NAPOLÉON ET LA PAIX

 

CHAPITRE VIII.

 

 

La Prusse signe le traité de Paris. — Présage mystérieux à Berlin. — La reine Louise promue colonel de dragons. — Un gouvernement occulte. — La chambre à coucher de la Reine devient la Chambre du Conseil. — Les ruses vulgaires de Frédéric-Guillaume. — Les faux diplomatiques. — Agitation belliqueuse à Berlin. — Concordance mois par mois des fausses tentatives d'accommodement des puissances à Paris, avec leurs relations occultes. — Février : l'Europe se tient tranquille. — M. Fox et l'assassin de Napoléon. — Symptômes de rapprochement entre la France et l'Angleterre. — Mars : difficultés à Paris au sujet de l'admission de la Russie dans les négociations. — Bases d'entente entre la Prusse et la Russie. — Frédéric-Guillaume réclame audacieusement la confiance aveugle de Napoléon. — Avril : la Russie se décide à envoyer un plénipotentiaire à Paris. — Singuliers scrupules d'Alexandre Ier. — Parmi des rapports convenables apparaissent les premières susceptibilités de la Prusse. — Mai : nomination du délégué russe à Paris. — La Prusse et la Russie complètent leurs armements. — Lord Yarmouth à Paris. — Les projets belliqueux de la Prusse et de la Russie s'affermissent. — La reine Louise aux eaux de Pyrmont. — Un congrès de baigneuses-amazones. — Lettres galantes et politiques de Hardenberg à la Reine. — Juillet : arrivée de M. d'Oubril à Paris. — Un diplomate excellemment renseigné. — Signature à Paris du traité avec la Russie ; signature simultanée à Saint-Pétersbourg d'un traité contre la France. — La Confédération du Rhin et la Confédération de l'Allemagne du Nord. — Témoignages probants de l'assentiment de la Prusse. — Août : maladie de M. Fox. — Le parti anglais hostile à la France relève la tête. — Envoi à Paris de lord Laudersdale, moins favorable à la paix que lord Yarmouth. — Répétition générale de mobilisation à Berlin. — Pour tout le monde en Europe, excepté pour Napoléon, la guerre apparait imminente. — Le cabinet des Tuileries berné par un misérable artifice de l'ambassadeur prussien. — Septembre : la Prusse est prête à marcher contre la France. — Le Tsar rétracte le traité signé par son plénipotentiaire. — Le voile se déchire ; Napoléon abandonne son rôle de diplomate et reprend celui de chef d'armée. — Le nouvel ambassadeur prussien est dupe lui-même des mensonges de son gouvernement. — L'Angleterre s'efforce de provoquer une rupture. — La vérité sur les négociations anglaises. — L'activité prodigieuse de Napoléon.

 

C'est le 25 février 1806 que le roi de Prusse signa le traité de Paris que M. de Haugwitz lui avait envoyé. Ce jour-là un ouragan terrible se déchaîna sur la ville de Berlin. Pendant la tourmente, nombre d'édifices furent détériorés. A l'Arsenal, en face des fenêtres du Palais royal, la statue de Bellone fut décapitée, et quelques-uns voulurent voir dans cet accident un mystérieux avertissement de grands malheurs[1]. Plût au Ciel que ce présage, si c'en était un, eût été interprété dans sa signification la plus naturelle et qu'à Berlin on ne ramassât ni ne ceignît le casque de Bellone. Il n'en fut pas ainsi, car on peut considérer que la déclaration de guerre à la France date virtuellement de l'heure où Frédéric-Guillaume apposa le sceau de l'État sur le traité de Paris. Dès cet instant les événements iront plus vite que la volonté du Roi qui est en quelque sorte déchu de son autorité souveraine ; un pouvoir occulte s'est dressé qui le tiendra en tutelle, lui et son conseil des ministres.

A la tête de ce gouvernement latéral est la Reine secondée par M. de Hardenberg. Celui-ci est conduit par la haine fanatique qu'il a vouée à Napoléon ; quant à la Reine, ainsi qu'une lionne blessée, elle se redresse pour la vengeance. Tout en elle est meurtri, ses sentiments secrets, sa dignité royale, son incontestable amour de la patrie. Une jolie femme, la plus belle du royaume, de l'Europe peut-être, et particulièrement sensible à toutes les vanités que lui valent sa beauté et son rang suprême, se résout difficilement à l'humiliation. Ses fantaisies, ses caprices sont la loi de tout ce qui se meut autour d'elle ; ses sourires sont plus recherchés que les grâces divines ; tout le monde garde en sa présence l'attitude de l'extase ; comment supporterait-elle le joug d'un homme qui lui apparaît comme un monstre exécrable, auteur des maux, des déceptions, des échecs de tous ceux qu'elle aime ? Son entourage se compose d'officiers brillants et présomptueux. L'allure de paladins fringants, épris des dangers de la guerre, ne messied pas aux adorateurs d'une jeune reine à laquelle les rêves de gloire, les désirs de revanche ont tourné la tête. Ils se croient invincibles ; elle veut qu'ils le soient.

La domination de la reine Louise s'était fait sentir sur son mari dès que, par les mauvaises nouvelles reçues de M. de Haugwitz, on avait pu prévoir l'issue défavorable des négociations engagées à Paris. Pour que rien ne manque au rôle qu'elle aspire à jouer, la Reine se fait donner par le Roi le régiment d'Anspach, qui désormais s'appellera Régiment des Dragons de la Reine[2]. C'était, depuis la fondation du royaume de Prusse, la première fois qu'on voyait pareille donation. Xe se contentant pas du titre honorifique, la Reine prit très au sérieux ses fonctions de colonel, ainsi que le prouve une de ses lettres datée du 16 mars 1806 et adressée au général Kalkreuth : Je vous suis bien obligée de m'avoir envoyé le rapport de mon régiment. J'accepterai volontiers les feuilles de rapport et j'espère recevoir bientôt le livre du régiment afin que je puisse prendre connaissance de toutes les nouvelles. Je suis, mon général, votre reine bien affectionnée. LOUISE[3].

La richesse et l'éclat du costume de colonel de cavalerie se prêtèrent à des combinaisons inédites qui flattèrent sa coquetterie. Pleine d'aisance sous son dolman délicieusement cambré, plus séduisante encore ainsi transformée en héroïne, on la voyait galoper fréquemment à la tête de son régiment. Alors ce n'était plus de l'admiration, c'étaient des ivresses passionnées qui transportaient les cœurs des soldats. Et vraiment elle est alors la vision chère aux âmes allemandes ; elle est la Walkyrie, la déesse de la Victoire.

Toujours fertile en intentions théâtrales, elle compose eu mars 1806 une scène où elle se fait glorifier comme une missionnaire mystique, dépositaire et gardienne vigilante de la grandeur de la patrie. A Stettin, le jour de sa fête, quatorze enfants habillés en soldats du Grand Frédéric viennent réciter un poème guerrier, où l'ombre de l'illustre Roi, exhortant la Reine, lui confie la fortune, l'honneur et la puissance de la Prusse[4].

Enflammée de ses succès publics, elle n'est pas moins ardente aux intrigues qu'il faut dérober à tous les regards pour mener à bonne fin les projets ténébreux qui se complotent avec les ennemis de la France. M. de Hardenberg a pris sa retraite le l" avril, mais sous la condition qu'il continuera à s'occuper des combinaisons belliqueuses et secrètes qui se trament avec l'Angleterre, la Russie et l'Autriche. Ostensiblement il se retire à Tempelberg dans sa maison de campagne ; toutefois, ordre est donné au président de l'office général des postes de lui faire passer avec le plus grand mystère les communications des futurs coalisés, et l'ancien ministre correspond presque journellement avec la Reine. Dès le 9 mars, par l'entremise de Mme de Voss, première dame d'honneur, Hardenberg est convoqué chez la Reine où il se rencontre avec le Roi. Dans ce conciliabule on décide de faire appel à l'empereur Alexandre à qui l'on dira que le Roi regarde ses relations avec Napoléon comme imposées par la force... que par conséquent la Prusse désire lier partie avec la Russie afin de résister à l'empereur des Français.

Hardenberg, dans ses Mémoires, relate fidèlement des lettres de rendez-vous qu'il recevait de la Reine. Elle le convoque parfois même dans sa chambre où se rédigent les instructions aux diplomates chargés de suivre à l'étranger les intrigues contre la France. Que la Reine soit à Berlin ou qu'elle soit aux eaux thermales, elle continue à diriger la politique antifrançaise. Des intermédiaires de confiance, le prince Wittgenstein par exemple, portent les lettres de Hardenberg à la Reine et vice versa[5]. De tout ce trafic, des ordres transmis dans toute l'Europe, le ministère en fonctions ne sait rien, cela passe uniquement par les appartements privés, et la chambre à coucher de la belle Reine devient la chambre du Conseil des grands intérêts prussiens. C'est là que se prépare la guerre contre Napoléon. Avec l'étourderie propre aux femmes adonnées à la coquetterie, la souveraine conservait ses lettres dans un tiroir de sa toilette à Charlottenbourg, où elles furent trouvées par Napoléon. Cette découverte fut la cause de l'animosité persistante qu'il mit à poursuivre de ses ironies trop acerbes cette jolie princesse qui avait assumé des responsabilités devant lesquelles tremblent souvent les hommes graves et austères.

En fait deux cabinets, ayant des vues opposées, régissaient à l'insu l'un de l'autre, les affaires de l'État. Frédéric-Guillaume III, dans sa mollesse de caractère, se prêtait à cette double politique. Il ne refusait aucune signature à M. de Haugwitz pour des pièces conformes à des relations pacifiques, voire amicales, avec la France et il paraphait non moins diligemment, sur la présentation de Hardenberg, tous les documents de nature à presser la réouverture des hostilités coutre Napoléon. Évidemment il agissait eu inconscient et sans se rendre compte du rôle qu'on lui faisait jouer. Si on lui supposait des aptitudes pour discerner la valeur de ses actes, on ne saurait vraiment de quelles épithètes il conviendrait de qualifier le caractère d'un roi qui, pendant des mois entiers, pratiqua des ruses vulgaires et dégradantes, ne dédaigna pas de descendre aux machinations les plus frauduleuses, pour tromper la France, son alliée effective, son alliée quand même depuis le traité de Paris. Afin de dérouter les soupçons de M. de Haugwitz, on faisait fabriquer à Berlin, par la femme de l'ambassadeur russe, de faux rapports qu'on substituait aux pièces apportées de Saint-Pétersbourg par les courriers, et pour donner toute vraisemblance à ces rapports, Frédéric-Guillaume n'hésitait pas à les discuter sérieusement au conseil.

On aurait peine à croire ces choses si elles ne provenaient de sources impartiales et bien renseignées, si elles n'étaient tirées des archives russes : C'est dans l'appartement particulier de Mme de Woss que lecture fut faite au Roi du mémoire du prince Czartoryski, qui servit de base aux pourparlers diplomatiques secrets entamés plus tard... Hardenberg et Alopéus — ambassadeur de Russie à Berlin — rédigèrent un mémoire apocryphe qui fut recopié par la femme du ministre de Russie, dont l'écriture était inconnue aux conseillers intimes du roi de Prusse. Hardenberg fit part au Roi lui-même et lui fit aussi prendre connaissance du faux document. Avec l'autorisation du Roi, le mémoire apocryphe fut remis au Cabinet... De cette façon put être gardé le secret des négociations. La réponse au mémoire du ministre des Affaires Étrangères de Russie fut rédigée par Hardenberg et lue au Roi dans la maison du duc de Brunswick[6].

C'est ainsi qu'influencé par les têtes exaltées qui l'entouraient, Frédéric-Guillaume III commettait des actions équivoques, pourtant trop compliquées pour qu'elles fussent de son invention. Capable de les concevoir, il aurait eu l'intelligence de sentir combien était indigne cette politique ambulante, transportée à domicile et qui exposait la majesté royale aux caquets d'antichambre. Mieux vaut croire qu'en proie à une sorte d'hébétude, il s'abîmait dans l'idée fixe qu'il ne possédait plus cette réputation d'honneur dont il avait longtemps joui près des Cours européennes. Tant qu'il ne s'était agi que de se parjurer vis-à-vis de la France révolutionnaire et d'un chef qui n'avait pour lui qu'un génie transcendant, une gloire universelle et l'élection enthousiaste d'un peuple, cela n'avait pas d'importance. Mais la Russie, mais l'Angleterre, mais l'Autriche en chœur, l'accusaient de perfidie et affectaient maintenant à son endroit une suspicion qui lui était intolérable. Cette pensée, sans doute, lui rongeait l'aune et pour lui ce n'était pas trop de compromettre son prestige, d'avilir sa conscience pour essayer de réhabiliter sa probité royale dans l'estime des souverains.

Les courtisans, l'impétueux prince Louis-Ferdinand en tête, les jeunes et bouillants officiers suivaient avec transport l'impulsion de la Reine. Cet état des esprits dans les hautes sphères produisait nécessairement de l'agitation parmi toutes les classes de la société. Dans le monde diplomatique, on disait tout haut que la paix actuelle était une paix plâtrée. Ceux qui approchaient de la Cour, ne fût-ce qu'un instant, revenaient avec les impressions les plus pessimistes. Le général Pardo, ambassadeur d'Espagne, le jour oui il présenta ses lettres de créance, fut admis le soir au cercle de la Reine et constata que cette princesse était loin d'être animée de sentiments pacifiques[7].

Les pires rumeurs se faisaient entendre. Les partisans de la paix étaient voués à l'indignation publique. Une nuit, des bandes tumultueuses, poussant des cris de fureur, allèrent briser à coups de pierres les fenêtres de M. de Haugwitz, coupable d'avoir négocié le traité avec la France. Certains accusent de ce méfait le prince Louis-Ferdinand, plusieurs officiers de la Garde et les jeunes gens de l'ambassade anglaise[8]. La Prusse enflammée croyait avoir à venger les humiliations de toute l'Allemagne, et la violence des passions était partout si déchaînée coutre la France qu'on reste tout surpris de rencontrer quelques exceptions, telles qu'en révèle cette lettre du prince de Hohenzollern qui, le 7 juin, supplie Napoléon d'accorder sa sanction au mariage de son fils avec la nièce du prince Joachim Murat[9].

L'exaltation avait atteint son plus haut degré dans l'armée ; les casernes étaient devenues des clubs politiques où les officiers déclamaient avec une véhémence inouïe contre M. de Haugwitz, la France et Napoléon. On faisait luire aux yeux des soldats la renommée de leurs invincibles ancêtres, les compagnons d'armes du Grand Frédéric. Cris de batailles, de triomphes, de conquêtes, retentissaient comme dans une nation savourant après une guerre heureuse les délices de la victoire. Pas un doute, pas une ombre, pas un pressentiment ne traversaient cette allégresse aussi intempestive que chimérique. Autant que possible on atténuait le bruit de ce qui se passait à Berlin afin qu'il n'arrivât pas à Paris, car tout le jeu de la Prusse, on en sera bientôt convaincu, était d'endormir la vigilance du gouvernement français. Ou y réussit assez bien pour que Napoléon se préoccupât presque exclusivement de la réconciliation de la France impériale avec l'Europe. Si cette réconciliation n'eut pas lieu, on le doit en grande partie aux résolutions successives de la Cour de Prusse.

Les relations occultes qu'eurent entre eux les cabinets de Berlin, de Saint-Pétersbourg et de Londres concordent d'une manière frappante avec leurs simulacres d'accommodement à Paris. En réalité les conférences entre les plénipotentiaires français et anglais furent traînées en longueur par ces derniers jusqu'au jour oh la Prusse, élevant son épée, fit signe qu'elle était prèle à déclarer la guerre à la France. Afin de rendre sensible cette entente et de bien marquer sa progression défavorable à la paix de l'Europe, nous allons grouper, mois par mois, les principaux actes des diverses Cours agissant de concert contre la France.

Au mois de février, la Prusse espère obtenir la ratification du traité de Schœnbrünn tel qu'elle l'a modifié. Elle se tient tranquille ; toute l'Europe est calme. Les prévisions que Napoléon avait conçues, lors de l'entrée de M. Fox dans le ministère britannique, se réalisent plus tôt qu'il n'était permis de le supposer. Une espérance de paix avec l'Angleterre jaillit soudain grâce à nu hasard singulier. Un Français nominé Guillet, mal renseigné sur les sentiments personnels de M. Fox, se présenta chez ce dernier pour lui offrir ses services en vue de l'assassinat de Napoléon. Ce genre de propositions ne devait pas être rare à Londres ; d'où qu'elles vinssent, de royalistes convaincus, d'illuminés ou de fous, elles étaient généralement écoutées avec complaisance. Le nouveau ministre anglais crut trouver dans cet incident l'occasion de renouer les rapports avec la France. Le 20 février, M. Fox écrivait à Talleyrand :

Monsieur le ministre, je crois de mon devoir d'honnête homme de vous faire part le plus tôt possible d'une circonstance assez étrange qui est venue à ma connaissance. Le plus court sera de vous narrer tout simplement le fait comme il est arrivé. Il y a quelques jours qu'un quidam m'annonça qu'il venait de débarquer à Gravesend sans passeport et qu'il me priait de lui en envoyer un, parce qu'il venait récemment de Paris et qu'il avait des choses à m'apprendre qui me feraient plaisir. Je l'entretins tout seul dans mon cabinet où, après quelques discours peu importants, ce scélérat eut l'audace de me dire que, pour tranquilliser toutes les Couronnes, il fallait faire mourir le chef des Français, et que pour cet objet ou avait loué une maison à Passy d'où l'on pouvait, à coup sûr et sans risque, exécuter ce projet détestable. M. Fox disait ensuite qu'après avoir reçu cette abominable confidence, et tout ému encore de s'être trouvé en face d'un assassin, il avait remis ce dernier il la police anglaise ; mais que toutefois la loi britannique ne lui permettait pas de retenir longtemps ce hideux personnage. En tout cas, ajoutait-il, j'ai cru qu'il fallait avant que je le renvoyasse vous avertir de ce qui s'est passé. Il ne partira d'Angleterre qu'après Glue vous aurez eu tout le temps de vous mettre eu garde contre ses attentats, et j'aurai soin qu'il ne débarque que dans quelque port le plus éloigné possible de la France. Il s'est appelé ici Guillet de la Gévrillière, mais je pense que c'est un faux nom. Il n'avait pas un chiffon de papier à me montrer et, à son premier abord, je lui fis l'honneur de le croire espion. Prévenu de façon officieuse probablement, le gouvernement français put faire arrêter à Hambourg ce Guillet qu'il fit enfermer à Bicêtre[10].

