s'éteint ; et, quand, définitivement, le stoïcisme n'a plus de disciples, quand la liberté républicaine ne vit plus en aucune tradition, alors les caractères s'abaissent. Dans le dernier siècle de l'empire païen, on ne signale plus guère de ces personnages qu'une grande vertu met en relief : les proportions se sont amoindries, le niveau s'est abaissé. Il est évident que bien des sources morales se sont taries. Ces temps-là sont pauvres en comparaison de ceux qui suivirent immédiatement la chute de la république ; leur passé s'épuise à mesure qu'il s'éloigne, et leur histoire ne peut finir que par la misère des âmes et des esprits. Je ne parle, bien entendu, que de la société païenne ; il n'est ici question que d'elle et de sa décadence.

Tel étant l'épuisement des forces morales, l'épuisement des forces politiques n'était pas moindre. Tout le pouvoir, au moment où la république tomba, se trouvait entre les mains de la plèbe, du sénat et des légions. Ces trois éléments prolongèrent leur existence jusqu'à la fin de l'empire, et ne disparurent qu'avec lui.

La plèbe, élément essentiel de toutes les républiques grecques ou italiennes, eut à Rome particulièrement un rôle puissant et glorieux. Plus nombreuse qu'aucune autre plèbe, la plèbe romaine offrit une pépinière inépuisable de soldats, et ne souffrit jamais de cette pénurie d'hommes, de cette oliganthropie, comme on disait, qui réduisit à rien les cités de Sparte et d'Athènes. Par l'entremise de ses tribuns, elle disputa légalement aux patriciens l'autorité, avec autant de constance et de courage qu'elle en mit à conquérir le monde sous les consuls ; et Horace la regrettait quand il peignait en beaux vers ces robustes et vaillants paysans, la gloire de Rome, ces paysans qui, remuant la terre avec leurs hoyaux sabins et portant les pieux coupés au commandement d'une mère sévère, avaient teint les flots du sang carthaginois et abattu le grand Antiochus et le redoutable Annibal. Ce qu'elle devint, M. Albert de Broglie l'a dit très-bien, et je le laisse parler : La démocratie romaine, si puissante dans les derniers jours de la république et qui avait trouvé, pour faire entendre ses griefs légitimes, des accents parfois si nobles, se dégrada sous l'empire avec une rapidité qui paraîtrait incroyable si l'on ne songeai, au délaissement absolu où l'asservissement politique laissait tomber les classes populaires de l'antiquité. Ces populations formées d'esclaves affranchis ou d'hommes libres avilis par la misère, dénuées de tout secours et de tout enseignement moral, ne recevaient que de la tribune politique quelques inspirations un peu élevées. Enfant, le Romain de la plèbe n'était ni appelé ni formé à aucune instruction sur ses devoirs et sa destinée. Le forum, où il entendait retentir une noble éloquence, suppléait un peu, pour lui, à ce défaut d'école ou d'église. Ses orateurs étaient ses seuls prédicateurs. Quand il eut cessé de les entendre, il fut abandonné, dans le silence, à l'aveugle impulsion de ses appétits matériels. En peu d'années, le peuple de Rome se trouva transformé en une bête féroce et sensuelle, ne se souciant que de la nourriture et de ses spectacles ; satisfait quand l'une était abondante, et les autres magnifiques. Tel est le jugement que M. Albert de Broglie porte de la plèbe sous l'empire ; et il est certain que, privée de tout pouvoir politique, elle n'en garda pas moins des privilèges qui ne faisaient plus que la dégrader ; singulière superfétation qui s'explique par les antécédents, et dont le gouvernement impérial ne sut ou ne put jamais se dégager.

Il ne se dégagea jamais, non plus, du sénat. C'est un des phénomènes les plus curieux de l'histoire que l'existence, pendant des siècles, de ce grand corps qui ne se soutenait que par des souvenirs et qui n'était que parce qu'il avait été. Dès l'abord et pendant toute sa durée, le sénat se trouva, si je puis me servir de cette phrase moderne, dans l'opposition ; il ne tenait pas sou existence des empereurs, puisqu'il était plus ancien qu'eux et qu'ils n'osèrent pas le renverser ; mais il n'avait d'autorité que celle qu'ils voulaient bien lui laisser ; toutes les fois qu'il leur plaisait de le réduire au rôle du plus humble des conseils, ils n'avaient qu'à commander, le sénat n'ayant derrière lui aucune force à laquelle il s'appuyât pour faire résistance. Même dans les interrègnes, il était hors d'état de ressaisir une part de la souveraineté ; Rome, les provinces, les armées ne connaissaient plus ce genre de puissance collective, et tout ce qui lui restait c'était, parfois, d'exercer une justice tardive sur quelque prince tombé. Là durant les premiers temps de l'empire surtout, on a un spectacle étrange : le sénat romain, ce conseil qui dirigea la conquête du monde et abaissa devant lui les cités et les rois, demeure debout après la chute de la république, mais sans défense, puisqu'il est sans autorité réelle. A côté est un pouvoir absolu et jaloux ; les hommes qui le tiennent ont l'épée en main ; et, comme leurs mœurs sont dures et sanguinaires et que l'opinion ne repousse pas l'effusion du sang, ils n'hésitent pas à faire tomber les têtes qui leur déplaisent. Devant ce péril incessant, la fierté sénatoriale s'anéantit, et jamais la flatterie et la servilité ne descendirent si bas, sauf quelques âmes qui, s'irritant par l'excès du péril, bravaient la délation meurtrière. Pour avoir une idée de ce que devenait le sénat dans les jours de tyrannie, on n'a qu'à se rappeler la page qui termine la Vie d'Agricola, et ces mots douloureux : Nostræ duxere Helvidium in carcerem manus ; nos innocenti sanguine Senecio perfudit. Ainsi alla le sénat jusqu'à la fin, flattant les mauvais empereurs, flatté par les bons, sans être jamais autre chose que l'ombre d'un grand nom.

Dans cette fausse situation de toute chose, l'armée elle-même s'affaiblit et dégénéra. Ce semblait être une force purement matérielle, à laquelle il suffisait, pour l'entretenir, d'un bon recrutement en hommes .et d'un choix judicieux d'officiers : rien n'était à inventer ; le cadre était donné. Quoi de plus simple, en apparence, que d'entretenir ces formidables légions qui, jusque-là n'avaient pas trouvé de rivales ? Pourtant il n'en fut rien, et à la longue il devint impossible de leur conserver leur efficacité militaire. A la vérité, dans les premiers temps, la déchéance ne fut pas notable ; les légions impériales se sentaient assez de l'influence de la tradition pour être encore des troupes d'excellente qualité. Alors elles avaient, à part la défaite de Varus qui fut une surprise, une supériorité constante sur les barbares ; et l'histoire des guerres civiles offre un témoignage singulier de l'héroïsme que pouvait développer le point d'honneur : dans le conflit qui enleva l'empire à Vitellius et le donna à Vespasien, les ex-prétoriens d'Othon, ayant pris le parti de Vespasien, avaient en face leurs successeurs, les prétoriens de Vitellius. Le combat se livrait dans Rome ; la victoire n'était plus sujette à aucune chance ; le compétiteur impérial avait même disparu et son corps mutilé avait été le jouet de la populace. N'importe : ses prétoriens ne consentirent jamais à se rendre ; chassés des rues, ils se réfugièrent dans leur camp ; et quand leur camp — car leurs adversaires mettaient leur honneur à le reconquérir de vive force comme eux à ne pas le céder — eut été enfoncé à coups de machines, ils se firent tuer sur place, non pas pour leur empereur mort et leur cause perdue, mais pour la gloire de leur drapeau. Plus tard tout est changé ; les barbares obtiennent des avantages toujours plus fréquents ; ce qui était si bien nommé robur legionum disparaît ; et l'armée s'amoindrit comme le reste.

Rien donc n'est plus constant dans son cours et plus manifeste dans ses signes que cette longue décadence du grand empire. Le monde ancien avait fini virtuellement et ne pouvait plus durer ; la religion était sans racine dans les esprits, et la constitution politique sans racine dans les choses. Ni les dieux innombrables ne devaient voir se relever leurs temples, ni la plèbe romaine avec le patriciat, pas plus que le dème grec, avec l'aristocratie, n'étaient destinés à jouer derechef un rôle. Tout cela s'affaissait lentement et régulièrement pour faire place aux éléments de vie qui se développaient, à savoir une nouvelle religion et une nouvelle organisation politique. Ces deux choses marchèrent d'un pas très-inégal. La rénovation spirituelle devait venir avant l'autre, et, en effet, elle la devança, mais elle la devança d'un intervalle immense et bien plus long que ne semblait le comporter la situation. C'est que, de fait, la situation se trouva compliquée du plus grand des désastres, l'invasion barbare. Avant que ces peuplades fussent fixées, avant qu'elles se fussent fondues avec les indigènes, avant que les traditions eussent été reprises, il s'écoula un temps très-long. Entre le monde païen et le monde chrétien, l'empire est un intérim et ne pouvait pas être autre chose ; mais ne fit pas bonne garde aux frontières ; c'est contre lui, je le répète, le grief irréfutable de l'histoire.

 

II. — Croissance de l'Eglise.

Les individus qui passent avec le courant d'un peuple et qui le constituent n'ont pas conscience des grands changements qui s'y opèrent. La vie particulière est trop courte ; ou plutôt, comme chaque génération qui s'écoule a des liens avec celle qui la précède et avec celle qui la suit, ce qu'il y a de graduel dans le mouvement lui dérobe le mouvement lui-même. Elle parle, ce lui semble, la même langue que ses parents et que ses enfants ; elle a, ce lui semble encore, les mêmes mœurs ; et cependant mœurs et langue ont subi d'insensibles modifications, qui, s'accumulant, se marquent, au bout d'un temps suffisant, par les caractères les plus tranchés. Il n'y a pas beaucoup plus de trois cents ans entre Auguste et Constantin ; les contemporains, dans le flux perpétuel des choses, s'étaient imaginé que chacune de ces trois cents années ressemblait à la précédente ; et cependant Auguste avait restauré des temples païens ; Constantin édifia des églises ; Auguste avait assis son trône à l'ombre de la majesté de la ville éternelle ; Constantin, trouvant Rome vieillie, en transporta la moitié sur les rives du Bosphore ; Auguste était grand pontife dans le sénat romain ; Constantin, grand pontife encore dans quelques pièces officielles, ne fut qu'empereur dans le concile de Nicée.

Rien de fortuit ni de soudain dans ce changement. Sans doute vint un moment où Constantin, se dégageant du paganisme, fit d'abord cesser les persécutions, puis donna à la nouvelle religion l'égalité et bientôt après la supériorité ; mais ceci ne fut que la consécration d'un fait déjà virtuellement accompli, et, si Constantin n'avait pris pour lui cette décisive initiative, il est indubitable que quelqu'un de ses successeurs l'aurait saisie. La croissance du christianisme en est le garant : les sujets ne pouvaient manquer de convertir, un jour ou l'autre, leur empereur. C'est un point culminant que ce quatrième siècle dont M. Albert de Broglie a entrepris d'écrire l'histoire : Le monde impérial, dit-il fort bien, avait vu les sujets d'un même maître adorant toutes sortes de divinités ; l'Europe chrétienne se prépare à donner le spectacle plus imposant de vingt nations prosternées au pied d'un même autel. En effet, d'un côté, la rénovation religieuse avait une source trop profonde et trop abondante pour s'arrêter à moitié de l'œuvre accomplie, et, d'un autre côté, le paganisme était trop tari et trop épuisé pour se défendre longtemps. Il y eut un moment où les deux plateaux de la balance, l'un ascendant et l'autre descendant, se trouvèrent de niveau ; mais ce ne fut qu'un moment imperceptible : le mouvement rapidement inverse les sépara aussitôt, et le paganisme s'abîma pour ne plus reparaître.

Cependant il ne faudrait rien exagérer. Le fait est que ce triomphe du christianisme ne dépassa pas, alors du moins, les limites de l'empire romain. Les barbares qui vinrent s'y établir adoptèrent sans grande difficulté la religion de ceux que la conquête leur soumettait ; mais les barbares d'outre-Rhin ne laissèrent pas de longtemps pénétrer chez eux le culte vainqueur des idoles. La Germanie disputa sa conversion pendant près de quatre siècles, sa résistance ne fut vaincue que par l'épée de Charlemagne ; bien que la violence et la conquête aient joué un rôle incontestable dans cette fin mise à la menace jusqu'alors permanente de la barbarie, néanmoins on pensera que le temps de la maturité était tout proche, en voyant s'implanter si rapidement et si radicalement le christianisme dans cette vaste contrée. Du côté de l'Orient, le christianisme rencontra aussi des barrières qu'il ne put franchir ; la Perse demeura impénétrable, et le magisme se maintint, destiné qu'il était à succomber sous les armes victorieuses des successeurs de Mahomet. Ces bornes dans l'espace qui arrêtèrent la propagation du christianisme ont leurs analogues dans le temps, c'est-à-dire que si, par une hypothèse historiquement impossible, le christianisme était né quelques siècles plus tôt qu'il n'est réellement avenu, il se serait heurté contre des obstacles infranchissables. Il a fallu tout un développement pour que les populations antiques, ou, selon le terme consacré, les gentils pussent écouter et recevoir un tel enseignement. Quelque idée qu'on se fasse d'Athènes et de Sparte à l'époque des guerres médiques, ou de Rome, soit dans les conflits opiniâtres contre les Èques et les Samnites, soit dans les luttes intestines de patriciens et de plébéiens, il est bien certain que leur existence religieuse et politique n'aurait pas permis au nouvel élément de pénétrer, et que ni les esprits ni les cœurs n'y auraient laissé tomber les dieux multiples devant un Dieu unique.

Qu'ils aient été capables de s'ouvrir un jour et de les laisser tomber, l'événement l'a prouvé ; mais ce fut au prix de plusieurs siècles d'une longue dissolution qui ruina tous les appuis des croyances et des institutions antiques. Cette décadence, que, dans le précédent morceau, j'ai signal& si profonde et si rapide dans l'empire romain, la Grèce antécédemment en avait donné le spectacle. Peu de temps après la grande gloire des guerres médiques et des chefs-d'œuvre immortels, un mal secret attaqua ses républiques dans la source de leur vie. Les mœurs publiques s'altérèrent ; les dêmes dans les démocraties, les eupatrides dans les aristocraties, cessèrent de pouvoir remplir leurs fonctions politiques ; tout se désorganisa ; les demi-barbares de Macédoine dominèrent la Grèce, sans pour cela arrêter en rien la maladie morale qui la rongeait ; et la conquête romaine ne fit que confondre dans un seul et même tourbillon les éléments de dissolution et leur donner un théâtre plus vaste et une action plus décisive. Toutefois, ne nous méprenons pas sur cette décadence de la société gréco-romaine ; elle n'est ni définitive ni univoque ; loin de là si elle se prononce, c'est que surgissent des notions supérieures, des développements scientifiques, des créations philosophiques qui deviennent graduellement incompatibles avec l'ancien et glorieux ordre de choses. Il n'est pas donné à toutes les sociétés d'avoir de pareilles décadences ; et l'on a vu, l'on voit encore, dans diverses parties du monde, des civilisations que l'immobilité saisit, que désormais la décadence ne frappe plus, et dont le défaut de croissance se révèle tout à coup quand elles viennent en contact avec des civilisations progressives.

Il y eut donc une longue époque de dissolution, mais de préparation, une époque négative sans doute, mais nullement pauvre et inféconde. Aussi, quand les apôtres commencèrent la prédication nouvelle, ils se firent écouter de toute part ; ni l'esprit général n'offrit de résistances invincibles, ni le cœur des duretés qui ne se pussent amollir. La moisson dépassa par sa rapidité les espérances. Les communautés naquirent, les Églises se formèrent, les anciens présidèrent, les prêtres officièrent, et bientôt une chrétienté croissante se trouva établie partout. Rien d'abord ne contraria cette propagation de la parole, rien que l'immensité du paganisme, la longueur des distances, l'étendue de l'empire, la nouveauté de la doctrine. Qu'importait aux maîtres du monde et aux puissants des provinces qu'une secte qui sortait du sein des Juifs, et que les Juifs poursuivaient de leur haine, jetât çà et là quelques prosélytes ignorés ? Ces novateurs religieux étaient trop perdus dans la foule pour que l'attention se portât sur eux ; et, parmi les documents que Rome ou la Grèce nous a transmis sur cette époque, il n'y a pas une trace indiquant que personne ait vu, à l'horizon, ou se former un nuage ou poindre une lumière.

Pourtant, dès lors, et à ces premiers commencements mêmes, deux sociétés se trouvent annexées l'une à l'autre et confondues dans la même patrie et sous la même autorité. Leur disproportion est énorme : l'une est presque tout ; l'autre n'est presque rien ; mais celle qui n'est presque rien s'accroit sans cesse aux dépens de celle qui est presque tout. Celle-ci ne perd rien dont celle-là ne s'empare et ne profite ; si bien que la disproportion diminue et que la société païenne commence à trouver gênant le voisinage. Chacune a ses armes. La société chrétienne parle, écrit, s'adresse à l'esprit et au cœur, et est animée d'un invincible prosélytisme qu'elle tient de sa foi et de sa raison. La société païenne est morte depuis longtemps au prosélytisme et a perdu toute puissance sur les âmes, mais elle porte le glaive, dont elle se sert dans ses accès de colère et de cruauté. Alors les chrétiens fuient dans les catacombes : les faibles brûlent de l'encens sur les autels et trompent les persécuteurs ; les forts bravent les supplices et rendent par le martyre gloire au Dieu qu'ils adorent. Tacite a dignement vanté l'héroïsme de ses stoïciens et rappelé des trépas comparables aux grandes morts des anciens, laudatis antiquorum mortibus pares exitus. Mais tel est l'aveuglement des préjugés et des partis qu'il ne voit pas tant de trépas sublimes, tant de mémorables constances, non-seulement chez des philosophes et des personnages en évidence, mais dans les plus humbles rangs, chez des hommes de toute condition, chez de faibles femmes, qui confessaient leur foi, souffraient et mouraient. Pour eux tous, il n'a qu'une phrase de dédain et de haine.

Les quelques mots de Tacite sont précieux, car ils nous reportent à une époque très-peu éloignée de l'origine du christianisme. Quand Néron voulut détourner de lui les soupçons qu'avait suscités le grand incendie de Rome, il livra à des supplices raffinés des gens que le vulgaire appelait chrétiens. On saisit d'abord ceux qui avouaient, ce qui prouve que le gouvernement n'avait qu'une connaissance vague de l'existence de la secte nouvelle ; mais la suite le prouve encore mieux : les premiers arrêtés mirent sur la trace des autres, et l'on trouva derrière eux une multitude énorme, multitudo ingens. De sorte qu'il faut admirer ici à la fois la rapidité de la propagation et l'ignorance profonde où le monde romain était resté d'un fait si considérable. Ceux qui connaissaient les chrétiens, c'était le vulgaire ; il les voyait, si je puis parler ainsi, naître dans son sein ; il les rencontrait sur ses pas ; il s'irritait de leur contact. Mais, du restes on n'avait aucune notion, sinon de leur existence, du moins de leur importance ; et c'est par hasard qu'on s'était aperçu qu'ils formaient déjà une vaste multitude. Ainsi, à l'insu de tout ce qui gouvernait, agissait, pensait, écrivait dans l'ordre des anciennes idées, il s'était formé, sous le grand peuple, un petit peuple qui, transfuge des dieux multiples et conquis tout entier sur le paganisme, regardait comme un devoir de faire pour autrui ce qu'on avait fait pour lui et marchait avec ardeur à la conversion universelle.

