NAPOLÉON ET LA PAIX

 

CHAPITRE II.

 

 

Nouvelles complaisances de Napoléon envers la Prusse. — L'affaire de Passau. — La future coopération des armées prussienne et française. — La véritable cause des quinze dernières années de guerre. — La fausseté de la légende ; ses origines. — Le traité d'Amiens. — Enthousiasme du peuple anglais ; Bonaparte for ever. — Nouvelles intrigues du cabinet de Londres. — Napoléon moins belliqueux que le roi de Prusse. — Frédéric-Guillaume III ; sa versatilité. — La reine Louise de Prusse ; sa coquetterie, sa légèreté. — Mœurs de la nouvelle Cour. — Le prince Louis-Ferdinand et les officiers prussiens. — Le parti de la guerre à Berlin. — Rupture de la paix d'Amiens. — Inanité des griefs anglais. — Napoléon insiste pour une solution pacifique. — Sa sincérité. — Ses dispositions naturelles pour les travaux de la paix. — Proposition de la réunion d'un congrès général. — Abstention coupable des souverains. — Projet d'invasion du Hanovre. — Le but de Napoléon. — Deuxième mission de Duroc à Berlin. — Réponse vague de Frédéric-Guillaume. — L'occupation du Hanovre approuvée formellement par le roi de Prusse. — Lord Whitworth demande ses passeports. — Efforts réitérés de Napoléon pour éviter la guerre. — Napoléon reprend son rôle de chef d'un grand pays.

 

Malgré tout ce qu'avaient de séduisant les projets d'alliance russe entrevue par la Reine à Memel, leur exécution et même leur préparation devaient être remises à une date indéterminée, car sous aucun prétexte la Prusse n'aurait pu éveiller contre elle les suspicions du Premier Consul. Jamais elle n'avait eu plus besoin de son appui qu'an moment où elle allait prendre possession effective des territoires concédés généreusement par la France, avec l'assentiment maintenant acquis d'Alexandre Ier. Tranquille du côté de la Russie, Frédéric-Guillaume prévoyait des obstacles de la part de l'Autriche. Aussi, pour se fortifier contre cette alternative, redoubla-t-on à Berlin d'attentions envers Napoléon. On fit luire à ses yeux le mirage de cette alliance dont la réalisation avait été le but de tous ses efforts et de toutes ses largesses. M. de Haugwitz disait à notre chargé d'affaires : Je regarde l'ordre qui vient de s'établir entre nous par les engagements mutuellement contractés, comme le principe et la base d'une alliance infaillible et déjà même comme une alliance effective[1]. Et, le général Beurnonville, ambassadeur à Berlin, rappelé depuis peu à Paris, ayant écrit : Il n'est pas un général français qui ne soit avec la Prusse[2], le conseiller intime du Roi, comme s'il donnait la réplique à cette chaleureuse assurance, disait à Talleyrand : Appelé à lire tous les jours dans le cœur du Roi, je n'aurais pas le cœur prussien, si je ne l'avais français[3]. A Paris on s'abandonnait au charme de ces rapports aimables, mais à Berlin, où l'on était plus pratique, on accompagnait chaque nouvelle flatterie d'une sollicitation nouvelle. C'est ainsi qu'avec le consentement empressé de Napoléon, le roi de Prusse put fêter de la façon la plus mémorable son anniversaire qui tombait le 3 août. Ce jour même, aux acclamations de son peuple, il fit envahir les territoires attribués récemment à sa couronne.

L'opération s'accomplit sans difficulté, mais la joie ne fut pas  de longue durée. Ou apprit bientôt à Berlin que l'Autriche venait d'occuper la ville de Passau, qui avait été dévolue à la Bavière. Ce coup hardi, bien qu'il parût de prime abord ne léser que les intérêts bavarois, causa un effarement général en Prusse. On se sentait visé par l'empereur d'Allemagne ; on se demandait s'il n'allait pas tout remettre eu question, s'il n'allait pas refuser d'approuver la répartition des indemnités allemandes telles que les avait fixées le conclusum de la Diète de Ratisbonne. Ces craintes n'étaient que trop fondées. L'Autriche déclarait bientôt qu'elle ne consentirait à évacuer Passau que le jour où les autres princes auraient également évacué les pays dont ils avaient récemment pris possession[4]. La Prusse était donc directement menacée par cette prétention. Détenant avec l'assentiment de la France un lot d'une importance inespérée, elle n'était nullement disposée à voir se rouvrir des débats sur un partage qui lui avait été si avantageux. Immédiatement elle protesta eu faveur de la Bavière, puis se retourna vers son zélé protecteur, le Premier Consul, qui accorda sans hésiter son concours ; et, le 5 septembre 1802, fut signé un traité qui prévoyait enfin pour une action de guerre la coopération des armées française et prussienne[5].

Ce n'était pas encore un traité d'alliance intime, confondant les intérêts généraux des deux nations ; mais c'était dans une certaine mesure l'admission officielle de la France parmi les puissances monarchiques. Pour la première fois depuis la Révolution apparaissait comme possible la collaboration des troupes républicaines avec une armée royale. Aussitôt le Premier Consul se met en devoir d'étendre cet accord spécial et s'efforce d'en tirer des avantages plus considérables que la solution de l'affaire de Passau. Il conçoit la possibilité d'une pacification générale, à laquelle ne s'opposent, selon lui, que les agissements de l'Angleterre, et, dès le 6 septembre, c'est-à-dire le lendemain du jour où fut signée la convention militaire avec la Prusse, il écrivait au Roi[6] : Mon vœu le plus doux est de voir de plus en plus la Prusse et la France marcher de concert, et par cette union asseoir la paix du continent sur des bases sûres, à l'abri des intrigues d'outre-mer... C'était la conviction absolue de Napoléon que ni la France, ni la Prusse, ni personne en Europe, ne jouirait de repos tant qu'on n'aurait pas arrêté la cause du mal qui résidait à Londres, où l'on était bien déterminé à ne pas laisser subsister une France grande, capable de contrebalancer l'influence britannique.

Une France abaissée, amoindrie, réduite, selon l'expression de lord Aukland, à un véritable néant politique[7], qui permettrait aux Anglais de développer seuls, sans concurrence, leur marine, leur commerce, leur industrie ; de soumettre les peuples à l'inaction, afin d'être seuls à les approvisionner de denrées coloniales et des produits de leurs manufactures ; d'acquérir ainsi une richesse autrement dangereuse — ou le vit bientôt, on le voit encore — pour le repos du monde que toutes les armées du continent réunies ; c'était lit le seul prix auquel le gouvernement britannique consentait à laisser régner la paix universelle.

Napoléon fut l'homme, fut le Français qui n'accepta pas à l'amiable cette combinaison humiliante et désastreuse, et qui s'y opposa avec acharnement durant les quinze années de guerre dont la responsabilité, quoi qu'on en dise, incombe à l'Angleterre, car elle a suscité toutes les coalitions et les a toutes subventionnées. Il a pu dire très sincèrement à Sainte-Hélène[8] : J'ai toujours voulu la paix avec l'Angleterre, par tous les moyens conciliables avec la dignité de la nation française. Je l'ai voulue enfin au prix de tous les sacrifices que peut admettre l'honneur national. Je n'avais contre l'Angleterre ni prévention, ni haine, ni jalousie d'ambition. Que m'importait que l'Angleterre fût riche et prospère, pourvu que la France le fût comme elle ? Je ne lui contestais pas le sceptre des mers ; je voulais seulement, je le répète, qu'elle respectât sur mer le pavillon de la France, comme le respectaient sur terre les empereurs de Russie et d'Autriche.

Il ne saurait plus être question aujourd'hui d'expliquer l'histoire de cette longue période de guerres par une sorte de délire de persécution qui aurait affolé Napoléon chaque fois qu'il pensait à l'Angleterre. La fureur maladive d'un seul est en réalité un thème trop commode pour définir la cause des plus grands événements, sans compter qu'il réduit à rien la volonté de peuples vigoureux, assimilés à des troupeaux de bêtes domestiquées qui seraient prêtes à s'exterminer au moindre geste d'un être dément et fantasque. Cette conception des mobiles auxquels eût obéi Bonaparte a été communément admise durant trois quarts de siècle. Cela ne prouve nullement qu'elle ne soit point erronée, car on avait eu d'excellentes raisons pour l'imposer à la crédulité publique. De quel front par exemple aurait pu se présenter, en 1815, au Congrès de Vienne, un Talleyrand, qui, sachant la valeur des mots, n'avait jadis éprouvé nulle gène pour dire à l'Empereur : Les serviteurs de Votre Majesté ne peuvent veiller trop attentivement autour de sa personne... les généraux prussiens eux-mêmes parlent de l'assassiner... Tous ces récits font frémir, mais il faut que Votre Majesté sache tout, et qui est-ce qui peut avoir le courage de le lui dire, si ce ne sont pas ceux qui l'adorent ?[9] Talleyrand qui avait mené presque toute la diplomatie de l'Empire, avait écrit de sa main les lettres les plus vives contre les souverains, avait rédigé après les défaites les actes les plus humiliants pour leur amour-propre, et qui lui — comme tant d'autres — ne pouvait espérer se faire pardonner un tel passé, si ce n'est en jouant l'homme faible, le serviteur bâillonné, contraint d'obéir aux ordres d'un monstrueux tyran ? Et cette légende si simpliste en vérité, qui permet de rejeter sur des caprices individuels tous les méfaits perpétués en Europe, avait été propagée par l'Angleterre avec la complicité de toutes les autres nations.

Oui, cette légende avait eu les complicités de toutes les nations : la France d'abord, influencée par son roi Louis XVIII, qui pendant vingt ans avait, comme prétendant, obtenu de l'Angleterre tout, même le droit de comploter chez elle l'assassinat de Napoléon ; puis l'Autriche et la Prusse, la Russie et les moindres États, la Hesse-Cassel, le Brunswick, Bade, Darmstadt, le Portugal, l'Espagne, Naples, la Sardaigne, tous grands et petits, qui, depuis 1793, chaque fois que l'occasion s'était montrée propice, avaient négocié avec le Cabinet de Londres contre la République française ou l'ogre de Corse ; et, sous prétexte qu'il fallait s'unir pour l'abattre, ils avaient émargé  des millions et des millions.

Est-on curieux de savoir les prix stipulés dans ces marchés d'ordre spécial ? Au temps de la première coalition, un cavalier hessois est taxé quatre-vingts couronnes de banque, un fantassin n'en vaut que cinquante ; il ne faut pas oublier le fournisseur, nous allions dire le traitant, ou l'Électeur qui touchera deux cent vingt-cinq mille couronnes de banque par an — la couronne était de cinq francs et quelques fractions —. Dès lors on ne s'étonnera pas qu'à ce commerce lucratif le grand-duc de Hesse ait amassé une fortune de nabab, pour laquelle il eut des inquiétudes lors de la toute-puissance du héros militaire, dont le génie avait déjoué tous ces odieux calculs. On sait que le dépôt qu'il fit d'une partie de son trésor entre les mains d'un humble israélite de Francfort fut l'origine de la fortune de la famille Rothschild. Le margrave de Bade, avec ses sept cent cinquante hommes, ne les cède pas à meilleur compte que son voisin. Pour la Prusse, c'est un plus gros morceau. Elle met en ligue soixante-deux mille quatre cents hommes, pour lesquels il faut fixer une moyenne qu'on arrête à une livre douze schillings par tête. Mais elle obtient en outre un million huit cent mille livres pour frais de premier établissement, plus cinquante mille livres sterling par mois, et cent mille livres qui sont prévues pour frais de rapatriement de l'armée après la campagne[10]. A l'égard de l'Autriche, il faut ouvrir le coffre-fort à deux ballants, et ce n'est pas moins de quatre millions six cent mille livres sterling qui sortent pour mettre deux cent mille hommes sur le pied de guerre[11]. Par la suite la denrée humaine devint plus chère ; en 1807, par exemple, la Suède ne se contenta pas à moins de douze livres dix schillings par homme, avec première mise de trois mois de solde et frais de retour d'un mois[12]. Après de tels trafics renouvelés à chaque coalition, ce n'est dans aucun de ces États, liés par l'argent à la politique haineuse de l'Angleterre, qu'on pouvait songer à parler avec indépendance du caractère et du rôle de Napoléon. Les contemporains ont sans doute ressenti la crainte que Barrère a exprimée dans cette prudente formule : Il n'y aurait plus, si je publiais mes papiers sur les affaires étrangères, un seul coin en Europe où je pourrais reposer ma tête[13].

Mais, si la vérité n'a pu se faire entendre du vivant des hommes qui étaient placés pour la connaître et qui auraient pu la dire, elle ne s'est pas éteinte avec eux. A défaut de leurs voix, des documents sont demeurés pour attester la part qui revient à l'Angleterre. Ces documents, dont nous détacherons les moins suspects, ceux qui émanent des ennemis mêmes de la France, nous font voir l'Angleterre inébranlablement rivée à ses aspirations d'anéantissement de la puissance française. Et les actes officiels du Cabinet de Londres, en nous révélant ce programme britannique, nous démontreront que, si Napoléon a fixé, sans jamais les détourner, ses regards vers l'autre bord de la Manche, il n'était pas pour cela en proie à des hantises de monomane, mais que noblement et sans défaillance il acceptait le seul rôle qu'à moins de lâcheté les Français et leur chef eussent à tenir dans la longue tragédie dont la dernière scène s'est jouée à Waterloo.

Dans ses notes de 1789 Rostopchine dit : On croyait à Londres que le roi de France, faible d'autorité, serait moins dangereux pour l'Angleterre qu'un roi à la Louis XIV, et l'on courtisait pour cela les chefs du parti constitutionnel[14]. Sans trop de scrupules les séductions anglaises n'hésitèrent pas à suivre le mouvement et à se porter chez les hommes les moins dignes de considération : Le club des Jacobins, mande Grimm à Catherine II en 1791, reçoit ses impulsions par les fripons qui ont vendu les intérêts de leur patrie à l'étranger et font les patriotes, et par des émissaires anglais et prussiens qui ont pris à tâche de travailler ce malheureux pays en dessous... Le club est assez inepte, assez ignare, assez étranger aux affaires, assez imbécile pour qu'on lui persuade qu'il fait nuit en plein midi[15].

Veut-on d'autres renseignements plus précis, datant de l'époque de la Terreur, on les trouvera encore chez un diplomate russe : Les agents anglais Clarkson et Oswald sont inscrits au club des Jacobins... Il eût été plus honorable de faire la guerre à la France, de détruire Cherbourg, de lui enlever ses colonies, que de fomenter les troubles et les massacres qui se commettent en France à la honte de l'humanité[16].

En voyant combien l'affaiblissement, la dislocation de la France, rentraient dans les désirs de l'Angleterre, on commence presque à comprendre pourquoi celle-ci devint plus ardente à la lutte lorsqu'elle vit la République relever les provocations de l'Europe, organiser ses armées et faire d'une France qu'on voulait diminuée, enchainée, une nation plus indépendante, plus forte et plus grande qu'elle ne le fût jamais. Logiquement, l'Angleterre se trouva encore plus loin de son but le jour où parut à la tête du gouvernement un chef, sorte de régénérateur providentiel, qui, en peu de temps, dota la France d'une administration régulière à l'intérieur, d'un prestige militaire sans rival à l'extérieur.

Que fit l'Angleterre lorsque, six semaines après le 18 Brumaire, le Premier Consul, désireux d'éviter l'intermédiaire des ministres implacablement hostiles, écrivit de sa main au roi d'Angleterre pour lui demander la paix ? S'empressa-t-elle, comme le bon sens, le simple sentiment d'humanité l'aurait ordonné, d'adopter en principe cette proposition, d'en retenir l'examen ? Nullement. Le Cabinet britannique, s'appuyant sur le texte de la constitution anglaise, sur une loi d'étiquette, défendit au Roi de répondre. L'affaire fut portée devant le Parlement. Un des membres de cette assemblée, M. Tierney, en présence des circonlocutions obscures du gouvernement, somma le premier ministre de définir son but en une seule phrase : Je ne sais si je pourrai le faire en une seule phrase, s'écria M. Pitt, mais je le ferai en un seul mot : sécurité. Est-il une sécurité possible pour l'Angleterre alors que notre garantie en négociation serait avec ce Bonaparte, seul organe maintenant de tout ce qu'il y a de pernicieux dans la Révolution française ? Puis, comme conclusion, Pitt faisait des vœux en faveur du rétablissement des Bourbons, qui auraient assez d'occupations à l'intérieur pour réparer dix ans de convulsions révolutionnaires et ne pourraient, par conséquent, avant dix autres années, s'ingérer dans les affaires extérieures. A cette séance du Parlement anglais furent mis en lumière les sentiments respectifs des deux gouvernements. Napoléon disait dans sa lettre au roi d'Angleterre : ... Comment les deux nations les plus éclairées de l'Europe peuvent-elles sacrifier à des idées de vaine grandeur le bien du commerce, la prospérité intérieure, le bonheur des familles ?[17]

De quelle manière le Cabinet britannique reçoit-il ces généreuses avances ? Pour justifier le refus de réponse qu'il impose au Roi, il aggrave sa décision par des explications qu'il résume littéralement en cette phrase : Rétablissement en France de l'ancienne dynastie qui assurerait à ce pays la possession de son ancien territoire[18].

Et, malgré cette espèce de défi qu'on lui jette à la face, malgré la façon insultante dont il a été pris personnellement à partie, Napoléon n'en continuera pas moins tous ses efforts en vue du rétablissement de la paix. Il les continuera même au lendemain de Marengo. Après comme avant la victoire il a l'oreille ouverte à toutes les propositions, si vagues soient-elles, qui arrivent  des bords de la Tamise, où, cependant fidèle en 1801 au système de 1789, on ne cesse, rapporte un diplomate, d'employer de l'argent en faveur des entreprises de Georges et des Chouans[19]. Et quelles entreprises étaient-ce ? On venait d'en voir une le 3 nivôse, quand la machine infernale dirigée contre le Premier Consul avait tué cinquante-six personnes.