Napoléon fut profondément touché quand il prit connaissance de la lettre de M. Fox ; non qu'il attachât grande importance à la découverte d'un complot d'apparences assez fantaisistes ; mais le prétexte choisi par M. Fox lui lit comprendre que celui-ci cherchait autre chose qu'un remerciement banal pour le service qu'il pouvait avoir rendu. Cette lettre coïncidait merveilleusement avec les idées de l'Empereur qui avait toujours pensé que le rapprochement avec l'Angleterre deviendrait assez facile, le jour où elle n'aurait plus d'alliés sur le Continent. Le traité de Paris avec la Prusse venait de lui enlever son dernier appui solide et le moment était propice.

L'initiative de M. Fox permettant de répondre par une avance sans compromettre la dignité impériale, Napoléon n'hésita pas à témoigner au Cabinet britannique son désir de voir se rétablir la paix générale. Et M. Fox reçut de Talleyrand les lignes suivantes : Monsieur, j'ai mis la lettre de Votre Excellence sous les yeux de Sa Majesté. Son premier mot, après en avoir achevé la lecture, a été : Je reconnais là les principes d'honneur et de vertu qui ont toujours animé M. Fox. Remerciez-le de ma part et dites-lui que, soit que la politique de son souverain nous fasse rester encore longtemps en guerre, soit qu'une querelle aussi inutile pour l'humanité ait un terme aussi rapproché que les deux nations doivent le désirer, je me réjouis du nouveau caractère que, par cette démarche, la guerre a déjà pris, et qui est le présage de ce qu'on peut attendre d'un Cabinet dont je me plais à apprécier les principes d'après ceux de M. Fox, un des hommes les mieux faits pour sentir en toute chose ce qui est beau, ce qui est vraiment grand. Je ne me permettrai pas, monsieur, d'ajouter rien aux propres expressions de Sa Majesté Impériale. Signé : TALLEYRAND[11]. Ce langage était assez clair par lui-même ; mais, pour qu'on ne doutât pas un instant de ses intentions pacifiques, l'Empereur prescrivit à Talleyrand de joindre à sa lettre, comme par inadvertance, une coupure de l'exposé de la situation de l'Empire qui contenait l'assurance que l'Empereur était prêt à ouvrir des négociations avec l'Angleterre sur la base du traité d'Amiens[12].

Nos contradicteurs les plus obstinés voudront bien nous accorder que cette fois encore Napoléon ne se posait pas en champion de la guerre, et qu'il ne se montrait pas très rebelle aux solutions amiables si indirectement qu'elles se présentassent. Les sentiments d'estime et de cordialité que se portaient l'Empereur et le ministre anglais, la communauté de leurs aspirations vers la paix donnèrent l'essor à une correspondance assez active entre le Cabinet des Tuileries et celui de Londres, et dans laquelle on discutait les grandes lignes d'un arrangement définitif.

En mars les communications s'échangent pleines de courtoisie et de bon vouloir. Les bases préalables d'une réunion de délégués des deux pals donnent lieu de part et d'autre à de nombreuses observations. On cherche à se mettre d'accord sur la participation de la Russie aux futures conférences. M. Fox écrivait le 26 mars : L'Angleterre se trouve unie à la Russie par des liens si étroits qu'elle ne voudrait rien traiter, bien moins conclure, que de concert avec l'empereur Alexandre ; mais, en attendant l'intervention d'un plénipotentiaire russe, on pourrait toujours discuter et même arranger quelques-uns des points principaux[13].

À cette déclaration Talleyrand répondit que la France était toute disposée à désigner de suite des fondés de pouvoir ; mais l'ingérence de la Russie n'était justifiée par rien, le Cabinet des Tuileries ne voulant pas se retrouver en face d'une entente qui avait été rompue par la défaite de la troisième coalition. Il aurait pu ajouter que l'empereur de Russie, belligérant au même titre et de la même manière que l'empereur d'Autriche, pouvait, s'il le désirait, suivre l'exemple de ce dernier qui avait traité séparément. De volumineux mémoires furent échangés à ce propos.

C'est pendant ce temps qu'avaient commencé les entrevues secrètes de Hardenberg avec la reine Louise. Ce ministre in partibus écrivait au nom du Roi au chancelier de l'Empire russe : Le Roi se flatte que la non-acceptation des modifications qu'il avait voulu apporter à ses relations avec la France ne fera pas changer les dispositions amicales de Sa Majesté Impériale russe. Il n'attendra que le retour de Monseigneur le duc de Brunswick[14] pour terminer l'arrangement proposé. En ce qui concerne la partie militaire, le Roi ne mettra dans le secret qu'un seul officier général, honnis Monseigneur le duc. A l'égard de l'Angleterre qu'il est impossible de mettre dans la confidence, il faudrait que la Cour de Pétersbourg nous rendit le service, à nous et à la cause commune, d'adoucir les impressions et les résolutions contre nous. Sa Majesté Prussienne sent la nécessité de maintenir dans le plus profond secret les engagements envers la Cour de Russie. Celle-ci devra travailler male à conserver à la France l'idée que la Prusse s'envisage comme son alliée sans aucune réserve, et se prêter dans ce but à une négociation avec la France pour le rétablissement de la paix générale[15]. A Pétersbourg, on savait par le due de Brunswick qu'on pouvait compter sur la Prusse dans tout ce qui serait hostile à la France. On n'y attendait pas l'adhésion écrite de la Cour de Berlin pour préparer la comédie des négociations russes avec la France. A cet effet on avait déjà pressenti M. de Lesseps, notre consul, le seul agent français qui fût resté h Saint-Pétersbourg après le départ de notre ambassadeur. M. de Lesseps s'empressa de témoigner, au nom de son gouvernement, le désir d'un rapprochement entre les deux États et d'indiquer, entre autres modes de s'entendre, celui d'envoyer une personne de confiance en France[16].

Certes la Cour de Prusse tint religieusement sa promesse de ne rien divulguer des machinations auxquelles elle se livrait de complicité avec la Russie. Afin de garder ses mouvements libres et de s'épargner la gêne d'une surveillance incommode, le Cabinet de Berlin n'hésitait pas à réclamer de la France une confiance aveugle, sans l'ombre d'une réticence ni du moindre soupçon. On lit dans les instructions du Roi à M. de Lucchesini : Il faut que je puisse croire sans réserve aux intentions de la France, mon alliée ; mais il faut aussi que je sois sûr qu'elle ne doute pas des miennes... Cette alliance deviendra la fortune de l'Europe si nous savons donner tout à l'estime et à la confiance. Et avec une précaution bien utile mais singulièrement audacieuse, on cherche se prémunir contre les indiscrétions, s'il venait à s'en produire, au sujet de la conjuration organisée par la Russie contre la France. J'observe avec peine, ajoute la dépêche royale, qu'en France on prête l'oreille avec une complaisance inexplicable à tout ce qui peut corrompre les premiers fruits de l'alliance : anecdotes de société, imprudences de folliculaires, les détails les plus insignifiants de l'intérieur des Cours, tous ces bruits exagérés ou faux, que le loisir diplomatique enfante quand il faut écrire et que la matière est stérile, tout enfin, a été accueilli à Paris à l'époque où je m'étais déjà prononcé. L'empereur des Français doit assez connaître mon caractère pour me rendre justice, s'il n'est pas trompé par des agents qui pensent prouver leur zèle en relevant des choses obscures, indignes de son attention et de la mienne[17]. N'est-ce pas pousser l'impudeur et la duplicité à l'extrême que d'écrire ces choses trois jours après que, dans les conciliabules secrets tenus citez la Reine, on avait arrêté le plan d'une guerre décisive contre la France ?

Ce n'était pas cependant que Napoléon se montrât ombrageux, ni que rien dans ses actes ou dans ses paroles pût laisser croire qu'il souhaitait la guerre. Il regardait la paix comme sincère et il s'efforçait d'éviter le moindre froissement entre les deux nations. Le général Barbon, qui était resté en Hanovre afin de procéder à la remise des places, reçut dans un ordre confidentiel la recommandation suivante : Comme la plus étroite amitié m'unit dans ce moment-ci avec la Prusse, vous aurez soin d'avoir toute espèce de bons procédés pour les officiers du roi de Prusse[18].

Les projets de l'Empereur étaient connus du monde entier. Le 5 mars, au Corps législatif, l'exposé de la situation de l'Empire annonçait solennellement aux troupes cantonnées encore en Allemagne qu'elles allaient rentrer incessamment en France. Un chef n'a pas l'habitude de leurrer d'un espoir aussi cher, aussi attrayant, les soldats qu'il voudrait entraîner dans une nouvelle guerre. La plus digne récompense du soldat français, dit le message impérial, c'est le regard de son Empereur, c'est la gloire de l'Empire accrue par son courage ; ce sont les transports de la France entière qui l'accueillent à son retour. L'Empereur veut qu'il vienne les goûter sous ses yeux, qu'une fête triomphale soit donnée par la capitale à l'armée, spectacle digne des grands événements qu'il doit célébrer, où tout l'éclat des arts, où toute la pompe des cérémonies, où tous les signes de la gloire, où tous les accents de la joie publique viendront entourer la Grande Armée réunie auprès de son chef et feront un brillant cortège à ces phalanges de héros.

Relativement aux desseins personnels de Napoléon, voici ce que disait le même document : Après ce que le gouvernement a l'ait pour la gloire et la prospérité de la France, l'Empereur n'envisage que ce qui reste à faire et il le trouve bien au-dessous de ce qu'il a fait ; mais ce ne sont pas des conquêtes qu'il projette ; il a épuisé la gloire militaire, il n'ambitionne pas ces lauriers sanglants qu'on l'a forcé de cueillir : perfectionner l'administration, en faire pour son peuple la source d'un bonheur durable, d'une prospérité toujours croissante... telle est la gloire qu'il ambitionne, telle est la récompense qu'il se promet d'une vie vouée tout entière aux plus nobles mais aux plus pénibles fonctions[19].

Tout le Inonde sait que les souverains ne s'avisent pas à l'ordinaire de clamer à travers les airs les secrets de leurs plans politiques ; on sait aussi que leurs discours sont volontiers pacifiques, alors mérite que dans leur esprit ils ont décidé la guerre. Mais les paroles de l'Empereur ne recouvrent ici aucune arrière-pensée. Elles sont confirmées par l'assurance d'un retour prochain des soldais dans leurs foyers ; elles sont en concordance absolue avec les occupations administratives auxquelles Napoléon se litre dès sa rentrée à Paris : réorganisation des finances, discussion du Code civil, règlement de la comptabilité des communes, construction de canaux à travers la France, lois sur les collèges électoraux, embellissements de Paris ; tels sont !es principaux objets de ses préoccupations lorsqu'il est déchargé du fardeau des opérations militaires. Il n'y avait pas là de quoi exciter les alarmes de l'étranger.

En avril, les pourparlers avec l'Angleterre suivent leur cours normal. La divergence d'opinion sur l'introduction de la Russie dans le débat fait les frais de la correspondance. Talleyrand observe que la France serait seule à discuter contre deux puissances liées ensemble, dont l'une a une armée de mer considérable et l'autre une armée de terre de trois cent mille hommes. Toutefois il répète les vœux formels que fait la France pour une solution pacifique, la plus prompte qu'il soit possible. L'Empereur, dit-il, tout accoutumé qu'il est à courir toutes les chances qui présentent des perspectives de grandeur et de gloire, désire la paix 'avec l'Angleterre. Il est homme. Après tant de fatigues, il voudrait aussi du repos. Père de ses sujets, il souhaite, autant que cela peut être compatible avec leur honneur et avec les garanties de l'avenir, leur procurer les douceurs de la paix et les avantages d'un commerce heureux et tranquille. Si donc Sa Majesté le roi d'Angleterre vent réellement la paix avec la France, elle nommera un plénipotentiaire pour se rendre à Lille. J'ai l'honneur de vous adresser des passeports pour cet objet. L'Empereur est prêt à faire toutes les concessions que, par l'étendue de vos forces navales et votre prépondérance, vous pourrez désirer d'obtenir[20].

L'opinion de ses collègues, plus partisans de la guerre que de la paix, devait influer sur la conduite de Fox. Il demeurait attaché inébranlablement à l'accession de la Russie et répondait : Dès que vous consentirez que nous traitions provisoirement jusqu'à ce que la Russie puisse intervenir, et dès lors conjointement avec elle, nous sommes prêts à commencer sans différer d'un seul jour la négociation, en tel lieu ou telle forme que les deux parties jugeront les plus propres à conduire à bon escient l'objet de nos travaux le plus promptement possible[21]. La difficulté relative à la Russie allait s'aplanir d'elle-même. Alexandre, ayant reçu de la Prusse une réponse conforme à ses désirs, se mit à élaborer son projet d'union avec cette puissance. Pour gagner du temps il fallait que, suivant les recommandations du roi de Prusse, le Tsar se donnât l'air de favoriser la conclusion de la paix générale. Dans ce but il étudie les moyens les moins compromettants d'envoyer un émissaire russe à Paris. Sa plus haute préoccupation est encore une fois de ne pas reconnaître comme empereur le chef du gouvernement français. Pratiquant une casuistique assez confuse, il ne croira pas déroger en préméditant de renier sa signature apposée par un mandataire spécial sur un acte considérable, un traité de paix, mais il craindrait d'offenser la morale s'il se donnait l'air de savoir qu'il existe à Paris un homme de quelque renommée qui s'appelle l'empereur Napoléon. Cet entêtement à ne pas vouloir se soumettre à un fait accompli cessera un jour comme tous les enfantillages ; c'est après avoir été battu et rebattu qu'Alexandre Ier se résignera à accepter en Napoléon un empereur aussi légitime du reste, si ce n'est plus, que le fondateur de la dynastie moscovite.

On examina à Saint-Pétersbourg quelle forme on donnerait aux instructions de l'envoyé du Tsar. Il fallait que ce diplomate ne se doutât pas du rôle factice qu'il allait remplir. Par conséquent on ébaucha à son usage le programme d'une mission sérieuse. La personne qui se rendrait en France, dit le chancelier russe, serait munie d'une commission formelle de pourvoir aux besoins des prisonniers russes qui sont dans ce pays. Elle serait munie d'une lettre l'autorisant à discuter et à s'entendre avec Talleyrand sur les bases qui pourraient mener à assurer une paix durable à l'Europe... Elle tâchera de lier une négociation commune avec l'Angleterre... Si Bonaparte, ajoute Czartoryski, ne voulait absolument céder sur aucun point, on pourrait conclure une trêve de huit, dix ou douze ans, en restant chacun dans les positions qu'on occupe... Alors on n'entretiendrait de part et d'autre que des agents, sans reconnaître le titre que Bonaparte a pris et ceux qu'il a donnés aux siens[22]. Il restait à chercher dans les cadres de la diplomatie russe l'homme, servilement dévoué qui, tout en prenant son rôle à la lettre, consentirait finalement à se croire coupable le jour où il serait désavoué par son souverain.

Du côté de l'Allemagne, voici ce qui se passait dans le même temps. Le prince Murat venait de prendre possession du grand-duché de Berg et de celui de Clèves. Notre ambassadeur à Berlin écrivait : Le Roi voit avec plaisir un prince français devenir sur le Rhin l'intermédiaire entre ses provinces de Westphalie et cette partie des frontières de France. Il fera volontiers en sa faveur, s'il y a possibilité, les arrangements qui l'arrondiraient en procurant des avantages équivalents à la monarchie prussienne[23]. Non moins de prévenance du côté français. Le Roi s'étant plaint que le séjour du général Barbon, commissaire du gouvernement français à Hanovre, gênait l'autorité du général prussien, Talleyrand mande à Laforest : Bien qu'on considère à Paris que la présence du général Barbon prouve la bonne intelligence entre les deux gouvernements, on va lui donner l'ordre de rentrer en France comme un nouveau témoignage de déférence envers le roi de Prusse[24]. Toutefois un cas litigieux survint. Murat avait fait occuper le territoire des abbayes d'Essen et de %Verden qui ne possédaient point de garnisons prussiennes. Il avait l'intime persuasion que ces petits districts — en tout vingt mille âmes — appartenaient à son domaine. La question, en somme, était douteuse. Après tant de mutations, rien n'était plus difficile à établir que les titres de propriété de ces épaves de l'Empire germanique. Néanmoins, à peine entrées dans les abbayes, les deux compagnies françaises furent cernées par deux bataillons prussiens. De là pouvait naître un conflit assez sérieux, car, ainsi que le fait remarquer Talleyrand, lorsque deux bataillons prussiens sont venus bloquer deux compagnies françaises, rien n'eût été plus facile au général français de faire bloquer à leur tour les deux bataillons prussiens par quatre bataillons français. Afin d'éviter toute complication, le ministre des Relations Extérieures s'empresse de proposer, ce qui semble assez équitable, que les troupes prussiennes et françaises se retirent en même temps des pays sur le sort desquels on s'entendra à l'amiable[25]. Cette mesure paraîtra plausible, surtout si l'on se reporte aux paroles du roi de Prusse se disant disposé à des échanges avec le prince français. Nous reviendrons sur cet incident assez banal qui sera, faute de mieux, un des arguments invoqués par le roi de Prusse pour déclarer la guerre à la France.

Au mois de mai, les négociations en cours se continuent amiablement entre les Tuileries et les puissances. Cependant, comme la Prusse a désormais décidé son armement, il importe de lui laisser le temps de se mettre en ligne et par conséquent l'essentiel est de retenir ailleurs l'attention de Napoléon ; car, si ses relations avec l'Angleterre subordonnées encore aux questions préalables, venaient à se rompre, il pourrait fort bien surveiller de plus près ce qui se passe à Berlin. Pour éloigner ce risque, la Cour de Pétersbourg se hâte de faire le choix du diplomate qui se rendra à Paris et maintiendra Napoléon clans ses illusions pacifiques. En surplus, l'arrivée d'un plénipotentiaire russe aura pour premier résultat d'aplanir le différend entre Fox et Talleyrand. De cette façon les deux ministres n'auront aucun prétexte de rupture et la France restera suspendue à l'espoir de la paix générale. On n'a rien à craindre de laisser les choses aller ainsi en attendant que reparaissent les symptômes d'un nouveau conflit. Et la Russie sait pertinemment que les collègues de M. Fox s'opposeront à toute transaction dès qu'une guerre continentale apparaîtra comme probable ou seulement possible. Le Cabinet de Saint-Pétersbourg désigna donc M. d'Oubril[26] homme d'intelligence médiocre et fonctionnaire absurdement passif que nous avons déjà vu à Mayence, au moment de la cessation des rapports de la France avec la Russie. Et le caractère perfide de cette mesure en apparence conciliatrice est encore accusé par ce fait qu'au même moment, c'est-à-dire au milieu du mois de mai, notre ambassadeur à Berlin signalait une reprise de relations fréquentes entre M. de Hardenberg et M. Jackson, envoyé anglais[27]. Petit à petit et avec grande prudence, les ennemis de la France étendaient le réseau dans lequel ils s'efforçaient de l'enserrer.