Dans ce passage, Tacite a une phrase célèbre qui mérite quelque examen. Ils furent, dit-il, haud perinde in crimine incendii quam odio generis humani convicti. Les commentateurs entendent que Tacite accuse les chrétiens de haine pour le genre humain, de même qu'il avait dit en parlant des Juifs, adversus omnes alios hostile odium. C'est aussi le sens que M. Albert de Broglie y attache. Pour moi, qui ai bien des fois considéré cette phrase, il me semble qu'une interprétation différente peut en être donnée. Quelques lignes plus haut, l'historien a dit que ces gens étaient odieux à cause de leurs infamies, per flagitia invisos. Le cas des Juifs n'est pas probant, ils étaient connus pour haïr les autres peuples ; et, si c'était parmi les nations un sujet de reproche et de malveillance, ce n'en était pas un du moins de punition et de supplices. Aussi je pense qu'il s'agit non de la haine qu'avaient les chrétiens, mais de la haine qu'ils inspiraient — per flagitia invisos ; et je traduirais : non pas tant convaincus du crime d'incendie que condamnés par la haine du genre humain. Il est peu naturel que le gouvernement de Néron ait songé, pour reporter sur la tête de quelques misérables les mauvais bruits suscités par la ruine d'une partie de Rome, à frapper des hommes qui haïssaient le genre humain ; mais il est naturel qu'il ait pris pour victimes des hommes que le genre humain haïssait et que le vulgaire croyait, pour cela, capables des plus grands attentats. La latinité même vient à l'appui, et odium hujus hominis veut bien plutôt dire la haine ressentie par cet homme que la haine dont il est l'objet ; cette dernière signification s'exprime d'ordinaire par odium adversus hunc hominem. On efface, je crois, dans Tacite, une vue juste quand on traduit comme c'est l'ordinaire. Les novateurs religieux et politiques, les bons comme les mauvais, sont, dans l'origine, exposés à des haines violentes ; les soupçons aveugles, les accusations ténébreuses les entourent ; plus ils touchent à un point important et délicat, plus le sentiment public s'insurge contre eux ; et la voix générale, qui les charge sans les connaître, les condamne sans les entendre.

Voyez en effet le langage de Tacite. Les chrétiens sont odieux pour leurs infamies ; ce sont des coupables qui méritent les châtiments les plus exemplaires, sontes et novissima exempla meritos ; leur religion est une superstition pernicieuse, exitiabilis superstitio ; la Judée est l'origine de ce fléau, Judœam originem ejus mali. Tacite parle des chrétiens avec les sentiments mêmes de leurs bourreaux, a dit M. Albert de Broglie. Quelles étaient ces infamies qu'il leur reproche ? Évidemment, il admettait les calomnies répandues contre eux. Pourquoi regardait-il leur religion comme quelque chose d'exécrable ? c'est qu'il la confondait avec certaines de ces sectes orientales où les mystères étaient des ténèbres et où les ténèbres cachaient d'étranges aberrations. Voilà quels étaient, sur le christianisme, les jugements, les renseignements, les impressions d'un homme éclairé, d'un esprit élevé, d'un cœur généreux ; et cela sous Trajan, à une époque où il devenait facile de voir, quelque opinion qu'on se fit de la nouvelle religion, qu'elle avait crû immensément et qu'elle commençait à partager l'empire.

Deux grands événements se préparaient peu à peu : l'invasion des barbares et le triomphe du christianisme ; celui-ci plus grand que celui-là puisque le christianisme a conquis les barbares. Des deux, Tacite a pressenti l'un, entrevoyant déjà dans la splendeur du règne de Trajan, le déclin des destins de l'empire, et souhaitant aux barbares d'éternelles discordes, afin qu'ils ne se tournassent pas victorieusement contre Rome. Sur l'autre, il n'a pas daigné laisser tomber un regard. Othon, Galba, Vitellius, Vespasien, dont les noms emplissent les pages de son livre, sont des empereurs faits et défaits par les légions et qui eurent leur jour de puissance. Mais que leurs débats sanglants pareraient stériles, et combien peu d'intérêt auraient ces péripéties comparables à celles qui agitaient ou agitent les. immobiles royaumes de l'Orient, si, d'une part, l'histoire païenne ne nous montrait, dans ces déchirements, la décadence de l'empire et sa chute finale, et si, d'autre part, l'histoire chrétienne n'inscrivait dans ses annales la croissance laborieuse mais certaine de la société nouvelle Tout prend alors une signification : les empereurs passent, l'histoire marche, les temps s'accomplissent, et tout à coup, à côté du sénat, pâle assemblée d'où depuis longtemps toute liberté était bannie, s'ouvre un concile, le concile de Nicée, convoqué pour discuter et décider les points essentiels de la doctrine chrétienne et de la conscience religieuse.

Depuis plus de trois siècles, dit M. Albert de Broglie, pas une assemblée libre ne s'était réunie sur un point de l'empire, pas une voix sortie de la conscience ne s'était fait entendre dans ce silence d'un pouvoir absolu, troublé seulement par les panégyriques fastidieux des rhéteurs ou par les gémissements des victimes. Pour la première fois, de mémoire de tant de générations, on allait voir des gens de bien, pleins du sentiment de leur dignité personnelle, forts de leur respectueuse indépendance, accourir auprès du maitre du monde, non pour le flatter ou le trahir, mais pour délibérer sous ses yeux sans contrainte. Un débat sincère allait faire trêve à ces hypocrites comédies de légalité et de force qui se jouaient sans relâche sur la scène agitée de l'empire. Un accent de vérité allait réveiller la conscience dans un si long oubli de la liberté et de ses droits.

C'était sans doute une grande nouveauté que le retour, après une si longue désuétude, d'une assemblée libre. Mais il y avait pourtant une plus grande nouveauté encore, c'est-à-dire l'établissement d'un pouvoir spirituel indépendant du pouvoir temporel, et séparé de toute la politique. L'antiquité païenne ou judaïque n'avait rien connu de pareil ; on en avait bien vu des ébauches soit dans les théocraties primitives, soit dans les sacerdoces de la Grèce et de Rome, mais des ébauches seulement. Le pouvoir spirituel arriva, par e triomphe du christianisme, à sa plénitude. Il est la démarcation suprême entre l'antiquité et le moyen âge, et la grande création de ces temps dans l'ordre moral. et politique. C'est un point que, historiquement, il ne faut jamais perdre de vue. Quoiqu'il s'intronise durant le passage orageux où périt l'empire romain, quelque ralentissement qu'aient éprouvé les sciences et les lettres, quelque pénible qu'ait été l'évolution dans l'immixtion violente de la civilisation romane avec la barbarie germanique, le pouvoir spirituel demeura debout, projetant la lumière dans les coins les plus reculés de la société, et prêchant sans relâche, au nom de la foi religieuse, la morale universelle.

En effet, à fur et mesure qu'il s'agrandit, il créa un gouvernement des âmes, gouvernement certes le plus difficile et le plus important de tous. On était justement au moment où celui des corps laissait de jour en jour davantage tomber sa force et son efficacité. Plus la domination devenait incertaine de ce côté, plus de l'autre elle devenait ferme et assurée. C'était le travail inverse de celui qui avait amené la ruine des républiques antiques. Les croyances qui alors représentaient, à l'état rudimentaire et imparfait, le pouvoir spirituel, s'étant dissoutes, le pouvoir temporel, pour contrebalancer l'incohérence des esprits, prit un surcroît d'intensité. D'où l'on voit clairement que si, au temps voulu, le christianisme n'avait pas eu son avènement, comme le pouvoir temporel n'était capable de rien soutenir et vivifier, il y aurait eu stagnation profonde, et, partant, véritable décadence c'est-à-dire l'empire sans le christianisme. L'histoire doit donc contempler avec admiration et reconnaissance ce réseau qui, commencé par quelques mailles en apparence si ténues et si fragiles, enveloppait, dans le quatrième siècle, la meilleure part de l'empire romain, réseau de prédication et d'éducation ne laissant en dehors ni aucun lieu, ni aucune condition. On pourrait encore, par un autre côté, apprécier l'importance de l'office en appréciant la qualité des intelligences qui s'y dévouèrent. Les grands esprits et les grands cœurs, presque tous, passent au service du pouvoir spirituel ; et, comme on l'a observé, je pense, avec justesse, ce détournement doit être compté au nombre des causes qui diminuèrent alors la culture des sciences. La science suprême était de travailler à l'œuvre qui avait pour but la direction des âmes, et elle appelait incessamment les meilleurs ouvriers. Quel intérêt ne faiblissait à côté d'un intérêt pareil ? Nulle part les questions n'étaient plus hautes ; nulle part les difficultés n'étaient plus ardues ; nulle part l'utilité n'était plus présente.

Un reflet de cette activité féconde est visible dans les lettres. Les lettres païennes étaient en un déclin rapide ; elles vivaient sur un fond que rien ne renouvelait ; aussi l'appauvrissement en était le caractère le plus signalé, et elles essayaient de le masquer sous une vaine ou puérile recherche. Au contraire, une source abondante alimentait les lettres chrétiennes, et elles ont laissé de durables monuments dont la postérité ne perdra jamais la mémoire. De saints personnages, des prédicateurs éloquents, d'ardents apologistes, des philosophes profonds ont employé leur génie à propager, à consolider, à défendre l'œuvre immense qui se poursuivait dans le monde. Tout était nouveau dans ce qu'ils faisaient. La langue dont ils se servaient n'avait plus la pureté de celle de Cicéron ou de Tite-Live, et déjà elle avait contracté quelque rouille ; pourtant ils surent la manier assez bien, non-seulement pour captiver leurs contemporains, mais pour se faire écouter de siècle en siècle ; et ils y mirent une telle empreinte que, en bien des parties, elle est demeurée vivante et, pour ainsi dire, moderne. Les auteurs païens aperçurent, eux, la décadence de leur langue et en restèrent les témoins impuissants ; car toute ressource leur manquait pour y remédier. Les auteurs chrétiens ne s'en aperçurent jamais et n'eurent aucun besoin de s'en apercevoir. Tout pleins des grandes choses qu'ils avaient à dire, ils se firent sans effort, à l'aide du parler vulgaire inspiré par l'Évangile et par la Bible, un idiome qu'ils ont consacré.

Maintenant, si l'on se reporte en esprit à la décadence progressive et irrémédiable qui atteignit l'empire romain, et qu'en même temps on embrasse d'un coup d'œil successif la croissance irrésistible du christianisme et de l'Église, on admirera le juste rapport qui s'y trouve. Comme les nations qui avaient alors l'hégémonie du monde civilisé étaient entrées avant dans la science véritable et, par là avaient donné un ferme appui à l'évolution ultérieure, elles supportèrent, avec l'énergie d'un corps vigoureux, cette crise définitivement salutaire. Leur forte vitalité fit que le travail de rénovation, qui est aussi bien destructeur que réparateur, s'opéra activement et régulièrement. L'histoire n'a pas de spectacle qu'elle puisse davantage recommander à la méditation pour comprendre comment les sociétés, rejetant sans doute avec souffrance et labeur ce qui est usé, s'incorporent les éléments de vie qui doivent les transfigurer. Ce ne fut jamais qu'une vue ou partielle ou partiale qui put prendre une telle époque pour un temps de décadence absolue et de ruine. Julien et Libanius devaient la juger ainsi ; pour eux, tout était sombre et triste ; le jour baissait rapidement sur le paganisme ; et dans ces ténèbres accouraient les barbares frémissants que les dieux de l'Olympe, plus soucieux, dit Tacite, de châtier les hommes que de les protéger, laissaient arriver de toute part. Les choses, a dit Armand Carrel, dans leurs continuelles et fatales transformations, n'entraînent point avec elles toutes les intelligences ; elles ne domptent point tous les caractères avec une égale facilité ; elles ne prennent pas même soin de tous les intérêts ; il faut le comprendre, et pardonner quelque chose aux protestations qui s'élèvent en faveur du passé. Ce n'étaient plus, en effet, que des protestations impuissantes ; le jour du christianisme se levait ; les malheurs mêmes du temps ne le troublaient pas ; le monde moral s'ouvrait en des perspectives infinies pendant la ruine du monde politique ; et, dussent les barbares passer toutes les frontières, s'ils conquéraient l'empire, l'Église les conquerrait.

Le paganisme peut être considéré à différents points de vue. Celui du quatrième siècle était le mépris et la haine. M. Albert de Broglie l'exprime, quand il dit : Le paganisme n'offrait partout qu'un vaste tableau d'immoralité régulière et consacrée, sur laquelle le prestige religieux avait pu seul endormir la conscience publique... L'Évangile, comme un soleil levant, perçait de ses rayons les voiles des temples et les retraites des bois sacrés, et montrait au ciel des idoles immondes, des cérémonies obscènes, toute une école de crimes et de débauches, qu'une société policée s'étonnait d'avoir supportée si longtemps. Cette remarque doit être relative et non pas absolue : relative et enfermée dans le contraste entre la conscience chrétienne et l'absurdité des faux dieux devenue manifeste, elle est de plein droit ; mais, absolue et étendue à l'ensemble du paganisme, elle blesserait l'histoire. Il faut, en effet, se représenter ce que fut cette religion. Quelque idée qu'on se fasse de l'origine du polythéisme, de quelque œil que l'on regarde les formes variées de son culte, on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'il a présidé pendant une longue série de siècles aux destinées d'innombrables populations. Non-seulement il a régi d'antiques sociétés et régit même aujourd'hui l'Inde, sorte d'antiquité vivante parmi le monde moderne ; mais encore à son ombre ont fleuri des royaumes stables comme l'Égypte, des cités fortes et vaillantes comme Athènes, Sparte et Rome. Les grands esprits et les grands cœurs n'ont pas fait défaut ; et des œuvres d'une beauté infinie sont venues décorer la scène et projeter dans la postérité la plus lointaine la lumière qui leur est infuse et l'admiration qui leur est due. La période de désordre, de dissolution, d'anarchie parmi les anciens peuples est justement l'époque où, se trouvant incompatible avec les progrès de la philosophie et des sciences, le polythéisme perd son empire et se tourne en doute, en incrédulité, en risée chez les païens éclairés. Bien plus, le christianisme n'a pu s'établir et présider à une société renouvelée, que parce qu'avant lui le paganisme avait tout préparé, mœurs, politique, arts, lettres et sciences. Ce sont là des faits dont grand compte doit être tenu ; ils prouvent que le paganisme contenait des éléments puissants de cohésion et de discipline. Tout en reconnaissant les vices qui lui étaient inhérents, on reconnaîtra aussi son efficacité sociale. Tant qu'il s'accorda avec les notions intellectuelles et morales des populations sur lesquelles il régnait, il tut une religion ; quand l'accord cessa, il fut une superstition.

M. Albert de Broglie a heureusement choisi son sujet. L'histoire n'est pas toujours facile aux convictions de l'historien. Le païen qui aurait composé des annales au moment où Celse combattait le christianisme aurait été continuellement aux prises avec les événements. Le catholique, qui fait le récit de l'époque du protestantisme, a besoin de soumettre les faits à une interprétation et de répéter, après Bossuet, qu'on n'entreprend pas de dire la destinée des hérésies de ces derniers temps ni de marquer le terme fatal dans lequel Dieu a résolu de borner leur cours. Mais le chrétien, qui raconte la fortune de l'Église et de l'empire au quatrième siècle, n'a point de conflit à redouter. M. Albert de Broglie contemple en sécurité le cours des choses ; du point de vue où il est placé, l'histoire, à vrai dire, marche vers lui ; car, partout où il porte le regard, il aperçoit ce qu'il condamne écarté, ce qu'il espère accompli, les voies de la Providence justifiées devant les hommes, et les événements se courbant sous la bonne cause.

 

III. — Pourquoi l'empire romain, malgré sa conversion au christianisme, a-t-il succombé sous les barbares ?

Cette question se présente naturellement à l'esprit. Plus on a considéré de près la décadence de l'empire païen, plus on se persuade que la dissolution des antiques croyances était la maladie la plus profonde et la plus grave qui en ruinât l'existence. Cette dissolution avait relâché toute la discipline morale, et, par un effet indirect, étouffé la liberté sous l'effort d'un pouvoir qui se concentra davantage. Un pareil état se prolongeant pendant des siècles, il en était résulté un affaiblissement notable dans l'intérêt qui attachait les administrés au gouvernement, les hommes à la cité, les citoyens à la patrie ; de là la diminution croissante qu'on remarque en la force de défense inhérente à l'empire ; et, comme c'étaient les barbares d'outre-Rhin et d'outre-Danube qui en menaçaient de plus près le cœur, les assauts continuels qu'ils livraient à cette immense forteresse devenaient, de période en période, plus dangereux et plus pressants. Aussi, la cause étant enlevée, du moins la cause principale, il semblait que le mal dût cesser ; la vie spirituelle circulant dans ce grand corps, il semblait que la vie matérielle devait s'y ranimer à proportion, et qu'il allait secouer loin de lui, comme des insectes malfaisants, ces peuplades gui s'acharnaient à ses flancs. Les circonstances venaient à l'appui ; c'était le moment ai Constantin, triomphant des tendances à la séparation qui s'étaient manifestées, et que Dioclétien avait acceptées, réunissait tout le territoire impérial sous son autorité. Et cette vaste domination n'était point tombée en des mains faibles et incapables : le vainqueur de Maxence et de Licinius fit sentir aux barbares la prépondérance des armes romaines ; et ce qui est dit de son père Constance par le rhéteur latin, qu'on vit labourer le Chamave et le Frison, le vagabond attaché à la glèbe et le brigand garder les troupeaux, fut aussi une vérité sous son règne.

Mais le Chamave et le Frison ne demeurèrent pas longtemps courbés sur la charrue romaine. Eux et bien d'autres recommencèrent des attaques toujours de plus en plus inefficacement repoussées. On peut estimer par le calcul des temps combien la puissance de l'empire avait déchu avec rapidité. Il n'y a rien qui empêche de mettre Constantin en regard d'Auguste, quant à la domination ; tous deux sortirent vainqueurs de guerres civiles ; tous deux étaient maltes absolus ; et même le territoire possédé était plus étendu sous le fils de Constance Chlore, puisque le premier des Césars n'avait jamais eu ni la Bretagne ni la Dacie conquises par ses successeurs. Et pourtant, s'il avait fallu trois siècles pour amener Rome, de sa puissance encore intacte dans le premier siècle, à son affaiblissement profond dans le quatrième, il fallut moins de cent cinquante ans pour en finir avec le colosse et le jeter à bas. Ainsi rien de ce qu'on aurait pu prévoir ne se réalisa ; la rénovation religieuse, toute triomphante qu'elle était, n'arrêta aucunement l'empire dans la pente vers la chute. Il continua de tomber comme s'il fût resté païen ; les empereurs chrétiens ne surent, pas plus que leurs prédécesseurs, mettre un frein à la barbarie envahissante ; les populations chrétiennes ne défendirent pas mieux leurs cités et leurs champs ; et, dans ce vaste écroulement, tout ce que l'Église put faire, ce fut de convertir les hôtes sauvages qui s'établissaient sur le sol et en prenaient partout une part, comme le lot du vainqueur.

A la vue d'un désastre aussi prolongé, et qui alla jusqu'au bout, une longue clameur de douleur et de dérision s'éleva du sein de ce qui restait de paieras. Vous le voyez, disaient-ils, les dieux négligés et offensés nous abandonnent ; tant que Jupiter, Junon, Mars et les autres ont présidé à nos destinées, Home a été triomphante ; maintenant que leurs autels sont désertés et leurs temples démolis, ils détournent leur protection loin de nous et nous livrent à nos ennemis-Cet argument était un thème belle à développer et à faire valoir. Horace en avait usé quand, voulant expliquer la défaite de quelque armée romaine, il disait :

Jam bis Monœsses et Pacori manus

Non auspicatos centudit impetus

Neustros. . . . .

Des expéditions manquées parce que les auspices n'avaient pas été pris, les invasions des Goths et des Sicambres victorieuses parce que les divinités ne recevaient plus de victimes, tout cela donnait lieu à des conclusions qui, paraissant évidentes aux païens, ne touchaient en rien les chrétiens. Ceux-ci cependant se sentirent obligés de répondre ; et tantôt ils présentaient la cité terrestre comme n'étant rien au regard de la cité céleste, de sorte qu'il importait peu que celle-là fût perdue si celle-ci était gagnée ; tantôt, s'armant des vices et des corruptions de la société contemporaine, ils faisaient des barbares l'instrument des vengeances divines, et de leurs succès un juste châtiment. Ces raisons étaient de l'ordre mystique, comme celles des païens ; mais, ainsi qu'on l'a remarqué, quand une cause est ascendante, elle peut avoir sur bien des points accessoires, sans en souffrir, une polémique superficielle et insuffisante.

Laissant de côté ces débats du christianisme vainqueur et du paganisme vaincu, si l'on veut comprendre pourquoi la société s'affaiblissait si visiblement, il faut comprendre ce qui avait fait sa force dans les temps antérieurs. L'organisation païenne, si je puis donner ce nom à l'état politique de la Grèce et de l'Italie, n'avait pas moins souffert que la religion païenne, et n'avait pas moins besoin d'être remplacée. Mais, tandis que le christianisme, prenant les devants, avait établi l'unité spirituelle et le gouvernement des âmes, la constitution politique resta ce qu'elle était, c'est-à-dire qu'elle continua à se désorganiser comme par le passé ; c'est pour cela que l'avènement du christianisme n'arrêta en rien la chute de l'empire.

