NAPOLÉON INTIME

 

LIVRE VII. — LE CHEF.

 

 

I

 

REPRÉSENTER Napoléon comme un aventurier, parvenu à la plus haute des situations grâce à l'audace d'une ambition illimitée, c'est moins une définition qu'une affirmation à la fois vague et sans portée.

Se figurer qu'un officier obscur s'est, un jour, mis en tête le projet compliqué de devenir le maître de son pays et, dès lors, a su concentrer toutes ses pensées, tous ses calculs vers ce but chimérique, miroitant à perte de vue, c'est prêter à cet officier des idées qui touchent de plus près à l'aliénation mentale qu'à l'ambition.

La vérité est beaucoup plus simple : Napoléon a occupé la première place, parce que seul, en France, il était capable de l'occuper. N'en avait-il pas fourni la preuve en déployant, dans l'exercice du commandement de l'armée d'Italie, en 1796, toutes les qualités d'un chef de gouvernement ?

Cette preuve, personne autre que lui ne l'avait faite, depuis que la France, s'efforçait à sortir de l'anarchie issue de la Révolution.

Quel autre, aux jours des angoisses terribles de la banqueroute officielle, pouvait-on appeler à la direction des affaires, si ce n'est celui qui, trois ans auparavant, prenant une armée en haillons, avait montré qu'il possédait, en plus d'une haute science militaire, l'art de rendre la confiance aux désespérés, l'art de transformer le dénuement en prospérité, la débandade en cohésion, l'art d'arrêter les dilapidations, l'art de contraindre à l'honnêteté ; l'art, enfin, de faire de rien un instrument de gloire et de fortune pour son pays ?

Pour mettre en vue ses puissantes capacités, Napoléon, voué par sa naissance aux luttes de la vie, n'eut pas besoin du stimulant d'un fol orgueil, il lui suffit d'obéir à son tempérament d'homme laborieux, rebelle au découragement, esclave du devoir scrupuleusement rempli.

Général révoqué, quand tant d'autres se fussent abandonnés à la désespérance, Napoléon, fidèle à ses habitudes de travail, trace des plans de campagnes propres à assurer le succès aux généraux en activité.

La face glabre, sillonnée de rides prématurées, l'habit râpé, flottant autour d'un corps amaigri par les privations, il allait, dans les bureaux de la guerre, offrir gratuitement ses conceptions géniales, sans réclamer pour lui-même le bénéfice de leur exécution. Ses rapports avec Pontécoulant, le sous-lieutenant ministre, sont la preuve indéniable de ce fait.

le Quels mobiles, autres que l'amour du métier et le patriotisme, apercevoir dans ces études stratégiques, dont le résultat logique ne pouvait être que de couvrir de gloire le général en chef Schérer ? Impossible de trouver ici l'indice d'une ambition exagérée : se distinguer par des travaux techniques, c'est plus que le droit d'un officier, c'est son devoir strict.

Donc, c'est bien par son application consciencieuse et persistante au travail que Napoléon se mit en évidence ; c'est bien par son zèle et sa persévérance qu'il força les portes des bureaux de la guerre, où il se fit remarquer suffisamment pour qu'on vînt le chercher au 13 vendémiaire.

Alors, sorti de l'obscurité, il fut, bientôt après, chargé de réaliser les plans mémorables dont il était l'auteur et que Schérer avait rejetés à titre d'élucubrations insensées, sorties du cerveau d'un malade.

 

II

 

Le jour où, pour la première fois, le commandement d'une armée est confié à Napoléon, les malheurs de la France tiennent une autre place dans son esprit que le souci de sa gloire personnelle. Habitué à mesurer les situations difficiles, Napoléon a compris que cette pauvre patrie, près de succomber d'épuisement, ne pouvait continuer à entretenir, même avec la victoire, des armées où le déficit dans tous les genres était tellement excessif que les généraux ne cessaient de se plaindre et de demander de nouveaux approvisionnements. C'était l'époque où Hoche écrivait : Sans pain, sans souliers, sans vêtements, sans argent, entourés d'ennemis, voilà notre position déplorable... Si messieurs les députés ont tant d'esprit, qu'ils nourrissent les soldats, qu'ils payent et habillent les officiers...

Napoléon a compris qu'il fallait à cette mère patrie des enfants assez forts pour se suffire à eux-mêmes d'abord, pour lui envoyer à elle, ensuite, des moyens de subsistance et, par surcroît, lui procurer la gloire.

Pour l'ancien lieutenant d'artillerie de Valence et d'Auxonne, le problème n'est pas nouveau : il va se conduire envers la patrie comme il s'est conduit jadis envers sa famille, réduite à la misère en Corse ; il va exiger des autres ce qu'il a fait lui-même. Il part avec la conviction que tout homme, où qu'il soit, couvre avec la semelle de ses bottes un espace de terre qui doit le nourrir, et il emporte la résolution sacrée non seulement de ne jamais rien demander à la patrie malheureuse, mais encore de la secourir.

A l'heure exacte où il prend le commandement de l'armée d'Italie, sa pensée intime, sur l'étendue de la tâche qui lui incombe, est précisée dans une lettre à Chauvet, l'un de ses anciens amis de Toulon, modeste commissaire des guerres : Le gouvernement, écrit Napoléon, attend de l'armée de grandes choses ; il faut les réaliser et tirer la patrie de la crise où elle se trouve.

Ce que Napoléon appelait une armée n'était, en réalité, qu'une agglomération de gens déguenillés, affamés, indisciplinés. L'armée française, dit Stendhal alors témoin oculaire, était depuis longtemps exposée à des privations horribles ; souvent les vivres manquaient, et ces soldats placés sur les sommets des Alpes et qui se trouvaient huit mois de l'année au milieu des neiges, manquaient de chaussures et de vêtements... Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'on aurait peine aujourd'hui à se faire une idée du dénuement et de la misère de cette ancienne armée d'Italie... Une réflexion peut suffire : les riches de cette année avaient des assignats, et les assignats n'avaient aucune valeur en Italie. Huit jours avant l'arrivée de Bonaparte, l'un des généraux de l'armée d'Italie, Joubert, écrivait à son père : Le gouvernement, tout occupé du Rhin, nous laisse sans argent, à la merci des fripons qui nous administrent... La France frémirait si on comptait tous ceux qui sont morts d'inanition, de maladies.

Devant cette situation lamentable, Napoléon va-t-il récriminer, répudier les responsabilités et les rejeter sur d'autres ? Nullement. Voici ce qu'il écrit au Directoire, au sujet de son prédécesseur : J'ai particulièrement été satisfait de la franchise et de l'honnêteté du général Schérer. Il a acquis, par sa conduite loyale et par son empressement à me donner tous les renseignements qui peuvent m'être utiles, des droits à ma reconnaissance.