Le tableau des événements qui se réfèrent au mois de juin commence par la levée de toute contestation entre Fox et Talleyrand ; c'est la conséquence de l'envoi direct à Paris d'un ambassadeur russe. Le 14 juin, le roi d'Angleterre désigne un commissaire dans la personne de Francis Seymour, ceinte d'Yarmouth. Celui-ci, comme tant d'autres de ses compatriotes, avait été retenu en France avec sa famille depuis le commencement des hostilités. Remis en liberté sur une simple demande de Fox, le comte d'Yarmouth avant de retourner eu Angleterre avait été reçu par Talleyrand qui, au cours de cette visite, s'était montré dans les dispositions les plus pacifiques. C'est cette conversation et surtout sa qualité d'ami de Fox qui valurent à lord Yarmouth la fonction d'envoyé extraordinaire du Cabinet britannique. Sa première entrevue avec le ministre français eut lieu le 15 juin 1806[28]. Il serait fastidieux de mentionner les phases multiples par lesquelles passèrent les propositions réciproques de la France et de l'Angleterre. Il suffira d'indiquer que la France, dans son esprit de conciliation, avait renoncé même à Pile de Malte et que, devant la prétention irréductible de l'Angleterre sur le Hanovre, elle s'occupa de trouver des compensations à la Prusse. Napoléon se figurait que, contre des équivalences approximatives, la Prusse céderait volontiers ce qu'elle occupait depuis si peu de temps et ne refuserait pas au monde une paix générale et solide. Il se trompait singulièrement, car les véritables sentiments dont s'inspirait alors le roi de Prusse nous sont révélés par une lettre que ce prince écrivait à Alexandre Ier et qui portait cette prudente suscription : Pour Votre Majesté seule ; il nous suffira d'en détacher le passage suivant : Si on n'agit pas avec la dernière circonspection vis à-vis d'un ennemi aussi dangereux et aussi formidable que Napoléon, et qui a cent fois plus de moyens et de ressources à sa disposition que ses adversaires, n'ayant que sa seule volonté à consulter ; si ou ne parvient pas à assoupir les vues ultérieures de cet homme extraordinaire en lui inspirant de la sécurité, ce qui ne peut se faire qu'autant que les puissances continentales pourraient gagner assez sur elles, pour jouer d'un commun accord un rôle analogue à cette idée, il restera toujours problématique d'y réussir d'une manière différente. Il s'agirait donc de lui inspirer la persuasion que l'état de choses, tel qu'il se trouve actuellement, serait reconnu par toutes les puissances et mutuellement garanti. En attendant, on reprendrait haleine, on songerait à un commun accord, à un rapport bien intime ; ou rétablirait ses finances et ses moyens de défense, on consoliderait ses frontières ; en général, on aviserait à tous les moyens pour se mettre sur le pied le plus respectable qu'on pourrait. Quant à moi, j'y ai songé sans relâche ; j'ai tout préparé déjà, et je n'attends que le premier moment favorable pour mettre mes projets à exécution. Après avoir informé le Tsar que les négociations secrètes confiées à M. d'Alopéus et M. de Hardenberg touchent à leur terme et qu'il y a lieu de se flatter qu'Alexandre en sera content, le Roi termine ainsi : J'ose finalement vous conjurer, Sire, que tout ce que je viens de vous dire reste éternellement envoilé dans le plus profond secret[29].

Nous entendons bien que cc qui s'appelle la politique ne peut pas s'élaborer à la clarté du soleil ; mais ce dont il s'agit ici, c'est de déterminer qui, de Napoléon ou des étrangers, nourrissait des projets belliqueux et faisait des préparatifs en conséquence. En outre nous répétons qu'on a publié tout ce qu'on a pu trouver de lettres de Napoléon — le nombre en est considérable — et de plus on a édité avec un soin particulier tout ce qui pouvait lui être défavorable. Eh bien, encore un coup, nous affirmons qu'aucune de ces lettres ne révèle à l'égard d'un souverain des perfidies dans le genre de celles que nous relevons trop souvent, hélas, sous la plume des monarques contemporains.

Joignant l'exemple au principe, le roi de Prusse émettait en juin et pour la première fois des bons du Trésor ; cela fut regardé à Berlin comme un indice de guerre prochaine. Au montent oh il écrivait la lettre que nous venons de citer, Frédéric-Guillaume avait près de lui, pour le diriger, Hardenberg, le promoteur de toutes les menées sourdes contre Napoléon. La reine Louise était alors aux eaux à Pyrmont. Là, dans ce vallon paisible, la belle souveraine avait rassemblé une sorte de congrès féminin, qui déclara la guerre à la France sans attendre la délibération trop longue des Cabinets. Autour de la Reine étaient réunies, entre autres, la duchesse héréditaire de Weimar, sœur de l'empereur Alexandre ; la princesse de Cobourg, épouse du grand-duc Constantin de Russie, et la princesse électorale de Hesse. L'agitation de ces dames ne ressemblait en rien au repos prescrit généralement pour les cures balnéaires. On aurait dit des amazones prêtes à s'élancer en des chevauchées guerrières. Elles ne parlaient que d'abaisser l'orgueil de Napoléon, d'humilier ce parvenu qui prétendait éclipser toutes les illustrations de vieille roche. Il semblait à ces jolies baigneuses que c'était un ouvrage aussi facile que de broder une tapisserie. Qui pourrait dire, écrit M. Bignon[30], que ce gynécée politique n'ait pas eu une influence décisive sur les résolutions adoptées dans le mois d'août par les Cabinets de Prusse et de Russie ? Moins réservé, moins lettré que l'ancien attaché d'ambassade à Berlin, un écrivain allemand s'est avancé jusqu'à insinuer que le Roi, séparé depuis si longtemps — et pour la première fois — de sa femme, la vit revenir avec une impatience de jeune marié, et que ce serait dans les effusions du retour que la Reine parvint à décider le Roi à une guerre immédiate[31]. Le fait indéniable est que la rentrée de la Reine à Berlin coïncide exactement avec une activité d'armements inusitée jusque-là.

La Reine à Pyrmont avait mené avec ardeur les affaires de la prochaine coalition. Dans les lettres de Hardenberg que lui lisait le prince de Wittgenstein, les questions les plus arides étaient encadrées de compliments hyperboliques qui ne sont jamais désagréables aux femmes, surtout aux reines conscientes de leurs dons de séduction. La Reine, écrivait Hardenberg, est pour moi l'idéal de la perfection féminine, de la beauté, de la grâce et de toutes les vertus amiables. Je base tout mon espoir sur son intelligence, sur son patriotisme et sur ses sentiments d'honneur. — La Reine, répondait Wittgenstein, vous envoie les meilleurs compliments et vous fait dire qu'elle a lu avec plaisir votre lettre et qu'elle y a trouvé une nouvelle preuve de votre patriotisme... Sa Majesté ne peut pas paraître publiquement, mais travaillera avec d'autant plus de plaisir en secret et fera naître les occasions pour cela. Elle exprime l'idée qu'il faut gagner M. de Haugwitz à la bonne cause et laisse entendre qu'elle ne croit pas rencontrer à cela de graves difficultés. Faisant aux autres des recommandations que, pour son malheur, elle ne suivit pas elle-même, elle ordonne à Hardenberg de brûler cette lettre et tous les papiers où il est question d'elle[32].

Pendant que ces hauts personnages déployaient leur activité à fomenter la guerre contre Napoléon, M. de Haugwitz, trouvant que l'affaire des abbayes ne se réglait pas assez vite, écrivit à Paris : ... Serait-il possible qu'aujourd'hui encore on pût se défier de nous ?... Que peut-il donc s'être passé dans l'esprit de Napoléon ? Se défierait-il de nous ? En ce cas il se trompe et, comme sans doute vous comprenez avec moi à quel point une telle erreur serait funeste, vous ferez, j'en suis sûr, tout ce qui dépend de vous pour la déraciner[33].

Cette lettre est datée du 30 juin 1806. Il est très difficile de préciser le jour où M. de Haugwitz fit sa conversion aux idées de la Reine. Son évolution avait-elle déjà eu lieu ? C'est peu probable, car dans ce cas il n'aurait pas osé manifester un étonnement aussi naïf. 11 aurait appréhendé qu'on eût eu vent à Paris des bavardages bruyants de Pyrmont. Il n'ignorait pas le tapage de ces daines, puisque sur son initiative des remontrances leur avaient été adressées. Et d'abord— car on s'égare à la recherche de l'honnêteté dans la Cour de Berlin — M. de Haugwitz a-t-il jamais été complètement véridique quand il affirmait ses sympathies françaises ? N'oublions pas qu'il a dit lui-même au chevalier de Gentz, après la déclaration de guerre : S'il est une puissance au monde que nous ayons jamais voulu tromper, c'est la France. Sachons aussi qu'en novembre 1806, l'approche des patrouilles françaises, M. de Haugwitz jugea prudent de brûler tous les papiers qu'il avait chez lui[34]. Ce n'étaient sans doute pas des pièces de nature à faire éclater la franchise de sa conduite envers la France.

Au mois de juillet, le plénipotentiaire russe devait arriver à Paris. C'est avec une grande joie que Napoléon le voyait revenir. Comment n'eût-il pas été satisfait ? Selon toute apparence pour lui et pour quiconque n'était pas au courant des projets russes et prussiens, la paix européenne, définitive et complète, allait pouvoir se conclure à bref délai. II est difficile d'attribuer à d'autres espérances la facilité, si ce n'est l'imprudence extrême avec laquelle il accordait à peu près tout ce que l'Angleterre lui demandait. Il avait trouvé une formule concrète et flatteuse pour la Grande-Bretagne afin de prouver à celte puissance tout son désir de lui complaire : J'offre à l'Angleterre, faisait-il dire par Talleyrand, le Hanovre pour l'honneur de la Couronne, Malte pour l'honneur de la Marine, et le cap de Bonne-Espérance pour l'honneur du Commerce britannique (2)[35]. Les discussions ne roulaient plus pour ainsi dire que sur les indemnités à donner au roi de Naples et sur la Sicile que réclamait la France, désireuse, après tant de sacrifices, de garder une sorte d'escale dans la Méditerranée qui, sans cela, n'aurait été qu'un lac anglais. Un jour, le Cabinet de Londres retranchait quelque chose des propositions de Paris et, le lendemain, Talleyrand rectifiait un détail dans les modifications venues de Saint-James. Ainsi se passèrent des semaines.

M. d'Oubril, l'envoyé du Tsar, était resté, eu cours de route, près d'un mois à Vienne[36] où, d'après sa correspondance, il semble avoir été déjà chargé d'une mission dont il ne devinait pas la tendance. C'était à ce moment que l'empereur Alexandre avait donné l'ordre à son ambassadeur près la Cour d'Autriche de proposer à François II la conclusion d'une nouvelle alliance très secrète, au moyen d'un échange de let ires entre les deux souverains. Selon le projet de ces lettres, la force obligatoire des alliances précédentes devait être confirmée[37]. Mais l'Autriche ne montrait aucun empressement à renouveler l'épreuve de 1805. M. d'Oubril n'était certainement pas au courant de cette situation dont on ne retrouve pas la moindre mention dans ses dépêches qui cependant forment comme une enquête sur le rôle de la diplomatie russe à Vienne. D'Oubril fut retenu trois on quatre jours à Strasbourg, sous prétexte d'une petite irrégularité de passeport. La vérité est qu'à Paris on croyait que la paix anglaise allait être signée d'une minute à l'autre. Et lorsqu'on s'était réjoui de voir survenir le ministre russe au moment on l'on pensait que son concours était indispensable à l'aplanissement des difficultés pendantes, on ne se souciait pas de son intervention au moment où elle ne pouvait bonifier un état de choses qu'on jugeait satisfaisant. Un nouvel ajournement s'étant produit dans l'échange des signatures anglaise et française, d'Oubril put reprendre le chemin de Paris où il débarqua le 6 juillet. Il était, paraît-il, surveillé de près par la Prusse, car il dit dans son premier rapport[38] : Arrivé ici dimanche vers deux heures après midi... Dans la soirée, le marquis de Lucchesini, que j'avais sans doute par hasard rencontré aux portes de Paris, a passé chez moi, m'a fait, par ordre de sa Cour, des offres de service.

Plein de zèle, d'importance aussi, d'Oubril a été judicieusement choisi, en Russie, dans cette pépinière de jeunes diplomates médiocres et infatués dont nous avons déjà entrevu quelques spécimens. À peine installé à Paris, il affiche la prétention de tenir dans ses mains tous les fils du monde politique de la capitale. Croyant mettre en valeur sa perspicacité, il prend plaisir à se faire l'écho des commérages les plus extravagants. Ses bulletins d'ambassade sont des espèces de chroniques futiles rédigées pour le plaisir des frondeurs et des désœuvrés. Il connaît comme pas un les personnages officiels, il n'ignore aucun des scandales des chancelleries et de leurs Cours. Il n'est pas tout à fait certain que lord Yarmouth, joueur déterminé, dit-il, guère moins buveur, soit encore l'amant de Mme Visconti, maîtresse du général Berthier, ni que la femme du lord soit toujours la maîtresse du général Junot ; mais ce dont il est parfaitement sûr, c'est qu'un nommé Montrond, Pâme damnée de Talleyrand, boit depuis le matin jusqu'au soir avec lord Yarmouth... Je sais, ajoute-t-il, que ce dernier, qui envisage le premier comme un espion, a une tête plus forte et par conséquent mettrait son antagoniste sous la table avant d'y être lui-même. Puis il laisse entendre que de ce renseignement il y aurait peut-être moyen de tirer un parti malicieux : Qui peut empêcher, dit-il, que, lorsqu'ils seront bien en train tous deux, un tiers n'arrive et ne fasse rifle de tout ce qui échappera à lord Yarmouth ?[39] Rien ne saurait mettre sa pénétration en défaut. Il a scruté du premier coup d'œil les mobiles secrets des actes les plus hardis de Napoléon. Si quelqu'un se demandait pourquoi l'Empereur a créé une sorte de Couronne pour sa sœur et son beau-frère en instituant le Grand-Duché de Berg et de Clèves, d'Oubril lui en donnerait immédiatement la raison : Bonaparte donne beaucoup dans les femmes, et c'est le prince et la princesse de Clèves qui sont ses procureurs. Vous sentez — et en vérité qui ne le sentirait, pourrions-nous dire avec lui —, vous sentez, observe-t-il, qu'il faut au moins une couronne royale pour payer de semblables services, et c'est l'Allemagne probablement qui la fournira[40]. Modèle de subtilité, l'envoyé russe, par les procédés les plus simples, savait faire parler Talleyrand au delà de ce que celui-ci voulait faire entendre. Voyez plutôt : Il est échappé à M. de Talleyrand de dire qu'il croyait qu'un jour la Russie et la France seraient alliées. Alors pour le faire jaser, j'ai dit que cela pourrait bien être. Étonnez-vous après cela, ainsi que d'Oubril le note lui-même, qu'après l'avoir quitté, Talleyrand se montrait de très belle humeur[41].

Quand il se fut assuré que l'envoyé extraordinaire russe avait des pouvoirs pour traiter, Talleyrand le remit entre les mains du général Clarke qui le mena tambour battant afin d'arriver à la solution tant désirée, c'est-à-dire d'un traité de paix avec la Russie, prélude certain d'une heureuse issue des négociations anglaises. D'Oubril, drapé dans son importance, affectait une majestueuse lenteur. Clarke sentit bien que, pour abréger les pourparlers, il fallait l'empêcher de conférer avec lord Yarmouth. Le 19 juillet, il entreprit d'Oubril à dix heures du matin, ne le quitta qu'à cinq heures après midi, mais pour revenir à six et rester avec lui jusqu'à minuit. Exténué, l'ambassadeur russe allait se mettre au lit lorsqu'on vint le chercher pour le conduire chez Talleyrand d'oie il sortit, le lendemain 20 juillet, à quatre heures du matin. Subjugué par le ministre français, menacé même, dit-il, de se voir rendre ses passeports s'il ne voulait signer, il promit de conclure dans la journée[42]. Le 20 juillet 1806, en effet, la paix fut signée entre la Russie et la France. Les principales dispositions donnaient satisfaction à la Russie en ce qui concernait la Dalmatie, Raguse, les îles Ioniennes, l'intégrité de la Porte Ottomane, qui étaient des points essentiels pour la politique russe. La seule variante apportée aux revendications du cabinet de Saint-Pétersbourg établissait que le roi de Naples, auquel s'intéressait Alexandre, recevrait les îles Baléares en échange de la Sicile. Enfin il était dit par l'article VII : Toutes les troupes françaises qui sont en Allemagne seront rentrées en France dans trois mois[43].

La paix avec le grand empire du Nord ! La reconnaissance du gouvernement impérial français par le Tsar de toutes les Russies ! Quel rêve Napoléon ne crut-il pas avoir réalisé lorsqu'il tint en main le traité russe ? Hélas ! ce n'était qu'un rêve ! Pendant que d'Oubril, qui pour le moins aurait pu conclure la trêve de douze ans inscrite dans ses instructions, discutait en vertu de titres parfaitement en règle et signait, le 20 juillet, la paix de Paris, l'empereur de Russie signait tranquillement à Saint-Pétersbourg, le 12 juillet, avec la Prusse, un traité d'alliance formelle et agressive contre la France. Préalablement, le 1er juillet, à Charlottenbourg, ce même traité avait été revêtu du sceau royal de Frédéric-Guillaume. Les intentions des deux souverains y sont exprimées sans la moindre ambiguïté. Par l'article VII, il est dit : ... Nous nous occuperons d'abord des moyens nécessaires pour mettre notre armée sur un pied formidable et d'un plan d'opérations détaillé, mais éventuel, pour être exécuté aussitôt que le cas d'agir viendrait à échoir soit pour la défense commune, soit pour soutenir les garanties dont nous nous chargeons par l'article III. En se reportant à cet article III, on y lit : Nous promettons de maintenir ces garanties de toutes nos forces, conjointement avec celles de Sa Majesté Impériale de toutes les Russies, et de concourir aux arrangements pour lesquels, à la paix générale, on pourra enfin parvenir à régler et à garantir un état de choses stable et permanent en Europe (2)[44]. Les précédentes coalitions nous ont appris ce que les puissances entendaient par un état de choses stable et permanent. C'était de placer la France au rang des États secondaires.