Les États de la Grèce et de l'Italie, qui ont exercé une si grande influence sur les destinées du monda entier, étaient tous institués sur un type fort analogue. Ce fut toujours un patriciat, une plèbe, et, au-dessous, les esclaves ; je me sers des noms latins de patriciat et dé plèbe, qui, entendus d'une façon générale, conviennent aussi aux républiques grecques. Mais, telle était la situation de ces diverses populations, au moment où elles s'organisèrent en cités, que la plèbe eut une part considérable dans la distribution du territoire. Son existence reposa essentiellement sur la propriété. Tout l'effort des institutions était de conserver ce peuple de propriétaires. Tant qu'elles le maintinrent, le résultat fut très-beau. Ce n'est pas sans admiration que l'on voit ces groupes d'hommes, qui formaient des cercles fermés et assez peu nombreux, délibérer des affaires publiques, choisir leurs magistrats, servir 'comme hoplites ou légionnaires, et déployer partout discipline et valeur. Une telle combinaison d'un patriciat habile et d'une plèbe intelligente et libre donna un haut degré de puissance et d'efficacité aux cités républicaines. Aussi longtemps qu'elle subsista, la vitalité y Lut grande ; cette population que les anciens estimaient uniquement, et qui fournissait les bons soldats, était florissante, et l'on sait quelles forces énormes Rome put mettre sur pied, longtemps avant l'empire, à la menace d'une invasion des Gaulois. Alors les barbares n'avaient aucune chance de triompher, et les Cimbres et les Teutons tombaient sous le fer des légions.

Pour que l'État se maintînt dans sa vigueur, il fallait que la plèbe conservât son existence et demeurât propriétaire. Mais on comprend combien un pareil équilibre était peu stable. Le plébéien était exposé par mille circonstances à perdre son petit avoir, et, dès que l'avoir était perdu, l'homme tombait en la classe des prolétaires ; or, dans les républiques anciennes, où la plèbe influait de tant de façons sur le gouvernement, le prolétaire, que les politiques du temps jugent toujours avec beaucoup de sévérité, cessait d'être un citoyen véritable pour devenir un instrument. Peu importait que la plèbe l'emportât sur l'aristocratie ou succombât, le résultat était constamment le même. A Rome, où l'institution du tribunat rend si nette toute la suite des affaires, la plèbe se plaignit constamment de la misère qui l'atteignait et de la dépossession qui s'ensuivait ; et le grand effort des tribuns fut d'essayer d'y remédier par de nouvelles distributions de terres. Mais ces distributions, quand on les faisait, ne tardaient pas à fondre à leur tour ; ce n'était qu'un palliatif momentané. Les mêmes causes agissant toujours, rien ne pouvait empêcher la plèbe de se perdre dans le prolétariat.

Quand la transformation fut assez avancée, la république tomba. L'empire recouvrit toute cette situation, mais ne la changea pas. Son sceptre s'étendit avec uniformité sur une plèbe qui, n'ayant plus de droits politiques, n'avait plus aucun moyen de se défendre, et sur une aristocratie qui, privée aussi de droits politiques, gardait du moins la force de la richesse. Les effets devinrent très-promptement frappants pour tous les yeux ; il n'y eut bientôt plus guère en Italie que de grandes propriétés ; les petites disparaissaient. Latifundia perdidere Italiam, dit Pline. A la vérité, il ne fait cette remarque que pour regretter l'excellence de l'ancienne agriculture ; mais elle n'en constate pas moins l'état des choses. Six seigneurs, ajoute-t-il — et cela prouve que l'Italie n'était pas la seule dont le sol fût en un petit nombre de mains —, six seigneurs possédaient la moitié de l'Afrique lorsque l'empereur Néron les mit à mort. Sex domini semissem Africæ possidebant, quum interfecit eos Nero princeps. Remarquons, en passant, que ni Tacite, ni Suétone, ne parlent du meurtre de ces six grands propriétaires. C'est Pline qui, en passant, dans une phrase brève, le consigne pour montrer que la propriété se concentrait excessivement. Si nous avions l'histoire détaillée de ces temps-là combien n'y trouverions—nous pas de faits pareils ? Combien d'actes violents et sanguinaires que nous ne connaissons pas seraient à mettre à la charge des Néron ou des Domitien ? Pline loue Pompée de n'avoir jamais, par une grandeur d'âme dont il faut, dit-il, lui tenir compte, acheté le champ d'un voisin ; ce devait être en effet, pour le petit propriétaire, un bien dangereux voisinage que celui du riche et du puissant. Il raconte que, peu d'années avant lui, les gens d'Hippone tuèrent un dauphin qui venait habituellement se montrer et jouer sur le rivage, à cause des vexations que les hommes en place, attirés par la curiosité, faisaient subir à leurs hôtes — injuriœ potestatum in hospitales ad visendum venientium. Quoi qu'il en soit du dauphin d'Hippone, on voit que l'injuria était toujours à craindre pour les petits. La protection lointaine de l'empereur, dans un pareil ordre social, ne suffisait pas à contenir les violences des puissants.

Au reste, de quelque façon qu'on l'explique, le fait est certain : la petite propriété continua à diminuer. Mais sa situation devint encore plus précaire quand le gouvernement lui-même, par suite de ses embarras financiers, vint ajouter son poids à toutes les causes qui déjà la rongeaient. La gestion des deniers publics n'étant soumise à aucun contrôle, ou du moins le prince pouvant toujours se mettre au-dessus des règles de la comptabilité, de très-bonne heure le trésor de l'État fut en souffrance. Les mauvais empereurs tuaient et confisquaient les riches ; les bons mettaient de l'ordre aux affaires ; mais le fardeau allait constamment s'aggravant, d'autant plus que la grande propriété, qui était alors bien moins productive que la petite, croissait, et qu'il y avait ainsi un appauvrissement général et graduel. Sous l'empire comme sous la république, les cités conquises avaient conservé la liberté de leur administration intérieure. Tous les bourgeois aisés, sous le nom de curiales et de décurions, formaient un conseil qui levait l'impôt, acquittait régulièrement la part réclamée par l'État, et pourvoyait, avec le reste, aux charges locales. Mais cette curie était responsable de taxes qu'elle n'était jamais appelée à discuter ; et, quand il y avait déficit, on la forçait de subvenir de ses propres biens au défaut des recettes communes. Un tel système ruina rapidement les curies, c'est-à-dire tout ce qui avait de l'aisance. Les curiales n'eurent plus qu'un désir, ce fut de se soustraire à une aussi onéreuse responsabilité ; l'État, de son côté, accumula édits sur édits pour garder ces étages de la perception des impôts. C'est sous Constantin que cette situation intolérable de la curie, ou bourgeoisie aisée, devint manifeste ; mais le mal se préparait depuis longtemps, et, avec l'enchaînement des influences, les choses devaient nécessairement en venir là Ainsi tout empira : les curiales furent écrasés par le fisc ; à leur tour ils écrasèrent les petits au-dessous d'eux, tandis que des exemptions et des privilèges faisaient un meilleur sort à la noblesse et à la grande propriété.

Alors survint un phénomène très-singulier, et qui serait inexplicable si l'on n'appréciait la condition générale de ces temps. La liberté cessa d'être un bien désirable ; beaucoup sentirent qu'ils ne pouvaient se soutenir par eux-mêmes, et cherchèrent une protection auprès de plus puissants qu'eux. Le mouvement, une fois commencé en ce sens, ne devait plus s'arrêter. L'empire s'écroule, les barbares s'y établissent. Dans une perturbation si prolongée, l'individu perdit de plus en plus de sa force ; à mesure qu'on avance davantage, on voit disparaître les hommes libres et naître une foule de catégories de dépendance : chacun devient l'homme de quelqu'un. Ainsi commence et s'établit la féodalité.

Cette féodalité, la conquête la fit surtout germaine ; mais ce qu'il faut y voir d'essentiel, c'est que, dans la désorganisation irrémédiable de l'empire, elle fut une réorganisation. En effet, une fois que les différentes classes se trouvèrent rangées sous des chefs, et que les obligations féodales eurent leur effet réciproque, le mouvement inverse à celui qui avait signalé la décadence de l'empire se manifesta ; l'affranchissement devint désirable ; les communes se procurèrent la liberté, mais une liberté différente de celle qu'avaient eue les citoyens de Rome et d'Athènes ; une liberté qui n'avait pas au-dessous d'elle une population esclave. On reconnaît dans ce résultat capital l'influence que le nouvel état social avait exercée sur l'ensemble des opinions.

Ainsi, quand Constantin réunit tout l'empire sous sa main, quand il y rétablit l'ordre, quand il entoura son trône d'éclat et de majesté, ce ne fut qu'une apparence de solidité et de durée. Rien au fond n'était changé ; les causes de dissolution, qui étaient toutes placées à une grande profondeur, persistèrent. Chaque jour l'empire devenait plus faible de soi-même, et les barbares qui le menaçaient devenaient plus forts. Tantôt vaincus, tantôt vainqueurs dans ces luttes incessantes ; tantôt captifs ou attachés à la terre pour la cultiver ; tantôt sillonnant l'empire de leurs bandes dévastatrices ; auxiliaires dans les armées, gardes des empereurs, officiers, généraux dans les corps militaires, il est clair que tout cela, qui était diminution pour la puissance romaine, était accroissement pour la puissance barbare. Constantin put les vaincre un jour et les contenir pendant son règne, comme avaient fait avant lui des princes habiles et actifs ; mais il ne put pas faire que, quand il mourut, bien qu'il eût semblé mettre un temps d'arrêt dans la décadence, des actions et réactions dont il ne s'inquiétait pas, qu'il ne soupçonnait pas, entre les éléments Sociaux, avaient porté l'empire à un degré plus bas dans le mouvement rétrograde vers la ruine.

Le christianisme, lui aussi, était impuissant. En fait, espérant un domaine bien plus vaste que l'empire, il n'avait pas entendu se renfermer dans sa circonscription. Pourtant il ne douta jamais que là fût son centre véritable ; car, tandis qu'il y établissait d'un bout à l'autre sa domination, ses tentatives pour en dépasser les barrières n'avaient été jusqu'alors que peu fructueuses et peu étendues. Il est parfaitement clair aujourd'hui, et je pense qu'il le fut aussi aux docteurs de la foi chrétienne, qu'elle pouvait bien, avec le point d'appui que lui donnaient les populations impériales, conquérir les populations barbares, mais que l'inverse n'était pas vrai, et que le fond de la barbarie ne lui offrait ni chance de se propager, ni foyer pour rayonner de là sur le monde gréco-romain. Lorsqu'à la moquerie insultante des païens demandant ce que le nouveau culte avait fait de la victoire, le christianisme répondait en montrant le ciel, demeure espérée des fidèles, ou l'immoralité cause des punitions, évidemment il laissait aller le domaine terrestre à la pente qui l'entraînait, et sentait que sa mission n'était pas d'en expliquer la chute. En effet, son office était spirituel ; au lieu que dans cette chute il s'agissait surtout d'une affaire politique, de la désorganisation d'anciennes classes et de l'organisation de nouvelles. Aussi sépara-t-il son sort de la fortune de l'empire ; et, tandis que celle-ci s'abîmait sous une invasion définitive, il surnageait au-dessus des débris disjoints que laissait cette grande ruine et des éléments confus qu'amenait cette grande inondation. Il se mêla aux barbares, les gagna, siégea dans leurs conseils, influa sur leur gouvernement, s'infiltra dans la féodalité, et mit à côté des rois le pape, à côté des seigneurs les évêques et les abbés, à côté du peuple des villes et des campagnes les prêtres inférieurs, faisant pénétrer partout son haut caractère, à savoir l'indépendance du pouvoir spirituel et la conservation de la foi et de la morale.

Nous sommes ici sur le terrain des transformations politiques et économiques que subissait la société antique, et qui surgissaient après la transformation religieuse pleinement accomplie. L'empire y figure comme un intermédiaire entre l'organisation des républiques et l'organisation de la féodalité ; mais un intermédiaire, sans prévision qui le dirige, sans caractère qui lui soit propre, à moins qu'on ne nomme caractère administrer sans organiser et défendre sans sauver. L'antiquité républicaine, elle, fut un système, avec sa plèbe, son patriciat, sa distribution de la propriété. La féodalité fut un système avec sa disposition hiérarchique des seigneurs et des serfs, sa manière de tenir la terre, et sa subordination au pouvoir spirituel. Mais l'empire n'en fut pas un ; tout ce qu'on peut dire de lui, c'est qu'il eut le pouvoir pendant que cheminait la désorganisation commencée avant lui. Aussi n'atténua-t-il pas la brutalité des faits qui se produisaient soit au dedans, soit au dehors ; il laissa écraser la petite propriété par la grande avec tontes les souffrances que comportait un pareil changement de la fortune publique ; il laissa conquérir le sol par les peuplades barbares, avec tous les malheurs d'une aussi terrible invasion. Ces deux faits sont connexes, comme l'est sans doute aussi l'impossibilité où il fut d'établir aucune transmission héréditaire du pouvoir.

Une manière souvent utile d'apprécier l'histoire, c'est de juger ce qui devait être par ce qui a été en effet, ce qui devait advenir par ce qui a réellement succédé. De cette façon on spécule sur une hypothèse réelle. En voyant la féodalité poindre déjà sous l'empire et finalement arriver à la possession de la société, on est autorisé à soutenir que telle était la tendance naturelle, spontanée des choses, et que, sans doute, pour la détourner, il aurait fallu plus de puissance que n'en avaient même les empereurs, et des événements plus graves même que ceux qui advinrent. L'empire aurait donc dû, s'il avait eu un système réel de politique, favoriser l'avènement de cette aristocratie spontanée ; et de fait on peut expliquer par certaines préférences aristocratiques la durée du sénat, la noblesse, les exemptions, les privilèges. La grande propriété fut abandonnée à son action dévorante sur la petite ; et l'on eut les inconvénients de l'aristocratie sans ses avantages. A la vérité, les empereurs mirent souvent en œuvre la confiscation pour remplir les vides du trésor, et de cette façon ils nivelaient quelques-unes des fortunes excessives. Mais on ne donnera jamais le nom de système de gouvernement à d'exécrables violences qui procédaient par le meurtre et par la spoliation. D'ailleurs ces têtes qui dominaient et que l'on fauchait comme les pavots de Tarquin ne tardaient pas à être remplacées par d'autres, et cela n'était jamais qu'un expédient aussi condamnable aux yeux de la morale qu'à ceux de la politique, puisqu'il y a eu, provisoirement du moins, une politique disjointe de la morale. Si, à un certain point de vue, l'on comparait les empereurs tuant et confisquant les grands seigneurs à Louis XI abattant systématiquement les chefs de la féodalité, on se laisserait tromper par une simple apparence. Louis XI, sans parler ici des vues intéressées et du génie cruel de ce prince, tendait à débarrasser un tiers état croissant du poids d'une noblesse qui allait spontanément à la ruine, et qui, dans cette transition, faisait obstacle aux classes placées au-dessous, tandis que les empereurs, travaillant contre l'avenir, gênaient, sans l'empêcher, la formation d'une aristocratie régulière. Au fond, le vice radical de cette situation était le pouvoir absolu. L'empereur n'avait qu'à faire un signe, aussitôt les délateurs se mettaient à l'œuvre, le sénat condamnait à mort, les officiers de l'armée, centurions et même tribuns, allaient assurer l'exécution, présidaient à la mort et faisaient leur rapport sur la fin du condamné, par le poison, le poignard ou l'ouverture des veines. S'il y avait eu quelque moyen de résister à de pareils ordres, les affaires de l'empire et sans doute sa destinée auraient suivi un autre. cours. On sait le mot de Néron après quelqu'un de ses grands forfaits : que ses prédécesseurs n'avaient pas su tout ce qui leur était permis ; mot fatal et que l'histoire doit enregistrer comme caractérisant une situation. Aussi l'on peut dire que Lucain a jugé sainement des choses quand il attribue l'affaiblissement de Rome à la perte de la liberté, qui a fui le crime des guerres civiles et qui ne reviendra jamais — fugiens civile nefas rediturague nunquam libertas. C'est pour cela, dit-il, que Rome n'est plus conquérante :

Omne tibi bellum gentes dedit omnibus annis ;

Te geminum Titan procedere vidit in axem.

Haud multum terne apatium restabat eoæ,

Ut tibi nox, tibi tota dies, tibi curreret æther,

Omniaque errantes stellœ romana viderent.

Sed retro tua fata tulit par omnibus annis

Emathiæ funeste dies. Hac luce crueuta

Effectum, ut latios non horreat India fasces,

Nec vetitos errare Daas in mœnia ducat,

Sarmaticumque premat succinctus consul aratrum.

Lucain n'aperçut que l'arrêt mis au cours prospère. L'avenir n'allait pas tarder à montrer que ce temps d'arrêt était le point de départ d'un mouvement en sens inverse et d'une ruine définitive.

M. Albert de Broglie, par l'événement même, apprécie ainsi qu'il suit la transformation de Byzance en Constantinople : Tout ne fut point inutile pour l'avenir du monde dans cette vaste création. Constantinople et le Bas-Empire ont eu dans le développement de l'histoire leur rôle ingrat et terne, mais non stérile. Si la cité de Constantinople ne vit pas, comme son fondateur s'en flattait, commencer pour le monde romain une seconde ère de prospérité et de grandeur, du moins, dans le débordement déjà menaçant de la barbarie, elle devait avoir le mérite de servir d'asile à presque tous les débris de la civilisation romaine. Défendue contre les invasions barbares, non par les vertus de ses citoyens, mais par son admirable situation naturelle, et par le mécanisme savant de son administration, Constantinople, toujours menacée, jamais conquise, était destinée à conserver jusqu'à l'entrée des âges modernes une image exacte, bien que pâle, et comme un calque de toute la société de Rome. Elle demeura comme un point élevé et inaccessible que le déluge, qui allait inonder le monde, ne devait jamais atteindre, et là se réfugièrent, comme dans une citadelle imprenable, presque toutes les conquêtes intellectuelles du génie romain, les lois, les sciences, la politesse du langage et des mœurs, les traditions d'une autorité régulière. Constantinople sauva tous ces trésors sans les mettre à profit pour elle-même, mais pour les réserver à des jours meilleurs et les livrer plus tard en héritage aux nations régénérées de l'Occident.

Je n'ai rien à objecter contre cette appréciation ; toutefois, entrant dans le même ordre d'idées, j'essayerai d'ajouter quelques considérations qui, sans la contredire, étendent le champ du jugement. Qu'a valu la fondation de Constantinople pour la défense de l'Europe ? L'événement donne non pas une réponse simple, mais une réponse double : l'Orient résista mille ans de plus, l'Occident succomba rapidement. Donc, à s'en rapporter seulement au fait, les provinces occidentales n'éprouvèrent aucun bien de la translation ; et, de ce que la situation fut plus forte sur les rives du Bosphore, il n'en résulta pas qu'elle le devint du 'côté de la Germanie. Une autre phase de la lutte entre les barbares et les héritiers de Rome permet de déterminer davantage la question : environ trois cents ans après la chute de l'empire, les dominations germaniques s'étant solidement fondées dans la Gaule, ce fut de là que partit un mouvement de conquête inverse à la grande invasion. Non-seulement Charlemagne arrêta victorieusement la tendance continuelle que les Germains avaient à passer le Rhin, mais, après une guerre longue et sanglante, il leur imposa du même coup son autorité, la fixité et le christianisme.

Donc, jugeant ici encore par l'événement, on peut croire que la situation géographique du nouvel empire d'Occident le servit grandement, et que ce fut tout autre de combattre de la Gaule les barbares ou de les combattre de Rome. Je ne veux pas dire que Constantin eût dû aller fonder quelque autre résidence politique, soit à Lutèce, comme fit son neveu Julien, soit à Aix-la-Chapelle, comme fit Charlemagne ; je veux seulement dire qu'il n'eut pas, au moment où il se retirait vers l'Orient, le regard tourné du côté de la Germanie ; et cependant c'était là qu'était la menace perpétuelle et le danger le plus prochain. Tant que la Gaule fut barbare et indépendante, Rome était sise comme il fallait, soit pour être un boulevard arrêtant les invasions, soit pour porter la main et la conquête au sein des populations gauloises. Mais quand la Gaule à son tour eut subi l'ascendant romain, et l'eut subi à tel point que, dans les déchirements entre Othon, Vitellius et Vespasien, les cités gauloises, sollicitées par Civilis de se joindre aux Germains, se décidèrent à suivre la fortune de l'empire ; quand, dis-je, la civilisation eut gagné ce grand territoire, l'immensité barbare, toujours redoutable et toujours inexplorée, se, trouva non plus derrière les Alpes, mais derrière le Rhin. Il aurait fallu que le siège de la résistance fit aussi un pas, car le centre des affaires politiques et des événements décisifs était, déplacé, déplacement qui £e manifesta spontanément quand l'unité factice de Rome eut disparu. La Gaule succomba, dans la chute commune, plus tard que l'Italie, se réorganisa seule contre la Germanie, et prit ainsi un rôle central.