Malgré tout, sachant qu'un ministère plus modéré a pris la succession de Pitt, le Premier Consul essaie tous les moyens de conciliation avant d'en arriver aux hostilités. Un chargé d'affaires, Otto, avait été envoyé à Londres sous prétexte de régler la question des prisonniers. En réalité, il avait la mission plus sérieuse de préparer les voies à un rapprochement, ainsi que le spécifiaient ses instructions. On le presse alors de poser une demande explicite de négociations, et des vues générales sont échangées entre les deux Cabinets, à la suite desquelles on devait parvenir six mois plus tard à réunir des plénipotentiaires à Amiens pour y élaborer un traité de paix définitif.

Ce n'est pas ici le lieu de décrire par le menu les conférences dont le résultat fut longtemps incertain, vu l'hostilité radicale que le ministère anglais rencontrait dans une fraction importante du Parlement ; mais, afin  de pouvoir mieux juger à qui reviendra la responsabilité des guerres prochaines, on doit rappeler l'ardente et sincère impatience de Napoléon quand il attendait le résultat des premières négociations pacifiques auxquelles l'Angleterre avait daigné prendre part ; son regard ne quittait pas la route d'Anciens ; il comptait les heures, les minutes ; sa pensée suivait de relais en relais les courriers qu'il comblait de gratifications afin qu'ils accélérassent la vitesse de leurs chevaux.

Qu'il entrât dans sa fièvre le soupçon que peut-être les Anglais se déroberaient tout à coup et qu'il se verrait attaqué sur les côtes à l'improviste, c'est possible ; le passé l'invitait à la méfiance, l'avenir prouvera qu'il n'en eut pas assez.

Mais bien certaines, en tout cas, et bien catégoriques apparaissent ses dispositions pour en finir par un arrangement pacifique. On en est facilement convaincu lorsqu'on le suit à l'heure des derniers pourparlers. Le 8 mars 1802, il écrit à son frère Joseph, qui représente la France à Amiens : La dernière rédaction du projet anglais pour Malte ne s'éloigne pas beaucoup de la nôtre. Il est facile aussi de trouver un mezzo termine pour les affaires des prisonniers. Je ne vois donc pas ce qui peut empêcher aujourd'hui la conclusion du traité. Si lord Cornwallis est de bonne foi, la paix doit être signée avant le 19... J'ai cédé tout ce qu'ont voulu les Anglais. Le 9 mars : J'accepte, quoique à regret, la formule : La Sublime Porte est invitée à accéder au présent traité... Au reste je vous donne toute latitude pour signer dans la nuit. Vous serez en conférence lorsque vous recevrez ce courrier ; je ne pense pas qu'il arrive avant neuf heures du soir... Faites donc tout ce qu'il est possible pour terminer et signez. Vous aurez soin de me faire connaître, dans votre réponse, si le courrier est arrivé avant neuf heures, lui ayant dans ce cas promis six cents francs. Le 11 mars : Il est cinq heures après midi et je n'ai pas encore reçu le courrier que vous m'avez annoncé devoir m'expédier après votre conférence d'hier matin et que j'attendais à minuit... Veuillez donc me rendre compte deux fois par jour, le matin et le soir, par deux courriers extraordinaires, de tout cc que vous faites et de tout ce qu'on vous dit, car il est pour moi bien évident que si, à l'heure oui j'écris, la paix n'est pas signée ou convenue, il y a à Londres changement de système.

Et toujours ainsi jusqu'à la fin ; le 24 mars, il dira encore sur la rédaction d'un article en litige : Le plénipotentiaire français est autorisé à passer outre ; il ne retardera pas d'une heure la signature du traité pour cet article[20].

Ce n'est pas là, quoi qu'on en veuille, le langage d'un homme qui préférerait la guerre à la paix.

De concessions en concessions faites par le gouvernement français, le traité fut enfin signé le 27 mars 1802. Les deux peuples accueillirent cette nouvelle avec des transports de joie. A Londres, plus encore peut-être qu'à Paris, l'émotion publique tint du délire ; le cri, si nouveau et si étrange, de Bonaparte for ever retentit dans cette grande cité, à côté  des vivats nationaux. Sur toutes les voitures qui parcouraient la ville s'étalaient des pancartes oui se lisaient, écrits en gros caractères, les mots : Peace with France. Enfin, lorsque le colonel Lauriston, un des aides de camp du Premier Consul, arriva dans les murs de Londres pour échanger les ratifications du traité, il fut reçu au bruit de mille ovations. On ne sut quelles marques de reconnaissance témoigner à ce messager de la bonne nouvelle ; on détela ses chevaux et on traîna triomphalement son carrosse jusqu'à sa demeure[21]. Ces démonstrations d'enthousiasme populaire prouvent jusqu'à l'évidence que le jour prochain où les ministres anglais briseront cette paix si chaleureusement acclamée, ce sera de leur propre volonté et non pour répondre aux désirs de la majorité de la nation. La rupture sera l'œuvre de quelques esprits uniquement préoccupés de leurs intérêts mercantiles.

Il est assez curieux de voir ce que dit à ce propos un écrivain moderne homme politique autrichien qui s'est livré à un travail considérable pour rejeter sur Napoléon la responsabilité de toutes les guerres : Les Anglais avaient espéré profiter de la trêve d'Amiens pour relever leur commerce ; or, au bout de quelques mois, ils constatèrent qu'ils s'étaient trompés. Napoléon n'avait pas consenti à renouveler, selon le désir du gouvernement anglais, le traité de commerce de 1786, favorisant l'importation des produits anglais au détriment  de l'industrie française. Le Premier Consul demandait, au contraire, que l'Angleterre signal une nouvelle convention qui n'entravait en rien le développement commercial de la France. Les négociations traînaient en longueur ou n'aboutissaient pas et, dans l'intervalle, Napoléon édicta des droits d'entrée fort élevés sur les marchandises anglaises. Dès lors les fabricants et négociants de l'Angleterre ne désirèrent plus que la guerre, qui avait été moins préjudiciable à leurs intérêts que cette paix qui les ruinait[22]. Ce détracteur de Napoléon aide assurément mieux qu'il ne le prévoyait à établir la vérité de l'histoire. Nous sommes en réalité tous de la même opinion : l'Angleterre voulait une France appauvrie, dominée ; Napoléon la voulait grande, prospère et respectée, inde bellum.

Or, moins de six mois après la signature de la paix avec l'Angleterre, le 6 septembre, le Premier Consul croyait devoir prévenir le roi de Prusse qu'il aurait à se mettre à l'abri des intrigues anglaises. Cette insinuation était-elle sans fondement ? N'était-elle qu'une perfidie misérable ayant pour but de desservir le roi d'Angleterre près d'un autre souverain ? Ou n'était-elle que le fruit d'une imagination inquiète et prompte à s'exagérer les plus légers symptômes ? L'examen de la situation démontre que plusieurs faits autorisaient des suspicions sérieuses.

D'abord les clauses les plus importantes du traité qui devaient être exécutées dans un délai de trois mois par l'Angleterre ne l'étaient pas encore ; puis le ministère belliqueux revenu aux affaires participait plus ou moins ouvertement à des actes intolérables et outrageants de la part d'un État avec lequel la paix avait été conclue. C'est ainsi qu'en juin 1802 on signalait que le prétendant Louis XVIII, le prince d'Artois, le prince de Condé, le duc d'Enghien, les émigrés continuaient à être reçus avec les honneurs royaux, émargeaient au budget anglais, alors qu'ouvertement ils complotaient le renversement du gouvernement consulaire, reconnu officiellement par le fait même de la signature du traité d'Amiens. De même ou ne pouvait s'empêcher de remarquer que Georges, l'homme qui étudiait la meilleure manière d'attenter à la vie du Premier Consul, était l'objet de la plus haute considération. Indice non moins significatif : quoique pauvre, il menait à Londres la vie d'un grand seigneur, grâce aux fonds que le ministère mettait à sa disposition. Enfin il n'était pas de jour où la presse ne fit l'apologie de ceux qui préparaient l'assassinat de Napoléon.

Celui-ci avait, on le voit, des motifs suffisants pour signaler les intrigues britanniques à Frédéric-Guillaume, son nouvel allié, qui, par la convention du 5 septembre 1802, pouvait être appelé bientôt à fondre avec les armées républicaines l'armée prussienne classée alors parmi les plus puissantes de l'Europe. Cette convention avait mis un instrument de guerre formidable aux mains de Napoléon ; il ne tenait qu'à lui de s'en servir au moment de l'affaire de Passau. Qu'il encourageât le mécontentement de la Prusse, qu'il excitât ses récriminations, et du même coup il provoquait la reprise d'une campagne à peine close. Rien de plus facile dans l'enchevêtrement inextricable des multiples intérêts qui se jalousaient, s'excitaient et ne demandaient qu'à s'exaspérer à la Diète de Ratisbonne.

S'il le veut, Napoléon n'a qu'à marcher ; l'Autriche vient  de lui offrir une belle occasion par cet envahissement de la ville de Passau. Pour un jeune général, la tentation est grande de faire manœuvrer de front l'armée française, déjà illustrée sous ses ordres par de nombreux triomphes, et l'année du grand Frédéric, réputée encore invincible. C'est presque défier la faiblesse de la nature humaine que d'éprouver par de telles séductions un homme qui serait mi peu épris de gloire militaire, à plus forte raison l'être exceptionnel dont les poumons, au dire de ses biographes, ne trouvaient de respiration que dans l'air fétide des champs de bataille.

S'il a cru aux violences incurables du caractère belliqueux de Napoléon, le roi de Prusse, pour sa part, va être détrompé, détrompé même jusqu'au dépit, en constatant que de lui et du batailleur exalté, ce sera le dernier qui s'appliquera à éviter la plus petite cause de conflit.

Le Premier Consul s'ingénie à chercher des compensations pour l'Autriche afin qu'elle puisse couvrir honorablement sa retraite. Il croit pouvoir lui accorder sans grand inconvénient une dignité électorale, c'est-à-dire une voix de plus à la Diète et l'évêché d'Eichstæd en faveur du grand-duc de Toscane ; il obtient ainsi l'évacuation de Passau.

Cette solution était le résultat de la volonté précise et nettement exprimée de Napoléon, qui, six mois auparavant, avait en tenues explicites indiqué ses vues pacifiques à Talleyrand : Mon intention, avait-il dit[23], est de ne compromettre d'aucune manière la France dans les affaires d'Allemagne et de ne pas courir un centième de chance pour la rupture de la paix. Il avait tenu le même langage à la Prusse lorsque, après la signature de la convention militaire entre les deux pays, il avait fait à l'ambassadeur prussien cette déclaration : On me jugerait bien mal à Berlin si l'on craignait que je voulusse provoquer la guerre pour la ville de Passau. Rapportant ces paroles à sa Cour, Lucchesini ajoute : Le général Bonaparte m'a ensuite exposé avec une égale franchise les moyens qu'il croit les plus propres à obtenir une paix longue et sûre pour le bonheur de la France et du continent, du moins pour l'espace de douze à quinze ans[24]. C'était donc, singulière ironie, exactement pour la période de 1802 à 1811 que Napoléon rêvait une paix longue et sûre pour le bonheur de la France et du continent !

La modération du Premier Consul ne fut pas du goût de la Prusse. Aux yeux de cette puissance, les petits avantages concédés à l'Autriche en vue d'empêcher la guerre étaient en contradiction de la convention du 5 septembre. Au dire de son ministre, la loyauté de Frédéric-Guillaume en souffrait ; et l'on ne parlait de rien moins que de remettre tout en question par de nouvelles propositions[25]. Mais si pur ses remontrances à Paris la Prusse semblait attacher une importance rigoureuse à la convention du 5 septembre, vis-à-vis de l'étranger c'était tout autre chose. Des le 8 octobre, répudiant déjà les conséquences de sa nouvelle alliance, elle cuirait à la Russie que la convention du 5 septembre avait été signée par Lucchesini à Paris, par surprise, sans ordres[26]. Assertion parfaitement contraire à la vérité, du reste, attendu que le Roi avait solennellement ratifié ladite convention le 18 septembre[27].

D'où venaient dune les versatilités soudaines du Roi, ses façons ambiguës d'affirmer à Saint-Pétersbourg que le traité avec la France était sans valeur et d'exiger à Paris le respect intégral du même traité, puis de s'opposer à la conclusion de la paix alors qu'il dit gémi d'être entraîné à la guerre ? C'est que, depuis le retour  de Memel, Frédéric-Guillaume était ballotté entre deux influences, celle de son Cabinet, qui agissait dans les intérêts de l'État, et celle du parti russe et anglais, qui s'était reformé plus vivace que jamais sous les auspices de la Reine. Ce parti n'avait qu'une visée : saisir tous les prétextes, si variés, si contradictoires fussent-ils, pour éloigner la Prusse de la France et pour créer entre elles une inimitié eu agissant d'accord avec la Russie. Tourmenté par ces deux influences, Frédéric-Guillaume ne savait se résoudre. Porté vers la France par ses intérêts matériels, il ne pouvait se détacher de la Russie, qui représentait mieux ses instincts aristocratiques. Il se !lattait dans son amour-propre, satisfaisait ses affections personnelles et se sentait dans la ligne de son devoir royal lorsqu'il se rapprochait du Tsar, qui paradait en avant des défenseurs de l'ordre monarchique. Au contraire il se méprisait lui-même d'avoir des relations avec une nation menaçante pour les trônes, tant qu'à ses yeux de prince de droit divin elle apparaissait comme un foyer d'anarchie. Exemple dangereux, en effet, pour les peuples soumis au régime autocratique, que cette République glorieuse et prospère.

Certes Frédéric-Guillaume n'aurait pas eu la tache facile s'il avait voulu simplement louvoyer sans se compromettre ni d'un côté, ni de l'autre ; mais combien était plus ardu le rôle qu'il s'efforçait de jouer en prétendant rester à l'état de poids mort au centre de la tempête qui soufflait sur toute l'Europe et qui faisait tourbillonner le long des frontières de Prusse des rafales de soldats précipités contre la France ou refoulés en déroute par nos troupes victorieuses ! Pour diriger la manœuvre au milieu de ce cyclone, il fallait être doué d'un coup d'œil rapide et sûr, d'un esprit alerte et délié, d'un caractère ferme et intrépide ; c'est-à-dire qu'il fallait être le contraire de ce qu'était au fond de lui-même Frédéric-Guillaume III.

D'une éducation fort négligée, il n'avait eu d'autre précepteur que le vieux général Köckeritz, aussi bête qu'il en avait l'air, dit un historien allemand, un des hommes, dit un autre, les plus bornés du royaume, qui lui avait inculqué une ordinaire médiocrité avec l'aversion de toute tentative hardie.

Le désir d'être tranquille, de ne faire aucun effort, le flegme de l'habitude, paralysaient chez le Roi toute apparence de volonté. Modeste dans ses goûts, économe jusqu'à la parcimonie, il était plutôt enclin à se railler du cérémonial qu'il estimait trop coûteux et qui lui imposait une contrainte. Il affectionnait de suivre à pied son carrosse attelé de six chevaux, occupé seulement par la Reine, qui répondait aux ovations du peuple. Tout lui était à charge dans son royal métier ; aussi laissait-il souvent échapper cette boutade : Pourquoi Dieu ou le diable m'ont-ils fait roi ? Ce regret qu'il avait de sa position s'explique assez bien chez un prince qui, au dire  de ses biographes, avait, inné en lui, le sentiment de l'honneur. Ils ne sont pas rares, les hommes qui, excellents psychologues d'eux-mêmes, ont conscience de leur faiblesse morale, gémissent chaque matin sur certains actes qu'ils ont commis la veille et continuent à s'y adonner aussitôt que l'occasion s'en représente. C'est ainsi que Frédéric-Guillaume, caractère sans consistance, entraîné par l'influence de son entourage dans des situations qui auraient exigé une énergie supérieure, se dérobait toujours au dernier moment à l'aide de mensonges et de moyens perfides dont il ressentait la honte. Cependant sa réputation d'honnêteté, généralement répandue en Europe, contribua certainement à entretenir sur son compte les illusions que Napoléon était porté naturellement à se faire sur la loyauté des monarques. De la Cour de Prusse, il subira toutes sortes de mécomptes et de violations de promesses sans jamais oser soupçonner la droiture du Roi. Et quand, à peu près désabusé, il s'attaquera à la Reine quelques années plus tard, il se croira encore le devoir de rendre publiquement hommage à l'honorabilité du Roi.

Tenant à s'effacer en toutes choses, à éviter de prendre une responsabilité quelconque, dont les conséquences réelles ou chimériques le faisaient frémir, Frédéric-Guillaume se montrait avare de mots et répondait par des phrases saccadées vaguement en rapport avec les questions qui lui étaient posées. Les diplomates éprouvaient un grand embarras pour transmettre dans leur correspondance les résultats des audiences royales. En ambassadeur russe, le comte Repnine, écrivait : Il écoute avec une gêne visible, puis répond par quelques mots sans suite, craignant de parler clairement et qu'on pu le comprendre... Ce serait peine perdue que d'entreprendre avec lui la discussion d'une affaire. Et cette habitude prise de ne pas exprimer sa pensée révèle en quelque sorte le vrai caractère du roi de Prusse, qui, ne se prononçant sur rien, laissait naître des espérances, mais aussi préparait  des déceptions pour tout le monde[28]. C'est ainsi qu'il devint, selon l'expression de Napoléon, l'homme antipathique avec qui personne ne voulut plus rien avoir à traiter aux conférences de Tilsit, en 1807.

Sur un seul point il avait une opinion très décidée ou plutôt un entêtement qu'il faisait prévaloir avec une énergie indomptable : il ne voulait absolument pas faire la guerre. Pour n'avoir qu'une idée obstinément préconçue, elle était des plus malheureuses en un temps où elle était irréalisable. Tôt ou tard la Prusse devait être entrainée à prendre parti dans le duel colossal qui était engagé entre la France et l'Europe coalisée, et c'est ainsi qu'elle sera forcée non pas seulement de se battre contre Napoléon, mais encore  de marcher avec lui contre les ennemis de la France.

Cette répugnance longtemps invincible, que manifestait le Roi pour prendre les armes, explique dans une certaine mesure ce qu'avait de gauche, d'entortillé, de déconcertant la politique du Cabinet de Berlin, obligé — ne fût-ce que par sa position géographique — de figurer dans les négociations nées des actions de guerre, mais sans pouvoir jamais appuyer ses arguments de la sanction naturelle en pareil cas : la menace positive d'une entrée en campagne.