Outre la pénurie existante, il fallut bientôt constater que les subsides mis à la disposition du général en chef, pour l'entrée en campagne, étaient illusoires, que les traites envoyées par la trésorerie étaient protestées, qu'une somme de six cent mille livres, annoncée, n'était pas arrivée. Il y avait, certes, dans ce désarroi, de quoi décourager la bonne volonté la mieux trempée ; mais Napoléon, en rude ouvrier qui n'a pas peur de la rude besogne, termine son rapport au Directoire en s'écriant : Malgré tout cela, nous irons.

Mots héroïques dans leur simplicité et leur sincérité, où l'on ne saurait reconnaître, sans extrême légèreté, le langage ou la nature d'un aventurier, — rien dans le caractère de Napoléon n'autorisant une semblable confusion. Alors que le propre de l'aventurier est d'ordinaire de se jeter tête baissée dans l'inconnu, de tout attendre de l'intervention du destin, Napoléon s'évertue, au contraire, à disputer mathématiquement au hasard l'éventualité même du moindre accident ; et c'est bien lui qui écrivait au Directoire : Ce que vous désireriez que je fisse sont des miracles, et je n'en sais pas faire... Ce n'est qu'avec de la prudence, de la sagesse, beaucoup de dextérité que l'on parvient à de grands buts et que l'on surmonte tous les obstacles : autrement, on ne réussira en rien. Du triomphe à la chute il n'est qu'un pas. J'ai vu, dans les plus grandes circonstances, qu'un rien a toujours décidé les plus grands événements.

Aussi, multiplier ses efforts, ne trouver aucune besogne indigne de son rang ni de ses mains, exiger l'ordre dans tout et partout, courir sus au gaspillage sans relâche, veiller jour et nuit, — c'est à ce prix, à ce prix seulement qu'il achète le repos de sa conscience, toujours sagace et scrupuleuse.

 

III

 

Napoléon avouait combien son rôle était complexe, écrasant, quand il écrivait au Directoire : Vous ne vous faites pas une idée de la situation administrative et militaire de l'armée. Quand j'y suis arrivé, elle était travaillée par les esprits des malveillants, sans pain, sans discipline, sans subordination... des administrateurs avides nous mettent dans un dénuement absolu de tout. Ma vie est ici inconcevable : j'arrive fatigué, il faut veiller toute la nuit pour administrer, et me porter partout pour rétablir l'ordre.

Et ce n'était pas encore tout ; ce que Napoléon ne disait pas, ayant intérêt à le cacher, c'est que, loin de posséder la confiance indispensable au commandant en chef, il n'avait qu'une autorité des plus contestées. Si le nom de Napoléon symbolise en quelque sorte, aujourd'hui, l'idée d'un immense prestige joint à une force d'entrainement irrésistible, il n'en allait pas de même à l'armée d'Italie, en 1796 : ... Non seulement, dit Marmont, la confiance, cette foi inébranlable en son chef qui décuple les moyens, n'accompagnait pas les ordres de Bonaparte, mais les rivalités et les prétentions des généraux, beaucoup plus âgés et ayant depuis longtemps commandé, devaient ébranler les dispositions à l'obéissance. — En Italie, dit le général Lasalle, il avait une petite mine, une réputation de mathématicien et de rêveur ; point encore d'action pour lui, pas un ami ; regardé comme un ours, parce qu'il était toujours seul à penser...

Au total : aucunes ressources pécuniaires, nulle autorité morale, point d'armée, si ce n'est un assemblage incohérent d'hommes dénudés, indisciplinés ; c'était avec ces éléments négatifs, pour ainsi dire, qu'il s'agissait de vaincre l'étranger et de secourir le pays !

Une pareille entreprise semble défier les forces humaines. En se portant fort de la mener à bien, Napoléon n'aurait fait preuve que de témérité s'il n'avait calculé, avant de se prononcer, le parti qu'il pouvait tirer du monceau de débris qu'il allait patiemment ressouder les uns aux autres, pour en faire un outil solide.

Point d'impatience, point de coups d'audace prématurés que sa jeunesse suffirait pourtant à excuser ; mais les travaux lents et obscurs de la réorganisation, c'est à cela que ce général de vingt-sept ans consacre son intelligence et ses veilles.

Voici sa première proclamation aux troupes, en arrivant au quartier général de Nice, le 27 mars : Soldats, vous êtes nus, mal nourris ; le gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner. Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces rochers sont admirables ; mais ils ne vous procurent aucune gloire, aucun éclat ne rejaillit sur vous. Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir ; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats d'Italie, manqueriez-vous de courage et de constance ?

On a beaucoup disserté sur cette proclamation, dont les vieux soldats disaient : Il nous la f... belle, avec ses plaines fertiles. Qu'il commence donc par nous donner des souliers pour y descendre.

On a voulu y voir le début d'un système de commandement qui cherchait à se rendre populaire par des séductions malsaines, par l'excitation de grossiers appétits. En y réfléchissant, on reconnaîtra que, sauf les effets oratoires inséparables du genre, il était difficile au chef de l'armée de parler différemment : pour se faire suivre par des affamés, y avait-il un autre moyen que de leur promettre du pain ? Les mêmes paroles n'ont-elles pas été prononcées, à quatre mille ans de distance, par un autre grand conducteur d'hommes qui n'a pas laissé une réputation d'aventurier ? N'est-ce pas Moïse qui, pour se faire suivre par les six cent mille individus dont il était le chef, leur a promis une contrée fertile et spacieuse, une terre ruisselante de lait et de miel ?

Du reste, si l'armée française a pu avoir une illusion, en se figurant être commandée par un chef de bande disposé à tolérer le désordre, elle a été vite détrompée. Dès le surlendemain, pas plus tard, elle était à même de voir qu'elle avait affaire à un général qui exigeait une obéissance absolument passive et qui ne reculait devant aucune mesure pour arriver à ses fins. Officiers et soldats furent convaincus qu'ils seraient soumis à une discipline impitoyable, après la lecture aux troupes d'un ordre du jour ainsi conçu :

Le 3e bataillon de la 209e demi-brigade s'est rendu coupable de désobéissance ; il s'est déshonoré par son esprit de mutinerie et en refusant de marcher aux divisions actives. Les officiers se sont mal conduits ; le commandant, le capitaine Duvernay, a montré de mauvaises intentions. Vous voudrez bien faire arrêter le citoyen Duvernay et le faire traduire devant un conseil militaire à Toulon... Vous ferez traduire devant un conseil militaire, à Nice, les grenadiers accusés d'être les auteurs de la mutinerie... Les officiers et sous-officiers, n'ayant point donné l'exemple de partir et étant restés dans les rangs sans parler, sont tous coupables ; ils seront sur-le-champ licenciés et renvoyés chez eux... La présente lettre sera mise à l'ordre de l'armée.