Ce rôle central est, au point de vue que j'indique ici, relatif et non absolu, &est-à-dire qu'il ne dépend pas de certaines qualités permanentes d'un sol et d'une nation, mais qu'il dépend d'une condition changeante, à savoir : la position respective des peuples influents et des foyers de civilisation. De la sorte fut déterminé dans la Gaule le siège du nouvel empire d'Occident et le point de départ du retour offensif qui se fit contre la Germanie ; de la sorte encore fut conquis cet ascendant qu'obtint, dans la haute période du moyen âge, la France héritière de la Gaule ; de la sorte enfin s'explique l'antériorité dans les lettres qui lui appartient, soit comme langue d'oc, soit comme langue d'oïl. Toutes ces choses se tiennent historiquement. Sans doute, cette position se modifiant sans cesse, l'influence qui y est attachée est allée diminuant ; mais on en observa des effets manifestes dans les âges qui suivirent, et on en observera toujours tant que l'Europe gardera la prééminence dans le monde. Ainsi, ce que je dis là ne peut, dans ma pensée, ni appuyer une phrase de M. Albert de Broglie sur la précellence de l'esprit gaulois, ni en être appuyé : Sous ce régime libéral — de Constance Chlore —, la Gaule, préservée des scènes de meurtre et de ruine qui désolaient l'autre versant des Alpes, faisait admirer, sur le plus beau sol et chez la nation la plus intelligente de l'empire, les richesses renaissantes de la paix et toute l'activité de la foi. Je ne crois pas qu'on soit, historiquement, autorisé à qualifier, pour cette époque-là les Gaulois de nation la plus intelligente de l'empire. Pline met au premier rang l'Italie et son peuple ; puis il ajoute : Après l'Italie, je suis disposé à placer l'Espagne, pour tout son littoral du moins ; elle est, à la vérité, stérile en partie ; mais, là où elle est productive, elle donne en abondance les céréales, l'huile, le vin, les chevaux, les métaux de tout genre. pour tout cela la Gaule lui est égale ; mais l'Espagne l'emporte par le spart, produit de ses déserts ; par la pierre spéculaire ; par des couleurs, objet de luxe ; par l'ardeur du travail, par ses esclaves robustes, par la force infatigable des hommes, par leur caractère résolulaborum excitatione, servorum exercitio, corporum humanorum duritia, vehementia cordis. Je suis, à mon tour, disposé, du moins quant au temps dont il s'agit, à regarder cette classification comme bonne. M. Amédée Thierry a établi excellemment que l'accession des trois nations, espagnole, gauloise et bretonne, aux affaires et aux lettres romaines, a été selon l'ordre de la conquête : c'est-à-dire que la plus anciennement conquise, à savoir l'espagnole, y est entrée la première ; que la gauloise, conquise ensuite, y est entrée la seconde ; et que la bretonne, conquise en troisième lieu, y est entrée la dernière. Cela est conforme à la loi d'hérédité, dont l'influence physiologique est fortement ressentie par l'histoire. Plus tard, la France, qui est le plus antique des États de l'Europe moderne, tenant un haut rang, passant par des fortunes diverses, mais toujours partant d'un fond d'aptitudes gauloises, a nécessairement modifié les rapports qui existaient sous la domination latine. Il y a une éducation des peuples comme des individus ; et ce qui n'était qu'un rudiment pour la nation gauloise a eu son plein et fécond effet pour la nation française.

Revenant sur l'ensemble de ces considérations, on voit que deux causes essentielles concoururent à diminuer progressivement la force de l'empire : le pouvoir absolu et la révolution qu'éprouvèrent la propriété des terres et la condition des hommes libres. Ces deux causes, d'abord indépendantes, finirent par s'associer ; le pouvoir absolu hâta la désorganisation par des exigences fiscales auxquelles aucune résistance légale ne pouvait être opposée, et empêcha la réorganisation des éléments aristocratiques par la prépondérance insurmontable qu'il exerçait. De plus et accessoirement, la situation de Rome impériale se trouva défavorable quand les grands dangers apparurent sur le Rhin. Enfin, tandis que l'affaiblissement se marquait de jour en jour davantage, les barbares, au contraire, croissaient en puissance effective et en moyens d'agression ; mêlés à toutes les affaires romaines, ils prenaient à la civilisation des armes contre elle-même. Quand ils furent assez renforcés et les Romains assez affaiblis, la digue se rompit définitivement et l'empire cessa d'exister. Dans toute cette réunion de causes et d'effets, le christianisme était en dehors ; les chocs arrivèrent ; l'unité impériale fut dissoute ; mille débris jonchèrent le sol ; lui qui n'avait pu sauver, mais qui n'avait pu non plus être atteint, imposant une même loi aux vainqueurs et aux vaincus, aux barbares et aux Romains, constitua l'unité spirituelle autour de laquelle se fit le ralliement.

J'ai transcrit, dans le cours de ce travail, plusieurs pages de l'ouvrage de M. Albert de Broglie, afin de n'être pas réduit à de pures affirmations ou à de vagues louanges. Le lecteur a jugé de la pensée qui est ferme et nette, de la manière qui est grave et sérieuse, non sans élégance et sans éclat. M. Albert de Broglie a un nom illustre à soutenir ; en tenant son livre, en l'étudiant, en m'y instruisant, j'ai ressenti plus d'une fois l'heureuse fortune d'un fils qui porte de telles offrandes à son père. Mon plein assentiment a été donné à l'ensemble de l'œuvre et à la filiation des événements ; mais peut-être dois-je quelques explications : ma manière d'envisager l'histoire — ceux qui m'ont fait quelquefois l'honneur de me lire le savent — n'est pas la même que celle de M. Albert de Broglie ; et pourtant ici je concorde avec lui et je suis ses pas. C'est que nos manières, qui divergeraient si elles étaient prolongées en deçà ou au delà ont une coïncidence dans le quatrième siècle et s'y confondent. Une pensée de M. Albert de Broglie que j'ai citée au début de ces articles, et que je cite encore en les terminant, me parait toujours le point culminant d'où l'on embrasse tout le système de l'histoire de ce temps : Raconter et mettre en regard, dans leur suite parallèle, la dissolution de l'empire et la croissance de l'Église, le déchirement de l'unité matérielle du monde et la formation contemporaine de son unité morale.

 

LE SECOND TIERS DU QUATRIÈME SIÈCLE.

SOMMAIRE[2]. — Le premier tiers du quatrième siècle s'est écoulé sous Constantin ; le second tiers s'écoule sous Constance et sous Julien. Ici survint un événement singulier : un jeune empereur plein d'ardeur, de talent, de bonne volonté, de lettres et de philosophie, se trouva païen convaincu et passionné et s'efforça de restaurer l'ancien culte. Cette tentative offre l'occasion d'examiner ce que devenait le paganisme pendant que le christianisme croissait. Il essaya de se renouveler ; brouillé jadis avec la philosophie, qui l'avait tant décrédité, il se rallia au platonisme, ou, pour mieux dire, au néo-platonisme, accepta l'idée d'unité avec les dieux pour médiateurs entre cette unité et le monde, et fit des vieux poèmes une sorte de textes sacrés où il puisait son histoire et sa théologie. Mais ce fut en vain qu'il tenta cette évolution devant son ennemi le christianisme ; elle ne le sauva pu. Pendant que le christianisme triomphait du paganisme, la barbarie triomphait de l'empire. Ce n'est jamais sans un profond étonnement qu'on voit cette puissance, qui parait prépondérante et énorme, déchoir progressivement devant les attaques des peuplades germaines et finir par succomber. Comment se faisait-il à ce moment que l'empire fût si faible et la barbarie si forte ? Cela est examiné ; et en même temps on met sous les yeux combien tout est relatif, en rappelant que le puissant et habile Constantin était incapable de conquérir la Germanie : cette même Germanie que subjugua sans retour Charlemagne, habile aussi mais moins puissant. Ce fut celte conquête qui mit fin à la barbarie et constitua le corps politique occidental, le plus grand qui ait jamais existé. Les successeurs immédiats de Constantin furent de tristes empereurs, sauf son neveu Julien. Beaucoup calomnié par les chrétiens de son temps, qui injurieusement et à tort le traitèrent d'apostat, beaucoup loué par les philosophes du dix-huitième siècle qui applaudissaient en lui un ennemi du christianisme, l'histoire n'attache que bien peu d'importance à une tentative éphémère, arrêtée par une prompte mort. S'il avait régné quarante ans, et que pendant quarante ans il eût employé la puissance impériale à étouffer le christianisme, alors on aurait eu le spectacle de ce que peut l'autorité pour un culte vieilli et contre une nouvelle religion. Mais tout se borna à beaucoup de colère et d'effroi parmi les chrétiens ; Julien disparut, et les choses reprirent leur cours comme si un empereur romain n'avait pu entrepris de le détourner.

 

IV. — Le paganisme transformé et le christianisme.

L'étude du quatrième siècle, commencée sous la conduite de M. Albert de Broglie avec le règne de Constantin, je la reprends, sous la même conduite, avec le règne de Julien. L'auteur poursuit son travail, soutenu par le grand intérêt du sujet, animé par ses croyances religieuses, et non sans être porté aussi par le charme des lettres et par l'encouragement du public. Et moi, qui ai mes croyances philosophiques, je continue à considérer curieusement chez un auteur catholique le premier siècle catholique, satisfait de voir ce grave moment de l'humanité se conformer aux lois de l'histoire, qui ne sont pas des lois providentielles.

Bossuet, dans son Oraison de la reine d'Angleterre, quand il contemple les périls extrêmes et continuels que courut cette princesse sur la terre et sur la mer durant l'espace de près de dix ans, et que d'ailleurs il voit que toutes les entreprises furent inutiles contre sa personne, pendant que tout réussit d'une manière surprenante contre l'État, pense à une dispensation de la Providence. Ces paroles du grand orateur chrétien, je les applique à l'empire sur son déclin, à t'Église dans sa croissance. Plus on s'éloigne des premiers Césars, plus il est manifeste que l'empire est condamné ; c'est un malade pour qui les convalescences ne sont jamais qu'apparentes, et les rechutes de plus en plus graves. Tout, comme dit Bossuet, réussit contre lui d'une manière surprenante, et rien ne réussit pour lui. Les plus habiles et les plus vaillants empereurs ne font qu'écarter un moment l'essaim toujours renaissant des barbares qui bourdonne et pique sans relâche. Pendant ce temps, l'Église prospère ; de petite, elle devient grande ; de grande, elle devient toute-puissante et unique directrice des cœurs. Ni la persécution ne parvient à la comprimer, ni l'hérésie à la dissoudre, ni la tentative de restauration païenne à l'écarter, ni la barbarie germaine à la noyer. Tout cela est rigoureusement vrai pour le temps que nous considérons : quant à l'empire, jusqu'au moment où s'organisent la féodalité et les gouvernements modernes, et quant à l'Église, jusqu'à l'époque de son premier échec avec Philippe le Bel, jusqu'à celles des grands schismes du quinzième siècle, de la grande hérésie du seizième, et de la plus grande révolution mentale du dix-huitième.

Dans les mutations sociales, quand les adversaires eux-mêmes, troublés en leur conscience, sont travaillés d'une secrète inquiétude qui les pousse vers des accommodations et des réformes, alors une révolution profonde menace terriblement les opinions qui avaient été dominantes. Où, en effet, dans ces conditions, trouverait-on une force de résistance qui pût faire équilibre à la force d'agression dont sont animées les doctrines de rénovation ? Avec quoi répare-t-on les brèches ? Avec des matériaux déjà tout en dissolution par l'effet des influences du milieu. Par qui remplace-t-on les vieux et fermes soutiens ? Par des hommes dont l'esprit s'est familiarisé avec les nouveautés. Au lieu des consciences inébranlées qui ne voyaient devant elles qu'une ligne de devoir et d'action, on a des consciences ébranlées qui en voient plusieurs ouvertes devant elles. Il n'est plus de tète qui appartienne à un seul ordre d'idées ; chacun renferme en soi des contradictions implicites, qui, sans qu'on s'en rende compte, dérangent l'équilibre de la conduite. Deux principes étant aux prises, les principes secondaires, c'est-à-dire les conséquences qui voltigent dans l'air, se croisent et vont se juxtaposer, en raison d'affinités apparentes et malgré les antipathies fondamentales, dans les esprits et dans les faits. Semblables à ces mélanges chimiques qui se font en toute proportion, les mélanges de l'ancien et du nouveau deviennent innombrables, et toutes les transactions s'opèrent, comme le montre l'infinité des hérésies et des partis. De là l'inconsistance des hommes et la vacillation des choses. Comment, à ce point, pourrait-il rien advenir qui compromit essentiellement la mutation commencée ? Tout ce qui se fait et se passe, même chez ses adversaires, lui est congénère. D'une part, ce qui vient d'être changé ne se reconstitue plus jamais tel qu'il était auparavant, et c'est là la barrière infranchissable qui arrête les retours vers le passé ; d'autre part, ce qui vient d'être changé modifie, en vertu de la loi de filiation, ce qui va se produire conformément à sa propre nature, et assure au prochain avenir un caractère plus dissemblable de l'ancien. Donc, ce qui est aujourd'hui, ayant été produit par ce qui fut hier, produira ce qui sera demain ; et il n'y aura jamais rien de circulaire, on le comprend si l'on remarque que chaque phase est compliquée d'éléments nouveaux, ce qui fait qu'il ne s'opère point de retour vers des états plus simples, dont on peut considérer chacun comme des états d'origine. Telle est la condition historique qui trace la direction et la marche des choses ; c'est un courant plus ou moins rapide, qui stationne parfois, mais pour lequel remonter est impossible.

A ce point de vue, considérant, dans le siècle raconté par M. Albert de Broglie, la situation du paganisme, on aura, par un nouveau côté, une claire notion de l'ascendant croissant du christianisme. Là est un miroir qui reflète les progrès de la lutte. Si l'on veut scinder les deux histoires, et ne consulter pour un moment que celle des mouvements intestins du paganisme, on y verra apparaître à fur et à mesure les nécessités qui pressent le vieux culte et qui l'obligent à ne pas rester le même qu'il fut jadis. Sa torpeur est secouée : ce corps épuisé cherche à se vivifier par quelqu'une de ces choses qui semblent si vivifiantes ailleurs. Pourquoi s'agiterait-il, si rien ne le tourmentait ? pourquoi accueillerait-il de nouvelles pensées qui le troublent profondément ? pourquoi ne descend-il pas tranquillement dans le tombeau qui lui est préparé, et n'accepte-t-il pas, glorieux chef de civilisations qui nous abreuvent encore aujourd'hui de leur lait maternel, la destinée qui le condamne, sans chercher une renaissance, une revivification et un avenir qui n'est pas fait pour lui ? C'est qu'en effet, quoi qu'il tente contre cette secte que, suivant l'expression de Tacite, la haine du genre humain suffit à convaincre de tous les méfaits, il lui faut ressentir le vaste mouvement qui commence à emporter les esprits. Chaque pas du christianisme impose au paganisme des conditions nouvelles, jusqu'à ce qu'enfin, dans ces transformations, il disparaisse, n'ayant plus de raison d'être, soit dans ce qu'il avait acquis de conforme au christianisme, soit dans ce qu'il avait conservé de contraire.

Nous n'avons pas l'histoire intérieure du paganisme ancien dans les temples d'Égypte, de Babylone et de Sidon ou de Tyr, mais nous l'avons sur ce brillant théâtre de la Grèce qui fut un moment le théâtre du monde. De très-bonne heure, c'est-à-dire environ quatre siècles avant notre ère, la pensée philosophique se montra incompatible avec le polythéisme tel que le concevait le vulgaire. A la vérité, le vulgaire témoigna le désir de défendre ses dieux, et quelques persécutions rendirent les philosophes plus circonspects, mais non moins décisifs. Les écoles aboutirent à réformer la vieille conception du monde et à y substituer celle d'un Dieu diversement défini, diversement compris dans son essence, diversement entouré de dieux et de génies, mais toujours suprême, et résidant en l'immensité et en l'éternité. A ce point, le polythéisme était philosophiquement transformé ; et si, religieusement, il conservait encore son action sur la masse du vulgaire, il l'avait perdue pour les esprits élevés. C'est là une situation dangereuse et précaire. Pour qu'il y ait stabilité et harmonie, il faut que ce que la foule croit ne diffère pas essentiellement de ce que croient les gens éclairés. Alors cette concordance n'exista plus, et elle ne se rétablit, pour se perdre de nouveau en d'autres temps, qu'au moyen âge et grâce à l'intervention et au triomphe du christianisme. C'est cette discussion dissolvante de quatre siècles qui ruina tous les appuis du polythéisme ; mais elle ne le détruisit pas, elle ne le remplaça pas ; seulement, comme elle convergeait toute vers le monothéisme, elle préparait les voies à ce qui devait détruire et remplacer les dieux du monde ancien ; et aussi elle préparait les ressources que le paganisme devait employer pour s'accommoder aux besoins religieux qui avaient fait explosion.

En effet, de grands besoins religieux travaillaient cette société païenne où la divinité, sous tant de formes, présidait aux moindres actes de la vie comme aux plus grands. Jupiter, Apollon, Minerve et tous les autres offraient mille côtés divers par où les affaires, soit publiques, soit privées, recevaient une intervention surnaturelle ; les oracles et les divinations faisaient partie de l'établissement politique ; et la religion était étroitement liée à une vaste théurgie qui promettait la communication avec les êtres supérieurs, le miracle, les prodiges, la vision de l'avenir et la connaissance des choses reculées loin du regard des faibles mortels.

Cette situation avait sa solution ailleurs que dans le sein de la société païenne. Il y avait, enclavée au milieu du polythéisme le plus effréné, une petite nation, mais fière et moralement invincible, qui depuis bien longtemps avait reçu de son prophète le culte d'un dieu suprême. De là partit le signal de la rénovation religieuse ; et, l'Apôtre des gentils ayant décidément franchi les barrières du judaïsme, les conversions commencèrent et ne s'arrêtèrent plus que quand la nouvelle doctrine se fut tout assimilé. On sait avec quel dédain d'abord, avec quelle colère ensuite le polythéisme officiel accueillit la religion du Galiléen. Le dédain et la colère furent impuissants, et non-seulement ils le furent, mais encore il fallut converger vers le pôle qui désormais attirait toutes les intelligences. Le premier signe de la modification qui était imposée au polythéisme fut la réconciliation avec la philosophie. L'ancienne philosophie grecque lui avait été hostile et en avait résolument combattu la conception, soutenant, non pas précisément que tous ces personnages divins qu'adorait le monde n'avaient rien de réel, mais qu'il était impossible, pour la droite raison, de concilier leur foule incohérente, j'allais dire leur cohue, avec

Ce train toujours égal dont marche l'univers.

Chose digne d'être notée : le point qui avait été la dissolution du polythéisme devint le nouveau fondement, tant les choses s'étaient déplacées ! Le dieu de Platon entra de plein droit dans la conception du monde telle que l'eut la nouvelle philosophie, qui, dès lors, se montra aussi fervente que l'ancienne avait été froide et dédaigneuse. L'un, l'unité, régna sans partage dans les esprits et fut le terme d'où partit toute métaphysique comme toute théologie. Les dieux traditionnels que le passé avait légués devinrent les degrés par lesquels on descendait de l'ineffable unité jusqu'aux êtres contingents et passagers. Ils fournirent aussi l'aliment au besoin de théurgie qui n'avait pas quitté les hommes. Ainsi se composa le polythéisme de Plotin, de Julien, de Libanius, le polythéisme du troisième et du quatrième siècle, en un mot le polythéisme que la pression des choses et l'infiltration des idées avaient renouvelé sur un patron nouveau, mais nullement arbitraire.