Cet entêtement, érigé d'avance en ligne de conduite politique, eut pour résultat de laisser fuir les bonnes occasions, et quand, vers la fin de 1805, Frédéric-Guillaume adoptera enfin une résolution belliqueuse, ce sera moins sous l'empire de circonstances impérieuses que par la capitulation inévitable de sa faiblesse devant les longues et incessantes sollicitations de sa femme, qu'il adorait.

Alors il justifia presque à la lettre l'horoscope tiré avec une précision si étonnante par Mirabeau en 1786 : Si le roi  de Prusse se jette dans le parti anglais, dans quinze ans il sera marquis de Brandebourg[29]. Cette prédiction fut retardée de cinq ans à peine. N'était-il pas même un peu moins que marquis de Brandebourg en 1807 ? Quelques maisonnettes, basses et grises, enterrées dans les sables de la Baltique, se serrant les unes contre les autres pour ne pas être emportées par le vent, c'était tout ce qui restait de la splendeur prussienne, c'était Memel, dernière capitale du deuxième successeur de Frédéric le Grand.

Par beaucoup de traits le caractère du Roi rappelle de fort près celui de Louis XVI, et l'analogie apparaît plus frappante encore quand on observe que Frédéric-Guillaume III et l'infortuné roi de France succèdent respectivement à l'un de ces rois qui, dans l'histoire de leur pays, ont le plus offensé la conscience publique, le plus avili la majesté souveraine ; et la similitude s'accentue si l'on remarque qu'ils compromirent tous deux leur couronne et les destinées de leur nation par leur manque d'énergie personnelle et par leur égale soumission à l'ascendant de leurs femmes, qui ont entre elles aussi une singulière ressemblance morale.

Quand on évoque la réputation de beauté, la légèreté, la coquetterie, l'étourderie inconsidérée de la reine Louise de Prusse, il est bien difficile de ne pas penser en même temps aux épisodes de la vie de Marie-Antoinette : mêmes penchants irrésistibles pour les plaisirs qui sont des occasions de briller, de sortir de son rang ; même mépris des lois de l'étiquette et de l'opinion de la Cour ; mêmes promiscuités aux bals de l'Opéra ; mêmes exhibitions en différents costumes de comédie ; tout, jusqu'à l'amie Mme de Lamballe, compagne et complice de ces petites escapades, qui est représentée ici par une sœur, la princesse de Salm, légère de mœurs et de caractère ; tout défile devant vos yeux comme une apparition rapide et troublante des Tuileries, de Versailles et de Trianon. Chose plus étrange encore, le sort malheureux de Louise — bien qu'elle n'ait pas eu la même fin tragique — arrache aux âmes tendres des Allemands autant de larmes qu'en fait couler le souvenir lugubre de Marie-Antoinette.

La Princesse des princesses[30] — selon le compliment favori que lui adressait son galant beau-père — fut en son temps la plus belle femme de l'Europe. Maintenant encore, aux vitrines de presque tontes les boutiques d'Allemagne, le passant s'arrête avec admiration devant le portrait de la Reine vénérée[31].

Bien que la recherche y soit visible pour peindre un être d'une fluidité idéale, quittant la terre en une sereine assomption, ce portrait n'est resté, malgré les efforts de l'artiste, qu'une œuvre fascinante de charmes terrestres, de désirs sensuels. Rien n'éveillerait l'idée d'apothéose si mie étoile adroitement disposée ne voulait nous montrer, baignant déjà dans le ciel, une chevelure d'un blond tendre qui ruisselle en ondes fulgurantes pour venir se fondre doucement avec la rose et moelleuse pâleur du visage. Cette fadeur d'essence germanique est corrigée par la mobilité de minces et diaphanes narines qui frémissent au-dessus d'un sourire espièglement provocateur. A ces effets de grâce mutine et coquette, se mêle cependant une impression de candeur altière produite par les rayonnements de deux grands yeux bleus illuminés d'orgueil et teintés de rêverie. Ces charmes attirants sont rehaussés par l'arrangement de la robe drapée en une sorte d'enveloppe traînante, faite de longs voiles d'un blanc nuageux, aux plis ondoyants et souples, sous lesquels transparaît chastement le mystère d'une irrésistible beauté.

Les séductions que son image exerce encore actuellement, la reine Louise les a produites elle-même chez la plupart de ceux qui l'ont approchée ou seulement aperçue. Mme Vigée-Lebrun, qui l'a vue avec ses yeux de peintre, a noté ses impressions : Le charme de son céleste visage qui exprimait la bienveillance, la bonté, et dont les traits étaient si réguliers et si lins ; la beauté de sa taille, de son col, de ses bras ; l'éblouissante fraîcheur de son teint, tout enfin exprimait en elle ce qu'on peut imaginer de plus ravissant... Il faut avoir vu la reine de Prusse pour comprendre comment, à son premier aspect, je restai d'abord comme charmée[32]. Il semblerait que son apparition imposait l'extase, gravait l'amour dans les cœurs. Ses adorateurs nous out transmis leur enthousiasme en des déclarations d'un lyrisme exalté, parfois ampoulé, comme celle du chevalier Lang par exemple : La belle reine Louise flottait devant tout le monde comme un être surnaturel sous une forme angélique. Elle jetait à tous les rayons de sa beauté, de sorte que chacun se croyait le droit de rêver que cette figure de femme vive et mouvementée était amoureuse de lui et que, de son côté, il était autorisé à être amoureux d'elle[33]. Gœthe a dit[34] qu'elle passa devant ses yeux ainsi qu'une apparition céleste dont l'impression ne s'éteindra jamais en lui. Le général de Ségur, qui avait peut-être lu Gœthe, traduit ainsi son admiration[35] : Il y avait dans le son de sa voix une douceur si harmonieuse, dans ses paroles une séduction si aimable et si touchante, dans son attitude tant de charme et de majesté que, interdit pendant quelques instants, je me crus en présence de l'une de ces apparitions dont les récits des temps fabuleux nous ont retracé l'image.

Toutefois, il s'est montré quelques hérétiques de ce culte idolâtre. D'aucuns, comme le général York, osaient critiquer chez la Heine la longueur de ses pieds ou de ses mains ou bien affirmaient — ce qui la dépoétisait, hélas ! — que la banderole de gaze légère flottant constamment autour de son cou, avec une grâce qui a été illustrée par la peinture et la sculpture, n'avait d'autre but que cacher des cicatrices[36]. A part ces quelques notes discordantes, les écrivains sont unanimes à proclamer les charmes infinis de sa très réelle et exquise beauté[37]. Mais tous sans exception sont d'accord — ainsi qu'on l'a pu pressentir à travers les dithyrambes des plus fervents — pour reconnaitre son immense désir de plaire, de constater sur autrui, quel qu'il soit, l'effet immanquable de son pouvoir merveilleux d'enchanteresse. Un diplomate russe, avec sa rude irrévérence d'outre-Danube, a été jusqu'à dire[38] : Elle a cette passion de coquetterie pour amouracher tout le monde, poussée à ce point qu'elle serait heureuse et fière d'avoir rendu amoureux d'elle un laquais, un mendiant. En femme toujours satisfaite de voir se renouveler ses succès et de constater l'immanquable triomphe de ses attraits, elle se prodiguait dans les réunions mondaines, où elle pouvait lire dans les yeux, deviner sous les craintives et tremblantes étreintes des danseurs, les passions qu'elle inspirait.

S'affranchissant de toutes les retenues que l'étiquette prescrit aux princesses, elle faisait sensation lorsqu'eu  des costumes souvent assez risqués, elle entrait aux bals de l'Opéra, a la tête de cortèges rappelant des scènes allégoriques. Un de ses panégyristes, décrivant uu de ces amusements raffinés, lions la représente, au milieu de jeunes couples joyeux se rendant aux fétus d'Eleusis, resplendissante sons les traits de Matira, elle de Darius, le jour de ses noces avec Alexandre. Elle aimait — comme il sied à la beauté — à se montrer sous les transformations les plus diverses. C'est ainsi qu'une autre fois on la vit apparaitre, sévère et recueillie, en Marie la Catholique d'Angleterre. Des mascarades plus intimes, non moins extravagantes, avaient lieu au Château. On s'ingéniait à trouver des figures de cotillon où les officiers de salon — déjà connus là-bas à la veille  des désastres — se disputaient l'honneur de s'enfermer dans dos quilles gigantesques, coutre lesquelles une boule était lancée délicatement par l'adorable souveraine. Une quille venait-elle à être touchée, qu'aussitôt s'en échappait un  de ces messieurs les officiers, déguisé en rosée du matin, comme le lieutenant de cavalerie M. de Kriisemarck ; en vertu sans tache, comme M. de Massow, ou bien en suave Dulcinée, comme le capitaine des gardes du corps M. de Perponcher[39]. Ces distractions, d'un goût affecté mais surtout indignes de la majesté du rang suprême, offusquaient le Roi, qui n'y prenait aucune part. Toutefois il était trop faible, trop épris de sa femme, pour oser seulement soulever une objection. C'était un scandale aux yeux des maîtres des cérémonies, vieux et vigilants gardiens du protocole, lorsque, au palais, on préparait la représentation d'une pièce dans laquelle la Reine avait un rôle, ainsi que sa sœur favorite, la sémillante et délurée princesse de Salm, indépendante de tous les préjugés  des Cours. Toute réserve était bannie des répétitions dirigées par les comédiens du théâtre ; on se réunissait ensuite en des diners intimes où pêle-mêle la Reine, les princes, les généraux, les artistes de la danse, les musiciens, les costumiers et les régisseurs s'égayaient en une très libre familiarité qui était difficilement contenue dans les limites de la décence[40].

Toute la jeunesse, tout ce qui aimait à rire, à prendre la vie par ses côtés enchantés, était, on le comprend, soumis entièrement à l'empire d'une princesse captivante, enjouée, dispensatrice  de tous les amusements, recherchés alors non seulement par les gens attachés à la Cour, mais par les étrangers qui affluaient à Berlin, la seule ville du monde out l'on dansât encore. Le reste de l'Europe était plongé dans les deuils des guerres à peine finies et dans l'angoisse des nouvelles batailles dont l'imminence n'apparaissait que trop certaine.

Revenue parmi ses adorateurs de Berlin, fière du nouveau succès que sa coquetterie avait remporté sur un jeune et puissant empereur, Louise de Prusse, à son retour de Memel, n'eut pas de peine à recruter des partisans pour la cause antifrançaise, au service de laquelle se mettait désormais toute son ardeur romanesque.

Le premier qui vint à elle fut le neveu direct du grand Frédéric, le prince Louis-Ferdinand. N'eût-il pas eu pour sa souveraine les tendres sympathies qui avaient motivé, quelques années auparavant, certaines jaseries d'antichambre, que son fougueux tempérament de paladin romantique l'eût prédestiné au rôle de chevalier servant d'une belle reine vouée au culte de Bellone.

Celui-là n'avait guère besoin d'excitant pour se livrer à la propagande belliqueuse : se battre, toujours se battre, contre qui l'on voulait, pour n'importe qui ; entrainer à sa suite des charges de cavaliers lancés à fond de train sous une grêle de mitraille ; se prendre corps à corps avec l'ennemi quel qu'il fin ; pointer, sabrer, fussent les Autrichiens, comme le jour où il exprimait le désir de servir l'armée française en qualité de général de division[41] ; fussent les Français, comme quand il préconisait à Berlin l'alliance de l'Autriche, tel était le rêve de son imagination exaltée depuis la campagne de 1793, d'où il avait rapporté une blessure qui faisait à juste titre sa fierté. Point bravache, il obéissait à une nature d'activité dévorante, qu'il dépensait durant les vacances de la paix dans les plaisirs faciles et grossiers de la vie de l'officier subalterne en garnison. Monter à cheval, nager, tirer, danser, il était inimitable en tout cela (2)[42]. Écuyer consommé, il aimait à faire parler des prouesses extravagantes où il exposait insouciamment ses jours. C'était le sujet continuel des conversations aux grandes beuveries de champagne, dont il était fort amateur et qu'il offrait presque chaque soir à une société détestable[43] dans sa villa de Moabit. Et, quand sonnait l'heure  des épanchements déraisonnés, le prince tutoyait tout le monde comme il se laissait tutoyer par ses subordonnés[44]. En campagne il n'était pas plus sobre ; un rapport d'espionnage du mois de septembre 1806 dit : Le prince Louis est très débauché, on le ramène ivre tontes les nuits ; c'est une tête exaltée[45]. Grand pourfendeur de cœurs, les noms de quelques-unes de ses victimes : la royale princesse de Salm, la princesse Bagration, Mme de Steen, pour laquelle il déserta subitement sa garnison sans qu'on sût ce qu'il était devenu ; Pauline Wiesel, femme d'un intendant de l'armée[46], dénoncent l'infaillibilité de ses succès aussi bien près des marelles du trône que dans les garnis d'officiers.

S'il ne mérita pas la qualification de météore lumineux au ciel des astres militaires[47], que lui décernait la flatterie singulièrement imagée du temps, il justifia, jusqu'à l'instant même  de sa mort prématurée, sa double réputation de téméraire et galant cavalier. Après une nuit de plaisirs passée en compagnie de jeunes et jolies femmes, au château de la princesse de Rudolstadt, il mit dès l'aurore le pied à l'étrier pour aller se faire tuer, à la tête de ses escadrons, dans un combat d'avant-garde qu'il engagea follement, en manière de galop d'essai, quatre jours avant la bataille d'Iéna.

autour de ce héros d'aventure vinrent se grouper, dès 1803, une quantité de ces officiers nobles qui, après les désastres, furent flétris avec une violence inouïe par les écrivains allemands. Ces jeunes gens, infatués, présomptueux, libertins, remplissaient de stupéfaction ceux qui gardaient quelque souci de la dignité du métier des armes. Se modelant sur leur chef, dont ils n'avaient certes pas le courage, ils s'étaient assimilés, en les exagérant, tous ses défauts de soudard désœuvré. Indifférents aux devoirs de leur grade, sans respect pour le rang qu'ils occupaient, ils bornaient leur émulation à rechercher des combinaisons d'orgies inédites, à élever des pyramides de bouteilles vidées en des ivresses tapageuses, à molester les bourgeois dont ils subornaient les filles, à mettre en scène publiquement des exhibitions qui choquaient les convictions les plus respectables. Leur audace et leur insolence déjà grandes s'accrurent encore quand ils se sentirent affiliés à une sorte d'association protégée de très haut. Ils allèrent presque jusqu'au sacrilège le jour où, pour compléter la série de leurs équipées, ils osèrent représenter en une cavalcade Luther et son famulus, cherchant sa femme au couvent de Nimbschen, puis conduisant toutes les religieuses chez Mme Etscher, tenancière d'une maison célèbre alors et qui était tout à fait l'opposé d'un couvent de jeunes filles. Pour la plupart des costumes on avait réquisitionné le matériel du théâtre, et les officiers caracolaient, habillés en femmes, sur leurs chevaux de parade. Quant au lieutenant de Ziethen, chargé de figurer Mme Etscher, il obtint de la complaisante dame qu'elle lui prêtât sa robe de tous les jours, celle que le tout-Berlin noctambule connaissait. Et, afin qu'il ne pût y avoir le moindre doute sur le caractère du personnage, on lui mit en main une cuiller à punch et un trousseau de clés. Un très sérieux historien allemand, le baron Colmar von der Goltz, ne pouvant passer sous silence cette déplorable bacchanale, s'exprime ainsi : ... Si l'on songe à ce qui existait alors à Berlin, au dérèglement des mœurs et aux nombreuses plaisanteries de cette sorte qu'ou voyait se produire journellement, on peut bien dire qu'il n'y avait pas lieu d'en faire un événement important. Aussi approuve-t-il les hussards et les agents de police envoyés pour arrêter cette mascarade profanatrice et qui finalement se bornèrent à faire place au cortège[48]. Si, en embrassant le parti de la guerre, ces officiers turbulents avaient recherché l'occasion de dépenser leur activité au service autre-ruent noble des batailles, on ne saurait leur en faire un reproche. Ils seraient encore presque louables, s'ils avaient été mus par l'ambition d'y acquérir des grades. Mais il faut bien dire que pour la majorité ils étaient criblés de dettes et qu'ils auraient été très heureux de mettre plusieurs étapes entre eux et leurs créanciers importuns. En cela ils suivaient fidèlement l'exemple de leur chef, Louis-Ferdinand, qui partit pour la guerre en 1806, laissant un million de dettes que sa mère, l'année suivante, se vit dans l'impossibilité de payer, quelque peine, dit-elle, que cela me fasse pour sa mémoire[49].

C'est dans cette bande joyeuse que se forma tout naturellement l'état-major du groupe qui, sous le nom de parti de la Reine ou parti de la Cour, n'avait pas d'autre but que d'exciter l'opinion publique contre la France, pendant que la Souveraine, pesant sur l'esprit du Roi, s'efforçait de l'amener insensiblement à adopter la politique belliqueuse et irréconciliable de l'Angleterre, soutenue par la Russie. Ce parti et cette politique avaient des racines anciennes à Berlin. Déjà, en 1800, notre ambassadeur, Otto, écrivait que les dispositions du Roi l'éloignaient de la guerre avec la France, malgré les intrigues de toutes sortes que l'on faisait autour de lui. Sa persévérance, ajoutait Otto, est d'autant plus louable qu'elle le met en opposition constante avec la Reine, pour laquelle il a d'ailleurs la plus grande affection[50].

Dès le commencement de l'année 1803, le gouvernement français eut à mettre à l'épreuve l'amitié et la reconnaissance de la Prusse. Il s'agissait d'effectuer l'alliance qui devait détourner l'Angleterre de ses projets belliqueux, il s'agissait de conserver au monde le calme réparateur dont il jouissait depuis si peu de temps. Certes nous ne prétendons pas que la Prusse dût suivre la France dans tontes les aventures qu'il plairait à celle-ci d'entreprendre ; mais nous pensons que si réellement — et quelque singulier que cela puisse paraitre — Napoléon était à ce moment, en Europe, le seul champion de la paix, elle lui devait un appui formel, autant pour conserver les bienfaits d'un repos nécessaire à tous, que pour saisir avec empressement l'occasion  de manifester sa gratitude des procédés nobles et généreux dont la France avait usé à son égard. Avant de juger la conduite du roi de Prusse, il convient donc de voir si le bon droit, les intentions purement pacifiques n'étaient pas du côté de Napoléon.