A cette époque, on parlait beaucoup à Berlin de la Confédération du Rhin qui avait été instituée à Paris le 12 juillet. Napoléon était devenu le protecteur de treize princes qui avaient déserté l'empire d'Allemagne et s'étaient confédérés entre eux. Leurs contingents respectifs avaient été fixés et fournissaient ensemble une armée de cinquante-trois mille hommes. Cette nouvelle force militaire se trouvait être par le fait à la disposition de l'Empereur des Français, moyennant la garantie de l'intégrité des États appartenant aux confédérés. On a dit souvent que ce protectorat, accepté par Napoléon, avait porté ombrage à la Prusse et fut aussi une des causes principales de la guerre. L'inexactitude de ce renseignement est prouvée par le témoignage de Hardenberg qui est à cet égard mieux qualifié que personne, car il ne sera soupçonné ni d'indulgence, ni de partialité envers Napoléon. Il nous apprend que, parfaitement d'accord avec la France, la Prusse se créait sur le nord de l'Allemagne un protectorat analogue à celui qui venait d'être institué sur le sud : Haugwitz, dit-il, demanda, conformément au désir exprimé par Napoléon, de former une Confédération du Nord, et avait commencé les négociations à cet effet[45]. Puis, comme s'il avait le souci de ne laisser planer rien de vague sur la question, le célèbre et farouche antagoniste de l'Empereur ajoute : Je ne crois nullement que Napoléon avait l'intention de nous faire la guerre à cette époque[46].

Ainsi que Hardenberg nous le fait pressentir, il n'entrait pas de sombres calculs dans la pensée de l'Empereur. La vérité, comme presque toujours, est dans la simplicité des choses. Il appert de prime abord que les confédérés du Rhin ne pouvaient avoir — et n'avaient jamais eu — la prétention de se faire respecter sans le concours d'une grande puissance. Durant des siècles, ils furent soutenus par l'Empire germanique. Or, cet empire était expirant. Quel office secourable leur viendrait désormais de ce côté ? Depuis dix ans qu'ils faisaient la guerre sous la bannière de l'empereur d'Allemagne, ils avaient essuyé tous les mécomptes de la défaite. S'ils continuaient, ils allaient à une ruine fatale et prochaine. Quoi de plus naturel, dès lors, que ces princes, trop faibles pour se maintenir seuls, se soient réfugiés sous l'abri solide de la nation française qui avait des intérêts majeurs à conserver leur existence ? Qui aurait osé demander sérieusement à Napoléon de renoncer par un refus catégorique à cette barrière naturelle que formait, entre la France et ses agresseurs habituels, l'agglomération de ces divers États ; de rejeter ces petits princes dans les bras de l'Autriche afin que celle-ci s'en servît encore pour combattre la France ?

Sans s'arrêter à cette question, il ressort toutefois des confidences posthumes de Hardenberg que, dès le mois de février, quand Haugwitz était à Paris, Napoléon l'entretint de ce projet de Confédération du Rhin et engagea le cabinet de Berlin à prendre sous son protectorat les États secondaires de l'Allemagne du Nord, dont les contingents, il faut le remarquer, n'étaient pas sensiblement inférieurs à ceux de la Confédération rhénane. Voudrait-on insinuer que Napoléon, au mois de février ; accordait cet avantage à la Prusse parce qu'il désirait alors traiter avec elle, parce qu'il voulait adoucir de quelque manière l'amertume des sacrifices qu'il lui imposait ? Ce serait une erreur, car il a réitéré la même offre deux jours après la signature du traité russe, c'est-à-dire à l'heure exacte où il avait le moins besoin de ménager la Prusse. Il devait croire en effet que cette puissance se trouvait isolée en Europe par le fait de l'accord franco-russe dont il n'avait alors aucune raison de suspecter la sincérité. Cet accord avait été conclu à Paris le 20 juillet et, deux jours après, l'Empereur faisait écrire à Berlin par Talleyrand : C'est à la Prusse de tirer parti d'une conjoncture aussi favorable pour agrandir et fortifier son système. Elle trouvera l'empereur Napoléon disposé à seconder ses vues et ses projets. Elle peut réunir sous une nouvelle loi fédérative les États qui appartiennent encore à l'Empire germanique, et faire entrer la couronne impériale dans la maison de Brandebourg. Elle peut, si elle le préfère, former une Confédération des États du Nord de l'Allemagne qui se trouvent plus particulièrement dans sa sphère d'activité. L'Empereur approuve dès aujourd'hui toute disposition de ce genre que la Prusse jugerait à propos d'adopter[47].

Malgré qu'on en ait, il est difficile de découvrir là quelque chose d'hostile à la Prusse. Aussi les projets de Napoléon n'inspiraient-ils aucune inquiétude à cette puissance. Nous en trouvons la confirmation précise sous la plume du premier ministre Haugwitz. Celui-ci, cherchant à calmer les alarmes du général de Kleist, lui écrivait le 29 juillet : Comment pourrais-je me figurer que Napoléon a l'intention de nous faire la guerre au moment où il nous annonce amicalement son plan en Allemagne du Nord ? S'il voulait nous déclarer la guerre, il ne nous mettrait certes pas entre les mains les moyens de nous réunir avec la Saxe et le Hesse : Wenn er dieses thun wollte, so würde er uns ja nicht selbst die Mittel in die Hände geben uns mit Sachsen und Hessen zu Vereinigen...[48]

Après ce que disaient les hommes d'État prussiens entre eux, il ne nous semble pas qu'il y ait un mot à ajouter. Ils auront beau jeter feu et flammes au moment où ils se lanceront étourdiment dans une guerre sans motifs ; ils auront beau parler d'honneur germanique, de loyauté teutonique, de fidélité aux saintes et antiques lois de l'Empire, ils n'effaceront pas que ce sont les princes allemands, la Prusse en tête, qui, à Bâle, à Lunéville, à Paris, avaient creusé la fosse vers laquelle, en ce mois de juillet 1806, s'inclinait, en tant qu'institution, le corps agonisant de l'Empire germanique.

Nous ne croyons pas faire une supposition trop hasardeuse en émettant l'opinion que, par des diplomates russes ou prussiens, on avait connu à Londres quelque chose du traité de Charlottenbourg qui devait rallumer les hostilités contre la France. D'abord il est assez remarquable que le baron de Jacobi, ministre de Prusse à Londres, n'ait jamais discontinué de séjourner dans cette capitale et qu'il y soit demeuré en fonctions, même à l'époque où l'Angleterre, irritée du traité de Paris, s'était mise en état de rupture déclarée vis-à-vis de la Prusse[49]. Ensuite, comment les ennemis de la France, contrairement à leur habitude, se seraient-ils passés cette fois du trésor britannique, eux qui étaient aujourd'hui plus appauvris par leurs campagnes malheureuses ? Les traces de communication ayant existé en ce mois d'août entre la Prusse et l'Angleterre se rencontrent du reste aussi bien dans les documents de source prussienne que dans ceux de source anglaise. Hardenberg dit dans une lettre à son Roi[50] : Je dois encore rendre compte à Votre Majesté d'une ouverture qui vient de m'être faite de la part du sieur Adair, ministre d'Angleterre à Vienne, lequel a pris comme intermédiaire mon cousin, ministre de Hanovre à Vienne. Le sieur Adair dit avoir des instructions très étendues et conformes aux intérêts de Votre Majesté pour s'entendre avec la Prusse, et désire s'en ouvrir avec moi sous le sceau du secret. De son côté, à la date du 23 août, Adair écrivait à son ministère[51] : Une occasion s'est présentée d'ouvrir une correspondance par un canal sûr et à l'abri du soupçon avec M. de Hardenberg.

Des avertissements intéressés, c'est probable, étaient parvenus à Londres. Toujours est-il qu'en août le parti de la guerre reprit des avantages certains dans le cabinet de Saint-James. Un événement douloureux favorisa beaucoup cette recrudescence d'animosité contre Napoléon. M. Fox, frappé du mal auquel il devait succomber, était dans l'incapacité de s'occuper d'affaires et, débarrassée de ses exhortations paisibles, la majorité du Cabinet britannique n'eut d'autre visée que de préparer la rupture des négociations en cours à Paris. Lord Yarmouth, qui s'y trouvait, fut jugé trop pacifique, étant l'ami personnel de Fox ; on craignait qu'il ne fût déjà trop avancé dans la voie d'une solution amiable. On décida de le remplacer par lord Laudersdale. C'était en tout cas le moyen de gagner du temps-en recommençant les conférences sur de nouveaux frais. Le 5 août, le second plénipotentiaire anglais arrivait à Paris[52] et remettait bientôt la discussion sur un terrain plus défavorable. Les écrivains les moins disposés à louanger la politique impériale reconnaissent qu'aux premiers mots de lord Laudersdale, il fut aisé de juger que sa Cour ne voulait plus la paix[53].

A défaut d'indiscrétion ou de requêtes pécuniaires, Londres avait pu entendre les crépitements de guerre qui résonnaient de toutes parts à Berlin. La reine Louise était revenue de Pyrmont tout exaltée d'impatience guerrière. Elle s'attribuait la prédestination d'une Catherine II ou d'une Marie-Thérèse, et l'on se souvient que ses caprices se portaient. maintenant vers les spectacles militaires. Son œil blasé des succès de Cour s'essayait à électriser les armées. Sous quelle influence irrésistible le Roi en arriva-t-il à oublier la discrétion qu'il avait promise au Tsar et à s'écarter des règles de prudence, de pusillanimité qui étaient le fond même de son caractère ? Sous quel ascendant impérieux ordonna-t-il inopinément, le 7 août 1806, la mobilisation de son armée, en une sorte de répétition générale d'entrée en campagne ? Du jour au lendemain la capitale prussienne semble transformée en un Champ de Mars où se donnerait un festival de héros. On n'entend de toutes parts que fanfares militaires, fracas de tambours et de trompettes. De tous les coins des rues apparaissent, pour défiler devant le Château, des régiments à l'allure triomphale. Les officiers rutilants, l'air vainqueur, cadencent le bruit de leurs sabres avec celui de leurs éperons. Des estafettes, en des courses mystérieuses, galopent dans tous sens. Où courent tous ces fous ? Ils l'ignorent et, pas plus qu'eux, personne ne le sait.

Le chevalier de Bray, chef de la légation de Bavière à Berlin, fait part à son gouvernement des mouvements extraordinaires qui ont lieu le 10 août : La ville était pleine de rumeurs alarmantes, écrit-il. On ne parlait plus que de préparatifs de guerre et d'ordres donnés pour mettre toute l'armée sur le pied de guerre. Déjà, le S au soir, des ordres ont été expédiés aux inspections de Silésie de se mettre en marche sur les frontières de la Saxe. La garnison d'ici et celle de Potsdam doivent se tenir prêtes à marcher an premier signe. On achète des chevaux d'artillerie ; le général Schmettau, le prince Louis-Ferdinand ont été appelés à des conférences, et les aides de camp du Roi sont depuis deux jours dans une activité extraordinaire[54]. Laforest, notre ambassadeur, note de son côté l'agitation du moment : Les jeunes officiers de la garnison de Berlin, dit-il[55], et surtout des gens d'armes, se livrent publiquement aux espérances les plus folles. Ils disent que cette fois la Prusse ne sera pas prise au dépourvu ; qu'une nouvelle coalition est formée avec l'Angleterre, la Russie, l'Autriche et la Suède, et que c'est la France qui sera surprise dans la sécurité du succès de ses machinations politiques. Je soupçonne cette jeunesse d'être soufflée par quelques personnages qui restent derrière le rideau, tels que le prince Louis-Ferdinand, le général Rachel et autres généraux qui aspirent à une guerre quelconque... J'ai vu aussi que le bruit avait été sourdement répandu le matin, dans quelques tabagies obscures, que l'on pourrait bien me casser quelques vitres pendant la fête, ainsi qu'on l'avait fait à M. de Haugwitz, à son retour de Paris, et que le commandant de la ville y avait tais bon ordre.

Cependant notre ambassadeur était resté dans l'ignorance des complots ourdis sous ses yeux. Il vivait dans un optimisme à peu près complet, entretenu d'ailleurs par les illusions de son gouvernement. Celui-ci, à diverses reprises, lui avait recommandé de ne pas se préoccuper des fanfaronnades prussiennes, et lui avait maintes fois répété qu'il ne croyait pas possible que la Prusse voulût faire la guerre à la France. Néanmoins Laforest, voyant à Berlin ce tumulte de guerre, le signala à l'attention très sérieuse du Cabinet des Tuileries et, commençant à s'inquiéter, il dit au chevalier de Bray : Oui, mais, en attendant, cet armement de la Prusse va faire manquer la paix avec la Russie et avec l'Angleterre[56]. On ne pouvait guère passer plus près du mot de l'énigme.

Pourtant l'effervescence militaire fut de courte durée à Berlin. A l'aide de sages remontrances ou comprit sans doute qu'il était dangereux de marcher avant que la Russie en eùt donné le signal. Un apaisement se fit soudain à la surface, et l'on reprit les travaux souterrains ; mais il fallut bien que la Prusse expliquât de quelque manière sa mobilisation précipitée. Elle mit en avant le prétexte d'une épouvante subite, causée par les propos de Murat qui aurait élevé des prétentions sur certaines provinces. On citait aussi le maréchal Augereau qui, probablement en belle humeur, après un grand dîner, aurait bu un dernier verre au succès de la guerre contre la Prusse[57]. C'est par de semblables billevesées que le Cabinet de Berlin espérait justifier ses provocations inconsidérées. Si de telles frivolités valaient d'être discutées, on serait assez fondé à dire à la Prusse qu'elle aurait pu demander quelques éclaircissements à Paris. Elle y aurait appris que l'Empereur, sans qu'on l'y invitât, avait déjà réprimé avec une certaine verdeur les intempérances de langage ou les étourderies de Murat à qui il avait écrit dès le 22 août[58] : La résolution où vous êtes de repousser par la force les Prussiens du pays qu'ils occupent est une véritable folie. Ce serait alors vous qui insulteriez la Prusse et cela est très contraire à mes intentions. Je suis en bonne amitié avec cette puissance. Je cesse de faire la paix avec l'Angleterre pour lui conserver le Hanovre ; jugez après cela si je voudrais me brouiller avec elle pour des bêtises. Je veux m'entendre à l'amiable avec elle. S'il y a des troupes prussiennes dans le pays que vous devez occuper, gardez-vous de leur faire aucune offense et ne donnez aucun prétexte. Je suis, vous dis-je encore une fois, en bonne harmonie avec la Prusse. Vos propos doivent être très rassurants. Je ne puis vous exprimer la peine que j'éprouve en lisant vos lettres ; vous êtes d'une précipitation désespérante. Votre rôle est d'être conciliant et très conciliant avec les Prussiens, et de ne faire aucun pas qui leur nuise. Le premier mal vient de l'occupation de [Verden, que vous ne deviez pas occuper. Ce n'était pas votre affaire. Cette lettre confidentielle à son beau-frère révèle, on ne peut mieux, les sentiments intimes de Napoléon, au mois d'août 180G. Si la Cour de Berlin n'avait eu son siège fait d'avance, elle aurait vraisemblablement obtenu satisfaction en s'adressant à Napoléon. Mais l'apaisement des conflits avec la France était le moindre des soucis de la politique berlinoise.

Après l'accès de fièvre belliqueuse qui s'était déclaré à Berlin, l'imminence de la guerre ne faisait de doute en Europe que pour une seule personne peut-être, et cette personne était Napoléon. Le 17 août, il mandait au major général[59] : Il faut sérieusement songer au retour de la Grande Armée, puisqu'il me paraît que tous les doutes d'Allemagne sont levés... Vous pouvez annoncer que l'armée va se mettre en marche... que tout le inonde se tienne prêt à repasser en France. Même quand il connut les armements de la Prusse, Napoléon ne voulut pas y croire. Il se plut à penser qu'ils étaient dus seulement à l'effet d'une frayeur chimérique et momentanée, que cela n'était d'aucune conséquence. Après la lecture du rapport de l'ambassade française, il écrit à Talleyrand[60] : La lettre de M. Laforest du 12 août me parait une folie. C'est un excès de peur qui fait pitié. Il faut rester tranquille jusqu'à ce qu'ou sache positivement à quoi s'en tenir.

Et, sur le même sujet, il dit encore à Berthier[61] : Le Cabinet de Berlin s'est pris d'une peur panique. Il s'est imaginé que dans le traité avec la Russie il y avait des clauses qui lui enlevaient plusieurs provinces. C'est à cela qu'il faut attribuer les ridicules armements qu'il l'ait et auxquels il ne faut donner aucune attention, mon intention étant effectivement de faire rentrer mes troupes en France. J'espère enfin que le moment n'est pas éloigne où vous allez revenir à Paris, et je n'ai pas moins d'impatience que vous et l'armée de vous revoir tous en France.

En lisant ces choses, il devient encore une fois très malaisé de se figurer le Napoléon qu'on a voulu représenter bondissant, sautant à la gorge du premier qui osait risquer un geste, un mot déplaisant. Pour saisir son état d'esprit à ce moment, il convient d'admettre d'abord que toute la bravade de la Prusse vis-à-vis de lui si puissant, si glorieux, lui paraissait un acte de démence tellement invraisemblable qu'il se refusait à l'envisager. D'autre part, comment aurait-il cru à mie connivence quelconque de la Prusse avec la Russie quand il venait de signer un traité en règle avec cette dernière puissance ? En outre il ne recevait de la Cour de Berlin que des assurances pacifiques, voire gracieuses. On s'y montrait flatté de la prépondérance que, sous les auspices de Napoléon, la Prusse avait acquise dans le Nord : Le Roi déclare donc aujourd'hui formellement, rapporte notre ambassadeur[62], qu'il donne son adhésion la plus entière à la Confédération du Rhin, qu'il prendra toutes les mesures qui découlent du parti qu'il embrasse, et qu'il accepte la promesse que lui a faite l'Empereur d'acquiescer également aux dispositions du même genre que la Prusse adoptera dans le Nord... La modestie naturelle de Sa Majesté prussienne fait qu'il n'est pas encore bien certain s'il profitera de l'occasion de faire entrer la couronne impériale dans la maison de Brandebourg. Son Cabinet ne peut que le lui conseiller et en comprendre l'utilité pour les destinées de la Prusse... Le Roi ne se regarde pas seulement comme l'allié de la France mais comme l'allié du souverain de l'Empire français, et c'est à ce titre qu'il concourt avec un zèle amical à tout ce qui consolide la dynastie impériale...