L'arbitraire, non plus, n'intervint pas dans les données primordiales. On avait une histoire des dieux. Une juste admiration consacrait les chefs-d'œuvre littéraires de la Grèce antique ; les étudier faisait à la fois le commencement et le couronnement de l'éducation ; mais surtout ce qui captivait, c'étaient ces vieux poètes qui à la fois resplendissaient de sublimes beautés et racontaient de merveilleuses histoires. Ces chantres inspirés, pii vates et Phœbo digna locuti, avaient vu les hommes mêlés parmi les héros et les dieux, ou du moins ils avaient recueilli les traditions de ces années meilleures — melioribus annis —, où un voile moins épais séparait les choses d'en haut et les choses d'en bas. Ce passé dont ils étaient les témoins, il y fallait remonter pour retrouver les traces divines. Eux seuls pouvaient servir de guides ; et leurs poésies devinrent, ce n'est pas trop dire, des textes sacrés qu'on pensait contenir, sous des emblèmes anciens, la foi renouvelée. Platon les avait bannis de sa république, comme donnant des idées trop grossières du monde spirituel ; et voilà que des esprits qui se disaient éminemment platoniciens, mais qui joignaient à leurs idées métaphysiques le souci d'une religion populaire et universelle, les rappelaient dans le sein de la cité, les donnaient comme soutien des textes mêmes de Platon et fondaient en un seul tout la théologie païenne qui n'avait pas pu garder dans son sein les philosophes, et la philosophie qui avait déclaré une véritable guerre à cette théologie.

Il est bien clair qu'il ne s'agissait plus de Minerve ramassant le fouet de Diomède ou de Cypris blessée à la main par ce héros ; ou du moins ces actes avaient une signification profonde, toute différente de la signification apparente. Les idées religieuses qui avaient surgi avec tant de force, on les transportait dans ces vers écrits sous de tout autres inspirations, et, si je puis parler ainsi, sous un tout autre soleil moral. A vrai dire, on croyait, non pas les y transporter, mais les y retrouver. Dans l'opinion d'alors, l'ancienne sagesse, bien supérieure à la sagesse contemporaine qui n'en avait plus que de pâles reflets et d'incertaines lueurs, ne s'était pas complu à raconter les vaines aventures d'hommes périssables ou les singulières interventions des êtres divins dans une histoire indigne d'eux ; mais elle s'était complu à s'envelopper de voiles et à parler un langage symbolique que l'étude religieuse avait pour objet de pénétrer. C'était une gnose, et, de fait, tout cet âge était livré à une gnose incessante pour combiner ces deux conditions qui lui étaient imposées, à savoir les nouvelles idées sur Dieu, les dieux et le monde, et la supposition que la suprême sagesse émanait des hauts temps voisins de l'origine. Ainsi se présentait le paganisme rajeuni ; au milieu du mouvement général, il ne demeurait point immobile : c'est là une notion essentielle pour l'histoire de l'esprit humain qui était alors dans une si grande crise. Se représenter le paganisme des philosophes païens d'alors, de Julien et de ses amis, en un not de tout ce qui le dirigeait et l'inspirait, comme la religion de la république romaine ou comme celle d'Athènes et de Lacédémone, ce serait se tromper notablement. Ce paganisme-là était mort pour tout le monde, et tout le monde l'avait tué, la philosophie ancienne, le christianisme et l'ensemble de besoins intellectuels et moraux qui faisait la conscience de ces siècles. Un autre paganisme était venu, véritablement nouveau par les conceptions qui y étaient entrées, mais véritablement ancien par la tradition qui demeura païenne ; c'était ce qui l'empêcha d'aller se fondre dans le christianisme, ce qui entretint la lutte et finit par le perdre.

Il est bon de considérer un moment quelles étalent alors les occupations des grands esprits. Qui, du côté chrétien, parmi les hommes supérieurs, se serait senti entraîné à écrire des poèmes, à faire des tragédies, à se plonger dans les mathématiques et l'astronomie, quand il fallait prendre ardemment part à la rénovation religieuse, combattre les païens, convertir les gentils, instruire les peuples, constituer le dogme dans le conflit des hérésies et ériger peu à peu l'immense édifice du catholicisme qui devait survivre à l'empire, et abriter, dans un avenir qui n'était plus éloigné, l'Europe féodale ? Du côté des païens, il ne restait non plus aucun loisir ; tous, parmi ceux qui avaient les grandes pensées, étaient occupés à défendre ou à attaquer. Dans chaque camp, les mieux doués se tournaient vers les principaux intérêts ; il ne restait que peu de chose pour la culture des lettres et pour celle des sciences. De notre temps, il n'en peut être ainsi ; les plus grandes convulsions sociales laissent toujours, dans le vaste balancement de l'Europe civilisée, des esprits disponibles pour les lettres et pour les sciences ; puis les lettres et les sciences ont pris une force qu'elles n'avaient pas alors, et qui ne permet pas qu'on les laisse jamais dormir. Mais alors lettres et sciences cédèrent le pas ; et tout ce qu'on est en droit de demander à ces temps, c'est d'en conserver le dépôt assez pour que la tradition ne soit pas rompue et que, les circonstances redevenant favorables, tout puisse se continuer et s'agrandir.

Il y a lieu de se représenter ce qui advint dans ce passage du paganisme ancien au paganisme moderne, passage qui n'était d'ailleurs qu'un épisode dans la transformation générale. Le paganisme ancien, avec la multiple présence de tous les dieux dans tous les actes de la vie et dans tous les compartiments du monde, avait suffi à des esprits qui ne réclamaient rien de plus qu'un tel contact immédiat du divin et de l'humain. Leurs conceptions y étaient conformes. Leur monde était d'accord avec les dieux du monde, et la satisfaction pleine et entière ; les besoins religieux ne rencontraient aucune contradiction implicite qui les refoulât et qui les fît douter d'eux-mêmes. Tant que cet état mental des populations polythéistiques se maintint, le polythéisme fut consistant et permit toute la civilisation qu'il comportait, et qui, sauf les réserves nécessaires, fut admirable, c'est-à-dire belle dans le présent et féconde pour l'avenir. Mais quand il ne fut plus possible de concevoir le monde de manière que les dieux y eussent une place raisonnable, alors le malaise religieux commença ; et comme, pourtant, on était encore dans les siècles qui avoisinent l'ère chrétienne, c'est-à-dire dans un temps où toute la nature était supposée régie par des personnages divins, ce qui survint fut une superstition immense, avide et sans frein, même quand elle était incrédule et se glorifiait de son mépris pour les croyances du vulgaire. C'est cet état que l'on veut caractériser, quand on dit qu'alors le paganisme était mort : expression métaphorique qu'il est toujours bon de ramener à un terme précis, afin qu'il n'y ait pas de doute sur le fond des choses. Cette explication de la mort du paganisme montre ce qu'il faut entendre par la résurrection qui suivit ; ce fut le rétablissement de l'équilibre intellectuel, c'est-à-dire un certain accord entre ce qu'on croyait et ce qu'on savait. Le spectacle, malgré tant de désordres, de catastrophes et de décadences partielles, le spectacle que ces siècles présentent est beau à considérer : un voile semble se déchirer et une perspective immense se dérouler. La préoccupation suprême devient la préoccupation des chokes divines ; l'intelligence, captivée par tout ce qu'elle entrevoit, trouve une infinie satisfaction à prendre connaissance et possession des nouvelles régions qui se sont ouvertes. Les dieux, transformés pour les païens, évanouis pour les chrétiens, laissent tant de places vides ! Le règlement et l'administration du monde apparaissent tout autres qu'ils s'étaient jamais montrés ; et s'enfoncer dans ces profondeurs avec un flambeau qui n'avait encore été allumé que pour quelques sages, poursuivre les conditions qui naissaient de ce grave changement, et les introduire dans la conscience du genre humain, est l'œuvre qui fait le labeur et la passion des hommes d'alors.

Dans l'ordre moral, le christianisme s'empara des cœurs comme on n'avait jamais fait. Non pas que la philosophie grecque, Socrate, l'Académie, Aristote, le Portique n'aient tiré la morale des langes du polythéisme et ne l'aient portée à un idéal très-élevé ; là non plus les choses ne se firent point de toutes pièces, et le sol était préparé. D'un autre côté, on croirait à tort que le fidèle païen ne trouvât pas son édification dans la pratique du culte, dans les cérémonies auxquelles il assistait, dans les sacrifices qu'il faisait à ses dieux, dans les prières qu'il leur adressait, dans l'enceinte qu'ils habitaient, dans les bois qui recevaient l'empreinte de leurs pas. Les écrivains chrétiens d'alors ont souvent reproché aux païens ces personnages divins d'une conduite quelquefois si peu régulière, comme ne permettant aucune véritable édification. L'argument, excellent comme arme de guerre alors que tous les arguments sont bons contre une cause défaillante, avait pourtant plus d'apparence que de réalité. L'édification est un état de l'âme tout au moins autant subjectif qu'objectif ; et, pour s'en convaincre, on n'a qu'à remarquer comment d'une religion à une autre on reste froid et indifférent devant les mêmes pratiques qui inspirent aux fidèles la plénitude de la satisfaction religieuse, et comment un libre penseur apprécie certains passages de l'Ancien Testament que le protestant lit avec profit et révérence. Donc, à part quelques cultes impurs plus particuliers à l'Asie, et où l'adoration effrénée des forces de la nature donnait naissance à de grossiers désordres, on ne niera pas que le païen, quelques rôles que la mythologie attribuât à ses dieux, n'eût, en les adorant, sa part d'édification. Mais, tout cela reconnu, il n'en est pas moins vrai qu'un champ immense s'ouvrit, quand le christianisme se conçut comme une religion essentiellement morale. Ce que les philosophes grecs avaient été pour quelques esprits cultivés, l'ordre sacerdotal le devint pour tous les hommes, c'est-à-dire le prédicateur assidu et l'enseigneur d'une morale qui ne distinguait ni grands, ni petits, ni ignorants, ni cultivés.

Le triomphe fut complet, en ceci que, depuis lors, il n'y eut plus d'âme humaine, dans le cercle ainsi régénéré, qui ne reçût un enseignement moral, marqué au coin d'un haut idéal et continué durant toute la vie. Le sentiment religieux fut, dans les anciens temps, à des degrés divers, un promoteur, un organisateur de l'ordre moral. Mais, historiquement, il y a lieu de faire une distinction importante. Il est bien vrai que l'agrandissement intellectuel est une cause certaine de l'agrandissement moral ; mais la réciproque n'est pas vraie, et l'agrandissement moral n'est pas une cause certaine de l'agrandissement intellectuel. Or cela constitue deux conditions historiques dont les résultats sont très-différents. Il arrive que le sentiment religieux prend les devants et modifie profondément les règles du devoir sans que le travail intellectuel ait porté la pensée au delà du point qu'elle occupait. Tel est, entre autres, le cas du bouddhisme de l'Inde, au sixième siècle avant l'ère chrétienne ; quand il y naquit, aucun développement scientifique ne s'était opéré, tout s'étant borné à la formation d'écoles mi-partie de théologie et de métaphysique qui n'avaient fait qu'agiter les questions suggérées par la lecture des Védas. Aussi qu'arriva-t-il ?le bouddhisme, qui a de très-grandes et très-belles parties de morale, ne put pourtant présider à une civilisation qui fût douée de vie et d'évolution ; tout y est demeuré dans une stagnation funeste à la pensée, à la science, à la religion, à la morale même. La pensée s'est perdue dans un vague et inutile infini, la science en de stériles formules, la religion en une superstition illimitée, et la morale en des préceptes inanimés qui trompent le cœur. Il n'en est plus de même quand le sol est préparé par la culture intellectuelle ; les conquêtes du sentiment religieux et de la morale qui le suit sont non-seulement bienfaisantes, mais encore elles deviennent progressives ; et, favorisées qu'elles ont été par le travail de la pensée, elles le favorisent à leur tour. C'est ce qui advint dans le monde gréco-romain : là comme l'on ne s'était pas contenté de commenter, avec plus ou moins de patience et de pénétration, des textes venus d'une source divine, une libre recherche aborda tous les sujets accessibles et jeta les fondements de la science générale ; et ainsi naquirent un vaste enchaînement de vérités mathématiques, une astronomie géométrique, de précieux rudiments de physique, des études préparatoires d'anatomie et de physiologie, et même des essais d'explication de l'histoire. Il ne faut pas non plus, dans la commune influence, perdre de vue ce qui se passait concurremment dans le domaine esthétique ; de merveilleuses beautés dans les lettres, dans la peinture, dans la sculpture, dans l'architecture, vinrent former, en la pensée, des types auxquels elle s'habitua et qui, par la connexion de toutes choses, influèrent, si je puis ainsi parler, sur les règles et les proportions de la religion et de la morale.

Tel était donc, à la fin de l'empire, et sans parler de la grande invasion que fit sous le nom de manichéisme la doctrine persane des deux principes, tel était l'état des choses, trois religions, debout, se partageaient la domination des âmes : l'hellénisme, si l'on veut donner ce nom au paganisme régénéré ; le judaïsme et le christianisme. De ces trois, la première devait disparaître ; la seconde, durer sans se généraliser ; la troisième triompher. Le judaïsme, comme on sait, n'était pas, lui non plus, resté à l'abri des influences du temps ; s'étant imprégné de platonisme, il était allé jusqu'à donner naissance à la cabale, système qui n'est pas autre chose que la réduction, au point de vue juif, de la gnose alors en faveur auprès de tout le monde. Le christianisme se dégageait laborieusement de ses sectes multiples qui avaient leurs attaches les unes dans le judaïsme, les autres dans le paganisme. Enfin l'hellénisme, pour défendre ses temples, y faisait entrer des notions et des aspirations qui jamais n'y avaient eu place. Ces trois grandes doctrines, considérées ici uniquement comme doctrines, avaient, dans la pensée philosophique, beaucoup de points communs. Les siècles de l'empire furent un confluent où un immense passé aboutissait, apportant, mélangés et confus, les éléments de la société à venir. Dès que ces éléments entrèrent en contact et en action, la cause du paganisme fut perdue ; il ne se défendait pas, il se transformait. Dans cet état, que pouvait-il contre l'ascendant victorieux de la nouvelle religion ?

Plus on étudie ces siècles, dits siècles de décadence — et l'expression est vraie en un sens, et fausse en un autre —, plus on y prend intérêt. Soit que, comme M. Albert de Broglie, on les raconte avec le cœur et l'esprit catholiques et qu'on y trouve le doigt de la Providence, soit qu'on y suive le point de vue humain et qu'on y contemple les lois de l'histoire, toujours est-il que là s'accomplissent les plus graves événements. On voit une porte tourner sur ses gonds, se fermant sur un monde qui n'est plus et s'ouvrant sur un monde qui n'est pas encore. Et cette idée, peut-on mieux la rendre que par le vers célèbre de Virgile :

Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo ;

d'autant plus applicable ici que cette singulière églogue témoigne que le poète ne fut pas étranger, lui non plus, et dès le premier ébranlement, à l'ébranlement qui allait devenir universel et irrésistible ? Mais à cette victorieuse rénovation, c'était en vain que l'empire prenait part ; tout chrétien qu'il était devenu, il n'en suivait pas moins le sort du paganisme transformé, et de jour en jour s'avançait vers le terme qui devait définitivement le supprimer.

 

V. — Appréciation de la puissance respective de l'empire et de la barbarie.

M. Albert de Broglie décrit ainsi l'état de la Gaule au moment où Julien en reçut le gouvernement, c'est-à-dire en l'an 356 : Jamais les invasions des barbares, fléau toujours redoutable de cette région, du reste aimée du ciel, n'avaient été plus fréquentes et n'avaient porté des coups plus terribles. La ligne du Bas-Rhin, qui formait, au nord et à l'occident, la limite supérieure des provinces gauloises, bornait, du côté du sud et de l'est, cette immense étendue de territoire où flottaient, comme les vagues d'une mer, les courants des tribus germaines et sarmates. Ce bassin, toujours rempli d'hommes et toujours orageux, était mal contenu par les parois artificielles que lui opposait la résistance savamment organisée de l'empire. La moindre interruption dans la continuité de la digue, le moindre affaiblissement dans sa force, ou seulement une agitation inaccoutumée des flots qu'elle contenait à peine, suffisaient pour déterminer un débordement. Une guerre civile dans l'empire, qui dégarnissait les places fortes ; un conflit entre quelques-unes des tribus barbares, qui forçait les vaincus à chercher leur salut dans l'émigration : c'étaient là les causes ordinaires d'attaques toujours renaissantes. Une invasion était la suite immédiate de toute lutte de prétendants dans le monde romain, ou de toute bataille livrée entre deux roitelets du monde barbare. Le repos des provinces limitrophes en sentait également et inévitablement le contrecoup. C'est là une excellente comparaison, une digue et un fleuve ; une digue qui, si elle n'est pas entretenue avec le plus grand soin, si, par négligence ou par force majeure, on n'en répare pas les incessantes dégradations, laisse aussitôt passer les eaux ; un fleuve qui, s'il est grossi tout à coup par la fonte des neiges ou arrêté par quelque obstacle, se gonfle et se déverse de l'autre côté. Personne ne pouvait garantir ces deux conditions de la sécurité de l'empire ; elles étaient aussi précaires l'une que l'autre ; équilibre du genre de ceux que les mathématiciens nomment instable et qui ne dura quelque temps que par l'énorme puissance de l'empire romain. Il fallait inévitablement, dans un temps donné, ou que les légions, franchissant le Rhin, fissent cesser la perpétuelle menace des barbares, ou que les barbares, forçant la barrière, missent fin à la domination des Césars. La vérité est que les deux alternatives eurent leur jour : les Germains, dissipant à la fin la garde qui veillait aux limites, ruinèrent le grand empire ; et l'empire, demi-latin, demi-germain, qui se forma dans la Gaule sous Charlemagne, passant à son tour, mais en sens inverse, le fleuve renommé, reporta la vieille barrière jusque sur l'Oder et la Vistule.

Cette digue, ce furent les premiers empereurs romains qui la créèrent quand ils renoncèrent à l'invasion de la Germanie, et prirent le parti de mettre l'empire sur une défensive perpétuelle. Soit qu'ils aient craint l'ascendant des généraux qui se seraient formés dans de grandes guerres germaniques, soit plutôt, qu'ayant senti la difficulté croissante de gouverner le vaste corps du monde romain, ils n'aient pas voulu aggraver leur fardeau, toujours est-il qu'ils arrêtèrent les aigles impériales. La défaite de Varus et la destruction de trois légions ne purent inspirer une telle résolution ; Rome avait subi de bien plus graves désastres, et la facilité avec laquelle Germanicus tira vengeance de ce revers prouve qu'alors la force de résistance des Germains, quelque obstinée qu'elle fût, n'était pas capable de mettre hors du pays les envahisseurs. Germanicus, si Tibère ne lui avait pas enjoint d'abandonner ses conquêtes, ne se serait pas borné à rendre aux débris des légions de Varus les honneurs funéraires, et ces lieux qui, dit Pline, ayant été occupés par les Romains, ne leur étaient plus connus que de nom, seraient demeurés terre romaine. L'expérience faite par les empereurs témoigne qu'une nation civilisée ne peut pas, même quand elle le veut fermement, rester en paix avec les populations barbares ou moins civilisées dont elle est limitrophe. Elle ne provoque plus, mais elle est provoquée ; en vain, ramenant ses légions en arrière, Rome déclare-t-elle par le fait qu'elle avait désormais renoncé à toute idée de conquérir la Germanie ; ce fut alors la Germanie qui devint envahissante. Le thème des vertus des peuples barbares est faux, surtout s'il s'agit de vertus pacifiques ; et l'utopie de la Bétique dans le Télémaque est encore plus chimérique que celle de Salente. La guerre est justement l'impulsion prépondérante parmi les populations barbares : comportare juvat prœdas et vivere rapto, a dit Virgile en parlant des Latins primitifs. Rome conquérante ne fut que le suprême développement de l'esprit de guerre mis, par le progrès qu'avaient fait les races helléniques et latines, au service de la civilisation ; et la déclamation historique contre la guerre de ces temps est aussi bien une erreur que, de notre temps, la déclamation pour la guerre.