La guerre était sur le point d'éclater par suite du refus de l'Angleterre d'exécuter l'article 10 du traité d'Amiens, article ainsi conçu : Les forces britanniques évacueront l'ile de Malte dans les trois mois qui suivront l'échange des ratifications.

Une pareille disposition ne laisse place, semble-t-il, à aucune équivoque : la seule solution qui s'impose est d'évacuer Pile de Malte dans les trois mois. C'est cependant ce que n'avait pas encore fait l'Angleterre huit mois après et ce qui est devenu le prétexte d'une guerre ininterrompue jusqu'en 1814.

L'Angleterre se base-t-elle, au moins, sur ce que d'autres clauses du mente traité n'ont pas été remplies ? Elle ne le peut. Tous les engagements de la France ont été strictement tenus : Naples, Tarente et les États romains devaient être évacués en trois mois ; un moins de deux mois les troupes danoises avaient quitté ces pas, tandis que, huit mois après l'échange des ratifications, les troupes anglaises étaient encore à Malte et à Alexandrie.

Avant de lever tout à fait le masque, l'Angleterre a bien essayé de justifier à l'aide de futiles arguments ses nouveaux armements décrétés en pleine paix par le message de son Roi, le 23 novembre 1802, à l'ouverture du Parlement.

Elle a mis en avant tout ce qui était étranger au traité d'Amiens : 1° la cession de la Louisiane, colonie française en 1800, qui passait sous la domination des États-Unis le 30 avril 1803. L'Angleterre pouvait se dire lésée uniquement parce qu'elle se voyait ravir une proie dont elle pensait s'emparer à bref délai ; mais, de la part de la France, c'était un abandon et non pas un accroissement de territoire, susceptible de justifier les nouveaux armements anglais ; 2° l'incorporation du Piémont (27e division militaire de la France), effectuée un an auparavant (2 avril 1801)[51]. L'Angleterre n'ignorait pas cette incorporation ; elle n'a même pas feint de l'ignorer à l'époque du traité d'Amiens, puisqu'on lit dans une note de lord Cornwallis, remise au citoyen Joseph Bonaparte le 29 pluviôse an X (18 février 1802), cinq semaines avant le traité, que l'Angleterre ne saurait reconnaitre le droit de la Toscane à moins que le roi de Sardaigne ne soit rétabli dans le Piémont[52] ; 3° la médiation de la Suisse. Approuvés par tout le reste de l'Europe, l'acte de médiation et le traité d'alliance qui le suivit diminuèrent plutôt qu'ils n'augmentèrent la dépendance dans laquelle la Suisse se trouvait vis-à-vis de la France depuis 1799[53]. N'était-ce pas à l'instigation du Tsar, sollicité lui-même par La Harpe, son ancien précepteur, que Napoléon s'était mêlé de cette affaire ? voici d'ailleurs ce que le Tsar avait écrit au Premier Consul : Comme cet homme — La Harpe —, dont les principes me sont connus depuis longtemps et qui ne peut être suspect à la France, puisqu'il y a placé sa fortune et établi son domicile, je pense que celui-là pourrait le mieux venir à bout de l'anarchie en Suisse, qui l'a comprimée avec tant de gloire dans sa patrie[54]. Au demeurant, si toutes ces questions avaient soulevé des griefs et nécessité des explications, n'aurait-on pu essayer de les résoudre paisiblement par la voie diplomatique ? Le prétexte le plus grave, invoqué par l'Angleterre, fut la mission en Orient qui avait été confiée au colonel Sébastiani. Pensera-t-on que ce voyage dissimulait un but secret ? Il avait pour objet de s'assurer des conditions dans lesquelles l'Égypte était évacuée et de ramoner les Français qui étaient aux hôpitaux. Sébastiani se cachait si peu que ses instructions portaient encore qu'il avait à se mettre en rapport avec les commandants de postes anglais et qu'il devait, lorsque besoin eu serait, réclamer une escorte de ces derniers[55]. Voilà d'où l'on est parti pour dire que se préparait mystérieusement là-bas une expédition française !

Aussi bien, à quoi bon s'évertuer à découvrir les motifs de guerre mis eu avant par le Cabinet de Londres ? On ne peut pas être moins embarrassé qu'il ne le fut lui-même quand, sommé de spécifier au Parlement quels étaient les points qui déterminaient la conduite du ministère, lord Hawkesbury dut avouer qu'aucun de ces points n'était lui-nième la cause de la guerre, mais que, réunis, ils formaient ensemble une niasse d'agressions qui justifiait la conduite belliqueuse du gouvernement[56]. Personne ne s'y trompa, l'Angleterre voulait Malte parce que c'était un joli jeu de garder Malte après que la France avait évacué Tarente et Naples. Nul souci ne lui vint de se demander si l'honneur n'imposait pas d'abord d'exécuter un traité solennellement signé. Malte aux mains des Anglais, pendant que nous n'avions pas la Sicile, c'était la Méditerranée fermée, après toutes les autres mers, à la navigation française. Le dommage qu'aurait alors subi la France n'était point une idée chimérique de Napoléon, qui la tenait de ses prédécesseurs. Rewbell et Larévellière-Lépeaux, entre autres, disaient déjà en 1798 : Si l'Angleterre a Malte et si nous n'avons pas la Sicile, c'en est fait de la navigation dans la Méditerranée[57].

Se désister non pas seulement de l'hégémonie, mais du despotisme des mers contre lequel avaient protesté depuis longtemps toutes les nations maritimes, la Russie, l'Espagne, la Suède, le Danemark et même la Prusse[58], c'était un sacrifice auquel ne pouvait se résigner le Cabinet britannique. Pourquoi, sans y être contrainte, l'Angleterre aurait-elle abdiqué le droit qu'elle s'était arrogé de faire à la face de l'Europe stupéfiée tout cc qu'elle voulait sur nier, comme en 1798, où une flottille suédoise de bâtiments de commerce avait été enlevée tout entière, quoique convoyée par une frégate ; comme en 1799, où des frégates anglaises voulurent visiter un convoi danois escorté par la frégate Haufersen ; le capitaine opposa la force à la force, mais le convoi fut enlevé et conduit à Gibraltar ; comme le 25 juillet 1800, où une escadre anglaise rencontra un convoi danois sous l'escorte  de la Freya ; le capitaine de cette frégate, refusant de laisser visiter son convoi, fut attaqué et finit par amener son pavillon, mais après l'avoir honoré par une glorieuse défense ; comme le 4 septembre 1800, où deux frégates anglaises qui croisaient devant Barcelone avaient rencontré une galiote suédoise, la Hofnung, et demandé à visiter ses papiers de route ; arrivés à son bord, les deux capitaines mirent le pistolet sous la gorge du commandant de la galiote, qu'ils remplirent de marins et d'officiers anglais ; ils se saisirent du gouvernail et, à la faveur du pavillon suédois, entrèrent dans le port de Barcelone ; la nuit venue, ils attaquèrent deux frégates espagnoles qui s'y trouvaient, s'en emparèrent et sortirent du port avec leur proie[59].

De tels actes sont plus que l'usurpation du droit déjà fort excessif de visiter eu temps de guerre les bâtiments des neutres ; ils constituent des forfaits exécrables de piraterie. Le traité d'Amiens avait voulu justement sauvegarder la liberté de navigation dans la Méditerranée et restreindre, dans la mesure possible, la suprématie effrénée de l'Angleterre. La chose était de telle importance que la clause de ce traité relative à Malte avait été particulièrement garantie par la Russie[60] et par la Prusse.

Il est facile de comprendre quelle indignation saisit le Premier Consul lorsque l'Angleterre émit ouvertement la prétention de n'évacuer Malte que dans sept ans d'abord, puis dans dix ans ensuite. Pourtant, malgré cette rétractation injurieuse d'un engageaient formel, il ne montra pas tout de suite l'excitation belliqueuse qui serait — combien l'a-t-on répété — l'invincible penchant de son caractère. Cette modération n'aurait-elle pas dû lui valoir la sympathie et le concours au moins de la Prusse, qui était sa débitrice et qui n'avait eu qu'à se louer de sa générosité ?

Dès que le danger de la guerre apparaît, il fait appel à l'empereur  de Russie et au roi de Prusse. Au premier il dit : J'avouerai à Votre Majesté qu'un manquement de foi si extraordinaire m'a fort étonné, et je crois qu'il est sans exemple dans l'histoire. Comment pourra-t-on traiter désormais si l'on peut violer ainsi l'esprit et la lettre des traités ?... Je réclame l'intervention de Votre Majesté ; elle me parait nécessaire pour la continuation de la paix maritime, à laquelle Elle a paru toujours s'intéresser[61]. Au second : Cette violation manifeste d'un traité ne saurait être soufferte par la France. Cependant la guerre est un malheur que je ne saurais trop déplorer, et je désirerais que Votre Majesté, comme ayant été vivement sollicitée par l'Angleterre de garantir l'ordre de Malte, voulût prendre quelque intérêt à ce que l'article du traité fût exécuté[62].

Suppose-t-on que nous laissions le moindre fait dans l'ombre afin de mettre en saillie le rôle pacificateur de Napoléon eu cette circonstance ? Voici des opinions semblables à la nôtre qui ne seront pas suspectées. Le roi de Prusse écrit : Je suis loin d'excuser les procédés de l'Angleterre...[63] Plus énergique, l'empereur de Russie s'exprime ainsi : La conduite de l'Angleterre paraît, en effet, contraire à la lettre du traité d'Amiens... Quels peuvent être les motifs qui l'invitent à garder Malte en contradiction avec des engagements solennellement contractés ?[64] Veut-on aussi le témoignage du diplomate russe qui de tout temps a travaillé contre la politique française, Morkoff, inféodé à la haine implacable que nous portaient les Anglais ? Ce polisson de Morkoff[65], comme a dit un jour Napoléon, n'hésite pas à reconnaître que la raison est plus fondée du côté de Bonaparte que du côté de l'Angleterre, qui laisse tout dans le vague : le Premier Consul semble vouloir pourvoir à tout ce qui pourrait rassurer non seulement l'Angleterre, mais aussi toute l'Europe[66]. Enfin un homme qui fut toujours aussi l'ennemi de Napoléon, le ministre prussien Hardenberg, dit dans ses Mémoires : Il eût été désirable que l'Angleterre montrât pour la paix autant de bon vouloir que Napoléon[67]. Ces appréciations ne pouvaient être différentes sous la plume de ceux qui connaissaient les menus incidents de la diplomatie. Ils n'ignoraient pas que, dès le mois de février 1803, le Premier Consul, s'adressant au représentant de l'Angleterre, lui avait dit : Si je n'avais pas senti l'inimitié du gouvernement britannique en toute occasion depuis le traité d'Amiens, il n'est rien que je n'eusse fait pour prouver mes intentions conciliatrices : partage dans les indemnités allemandes aussi bien que dans ]'influence sur le continent, traité de commerce, enfin tout ce qui aurait pu convenir et donner témoignage de mon amitié. Rien cependant n'a pu l'emporter sur la haine du gouvernement britannique[68].

A-t-on pu croire un seul instant que c'était uniquement pour la forme, afin de se donner le bénéfice d'une attitude contraire à ses sentiments intimes, quo Napoléon avait demandé aux souverains une intervention en faveur de la paix ?  Rien n'a jamais pu autoriser pareille supposition. Au cours des événements qui ont précédé les hostilités, il hot bien loin de relever avec empressement le défi belliqueux qui lui était porté ; ses paroles, ses écrits vont nous le montrer s'épuisant en supplications pour arriver à un arrangement amiable et s'attachant obstinément à la paix. Oui, des bâtiments français ont déjà été capturés par les Anglais, avant même que les ambassadeurs soient revenus près de leurs gouvernements respectifs, ce qui implique des ordres donnés avant la rupture, et Napoléon implore encore la médiation de l'empereur de Russie. Après l'avoir demandée directement, il insiste près de l'ambassadeur russe et ne sait, en quelque sorte, comment s'y prendre pour se livrer entièrement, pour ne laisser aucun doute sur la franchise  de ses intentions. Il faut en juger par la correspondance de Morkoff à son maitre : Le Premier Consul me dit que, si l'Empereur adjugeait Malte à l'Angleterre à perpétuité ou pour un temps, il s'y résignerait comme on se résigne à la perte d'un procès que l'on croyait bon ; mais qu'il tenait à honneur et à devoir de ne pas la céder de son propre mouvement et de sa propre détermination. Cette réponse me parut si noble, si loyale, si généreuse, que c'est avec un redoublement de zèle et de chaleur que je m'acquitte  de la commission que m'a donnée le Premier Consul[69]. Le lendemain, Napoléon réitère au même diplomate : Pourquoi est-ce que toutes les puissances ne se réunissent pas pour faire observer le traité d'Amiens par l'Angleterre ?... Dès que les différends actuels seront réglés soit par l'arbitrage de l'Empereur, soit par arrangement direct avec l'Angleterre, je suis prêt à en appeler à un congrès général formé des puissances principales, comme la Russie, l'Autriche, l'Angleterre, la Prusse, etc., dans lequel j'apporterai non seulement toutes sortes de facilités, mais même des sacrifices à tout ce qui pourrait contribuer à fixer de la manière la plus stable la tranquillité de l'Europe en général et l'indépendance de chaque Etat en particulier. Même quand l'ambassadeur russe revient sur le cas où le Tsar donnerait Malte aux Anglais et demande ce que ferait le Premier Consul, celui-ci répond sans hésiter : Je me flatte qu'il sera trop juste pour cela, mais je m'y soumettrai, puisque je lui engage nia parole[70].

Il est assez difficile de suspecter la sincérité de telles assurances, répétées autant de fois que la question était agitée. Du reste celui qui les prononçait n'était-il pas exposé à se voir prendre au mot ? C'est ce qu'il expliquait lui-même quand, trois mois plus tard, près de Lombard, conseiller intime du roi de Prusse, il insistait encore pour la médiation : Tout aujourd'hui, disait-il, est extraordinaire en politique, et l'on voit des rapports qui semblent renverser tous les calculs. L'Angleterre, qui n'a rien à craindre ni de la Russie, ni de vous, et qui sait que comme puissance du continent vous pouvez avoir des intérêts qui bornent les nôtres, ne vous veut pas comme médiateurs, et c'est moi qui veux que vous le soyez, moi à qui vos deux cent mille hommes joints aux cent mille de la Russie pourraient essayer d'imposer des lois si, après m'avoir fait des propositions justes, vous me trouviez décidé à ne pas les accepter.

Malgré les opinions contraires, il faut bien convenir que le moyen d'éviter la guerre était alors chez Napoléon une sorte d'idée fixe, car quelques jours après, comme s'il craignait que le diplomate prussien ne l'eût pas suffisamment compris, il revenait sur le même sujet : Les contre-coups de la guerre, je le sens, sont incalculables pour l'Europe entière ; mais qu'y faire ? Je n'ai que le choix des maux. Je voudrais que la Russie et la Prusse me sauvassent de cette cruelle nécessité en me dictant la loi, mais en la dictant aussi à l'Angleterre. Si toutes deux exigent de moi l'évacuation de la Hollande, celle de la Suisse, celle du royaume de Naples et de l'Empire, tout ce qu'on a voulu de moi, mais demandent en même temps à l'Angleterre de remplir les conditions essentielles du traité en rendant Malte soit à l'Ordre, soit à la Russie, je suis prêt à recevoir toutes vos conditions ; mais, si vous vous refusez à être ainsi l'un et l'autre les bienfaiteurs de l'Europe, je me dois, dans ce moment de crise, de garantir la France des suites qui peuvent en résulter[71].

En présence de ce langage, à qui, de Napoléon ou de l'Angleterre, faut-il imputer un caractère belliqueux ? Est-ce à celle qui sans motifs se refuse péremptoirement à l'exécution d'un traité, ou bien est-ce à celui qui, devant cette insolente provocation, appelle les puissances pour juger le conflit, à celui qui dit en somme : Faites-moi des propositions de paix, combinez des arrangements : j'y souscris d'avance. Vous ne pouvez douter de ma parole, puisque je vous indique moi-même que, si je la reniais, vous auriez, pour me contraindre à la respecter, toute la flotte britannique au nord et cinq cent mille hommes an sud, en y comprenant ceux de l'Autriche, qui ne demandera pas mieux que de suivre quiconque prendra l'initiative d'une action contre moi. Je suis prit à abandonner toutes les conquêtes que vous me reprochez ; je ne mets qu'une limite à mes concessions : c'est le point ouf commencerait l'iniquité, c'est-à-dire la spoliation des frontières établies par mes prédécesseurs on la suppression des droits maritimes de la France dans la Méditerranée ?

Combien furent coupables — même si de parti pris ils ne croyaient pas à la sincérité de Napoléon — les gouvernements qui ne soumirent pas à l'épreuve de la réalisation des offres pacifiques qui s'affichaient au moins avec l'apparence d'un louable désintéressement ! N'est-ce pas incompréhensible qu'on ne se soit pas empressé de tenter l'application de ce programme si raisonnable, si profitable à tous ? Incompréhensible en effet si l'on n'admet pas qu'une même et irrésistible passion animait l'Europe contre la France. Réunir un congrès européen sur les bases équitables proposées par Napoléon, c'était du même coup reconnaître et consolider le gouvernement que la France avait accepté, c'était sanctionner l'avènement du soldat de naissance obscure qui avait fait reluire à l'horizon de France le soleil de gloire et de grandeur des beaux jours de Louis XIV. Cette consécration, l'Europe ne la voulait pas. Toutes ses combinaisons tendaient plus à anéantir la France qu'à la porter au rang des grandes puissances.