Et trois semaines après, un nouvel ordre du jour encore plus catégorique :

... Le général en chef voit avec horreur le pillage affreux auquel se livrent des hommes pervers, qui n'arrivent à leurs corps qu'après la bataille, pour se livrer aux excès les plus déshonorants pour l'armée et le nom français. ... Le général en chef se réserve de statuer sur les officiers supérieurs ou commissaires des guerres sur qui il serait porté des plaintes.

... Les généraux de division sont autorisés à destituer sur-le-champ et même à envoyer au château du fort Carré, à Antibes, en arrestation, les officiers qui auraient, par leur exemple, autorisé l'horrible pillage qui a lieu depuis plusieurs jours.

Les généraux de division sont autorisés, par la nature des circonstances, à faire fusiller sur-le-champ les officiers ou soldats qui, par leur exemple, exciteraient les autres au pillage et détruiraient, par là, la discipline, mettraient le désordre dans l'armée et compromettraient son salut et sa gloire.

Tout officier ou sous-officier qui n'aura pas suivi son drapeau et qui, sans raison légitime, se trouvera absent au moment d'un combat, sera destitué, et son nom sera envoyé à son département, afin qu'il soit flétri dans l'opinion de ses concitoyens comme un lâche.

... Un soldat qui sera convaincu d'avoir manqué deux fois à un combat sera dégradé à la tête du bataillon ; on lui arrachera l'uniforme, et il sera envoyé au delà du Var, pour arranger les chemins, tant que durera la campagne.

On voit que c'est à des devoirs de plus d'une sorte qu'il fallait rappeler ces soldats viciés par l'impéritie des commandements antérieurs.

Quel est le général qui a parlé à ses troupes avec plus de vigueur, a montré moins de souci d'une affection achetée au prix de sa propre faiblesse ? Qui a jamais, en temps de guerre, réprimé les mauvaises passions avec autant d'acharnement et de sévérité ?

Cette rigueur affirmée résolument, dès les premiers instants, exclut toute recherche d'une popularité de mauvais aloi que l'on obtient plus facilement par une lâche complaisance envers les masses que par une sévérité implacable.

La dépense énorme de travail que fit, en ces jours, Napoléon serait incroyable, si l'on n'avait sous les yeux les documents officiels ; dans la seule journée du 29 mars, c'est-à-dire trois jours après son arrivée, on trouve :

La répression des mutineries de la 209e demi-brigade.

La formation d'un atelier de cent dix ouvriers à envoyer à Finale.

La répartition détaillée de deux divisions de cavalerie.

L'ordre au général Saint-Hilaire de s'assurer s'il y a assez d'écuries pour loger les chevaux. Le même ordre au général Sérurier pour la seconde division.

L'affectation des généraux Mouret et Barbentane à des commandements.

L'ordre au général Despinoy, à Toulon, de rejoindre l'armée à Nice, avec cette recommandation spéciale : Vous vous assurerez, avant de partir, que tous les attelages dont j'ai ordonné le départ sont partis.

L'ordre au général Para de requérir la mise en activité de la garde nationale d'Antibes.

L'ordre au général Berthier de rechercher, parmi les officiers de la 209e demi-brigade, ceux qui se sont bien conduits et de les lui signaler.

La revue des troupes après laquelle il adresse un ordre du jour.

Une promotion dans le personnel de l'état-major.

L'ordre aux généraux qui n'ont pas le nombre d'aides de camp désigné par la loi, de s'en choisir le nombre qu'elle prescrit. Cet ordre finit ainsi : Les généraux doivent sentir qu'aucune considération particulière ne peut influer sur leur choix ; les talents, la moralité, un patriotisme pur et éclairé doivent seuls le déterminer... Les généraux sont prévenus que le chef d'état-major a des ordres très précis pour faire subir un examen aux aides de camp, et de faire remplacer ceux qui ne seraient pas propres à seconder le travail des généraux.

Si l'on ajoute à cette liste déjà longue et variée les nombreux ordres verbaux qui n'ont pu être conservés, on se fera une idée du labeur extraordinaire que s'imposait Napoléon. Et chaque jour ainsi, à côté des préoccupations militaires proprement dites, il y a encore place pour les détails les plus minimes, tels que :

L'ordre de distribuer de la viande fraiche tous les deux jours, stipulant que les bataillons qui ont pris de la viande salée auront demain de la viande fraîche, et ceux qui ont eu de la viande fraîche auront de la salée. Les administrations de l'armée et les ateliers d'ouvriers prendront la viande tous ensemble.

L'ordre de faire rentrer dans les caisses de l'armée des sommes détenues indûment par des commissaires des guerres, afin qu'il en soit disposé pour le bien du service et pour procurer au soldat ce qui lui est dû.

Les prescriptions suivantes à un commissaire des guerres : Transportez-vous à Varaggio et prenez des engagements pour 30.000 francs, à condition que les fourrages seront rendus à Loano, Finale, Orseille, avant le 25 du mois ; je ferai honneur à vos engagements à Albenga... je ferai partir demain cinq mille paires de souliers d'ici ; douze mille paires partiront de Marseille. Vous remettrez la lettre ci-jointe par laquelle Collot ordonne à sa maison de faire partir dix mille paires de souliers et huit cents quintaux de foin. Pressez le départ des souliers que vous avez achetés.

La recommandation aux généraux d'accélérer, autant qu'il leur sera possible, le travail relatif à la nouvelle réorganisation... Les généraux et adjudants généraux ne doivent pas perdre un seul instant pour faire pourvoir les troupes des objets qui peuvent leur être nécessaires. Le général en chef est instruit que les employés des fourrages se permettent de changer arbitrairement la ration, sous prétexte de la pénurie des magasins. Il leur est expressément défendu de faire délivrer des rations au-dessous de la proportion déterminée, sans un ordre par écrit des commissaires des guerres.

La lettre au citoyen Lambert, commissaire ordonnateur en chef : Je vous fais passer, citoyen commissaire, écrit Napoléon, une plainte portée sur le poids des rations et sur la petite romaine dont on se sert au magasin des fourrages. Il est prouvé que l'on vole les parties prenantes... Le général en chef vous ordonne de faire dresser un procès-verbal du poids des bottes de foin qui restent et qui ont été consignées à la sentinelle. Vous ferez arrêter le citoyen Michel jusqu'à ce que vous puissiez indiquer celui qui a bottelé le foin, et le garde-magasin qui s'est servi de la petite romaine. Vous voudrez bien m'informer, dans la matinée, de l'exécution de cet ordre.

L'ordre aux commissaires des guerres de faire passer sans délai à Carcare tout le pain qui est fait et d'activer tout ce qui en reste à faire. La même note porte : Rien ne peut excuser le moindre retard. Le général en chef me charge de vous répéter que le succès de nos armées tient à la subsistance, et qu'il met sous votre responsabilité le manque de pain et d'eau-de-vie. C'est au nom de la patrie que je vous demande la plus grande activité dans la confection et dans le transport.