Si justifiée qu'aurait pu, qu'aurait dû être — et depuis longtemps, il faut bien en convenir — la défiance de Napoléon, il ne se serait jamais douté que ces belles paroles émanaient de l'homme qui avait signé, un mois auparavant, un traité dont le but était l'écrasement de la France et que cet homme, sous l'influence de son entourage, attendait le moment propice d'accomplir son œuvre de haine. La confiance presque candide de l'Empereur fut soumise par la Prusse à des épreuves diverses. En ce mois d'août se passa un incident qui a tous les aspects d'un défi jeté à la crédulité de Napoléon et de Talleyrand. Le 7, le cabinet noir de l'office des postes apportait au secrétariat de l'Empereur une lettre de M. de Lucchesini, adressée à M. de Haugwitz et expédiée avec la correspondance publique. Cette lettre révélait que la France nourrissait les plus sombres desseins contre la Prusse ; que, par un accord entre le Cabinet des Tuileries et celui de Saint-Pétersbourg, le grand-duc Constantin allait être mis en possession des provinces polonaises appartenant à la Prusse ; enfin que la Poméranie prussienne serait donnée à la Suède. En terminant, Lucchesini disait que, si le contenu de sa dépêche venait à être connu de Napoléon, le Roi devrait daigner songer à lui nommer tout de suite un successeur[63].

Cette missive était un vulgaire artifice pour dérouter les soupçons de l'Empereur sur le but véritable des armements prussiens dont le cabinet de Berlin ferait remonter la cause aux indications alarmantes de son ambassadeur ; ce stratagème a été avoué plus tard par les ministres prussiens[64]. Ainsi que l'avait fort bien prévu Lucchesini, sa lettre fut arrêtée par le cabinet noir et portée à l'Empereur. S'il se fût inspiré d'un juste sentiment de méfiance, celui-ci aurait été frappé de la manière bizarre, trop simple en l'espèce, dont cette pièce importante était tombée entre ses mains. Pris d'une violente colère, il écrivit aussitôt à Talleyrand[65] : Je vous envoie une lettre qui enfin vous fera connaître tout entier ce coquin de Lucchesini. Il y a longtemps que mon opinion est faite sur ce misérable. Il vous a constamment trompé parce que j'ai reconnu depuis longtemps que rien n'est plus facile que de tous tromper... Je crois qu'il est difficile de donner une plus grande preuve de l'imbécillité de ce Pantalon. Parce qu'il est faux et bas il n'y a pas de bassesse ni de fausseté dont il ne me suppose capable, jusqu'à me lier avec la Russie et la Suède pour ôter la Poméranie prussienne à la Prusse. En vérité il y a là de quoi mettre un ministre aux Petites-Maisons.

Le lendemain, Talleyrand faisait part à M. Laforest de la découverte faite par le cabinet noir. Il ajoutait : La Prusse sentira que la présence à Paris de M. de Lucchesini ne peut que nuire à la confiance mutuelle et aux intérêts communs des deux États[66]. Le ministère prussien simula une vive irritation contre M. de Lucchesini. Notre représentant à Berlin fut informé que Lucchesini serait immédiatement remplacé par le général de Knobelsdorff qu'on savait être persona grata auprès de l'Empereur. On se montrait tellement froissé de la conduite de Lucchesini qu'on ne permettait même pas le séjour de la capitale prussienne à ce diplomate ni à sa femme, car on pensait, fut-il dit à Laforest, que Mme Lucchesini et son mari ne feraient que contribuer à rendre plus intolérables les jaseries des femmes, des jeunes militaires et du corps diplomatique de Berlin...[67]

Pouvait-on en réalité donner à Napoléon des marques plus touchantes d'empressement à lui être agréable ? Complètement abusé, il se déclara très satisfait du choix de M. de Knobelsdorff qu'à la première audience il accueillit par ces paroles : Je suis bien aise de vous voir ici ; j'aime les hommes simples et ronds comme vous. Et, le lendemain matin, Knobelsdorff recevait, en présent de Napoléon, quatre chevaux et une splendide voiture[68]. L'aveu complet de la supercherie prussienne a été fait par Lucchesini. Deux mois plus tard, il disait au chevalier de Gentz[69] : Lorsque Laforest demanda mon rappel immédiat, la Cour de Berlin fut secrètement enchantée de cet orage ; rien ne lui parut plus favorable pour masquer ses projets ; et M. de Knobelsdorff, connu de tout temps pour être un des partisans les plus zélés de Napoléon et du système pacifique, fut choisi exprès pour donner le change ; mais ce qu'il y eut de plus curieux dans cette dernière mesure, c'est que Knobelsdorff fut lui-même complètement dupe de sa mission... M. de Haugwitz, de son côté, a confirmé la narration de Lucchesini. Il a dit : Nous consentîmes de la meilleure grâce du monde au rappel de M. de Lucchesini, et M. de Knobelsdorff fut nommé pour compléter l'illusion[70]. Comment s'étonner maintenant que Hardenberg ait pu dire dans ses Mémoires : Napoléon aurait été aveugle s'il s'était laissé tromper par les assurances d'amitié que l'on continuait à lui donner, pendant que son envoyé à Berlin n'avait qu'à lui donner journellement des nouvelles des préparatifs de guerre contre la France. Et avec non moins de cynisme, cet ancien ministre ajoute : Knobelsdorff n'était nullement instruit des véritables intentions de sa Cour... Le 24 août, jour où il partit pour Paris, la garnison de Berlin reçut l'ordre de se tenir prête journellement à marcher[71].

Avec tout autant de ponctualité que la Cour de Prusse, Alexandre Ier exécutait les parties du programme qu'il s'était réservées. Le 6 août, M. d'Oubril rentrait à Saint-Pétersbourg et, le 15, le Tsar déchirait sans autre scrupule le traité que son mandataire avait signé à Paris le 20 juillet. En refusant de ratifier la signature de M. d'Oubril, Alexandre prétendit que la convention était entièrement opposée aux ordres et aux instructions dont ce plénipotentiaire avait été muni. L'empereur de Russie, qui décidément avait une mémoire assez mal équilibrée, n'oubliait qu'une chose : c'est que la délégation officielle dont M. d'Oubril excipa à Paris portait ces mots : Notre plénipotentiaire est autorisé à entrer en pourparlers avec celui ou ceux qui y seront suffisamment autorisés de la part du gouvernement français, à conclure et signer avec eux un acte ou convention sur des bases propres à affermir la paix qui sera rétablie entre la Russie et la France[72]. Ajoutons que, dans une lettre adressée à Talleyrand par le grand chancelier russe, il était dit ceci : Il me reste à vous prier d'ajouter foi à tout ce que M. le conseiller d'État d'Oubril vous dira au nom de Sa Majesté Impériale[73]. Ce sont là les litres dont était revêtu M. d'Oubril en arrivant à Paris, titres dont la valeur était telle qu'ils lui permettaient de prescrire il l'amiral Siniavin des mesures consécutives à la paix et de s'exprimer en ces termes : J'ai l'honneur de vous faire part que, conformément aux pouvoirs qui m'ont été donnés par Sa Majesté l'Empereur, Notre Auguste Maitre, j'ai signé aujourd'hui un traité de paix définitif entre la Russie et la France...[74] Ces pleins pouvoirs étaient nécessaires pour favoriser le simulacre de négociation qui devait faire gagner du temps aux ennemis de la France, mais ils sont de pénibles témoins de la duplicité d'Alexandre. Pour contrebalancer leur effet, on a confectionné après coup une déclaration de M. d'Oubril, par laquelle ce diplomate atteste le ciel et la terre et tous les Moscovites qu'il a transgressé les ordres de son souverain. On pèsera ce que peuvent valoir les contritions d'un fonctionnaire impérial quand elles sont exigées par l'autocrate de toutes les Russies.

La mort de M. Fox eut lieu le 13 septembre 1806. Tout espoir de paix descendait avec lui dans la tombe[75]. Parlant de cet événement, Napoléon a pu dire : La mort de M. Fox est une des fatalités de ma carrière... S'il eût continué de vivre, la paix se serait effectuée. De fait le nouveau plénipotentiaire, lord Laudersdale, nommé depuis que M. Fox était tombé malade, marquait par son attitude le changement de direction dans les résolutions du Cabinet de Londres vis-à-vis la Cour impériale. Il devenait de plus en plus évident que ses instructions lui ordonnaient de susciter la rupture des négociations. Pour le désaccord le plus futile, il ne parlait de rien moins que de s'en aller. Le 9 août, il avait déjà demandé ses passeports. Le 10 et le 11, il renouvelait sa demande. On le retenait chaque fois par des offres plus avantageuses. Il avait beau se montrer exigeant, ses propositions étaient agréées presque au fur et à mesure qu'il les aggravait. On ne lui laissait aucun prétexte à peu prés décent de briser les relations. Ce pacificateur malgré. lui aurait sans doute été bien embarrassé si la Russie, par sa rétractation, n'était venue à la rescousse et ne lui avait fourni le thème d'une nouvelle argumentation dilatoire.

Selon toute probabilité, les premières nouvelles de Saint-Pétersbourg relatives au traité signé par M. d'Oubril devaient arriver à Paris dans les tout premiers jours de septembre. Elles y étaient attendues avec grande impatience. On y comptait les heures, on calculait les relais de la route immense qui ne comprenait pas moins de cent soixante-seize postes et cinq cent cinquante-neuf verstes en plus[76]. Talleyrand laissait percer son anxiété dans une note du 2 septembre adressée à Napoléon : Il ne parvient des nouvelles de Russie dans aucun sens, disait-il ; si les ratifications ont été échangées le 15, le dix-septième jour — tous d'une course faite vite — finira ce soir[77]. Le lendemain, 3 septembre, M. Raffin, chancelier du Consulat de France à Saint-Pétersbourg, arrivait à franc étrier pour annoncer que le Tsar avait refusé de ratifier le traité signé par M. d'Oubril. Cet événement, non prévu au moins par le Cabinet des Tuileries, servit à merveille les desseins de l'Angleterre. Aussitôt lord Laudersdale fait une marche rétrograde qui ramène les négociations à leur point de départ primitif. On est revenu à la question débattue en février dernier : Nous ne traiterons, dit le plénipotentiaire anglais, que pour nous et la Russie en même temps. C'était une façon détournée de dire qu'on renonçait à traiter. Ou n'était pas sans se rappeler qu'à l'origine des ouvertures pacifiques la France avait parlementé pendant des mois pour obtenir la disjonction des causes russe et anglaise. N'était-ce pas aller au-devant d'un refus absolu que de renouveler pareille demande au moment où le Tsar infligeait à Napoléon l'affront brutal de déchirer un traité signé en vertu de pouvoirs réguliers ; au moment ou, par un dédain plus blessant encore peut-être, Alexandre déclarait ne vouloir plus négocier directement avec la France ? Le Cabinet britannique, persuadé qu'il tient le cas de rupture tant désiré, s'enferme dès maintenant dans la citadelle des revendications russes et il est bien déterminé à n'en plus sortir. Il prétend imposer à l'empereur des Français, au héros victorieux de l'Europe, l'humiliation cruelle d'accepter de nouveau et par intermédiaire l'ingérence de la Russie.

C'était beaucoup demander au souverain de la France. Que celui-ci soit belliqueux ou pacifique, son devoir, semble-t-il, lui ordonne d'opposer un refus hautain et péremptoire à pareille proposition. Penser que Napoléon s'arrêta tout de suite à ce parti violent, c'est mal connaître l'homme dont le nom, par une légende qui commence à devenir stupéfiante, a été pendant près d'un siècle le symbole des horreurs de la guerre. Il prit le temps de broyer douloureusement dans son cœur ses révoltes d'amour-propre et ses rancunes. Ces luttes intérieures lui procuraient sans doute plus d'angoisses que les périls extrêmes des batailles. Et, le 18 septembre, lord Laudersdale était informé que le gouvernement français consentait à l'intervention de la Russie représentée par l'Angleterre. A moins qu'on ne prouve que cette concession assez humble n'était qu'une feinte, qu'elle avait pour but de dissimuler des projets de vengeance contre la Russie, ne faut-il pas regretter que l'empereur des Français se soit résigné à se plier à une condescendance qui est peut-être hors des limites assignées au sang-froid et aux résolutions pacifiques ? Il en fut du reste pour sa bonne volonté ; elle ne servit qu'à donner plus de temps à ses adversaires pour combiner leur plan d'agression. On lit dans l'Histoire des traités de la Russie avec l'Angleterre[78] : Quand on reçut à Londres la nouvelle que le traité de juillet n'avait pas été ratifié, la joie du roi d'Angleterre et du peuple fut immense... C'est pourquoi toutes les propositions de Napoléon en vue de conclure une paix séparée furent catégoriquement refusées par Sa Majesté Britannique.

Ce n'est pas ici le lieu de rapporter les incidents multiples qui, chaque jour, naissaient et renaissaient de la situation inverse des parties contractantes. L'Angleterre ne voulait que rompre ; la France désirait ardemment conclure la paix et faisait chaque fois un nouveau sacrifice dans l'espoir d'arriver à ses fins. L'Angleterre toute seule ne serait peut-être pas parvenue à lasser Napoléon ; non seulement il finissait toujours par exaucer les vœux de lord Laudersdale, mais encore il écartait les sujets épineux. Pour éviter tout prétexte de rupture, le ministère français avait eu le soin ou la faiblesse de mettre de côté la question irritante de la liberté des mers et des droits du pavillon. On n'essaya même pas de les faire reconnaître par le Cabinet britannique. Celui-ci, heureusement pour la réussite de ses projets, eut le concours de la Russie à l'heure où, à peu près à bout de ses exigences, il avait épuisé les moyens de se dérober. L'aveu dénué de réticence en a été fait un an plus tard par le ministère anglais qui, le 19 décembre 1807, disait au Parlement : ... La dernière négociation entre la France et l'Angleterre a été rompue pour des points qui touchaient immédiatement non les intérêts de Sa Majesté Britannique, mais ceux de son allié impérial russe[79]. Nous n'avions pas besoin de cette harangue officielle pour avoir la certitude de l'union de la Prusse, de la Russie et de la Grande-Bretagne. Bien avant que ce discours fût prononcé, les faits avaient parlé avec une éloquence irréfutable. Le 10 octobre 1806, le même jour, à la même heure, l'armée française et l'armée prussienne sont aux prises, les troupes russes accourent à marches forcées pour seconder les Prussiens, et la flotte anglaise bombarde et incendie la ville de Boulogne.

Tant qu'il fut permis de conserver des illusions sur la possibilité de maintenir pour le présent et d'assurer pour l'avenir le repos de l'Europe, Napoléon se prêta à tous les atermoiements de l'Angleterre. Cependant un jour vint où il lui fallut quand même se rendre à l'évidence et sortir de sa quiétude ordinaire. Les armées prussiennes étaient en mouvement ; il ne pouvait pourtant pas attendre, les pieds sur les chenets et en train de converser avec le ministre anglais, que les Prussiens fussent à Paris. Il ne fallut rien moins que l'imminence de l'attaque de la Prusse pour le décider à mettre le marché en main à l'Angleterre et à lui déclarer formellement les conditions dernières auxquelles la paix devait être conclue. Il ajoutait que la paix signée et ratifiée promptement arrêterait certainement le cours de la guerre qui éclatait alors sur le Continent[80]. Ces conditions, ainsi qu'on va le voir, étaient toutes à l'avantage de l'Angleterre : 1° le Hanovre est restitué à la Grande-Bretagne ; des compensations seront accordées à la Prusse ; 2° l'île de Malte est reconnue propriété anglaise ; 3° la France renonce en faveur de l'Angleterre à Pondichéry, Chandernagor et Mahé ; 4° le cap de Bonne-Espérance sera cédé à la même puissance ; 5° de même pour Tabago. Cette petite île des Antilles avait fait l'objet de démêlés interminables parce qu'elle avait été ravie à la France en 1795 puis rendue à celle-ci au traité d'Amiens. Napoléon avait toujours dit qu'il ne pouvait consentir à l'abandonner parce qu'elle avait appartenu au territoire de la France au moment on il avait pris les rênes du gouvernement. N'importe, il transigeait encore sur ce point. De plus il ne s'opposait pas à la prise de possession de Corfou par la Russie. Un seul article restait peut-être sujet à contestation : c'était celui relatif à la Sicile. Encore convient-il d'observer qu'à la dernière conférence, et comme d'un accord réciproque, on avait gardé le silence au sujet de cette île. On peut en induire qu'il n'y avait pas là une difficulté insurmontable ni du côté de la France, ni du côté de l'Angleterre. C'est in extremis, en partant pour l'armée, que l'Empereur fit remettre par Champagny cette note au plénipotentiaire anglais. Napoléon eut-il l'espoir que de telles offres allaient déterminer la conclusion immédiate de la paix ? C'est peu probable. Il les fit par acquit de conscience au moment où il ne pouvait plus rester à Paris sous peine d'être-surpris par la Prusse.

Quand ou lit les propositions françaises, elles n'apparaissent pas comme une offense à la dignité britannique ; elles ne ressemblent pas non plus à une improvisation quelconque qui ne mérite pas une minute d'examen. Cependant le ministre anglais les accueillit avec un parfait dédain. Elles ne donnèrent lieu ni à des explications, ni à des exigences nouvelles. De même que s'il avait reçu un affront brutal, lord Laudersdale demanda purement et simplement qu'on lui remit sans délai ses passeports. Il est certain que ce diplomate n'avait plus rien à faire désormais à Paris ; son but était atteint. Il avait suffisamment amusé le tapis pour permettre aux ennemis de la France d'organiser leur campagne. A présent que la Prusse était en marche à l'avant-garde de la coalition, le plénipotentiaire anglais n'avait plus qu'à se retirer à Londres. En envoyant les passeports de Laudersdale Talleyrand lui écrivait de Mayence où il avait rejoint l'Empereur : L'avenir fera connaître si une coalition nouvelle sera plus contraire à la France que les trois premières... La France ne s'est agrandie que par les efforts renouvelés pour l'opprimer[81]. Plus lard l'Angleterre voudra rejeter sur la France les responsabilités de la rupture des négociations. Par des procédés toujours faciles elle embrouillera, comme un écheveau de soie, les arguments fondés sur des mots fugitifs, des propos échappés au cours d'entretiens qui ont duré quatre mois ; enfin de fragments de conversations elle fera des engagements solennels, dans des paroles en l'air elle relèvera des contradictions. Si elle avait suivi la voie de la sincérité, elle aurait reconnu que les négociations de Paris avaient été nouées par un ministre anglais animé de sentiments pacifiques ; qu'elles avaient traîné en longueur par suite de l'opposition des autres membres du Cabinet de Londres ; que ceux-ci fondaient de grands espoirs sur les grondements belliqueux qui se faisaient entendre à travers l'Europe ; qu'enfin le Cabinet de Saint-James ne s'était pas senti la force de résister quand il avait vu de nouvelles hostilités se déchainer contre la puissance française, et qu'il avait cru alors de son honneur de ne pas se séparer de ceux qui avaient été ses alliés dans toutes les campagnes depuis 1792.