En face de la conspiration impitoyable qui menaçait presque l'existence du pays dont il était le chef, Napoléon représentait certainement le bon droit, l'équité, la modération et l'aversion pour les luttes fratricides de peuple à peuple ; et ce n'est pas la passion des entreprises guerrières qu'il faut constater en lui, c'est son opiniâtreté à vouloir la paix. Et sa façon d'agir n'était ni une contrainte passagère, ni une attitude calculée dans l'intention de se parer d'une auréole pacifique imméritée ; elle résultait logiquement de ses dispositions naturelles tout aussi bien que de la sollicitude sagement comprise de ses intérêts personnels, encore qu'on lui déniât toute compréhension du devoir d'humanité. En 1800, il disait déjà à un diplomate étranger : Je désire la paix autant pour fonder le gouvernement actuel français que pour sauver le monde du chaos[72].

A l'époque de la rupture du traité d'Amiens, il y avait trois ans que son épée n'était sortie du fourreau. Ce serait déjà un délai bien long pour un homme qui ne rêverait que chocs d'armées, tueries et massacres. Avec quelle impétuosité alors n'entrerait-il pas dans la lutte qu'on lui offre si impudemment ? Au contraire on voit cet homme rechercher tous les moyens de conciliation et suivre sans y déroger les principes qu'il a pratiqués depuis qu'il occupe le pouvoir. Appelé à la tête de l'État parce qu'il était l'homme capable, il a accepté le rôle avec toutes ses responsabilités. Il sent le poids de la charge, n'esquive aucun de ses devoirs civils ou militaires, comme s'il voulait incarner véritablement la plupart des qualités qui, selon La Bruyère, sont l'apanage du chef souverain : de grands talents pour la guerre ; être vigilant, appliqué, laborieux ; avoir des armées nombreuses, les commander en personne ; être froid dans le péril, ne ménager sa vie que pour le bien de son État ; aimer le bien  de son État et sa gloire plus que sa vie ; une puissance très absolue qui ne laisse point d'occasion aux brigues, à l'intrigue, à la cabale ; qui ôte cette distance qui est quelquefois entre les grands et les petits ; qui les rapproche et sous laquelle tous plient également ; une étendue de connaissance qui fait que le prince voit tout par ses yeux ; qu'il agit immédiatement et par lui-même ; que ses généraux ne sont, quoique éloignés de lui, que ses lieutenants, et ses ministres que ses ministres[73].

Tout étrange que cela paraisse, nul mieux que Napoléon ne sait qu'avant l'amour de la gloire, il faut placer l'amour de la patrie. On peut dire que c'est un dogme entré dans son cerveau avec sa première pensée. Il avait à peine dix-huit ans que, dans un écrit, il refusait aux plus illustres capitaines du siècle précédent, Turenne et Condé, le titre de grands citoyens. Il ne leur pardonnait pas d'avoir mis la passion de la victoire au-dessus de leurs devoirs envers leur pays[74]. Quand il émettait cette noble pensée, Napoléon, bien jeune sous-lieutenant d'artillerie, aurait pourtant été assez excusable de ne voir dans le métier des armes que le côté brillant des triomphes militaires. Mais, cette religion de la patrie, il la tient du foyer paternel. Son imagination, à peine éveillée, a été frappée par les récits des sublimes dévouements à la terre natale. On a glorifié devant lui les grands héros de la toute petite Corse, au premier rang desquels figurait Paoli. Administrateur vigilant et sagace, serviteur passionné et intègre des intérêts du peuple an sein de la paix, mais intrépide et inexorable guerrier dès que l'honneur national était menacé, Paoli apportait le même dévouement, la même précision, la même activité dans les bureaux que dans les camps. Ce saint exemple parait avoir gravé dans l'esprit de Napoléon le sens de direction, la ligne de conduite dont il s'inspira à toutes les heures de sa carrière.

N'est-il pas à remarquer que le premier acte souverain qui marque les débuts de cette carrière, et qui peut se placer au 18 avril 1797, fut la signature des préliminaires de paix avec l'empereur d'Allemagne ? Napoléon réussit à faire prévaloir sa volonté pacifique malgré la vive opposition du gouvernement républicain, qui tenait à continuer la guerre.

Après la victoire de Marengo, il ne s'arrête pas une minute aux vanités de la gloire. Avec le même entrain qu'il apportait à la combinaison de ses coups d'éclat, il s'adonne aux obscurs travaux de la réorganisation des services publics ; il entreprend de construire pierre à pierre, brique à brique, l'édifice national dont les fondements, jetés solidement par la Révolution, avaient été plutôt, ébranlés que consolidés par le gouvernement directorial. Napoléon, par ses soins méthodiques, son génie d'organisation, avait, en moins de trois ans, accompli des prodiges. Le culte est rétabli ; la guerre civile est terminée ; l'anarchie des villes de province est comprimée ; les brigandages qui infestaient les départements ont disparu ; cent mille citoyens chassés de leur patrie ont réintégré leurs foyers ; la liberté du travail est assurée ; une constitution, garantie de l'ordre, est promulguée ; le Conseil d'État est institué ; la division de la France est tracée telle qu'elle nous régit encore actuellement ; cent préfets et quatre cents sous-préfets sont nominés ; la Banque de France et la Caisse d'amortissement sont créées ; le Trésor public revoit une encaisse de numéraire ; les rentes et pensions sont payées en espèces ; des tribunaux équitables et respectés rendent la justice ; les Cours d'appel sont fondées ; le crédit reliait ; l'industrie et le commerce reprennent leur activité. Telles sont les pièces du mécanisme qui répand la circulation dans les artères d'un pays, lui donne une vitalité saine et imposante.

Le Premier Consul, penché sur son ouvrage, essayait, ajustait, graissait un à un les rouages de cette énorme machine, afin d'en assurer le fonctionnement aisé et régulier, lorsque son attention fut détournée aux cris d'alarme qu'avait fait retentir le message du roi d'Angleterre. On comprend que la difficile et grandiose besogne qu'il avait assumée devait suffire pour le retenir au siège du gouvernement, pour le mettre eu garde contre les périls de toute entreprise lointaine. D'ailleurs, en affermissant le pouvoir, il s'affermissait lui-même, et cela paraissait pour lui d'une nécessité si évidente que, se sachant suspect, il n'hésitait pas à donner les raisons que tout le monde comprend, celles de l'intérêt personnel : Quant à mon envie de recommencer la guerre, dit-il à un ambassadeur, je suis homme comme un autre ; je ne perds pas de vue le point dont je suis parti et je considère celui où je suis arrivé. Que puis-je faire de mieux que jouir tranquillement des avantages et des douceurs qu'il tue procure ?[75] Et c'est sans doute ce genre d'arguments qui provoqua de l'autre côté du détroit une singulière méprise. On offrit à Napoléon de consolider sa position personnelle s'il consentait à placer son intérêt particulier avant celui de la France. Cet épisode mérite d'être rapporté. Son authenticité est affirmée par deux contemporains, dont l'un, Miot de Mélito, est des moins zélés à relater quoi que ce soit de favorable à Napoléon : Le ministère britannique, dit Miot de Mélito[76], pour faciliter un arrangement, avait même fait offrir secrètement au Premier Consul de reconnaître pour lui et pour sa famille divers avantages personnels, tels que le titre de Majesté consulaire et la succession héréditaire de cette dignité, s'il ne voulait pas insister sur l'évacuation de Malte. Ces ouvertures avaient été faites à Paris par un M. Hubert, que l'ambassadeur d'Angleterre en avait chargé, et adressées particulièrement à Joseph Bonaparte par Regnaud de Saint-Jean-d’Angély, qui s'était mis en rapport avec cet agent secret.

On dut être fort étonné à Londres d'apprendre que Napoléon ne prêtait pas l'oreille à l'offre flatteuse. Peut-être, malgré sa modeste origine, avait-il  des visées plus liantes que celle.  de cette Majesté consulaire. On peut le supposer. Mais son refus venait d'une ambition plus noble. Avant tout, si Napoléon rêvait un grand titre pour lui, c'était en tant que chef d'un grand pays. Des étrangers,  de l'Angleterre particulièrement, il ne voulait que le respect  des traités. Cela seul l'intéressait parce que cela seul importait à la grandeur de sa patrie. C'est à ce principe unique qu'il ramenait toutes les propositions de la diplomatie. Aussi quand aux arguties des puissances, qui cherchaient à se dérober par des équivoques, il répondait imperturbablement par les mots : soumission aux règles de la justice, fidélité à la parole donnée, loyauté envers la nation, ce fut le désarroi. Impossible de s'entendre puisque d'un côté on parlait le langage dynastique et que de l'autre on répondait en langage patriotique.

Aux roueries surannées de la politique dont on cherchait à l'envelopper, son esprit mathématique n'opposait que des franchises sans apprêts, sortes d'axiomes qui ne souffraient pas de réplique, et son honnêteté radicale, ses raisonnements logiques et clairs, auxquels on n'était pas accoutumé dans le fatras des circonlocutions diplomatiques, déconcertaient les professionnels. Ceux-ci ne comprenaient plus rien. Lord Whitworth disait à ses collègues : Dans mon entretien avec lui, j'aurais plutôt cru entendre un capitaine de dragons que le chef d'un  des plus puissants États de l'Europe[77]. Cette pointe britannique passait sans doute pour de l'esprit dans les cercles étrangers, et cependant un pareil jugement, pour vouloir être malicieux, caractérise avec assez de justesse la façon dont Napoléon prenait son rôle. C'est peut-être bien en capitaine de dragons qu'il concevait les devoirs de sa charge ; peut-être même ne se considérait-il que comme la sentinelle permanente et inflexible de la grandeur et de l'honneur de son pays.

Et, lorsqu'il en appelait à l'arbitrage  de l'empereur de Russie pour le règlement de la question de Malte, lorsqu'il réclamait la réunion d'un congrès général des principales puissances pour assurer l'exécution du traité d'Amiens, lorsque d'avance, et pour ainsi dire les yeux fermés, il acceptait pour la France les décisions qui seraient rendues, comment ne pas admettre la sincérité de ses demandes et ne pas souscrire à la médiation ? Quant au Tsar, quelle raison aurait-il eu de ne pas se prêter au rôle d'arbitre sollicité de lui, s'il n'avait été l'instrument des mobiles secrets de l'Angleterre, mobiles dont peut-être il ne mesurait pas toute la portée ? Il ne pouvait en tout cas contester qu'il fût frappé de la haute condescendance que lui montrait Napoléon en se soumettant sans réserve aucune à son jugement éventuel. Il ne put s'empêcher de dire à Hédouville, ambassadeur français à Pétersbourg : Je suis d'autant plus flatté de la confiance que me témoigne le Premier Consul, que jamais aucune nation n'en a reçu de marque aussi illimitée dans une affaire aussi importante[78]. Maintenant relisez ces trois lignes et demandez-vous pour quels motifs, au lieu de faire usage des pouvoirs infinis que la France mettait entre ses mains, Alexandre Ier, ainsi qu'on le verra par la suite, ne fit comme tentatives en faveur de la médiation que des sortes de frimes dont les coalisés profitèrent pour travailler à leurs armements. Cherchez de même à expliquer pourquoi le Tsar prit le rôle d'agent le plus actif de la guerre, poussant l'Angleterre à donner des subsides aux puissances continentales[79]. Aucun des sentiments les plus honorables qui régissent les sociétés civilisées, ni la loyauté, ni la foi des traités, ni la solidarité devant l'injustice, pas même le souci d'innombrables vies Humaines, rien, dans la conscience d'Alexandre Ier, ne put faire contrepoids au désir de collaborer à cette œuvre de tradition et de prédilection : l'amoindrissement de la France.

Si le concours aveugle donné aux odieux calculs britanniques peut à la rigueur se comprendre chez un souverain comme l'empereur Alexandre, dont l'avènement prématuré au trône fut vraisemblablement favorisé par l'Angleterre, on ne saurait l'admettre chez le roi de Prusse, qui avait tant de raisons, principes politiques mis à part, pour apporter son concours effectif au gouvernement français. Son attitude superficiellement platonique, mais hostile, ne servit guère moins les desseins du Cabinet de Londres que ne le fit l'ardeur de la Russie.

L'heure des résolutions suprêmes vint dans les premiers jours de mars 1803. Plusieurs rappels au respect du traité d'Amiens avaient été adressés d'abord discrètement, puis de façon plus pressante, par le gouvernement français à l'Angleterre. Elle restait sourde, n'évacuait pas Malte et continuait ses préparatifs belliqueux. Ce qu'elle ne faisait pas et ce qu'elle faisait démontrait clairement qu'elle voulait la guerre. A moins d'affichage public de ses intentions, pouvait-elle mieux les manifester ? On ne fera donc pas un mérite au Premier Consul d'avoir pénétré la pensée du Cabinet de Londres, pensée qu'on retrouve aujourd'hui dans les archives étrangères telle qu'elle était alors nette-nient formulée par un diplomate : Ma Cour, disait Whitworth à son collègue  de Russie à Paris[80], voudra sans doute se prévaloir des avantages de sa position actuelle qui la met à méfie de porter à la France des coups très sensibles sans eu avoir rien à redouter.

Que le chef du gouvernement français fût un civil ou un militaire, que devait-il faire ? Devait-il se rendre à merci ou devait-il essayer de disputer à un arrogant ennemi l'honneur, la fortune, l'intégrité du pays ? La question ne comporte qu'une réponse, et elle est bien catégorique, pensons-nous. Elle fut donnée en termes énergiques, napoléoniens, oserait-ou dire, par le Premier Consul à l'ambassadeur de Prusse : L'Angleterre feint d'avoir des inquiétudes ; je sais ce qu'elle voudrait pour les calmer. Il faudrait admettre de nouveau un commissaire anglais à Boulogne et à Dunkerque, combler les ports de la France et brûler les ateliers de ses manufactures... Pour traiter les Français de la sorte, il faut leur supposer une âme de boue et point de sang dans les veines[81]. Et ces secrets desseins de l'Angleterre, le Premier Consul ne les eût-il pas lus clairement dans l'attitude présente de cette puissance, qu'il en eût été suffisamment averti par le passé. Que ce fût en 1709, en 1793, en 1803, ces desseins demeuraient invariablement les mémos. Déjà, en 1709, on avait dit à la réunion de La Haye : La France est trop puissante, trop concentrée, trop riche en ressources... Il faut lui faire tant de saignées, d'ouvertures et de diversions, et l'affaiblir tellement qu'à peine le Roi puisse-t-il se faire entendre dans le centre de son royaume... et l'on n'y arrivera point si on ne lui ferme l'entrée dans la Lorraine, si on ne lui fait rendre la Franche-Comté et l'Alsace, et tout ce qu'il a occupé dans le Brabant, le Hainaut, l'Artois et le Cambrésis[82].

En 1793, en plus du dépècement remarquable préconisé par Thugut, on avait entendu à la conférence d'Anvers l'ambassadeur du roi George dire que le vœu de l'Angleterre était de réduire la France à un véritable néant politique, en tout cas, de prendre Dunkerque et choisir ses convenances dans les colonies françaises, enfin de voir les autres puissances s'emparer des places frontières[83].

D'un bout de l'Europe à l'autre, on savait parfaitement, en 1803, quels étaient les ambitieux désirs de l'Angleterre. Détachons ce passage d'une correspondance confidentielle entre deux diplomates russes désintéressés dans la question : Tant que l'Angleterre et la France resteront ce qu'elles sont, la guerre sera leur état naturel et, quel qu'il soit, le système du ministère britannique sera toujours celui d'anéantir la France comme son unique rivale, et régner après despotiquement sur l'univers entier. Le ministère anglais a laissé faire Bonaparte pour avoir un prétexte de lui déclarer  de nouveau la guerre[84].

Seul un optimisme imbécile ou criminel aurait pu induire Napoléon à se faire des illusions sur les visées finales de l'Angleterre. Cependant il connaissait l'infériorité presque dérisoire de la marine française vis-à-vis  de la marine anglaise. Il savait que, toute-puissante sur les mers, l'Angleterre tillait capturer les navires et leurs équipages, bombarder, piller nos colonies, ruiner notre commerce d'exportation et d'importation, sans que nous puissions pour ainsi dire nous y opposer. Il sentait si bien la ruine future et irrémédiable de notre commerce extérieur, qu'il torturait son imagination alias de trouver des mesures de protection capables de suppléer à la médiocrité  de ses moyens de défense. Arrivant à l'absurde à force de chercher  des solutions pratiques, il fit un jour appeler Mollien et lui demanda si l'on ne pourrait pas insinuer aux armateurs de nos ports de faire assurer leurs cargaisons par les compagnies anglaises[85].

C'est alors, devant des éventualités désastreuses, trop certaines, hélas ! qu'il résolut de porter nu coup à l'Angleterre en s'emparant du Hanovre, qui appartenait à cette puissance. Là seulement il pourrait l'atteindre sur le continent ; là seulement il pourrait bénéficier de la supériorité de son armée de terre, pendant que les Anglais abuseraient de leur force maritime. Ce projet n'était pas du reste une innovation. Attaquer l'Angleterre dans sa possession du Hanovre était une vieille tradition de la politique française. En 1745, d'Argenson avait déjà dit à Louis XV : Nous ne pouvons rien obtenir de l'Angleterre que par le Hanovre[86]. Avec plus d'emphase le Directoire, par la voix de Rewbell, disait en 1796 : Ce ne sera que par le Hanovre que nous parviendrons à faire la paix avec l'Angleterre ; lui seul nous donnera un point de contact avec George et avec Pitt... Il faut que George le Britannique condescende à la paix en faveur de George le Hanovrien[87].

Pas plus que ses prédécesseurs, Napoléon n'avait l'intention de conquérir le Hanovre ; toutefois il y voyait le seul gage dont il pût se nantir pour servir de compensation au jour de la signature de la paix ; il y voyait l'unique chance d'avoir des soldats anglais à échanger contre nos matelots prisonniers. Devinant le plan de Napoléon et ses conséquences, le Cabinet de Londres pensa s'y soustraire eu invoquant la neutralité du Hanovre, qui, selon lui, n'était pas en guerre avec la France. Tout ce qu'il y avait de ridiculement hypocrite dans cette prétention fut souligné tout de suite avec une hante ironie par Talleyrand répondant : La France ne peut cependant reconnaître dans Sa Majesté Britannique deux personnes, l'une qui jouirait des bienfaits de la paix, tandis que l'autre provoquerait toutes les horreurs de la guerre[88].