Napoléon suppléait à tout, payait de sa personne partout, ainsi que le prouve cette lettre à Carnot : Je n'ai pas un officier du génie capable de reconnaître Ceva, et il faut que je m'y porte moi-même, et ma présence, cependant, est bien plus intéressante à ma droite où, peut-être dans une heure, je serai aux mains avec Beaulieu... Pourriez-vous croire que je n'ai pas, ici, un officier du génie sortant de Mézières, pas un qui ait tait un siège ou qui ait été employé dans une place fortifiée ? Les corps du génie et de l'artillerie sont livrés au commérage le plus ridicule ; on ne consulte jamais le bien du service, mais toujours les convenances des individus. Les adjoints du ministre répandent de l'eau bénite, et la patrie en souffre... Le même jour, dans une autre lettre, insinuant que sans ces lacunes, sa victoire de Montenotte aurait été plus complète, il revient sur le même sujet en disant : ... Vous ne pouvez pas concevoir mon désespoir, je dirai presque ma rage, de n'avoir pas eu un bon officier du génie sur le coup d'œil duquel je puisse compter, et de me trouver sans artillerie légère au moment où je suis en plaine.

Il convient de remarquer que tous les ordres précédents ont été pris dans un ensemble de cent vingt-trois pièces diverses, écrites par Napoléon durant les vingt-quatre premiers jours de son commandement.

Dans ce court espace de temps, après une immobilité de huit jours à Nice, le siège du quartier général avait changé douze fois de résidence, six combats heureux avaient et livrés, trois batailles rangées avaient été gagnées !

Rien, mieux que les citations que nous avons reproduites, ne pouvait faire comprendre les difficultés immenses que Napoléon eut à surmonter ; rien ne pouvait mieux l'affranchir de la réputation d'aventurier que ses contempteurs lui ont faite.

 

IV

 

Un présomptueux, impatient de gloire militaire, n'eût pas suffi, sans contredit, pour accomplir de tels prodiges. Ce qu'il fallait, c'était un chef rigide, incapable de regarder son avènement hiérarchique comme un pas fait vers le repos et l'indolence, et de considérer l'élévation de son grade comme une sorte de piédestal duquel il ne pouvait descendre, sans déchoir, pour s'occuper des objets de détails. Il fallait donc un homme positif, réfléchi, de bon sens, sachant que du choc des idées, on doit toujours, sur cette terre, passer au choc des choses, sachant qu'un trait de génie peut inspirer à un général la marche offensive qui rend inévitable la défaite de l'ennemi, mais sachant mieux encore que, si les soldats manquent, non pas d'armes ni de cartouches, mais seulement de cordons de souliers, ils perdront leurs chaussures, n'avanceront plus, et que, dès lors, la plus savante des combinaisons stratégiques sera réduite à néant.

Cette conviction de l'influence décisive des détails en apparence négligeables, toutefois si importants, dans les plus grandes occasions, a été l'aiguillon permanent et impérieux de l'activité de Napoléon, et a fait de lui, après six semaines, le chef désormais respecté de tous, qui avait tiré l'armée de sa détresse, marchait de succès en succès et, de plus, était en mesure d'apporter une aide considérable au trésor vide de la France.

Un mois s'était à peine écoulé depuis sa prise de possession du commandement, que, le 26 avril, il écrivait au Directoire : Ce beau pays nous offrira des ressources considérables ; la seule province de Mondovi nous donnera un million de contributions. Et le 9 mai, au ministre de la guerre : ... Plus vous m'enverrez d'hommes, et plus je les nourrirai facilement.

Huit jours après, le 18 mai, il met à la disposition du Directoire deux millions de bijoux et d'argent en lingots, plus vingt-quatre tableaux, chefs-d'œuvre des maîtres italiens.

Le 1er juin, il expédie à Paris deux millions en or et autorise à faire des lettres de change sur lui, jusqu'à concurrence de quatre ou cinq millions. Et le 8 du même mois, il fait passer un million à ses frères d'armes de l'armée du Rhin. Il en avise le ministre des finances et ajoute : Vous avez dans ce moment une dizaine de millions sur lesquels vous pouvez compter, dans peu vous en aurez autant.

Enfin, d'après l'estimation de Manet du Pan, — celui-là même qui, au début de la campagne, surnommait Napoléon ce bamboche à cheveux éparpillés, ce petit saltimbanque de cinq pieds trois pouces..., — ce n'est pas à moins de quatre cents millions qu'il faut évaluer les richesses enlevées à l'Italie, dans la seule année de 1796. Et c'est avec un autre ennemi, Walter Scott, qu'il faut constater ici que Napoléon ne réserva pour lui aucune portion considérable du butin, quoiqu'il en eût souvent l'occasion.

D'autres généraux, avant Napoléon, avaient remporté plus ou moins de victoires ; les Pichegru, les Jourdan, les Moreau, les Souham, les Brune, les Kellermann, les Championnet, les Masséna s'étaient illustrés sur maints champs de bataille ; mais aucun n'avait révélé cette puissance d'organisation dont la France de 1799 avait autant besoin que l'armée d'Italie de 1796. Pour l'une comme pour l'autre, il s'agissait de vivre, avant de songer à vaincre.

On peut s'en assurer en se reportant à la description de la France, dressée par un contemporain : Le mérite partout persécuté, les hommes honnêtes partout chassés des fonctions publiques, les brigands réunis de toutes parts dans leurs infernales cavernes, des scélérats en puissance, les apologistes de la Terreur à la tribune nationale ; la spoliation rétablie sous le titre d'emprunt forcé ; l'assassinat préparé, et des milliers de victimes désignées sous le titre d'otages ; le signal du pillage, du meurtre, de l'incendie toujours au moment de se faire entendre dans une proclamation de la patrie en danger, mêmes cris, mêmes hurlements dans les clubs, au Corps législatif qu'en 1793 ; mêmes bourreaux, mêmes victimes, plus de liberté, plus de propriété, plus de sûreté pour les citoyens, plus de finances, plus de crédit pour l'Etat ; l'Europe presque entière déchaînée contre nous ; des armées en déroute, l'Italie perdue, le territoire français presque envahi.

Mallet du Pan, agent de Louis XVIII, achève de décrire ainsi la situation de la France : Depuis la banqueroute de la dette publique remboursée pour les trois quarts en bons qui perdent quatre-vingt-dix-sept pour cent sur la place, la circulation est arrêtée, les effets publics n'ont plus cours, l'industrie est morte, les capitaux ont disparu, les changes se dégradent de jour en jour, l'agriculture, écrasée à son tour, commence à gémir comme le commerce... Le gouvernement a consommé, dans l'année qui expire, douze cents millions en numéraire, a suspendu la moitié des payements publics soit aux rentiers, soit aux pensionnaires, soit aux fonctionnaires publics ; après avoir spolié les hôpitaux, il les laisse dans la plus horrible misère, ne pourvoit même pas aux besoins des prisonniers.