Un tel aveu conforme à la vérité aurait rehaussé singulièrement la loyauté du gouvernement britannique. La coalition des monarques européens, en dehors des haines et des cupidités individuelles, avait pour base de commune entente un but exclusivement dynastique : la défense des trônes contre l'expansion des idées de liberté. L'Angleterre pensa qu'aux yeux des peuples cette raison n'était pas suffisante pour motiver les hécatombes effroyables qui allaient, pendant dix années encore, faire couler des torrents de sang à travers l'Europe. C'est pourquoi elle s'efforça de mettre à la charge de l'Empereur des Français toutes les responsabilités de la rupture.

Dès que l'on connut à Berlin le rejet du traité d'Oubril, on ne douta pas un instant que la mesure prise par le Tsar déterminerait la cessation immédiate des négociations anglaises. La Prusse, compromise par ses armements, fut saisie d'une extrême perplexité. Elle se dit qu'à toute comédie il fallait un dénouement ; que la comédie de ses préparatifs secrets, de son entente avec la Russie, ne pouvait être prolongée longtemps ; que Napoléon finirait bien par donner corps à ses soupçons et que, par un de ces coups hardis et foudroyants dont il était coutumier, il se jetterait un beau jour sur elle. D'autre part elle se dit que le concours effectif de la Russie lui est acquis. Je ne saurais assez exprimer, écrit M. de Haugwitz[82], avec quel abandon d'amitié et quelle cordialité l'empereur de Russie témoigne entrer dans nos idées ; en outre elle sait que des amis communs harcèlent l'Autriche pour décider cette puissance à prendre part à la coalition. Mais, si elle peut compter sur des collaborateurs, leurs contingents ne sont pas encore prêts à se joindre à son armée ; peut-être, pour éviter d'être surprise doit-elle partir seule et, avant que les renforts de France soient arrivés, tomber à l'improviste sur les armées de Napoléon stationnées en Allemagne.

Et, comme si le territoire venait d'être envahi, des cris de guerre retentissent à Berlin. Le diapason en est donné par la noblesse présomptueuse et par la reine Louise impatiente de se parer des resplendissantes et martiales armures ; toutes les têtes sont enivrées par les ferments d'orgueil, de haine et de vengeance que surchauffent l'éloquence et les écrits inspirés par les passions les plus opposées. Si l'on ne peut qu'admirer les patriotes sincères à l'instar de Kotzebue, de quel blâme faudra-t-il frapper des Suisses comme Jean de Muller ou Fauche-Borel ; le premier à la recherche d'une fonction bien rétribuée qu'il acceptera volontiers de n'importe quelle main et qu'il obtiendra finalement de Napoléon ; le second, intermédiaire du général Moreau qui offre de servir dans l'armée prussienne[83] ? De quelle infamie conviendra-t-il de stigmatiser des Français tels que d'Antraigues et Dumouriez qui poussent de toutes leurs forces, de toute leur science à la destruction de leur patrie ?

Ainsi qu'un criminel pris en flagrant délit, le gouvernement prussien s'est estimé perdu parce qu'il sait que la France lui demandera compte de ses préparatifs militaires. Alors il provoque et entretient une exaltation telle que, s'il en avait envie, ce lui serait désormais impossible de comprimer le vertige qu'il a déchaîné. La raison s'est enfuie des cerveaux en délire, et la monarchie prussienne sera roulée vers son destin fatal par le torrent dont elle a rompu les digues. Le 30 août, notre ambassadeur à Berlin signalait que le départ des équipages du Roi est fixé au 2 septembre et que celui du souverain aura lieu le 4[84].

Le 6 septembre, tout fier de ses résolutions, Frédéric-Guillaume III écrit à Alexandre : J'ai suivi vos conseils. Voilà pourquoi j'ai terminé mes différends avec la Suède. Des discussions de détail en ce moment-ci seraient la mort de l'union. L'essentiel est d'agir et, pour me mettre en état de le pouvoir avec vigueur, il faut surtout que l'Angleterre m'offre des moyens prompts, suffisants, quitte à compter plus rigoureusement ensemble quand des succès nous eu laisseront le temps. Votre ministre pourrait me rendre des services essentiels eu persuadant au Cabinet de Londres que c'est là pour lui le seul moyen d'obtenir encore des succès contre le perturbateur du repos de l'univers.

Reconnaissons que, vu les circonstances et sous la plume du roi de Prusse, l'expression de perturbateur du repos universel ne manque pas d'originalité quand elle est appliquée à l'empereur des Français. Si celui qui, depuis sept mois, se morfond en des conférences fastidieuses, cède à toutes les exigences, presque à tous les Caprices des puissances, en vue d'arriver à conclure la paix, si celui-là est le perturbateur du repos universel, il faudra par contre admettre que le gardien vigilant de la tranquillité publique est Frédéric-Guillaume III qui, dans le même laps de temps fourbit ses armes, conspire dans les ténèbres pour soulever l'Europe et la mettre à feu et à sang.

C'est certainement moins au cynisme qu'à une façon particulière de concevoir les choses qu'il faut attribuer des paroles aussi mal appropriées à la réalité des faits. Pour les souverains, Napoléon était un intrus ; ils considéraient que sans lui ils auraient pu soumettre à leur loi le Continent, et voilà comment, à leur point de vue, il est responsable des guerres qu'ils ont provoquées pour faire valoir contre lui leur principe. C'est en vertu d'un pareil raisonnement que nous allons voir Frédéric-Guillaume III, qui veut h guerre, la déclarer lui-même mais trouver qu'il y a été contraint parce que Napoléon, qui ne la lui a pas déclarée le premier, a même évité toute chicane en ne lui demandant pas compte de la mobilisation prussienne. Voici en quels ternies cette pensée saugrenue est exprimée par le Roi au bas de sa lettre à Alexandre : En attendant, Bonaparte m'a mis à mon aise ; car non seulement il n'est entré dans aucune explication sur mes armements, mais même il a défendu à ses ministres de s'en expliquer dans quelque sens que ce fût. C'est donc moi, à ce qu'il parait, qui devrai prendre l'initiative des ouvertures décisives. Ales troupes marchent de tous côtés pour en hâter le moment[85]. Ainsi, pas une minute il n'est entré dans l'esprit du Roi que Napoléon, tout entier à ses espérances de paix européenne, s'est imposé d'esquiver toute occasion de conflit et qu'il ne se résout à recourir aux armes que le jour où il s'aperçoit qu'autour de lui tout n'a été que traquenards et mensonges.

Du moment qu'elle voulait courir les chances d'une guerre coutre la France, la Prusse faisait bien de se dépêcher, car elle ne s'était pas trompée sur l'effet que produirait à Paris la nouvelle de la révocation du traité russe. Ce fut dans l'esprit de Napoléon une illumination soudaine. Le caractère louche des indécisions anglaises, les armements de la Prusse, la connivence probable de la Russie, l'analogie des procédés actuels avec ceux de l'époque du traité de Potsdam, les protestations à peu près identiques du Cabinet de Berlin touchant des mesures censément anodines mais qui jadis avaient cependant pour but une entrée en campagne ; tout cela, comme un éclair, traversa son cerveau. Indigné à la pensée qu'on se jouait de lui depuis longtemps et qu'il était sans doute encore une fois victime d'une trahison prussienne, effrayé d'avoir, par son indéracinable confiance en la bonne foi princière, exposé la sécurité du pays, l'honneur de sa Couronne, Napoléon se redressa enfin de toute la hauteur de sa superbe énergie et racheta par les ressources inépuisables de son génie les imprudences de sa persistante longanimité. Maintenant il va parler haut et ferme, comme il sied au souverain de la France. Les discours des autres ne lui suffiront plus ; il faudra des actes pour dissiper les préventions et désormais il pénétrera, par nue intuition presque magique, tous les plans de son adversaire. C'est ainsi qu'on va le voir prendre simultanément et en sens inverse les mènes décisions que le roi de Prusse, sans que matériellement il ait pu en être informé.

Après le premier effarement que lui causa la rétractation du Tsar, il s'était promptement confirmé dans l'idée que les mouvements de la Prusse résultaient d'une combinaison tramée contre la France. Alors le négociateur pacifique, trop longtemps hypnotisé par les espérances de paix universelle qu'on faisait miroiter à ses yeux, fit place en lui au chef militaire. La facilité, la compétence avec lesquelles il passait tout à coup d'une branche de l'administration à une autre ont causé l'étonnement de tous ses collaborateurs. Jurisprudence, instruction publique, finances, diplomatie, guerre, toutes les sections du gouvernement sont distribuées dans son cerveau comme autant de claviers dont les touches se meuvent au moindre effort pour donner en sons clairs et précis les solutions les plus ardues, les ordres les plus compliqués. Ainsi à la minute et avec une aisance, une hardiesse, une sagacité qui n'ont peut-être jamais été égalées, il reprend en main tous les fils du commandement. D'un coup d'œil rapide et sûr il embrasse l'immense panorama des opérations futures et, si sa suprême ambition fixe spontanément son but sur la capitale de l'ennemi, il ne s'en fie ni à son habileté ni à sa chance heureuse pour remporter la victoire. Il connaît la fragilité des calculs les mieux établis et ne néglige pas le moindre détail pour prévenir les hasards contraires ; car, selon son expression, il compte toujours sur le pire[86]. Véritable chef d'armée, dans la plus haute et la plus complète acception du mot, son même regard, qui a entrevu le sommet glorieux d'une entrée à Berlin, a plongé du même coup dans la giberne du dernier soldat pour y constater la présence de l'aiguillette réglementaire. Beaucoup croiraient déchoir si, dans la conception du plan des opérations générales, ils s'occupaient d'autre chose que des rassemblements majestueux des divisions ou des chocs impétueux des armées. Lui, dans l'étude de ce plan, il donne une place aussi large aux plus infimes détails des renseignements ou de l'équipement. Il professe qu'à la guerre — il l'a dit souvent — le nombre n'est rien ; que c'est un homme qui est tout[87] et que cet homme, c'est le chef. Et effectivement, il est tout. Nulle autre expression ne peut le dépeindre.

Les instructions qu'il va dicter pour Berthier sont une preuve de plus qu'il n'avait rien préparé pour cette guerre de 1806.11 y avait si peu songé qu'on ne possédait en France aucune donnée sur les pays où l'on devait opérer. Le 3 septembre, on a connu à Paris la rupture avec la Russie. Le 5 septembre, c'est-à-dire vingt-cinq jours après que la Prusse avait commencé sa mobilisation, l'Empereur écrivait à Berthier pour lui demander dans quel état de préparation se trouve la Grande Armée[88]. Puis dans une seconde note du même jour il indique d'un trait de plume le lieu de concentration de l'armée française. Ce sera Bamberg et il calcule que, de cette ville, il lui faut dix jours de marche jusqu'à Berlin. Mais aussitôt d'innombrables questions sont adressées au major général[89] : Dites-moi quelle est la nature du pays de droite et de gauche ; celle des chemins et des obstacles que l'ennemi pourrait présenter ? Qu'est-ce que la rivière de Saale et celle d'Elster à Géra ? Qu'est-ce que la rivière de Luppe et celle de Pleisse vis-à-vis de Leipzig ? Ensuite, qu'est-ce que la Mulde à Däben et de là jusqu'à son embouchure dans l'Elbe au-dessous de Dessau ? Enfin qu'est-ce que l'Elbe qu'on passe à Wittenberg ? Quelle est cette rivière pendant un cours de trente à trente-cinq lieues en descendant depuis les frontières de la Bohème ; quels sont les ponts qui la traversent ?... Vous ferez ramasser les meilleures cartes qui peuvent se trouver à Munich et à Dresde. Vous enverrez des officiers intelligents à Dresde et à Berlin. Ils s'arrêteront partout en route pour déjeuner, dîner, dormir, ne marcheront point de nuit et étudieront bien le local. Donnez-moi aussi des détails sur la Sprée. Je n'ai pas besoin de dire qu'il faut la plus grande prudence pour obtenir ces renseignements. Coup sur coup ce sont les préoccupations les plus diverses qui lui passent par l'esprit. Ses ordres sont lancés dans toutes les directions ; rien n'échappe à sa prévoyance. A Berthier il écrit[90] : Si les nouvelles continuent à faire croire que la Prusse a perdu la tête, je me rendrai droit à Würtzbourg ou à Bamberg. Je fais partir mes chevaux demain et, dans peu de jours, ma garde... Ils partent sous prétexte de la diète de Francfort, on je dois me rendre. Toutefois il faut bien du temps avant que tout cela arrive. Tâchez donc de vous procurer quelques chevaux pour moi... J'imagine que dans quatre ou cinq jours le quartier général, vos chevaux et vos bagages seront rendus à Bamberg ; faites-moi connaître si je me trompe dans mes calculs... Je vous ai écrit pour avoir l'œil sur la citadelle de Würtzbourg et toutes les petites citadelles environnantes... Combien de jours faudra-t-il pour que le parc qui est à Augsbourg puisse se rendre à Würtzbourg ? S'occupant du service des équipages militaires, dont l'entreprise a été concédée à une société particulière, la compagnie Breidt, il remarque, sur les états, que le sous-inspecteur aux revues Barbier a deux chevaux, appartenant à cette compagnie ; que le maréchal Davout eu a huit. Vous savez, ajoute-t-il, que mon intention est qu'aucun général ni officier n'ait de chevaux ni caissons appartenant à cette compagnie... Je vous rends responsable si vingt-quatre heures après la réception de cet ordre, il y a des chevaux ou des caissons attachés à des services privés... Faites-moi connaître comment se fait le service des ambulances. Il me semble que les chariots de la compagnie Breidt ne sont pas propres à ce service. Chaque régiment doit avoir son ambulance... J'imagine que l'artillerie a des forges de campagne, est munie de métal de manière à avoir non seulement ce qui lui est nécessaire pour entrer en campagne, mais aussi à avoir ses approvisionnements[91]. Le même jour, des ordres sont donnés pour que Strasbourg, Mayence et Wesel, les trois clefs de l'Empire, soient munies de blé, de farine, des moyens de les convertir en pain[92]. Au maréchal Bessières : Faites-moi faire des fers non seulement pour les besoins actuels de toute la cavalerie, mais encore pour pouvoir en emporter un bon approvisionnement... Remettez-moi une situation claire qui me fasse connaître ce qui pourrait partir d'ici quatre ou cinq jours. Ayez soin qu'on retrempe les armes qui en auraient besoin, qu'on arrange les épinglettes, qu'on complète les tire-bourres et les petits bidons, tant pour la cavalerie que pour l'infanterie... Faites-moi connaître le nombre d'outils que porte chaque caisson, même les ambulances... L'expérience de la dernière guerre doit vous faire connaître ce qu'il faut de boulangers... Un bon four peut faire du pain pour trois mille hommes[93].

Concurremment à ces prescriptions étaient lancés, cela va sans dire, les ordres relatifs à la formation générale de l'armée. Mise en route des fractions isolées allant rejoindre les régiments, supputation des effectifs par compagnie, par bataillon à une unité près, tout est désigné, additionné par lui, affecté ensuite à telle ou telle brigade. Il fait manœuvrer d'ensemble les escadrons ou les bataillons stationnés déjà en Allemagne et ceux qui sont à Maëstricht, à Gand, à Tournay, à Moulins, à Saint-Quentin, à Boulogne, à Saint-Brieuc, à Grenoble, à Turin ou à Alexandrie[94]. Généraux, officiers, soldats, chevaux, pièces de canon, tout cela entre dans sa pensée, et en sort aussitôt placé au rang d'attaque ou de défense sur le vaste théâtre où, dans son imagination, il les voit évoluer soit en une marche triomphale, soit dans la retraite en cas d'insuccès.

Pensant à ses équipages personnels, il mande à Caulaincourt[95] : Faites arranger toutes mes lunettes. Faites partir demain soixante chevaux parmi lesquels il y en aura huit de ceux que je monte... Faites aussi partir mes mulets et mes cantines munies de tout ce qui est nécessaire ; aussi mes petits porte-manteaux, dont je me suis servi avec tant d'avantage dans ma dernière campagne... Je désire qu'il y ait un fourgon qui porte une tente et un lit de fer. Si vous n'en avez pas, demandez-les à la princesse Caroline et vous les ferez remplacer de suite. Je désire que la tente soit solide et que ce ne soit pas une tente d'opéra... Vous ferez joindre quelques forts tapis... Je désire que le départ de mes chevaux se fasse avec tout le mystère possible. Tâchez que l'on croie que c'est pour la chasse de Compiègne. Ce sera toujours, jusqu'à leur passage à Compiègne, deux jours de gagnés... Mes fourgons avec le reste de mes chevaux et mes bagages de guerre, habillements, armes, etc., ainsi que toute la partie de ma maison que le grand maréchal aura préparée, seront prêts à partir dimanche... Le maréchal Bessières, le grand maréchal du Palais, vous, le général Le Marois, son aide de camp, le prince Borghèse, l'adjoint du Palais Ségur, feront également partir leurs chevaux. Et, en parlant à tees différents officiers, vous leur direz qu'ils sont destinés à m'accompagner à la diète de Francfort.

Cette discrétion, chaleureusement recommandée bien qu'elle soit dans les habitudes des chefs d'armée, n'avait nullement pour but de tromper la vigilance de la Prusse, car, trois jours avant d'édicter ces ordres, Napoléon lui-même avait nettement révélé ses intentions à Lucchesini qui retournait à Berlin. D'ailleurs la Prusse n'était plus à surprendre, attendu que depuis un mois elle vivait sur le pied de guerre. Donc si l'Empereur activait ses préparatifs, c'était simplement parce qu'il ne se croyait pas le droit de compromettre la sécurité de la France et parce qu'il était déterminé aussi à châtier de façon exemplaire la témérité de la Cour de Berlin, si réellement elle avait osé diriger ses armements contre lui. Ne sachant pas faire les choses à demi, il avait organisé dès le premier moment son armée en vue d'une offensive vigoureuse et efficace. Si véritablement je dois encore frapper, écrivait-il à Joseph[96], mes mesures sont bien prises et si sûres que l'Europe n'apprendra mon départ de Paris que par la ruine entière de mes ennemis. Néanmoins il conservait au fond de lui-même l'espoir que toute chance de paix n'était pas encore perdue.