Naturellement la Prusse aurait aimé que le Hanovre, enclavé dans son royaume, ne fût pas occupé par les troupes françaises. Comme dernière extrémité et s'il fallait absolument que George III fût dépossédé temporairement, elle aurait préféré qu'on la chargeât d'occuper le pays. Cette combinaison lui aurait permis, tout en ayant l'air de rendre service à la France, d'être une gardienne fidèle pour le compte des Anglais et de leur restituer leur bien, comme elle l'avait fait en 1801 avec un empressement plus que suspect.

Quoique les relations, en cette année 1803, se fussent affermies selon les apparences et selon les illusions qu'on aimait se faire à Paris, quoique Napoléon eût le plus sincère désir de continuer à être agréable à la Prusse et de lui éviter l'ennui de voir des troupes françaises dans l'Allemagne du Nord, il était forcé de se dire que l'occupation du Hanovre pour les fins qu'il se proposait devait nécessairement être française. Il ne pouvait l'envisager différemment à moins que le Cabinet de Berlin ne s'obligeât, par les articles formels d'un traité, à ne détenir l'Électorat que pour le compte de la France et à s'effacer le jour où celle-ci voudrait échanger ses nationaux capturés en mer contre autant de sujets anglo-hanovriens. L'espoir de faire des prisonniers en Hanovre n'était point un argument de circonstance celant d'autres projets ; c'était si bien la préoccupation constante et principale de Napoléon qu'elle se retrouve non seulement dans tous ses discours, dans toutes ses conversations avec les diplomates, mais aussi dans ses instructions au général Mortier, commandant l'armée d'invasion. Ce général, ayant obtenu par une première convention que l'armée hanovrienne se retirât derrière l'Elbe, Napoléon lui écrit[89] : J'espère que le roi d'Angleterre ratifiera la convention que vous avez faite ; car, par cette ratification, il consentira à l'échange de ses soldats contre nos matelots. En des ordres plus confidentiels encore et qui ne devaient jamais voir le jour, on retrouve la même préoccupation formulée avec plus de précision. Le ministre de la guerre écrit au général Mortier : Le gouvernement attache la plus grande importance à faire un très grand nombre de prisonniers, afin d'avoir un gage pour le grand nombre de matelots que les Anglais pourront prendre dans la campagne. Cette première partie de votre mission qui concerne les prisonniers est presque aussi importante que l'envahissement du Hanovre ; officiers réformés, milices, gardes bourgeoises ou de police si elles sont payées, il faut tout enlever, tout faire prisonnier. Songez que c'est autant de nos officiers et de nos matelots qui se trouvent dégagés[90].

Le 12 mars 1803, était parvenu à Paris le message par lequel George III annonçait, le 8 mars, au Parlement que les milices allaient être levées dans le royaume : Les expressions de ce message, dit un contemporain[91], étaient si hostiles qu'il pouvait être pris pour une sorte  de déclaration de guerre ; toutes les conséquences d'une rupture inattendue, qui devait remettre tant d'intérêts en question, se présentèrent à la fois et jetèrent l'inquiétude et le trouble dans tous les esprits. Les fonds publics éprouvèrent une baisse notable et boutes les spéculations commerciales s'arrêtèrent. Sentant que la guerre était inévitable, Napoléon, le même jour, dépêcha à Berlin Duroc, son aide de camp : Le général Duroc, prescrivait le Premier Consul[92], se rendra en tonte diligence à Berlin, et sans laisser soupçonner à qui que ce soit où il va. Il remettra la lettre ci-jointe au roi de Prusse. Le général Duroc, étant nécessaire à Paris, restera le moins possible et point au delà d'une semaine.

Parti de Paris le 12 mars, Duroc arrivait à Berlin le dimanche matin 20, Malgré plusieurs accidents de voiture et les mauvais chemins. Le même jour, il rend visite au premier ministre, M. de Haugwitz, et sollicite une audience du Roi afin de lui remettre une lettre autographe de Napoléon. Ambassadeur pour la seconde fois à Berlin, Duroc se présentait avec le prestige de la confiance du Premier Consul et les avantages des sympathies personnelles qu'il avait su gagner lors de sa première mission. Le 22 mars, dans la matinée, il fut reçu chez le Roi : Sa Majesté, rapporte Duroc, m'a paru partager l'indignation du Premier Consul... Elle est entrée dans tous ses motifs. Elle m'a parlé de sa reconnaissance pour lui pour tout ce qu'il a fait à la Prusse. Ces assurances flatteuses sont renouvelées au dîner de la Cour donné, le 25 mars, eu l'honneur de l'aide de camp de Napoléon : Le Roi fit des vœux particuliers pour la conservation du Premier Consul ; toute l'Europe y est intéressée, ajouta le monarque prussien, toute l'Europe lui devra sa tranquillité[93].

La lettre autographe de Napoléon, ainsi que les instructions remises à Duroc, avaient pour but de détruire certains bruits répandus par l'Angleterre ; George Ill prétendait dans ses messages que ses armements étaient simplement la contre-partie de ceux effectués en France. C'était une insinuation ne reposant sur aucune base sérieuse. Des armements sont un fait ; on ne les prouve ni par des paroles ni par des commentaires, mais par des nombres, par la désignation de localités. Il n'y avait pas de doute possible. Une fois de plus nous trouverons chez les étrangers la confirmation de la sincérité du Premier Consul : Ce qui reste dans les ports français ne mérite pas d'être compté, lit-on, à la date du 24 mars 1803, dans un rapport confidentiel de l'ambassadeur russe à sa Cour[94]. Et il eût été fort difficile de donner d'autres renseignements, car les documents officiels établissent qu'au début  de la guerre la France possédait treize vaisseaux de ligue, tandis que l'Angleterre en avait cent quatre-vingt-neuf[95]. Des disproportions semblables sont généralement connues. L'Europe savait donc parfaitement à quoi s'en tenir. C'est au moins avec son approbation tacite que, par violation scandaleuse d'un traité signé solennellement à la face du monde, la guerre était rendue inévitable. Napoléon, pour faciliter la Riche de Duroc, n'avait pas non plus manqué de mettre en regard des agissements de l'Angleterre ses procédés personnels. Ses engagements avaient tous été tenus. Il avait même harcelé le général Soult jusqu'à ce que ses troupes eussent quitté Tarente et Otrante bien avant l'expiration du délai fixé. Dupe de sa loyauté, Napoléon s'en confessait avec quelque candeur près du roi de Prusse en lui disant : Mais comment penser que, dans le siècle où nous vivons, deux nations civilisées puissent avoir besoin de ce moyen d'otage pour exécuter des conventions stipulées ![96] Duroc était chargé de rappeler aussi que chaque prétexte mis en avant par l'Angleterre avait dû s'effacer devant une nouvelle concession du Premier Consul ; puis, qu'à bout d'expédient, l'Angleterre s'était dévoilée en déclarant enfin qu'elle entendait conserver garnison à Malte pendant sept ans. Cette humiliation déshonorante, Napoléon ne l'acceptera pas. Si c'est la guerre, comme tout semble l'annoncer ; si la Prusse, si les puissances ne peuvent ou ne renient pas assurer le respect d'un traité conclut avec leur assentiment, avec leur visa même, la France, sans forfanterie, mais sans faiblesse, se verra dans la nécessité de prendre ce soin : elle poursuivra l'Angleterre partout où elle sera attaquable, partout où son étendard sera arboré : Tranchons le mot, ajoutait le Premier Consul, mon projet est d'envahir le Hanovre[97].

Tels étaient les points essentiels que Duroc avait à exposer au roi de Prusse. C'était assurément une mission d'égards que remplissait ce général, une mission de franchise ne manquant pas d'une certaine crânerie vis-à-vis de la Prusse et même de l'Europe entière. Avoir l'Angleterre sur les bras, et d'avance, sans motif urgent, avouer des projets susceptibles de porter ombrage à d'autres, ce n'est pas une œuvre de dissimulation, c'est plutôt une imprudence, à moins que ce ne soit une extrême illusion dans la bonne foi des souverains qui devraient se ranger du enté du droit. II ne faudrait pas croire que Napoléon s'imaginât qu'il pût se passer du concours des puissances ou qu'il fût de taille à tenir tête à l'Europe. Mieux que personne il connaissait les immenses difficultés et les chances aléatoires, presque toutes contraires, d'une guerre avec l'Angleterre meule isolée. Il cachait fort peu ses appréhensions ; il alla jusqu'a les exprimer à l'ambassadeur anglais, lord Whitworth. Celui-ci, rapportant ce qu'il venait d'entendre, dit à son gouvernement : Le Premier Consul, d'après ses propres discours, ne devrait-il pas désirer entretenir la paix ? La chose était évidente. En effet, qu'on lui montrât ce qu'il avait à gagner en entrant en guerre avec l'Angleterre. Une descente était le seul moyen offensif qu'il dit, et il était déterminé à la tenter en se mettant à la tête de l'expédition. Mais comment pourrait-on supposer qu'après s'être élevé à la hauteur à laquelle il se trouvait, il voulût risquer sa vie et sa réputation dans une entreprise aussi hardie, à moins qu'il n'y fût contraint par la nécessité, lorsqu'il était probable que lui et la plus grande partie de l'expédition iraient se perdre au fond de la mer ? Il parla longtemps sur ces risques sans jamais affecter d'en diminuer le danger. Et, ajoute lord Whitworth, il convint même qu'il y avait mille à parier contre un qu'il ne réussirait pas ; mais il n'en était pas moins décidé à le tenter, si la guerre devait être la conséquence de la discussion actuelle[98].

Avec ce sentiment de la gravité de la situation, ce n'est évidemment pas pour se créer un ennemi de plus que Napoléon, sans que rien l'y forçât, annonça si longtemps d'avance à la Prusse son intention de s'emparer du Hanovre. Fort de sa conduite toujours généreuse vis-à-vis de Frédéric-Guillaume III, il croyait certainement parler à un ami ; il se figurait rencontrer en ces instants critiques un concours effectif, dévoué, un arrangement facile de toutes les questions préliminaires et le champ libre pour ses combinaisons. Au fond de lui-même, n'espérait-il pas que, par un bon mouvement de reconnaissance, on allait lui offrir l'alliance formelle désirée à Paris depuis tant d'années ?

Si cette pensée n'est pas explicitement formulée dans les instructions données à Duroc, ou la verra se préciser et se poursuivre avec insistance aussitôt que les pourparlers relatifs au Hanovre seront engagés entre les Cabinets de Berlin et de Paris. Conformément aux ordres qu'il avait revus, Duroc se hâte de quitter Berlin dès qu'il fut en possession de la réponse de Frédéric-Guillaume III. Parti de cette ville le 26 mars, il arriva le 4 avril, à dix heures du soir, à Paris, qu'il ne fit que traverser pour se rendre vile à Malmaison, où il savait qu'il était attendu avec la plus vive impatience.

Si k Premier Consul fut satisfait de lire, aux premières lignes de la lettre royale apportée par Duroc, que Frédéric-Guillaume III était bien loin d'excuser les procédés de l'Angleterre et approuvait encore moins la provocation gratuite qui git toujours dans des armements sans cause déterminée... il éprouva un grand désappointement de ne pas y voir ce qu'on pensait à Berlin de l'invasion du Hanovre. Le nom de ce pays n'est même pas prononcé par le Roi ; forcé cependant d'y faire une allusion, il l'appelle négligemment l'autre objet en disant : Quant à l'autre objet, j'attends tout de votre caractère, du prix que vous attachez à votre ouvrage et du calme que doline la victoire ; je ne me permets pas à cet égard de sollicitudes. L'ami de la Prusse ne verrait pas avec indifférence des avantages précaires ou nuls, achetés par  des sacrifices qui retomberaient tous sur elle[99]. Napoléon trouva que ce langage était quelque peu dénué de clarté ; mais il n'attendit pas longtemps pour en connaître le sens exact ; il l'apprit le lendemain par l'ambassadeur prussien, Lucchesini, nanti des instructions ostensibles et secrètes de son gouvernement. Celui-ci espérait que le Premier Consul renoncerait à son dessein d'envahir le Hanovre, et il proposait en revanche de s'en tenir aux Etats germaniques du roi d'Angleterre[100] pour l'observation  de la neutralité du pavillon prussien. Cela voulait dire que la France ou la Prusse ne toucheraient pas au Hanovre tant que les Anglais toléreraient la navigation prussienne dans les eaux du Nord.

Que le Hanovre fût pris par le roi de Prusse, puis rendu à l'Angleterre, chaque fois que les bateaux prussiens seraient arrêtés ou relâchés, c'était un trop petit jeu auquel s'intéressait médiocrement la politique française. Frédéric-Guillaume voulait ignorer les puissantes raisons qui la poussaient à une résolution énergique. Quelques jours plus tard, il feindra également de ne voir dans l'entreprise des Français qu'une affaire d'argent et il proposera de lever un impôt dont le montant serait remis au Premier Consul[101]. Offre bien superflue, car Napoléon, ce n'est pas douteux, avait compté sur les ressources pécuniaires du Hanovre ; il ne songeait d'aucune manière à laisser fonctionner les caisses publiques au profit de son ennemie et il espérait 'lierne en tirer vingt-cinq millions de livres de contribution, beaucoup de chevaux, d'armes, de vivres et d'objets d'habillement de manufacture anglaise, outre l'entretien journalier de vingt mille hommes ; mais il y voyait surtout, nous le savons déjà, le seul point d'où il pût dans une certaine mesure tenir en respect l'Angleterre et disposer de compensations à offrir soit au cours des opérations de guerre, soit à la conclusion de la paix.

Ce gage éminemment précieux aurait pu à la rigueur être confié à un allié réel, tenu à la fidélité par un traité solide ; mais vraiment on ne pouvait, à moins d'insigne légèreté, s'en dessaisir au profit d'un tiers, qui se discréditait lui-même en manifestant par un refus d'alliance son désir de conserver une absolue liberté d'action. La Prusse en effet avait besoin de sa liberté d'action. Suppliée de s'interposer près du Cabinet britannique, elle fit approuver par Napoléon le prétexte de la neutralité du pavillon prussien. Le Premier Consul espérait sans doute qu'en cas de refus cette revendication, légitime selon le traité d'Amiens, serait appuyée par des mesures efficaces ; toutefois il n'autorisa nullement la cour de Berlin à traiter de l'occupation du Hanovre par elle-même. Avec assez de bon sens il avait déjà fait dire par Duroc : Si vous êtes bon pour protéger le Hanovre, vous pouvez exiger aussi l'évacuation de Malte[102]. Il importait beaucoup moins alors de prendre le Hanovre que  de faire restituer Malte.

La vraie pensée de la Prusse, telle qu'elle résulte des démarches faites par cette puissance à Londres, se retrouve aujourd'hui dans les documents ignorés de Napoléon. A l'heure même où l'on assurait Duroc de belles assurances  de dévouement, de marques d'indignation contre les armements britanniques, on disait à l'ambassadeur de Russie : Si l'Angleterre s'engage à ne pas troubler notre marine marchande, nous nous opposerons à l'invasion du Hanovre même de vive force[103]. Plus tard, rappelant cette circonstance à son premier ministre, le Roi écrira de sa propre main : Dites au sieur d'Alopéus... que je vois avec une peine mortelle le nord  de l'Allemagne envahi ; que, pour le sauver, j'ai voulu me saisir du Hanovre moi-même et qu'un aveuglement inconcevable avait révolté les Hanovriens eux-mêmes contre mes vues[104]. Un aveu plus catégorique encore sera fait en 1806 par le Roi, au quartier général d'Erfurt, quatre jours avant la bataille d'Iéna. Adressant à l'Europe un mémoire sur la politique générale de la Prusse, Frédéric-Guillaume dit : La Prusse permit l'invasion de l'électorat de Hanovre. C'est une faute qu'elle se reproche ; aussi son premier mouvement avait-il été de s'y opposer. Elle en fit la proposition à l'Angleterre sous des conditions que celle-ci déclina[105]. Pareilles ouvertures, c'est manifeste, out été faites par la Prusse du cité de la Russie. Lorsque Decken, aide de camp du duc de Cambridge, vint à Berlin, pour demander qu'on sauvât le Hanovre, Frédéric-Guillaume III lui répondit : C'est trop tard ; je ne puis pas entreprendre seul la guerre contre la France, et il le faudrait si actuellement je m'opposais à l'entrée des Français dans votre pays. Je m'en suis assez occupé ; j'ai fait faire les démarches les plus promptes, mais elles n'ont abouti à rien[106]. Les paroles royales se précisent dans une conversation de Haugwitz avec l'ambassadeur russe : D'où vient cette défiance, dit-il, qui nous est marquée si évidemment ? Qu'est-ce qu'il y avait de dangereux, d'inadmissible dans notre proposition faite à l'Angleterre de garantir le Hanovre à condition que notre pavillon bit respecté ? Votre Cour ne veut pas que nous l'occupions, fort bien ! Mais en ce cas il fallait se charger de sa défense, et nous y aurions applaudi...[107]

Frédéric-Guillaume, il faut en convenir, n'était pas heureux dans ses négociations secrètes. Selon son expression désolée, l'Angleterre ne lui fit qu'une réponse insignifiante[108], et les Hanovriens préféraient tout à l'occupation prussienne. Enfin la Russie, cette montagne de neige, comme disait Talleyrand[109], traînait les choses en longueur, finalement, s'opposait aux projets du Roi.

Décidément la Prusse était tenue en suspicion. Quoiqu'il fût bien léger à sa conscience, elle portait aux yeux de l'Europe le poids des bienfaits qu'elle avait quémandés et reçus du gouvernement consulaire. On la croyait — parce qu'en effet il semblait impossible qu'il en fût autrement — on la croyait inféodée à la République et son alliée intime. Quand par exemple elle faisait un pas vers la Russie, on en concluait que la France s'opposait à l'une de ses convoitises. Parlait-elle favorablement de la France ? On disait alors qu'elle lui était asservie. Il faut lire à cet égard les rapports du comte Worontzoff à son maître, l'empereur  de Russie ; il n'y est question que de la cupidité, de la duplicité, de l'absence de honte, de l'indifférence pour sa réputation, qui se dévoilent dans les actes du Cabinet de Berlin[110].