A la vue de ce tableau, on comprendra la force et la somme d'espoir que représentait l'homme qui, trois ans auparavant, avait pris corps à corps une situation analogue, avait su, en peu de temps, remettre chaque chose en sa place et rétablir l'ordre régulier sans lequel il n'est de bonheur ni pour les armées ni pour les peuples.

On comprendra également pourquoi l'on s'est souvenu de celui qui avait accompli le miracle de la résurrection de l'armée d'Italie, le jour où il s'est agi d'arracher la France à la ruine, et pourquoi des millions de poitrines lancèrent vers Napoléon un cri d'appel désespéré, alors qu'il se trouvait en Egypte, bien loin pourtant des compétitions et des intrigues politiques.

Pourquoi était-il allé en Egypte ? On n'a pas manqué de faire, à ce sujet, les conjectures les plus défavorables.

Plusieurs ont dit que, rentré à Paris et aspirant déjà aux honneurs suprêmes, Napoléon s'aperçut qu'il n'avait pas encore assez de popularité et forma le projet de partir pour l'Egypte.

C'est inexact. Pendant ses plus glorieux succès en Italie, succès dont il ne pouvait mesurer les conséquences par rapport à lui, en 1797, à Passeriano, il s'occupait avec Monge des moyens de s'emparer de l'Egypte, d'après des plans déjà discutés sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI. A cette même époque, rapporte Lavalette, il appelait près de lui Poussielgue et faisait élaborer par ce dernier les combinaisons qui nous valurent la prise de Malte par un coup de main.

Quant à l'idée d'exercer une dictature en France, en admettant qu'il l'ait jamais eue jusque-là, il faudra bien avouer qu'en partant pour l'Orient, Napoléon y renonçait totalement ; car ce serait un bien naïf ambitieux, celui qui, acclamé par la foule, recevant de tous les corps de l'Etat les hommages les plus flatteurs, sinon les plus serviles, abandonnerait volontiers ce foyer de brigues journalières pour aller, au delà des mers, chercher les moyens d'acquérir une suprématie qui, saisissable sans sortir de Paris, n'était là-bas que chimérique.

Ce serait vraiment un singulier moyen de perpétrer un crime que de mettre entre soi et le théâtre de ce crime des centaines de lieues, ainsi qu'une barrière presque infranchissable, qui était la flotte anglaise.

Ne prévoyait-il donc pas, Bonaparte, qu'en son absence toutes les conspirations pourraient se donner carrière, et qu'il risquait fort, à son retour, de trouver établi tel gouvernement, voire la royauté, qui ne laisserait plus de place à aucune compétition ni civile ni militaire ?

Fallait-il grande intelligence pour se dire que les absents ont toujours tort, et que les occasions, favorables et fréquentes en temps de Révolution, sont moins faciles à saisir du fond de l'Egypte que de la rue Chantereine, devenue rue de la Victoire, en l'honneur de Napoléon ?

On sera plus près de la vérité, pensons-nous, en disant que Bonaparte, revenu d'Italie, décoré du double prestige de la gloire et de la paix, bien supérieur en tous points à ceux qui gouvernaient, éloigné par l'âge des fonctions de directeur — il fallait avoir quarante ans —, se vit dans la nécessité d'être le garde du corps des puissants du jour, dignes successeurs d'Aubry et de Letourneur, tout aussi incapables que ceux-ci et plus corrompus.

Alors, soldat épris de renommée, avide d'exploits militaires, comme l'eût été, à sa place, tout jeune général, il n'aspire qu'à obtenir un nouveau commandement qui, conforme à ses goûts, l'éloignera des intrigues politiciennes de Paris.

Aussi, quand, cédant aux supplications qu'on lui adressait de Paris, il se décida à revenir d'Egypte, et qu'il eut repassé la mer, à travers les croisières ennemies, ce ne fut pas en aventurier équivoque et dangereux qu'on l'accueillit en France, mais en véritable sauveur.

Tous les contemporains attestent l'allégresse populaire avec laquelle ce retour fut salué : Il serait tombé du ciel, dit le duc de Rovigo, que son apparition n'aurait pas produit plus d'étonnement et d'enthousiasme. — Sur la route, dit M. de Barante, je rencontrai, au delà de Briare, la voiture du général Bonaparte qui revenait d'Egypte. Il est difficile de se faire une idée de l'enthousiasme universel que produisait son retour. Il a dit que les acclamations qui l'avaient accueilli sur son passage lui avaient donné la mission de sauver la France. C'était la vérité. Sans savoir ce qu'il voudrait faire, sans prévoir ce qu'il allait advenir, chacun, dans toutes les classes, eut la conscience qu'il ne tarderait pas à mettre fin à l'agonie où périssait la France. On s'embrassait dans les rues, on se précipitait sur son passage, on tâchait de l'apercevoir.

Même élan rapporté par M. de Ségur : A la grande nouvelle de son retour, répandue par les télégraphes, toutes les cloches avaient été mises en branle et des feux de joie allumés ; annoncée sur les théâtres, les représentations avaient été suspendues par des cris, des transports extraordinaires et des chants patriotiques ; dans d'autres lieux on avait vu la foule s'amasser, les citoyens se serrer les mains et se jeter dans les bras l'un de l'autre en pleurant de joie et d'enthousiasme. Dans le conseil même des Cinq-Cents, son frère Lucien avait été porté par acclamation à la présidence. Enfin, une grande nation entière était passée, subitement, d'un morne désespoir, à une ivresse orgueilleuse et triomphante !

Que Napoléon, en quittant l'Egypte, se soit dit qu'il avait un rôle important à jouer dans les affaires de son pays, ce n'est pas douteux. Après les services éclatants qu'il avait rendus, ses droits n'étaient-ils pas équivalents à ceux de l'avocat Gohier ou du général Moulin ? Mais qu'il ait ourdi de longue main la trame d'une machination quelconque, c'est ce qui est inexact et se trouve démenti par l'homme le mieux placé pour les avoir, son ami et secrétaire intime : On se tromperait fort, dit Bourrienne, si l'on croyait qu'à son retour Bonaparte eût un plan formé, un dessein arrêté... On peut dire que ce fut tout le monde, en France, qui abrégea pour Bonaparte le chemin qui le conduisit au pouvoir. — A peine eut-il touché le sol de la France, dit le général Mathieu Dumas, qu'il en fut considéré comme le libérateur ; sa seule présence refoula la terreur dans le cœur des terroristes. Il trouva tous les partis disposés à lui décerner le pouvoir dictatorial.