Deux causes ont concouru principalement à la chute de l'empire, deux causes qui, bien qu'indépendantes, agissaient dans le même sens : l'une est la décadence romaine l'autre est l'ascension germaine. Il est évident qu'un grand corps politique, à défaut d'un développement qui l'entretienne et le fasse vivre, ou languit dans une misérable torpeur, ou finit par se corrompre et se dissoudre. A la vérité, les hommes avaient alors une tâche immense dont ils sortirent à leur honneur, ce fut d'ouvrir un nouveau monde religieux ; mais cela qui, joint à la tradition des lettres et des sciences, suffit à sauver la civilisation, ne suffit pas à sauver l'empire. Peu à peu les difficultés d'être grossirent, d'autant plus qu'il n'en était pas une qui ne se compliquât de l'imminence de l'invasion barbare. Tandis que Rome sentait s'alanguir graduellement ce bras qui avait été si redouté et si redoutable, les Germains, cessant de jour en jour d'être les Cimbres et les Teutons de Marius, se liaient avec l'empire et lui empruntaient des éléments d'intelligence et d'action qui rendaient la barbarie plus dangereuse. Rome devenait faible, la Germanie devenait forte.

Dans l'antiquité, il n'y eut de bonne armée que sur le sol républicain de la Grèce ou de l'Italie ; hors de là et notamment dans les monarchies asiatiques et chez les barbares, il y avait des hommes vaillants, mais non de bonnes armées. Certainement, si verser son sang, mourir en foule sur un champ de bataille, et, comme dit Horace : non pavere funera, est le fait d'âmes intrépides et belliqueuses, on n'en peut méconnaître le mérite, ni parmi ces cohues asiatiques que les Grecs et les Romains dissipèrent si souvent, ni surtout parmi les bandes gauloises ou germaniques, dont le choc était toujours redoutable aux plus fermes légions. Mais une armée grecque ou romaine était quelque chose de plus et déployait des qualités que ces multitudes n'avaient pas. Indépendamment d'un esprit de combinaison qui rendait l'usage des corps armés plus effectif, il y avait dans la constitution des républiques de la Grèce et de Rome une condition qui faisait l'excellence de leurs troupes : c'est qu'elles se composaient de citoyens, non-seulement hommes libres, mais hommes appartenant aux classes gouvernantes. A vrai dire et en excluant, soit les esclaves, soit la tourbe qui était en dehors du demos grec ou de la plèbe romaine, l'hoplite ou le légionnaire se recrutait parmi une aristocratie qui avait les qualités militaires ordinaires aux aristocraties : c'était, par rapport au reste, si je puis ainsi parler, une armée d'officiers ; de là l'action vigoureuse de ces bataillons qui n'avaient pas besoin d'être bien nombreux pour l'emporter sur les ramassis asiatiques ou sur les bandes guerrières de la Gaule, de la Germanie ou de l'Ibérie. Les anciens eux-mêmes l'avaient remarqué : sitôt que le recrutement sortait de la vraie classe militaire, il donnait des produits d'une efficacité tout à fait inférieure. C'est le cas de faire observer quelle profonde différence est survenue, même sur un point qui parait si spécial, entre la situation ancienne et la situation moderne ; aujourd'hui, grâce à la disparition des esclaves et à l'exhaussement de la condition des classes laborieuses, on peut dire, en France, en Angleterre, en Allemagne, que le recrutement n'a plus de catégories et qu'il donne, comme dans les républiques de Grèce et d'Italie, une élite militaire.

Les derniers temps de la république, dénaturant profondément la plèbe romaine, en avaient fait une tourbe factieuse et dégradée. L'empire, eu y effaçant tout caractère politique, acheva cette dénaturation. Ce fut encore une plèbe superposée, sans doute, elle aussi, à une couche esclave, mais plèbe bien inférieure à l'ancienne en qualités militaires. Au lieu de ces hommes qui venaient sur le forum nommer leurs magistrats, qui disputaient au patriciat ses prérogatives, et qui, avec l'orgueil d'anciennes victoires, savaient qu'ils portaient l'honneur de Rome dans leurs mains, on eut une multitude indifférente, dépourvue de tous ces mobiles, et qui ne représentait phis rien entre la gent esclave et l'ordre des riches et des nobles. Nécessairement, les légions de l'empire valurent moins que celles de la république, et faiblirent d'autant plus qu'on s'éloigna davantage de l'antique organisation sociale et que les traditions perdirent de leur efficacité. Il y eut un déchet imputable aux seules circonstances, et qui ne préjuge rien sur un état supposé de décadence dans l'ensemble de la population. Une comparaison, prise à l'antiquité elle-même, fera comprendre précisément quel sens j'attache à cet affaiblissement militaire causé par la disparition de la plèbe romaine. Rien n'est plus célèbre que la vaillance des Spartiates ; c'étaient les premiers des hoplites grecs, et ils composaient ce qu'avait de plus effectif et de plus redoutable la force de Lacédémone.. Pour tirer quatre cents Spartiates compromis dans l'île de Sphactérie, le gouvernement demanda une paix qu'il n'obtint pas des Athéniens ; et, quand Épaminondas remporta la victoire de Leuctres, la Grèce entière, qui ne se serait pas étonnée de les voir morts, s'étonna de les voir défaits. Or, qu'étaient les Spartiates, sinon une élite exercée aux armes, fière de sa gloire propre et de celle de sa patrie, et devenue per les institutions et par l'éducation, par l'adresse du corps et la force du moral, les meilleurs soldats du monde ? Mais quand les mutations sociales eurent fait qu'il n'y eut plus de Spartiates, Lacédémone rentra dans la condition ordinaire, et perdit cette pointe d'acier qui brisait ses ennemis. Rome aussi perdit sa pointe d'acier quand la plèbe devint une populace, ou du moins une multitude de petites gens qui ne fut plus ni politique ni militaire.

C'est là ce que les philosophes anciens appelaient dégénération, relâchement des mœurs, amollissement par le luxe et diminution de la valeur guerrière. Il est clair que, le frottement des rouages qui constituaient le régime tout aristocratique de la Grèce et de Rome, usant et finissant par détruire le corps d'élite dit plèbe ou demos, il arrivait un moment de transition où l'action s'affaiblissait sensiblement. Mais ce fait n'a rien de commun avec une dégénération véritable, avec un affaiblissement physique ou moral, qui aurait reporté le gros même de la nation à un degré moins élevé de développement. Seulement, une aristocratie — car même la plèbe était une aristocratie — s'effaçait, et avec elle s'anéantissaient certaines conditions de force militaire. Ce nivellement préparait, ainsi que la suite l'a prouvé, la place à l'aristocratie féodale qui, elle aussi, fit, pendant un certain temps, tout le nerf de la population, et qui, disparaissant par une usure comparable à celle qui avait emporté la couche plébéienne de l'antiquité, laissa après elle un fonds populaire bien autrement riche. et actif qu'il n'avait jamais été.

Parallèlement à leur opinion sur la décadence des républiques, les anciens avaient noté que les populations occidentales qu'ils nommaient barbares, les Ibères, les Celtes et les Germains, étaient d'autant plus belliqueuses et redoutables qu'elles avaient été moins touchées par la culture de Rome et de la Grèce, par l'échange des objets de commerce et par tout ce qu'ils regardaient comme un luxe corrupteur. Pour déterminer ce qu'ils entendaient par là il suffit do citer quelques phrases de César : il dit en parlant des Belges, que ce sont les plus braves de tous les Gaulois, u parce qu'ils sont très-loin de la culture et de la civilisation de la province — aujourd'hui la Provence —, et sans rapports fréquents avec les marchands et l'importation de ce qui est propre à efféminer les âmes. Prêt à guerroyer chez les Nerviens et s'informant de ce qu'ils étaient, il apprit : que les marchands n'avaient aucun accès chez eux ; qu'ils ne souffraient l'importation ni du vin ni de rien qui appartienne au luxe, persuadés que tout cela alanguit les âmes et relâche le courage ; et que c'étaient des hommes farouches et de grande vaillance. Les anciens ne nous ont pas dit comment ils se rendaient compte de ce phénomène, ni comment ils résolvaient la contradiction implicite qui en résultait ; car certainement César ne mettait pas au-dessous de la vaillance des Nerviens ou des Germains celle de ses légionnaires qui, tout imbus qu'ils étaient des délices de Rome et de l'Italie, n'en battaient pas moins les armées de la Gaule et de la Germanie. Pourtant le fait doit être vrai et l'observation exacte : l'expérience de tant et de si rudes guerres contre cet Occident barbare leur avait prouvé que plus ces hommes étaient loin de la civilisation gréco-romaine, plus ils conservaient quelque chose de farouche et d'impétueux qui les rendait particulièrement terribles à la gent civilisée. C'est un fait bien curieux dans le cours du développement qui a transformé l'Europe. L'explication m'en semble analogue à celle de l'affaiblissement qui succéda à la disparition des plèbes antiques. Ces populations barbares, en vertu de leur état mental, de leur état religieux et de leur état politique, possédaient pour la guerre, seule grande occupation qui pût les captiver, des qualités toutes spéciales qui avaient alors une action très-effective : le mépris de la mort, l'impétuosité de l'attaque, la force et l'agilité du corps. Mais ces qualités étaient si étroitement liées au milieu social, que ce milieu ne pouvait se troubler sans les troubler. Le luxe de Rome, pour me servir de l'expression ancienne, amollissait les corps, relâchait les âmes, dissolvait les mœurs traditionnelles. On sait que, dans l'Amérique septentrionale, les sauvages ne peuvent supporter le contact des établissements des blancs ; peu à peu ils se consument par l'eau-de-vie, par les maladies, par le changement des habitudes. Maintenant, posant que les Gaulois et les Germains étaient notablement au-dessus des Peaux-Rouges, et que la civilisation romaine était moins développée et moins puissante que la civilisation moderne, on comprendra par cette comparaison que quelque chose d'analogue et, par conséquent, de délétère se produisait par l'infiltration qu'amenaient les communications entre le monde civilisé et le monde barbare.

Ces remarques ont pour but de montrer qui' e, dans l'antiquité, aussi bien chez les Gréco-Romains que chez les Gaulois et les Germains, les changements sociaux avaient pour effet immédiat une décomposition qui altérait les ressorts, et que les compensations n'étaient pas contemporaines et ne se produisaient que consécutivement. Quand la plèbe disparaissait, l'énergie militaire diminuait ; quand les commodités de la vie romaine pénétraient dans la Gaule ou la Germanie, la Gaule ou la Germanie s'affaiblissait. Si la plèbe, de rurale, devenait urbaine et ouvrière, on se plaignait qu'elle ne valait plus rien dans les camps, et Horace regrette en beaux vers cette rusticorum mascula militum proles ; le commerce était décrié comme créant des populations inférieures  pour les travaux de la guerre. Tout cela fut vrai, mais ne l'est plus. Le moyen âge et l'âge moderne ont renversé ces axiomes de la politique antique. Dans le quatorzième siècle, qu'y avait-il de plus redoutable, militairement parlant, que ces corporations ouvrières des cités flamandes qui, venant se ranger dans leurs vastes plaines, ayant pour capitaines leurs maltes et leurs contremaîtres, forts de leurs bonnes armures et de leurs fermes courages, combattaient contre la plus brave chevalerie du monde ? Et dans les dix-septième et dix-huitième siècles, la Hollande et l'Angleterre ont prouvé que l'on pouvait être les nations les plus commerçantes et, en même temps, porter, sur tous les champs de bataille de la mer et de la terre, les plus rudes coups aux monarchies demeurées essentiellement militaires. C'est un des points les plus distinctifs de la civilisation moderne comparée à la civilisation antique, que de pouvoir trouver dans les changements, à côté de la décomposition et du mal qu'ils apportent, des compensations qui dépassent le dommage. Cela tient à une modification très-grave, à celle qui a fait que les castes, les esclaves et les serfs ont disparu. La civilisation ancienne reposait sur un fond étroit et fragile qui, se rompant, ne permettait une reconstitution qu'à longue échéance ; la civilisation moderne repose sur mi large fond populaire qui touche partout le sol, qui ne peut s'effondrer nulle part, et qui, dans les mutations les plus graves, répare aussitôt, par une sève inépuisable, les pertes subies.

Le système républicain de l'antiquité classique avait péri de lui-même et par la force des choses ; l'empire n'avait fait que jeter son ample manteau sur le vide qui en résultait, sans rien reconstituer. Une reconstitution conçue, préparée, conduite par les hommes d'État était sans doute alors hors de la portée de qui que ce fût. Le fait est qu'à cette situation on ne peut qu'appliquer le vers de Virgile : Fata viam invenient. Pendant ce temps, que devenait le monde barbare, et quelle direction lui donnait sa lutte incessante avec les Romains ? Allait-il se faisant de plus en plus farouche, ou, au contraire, n'éprouvait-il pas, malgré qu'il en eût, quelque étreinte d'une civilisation sur laquelle .il ne pouvait porter la main sans qu'elle le saisît à son tour ?

Les Germains — car c'étaient eux qui composaient essentiellement le monde barbare, les Huns ne furent qu'un épisode et les Sarmates un accessoire —, les Germains, au moment où Julien prit le gouvernement de la Gaule, avaient de toute part forcé les barrières de cette province, et ils en occupaient et ravageaient le nord et l'est ; mais tout aussitôt la face des choses changea. M. de Broglie a consacré plusieurs pages animées et rapides au récit des trois campagnes de 356, 357 et 358, qui délivrèrent la Gaule, rejetèrent les barbares dans leurs demeures, et, entamant même la Germanie, rétablirent au delà du Rhin le prestige déjà affaibli, mais encore si puissant, du nom romain. Il a suivi pour guide Ammien Marcellin, qui est, sans comparaison aucune, la meilleure autorité pour tous ces temps. Mais soit que, malgré toutes ses qualités, cet écrivain ne sache pas raconter nettement les opérations ; soit que, ce qui paraît plus vraisemblable, les opérations n'aient plus le caractère de l'école où s'étaient formés les légions et les généraux de la république, toujours est-il que, dans ces trois campagnes, on chercherait vainement rien qui soit comparable à celles de César sur ce même terrain, à l'action méthodique des légions, au robur peditum où résidait la précellence romaine, à la puissante discipline qui des corps armés faisait de redoutables engins de destruction, aux campements réguliers qui, chaque soir, assuraient si bien le lendemain de l'armée. L'art de la guerre avait sensiblement baissé ; elle était devenue moins savante et elle avait pris quelque chose de l'irrégularité des barbares contre lesquels on combattait. Mais Julien n'en fut pas moins rapidement :vainqueur, et ses victoires prouvent combien l'empire gardait encore de supériorité ; seulement il n'y avait aucun moyen de rendre cette supériorité permanente et organisée ; les éléments en demeuraient sans efficacité dès qu'un empereur médiocre était au pouvoir.

De l'année 360 où nous sommes jusqu'à la conquête définitive de la Germanie par Charlemagne il s'écoula un peu plus de quatre siècles ; long espace de temps, même pour une nation, mais qui, en effet, ne fut pas perdu pour l'éducation de ce vaste pays. L'empereur gallo-franc étant mort, non-seulement il ne se manifesta aucun mouvement qui eût pour but de reprendre 'l'ancienne indépendance et de revenir aux anciennes mœurs ; mais encore la Germanie se transforma bien vite en un empire qui entra dans .toutes les affaires de l'Occident et qui, comme cet Occident lui-même, accepta pleinement le régime féodal. De sorte que, quant à l'organisation religieuse et politique, il n'eût pas été possible de distinguer d'avec les autres ce nouveau membre de la famille occidentale, ainsi fortifiée et agrandie du côté où elle avait le plus besoin d'agrandissement et de force. De même qu'après la conquête de César la Gaule devient romaine sans presque aucune transition, de même, sans presque aucune transition aussi, après la conquête de Charlemagne la Germanie devient chrétienne et féodale. Une si complète métamorphose paraîtra inexplicable à celui qui, ne donnant pas une suffisante attention aux contacts multipliés entre les populations de la rive droite et de la rive gauche du Rhin, s'imaginera qu'aucune préparation ne s'était produite parmi les Germains. Depuis que le royaume des Mérovingiens avait pris racine, les affaires étaient demeurées très-mêlées entre la Gaule et la Germanie ; il s'y faisait un perpétuel va-et-vient d'hommes et de choses ; et l'état social tendait, jusqu'à un certain point, à se niveler des deux côtés, c'est-à-dire que, tandis que l'immixtion des barbares abaissait, sur le sol romain, le degré de la civilisation, le degré s'en exhaussait sur le sol germain. De cette élaboration séculaire par contact, guerre et mélangé, il advint qu'au moment où Charlemagne finit la Germanie et commença l'Allemagne, la transition ne présenta que de médiocres difficultés et que le régime catholique et féodal ne tarda pas à s'implanter sur la rive droite du Rhin.

Semblablement ne fut pas perdue non plus la longue période de contacts depuis la conquête des Gaules par les Romains jusqu'à la chute de l'empire. On a noté, et c'est une remarque vraiment historique et profonde, que, chez les trois peuples barbares, ibères, gaulois et bretons, qui avaient été subjugués successivement, il y avait eu également une succession pour le temps où chacun d'eux, entrant en pleine possession de la civilisation, avait fourni à Rome des chefs militaires ou civils et des lettrés. Les Germains forment une quatrième tribu qui surgit, dans l'ordre du temps, après les autres, et avec une impression d'autant moins forte et moins marquée que la conquête n'intervint pas. Aussi, à part les Goths qui furent christianisés avant d'avoir envahi l'empire, qui traduisirent la Bible, et qui produisirent quelques écrivains, la Germanie resta fermée à toute la culture littéraire, mais resta ouverte à cette culture qui résulte du commandement des armées, du gouvernement des hommes et du maniement des affaires. Entre les prisonniers faits sur les Cimbres et les Teutons, il n'est resté souvenir que de celui qui n'osa pas égorger Marius captif ; les premiers empereurs eurent une garde germaine ; mais peu à peu les Germains sortirent de cette position inférieure ; ils prirent rang dans l'armée romaine comme officiers et commandants, et, vers la fin, les postes les plus importants étaient entre leurs mains. Qu'auraient dit Scipion, César ou Germanicus, s'ils avaient vu leurs légions conduites par des Chérusques ou des Suèves ? et quelle supériorité restait-il à l'armée romaine, puisque ceux qui la commandaient étaient les mêmes que ceux qui menaient les bandes barbares ? Dès lors tout s'était confondu, tout s'était nivelé ; et cet exhaussement des Germains, qui s'opérait par les qualités militaires, ne laissait plus d'autre issue que la substitution de chefs francs, bourguignons, ostrogoths, visigoths à l'empereur et à ses lieutenants.

Donc ce fut le côté militaire par où les Germains se développèrent, en raison d'une double tendance : l'une qui les rapprochait des Romains en les rendant plus habiles, l'autre qui rapprochait d'eux les Romains en les rendant moins militaires. Ce développement était le seul ouvert ; les autres restèrent longtemps interdits à la Germanie, qui ne commença qu'après Charlemagne à compter comme nation pensante et écrivante. Les Gaulois nous sont connus, par les écrivains grecs et latins, environ depuis l'an 600 avant l'ère chrétienne : durant ces six siècles qu'ils passent sous les yeux de l'histoire, jusqu'à leur incorporation dans l'empire romain, rien, à part des compositions druidiques qui, confiées à la mémoire seule, ne devinrent jamais propriété de l'esprit humain, rien ne sortit de cette vaste multitude, si ce n'est un bruit d'armes et des essaims belliqueux, rien qui enrichit le trésor commun des choses belles et vraies ; les aptitudes ne commencèrent à s'exercer que sous la discipline romaine ; l'autonomie fut stérile. Un temps non moins long fut accordé aux Germains ; l'hist9ire les tonnait positivement depuis l'invasion des Cimbres et des Teutons, et surtout depuis que la borne de l'empire fut plantée sur le Rhin ; eux aussi, à part des chants qui ne se sont pas conservés, n'eurent d'autres occupations que vivre et guerroyer ; aucune grande œuvre n'apparut dans leur domaine, et il fallut que la conquête de Charlemagne fit pour eux ce que la conquête de César avait fait pour les Gaulois. Et pourtant, ni d'un côté ni de l'autre on n'accusera la race ; Gaulois et Germains étaient aryens comme les Grecs et les Latins ; leurs langues obéissaient au même système grammatical ; et, d'ailleurs, l'avenir s'est chargé de prouver que les circonstances, non le fond, manquaient au développement. Dans la Gaule et la Germanie, les générations passèrent comme celles des chênes dans leurs forêts ; c'était une vie de végétation, une vie de tribu, mais non une vie d'humanité. Tant que le but, si bien exprimé par le poète romain : toti genitum se credere mundo, ne suscite pas insciemment d'abord, consciemment ensuite, les nations, elles demeurent engourdies et inutiles, mais avides, si elles sont près de la civilisation, de porter les mains sur ses jouissances. Puis finalement, vaincues ou victorieuses, le résultat est le même, et elles sont subjuguées par l'ascendant dont elles deviennent à leur tour un nouvel et puissant organe.