A Paris, où l'on ne connaissait pas grand'chose, si ce n'est rien du tout, de ces combinaisons anglo et russo-prussiennes, on continuait près du Roi les exhortations en vue d'une alliance régulière, effective. Jamais il n'y en eut de faites en ternies plus clairs, plus catégoriques, plus obséquieux, pourrions-nous presque ajouter. Aux objections de la Cour de Prusse, transmises à Paris par Lucchesini, Talleyrand répondait par les instructions suivantes données à notre représentant à Berlin : Si la Prusse obtient l'exécution du traité d'Amiens, le Hanovre ne sera pas occupé ; à quelque moment qu'arrivent ces résultats, les troupes françaises se retireront. Tous nos vœux tendent à nous lier plus intimement avec la Prusse. C'est le but constant de notre politique. A cet égard beaucoup de choses sont déjà faites depuis huit années, mais il manque à leur efficacité une alliance formelle, intime, stipulée pour les cas d'attaque et de défense et qui, en même temps qu'elle assurerait le repos du continent, aurait aussi l'avantage de placer la Prusse dans l'état de considération et d'influence qui convient à sa puissance actuelle[111]. Afin de peser davantage sur les décisions du Cabinet  de Berlin, Talleyrand n'hésite pas à faire entrer en jeu la perspective redoutable pour la Prusse d'une alliance autrichienne : Si au lieu de sentir, dit-il, combien un peu  de complaisance de sa part doit donner de nouvelles forces aux dispositions favorables que la France a déjà pour la Prusse, elle cherchait à nous heurter et à contrarier des démarches qui n'ont évidemment pour motif qu'une défense légitime et pour but que de ramener plus promptement à la paix, elle nous mettrait dans une sorte de nécessité d'ouvrir les bras à l'Autriche, qui est toujours aux aguets et qui brûle de nous ramener à une alliance dans le genre de celle de 1756, alliance qui après tout n'aurait plus aucun  des inconvénients qu'on put lui reconnaitre alors, attendu que, par la nouvelle position des États respectifs, il n'y a plus entre les deux puissances aucune occasion directe  de mésintelligence... Une province de plus ou de moins en Italie ne nous serait peut-être pas aussi précieuse que nous seraient sensibles et contraires les chicanes qu'on nous ferait pour l'occupation du pays de Hanovre... La France ayant sur les bras un ennemi aussi acharné que l'Angleterre, il nous sera difficile de ne pas finir par contracter quelque alliance stable, offensive et défensive, et qui nous mette à l'abri d'une attaque sérieuse sur le Continent, pendant que nous serions occupés d'une guerre maritime. Or nous ne pouvons trouver cette alliance qu'à Vienne ou à Berlin. Nos désirs sont pour la Prusse ; qu'elle ne nous force pas de rechercher l'Autriche. Enfin, Talleyrand laisse entendre assez explicitement que le Hanovre pourrait bien être le prit du pacte. Il lui était difficile de mieux attirer la discussion sur ce terrain qu'en terminant ainsi : Vous pouvez même laisser concevoir l'idée que, si la guerre devenait sérieuse et dût traîner en longueur, il serait possible qu'on jugeât que l'occupation du Hanovre employât des troupes qui pourraient être utiles ailleurs et qu'en conséquence on fia porté à faire quelque arrangement avec la Prusse[112]. A la même époque l'ambassadeur prussien à Paris recevait de Lebrun, le second consul, l'assurance suivante : Nous allons nous emparer des États de Hanovre, mais c'est pour S. M. Prussienne que nous en ferons la conquête. Nous nous entendrons bien aisément ensemble, et la paix du monde sera ou conservée ou vengée par notre alliance[113].

Cette insistance pour obtenir la signature d'un véritable traité d'alliance avait évidemment à sa base les intérêts essentiels de la politique française. La Prusse alliée devenait un rempart naturel contre les agressions futures de l'Autriche et de la Russie. Mais, au fond de la pensée de Napoléon, il y avait aussi, comme nous l'avons déjà remarqué, un désir ardent de se faire admettre au rang des princes de droit divin qui régnaient partout en Europe. Bizarrerie de la nature humaine ! Cet homme, à l'intelligence si complète, si dégagée le plus souvent des préjugés, souffre, à l'instar de tout roturier parvenu à la fortune, de ne pas avoir ce qu'on appelle de très belles relations, de ne pas être reçu dans ce qui s'intitule la meilleure société. Il voudrait pouvoir dire : Mon allié le Roi... Les monarques actuels, tous sollicités, lui ayant refusé cet honneur, il arrivera quand même à se l'offrir. il élèvera bientôt à la royauté les Électeurs de Wurtemberg et de Bavière. C'est à ce prix qu'il aura enfin la satisfaction d'être considéré avec les plus grands égards par des rois de promotion récente, il est vrai, mais dont l'antique noblesse rivalisait cependant avec celle des autres Cours. Un jour, à Sainte-Hélène, il pourra méditer sur la vanité des amitiés royales et impériales ; car, excepté par le roi d'Angleterre, elles furent toutes prodiguées à l'Empereur victorieux quand les princes régnants eurent tour à tour besoin de sa pitié et de sa magnanimité.

L'occasion s'offrait donc belle pour le roi de Prusse d'accorder sa royale sympathie au chef de l'État voisin, qui la recherchait avec tant d'insistance naïve ; il louvoya, sollicita, comme on l'a vu, des appuis du côté de l'Angleterre et  de la Russie, et, s'il les eût obtenus, il aurait sans doute pris les armes coutre la France. Le jour fort tardif où ces appuis lui arrivèrent, soit pusillanimité devant les faits accomplis, soit effet de calculs plus réfléchis, il se déroba et laissa le champ libre à l'armée républicaine.

La question du Hanovre a été, au dire  de la plupart des historiens, la cause première de tous les griefs de la Prusse contre la France. .1 les entendre, les deux nations se seraient certainement rapprochées par une alliance solide et sincère, si les Français n'avaient pas occupé l'Électorat. Ce point de vue est erroné. L'approbation complète, l'excuse même de la France dans cet acte, va se trouver sous la plume de Frédéric-Guillaume, non pas dans une de ces déclarations diplomatiques, faites à un étranger auquel on aime à déguiser sa pensée, mais dans une communication ignorée de la France et adressée au premier ministre prussien : Le consentement des Hanovriens à l'occupation prussienne était, dit le Roi, dans le droit strict, le seul prétexte de fermer le pays aux Français. On cherche son ennemi partout ou on le trouve, et la Russie et la Prusse en avaient donné l'exemple lorsque celle-ci, à l'instigation de la première, fit occuper l'Électorat pour une querelle qui ne regardait que l'Angleterre... Rendant encore plus éclatante la justification de Napoléon, le Souverain ajoute : J'observe en outre que, s'il s'agit d'exemple, les Français ont pour eux non seulement le mien en Hanovre, mais celui des Danois à Hambourg[114].

Ce n'est pas ici, il faut bien le remarquer, un défenseur  de Napoléon qui parle ; c'est le roi de Prusse, le maître de la nation la plus intéressée dans le débat. Après cette absolution si autorisée et si formelle, que deviennent, à l'égard de la conduite du Premier Consul en Hanovre, les accusations d'arbitraire épouvantable, de procédés inouïs, de mépris des lois qui régissent les nations européennes ? Cet accès d'impartialité vint an Roi le jour où il se décida nettement à conserver une neutralité complète. Quelle était la cause de ce changement de conduite ? Commuent le Roi en arriva-t-il à une résolution favorable, en somme, à la France, lui qui avait réclamé le concours de la Russie pour mettre obstacle à l'envahissement du Hanovre par les Français ? Pourquoi se dérobe-t-il le jour où il reçoit l'adhésion du Tsar ? C'est que celui-ci avait trop tardé à se rendre aux exhortations de la Cour de Berlin ; il gardait contre elle un fonds de méfiance ; de plus il avait autant aimé ne pas se brouiller définitivement avec le Premier Consul, avant que fussent réglées les indemnités du roi de Sardaigne auquel il ;'intéressait beaucoup. Quand il eut obtenu satisfaction sur ce point, il ne fut pas long à oublier ses rancunes contre Frédéric-Guillaume. Il offrit un contingent de soixante mille hommes ; la Prusse en fournirait autant, la Saxe quinze à vingt mille, Hesse-Cassel dix-huit mille. afin d'obliger le gouvernement français à faire sortir du Hanovre les troupes qui y étaient installées[115]. Pour que cette négociation pût donner l'espoir de la réussite, elle devait se conduire dans l'ombre du plus profond secret, a dit le Tsar en exposant ce nouveau plan[116]. Mais pourquoi n'êtes-vous pas venu quinze, même huit jours plus tôt ? C'en est fait à présent du Hanovre[117], s'était écrié avec une surexcitation extraie Haugwitz, le premier ministre prussien, lorsqu'il avait reçu, au mois de juin, le plan russe si précis, énumérant les effectifs de chaque puissance en vue d'une action commune contre la France. Et il expliqua qu'en un Conseil convoqué à Magdebourg par le Roi celui-ci s'était décidé à garder la neutralité coûte que coûte.

Personne, que l'on sache, n'a eu l'idée d'attribuer cette volte-face à une meilleure appréciation des nécessités qui s'imposaient à la France, ou encore à un rappel légitime des précédents qui autorisaient les armées de la République à faire ce que d'autres avaient fait avant elles. Ce ne pouvait être à ces considérations dénuées de nouveauté qu'obéissait tardivement Frédéric-Guillaume. Encore moins était-ce à un regain de sympathie pour la France ou pour Napoléon ; il n'en avait pas l'ombre ; ses ministres le disaient à qui voulait l'entendre[118].

On a préféré généralement mettre sa résolution négative sur le compte de son apathie et de son horreur instinctive de la guerre, mais nous croyons qu'il y eut alors, pour influencer Frédéric-Guillaume, autre chose que ses dispositions naturelles, et il serait probablement plus juste de penser que la possibilité d'une alliance franco-autrichienne, mise en avant par la diplomatie consulaire, produisit sur l'esprit du Roi l'effet d'un spectre terrifiant. C'est ce qui semble ressortir des faits suivants : Le 29 mai 1803, partait de Paris un rapport de Lucchesini, ambassadeur prussien, qui relatait les avances faites à la France par l'Autriche et qui laissait entrevoir que les circonstances ne permettaient pas au Premier Consul de rester sans alliés[119]. Le courrier porteur de cette missive dut arriver à Berlin au plus tôt, le 5 ou le 6 juin, et la lettre définitive par laquelle le Roi annonce à Haugwitz sa résolution, en faisant l'apologie de l'invasion française, porte la date du 9 juin 1803. Le rapprochement de ces dates parait assez instructif. Il est d'ailleurs aisé  de concevoir qu'une alliance  de la France avec l'Autriche constituait pour la Prusse un danger considérable. Avoir à lutter contre les armées autrichiennes d'un côté et contre les armées républicaines de l'autre, avec le seul appui de la Russie lente à se mouvoir, c'étaient de minimes chances de succès, tandis que les conséquences d'un échec prenaient au contraire les proportions d'un désastre. La situation devenait tout aussi dangereuse si par hasard un arrangement se faisait entre la France et l'Angleterre avant que le sort des armes cid réduit à l'impuissance la première de ces nations. La réponse insignifiante reçue de Londres, les atermoiements de la Russie avaient laissé pressentir qu'aucune de ces puissances n'était disposée à se sacrifier pour le roi de Prusse. Afin de gagner l'Autriche, Napoléon n'avait qu'à faire miroiter à ses yeux les territoires nouvellement annexés à la Prusse, car c'est évidemment aux dépens de celle-ci que la participation autrichienne, si elle avait lieu, serait payée un jour.

Ces différentes éventualités, la contenance fière et résolue de toute la France en face de l'Angleterre, durent émouvoir Frédéric-Guillaume au moment où il avait à prendre un parti définitif, et il s'aperçut que son intérêt bien compris lui commandait la neutralité. De cette façon,  sans conclure l'alliance française qui lui répugnait, il pouvait continuer à la laisser espérer. Cette attitude, superficiellement favorable au Premier Consul, avait en outre pour résultat de faire tout au moins ajourner la réconciliation funeste de la France avec l'Autriche. Dès maintenant on va reprendre à Berlin le système dont on a déjà récolté de beaux bénéfices ; ou redoublera les petites coquetteries auxquelles le gouvernement de Paris fut toujours sensible ; on se montrera plus chaleureux, au fur et à mesure que les préparatifs formidables du camp de Boulogne se multiplieront et qu'apparaîtra moins facile, moins certaine la victoire des Anglais agissant seuls, sans alliés sur le continent.

Pendant que la Russie et la Prusse se livraient aux combinaisons que nous venons d'exposer, on s'évertuait, à Paris, à employer tous les moyens possibles de retarder et d'éviter la rupture définitive avec l'Angleterre. Il ne serait pas possible, croyons-nous, de trouver dans l'histoire du gouvernement le plus pacifique une recherche aussi soutenue de stratagèmes susceptibles de conduire à un arrangement amiable. Et l'opinion d'une heureuse issue des pourparlers était si générale-ruent répandue que personne, dans l'entourage du Premier Consul, ne croyait à la guerre. Talleyrand, Joseph et Lucien Bonaparte subirent de grandes pertes à la Bourse, s'étant entièrement trompés en basant leurs spéculations sur un rapprochement indubitable[120].

Le 2 mai 1803, Whitworth, l'ambassadeur britannique, avait demandé ses passeports. Loin d'accepter avec joie cette terminaison de négociations fastidieuses, l'homme le plus belliqueux, le plus agressif, tel que le veut la légende, se comporta de la façon suivante :

La treille, 1er mai, invité à dîner chez le Premier Consul avec les autres membres du corps diplomatique, Whitworth s'excusa sous prétexte d'indisposition. Tons les convives interprétèrent naturellement cette absence comme un signe de guerre. Après le dîner Napoléon prit à part, dans un salon isolé, l'ambassadeur russe et commenta à se plaindre, sur un ton assez vif, de la raideur avec laquelle le ministère anglais agissait, fermait toute voie à la conciliation. Cette attitude, quelque grand que fût son désir de maintenir la paix, lui imposait le devoir de ne faire aucune démarche pour retenir l'ambassadeur. Sachant certainement que la demande des passeports était imminente, il déclarait qu'il avait déjà donné l'ordre de les faire délivrer à la première réquisition. Mais, après avoir ainsi sacrifié à la dignité extérieure et conventionnelle que se doit tout chef de gouvernement et craignant sans doute d'avoir fermé la porte à un accommodement si improbable qu'en fût l'alternative, il s'empressa d'ajouter : Pourtant si l'ambassadeur voulait différer son départ de quelques jours, peut-être trouverait-on encore à lui faire quelques ouvertures capables d'écarter une guerre aussi proche qu'elle paraissait l'être... Bien que le plus souvent celui qui reçoit de telles confidences en comprenne sans peine la nature tendancieuse, Napoléon, ardemment désireux de voir ses paroles portées à leur véritable adresse, spécifia à son interlocuteur qu'il l'autorisait à instruire l'ambassadeur d'Angleterre de tout ce qu'il venait de lui dire el surtout à appuyer sur l'insinuation que, si cet ambassadeur différait son départ, on lui ferait quelque proposition nouvelle[121]. Parallèlement à ces déclarations, d'autres mesures étaient prises dans le même sens. A la demande des passeports le ministre des Affaires Extérieures répondit d'une manière évasive. Ensuite on se mit à la recherche des personnes qui avaient les meilleures relations avec Whitworth.

La journée du 4 mai fut employée à des démarches verbales faites auprès de l'ambassadeur anglais par Malouët et Regnaud de Saint-Jean-d’Angély, avec le concours de Joseph Bonaparte. On parvint de la sorte à redonner aux négociations secrètes un caractère officiel, en obtenant de lord Whitworth qu'il acceptât une entrevue avec Talleyrand. Alors fut mise positivement sur le tapis la proposition de donner Malte en dépôt à la Russie, probablement, dit Miot de Mélito, l'un des détracteurs de Napoléon, avec la réserve de ne pas insister sur l'époque de cette reluise, de manière que la proposition ainsi conçue lendit à laisser Pile au moins pour longtemps, sinon pour toujours, au pouvoir de l'Angleterre. Lord Whitworth, sans y adhérer, ce qui eût excédé ses pouvoirs, consentit à envoyer un courrier à Londres et à retarder de dix jours l'époque de son départ, afin d'avoir le temps de recevoir une réponse[122].

Après avoir cédé aux sollicitations du gouvernement consulaire, l'ambassadeur se montra, auprès de ses collègues, fort inquiet d'avoir pris sur lui d'augmenter le délai fixé par le Cabinet de Londres. Sa confiance dans le succès des propositions envoyées de Paris était si mince qu'il ne faisait même pas décharger ses malles placées dans les fourgons de l'ambassade depuis plusieurs jours[123]. La précaution fut sage, car, le 9 mai, arrivait de Londres la réponse qui devait enlever irrémissiblement tout espoir de solution pacifique. C'était oui ou c'était non. L'Angleterre ne retranchait rien de ses exigences ; elle voulait l'ile de Malte aussi bien que celle de Lampedouze[124]. Cette dernière prétention, exorbitante s'il en fût, aurait prêté à rire, si elle n'avait démontré, en ces circonstances tragiques, la volonté absolue de refouler an delà des limites de la raison tout moyen de transaction. L'ile de Lampedouze, située entre Malte et la côte orientale de Tunisie, n'était pas à la France ; celle-ci n'y avait jamais mis le pied ; il n'en fut pas question au traité d'Amiens[125]. Le gouvernement français n'était donc qualifié ni pour accéder, ni pour se refuser au désir de Sa Majesté britannique. Dans leur fol entraînement pour chercher des obstacles à une entente amiable, il faut avouer que les Anglais reconnaissaient là des droits bien étendus an Premier Consul, puisqu'ils lui concédaient la faculté de distribuer à son gré les domaines d'autrui, à moins toutefois qu'ils ne se fussent laissé gagner par une tendance commune à la plupart des États qui faisaient volontiers de Napoléon le grand adjudicateur des territoires d'Europe. En effet l'Autriche, Naples, la Toscane avaient voulu, sous son égide, partager les États pontificaux ; Vienne avec son agrément s'était annexé l'État de Venise, qui certes ne relevait pas de lui ; elle lui avait même demandé le Piémont, dont il n'avait pas le droit de disposer ; l'Espagne en obtenait la Toscane ; la Prusse prit avidement tout ce qu'il lui donna, beaucoup plus qu'elle n'attendait ; et les gros bonnets allemands sollicitaient l'autorisation de grignoter les restes, encore substantiels, de ces festins royaux. Quand tout le monde acceptait de ses mains nième ce qui ne lui appartenait pas, comment voulait-ou qu'il donnât à tout le monde et rien à la France[126] ? De qui pouvait-il apprendre le respect des antiques droits, ce nouveau venu, appelé d'hier connaitre les mobiles qui président aux délibérations princières ? Il n'y vit que cupidités, usurpations, illégitimités, marchés, trafics et forfaitures de la part de souverains héréditaires. Alors mie signifient les cris de profanation devant les accrocs plus ou moins volontaires faits par Napoléon à une tradition que personne n'observait plus ?