En effet, c'était bien de tout le monde et de tous les partis qu'il s'agissait, car l'opinion de l'armée ne différait pas du sentiment populaire, à en juger par le nombre des généraux qui faisaient escorte à Napoléon et le secondaient au 18 brumaire ; ils n'étaient pas moins de soixante-huit généraux et adjudants généraux, parmi lesquels on remarque : Moreau, Macdonald, Lefebvre, Berthier, Lannes, Marmont, Murat, Sérurier, Moncey, Beurnonville ; les amiraux Bruix et Ganteaume, et d'autres. Un concours manqua ouvertement, il faut le dire, ce fut celui de Bernadotte, le même à qui l'Empereur ne crut jamais avoir accordé assez de faveurs, le même qui, en portant les armes contre la France, en 1814, a prouvé que l'amour de la patrie ne tenait pas la première place dans son âme.

Dans l'ordre civil, les noms de ceux qui incitaient Napoléon à une action décisive ne sont pas moins importants ; ce sont : Talleyrand, Fouché, Boulay de la Meurthe, Chénier, Sieyès, Rœderer, Daunou, Monge, Cambacérès, etc.

Fallait-il résister aux vœux unanimes de la nation, tromper ses espérances, repousser les adjurations des personnages les plus marquants dans l'ordre civil et militaire ? Fallait-il craindre de troubler la douce quiétude du Directoire, qui ne dirigeait rien, si ce n'est la banqueroute de la France, symptôme trop certain de l'anéantissement prochain du pays ?

Et d'abord, y avait-il un gouvernement ?

Un gouvernement n'existe qu'autant qu'il garantit la sécurité et la propriété des citoyens, qu'il subvient aux besoins des services de l'Etat.

On a vu ce qu'il en était des biens et des personnes. Quant au Trésor publié, plus que vide, loin de pouvoir distribuer quoi que ce soit, il attendait, au contraire, que les généraux procurassent par leurs conquêtes les ressources indispensables à la vie publique. Depuis longtemps les rôles étaient renversés ; non seulement l'armée ne recevait plus rien, mais elle subventionnait l'Etat, qui se trouvait ainsi en tutelle, au lieu d'être le répartiteur ou le caissier de la nation. Or, c'est une vérité nécessaire que, partout où il y a un groupement d'individus, le pouvoir effectif, malgré qu'on ait, appartient de fait à celui qui pourvoit aux besoins matériels de la masse.

Donc rien, dans les fonctions des cinq bavards directoriaux assis autour d'un tapis vert, qui ressemblât, de loin ou de près, à un gouvernement. Ils le savaient si bien, ces étonnants chefs du pouvoir, que trois d'entre eux, c'est-à-dire la majorité, avaient abandonné la partie avant le i8 brumaire : deux, Sieyès et Roger-Ducos, s'étaient ralliés franchement à Bonaparte ; le troisième, Barras, se tenait à l'écart, marchandant le prix de sa conscience.

De sorte que le Directoire lui-même fut dans l'incapacité de prendre aucune mesure préventive contre le coup d'Etat qui se préparait, au su de tout le monde. Cette situation, suffisamment burlesque, a été racontée ainsi, dans ses mémoires, par Gohier le président de ce fameux gouvernement : Aucune délibération ne pouvait être prise par le Directoire exécutif s'il n'y avait trois membres présents, au moins. L'abandon de nos deux transfuges et l'absence de Barras paralysèrent la puissance directoriale dans nos mains, et ce fut la constitution elle-même qui nous mit dans l'impuissance de la défendre.

Ne pas respecter les lois fondamentales d'un pays, c'est un crime sans doute ; mais cependant, si la Constitution de la France n'était, en réalité, qu'un engin de destruction pour la France elle-même, n'y avait-il pas nécessité de l'abolir en évinçant à tout prix ses défenseurs ?

Des décisions urgentes, c'est indéniable, s'imposaient en vue du salut de la patrie. Quelque considération que méritent les jugements des philosophes planant dans la sphère pure des théories et des principes absolus, il est facile de concevoir, dans l'ordre des choses pratiques, que, sous la pression impatiente des autorités politiques et militaires, Napoléon n'ait pas hésité à justifier les espérances que la très grande majorité de ses compatriotes avait mises en lui. Il n'attenta point à la liberté puisqu'elle n'existait plus, dit Mathieu Dumas peu favorable à Napoléon, il étouffa le monstre de l'anarchie ; il sauva la France, et ce fut le plus beau de ses triomphes. Trois mois à peine après l'institution du Consulat, l'ambassadeur de Prusse mandait à son roi : Ce dont on parle avec éloges dans les départements, c'est de l'énergie et de l'administration du Premier Consul. Il a su se faire aimer et respecter. On dit : que ne doit-on pas attendre du bien qu'il fera en temps de paix, puisqu'il trouve le moyen d'en faire en temps de guerre ? Toutes les divisions semblent être étouffées, et toutes les autorités semblent tendre à un seul et même but, celui de fortifier le gouvernement.

 

V

 

L'homme qui avait su inspirer cette foi aveugle, il faut le répéter pour l'honneur et la leçon de l'humanité, ne devait pas cette faveur insigne à la mise en œuvre de vices monstrueux ; il la devait, au contraire, à la simplicité, à la droiture de ses mœurs, qui contrastaient si nettement avec les roueries, les faussetés, les expédients, les cupidités de son époque. Il la devait, par-dessus tout, à l'esprit du devoir professionnel qui lui avait été inoculé, dès l'enfance, avec le besoin de parvenir. Cette qualité maîtresse, instinctive, pour ainsi dire, de son caractère, marque d'un trait uniforme et bien saillant tous ses actes, de Brienne à Sainte-Hélène.

Nature essentiellement inquiète, comme tous ceux qui ont connu la misère, Napoléon, malgré la grandeur des résultats acquis, croirait tout perdu s'il manquait une minute à la discipline d'un travail assidu, d'une vigilance incessante. Loin de s'être jamais cru la science infuse par prédestination, c'est avec un redoublement d'activité, d'études, d'efforts non dissimulés qu'il a cherché à se mettre à la hauteur des obligations que lui imposait chaque fonction nouvelle.

Général, commandant d'armée, chef d'Etat, il s'impose d'autant plus de labeur que sa position est plus haute. Savoir son métier, faire son métier sont, à ses yeux, les deux termes entre lesquels doivent se concentrer toutes ses forces morales et physiques.

Une application opiniâtre l'avait mis en possession de tous les secrets de l'art militaire ; s'il s'est illustré par des connaissances approfondies de la tactique et de la stratégie, il n'est pas moins remarquable par sa souplesse à passer des abstractions théoriques de la haute science aux soins matériels des menus détails sur lesquels repose, véritablement, la solidité des armées.