Désirer passionnément les biens des villes opulentes et des riches campagnes de la Gaule et de l'Italie, et désirer non moins ardemment de garder leur indépendance, telle était la double impulsion qui animait les tribus germaines sur le sol national. Aux yeux des Romains, du moins de ceux qui ne prétendaient pas, comme Tacite, opposer la vie germanique ainsi qu'une satire à la vie romaine, il eût été avantageux pour les Germains eux-mêmes de passer sous une domination qui eût adouci leur sol et leurs mœurs. Pline, peignant les Chauques qui, habitant sur le bord de la mer, en des localités envahies deux fois le jour par la marée, n'avaient pour se chauffer que de la tourbe — Captum manibus lutum ventis maq is quam sole siccantes —, remarque : Voilà pourtant des nations qui, si elles étaient subjuguées aujourd'hui par les Romains, crieraient qu'elles sont esclaves ; certes, la fortune n'épargne souvent que pour châtierEt hæ gentes, si vincantur hodie a populo romano, servire se dicunt ; ita est profecto : multis fortuna partit in pœnam, XVI, 1. Pourtant, même dès lors, quelques arts vraiment industriels commençaient à pénétrer dans la Germanie ; ce même Pline, nous apprenant que toute la Gaule se livrait à la fabrication des toiles de chanvre, même les Morins qu'on croyait jadis placés à l'extrémité de la terre, ajoute : Cette industrie a passé aussi chez nos ennemis d'outre-Rhin ; pour leurs femmes, il n'est pas de vêtements plus beaux que les toiles de chanvre... En Germanie, c'est dans des locaux souterrains que se fait cette fabricationJam quidem et transrhenani hostes ; nec pulchriorem aliam vestem eorum femime novere... in Germania autem defossi atque sub terra id opus agunt, XIX, 2. En Flandre, encore aujourd'hui, le tissage se fait dans des caves. Il est bien à regretter que l'ouvrage de Pline sur la Germanie ait péri ; il la connaissait et n'était aucunement engoué de la vie barbare.

Avant Julien, la lutte entre le monde romain et le monde barbare était commencée, et elle continua après lui ; Rome succomba, mais l'autre ne survécut pas. Montesquieu, dans une phrase célèbre, a dit : Si aujourd'hui un prince faisait, en Europe, les mêmes ravages que Charlemagne, les nations, repoussées dans le nord, adossées aux limites de l'univers, y tiendraient ferme jusqu'au moment qu'elles inonderaient et conquerraient l'Europe une troisième fois. Ce grand esprit a obéi à la même illusion que celle qui fit prévoir à Thucydide le cas où il y aurait une seconde guerre du Péloponnèse, entre Athènes et Lacédémone. Il ne devait plus y avoir dans la Grèce d'hégémonie disputée entre Athènes et Sparte qui ramenât une guerre du Péloponnèse ; et il n'y a plus aujourd'hui de nations adossées aux limites de l'univers. Sans doute, au temps des empereurs, la barbarie germanique, appuyée sur la barbarie scythique et sarmate, et occupant de froides et impénétrables contrées, offrit d'invincibles obstacles aux armes, romaines ; mais déjà elle n'en offrit pas aux armes de Charlemagne, qui rendit à la civilisation l'inestimable service d'en finir avec elle ; et les Allemands, qui sortirent des Germains, continuèrent la grande opération, si bien que tout le nord, toutes les limites de l'univers sont entrés dans le vaste corps politique qui, de plus en plus, domine le globe entier.

L'antiquité classique périt quand disparurent ses républiques avec leurs aristocraties et leurs plèbes, et l'empire ne fut que la caducité d'une société dont l'organisme était brisé ; l'antiquité barbare périt à son tour et disparut au contact des populations romanes. Les choses se nivelèrent entre les deux, et ce fut alors que la civilisation atteignit le point le plus bas où cette crise devait la faire descendre ; mais comme, au fond, rien de vital n'était atteint, comme la religion gardait son empire, et que les lettres et les sciences ne rompirent pas leur tradition, l'Occident ne tarda pas à se relever et à entrer dans l'organisation féodale. La Gaule eut, par Charlemagne et par la conquête de la Germanie, un rôle décisif en cette reconstitution de l'Europe ; et la France, héritière de la Gaule, le garda dans la haute période féodale. On a remarqué que, sous la fin de la domination romaine, la Gaule avait manifesté une tendance sinon à se séparer de l'empire, du moins à prendre la direction des affaires d'Occident, tendance que M. de Broglie a heureusement caractérisée, et qui a, comme on voit, une valeur historique. Je termine par cette importante citation :

La Gaule, après avoir d'abord très-vaillamment défendu, mais ensuite très-promptement abdiqué ses mœurs, sa langue et ses dieux, ne conservait de son ancien esprit d'indépendance que le goût très-prononcé d'exister pour son compte et d'être régie chez elle par un souverain qu'elle pût connaître et voir à l'œuvre. Nulle part peut-être la civilisation romaine n'avait plus fortement marqué son empreinte ; nulle population n'avait subi, à un plus haut degré, la transformation de la conquête ; mais, en prenant les mœurs, elle avait voulu prendre aussi les droits des conquérants. Elle imitait Rome, avec la prétention, toujours persistante et souvent exprimée, de la remplacer. A la différence de l'Orient hellénique qui subissait servilement le joug de ses vainqueurs, mais gardait sous leurs yeux et même leur communiquait ses molles coutumes, la Gaule, en se dépouillant de la barbarie, n'avait perdu ni le souvenir ni l'espoir de la liberté. Au sein de chacune de ses cités florissantes, une curie, composée de citoyens riches, dont les noms, bien qu'allongés par une terminaison romaine, trahissaient leur origine celtique, présentait, par la dignité de ses délibérations, l'image d'un véritable sénat. Vers le milieu du troisième siècle, au moment où l'anarchie et l'invasion rendaient à chaque province le soin de sa propre défense, la Gaule avait usé de l'inter- règne pour porter à sa tête des soldats nés sur son territoire, et créer un véritable empire gaulois qui put se maintenir treize années. Elle n'avait été ni moins prompte ni moins habile à tourner à son profit la division de la dignité impériale, devenue si habituelle depuis Dioclétien. Constance Chlore, Constantin dans -sa jeunesse, n'avaient pu gagner le cœur de leur province qu'en prenant l'attitude de souverains gaulois par excellence ; Julien, subissant la même influence ou suivant la même politique, était sûr d'arriver au même succès.

 

VI. — Julien

M. Albert de Broglie, arrivé à la mort de l'empereur Constance, en termine le récit par ces paroles : Ainsi mourut, dans un bourg d'Arménie, le dernier fils de Constantin, au milieu des malédictions des chrétiens, entre les bras d'un hérétique, et laissant le trône à un apostat. Je sais que, dans sa jeunesse, Julien fit profession de la religion chrétienne ; je sais que les chrétiens ont attaché à son nom cette qualification injurieuse ; mais l'histoire est-elle autorisée à la ratifier ? Je ne le crois pas : Apostasie a un sens subjectif suivant lequel celui qui prononce ce mot juge que celui à qui il est appliqué a quitté, par une perversion quelconque, la bonne religion pour une mauvaise ; et, à ce point de vue, tout chrétien peut sans doute nommer apostat le chrétien qui renonce au christianisme. Mais Julien a-t-il été véritablement chrétien ? on ne voit pas qu'il l'ait été au sens qui permettrait de le traiter d'apostat. Je ne parlerai point de l'enfance où l'on ne se connaît pas ; la sienne fut certainement chrétienne, puisque l'empereur, qui avait fait assassiner son père et deux de ses frères, l'entoura de maîtres chrétiens ; mais, dès qu'il se connut, il est évident par les faits que le jeune homme rompit, dans son for intérieur, avec les enseignements que l'enfant avait reçus, et que l'ensemble des dogmes nés de la fusion entre le paganisme et la philosophie néo-platonicienne prévalut dans son esprit. Les chrétiens, alors maîtres de l'empire et tout-puissants, ne regardèrent peut-être pas de très-près ce qui se passait dans cette âme. Mais les païens, plus intéressés à la clairvoyance, ne s'y trompaient pas, et, pendant toute la jeunesse de Julien, ils espérèrent en ce chrétien prétendu.

Le christianisme inscient et involontaire de l'enfance ne devient, si l'homme vit, réel, qu'autant que cet homme, à l'âge de raison, ratifie la croyance qu'il a reçue ; mais, s'il ne la ratifie pas, le nom d'apostat ne peut lui être donné par ceux dont il se sépare. Dans un cas 'différent, mais qui a cela de comparable qu'il s'y agit aussi d'une religion non adoptée par la conscience, je ne nommerai pas le roi de Navarre et

le prince de Condé des apostats, quand, après la Saint-Barthélemy, et sous des menaces actuelles de mort, ayant abjuré le protestantisme, ils redevinrent protestants dès que la liberté leur fut rendue. Ils avaient été catholiques de bouche et non de cœur ; et, pour être accusés d'apostasie, il aurait fallu l'avoir été de cœur et non de bouche. Ils ne voulurent pas être martyrs ; pourtant, les exemples de martyres n'avaient pas manqué parmi leurs coreligionnaires, et des fermetés égales à celles des premiers chrétiens avaient signalé la ferveur des néophytes et bravé là colère des bourreaux ; pourtant encore, ces deux princes étaient des hommes intrépides sur les champs de bataille, comme ils l'avaient prouvé et comme ils le prouvèrent. Mais, soit que la mort ainsi présentée à ces jeunes gens les effarouchât, soit qu'ils crussent qu'au service de leur croyance leur vie importait plus que leur martyre, le fait est qu'ils couvrirent d'un masque leurs vrais sentiments, et qu'un moment, à la cour de Charles IX, on eût pu les prendre pour des catholiques. C'est à l'histoire, si elle peut ou si elle veut, de juger jusqu'à quel point l'abjuration contrainte de ces princes entache de faiblesse, mais non d'apostasie, leur mémoire.

En tout cas, le jugement ne peut pas être plus sévère pour Julien qu'il ne le serait pour eux. Lui aussi couvrit soigneusement d'un voile épais la croyance  qu'il entretenait au fond de son âme et s'astreignit silencieusement à des pratiques religieuses qui n'étaient pas les siennes ; mais il avait, dans l'empereur Constance, un Charles IX qui n'était pas disposé à le ménager plus que le reste de sa famille ; aussi Julien s'enveloppa-t-il dans le manteau de chrétien qu'il aurait voulu rejeter, et dans le manteau de philosophe qu'il garda sur le trône. De toute la famille de Constantin, il ne restait plus que son fils Constance et deux neveux qui étaient deux frères, Gallus et Julien. Incapable de porter seul le poids de l'empire, Constance s'adjoignit Gallus en qualité de César ; mais, incapable aussi de ne pas avoir, contre un collègue de son sang, des défiances qui ne pouvaient pas le laisser vieillir, il se débarrassa, par un meurtre, d'un prince dont la force et l'habileté n'avaient pas su se préparer une défense. Pas plus qu'il ne laissait percer son paganisme, Julien ne laissa percer son chagrin de la mort d'un frère et ses craintes pour lui-même ; il s'enfonça davantage dans l'étude, qui fut toujours une passion pour lui, et s'efforça de se faire plus humble et plus petit qu'il n'avait jamais été. Représentons-nous ce jeune homme, païen ardent comme la suite le prouva, ayant en lui de l'héroïsme comme le montrèrent ses brillantes campagnes en Gaule et contre les Germains, sa funeste campagne contre les Perses, et concentrant bous ses efforts pour qu'on ne vit rien qui trahit le païen et le vaillant homme ; combien de fois, sous cette double oppression, dut-il se dire, lui qui feuilletait sans cesse le vieil Homère, ce que disait Ulysse, en proie aux insultes des prétendants : Sois patient, ô mon cœur, τέτλαθί, μου κραδίη. La même nécessité qui avait imposé Gallus à Constance lui imposa bientôt Julien ; mais, quand le nouveau César, appelé à la cour de son redoutable parent, mit le pied sur le seuil du palais, il crut qu'il marchait au trépas aussi bien qu'à l'empire, et il prononça ce vers solennel qu'Homère dit des héros qui, tombant sur le champ de bataille, sont saisis par la mort empourprée et le destin puissant :

Έλλαβε πορφύρεος θάνατος καί μοΐρα κραταίη.

Chose étrange, dit M. de Broglie, que la postérité a peine à croire et qu'il faut pourtant qu'elle admette : de tous les sentiments qui animaient Julien, le plus profond peut-être, celui dont l'expression jaillit le plus naturellement de son cœur, c'est sa dévotion au polythéisme. Elle reparaît sous trop de formes dans ses écrits, tient trop de place dans sa vie, lui inspira, même sur son lit de mort, trop de pieuses effusions pour qu'on puisse douter de sa sincérité ; une comédie ne saurait être ni si longue, ni si bien jouée. Quand il s'écriait dans un élan de ferveur : J'aime les dieux, je frissonne devant eux, je les respecte et je les redoute, sa voix prenait un accent d'émotion que nulle feinte ne saurait imiter. Résignons-nous donc à penser qu'un homme d'esprit pouvait encore, quatre siècles après Jésus-Christ, s'aveugler jusqu'à chérir les fables dont souriait déjà Cicéron. L'étonnement qu'exprime ici M. de Broglie est celui d'un chrétien qui, devant la clarté qui l'illumine, ne conçoit pas qu'un esprit saisisse et embrasse de préférence les ténèbres et le chaos ; étonnement, du reste, qui est rendu par les libres penseurs ne concevant pas que l'on soit chrétien. Mais il n'en soulève pas moins une question importante, celle de savoir si, de Cicéron à Julien, la tendance des idées avait changé, et si le monde, le monde païen du moins, qui, au temps du premier, semblait se dégager de ses incohérentes croyances, était, au temps du second, rentré dans ses anciennes entraves. La question mérite d'être examinée, d'autant plus que tous ceux qui étaient demeurés dans le paganisme l'entendaient et le pratiquaient comme Julien, et qu'ainsi la situation était générale, non particulière. Je sais que Cicéron riait des poulets sacrés, que César niait qu'il y eût des enfers et des châtiments pour les coupables, que Pline traitait d'extravagances les récits sur ces dieux jeunes, vieux, et liés entre eux par des générations ; mais, qu'était ce scepticisme ? Un scepticisme ne peut s'évaluer que par l'état de civilisation où il se produit ; et, suivant la nature de cet état, un scepticisme peut être en proie à toutes sortes de crédulités. L'homme qui me sert le mieux à apprécier la condition mentale des premiers temps de l'empire, c'est Pline, avec sa vaste compilation, qui montre que, tandis qu'on ne croyait guère à Jupiter ou à Mars, un champ immense restait ouvert aux croyances surnaturelles. Et, en effet, il n'en pouvait être autrement, puisque c'est devant la science seule, et à mesure qu'elle conquiert de nouveaux domaines dans l'explication du monde, que se renferme en un cercle de plus en plus restreint tout ce qui est intervention des forces occultes. Jusque-là les meilleurs et les plus fermes esprits sont dominés par les merveilleux récits des hommes et par les mystères de la terre et du ciel. Le peu crédule Auguste raconta que, malheureusement, il avait mis son soulier gauche le premier, le jour où il faillit périr en une sédition militaire ; Julien, je crois, n'a rien de plus fort. Le même Auguste, qui n'aurait pas vu quelque chose de prodigieux dans les éclipses, attendu que les astronomes les expliquaient et les annonçaient, n'ayant pas, à l'égard des comètes, d'aussi positives notions, se félicita, dans l'intimité, de la comète qui apparut lors de la célébration de ses jeux, née, disait-il, pour lui, et dans laquelle il naissait à son tour. Il ne faut donc pas croire qu'il y ait eu une recrudescence de superstition, en allant du temps d'Auguste et de Cicéron à celui de Julien, recrudescence qui aurait ressaisi une classe d'hommes jadis émancipés. Non, ce n'est pas cela qui fut changé ; ce qui le fut, c'est le point de vue auquel apparut le polythéisme lors de ces deux époques. Dans la première, il y eut un interrègne religieux, et l'on cessa de croire à la religion officielle ; dans la seconde, la philosophie, se réconciliant avec la religion, la rendit acceptable à des esprits modifiés graduellement et à leur insu par le christianisme croissant. Julien, lui-même, l'avait dit dans un ouvrage où il combattait les chrétiens et qui a péri : ce qui l'empêcha de donner son assentiment à la nouvelle religion, ce fut l'impossibilité où se trouva son esprit, de concevoir comment le Dieu un et infini pourrait gouverner le monde sans un cortège de dieux intermédiaires. Ce cortège était fourni à la philosophie par le polythéisme que son antiquité recommandait, en outre, aux esprits attardés.

Sauf l'inculpation d'apostasie que, comme on a vu, je n'admets pas, je suis tout à fait d'accord avec M. de Broglie dans l'appréciation de Julien. Il lui attribue, dans une juste mesure, les qualités et les mérites qu'il eut, et condamne sans réserve la tentative de restaurer le polythéisme, et d'aller à l'encontre des nouvelles destinées qui s'ouvraient. Dans la vie des hommes considérables par les actes de la politique ou par les œuvres de l'intelligence, il y a deux côtés à considérer : le côté extérieur, celui par lequel ils ont agi sur les autres et sur l'histoire, et le côté intérieur, celui par lequel ils ont été, intellectuellement et moralement, ce qu'ils furent. Le polythéisme de Julien, qui est son trait distinctif, eut deux sources ; l'une fut dans sa raison qui, telle que l'avaient faite une constitution originelle et son goût passionné pour l'antiquité classique, eut besoin de placer, comme sur des échelons, toute sorte de ministres du Dieu suprême ; l'autre fut dans son cœur révolté contre ces mains impériales et chrétiennes qui étaient souillées du sang de sa famille, et qui, menaçant tous les jours de l'envoyer la rejoindre, le tenaient dans la plus dure compression.

Je comparerais volontiers Julien à Marc-Aurèle ; ceci soit dit sans que je prétende ni rabaisser Marc-Aurèle, ni exalter Julien : ils ont un point singulier de ressemblance, c'est d'avoir été l'un et l'autre des philosophes assis sur le trône et d'avoir tenu à honneur de conformer la conduite aux préceptes. L'empire ne les change pas, la licence de la toute-puissance cède aux règles de la philosophie ; l'un est un stoïcien, l'autre est, comme on dit aujourd'hui, un néo-platonicien ; deux écoles fort sévères pour la répression des passions, et, particulièrement, des convoitises sensuelles, et qui faisaient de la vertu telle qu'elles la définissaient le but de la vie humaine. On a dit que les peuples seraient heureux quand les rois seraient philosophes ; mais de quelle philosophie s'agit-il ? Sans doute la philosophie de Marc-Aurèle et de Julien firent que la vie, la propriété, l'honneur des hommes et des femmes furent en sûreté auprès d'eux, à la différence de ces détestables tyrans qui déshonorèrent plus d'une fois le trône impérial ; mais elle n'empêcha pas Marc-Aurèle de persécuter les chrétiens, et elle poussa. Julien dans une voie qui l'aurait sans doute conduit à de grandes violences ; elle n'éclaira en rien Marc-Aurèle sur la destinée de l'empire, et ferma à Julien les yeux sur l'évidence d'une révolution religieuse et morale déjà toute accomplie. La vérité est qu'alors le stoïcisme et le néo-platonisme furent deux systèmes d'idées attardés et devant être considérés l'un comme stationnaire et l'autre comme rétrograde. Il n'y avait, on le voit, dans la philosophie païenne, aucune ressource pour l'amendement des conditions sociales du monde romain et, par son intermédiaire, du monde barbare qui tendait si énergiquement à s'y incorporer. Cette philosophie avait, du reste, produit tout ce qu'elle avait pu produire, et le reflet de son influence se montre sur les physionomies impériales. Au début, le polythéisme, vieil héritage de conceptions rudimentaires, a perdu dans les consciences ce point délicat qui fait qu'elles sont contentes de ce qu'elles croient ; il flotte dans le vague officiel, sans efficacité mentale ou sociale, laissant tout ouvert aux superstitions régnantes. Plus tard et sous les Antonins, le stoïcisme devient respectueux pour lui, et il embrasse volontiers dans son manteau les dieux immortels, pour qui le stoïcien, aux prises avec les difficultés de la vie, est un si beau spectacle. Finalement et au quatrième siècle, le point délicat qui était perdu est retrouvé, la conception métaphysique du monde accueille et explique la théologie polythéistique, et le polythéisme redevient une religion, juste au moment où il ne peut plus vivre, étouffé qu'il est par une plante plus robuste.