C'est le 9 mai que lord Whitworth reçut cette note bizarre qui était aussi l'ultime réponse de sa Cour au gouvernement français. Par surcroît d'arrogance on intimait à celui-ci d'avoir à se prononcer dans un délai de trente-six heures, passé lequel l'ambassadeur devait immédiatement faire route vers l'Angleterre. Whitworth lit de suite prévenir Talleyrand que, le lendemain, il lui donnerait communication de sa dépêche. Mais, dans l'intervalle, comme s'il voulait préparer les esprits à cette sommation impertinente, il en donna connaissance, au cours d'un entretien particulier, à Joseph Bonaparte qui sans aucun doute s'empressa de porter à son frère et à Talleyrand les stupéfiantes et décisives nouvelles. L'audace anglaise était grande. Seul le désir préconçu  de faire sortir la France de sa réserve, en la blessant an plus vif de son amour-propre, pouvait avoir dicté un ultimatum pareil. Quelle urgence immédiate, ne pouvant souffrir aucun retard, y avait-il à savoir si l'Angleterre pouvait rester à Malte qu'elle occupait ? Cette ile était-elle donc présentement assiégée ? L'assaut était-il imminent ? Apporter tant de brutalité dans une question dont le règlement était du ressort de la diplomatie, c'était sortir des mœurs habituelles ; c'était vraiment nous reporter aux temps barbares où, sous le prétexte le plus futile, sans rien vouloir attendre ni entendre, on tombait sur le voisin pour l'assassiner et le dépouiller.

Malgré cette injure inouïe, Napoléon, avec une persévérance pour ainsi dire blâmable, ne va pas encore fourbir ses armes, mais tourmenter son intelligence afin de trouver les moyens de conjurer la guerre. La veille, le 8, était arrivé à Paris l'avis officiel d'une médiation de l'empereur de Russie. Rien n'était plus simple que de ne pas détourner les choses de leur cours naturel et de repousser avec l'indignation qu'elle méritait la note qui serait présentée par lord Whitworth. On tint à éviter ce choc violent. On se dit que peut-être, d'un moment à l'autre, ce diplomate aurait un contre-ordre de son gouvernement, qui avait dû recevoir, comme on venait de le recevoir à Paris, l'offre censément médiatrice du Tsar, et l'on s'arrêta à un expédient d'une simplicité un peu naïve ; mais on n'avait sans cloute pas le choix.

Lorsque le secrétaire de l'ambassade britannique se présenta au ministère des Relations Extérieures afin de remettre l'ultimatum anglais, on lui dit que Talleyrand n'était pas à son bureau. Il parla alors au premier commis et consigna le pli entre ses mains. A quatre heures de l'après-midi, n'ayant pas encore de réponse, lord Whitworth se rendit lui-même chez M. de Talleyrand, où il ne fut pas non plus reçu. Grande fut sa surprise, lorsque, le soir, en rentrant chez lui, il trouva, déposée chez son portier, non ouverte, revêtue encore des cachets de ses armes, l'enveloppe que le matin il avait envoyée au ministère des Relations Extérieures. En rapportant ce paquet on avait prétexté que, M. de Talleyrand étant à la campagne, on n'avait pu se charger de le lui faire parvenir.

L'ambassadeur anglais s'étant représenté au ministère le lendemain matin, il fallut bien l'entendre. Alors Talleyrand parla de l'intervention russe, insista pour qu'il eu référât à sa Cour et attendit des ordres ultérieurs. Lord Whitworth s'en tint aux prescriptions de son gouvernement, exigea un passeport qu'on fut obligé de lui donner dans la journée du 12 mai. Néanmoins, avec le concours de l'ambassadeur russe, on obtint de lord Whitworth qu'il enverrait un nouveau courrier à Londres et voyagerait lui-même assez lentement pour n'être pas sorti de France lorsque les réponses de Londres arriveraient.

Lord Whitworth se mit en route dans la nuit du 12 au 13 mai 1803, et alla seulement coucher à Chantilly[127]. En vain une nouvelle note fut adressée au Cabinet de Londres, lui offrant de garder Malte pendant dix ans, à la condition que la France occuperait la presqu'île d'Otrante et les positions qu'elle détenait au moment de la signature du traité d'Amiens dans le royaume de Naples[128] ; en vain le gouvernement consulaire, voulant prouver au Cabinet de Londres qu'il ne considérait pas encore la rupture comme définitive et qu'il aurait l'oreille ouverte à de nouvelles propositions si elles avaient lieu, fit-il passer les lignes suivantes dans le Journal  de Paris, le 17 mai :

Le départ de l'ambassadeur d'Angleterre n'a pas détruit entièrement l'espérance d'un accommodement entre les deux pays. On parle depuis hier d'un courrier arrivé de Russie et de l'expédition consécutive d'un autre courrier sur la route de Calais, ce qui fait conjecturer une médiation. Au reste la déclaration de guerre ne suit pas toujours nécessairement le départ d'un ambassadeur. En 1778, il s'écoula quatre mois entre le départ de l'envoyé de Sa Majesté Britannique et les hostilités[129]. Rien n'y fit. Il fallut bien se résoudre à rappeler le général Andréossy, notre ambassadeur à Londres. Lord Whitworth arrivait à Douvres le 17 mai, et Andréossy s'embarquait pour la France le 18, laissant derrière lui Portalis qui devait le suivre[130].

On a pu, d'après le récit des négociations, vérifier que le Premier Consul exprimait la stricte vérité lorsqu'il disait dans son message au Sénat : Le siècle présent et la postérité verront tout cc que le gouvernement français a fait pour mettre un terme aux calamités de la guerre, avec quelle modération, avec quelle patience il a travaillé à en prévenir le retour. En vain la France a invoqué la foi jurée, en vain elle a rappelé les formes reçues parmi les nations ; en vain elle a consenti à fermer les yeux sur l'inexécution actuelle de l'article du traité d'Amiens dont elle prétendait s'affranchir. Vainement enfin elle a proposé de réclamer la médiation des Puissances qui avaient été appelées à garantir et qui ont garanti en effet la stipulation dont l'abrogation était demandée ; toutes les propositions ont été repoussées et les demandes de l'Angleterre sont devenues plus impérieuses et plus absolues[131].

Et maintenant que le signal de la guerre est donné, nous allons voir Napoléon sortir de cette attitude humiliante où il s'est usé pendant des mois à épuiser l'un après l'autre, parfois aux dépens de sa dignité personnelle, tous les moyens de conjurer les malheurs qui vont fondre sur l'Europe ; nous allons le voir relever fièrement la tête, comme il convient au chef d'un grand pays ; prendre avec une énergie farouche et infatigable toutes les mesures propres à assurer le succès de ses armes. Le diplomate malheureux va faire place au général le plus avisé dont les annales militaires fassent mention. Finalement il sera écrasé par le poids de tous les peuples de l'une  des cinq parties du monde ligués contre lui ; mais, grâce à son génie, il laissera dans les plis du drapeau français plus de gloire que n'en purent jamais conquérir, en un tel laps de temps, toutes les armées d'Europe.

 

 

 



[1] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 230.

[2] Archives royales prussiennes, etc., II, 105.

[3] Archives royales prussiennes, etc., II, 116.

[4] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, VII, 147.

[5] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, VII, 185.

[6] Correspondance de Napoléon Ier, VIII, 27.

[7] Albert SOREL, l'Europe et la Révolution, II, 367.

[8] MONTHOLON, Récits de la captivité, I, 254.

[9] Archives du ministère des Affaires Étrangères, 659 ; BERTRAND, Lettres inédites de Talleyrand à Napoléon, 274.

[10] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, V, 202 à 233.

[11] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, V, 298.

[12] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, X, 418.

[13] PROUDHON, Napoléon, p. 3.

[14] Albert SOREL, l'Europe et la Révolution, II, 29.

[15] Société impériale d'histoire russe ; Lettres de Grimm à Catherine II, 405.

[16] Archives du prince Worontzoff, XI, 296.

[17] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 33.

[18] Séance du Parlement anglais du 17 février 1800.

[19] Archives royales prussiennes, etc., II, 46.

[20] Correspondance de Napoléon Ier, VII, 405 et suivantes.

[21] WALTER SCOTT, Histoire de Napoléon, III, 423 ; V, 7 ; Armand LEFEBVRE, I, 159 ; J.-B. SALGUES, I, 71.

[22] Dr A. FOURNIER, membre de la Chambre des députés autrichienne, professeur à l'Université de Prague, Napoléon Ier, II, 25.

[23] Correspondance de Napoléon Ier, VII, 27.

[24] Archives royales prussiennes, etc., II, 110-111.

[25] Archives royales prussiennes, etc., II, 119.

[26] Archives impériales russes, etc., LXX, 139.

[27] Archives royales prussiennes, etc., II, 112.

[28] Archives royales prussiennes, etc., I, 466 à 514 ; HAÜSSER, Deutsche Geschichte, III, 443-444 ; Archives nationales, AF, IV, 1690 ; Missions de Duroc ; ARNIM, Vertraute Geschichte des preussischen Hofes, III, 250 et s. ; Ziemssen, II, 28, 31 ; comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, X, 76-109 ; Vertraute Briefe, I, 171-184 ; Neue feuerbrändde, I, 136 ; F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, 257, 262, 297, 359, 375 : Alfred STERN, Abhandlungen zur Geschichte der preussischen Reformzeit, I, 46 et s. ; Mémoires de la comtesse Potoçka, 159 ; LOMBARD, Matériaux, etc., 12 et s.

[29] MIRABEAU, Histoire secrète, I, 84.

[30] ARNIM, Luise Königin von Preussen, 55.

[31] Portrait par Richter (musée de Cologne), édité par la Société de photographie, Berlin et Paris.

[32] Souvenirs de madame Vigée-Lebrun, II, 91.

[33] ARNIM, Vertraute Geschichte, III, 250.

[34] GŒTHE, Warheit und Dichtung.

[35] DE SÉGUR, Histoire et mémoires, II, 210.

[36] ARNIM, Vertraute Geschichte, III, 231-239.

[37] BIGNON, V, 399 ; Mémoires du maréchal de camp Dampmartin, 377 et suivantes ; ARNIM, op. cit. ; HORX, op. cit., passim.

[38] Archives du prince Worontzoff, V, 188.

[39] HORX, Das Buch von der Königin Luise, 115-116 ; ARNIM, Vertraute Geschichte, III, 251.

[40] ARNIM, Vertraute Geschichte, III, 232.

[41] BIGNON, V, 404.

[42] Matériaux pour servir à l'histoire des années 1805, 1806 et 1807, p. 45, Paris, 1808. (Cet ouvrage est attribué à Lombard, conseiller intime de Frédéric-Guillaume III.)

[43] Mémoires du prince de Metternich, I, 39.

[44] ARNIM, Vertraute Geschichte, III, 282 à 291.

[45] Archives du ministère de la Guerre. Rapport dit chef de bataillon Guilleminot, envoyé par Berthier dans les lignes ennemies.

[46] Matériaux, etc., op. cit., 45 ; ARNIM, III, I, 301-302.

[47] C. VON DER GOLTZ, Rosbach et Iéna, 60.

[48] C. VON DER GOLTZ, Rosbach et Iéna, p. 394-395. Sur ce qui est relatif aux officiers prussiens, voir aussi Johann Scherr ; ARNIM, Vertraute Briefe, Neue Feuerbrände, etc.

[49] Archives nationales, A. F., IV, 1602.

[50] Archives du ministère des Affaires étrangères. Prusse, 120-225.

[51] THIBAUDEAU, Histoire de la France et de Napoléon Bonaparte, III, 226.

[52] Rapport de Rœderer au Sénat conservateur. Séance du 24 mai 1803.

[53] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, VIII, 109.

[54] S. TATISTCHEFF, Alexandre Ier et Napoléon, 22.

[55] Correspondance de Napoléon Ier, VIII, 27.

[56] BIGNON, III, 75.

[57] Archives royales prussiennes, etc., I, 247.

[58] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, 310.

[59] A. LEFEBVRE, I, 121 ; BIGNON, I, 292-298.

[60] Archives impériales russes, etc., LXX, 370. (Lettre d'Alexandre Ier au Premier Consul.)

[61] Correspondance de Napoléon Ier, VIII, 237.

[62] Correspondance de Napoléon Ier, VIII, 238.

[63] Archives royales prussiennes, etc., II, 132.

[64] Archives impériales russes, etc., LXXVII, 82-102.

[65] Correspondance de Napoléon Ier, VIII, 486.

[66] Archives impériales russes, etc., LXXVII, 253.

[67] RANKE, Eigenhündige Memoiren des Staats Kanzlers Fürsten von Hardenberg, II, 124-125.

[68] Mémoires du comte Miot de Mélito, II, 63.

[69] Archives impériales russes, etc., LXXVII, 205.

[70] Archives impériales russes, etc., LXXVII, 211 à 215.

[71] Archives royales prussiennes, etc., II, 188.

[72] Archives royales prussiennes, etc., I, 384.

[73] LA BRUYÈRE, Caractères ; du Souverain ou de la République.

[74] F. MASSON, Napoléon inconnu, I, 190.

[75] Archives impériales russes, etc., LXXVII, 61.

[76] Mémoires de Miot de Mélito, II, 56 ; THIBAUDEAU, III, 259.

[77] Archives impériales russes, etc., LXXVII, 48.

[78] Archives du ministère des Affaires Étrangères. (Hédouville à Talleyrand, 10 juillet 1803.)

[79] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, XI ; Angleterre, 83.

[80] Archives impériales russes, etc., LXXVII, 81.

[81] Archives royales prussiennes, etc., II, 138.

[82] Albert SOREL, l'Europe et la Résolution, III, 505.

[83] Albert SOREL, l'Europe et la Résolution, III, 367.

[84] Archives du prince Worontzoff, XIII, 308.

[85] MOLLIEN, Mémoires d'un ministre du Trésor public, I, 335.

[86] Albert SOREL, l'Europe et la Révolution, I, 339.

[87] Archives nationales, A. F., III, 230.

[88] Archives impériales russes, etc., LXXVII, 296.

[89] Correspondance de Napoléon Ier, VIII, 330.

[90] Archives de la Guerre. (Armée des côtes de l'Océan, 22 mai 1803.)

[91] Mémoires de Miot de Mélito, II, 64.

[92] Correspondance de Napoléon Ier, VIII, 243.

[93] Archives nationales, A. F., IV, 1690.

[94] Archives impériales russes, etc., LXXVII, 78.

[95] Capitaine Edouard DESBRIÈRE, Projets et tentatives de débarquement aux îles Britanniques, III, 43 et 58. — Publication faite sous la direction de la section historique de l'État-major de l'armée.

[96] Correspondance de Napoléon Ier, VIII, 245.

[97] Correspondance de Napoléon Ier, VIII, 245.

[98] BIGNON, III, 31.

[99] Archives royales prussiennes, etc., II, 132.

[100] Archives royales prussiennes, etc., II, 135.

[101] Archives royales prussiennes, etc., II, 146-147.

[102] Correspondance de Napoléon Ier, VIII, 246.

[103] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, 308.

[104] Archives royales prussiennes, etc., II, 160.

[105] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, X, 35.

[106] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, 311.

[107] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, 312.

[108] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, 311.

[109] Archives royales prussiennes, etc., II, 150.

[110] Archives impériales russes, etc., LXXVII, 331 et suivantes.

[111] Archives royales prussiennes, etc., II, 144-145.

[112] Archives royales prussiennes, etc., II, 144-145.

[113] Archives royales prussiennes, etc., II, 150.

[114] Archives royales prussiennes, etc., II, 161.

[115] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, 317.

[116] Archives impériales russes, etc., LXXVII, 245.

[117] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, 314.

[118] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, 309.

[119] Archives royales prussiennes, etc., II, 151.

[120] Archives impériales russes, etc., LXXVII, 227.

[121] Archives impériales russes, etc., LXXVII, 122-124.

[122] Mémoires de Miot  de Mélito, II, 73-74.

[123] Archives impériales russes, etc., LXXVII, 125-126.

[124] THIBAUDEAU, III, 257.

[125] L'île de Lampedouze était en 1803 la propriété, directe du prince Tommasi, et l'usufruit en retenait à un nommé Salvadore Gatt ou Gatti. (STRAFFORELIO, la Patria (Sicilia), p. 357 ; PICONE, Memorie storiche agrigentine, II, 58 ; AMICO, Dizionario topografico della Sicilia, I, 352).

[126] Mémoires d'un homme d'État, VIII, 291 ; A. LEFEBVRE, I, 377.

[127] Pour tout ce qui est relatif aux derniers incidents de la rupture, voir MIOT DE MÉLITO, BIGNON, THIBAUDEAU, F. DE MARTENS, les Archives impériales russes. Les Mémoires des contemporains français sont en parfaite concordance avec les documents étrangers qu'ils ignoraient.

[128] Correspondance de Napoléon Ier, VIII, 312.

[129] Journal de Paris du 17 mai 1803.

[130] Journal de Paris du 22 mai 1803.

[131] Correspondance de Napoléon Ier, VIII, 319.