On peut affirmer que le meilleur chef d'armée des temps modernes n'a été, à proprement parler, que le meilleur soldat de son armée, c'est-à-dire celui qui connaissait le mieux son métier. C'est avec raison que l'Empereur disait : Il n'est rien à la guerre que je ne puisse faire par moi-même. S'il n'y a personne pour faire de la poudre à canon, je sais la fabriquer ; els affûts, je sais les construire ; s'il faut fondre des canons, je les ferai fondre ; les détails de la manœuvre, s'il faut les enseigner, je les enseignerai. — Il savait, dit Fleury de Chaboulon, combien de temps il fallait à un tailleur pour confectionner un habillement, à un charron pour construire un affût, à un armurier pour monter un fusil... — Napoléon, raconte le colonel sir Campbell dans son Journal, est parfaitement au courant de tous les détails de marine, tels que le coût et la dépense journalière d'un vaisseau de guerre, les tours de service à bord, la différence entre un vaisseau anglais et un vaisseau français, les câbles, les agrès, etc.

Et de fait, à chaque page de sa correspondance, on le voit discuter la valeur des fournitures militaires et la régularité des pièces administratives de l'armée : un jour, c'est le pain qui est mauvais, c'est la viande qu'on paye dix sous à un entrepreneur, quand le boucher ne la vend que huit sous ; une autre fois, c'est la ration des chevaux sur laquelle on vole. Ici, des souliers qui ne valent pas trente sous, ou des habits d'un drap mauvais qui sont trop étroits de la poitrine et trop longs, ou bien, au contraire, les capotes qui sont ridiculement petites ; il y en a qui ne vont pas jusqu'aux genoux. Là, ce sont des chevaux qui coûtent vingt francs de plus qu'ils ne devraient coûter, à moins que ce ne soient des selles de harnachement mal confectionnées, dont les panneaux sont trop courts n, ou e du chanvre qui est excellent quand il s'agit de payer, et qui ne vaut plus rien quand il s'agit de s'en servir. Enfin, il ne se lasse pas de signaler les erreurs qu'il relève sur les états de situation : quand on lui demande quinze cents paires de souliers pour un régiment, il répond : Cet état est ridicule, ce régiment n'a que douze cents hommes sous les armes. Sur une autre pièce, il dit : Je vois, à Paris, le 4e d'infanterie légère porté à seize cent huit hommes présents et deux cent cinquante-quatre aux hôpitaux ; le bataillon d'élite est porté comme déduit, ce qui ferait deux mille quatre cents hommes ; il y a erreur. A un autre ministre, il indique lui-même la méthode à suivre pour dresser un état régulier : Je vous ai déjà fait connaître que la manière dont vous faites vos états n'est pas commode pour moi... il vaudrait mieux que les bâtiments de toute sorte soient répétés autant de fois qu'il y a d'arrondissements. Par exemple, le premier arrondissement serait divisé en sept feuillets, dont l'un présenterait les bâtiments à la mer, le second les bâtiments en partance, etc., etc. ; le second arrondissement serait divisé de même, le troisième de même, et ainsi de suite.

La chronologie de ces citations (1796, 1804, 1805, 1807, 1811, 1813) démontre clairement une égale ingérence du général et de l'Empereur dans les plus petites questions administratives de l'armée.

Poussé par le besoin de connaître à fond les objets multiples que doit embrasser le chef du pouvoir exécutif, Napoléon s'évertuera à étudier aussi toutes les branches de l'administration civile. Contrairement à la plupart de ses contemporains, il est loin de s'imaginer que rien n'est plus facile que de gouverner un peuple, et ne croit pas non plus à l'efficacité des doctrines apprises dans les livres. Ce qu'il veut pénétrer, toucher du doigt, c'est le vrai mécanisme gouvernemental qui, du dernier village de France, fait refluer jusqu'à Paris, en passant par toutes les filières, les rapports politiques, les questions administratives, les impôts réguliers qui forment, ensemble, la base de la vie nationale.

La rigueur de sa nature développée par son éducation militaire est telle, qu'il se jugerait indigne de commander quoi que ce soit, s'il ne savait l'exécuter lui-même. Il veut, en un mot, et selon l'expression populaire, pouvoir, à tout événement, mettre la main à la pâte, ce qu'il n'hésite pas à faire, le cas échéant, ainsi que le prouve la lettre suivante adressée au ministre du Trésor public par l'Empereur, dans la neuvième année de son règne : A peine arrivé à Mayence, j'ai voulu me faire rendre compte par le comte Daru du service de la Trésorerie ; il y règne la plus complète anarchie. Je ne suis pas surpris qu'avec beaucoup d'argent le service éprouve des retards, puisqu'il n'y a aucune espèce d'organisation... Tout est dans le plus grand désordre. J'ai été obligé de perdre plusieurs heures à travailler avec les derniers commis. Avec ceux-ci, il ne se drapait pas dans la majesté impériale ; aux raisons insuffisantes qu'ils lui donnaient parfois, Napoléon répondait : Vous moquez-vous de moi ? pensez-vous donc qu'un homme qui n'est pas né sur le trône et qui a couru les rues à pied, puisse se payer d'aussi mauvaises raisons ?

Ce n'est pas en brouillon qu'il intervenait ; il savait tout, s'étant donné la peine de tout apprendre, point par point. Dès la première heure de son accession au pouvoir, le 19 brumaire, en rentrant à Paris, il dit : Il nous faut maintenant reconstruire, et reconstruire solidement. Alors, on le vit se mettre à l'ouvrage avec une fougue, une impétuosité que rien ne pouvait contenir, prenant tout en main, se faisant tout expliquer : Il examinait, dit Rœderer, chaque question en elle-même, après l'avoir divisée par la plus exacte analyse et la plus déliée, interrogeant ensuite les grandes autorités, les temps, l'expérience, se faisant rendre compte de la jurisprudence ancienne, des lois de Louis XIV, du grand Frédéric... Quand on présentait un projet de règlement ou de loi au Premier Consul, il était rare qu'il ne fit pas les questions suivantes : Voici un projet, est-il complet ? Tous les cas sont-ils prévus ? Pourquoi ne vous occupez vous pas de ceci ? Cela est-il nécessaire à dire ? Cela est-il juste ? Cela est-il utile ? Comment cela était-il autrefois ? à Rome, en France ? Comment cela est-il maintenant ? Comment cela est-il ailleurs ?... L'obscurité de toutes les comptabilités a été percée par le Premier Consul ; toutes ont été examinées, comparées, redressées... Napoléon ne manquait jamais de se représenter en somme la plus petite dépense qu'on lui proposait, tout était évalué jusqu'au dixième de centime. — Je ne crains pas, disait le Premier Consul, dans sa première entrevue avec Mollien, de chercher des exemples et des règles dans les temps passés ; en conservant tout ce que la Révolution a pu produire de nouveautés utiles, je ne renonce pas aux bonnes institutions qu'elle a eu le tort de détruire. — Je fus, dit le général Mathieu Dumas, fréquemment appelé près du Premier Consul, qui ne manquait jamais de discuter personnellement avec les conseillers d'Etat auxquels il avait confié l'examen d'une question d'administration, et descendait jusqu'aux moindres détails avec une admirable précision, sans jamais perdre de vue le but principal, l'ensemble et les moyens d'exécution. Fiévreusement, il soulève toutes les questions ; celles qu'il pose dans une seule de ses lettres au ministre de la guerre indiquent le nombre de ses préoccupations, alors qu'il était au début de son gouvernement :

Je désire connaître sur-le-champ, citoyen ministre :

1° Quels moyens vous avez employés pour remonter la cavalerie ?