C'est le 7 septembre qu'il avait fait appeler l'ambassadeur prussien ; nous allons voir dans le rapport de ce diplomate avec quelle noble franchise Napoléon exprimait ses griefs et ses projets dont il ne fardait même pas les détails qui étaient encore secrets pour son entourage : La Prusse a eu tort d'armer, dit l'Empereur, car je n'en voulais point à ses États. Si l'augmentation réelle ou imaginaire de mes forces sur l'Ems, en Westphalie ou en Franconie inquiétait votre Cabinet, pourquoi ne pas me demander que je les retirasse ? Je l'aurais fait ; on me demanda la même chose lorsque j'étais maître du pays de Hanovre, et je l'ai fait... Tant que j'ai pu compter sur la ratification du traité signé par le sieur d'Oubril, je pouvais être indifférent aux armements que l'on faisait chez vous ; mes ministres avaient ordre de n'en parler ni ici, ni à Berlin, ni ailleurs. J'aurais même fait retirer mes troupes devant les vôtres ; elles seraient rentrées en France. Mais, depuis que le Cabinet de Saint-Pétersbourg a refusé de ratifier le traité de paix, la face des affaires est entièrement changée. L'ambassadeur prussien protestait de toutes ses forces que les armements prussiens n'étaient le résultat d'aucune entente.

Napoléon, bien maitre de lui et parfaitement décidé à ne plus se laisser berner par de jolies phrases, répétait doucement et sans doute d'une façon un peu narquoise : Dans mon intérieur je suis persuadé, je vous l'avoue, de la vérité de ce que vous me dites, qu'il n'y a pas eu de rapports entre ce refus et vos armements et qu'il n'existe jusqu'ici aucune intelligence entre Berlin et Pétersbourg pour attaquer la France. Cependant mon jugement et les apparences les plus vraisemblables m'ont si souvent trompé, je me suis si complètement abusé sur la dernière coalition, que je dois suivre une ligne géométrique et tacher de prévenir lorsque je puis être prévenu. Si je n'eusse eu une répugnance extrême à faire la guerre à la Prusse, après Austerlitz je serais tombé sur elle comme une bombe et j'aurais pu lui faire beaucoup de mal. Mais j'envisageais la mort d'un Prussien ou d'un Français, pour une guerre aussi insensée, comme un crime politique... Aussi je n'entreprendrai une guerre contre la Prusse que pour l'honneur de mon pays et pour la sûreté de mes alliés confédérés... Si vos jeunes officiers et vos femmes de Berlin veulent la guerre, ils l'auront. Je me prépare à les satisfaire. J'ai ordonné au maréchal Berthier de faire reprendre à mon armée d'Allemagne tontes les positions dont elle avait commencé à se retirer. Je fais filer des troupes du camp de Boulogne. Je lèverai, au lieu de trente mille, quatre-vingt mille recrues. Je rassemblerai une partie des gardes nationales ; je ferai, s'il le faut, marcher ma garde... Nous respectons votre armée, nous n'ignorons pas vos ressources, mais je sais aussi calculer le temps qu'il vous faut pour rassembler vos forces et celui qu'emploieraient les armées russes pour venir à votre secours. Si je suis forcé à une guerre si contraire à mes vues et aux intérêts des deux peuples, il faut que je profite des avantages de mes positions. Voilà ce qui m'oblige à presser les déterminations de votre Cour pour la cessation de ses armements[97]. Ainsi parlait l'Empereur trois semaines encore avant qu'il quittât Paris pour se mettre à la tête de ses armées. Ainsi parlait-il à son ennemi qui visiblement s'apprêtait à l'attaquer. Aurait-il pu parler à un ami avec plus de sincérité, avec plus de désintéressement ? Car après tout il ne demandait rien, rien que la cessation des préparatifs hostiles et, en échange, il offrait de dissiper toute cause d'inquiétude. Quel autre langage aurait pu tenir le prince réputé le plus débonnaire ou le plus indulgent, le plus réfractaire aux entreprises belliqueuses ? Il convient de le demander aux biographes ordinaires de Napoléon.

Le gouvernement français ne s'en tint pas à la conversation de l'Empereur avec M. de Lucebesini qui allait partir pour Berlin. Le 11 septembre, Talleyrand remettait au général de Knobelsdorff, le nouvel envoyé prussien, une note par laquelle il disait : ... Des renseignements venus de Berlin, dans les premiers jours de septembre, ont fait savoir que la garnison de cette ville était sortie pour se rendre aux frontières, que les armements redoublent en Prusse et que, publiquement, on les présente comme dirigés contre la France... Ces dernières nouvelles diminuent l'espoir qu'on avait fondé à Paris sur la mission du général de Knobelsdorff. Elles donnent raison à ceux qui y ont vu un système combiné avec les ennemis de la France. Nonobstant, le gouvernement français veut croire encore à un malentendu et espère que tout sera replacé dans le système de bonne intelligence, d'alliance et d'amitié[98].

Que répondait à cc document le général de Knobelsdorff, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire du roi de Prusse ? Les motifs qui ont engagé le Roi mon maître à faire des armements ont été l'effet d'une trame des ennemis de la France et de la Prusse qui, jaloux de l'intimité qui règne entre ces deux puissances, ont fait l'impossible pour jeter l'alarme par de faux rapports venus à la fois de tous côtés. Mais surtout ce qui prouve l'esprit de cette mesure, c'est que Sa Majesté Prussienne ne l'a concertée avec qui que ce soit... La relation des intéressants entretiens que Sa Majesté Impériale a daigné avoir avec le soussigné et le marquis de Lucchesini ne pouvant encore être arrivée à Berlin, le soussigné ne peut que témoigner le vœu le plus ardent que les actes publics restent suspendus jusqu'au retour du courrier dépêché à Berlin[99].

Cette affirmation qu'il n'existait aucune entente entre la Prusse et d'autres puissances serait d'une rare audace, si la bonne foi de M. de Knobelsdorff pouvait être suspectée, mais il est avéré que ce diplomate avait été dupe, le premier, des instructions de sa Cour. Le général de Knobelsdorff, militaire dans l'âme, aurait cru commettre un sacrilège s'il avait osé élever le moindre doute sur la parole de son Roi. Avant que Knobelsdorff partit pour Paris, Frédéric-Guillaume III lui avait affirmé que la mobilisation prussienne n'avait pour objet qu'une mesure défensive, commandée par les circonstances, mais qui n'était nullement dirigée contre la France. Fort de cette explication, le général était prêt désormais à jurer que la France se leurrait en se croyant menacée par la Prusse. Il aurait enduré les derniers supplices avant de croire que son souverain avait pu altérer sciemment la vérité.

Ainsi, par un raffinement de perfidie, le Cabinet de Berlin avait pensé que le meilleur moyen de tromper Napoléon était d'induire d'abord eu erreur le plénipotentiaire qu'on lui envoyait. La perspicacité du gouvernement français n'alla pas, il faut l'avouer, jusqu'à deviner ce perfectionnement de l'art du mensonge. II ne vint à personne le soupçon qu'une notification officielle, signée d'un général ambassadeur, était une imposture. Tout naturellement on se plut à y voir la préface d'explications plus complètes qui effaceraient le malentendu d'où aurait pu sortir la guerre. Afin de faciliter les arrangements ultérieurs et de donner plus de poids aux déclarations qu'il avait déjà faites, l'Empereur, ce même jour 12 septembre, écrivit au roi de Prusse une lettre dont nous détachons les passages essentiels[100] : Si je suis contraint de prendre les armes pour me défendre, ce sera avec le plus grand regret que je les emploierai contre les troupes de Votre Majesté. Je considérerai cette guerre comme une guerre civile, tant les intérêts de nos États sont liés. Je ne veux rien de Votre Majesté. Je ne lui ai rien demandé... J'ai une telle opinion de sa justice que je m'en rapporte à Elle pour savoir qui a tort dans cette circonstance, de la Prusse ou de la France. Tous les renseignements qu'on lui a donnés sont faux... Je suis ami ou ennemi franchement. Je tiens plus que par le cœur à Votre Majesté, je tiens à Elle par la raison. Toutefois je viens de faire aussi des dispositions pour me mettre en mesure contre ses troupes qui menacent d'attaquer mon armée d'Allemagne. Je l'ai fait parce que j'aurais été coupable envers mon peuple, si je ne m'étais prémuni contre les préparatifs formidables qu'elle fait, préparatifs qui sont si avancés que les troupes de sa capitale sont parties... Je dois le dire à Votre Majesté, jamais la guerre ne sera de mon fait parce que, si cela était, je me considérerais comme un criminel ; c'est ainsi que j'appelle un souverain qui fait une guerre de fantaisie, qui n'est pas justifiée par la politique de ses États... Que Votre Majesté me réponde qu'elle a contremandé ses dispositions et je contremanderai les miennes de grand cœur.

Afin de hâter la solution du différend, le Cabinet des Tuileries ne se contenta pas encore de la lettre de l'Empereur à Frédéric-Guillaume. Il confia à M. Laforest de pleins pouvoirs pour accorder toute satisfaction à la Prusse : Si M. de Haugwitz a besoin d'assurances tranquillisantes, écrivait Talleyrand, vous pouvez lui en donner. Vous pourrez même, s'il le désire, prendre vis-à-vis de lui-même par écrit l'engagement qu'aucune troupe ne passera le Rhin ; que tous les corps qui sont en marche pour s'y rendre rétrograderont ; que la levée de cent mille hommes sera contremandée ; que les troupes qui sont en Westphalie, au lieu d'être augmentées, seront diminuées ; qu'il n'y en aura point sur l'Ems, si de son coté la Prusse désarme, replace ses troupes sur le pied de paix et dans leurs cantonnements ordinaires et si elle reprend à l'égard de la France son attitude accoutumée...

Pourtant, comme la France n'est point dans son tort, ce n'est pas à elle d'implorer merci en quelque sorte devant les menaces de la Prusse. L'ambassadeur devra donc conserver toute sa dignité. Le gouvernement français s'est assez avancé. Les jalons de conciliation ont été suffisamment posés par les instructions de l'Empereur et par sa lettre au Roi. C'est au Cabinet de Berlin qu'il appartient maintenant, si toutefois il en a l'envie, de faire un pas en avant. Il importe donc à M. Laforest de ne pas avoir l'air d'éprouver la moindre impatience ou inquiétude. Vous ne donnerez, recommande Talleyrand, les assurances et les explications, vous ne ferez les déclarations qui précèdent que quand l'occasion vous en sera offerte. Vous les ferez même attendre. Vous vous laisserez chercher, vous serez même malade pour manquer an rendez-vous ; vous tiendrez en un mot une conduite toute passive, la conduite d'un homme que rien n'inquiète, qui n'est pressé de rien, à qui il n'a point été ordonné de faire aucune démarche.

Cependant le Cabinet des Tuileries ne tolérera plus qu'on l'abuse par de vaines chimères, par des essais de persuasion qui ont fait leur temps. Il n'est pas possible, sous peine d'excessive imprévoyance, de laisser se continuer les mouvements des armées prussiennes. Il faut de toute nécessité indiquer une limite à leur marche. Elles seront libres de sortir de cette limite ou de rester en deçà ; mais, si elles la franchissent, cela équivaudra aux yeux de la France à une formelle déclaration de guerre. Vous ferez connaitre à M. de Haugwitz, ajoute Talleyrand[101], que si les Prussiens occupent la Saxe, vous avez l'ordre de demander sur-le-champ vos passeports, vous les demanderez effectivement et vous quitterez Berlin immédiatement, dans le cas où la Saxe serait réellement envahie, parce que l'occupation de ce pays remuerait trop les flancs de l'armée française.

On sentait à Paris qu'en attendant les réponses de Berlin, chaque jour qui s'écoulait constituait un avantage pour la Prusse au détriment de la France. Les nouvelles se succédant plus alarmantes les unes que les autres, on en arrivait à regretter de s'être engagé moralement à surseoir aux grandes mesures de guerre, jusqu'à ce que la Prusse se fût prononcée sur les dernières déclarations de l'Empereur. Sous ces appréhensions grandissantes, Napoléon crut devoir, tout en respectant sa parole, donner une impulsion plus active aux concentrations et organisations des troupes de l'intérieur. Talleyrand s'en expliquait vis-à-vis de M. de Knobelsdorff, le 19 septembre, en disant[102] : Les nouvelles qu'on reçoit chaque jour portent tellement le caractère d'une guerre imminente que Sa Majesté Impériale doit avoir quelque regret de l'engagement qu'elle a pris de ne pas encore appeler ses réserves et de différer la notification constitutionnelle d'après laquelle toutes les forces de la nation seraient mises à sa disposition. Elle remplira cet engagement, mais elle croirait manquer à la prudence et aux intérêts de ses peuples de ne point ordonner dans l'intérieur toutes les mesures et tous les mouvements de troupes qui peuvent avoir lieu sans notification préalable... La guerre entre les deux États apparaît à l'Empereur une véritable monstruosité politique... Ses dispositions sont tellement étrangères à toute idée de guerre avec la Prusse qu'il a déjà commis une faute militaire très grave en retardant d'un mois les préparatifs et eu consentant à laisser passer quinze jours sans appeler ses réserves et les gardes nationales.

Devant cette communication, le général de Knobelsdorff confirme avec une sincérité déconcertante les assurances qu'il a données précédemment. Sa loyauté irréprochable servit les desseins de la Prusse mieux que ne l'auraient fait les jeux de comédie d'un mystificateur du plus grand talent. Le soussigné, Knobelsdorff, s'empresse de réitérer que Sa Majesté le roi de Prusse, loin d'avoir jamais eu l'idée de renoncer à ses rapports d'amitié avec la France, partage tous les sentiments pacifiques de Sa Majesté l'Empereur ; que, loin d'être entrée dans un concert avec les ennemis de la France, Sa Majesté Prussienne a toujours cherché à calmer tous les ressentiments pour faciliter le rétablissement de la paix générale[103]. On conviendra qu'il était heureux que l'Empereur eût pris la résolution inébranlable de ne plus se laisser endormir par ces protestations d'autant plus dangereuses qu'elles émanaient d'un cœur honnête et qu'elles étaient formulées avec l'accent d'une naïve droiture.

Afin qu'on ne crût pas à Berlin que les mesures prescrites dans l'intérieur de l'Empire modifieraient en quoi que ce fût les intentions exprimées par Napoléon, Talleyrand mandait à Laforest, le 19 septembre : On pourra vous dire que l'Empereur a fait partir ses bagages, que le camp de Meudon est levé, que la Garde impériale s'avance à grandes journées ; vous devez répondre que tous ces faits sont vrais, mais vous devez ajouter que vous avez des pouvoirs suffisants pour arrêter les corps de troupes partout où ils se trouveront au moment où la Prusse désarmera[104].

Hélas ! rien dans les propositions françaises n'était applicable en l'état où se trouvaient à cette époque les esprits à Berlin. Aucune voix, de si haut qu'elle se fit entendre, n'aurait pu dominer le tumulte des cris de guerre ; nous l'avons dit, la fièvre belliqueuse avait atteint son paroxysme. C'était une frénésie quand passait la reine Louise parée maintenant des couleurs écarlates de son régiment, sanglée dans sa tunique de dragon qui lui seyait à merveille. Les élégances recherchées n'étaient point bannies de cet ajustement guerrier. Des zibelines et des dentelles contournaient une discrète échancrure ménagée sur le devant du corsage. Les cheveux, flottant en blondes et soyeuses ondulations, semblaient se dénouer des fourragères d'or qui s'entrecroisaient autour d'un schako rouge à visière noire. Radieuse et fière sous ce costume plus théâtral encore que guerrier et qui rehaussait de grâce piquante et mutine ses charmes de belle amazone[105], la reine Louise conduisait ses dragons à travers la capitale[106]. Non moins acclamé était le prince Louis-Ferdinand, le vicaire fervent de la royale déesse. N'était-il pas le promoteur le plus actif de la guerre ? Ne lui devait-on pas ces marques de reconnaissance ? Les généraux, les officiers étaient aussi l'objet de l'admiration populaire, qui s'exaltait à leurs discours téméraires et pleins de jactance. Ils assuraient crânement que, si Napoléon avait pu venir facilement à bout des Autrichiens, le jour où il aurait affaire avec les Prussiens — avec l'armée du grand Frédéric — il en verrait de belles[107]. Un major Von Kamptz se vantait d'avoir vu les Français de près et disait : En trois mois et avec des forces égales aux deux tiers des leurs, nous chasserions à coups de fouet ces gaillards au delà du Rhin, j'en gage sur mon salut[108]. La plupart des généraux professaient que Napoléon n'était pas digne d'être caporal dans l'armée prussienne[109]. D'ordinaire si réservé, le prince Hohenlohe, en présence de la confiance générale, se serait laissé aller à dire : J'ai battu les Français dans plus de soixante affaires et, ma foi, je battrai Napoléon pourvu qu'on me laisse les bras libres quand je serai aux prises avec lui[110]. L'ivresse des futurs combats, en agissant sur les

esprits en démence, les provoquait aux insolences les plus extravagantes. Il se trouva de ces Achilles, frais émoulus de l'École des Cadets, pour aller aiguiser leurs sabres sur les marches de l'hôtel de M. Laforest, notre ambassadeur[111]. La foule les applaudissait et leur colonel les regardait faire en souriant : Je regrette, disait-il, que les braves Prussiens se servent de sabres et de fusils ; des gourdins suffiraient pour chasser ces chiens de Français[112]. Un ancien conseiller de guerre sous Frédéric II, Scheffner, tenait tous les paris pour la défaite des Français, car jamais, disait-il, même sous Frédéric, les troupes n'avaient montré un tel enthousiasme[113]. A l'armée, dit un rapport de police[114], on trépigne d'impatience et Dieu sait ce qui arriverait si on ne se battait pas. Tous les journaux de Berlin : Le Libéral, organe de Kotzebue, l'Ami de la maison, l'Indicateur, l'Observateur de la Sprée, étaient montés aux noies les plus aiguës. Au Théâtre Royal, la pièce favorite du public était le Camp de Wallenstein de Schiller. Et tous les spectateurs chantaient avec le cuirassier quand il entonnait l'air : Die Trommel rift, die Fahne whet... — Le tambour nous appelle, l'étendard gémit au vent. L'acteur Unzelmann s'était fait une spécialité d'improviser dans ses rôles des propos patriotiques. Il était acclamé lorsqu'il lançait des sarcasmes à l'adresse des Français[115]. La fermentation était à son comble, les têtes ardentes l'avaient emporté, a pu dire un ministre[116]. Le peuple, mentionne un autre rapport[117], est dans le plus grand enthousiasme ; il chante, il crie de joie ; on ne reconnaît plus le tempérament des Allemands.