Mors sola fatetur quantula sint hominum corpuscula, a dit le satirique ; mais la mort, qui jette dans l'agonie et la dissolution la machine humaine, met aussi à une dernière et solennelle épreuve les sentiments dont l'âme avait été remplie, du moins quand le mode de mourir est tel qu'il laisse à l'esprit la lucidité. On meurt comme on peut et non pas comme on veut. Il fut donné à Julien de mourir comme il voulait ; il en profita pour rendre un dernier hommage et un dernier aveu à la religion qu'il avait suivie. Mes amis, dit-il à ceux qui entouraient son lit de mort, le temps est venu, vous le voyez, où il faut sortir de la vie et rendre, comme un débiteur exact, à la nature ce qu'elle m'a prêté : je m'acquitte envers elle avec joie, et non avec les regrets que le vulgaire peut supposer. L'opinion commune des philosophes m'a appris, en effet, que le bonheur réside dans l'âme et non dans le corps, et qu'il faut se réjouir et non s'affliger quand la meilleure partie de nous-mêmes se sépare de l'inférieure. Je fais aussi réflexion que la mort est souvent la plus grande récompense que les dieux célestes puissent envoyer aux gens de bien ; je la reçois donc comme une grâce qu'ils me font, pour que je ne succombe pas dans ces extrêmes difficultés et que mon âme ne s'abatte ni ne s'avilisse... Je n'ai rien fait dont je me repente ou dont le souvenir me fasse rougir ni dans le temps où on m'avait relégué dans un coin du monde obscur et écarté, ni depuis que j'ai pris en main l'empire. J'ai regardé ce pouvoir comme une émanation de la puissance divine ; je crois l'avoir conservé sans tache, gouvernant les affaires civiles avec modération, et n'entreprenant de guerre soit agressive, soit défensive, que pour des motifs mûrement pesés... Convaincu que la fin de tout bon gouvernement doit être l'intérêt et le salut des peuples, j'ai toujours été, comme vous le savez, porté vers la modération. J'ai écarté de toutes mes actions cette licence capricieuse qui corrompt les mœurs et les États. Toutes les fois que la patrie, cette mère qui a droit de commander à ses fils, m'a ordonné de marcher au-devant des périls, j'y ai couru avec joie. Il eut assez de clairvoyance, parlant du successeur qu'on avait à lui donner, pour ne désigner personne en une situation si troublée ; et, le bruit de gémissements et de sanglots parvenant à son oreille, il s'écria : Silence, c'est trop de regrets pour un prince qui va rejoindre le ciel et les astres.

Ce discours, dont je viens de citer un extrait d'après l'élégante traduction de M. Albert de Broglie, est rapporté par Ammien Marcellin ; et l'on peut y avoir confiance, sauf les erreurs et les amplifications que comportent de longues paroles consignées sur le papier tardivement et de mémoire. Je rangerai parmi les erreurs et les amplifications ces mots que l'historien met dans la bouche du prince mourant : Je ne crains pas de l'avouer, il y a longtemps déjà que j'ai appris d'un oracle prophétique que je devais mourir par le fer. Sans contester qu'un vaillant guerrier comme Julien ait plusieurs fois songé que sa mort serait sanglante, et que, dans un esprit aussi adonné aux croyances surnaturelles, cette idée ait pris la forme d'une prophétie, le soupçon éveillé augmente quand on rapproche une autre anecdote racontée par le même Ammien Marcellin : L'empereur blessé demanda le nom du lieu où il était tombé, on lui dit que c'était un petit endroit nommé Phrygia ; ce nom parut lui causer une grande surprise, car il cessa de s'agiter sur sa couche et demeura frappé de stupeur. C'en est fait, dit-il, on m'a toujours prédit que je mourrais en Phrygie. Je ne puis croire, je l'avoue, que mourir en Phrygie eût été prédit à Julien, et que les devins eussent eu cette sorte de demi-connaissance de l'avenir, qui, comme dit Shakespeare, leur faisait tenir parole à l'oreille sinon à la pensée de celui qui les interrogeait. A la vérité on peut dire avec La Fontaine :

Il ne se faut point arrêter

Aux deux faits ambigus que je viens de conter.

Ce fils par trop chéri ni le bonhomme Eschyle

N'y font rien : tout aveugle et menteur qu'est cet art,

Il peut frapper au but une fois entre mille ;

Ce sont des effets du hasard.

Mais il y a, dans les histoires anciennes, trop de ces prophéties pour qu'on en assigne la prétendue vérification à des coïncidences fortuites, que l'on trouvera bien peu probables si l'on essaye d'en supputer la probabilité. Dans le cas présent, sans suspecter la bonne foi d'Ammien Marcellin, on sera porté à penser que, dans sa mémoire, les détails se sont confondus assez pour mettre dans la bouche de Julien un récit merveilleux fait après coup ; et, sans diminuer en rien sa juste autorité quant à ce qui regarde la guerre et le gouvernement, on verra, dans ces prophéties ou ces miracles racontés à même taie que l'histoire réelle, la preuve de l'état où se trouvaient les meilleurs esprits à l'égard du surnaturel.

Il est singulier, et M. Albert de Broglie le remarque, que ceux qu'au dix-huitième siècle on nommait les philosophes soient allés faire, dans le passé, alliance avec l'empereur Julien. Ce qui les attira, c'est qu'ils étaient, ce que Julien avait été, ennemis du christianisme. Sans doute, réhabiliter les personnages que le christianisme avait condamnés, et rabaisser ceux qu'il avait vantés, fut, parmi ces philosophes, une tendance naturelle. Mais s'ils n'avaient pu résister à cette impulsion, du moins ils auraient dû faire leur réserve, afin de ne pas coudoyer de trop près Libanius, et de montrer qu'un dissentiment plus profond que l'accord contre le christianisme existait entre eux et Julien. Ce n'était pas pour rappeler Jupiter et Neptune qu'ils parlaient et écrivaient, ni pour inonder les temples du sang des victimes, ni pour en interroger d'un œil curieux les entrailles, ni pour évoquer les ombres, ni pour provoquer les extases divinatrices, ni pour donner crédit aux songes prophétiques. Or, tout cela, Julien et ses amis le traînaient après eux.

Julien, dit M. Albert de Broglie, eut des talents ; aucun n'était tout à fait du premier ordre ; mais leur combinaison inattendue formait un mélange des plus originaux qui aient jamais paru. Avant tout, il excella dans la guerre ; c'est pour le combat qu'il était né, c'est sur le champ de bataille qu'il parut tout ensemble le plus simple et le plus grand. L'audace et la prudence, le calcul et l'élan, l'art de profiter de la victoire, et la modération de n'en point abuser : toutes ces qualités contraires, dont l'équilibre fait le capitaine, se balançaient chez lui dans une juste mesure. Cela est fort bien dit, et plutôt au delà qu'en deçà du vrai. Ce qui m'étonne particulièrement dans Julien, c'est que, appelé soudainement du fond d'une école où il n'avait vu que ses livres, des philosophes et des sophistes, il se soit montré si vite en état de délivrer, de défendre, de gouverner la Gaule. Non pas, remarquons-le bien, qu'il ait rejeté loin de lui un masque, comme fit Sixte-Quint, et manifesté au grand jour des aptitudes et des passions soigneusement cachées ; l'amant des lettres, de la poésie, de la philosophie, resta ce qu'il avait été, le culte qu'il leur avait voué était une réalité, non un déguisement ; mais il mit à apprendre son nouveau métier de capitaine et de gouverneur la force d'esprit qu'il avait employée à d'autres études ; et le succès justifia ses efforts. Pourtant il ne me semble pas qu'on doive lui donner un haut rang parmi les militaires. Du moins, ses victoires sur les barbares ne suffisent pas à le lui obtenir : les troupes impériales, même celles d'alors, lancées à outrance contre les bandes germaines par un homme aussi actif et aussi vaillant, ne pouvaient guère manquer d'obtenir des avantages décisifs, sans qu'il y eût, de la part du chef, de savantes et difficiles combinaisons. Le fait est que, quand sur un autre théâtre ces combinaisons devinrent nécessaires, elles firent défaut ; je veux parler de sa désastreuse expédition en Perse.

Ne consulter, pour en juger, que l'événement, serait réveiller le souvenir des paroles de Fabius, défendant son plan de campagne : Stultorum magister est eventus ; mais l'événement, comme dans le cas de Fabius, se trouva d'accord avec les raisonnements que fournissent les combinaisons militaires déduites de la nature du pays, de la force de l'envahisseur et de celle de l'envahi. Le plan primitif de Julien fut de marcher sur Séleucie et de s'en emparer ; arrivé là il fallut, pour assiéger Séleucie, investir Ctésiphon joint à Séleucie par un pont. Une manœuvre aussi hardie que bien exécutée porta l'armée romaine de l'autre côté du Tigre, et Julien menaça également les deux villes. Mais là à une immense distance de tout secours romain, n'ayant plus de communication avec sa base d'opération, il douta qu'il fût possible d'emporter assez tôt une grande ville, défendue par une nombreuse garnison, et au secours de laquelle marchait l'innombrable armée de Sapor. En cette position, le but de la campagne devint très-précaire et le danger très-grand ; des attaques précipitées et désespérées pouvaient seules rendre Julien maître de la ville ; et, si cette entreprise, qui n'avait plus pour elle que bien peu de chances, échouait, il fallait commencer une longue et désastreuse retraite, toujours harcelée par l'armée du grand roi. Au lieu d'essayer de conjurer le péril, Julien l'aggrava immensément : il conçut le projet de s'avancer encore plus avant dans le pays, de s'éloigner davantage de sa base, de brûler sa flotte, et de jeter à corps perdu son armée sans vivres, sans renforts, sans point d'appui dans l'immensité, pour aller chercher Babylone et Sapor. Babylone exerça sur lui la même fascination que Moscou sur Napoléon ; et, sans plus calculer que ne fit quinze cents ans plus tard l'empereur des Français, si aucun retour était possible, il se précipita en aveugle et à l'aventure. L'issue fut fatale aux Romains comme aux Français, sauf que Julien n'atteignit pas Babylone, et que Napoléon, pour son malheur, atteignit Moscou. Forcé de rétrograder par son armée qui ne pouvait plus avancer, il fut tué dans la retraite, et son successeur acheta par une paix misérable le salut des débris qu'il ramenait. En somme, cette campagne dans la Perse est d'un Charles XII, et non d'un Alexandre, d'un César, d'un Turenne, d'un Marlborough.

Julien, dit M. Albert de Broglie, était orateur : il avait l'improvisation et l'art, l'ardeur spontanée qui jaillit du choc des événements, et cette délicatesse exquise qui s'éprend de la beauté parfaite et poursuit la grâce achevée de l'expression. Pour une époque de décadence, et malgré cette culture excessive qui avait surchargé, plus que développé ses dons naturels, son goût est pur et sa diction élégante. Mais il ajoute : Sa dévotion puérile, enveloppée dans les nuages d'une philosophie inintelligible, rend ses meilleurs ouvrages inabordables pour le lecteur le moins prévenu. Le sujet, d'ailleurs, communique à l'écrivain sa fadeur ; on cherche en vain ce courant de feu qui circule dans les écrits chrétiens de ce siècle. En sortant du désert brûlant d'Athanase ou de la retraite délicieuse de Basile, pour s'asseoir avec Julien sur son Olympe dépouillé, dans le chœur de ses vieilles divinités, au milieu des fleurs fanées de sa rhétorique, on se sent saisi d'une oppression qui fait languir ; c'est une atmosphère épuisée, dont tout l'air respirable a disparu sans retour. Les deux termes de ce jugement forment une appréciation aussi ingénieuse qu'équitable, qui n'oblige pas à méconnaître que les Césars de Julien ne sont pas sans piquant, et que son Misopogon est curieux par beaucoup de détails. C'est là qu'il fait l'éloge de sa chère Lutèce, de cette petite île où est assise la cité des Parisiens, de ce fleuve paisible et bénin qui, ne grossissant guère en hiver, ne ravage pas les campagnes par ses débordements, de ces vignes excellentes qu'on y cultive, de ces figuiers que l'industrie des habitants sait préserver. Nous devons, nous, Parisiens, ne pas être sans quelque gré de cette prédilection pour notre ville, alors si humble, qui devait tant grandir et à qui on peut appliquer ce que Virgile dit des chétifs commencements de Rome :

Jam muros arcemque procul se rara domorum

Tecta vident, quæ nunc romana potentia cœlo

Æquavit ; tum res inopes Evandrus habebat.

Pour ceux qui s'occupent des changements que les climats peuvent subir dans le cours des siècles, je remarquerai que la Seine, ne débordant pas plus aujourd'hui qu'alors, montre que les pentes et les pluies n'ont pas sensiblement varié ; que la vigne, cultivée aujourd'hui comme alors, exclut une température plus froide, sans, il est vrai, en exclure une plus chaude ; mais qu'à son tour cette température plus chaude est exclue par la culture du figuier qui y est l'objet d'un art et qui exige que pendant l'hiver on enveloppe l'arbre d'une couverture de paille ou de tout autre moyen protecteur. C'est encore la pratique dont on use dans les environs de Paris, pour faire passer l'hiver aux figuiers, soit qu'on les empaille, soit que, comme à Argenteuil, on les couche dans la terre. Ces circonstances combinées prouvent que, depuis quinze cents ans, le climat de Paris ne s'est ni refroidi ni échauffé.

Parmi beaucoup de lettres à ses amis les philosophes, où il n'y a guère que des phrases élégantes, des réminiscences et des citations, j'en choisis une qui me plaît par le goût des choses champêtres, et que je traduis :

Je tiens de ma grand'mère un domaine situé en Bithynie, non petit et qu'on dirait équivaloir à quatre métairies ; je te le donne pour le gré de ton amitié. Trop exigu pour procurer l'opulence et faire concevoir des pensées de luxe, le don pourtant ne t'en paraîtra pas sans agrément, si j'entre dans le détail et la description ; est-il donc hors de propos de chercher quelque gracieuseté avec toi qui es plein des Grâces et des Muses ? Ce domaine n'est pas à moins de vingt stades de la mer, si bien que ni marchand, ni nautonier bavard et impertinent ne s'y fait entendre. Et pourtant, il n'est pas privé des douceurs de Nérée ; on y a du poisson frais et tout palpitant ; et si, sortant du logis, tu montes sur quelque tertre, tu découvriras la Propontide, les îles et la ville dénommée d'après un prince glorieux. Ce n'est pas sur des algues, sur des mousses et tous ces rejets déplaisants et à peine nommables que fait la mer en ses rivages sablonneux, que tu mettras le pied, mais sur le smilax, sur le thym et sur des herbes odoriférantes. Tranquillement couché et les yeux fixés sur un livre, il est doux de les relever par fois pour voir les vaisseaux et la mer. Jeune homme, rien m'était plus cher que ce coin qui a des sources non méprisables, un bain charmant, un jardin et des arbres ; homme fait, je regrettais mon ancien séjour, aussi y suis-je revenu plus d'une fois, et je n'ai pas à me plaindre des visites que j'y ai faites. Ce lieu garde aussi une trace de mes travaux agricoles, en un petit vignoble produisant un vin odorant, agréable, et qui par le temps ne contracte aucune mauvaise qualité. Tu verras Bacchus et les Grâces ; la grappe sur la vigne et le jus dans le pressoir, ont l'odeur de rose ; et, si nous en croyons Homère, le moût du vin dans les tonneaux est une goutte du nectar. Pourquoi donc n'ai-je pas planté bien des arpents d'une telle vigne ? C'est que je ne suis pas un agriculteur bien diligent ; puis la coupe de Bacchus est pour moi la coupe de la sobriété ; et, comme les nymphes prodiguaient leurs eaux, je n'ai fait venir que ce qu'il fallait de vin pour moi et mes amis ; les amis dont le nombre est toujours si petit ! Voilà cher Zénon, le cadeau que je te fais, mince sans doute, mais bien venu de l'ami à l'ami, et, comme dit le sage Pindare, de la porte à la porte. Je t'écris hâtivement cette lettre à la lueur de la lampe ; les fautes qui peuvent s'y trouver, ne les recherche pas sévèrement ni comme de rhéteur à rhéteur.

Le médecin Oribase, qui fut aussi un de ses favoris, a composé une vaste compilation qui, malheureusement, ne nous est parvenue qu'en partie. Il l'a dédiée à l'empereur par l'ordre de qui il l'avait entreprise ; c'est un extrait de toute la médecine antique, et les médecins ne sont pas sans lui savoir gré, à lui et à son maitre, d'avoir conservé tant de morceaux importants d'auteurs tout à fait perdus. Chétif service, sans doute, qu'une compilation sans travail original, mais pourtant service réel pour les contemporains qui n'avaient pas l'accès facile de tant de sources et pour nous qui y trouvons tant de renseignements. Cette compilation est un signe du temps ; excepté ce qui regardait le christianisme et sa prédication, aliment fécond de la pensée et de la parole, tout le reste était épuisé. Dans l'ordre littéraire, un païen n'était plus guère bon qu'à rassembler et à réduire les anciens documents ; et c'est l'office qu'a rempli le païen Oribase.

Cette impuissance des païens dans les choses littéraires était non moindre dans les choses politiques et y devenait désastreuse parce que, là elle menaçait la seule évolution qu'il fût alors donné au monde civilisé d'accomplir. Les troubles imminents qu'un règne païen préparait furent craints seulement, ils ne vinrent pas à éclosion ; Julien disparut, le flotte se referma par-dessus sa tête, et il ne resta plus de trace de son œuvre et de ce vain passage impérial. Mais il en pouvait être autrement ; Julien était plein de jeunesse, de force et de vigueur, quand le javelot d'un Persan le retrancha du nombre des vivants. Que serait-il arrivé si, au lieu de deux ans à peine, il eût, pendant trente ans ou plus, dirigé toute sa puissance et toute sa capacité contre le christianisme ? Homère, tant lu et tant aimé par Julien, revient en mémoire, et l'on peut répondre par ce vers que le poète dit plus d'une fois quand l'ordre de bataille menace de se rompre dans la confusion :

Ένδα κε λοιγός έην, καί άμήχανα έργα γένοντο.

(Alors c'eût été un désastre et une confusion sans remède.)

Oui, mal et confusion se fussent abattus sur l'empire. Tout ce qui se développait se serait concentré pour se défendre. Mais, le mal et la confusion passant comme ces orages qui ravagent les champs, aussitôt le christianisme aurait relevé la tète. Il avait vu des jours plus rudes alors qu'il était faible, et pourtant il avait résisté. S'il eût été combattu par la persécution, il eût trouvé des martyrs ; si par la parole et par les livres, il Curait eu des défenseurs pleins de cette éloquence vivante auprès de laquelle celle des païens n'était qu'une vaine et froide rhétorique. Mais cette stérile épreuve fut épargnée à l'empire par une mort accidentelle ; et l'inexorable histoire, tout en tenant compte. à Julien de ses qualités personnelles, et malgré les regrets de l'armée qui pleura son jeune et vaillant capitaine, se détourne d'une tentative condamnée et d'un règne inutile.

Voilà du quatrième siècle, les deux premiers tiers écoulés ; ils sont remplis par Constantin, par ses fils et par son neveu Julien le païen ; malgré l'imperceptible ressaut dû à l'avènement de Julien, les choses suivirent rapidement leur cours et amenèrent l'établissement du christianisme, l'effacement du paganisme, la fondation d'un ordre spirituel, la destruction d'un ordre temporel. C'est un grand tableau ; mais, de même qu'en décrivant la décadence impériale, il ne faut pas oublier la rénovation chrétienne, de même, en voyant triompher cette rénovation, il ne faut pas perdre de vue la lugubre contre-partie, la ruine du monde antique et la sinistre approche des barbares.

 

 

 



[1] L'Église et l'Empire romain au IVe siècle, par M. Albert de Broglie ; 1re partie, CONSTANTIN. — Journal des Savants, octobre, novembre et décembre 1856.

[2] L'Église et l'empire romain, etc. ; 2e partie, CONSTANCE et JULIEN. — Journal des Savants, juin, juillet et décembre 1860.