Le pays entier était atteint par la fièvre de Berlin : Partout on réclamait la guerre contre Napoléon[118]. — La plupart des personnes, dit Varnhagen Von Ense[119], se mettaient en fureur contre quiconque osait douter de la supériorité militaire de la Prusse sur la France. Les gens les plus pacifiques par état s'exaltaient ; un professeur affirmait que rien ne pouvait plus sauver ce fou de Bonaparte. Si l'on parlait des généraux français, on s'écriait : Que deviendront, devant nos généraux prussiens qui ont appris la guerre dès leur jeunesse, ces tailleurs, ces cordonniers improvisés généraux par leur Révolution française ? Quand Massenbach insiste près du lieutenant général Phul, confident du Roi, afin qu'il appuie près de son maître le projet d'une entrevue de Frédéric-Guillaume avec Napoléon, Phul répond : Je ne veux pas me charger de la honte qui retomberait sur celui qui parlerait contre la guerre[120]. — Le Roi, dit un contemporain[121], aurait essuyé quelque insulte publique s'il avait conclu la paix sans avoir livré bataille. Comment résister à cette poussée de déments qui se précipitent vers les catastrophes ? L'ange de la paix serait tombé au milieu de cette foule exaspérée qu'elle l'aurait lapidé. Le Roi avait été gagné par l'aberration générale. Ainsi que tous les timorés sortis de leur caractère, il se grisait de sa propre hardiesse, et faisait parade d'une virilité qui l'étonnait lui-même. Marqué déjà par le doigt de la fatalité, il courait éperdument à l'abîme. Un événement, qui eut lieu le 27 août, aurait suffi pour que Napoléon déclarât sur-le-champ la guerre à la Prusse. Ce jour-là, après quelques simulacres de résistance des Prussiens mais eu vertu d'une entente irrécusable, le roi de Suède occupait une partie de l'Électorat de Hanovre, le duché de Lauenbourg, au nom du roi d'Angleterre[122]. Les propositions amiables de Napoléon ne produisirent à Berlin qu'un seul effet : ce fut de bâter l'envoi d'un ultimatum qui valait une formelle déclaration de guerre.

L'envahissement de la Saxe était un fait accompli depuis le 12 septembre. C'était, on le sait, la borne que Napoléon avait assignée à la marche des Prussiens. M. Laforest l'apprit le 21 et ce même jour, conformément à ses instructions, il demandait ses passeports au Cabinet de Berlin. Mors il n'y avait plus de place pour les moyens dilatoires ni pour les mensonges. Le 25 septembre, Frédéric- Guillaume adresse à l'empereur des Français une note par laquelle il demande que les troupes françaises repassent incessamment le Rhin, toutes sans exception, en commençant leur marche au jour fixé par le Roi et en la poursuivant sans s'arrêter ; car leur retraite instante, complète, est, au point ou en sont les choses, le seul gage de sûreté que le Roi puisse admettre[123].

De désarmement pour la Prusse, il n'en est pas question. Il fallait d'abord que les Français se retirassent ; la Cour de Berlin aurait jugé ensuite ce qu'elle avait à faire, et le roi de Prusse terminait en disant que c'est en son quartier général, au milieu de son armée, qu'il daignera attendre jusqu'au 28 octobre la soumission du vainqueur de l'Europe. Scipion devant Carthage ne tint pas un langage plus arrogant. Folle outrecuidance qui donne bien la mesure de l'insanité d'une guerre sans raison, sans but, et qui semblait comme tombée des nues[124], ainsi que l'a dit un des plus grands détracteurs de Napoléon. Que la responsabilité de l'Empereur soit indemne, cela est avoué par les historiens allemands les plus éminents. Cette guerre, dit Ranke[125], n'était que la lutte du principe de la légitimité des États européens contre l'héritier de la Révolution. Comme historien, je dois désapprouver cette lutte. La Prusse, par sa position géographique, avait le rôle de conciliateur.

Par son ultimatum extraordinaire, dénué même des égards qui sont dus à une grande puissance, Frédéric-Guillaume croyait prendre Napoléon au dépourvu, et avoir assez facilement raison des corps français disséminés en Allemagne où ils étaient demeurés pour surveiller et assurer l'exécution du traité de Presbourg. Mais l'Empereur, dont les anxiétés augmentaient journellement, avait décidé de se rapprocher de la frontière allemande et d'aller à Mayence où il attendrait les décisions de la Prusse. Avant de rejoindre l'armée, il s'employait à regagner le temps qu'il avait perdu en traitant avec trop d'indifférence les armements prussiens. On demeure interdit, comme devant une légende fabuleuse quand on voit la somme de labeur qu'il s'imposa dans les derniers jours qui précédèrent son départ de la capitale. Prenons-le par exemple, le 10 septembre à onze heures du soir, au moment où il a résolu la mise en route de la garde et voyons avec quelle précision prodigieuse il dicte ses improvisations, au milieu du trouble et de la précipitation des événements :

Le 1er régiment de grenadiers de ma garde partira demain à dix heures du matin, et ira coucher à Claye. Il en partira le lendemain, à la pointe du jour. Le 2e grenadiers partira à six heures du matin et ira coucher à Meaux. Les chasseurs iront coucher à Dammartin. Là et à Meaux, il y aura cent charrettes attelées chacune de quatre colliers capables de porter dix hommes. Celles de Meaux seront prèles sur la place à dix heures du matin ; celles de Dammartin à huit heures. Deux commissaires des guerres partiront demain matin avant deux heures pour régler avec le sous-préfet de Meaux la réunion de ces voitures. Après, ils suivront la préparation de tous les relais sur les deux routes, l'une par Metz pour les grenadiers, l'autre par Luxembourg pour les chasseurs. La première aura quatorze relais de Meaux à Worms ; la seconde treize, de Dammartin à Bingen... Chaque cheval sera payé cinq francs par jour. Les propriétaires des chevaux pourvoiront eux-mêmes aux fourrages. Les voitures seront payées par le major de chaque régiment, les quittances seront remises au sous-préfet qui vous les enverra incontinent... Comme le temps est très court pour les premiers relais, j'ai fait envoyer parle maréchal Bessières un officier d'état-major qui aura vu le sous-préfet de Meaux avant quatre heures du matin, de manière que quand les commissaires des guerres arriveront le sous-préfet aura déjà pris ses dispositions[126].

En moins de trois jours, du 19 au 21 septembre, durant les heures qui sont arrachées aux réceptions, aux audiences impossibles à éviter en ces instants critiques, l'Empereur dicte avec la même méthode, la même netteté, quarante-cinq ordres comprenant environ quinze mille mots dont chacun, s'il n'était pas exact, s'il n'était pas à sa juste place, pourrait donner lieu à une équivoque, à une fausse direction, peut-être à la confusion d'une partie des plans. Les angles de l'échiquier sur lequel Napoléon travaille sont marqués en haut par Amsterdam et Berlin, en bas par Naples et Bayonne. C'est d'Utrecht, de Montpellier, du Havre, de Stuttgart, de Toulon, de Bade, de Grenoble, de Munich, de Gênes, de Carlsruhe qu'il prend des brigades, des régiments, des bataillons, parfois une escouade, un général ou un officier, pour les éparpiller sur les routes qui mènent à Wesel, Mayence, Francfort, Würtzbourg et Bamberg. Moyennant des avis donnés parallèlement, leurs gîtes d'étapes sont prévus, leur subsistance est assurée partout. Ces unités, ces fractions sont maniées avec adresse et facilité comme des termes algébriques sans valeur propre, mais passant l'un dans l'autre, se multipliant, se réduisant à la fin en une savante formule qui régit la concentration des corps d'armée. Les maréchaux commandant ceux-ci ont reçu d'autre part, et à l'heure voulue, les instructions qui concernent le rassemblement général.

A ces conceptions de stratégie pure se mêlent les préoccupations de détails d'une minutie invraisemblable : Y a-t-il des souliers ici ? Envoyez des capotes là ; des bidons, des marmites, eu existe-t-il en suffisance ? Qu'on n'hésite pas, qu'on en achète chez les habitants, mais surtout qu'on ne fasse pas de vilenies, qu'on les paye exactement. On a sans doute pensé aux légumes, à la viande, à la farine, mais a-t-on songé qu'il fallait du bois pour transformer cette farine en pain ? Est-on muni de bois dans les places fortes ? Qu'on en fasse venir du Tyrol. V a-t-il des baraques de corps de garde sur les glacis de Mayence ?

Il exige qu'on lui réponde à toutes ces questions et, par surcroît de prudence, il les fait contrôler de deux ou trois côtés. A travers cette multitude affolante d'interrogations, de prescriptions, on est stupéfait de voir filer tout à coup des messages relatifs soit à l'emprunt de Naples et à la manière dont il doit se faire, soit à une pension qu'il faut délivrer à un ancien militaire de cent deux ans, soit aux recettes inexactes du percepteur de Venise, soit à la culture du coton eu Corse, soit à un courrier arrêté par des voleurs entre Modane et Reggio, soit à la nomination des personnes qui accompagneront l'Impératrice en voyage, avec la désignation de la place de chacune dans les voitures, soit à des prêtres qu'il finit expulser de Naples parce qu'ils sont agents des intrigues anglaises ; enfin ce billet ainsi conçu : Demander à M. Denon s'il est vrai qu'on ait retardé hier l'entrée du Muséum et qu'on ait fait attendre le public. On ne peut rien faire qui soit plus contraire à mon intention[127]. Ajoutez-y les conseils de gouvernement à son frère Joseph, roi de Naples, et à son beau-fils Eugène, vice-roi d'Italie ; comprenez-y les éclaircissements sur les causes de la guerre, rédigés en longues lettres à l'usage de ses alliés, les rois de Wurtemberg, de Bavière et l'Électeur de Bade dont il réclame le concours, et vous aurez à peu près la nomenclature du travail de l'Empereur, en ces trois jours des 19, 20 et 21 septembre 1806.

Cette besogne phénoménale n'est pas d'un étourneau, ni d'un forcené. Tout y est efficace ; les ordres s'y précipitent, innombrables comme d'un imperceptible point lumineux, des infinités de rayons symétriques s'élancent pour projeter au loin la clarté dans le chaos.

 

 

 



[1] RANKE, Hardenbergs eigenhündige Memoiren, II, 502 ; Vertraute Briefe, III, 198.

[2] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 238.

[3] ADAMI, Luise Königin von Preussen, p. 158-159.

[4] ADAMI, Luise Königin von Preussen, p. 161.

[5] RANKE, Hardenbergs eigenhündige Memoiren, III, passim.

[6] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, 376.

[7] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 238. (Ne figure pas dans la publication allemande de Paul Bailleu.)

[8] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 238 ; Vertraute Briefe, III, 98.

[9] Lettres inédites de Talleyrand à Napoléon, p. 238.

[10] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, IX, 311-391.

[11] Correspondance de Napoléon Ier, XII, 430.

[12] A. LEFEBVRE, II, 292.

[13] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, IX, 314.

[14] Le duc de Brunswick avait été envoyé à Saint-Pétersbourg, dès le mois de putier, pour assurer à l'empereur Alexandre que, malgré le traité d'alliance avec la France, Imites lus sympathies de la Prusse étaient acquises à la Russie. On se demandait maintenant à Berlin quel effet produirait à Pétersbourg Je traité de Paris de février.

[15] RANKE, Hardenbergs eigenhündige Memoiren, III, 561-567.

[16] Archives impériales russes, etc., LXXXII, 356 ; RANKE, Hardenbergs, etc., III, 570-571.

[17] Archives royales prussiennes, etc., II, 448.

[18] Correspondance de Napoléon Ier, XII, 171.

[19] Exposé de la situation de l'Empire ; Correspondance de Napoléon Ier, XII, 139 à 156.

[20] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, IX, 318.

[21] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, IX, 321.

[22] Archives impériales russes, etc., 356-357.

[23] Archives du ministère des Affaires Etrangères, Prusse, 238. (Ne figure pas dans la publication allemande de Paul Bailleu.)

[24] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 238.

[25] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 238.

[26] Archives impériales russes, etc., LXXXII, 363-364.

[27] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 238.

[28] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, IX, 296-297.

[29] Archives royales prussiennes, etc., I, 474-475.

[30] BIGNON, V, 401.

[31] Vertraute Briefe, I, 216.

[32] RANKE, Hardenbergs eigenhündige Memoiren, III, 106-113.

[33] Archives royales prussiennes, etc., II, 479.

[34] RANKE, Hardenbergs eigenhündige Memoiren, III, 86.

[35] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, IX, 298.

[36] Archives impériales russes, etc., LXXXII, 369-385.

[37] F. DE MARTENS, Recueil des traités avec la Russie, II ; Autriche, 504.

[38] Archives impériales russes, etc., LXXXII, 403.

[39] Archives impériales russes, etc., LXXXII, 426.

[40] Archives impériales russes, etc., LXXXII, 428.

[41] Archives impériales russes, etc., LXXXII, 425.

[42] Archives impériales russes, etc., LXXXII, 444-445.

[43] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, IX, 299 à 305.

[44] F. DE MARTENS, Recueil des traités avec la Russie, VI ; Allemagne, 378-388 ; RANKE, Hardenbergs eigenhündige Memoiren, III, 46-48.

[45] RANKE, Hardenbergs eigenhündige Memoiren, III, 84.

[46] RANKE, Hardenbergs eigenhündige Memoiren, III, 89.

[47] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 239 ; A. LEFEBVRE, II, 315.

[48] Archives royales prussiennes, etc., II, 495.

[49] A. LEFEBVRE, II, 319.

[50] RANKE, Hardenbergs eigenhündige Memoiren. (Lettre du 31 août au Roi, III, 126.)

[51] Sir R. ADAIR, Mémoires historiques, 128.

[52] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, IX, 432.

[53] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, IX, 435 ; A. LEFEBVRE, II, 320-337.

[54] Archives royales prussiennes, etc., II, 523.

[55] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 239.

[56] Archives royales prussiennes, etc., II, 525.

[57] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 239.

[58] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 33.

[59] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 80.

[60] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 97.

[61] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 110.

[62] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 239.

[63] Archives royales prussiennes, etc., II, 506.

[64] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, X, 92. (Manuscrit du chevalier de Gentz.)

[65] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 57.

[66] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 239.

[67] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 239.

[68] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, X, 93. (Manuscrit du chevalier de Gentz.)

[69] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, X, 92. (Manuscrit du chevalier de Gentz.)

[70] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, X, 78. (Manuscrit du chevalier de Gentz.)

[71] RANKE, Hardenbergs eigenhündige Memoiren, 167-172.

[72] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, IX, 307-308.

[73] Archives impériales russes, etc., LXXXII, 363.

[74] Archives impériales russes, etc., LXXXII, 432.

[75] BIGNON, V, 348.

[76] Postes impériales : État général des routes de postes pour l'année 1806 : Paris à Mayence : 68 postes ; Mayence à Berlin : 35 postes ; Berlin à Kœnigsberg : 41 postes ; Kœnigsberg à Riga : 32 postes ; Riga à Saint-Pétersbourg : 559 verstes.

[77] Lettres inédites de Talleyrand à Napoléon, p. 252.

[78] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, XI ; Angleterre, 130-131.

[79] Séance du Parlement anglais du 19 décembre 1807 ; BIGNON, V, 359.

[80] Champagny à lord Laudersdale ; BIGNON, V, 359.

[81] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, IX, 302-308.

[82] Archives royales prussiennes, etc., II, 562.

[83] Mémoires d'un homme d'État, IX, 288 et suivantes.

[84] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 239. (Ne figure pas dans la publication allemande de Paul Bailleu.)

[85] Archives royales prussiennes, etc., II, 553.

[86] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 210.

[87] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 480.

[88] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 149.

[89] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 150.

[90] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 162.

[91] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 163.

[92] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 167.

[93] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 174.

[94] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 148 à 175.

[95] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 164.

[96] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 176.

[97] Archives royales prussiennes, etc., II, 560-564.

[98] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 239. (Ne figure pas dans la publication allemande de Paul Bailleu.)

[99] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 239. (Ne figure pas dans la publication allemande de Paul Bailleu.)

[100] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 170.

[101] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 239 (12 septembre 1806.)

[102] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 239, 19 septembre 1806. (Ne figure pas dans la publication allemande de Paul Bailleu.) Il y a lieu de s'étonner que rien des pièces de la mission extraordinaire du général de Knobelsdorff n'ait trouvé place dans ce recueil pourtant si copieux. On doit regretter également que l'auteur n'ait pas donné ou n'ait pas pu donner les instructions du gouvernement prussien à Knobelsdorff, comme il avait donné celles remises, en différentes circonstances, à ce même général et à d'autres ambassadeurs.

[103] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 239 (20 septembre 1806.)

[104] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 239 (19 septembre 1806.)

[105] Voir le portrait de la reine Louise, estampe de Swechach, au musée des Hohenzollern, château de Monbijou, à Berlin.

[106] ADAMI, Luise Königin von Preussen, p. 175.

[107] ARNIM, Vertraute Geschichte, IV, 28.

[108] C. VON DER GULTZ, Rosbach et Iéna, p. 348.

[109] C. VON DER GULTZ, Rosbach et Iéna, p. 349.

[110] C. VON DER GULTZ, Rosbach et Iéna, p. 349.

[111] ARNIM, Vertraute Geschichte, IV, 28 ; Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 434 ; Souvenirs du général Colbert, II, 371 ; Mémoires du général Pouget, p. 83.

[112] EVLERT, Characterzüge aus dem Leben des Königs Friedrich Wilhelm, t. I, p. 225.

[113] ADAMI, Luise Königin von Preussen, p. 232.

[114] Archives nationales, AF, IV, 1498.

[115] ADAMI, Luise Königin von Preussen, p. 172.

[116] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, X, 152. (Manuscrit du chevalier de Gentz.)

[117] Archives nationales, AF, IV, 1498.

[118] MASSENBACH, Historische Denkwardigkeiten, II, 9.

[119] Varnhagen VON ENSE, Denkœurdigkeiten, II, 121-129.

[120] MASSENBACH, Historische Denkwardigkeiten, II, 12.

[121] Baron ERNOUF, les Français en Prusse, p. 10.

[122] RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, III, 123. (Lettre du Roi à Alexandre.) Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, IX, 95.

[123] Archives du ministère des Affaires Étrangères, 1793, f° 87.

[124] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, X, 67. (Manuscrit du chevalier de Gentz.)

[125] RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, I, 625-626.

[126] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 211.

[127] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 210 à 243.