2° Si le général Gardanne et les autres officiers, employés à l'armée d'Angleterre, ont eu ordre d'être rendus à leur poste le 24 du courant ?

3° Quand aurai-je l'état de notre législation actuelle, relative à la manière de parvenir aux différents grades dans les différents corps ?

4° Quand aurai-je le rapport sur la situation actuelle de l'école du génie et de l'artillerie ?

5° Quand aurai-je le rapport sur la situation actuelle de la jurisprudence militaire ?

6° Le rapport sur l'organisation actuelle de nos équipages d'artillerie ? Serait-il possible et utile d'avoir des chevaux au compte de la république ?

7° Le rapport sur les lois, règlements et usages établis par la comptabilité des différentes parties du service public ?

8° Le rapport sur les lois qui déterminent la manière dont se paye la solde des troupes ; sur ce qui était en usage jadis et aux différentes époques de la Révolution ? Quel parti convient-il de prendre à cet égard ?

9° Le rapport sur la conscription ?

10° Le rapport sur les récompenses militaires du 26 nivôse ?

 

A peu de jours de distance, c'est au ministre de l'intérieur qu'il écrit : Je désire, citoyen ministre, que vous m'envoyiez tous les jours, à dix heures du soir, un bulletin contenant l'analyse de votre correspondance avec les administrations centrales, commissaires et autres agents du gouvernement. Vous ferez imprimer, à cet effet, des états en trois colonnes. Dans la première seront les noms de tous les départements et ceux des commissaires centraux ; dans la seconde, toutes les observations résultant de la correspondance relative aux subsistances, au recouvrement des impositions ; dans la troisième, les observations relatives à la police et aux discussions qui se seraient élevées entre les autorités.

C'est également à dix heures du soir qu'il veut avoir du ministre de la guerre un bulletin sur toutes les divisions militaires et les armées, pareil, ajoute-t-il, à celui que me remet le ministre de la police générale.

On conçoit que tout cela était indépendant des obligations courantes d'un chef de gouvernement, telles que revues, réceptions diplomatiques, audiences privées, audiences publiques, lettres journalières à écrire ou à répondre, examen et signature des pièces officielles. Aussi était-ce de nuit qu'il fallait tenir les conseils des ministres ; et, quand tout le monde tombait de lassitude autour de lui, Napoléon s'écriait : Allons, allons, citoyens ministres, réveillons-nous, il n'est que deux heures du matin, il faut gagner l'argent que nous donne e peuple français.

Ce surmenage répété chaque jour ne laissait pas que d'inquiéter vivement l'entourage du Premier Consul ; on essayait, mais en vain, de le modérer.

Esclave avant tout de son devoir, il se refusait à mesurer ses forces. A sa mère lui disant qu'il travaille trop, il répond en riant : Est-ce que je suis le fils de la poule blanche ? Et quand Lætitia, voyant qu'elle est sans influence sur son fils, a prié le docteur Corvisart de défendre à Napoléon de travailler si avant dans la nuit, celui-ci dit à son frère Lucien : Pauvre Corvisart ! Il ne rabâche que cela ! mais je lui ai prouvé, comme deux et deux font quatre, qu'il faut bien que je prenne la nuit pour faire aller ma boutique, puisque le jour ne suffit pas... J'aimerais plus de repos, mais le bœuf est attelé, il faut qu'il laboure.

Et il labourait, et il peinait jour et nuit, à travers ce vaste champ qu'il s'agissait de rendre fertile, après l'avoir déblayé de la couche épaisse de ruines dont il était recouvert.

Sous l'unique impulsion d'un homme, quel travail gigantesque accompli en moins d'une année le culte est rétabli ; les lois de proscription sont abrogées, et, d'un trait de plume, cent mille citoyens sont rendus à la patrie ; la liberté du travail est assurée ; une constitution nouvelle, garantie de l'ordre, est promulguée ; le Conseil d'Etat est institué ; la division administrative de la France est tracée, telle qu'elle nous régit encore maintenant : cent préfets, quatre cents sous-préfets sont nommés ; la Banque de France et la Caisse d'amortissement sont créées ; le Trésor public est garni ; les rentes et pensions sont payées en numéraire ; le crédit renaît ; l'industrie et le commerce redeviennent florissants ; des tribunaux équitables et respectés rendent la justice ; les cours d'appel sont fondées ; des armées formidables et disciplinées sont organisées, conquièrent l'Italie, réduisent l'Autriche vaincue à l'impuissance, dispersent les forces épouvantées de la coalition européenne !

En vérité, c'est la résurrection complète de cette France abattue, vers laquelle s'avançaient, de toutes parts, les armées étrangères, attirées par l'espoir téméraire d'une prompte et facile curée.

Voudra-t-on diminuer la valeur de ces immenses et louables efforts, et n'y voir que l'orgueil d'un jeune homme aimant à s'enivrer, sous toutes les formes, des jouissances du pouvoir suprême, ou le calcul égoïste, bien que profitable à tous, d'un chef tenant à conserver la première place, voulant assurer sa réélection dans quelques années ?

De pareilles suppositions pourraient être légitimes, si cette ardeur infatigable, cette activité prodigieuse s'étaient ralenties après que Napoléon eut atteint les limites extrêmes de l'ambition humaine. Mais le Consul à vie, l'Empereur, rassasiés de gloire et de puissance, ne s'épargnent pas plus que le débutant impatient de faire ses preuves et de consolider sa position.

 

VI

 

Le premier levé, le dernier couché dans son empire, Napoléon avait coutume de dire : Quand la police est avertie que je veille, elle ne s'endort pas. Qu'il soit aux Tuileries ou en campagne, sa vie entière n'est qu'un labeur ininterrompu, offert en exemple à ses sujets. Il fallait qu'il régnât pour montrer tout ce qu'un homme peut faire dans une journée ; et l'on a peine à concevoir que ses forces aient pu résister si longtemps à la tâche quotidienne qu'il s'imposait.

Il faut être de fer, disait le général Rapp, son aide de camp, pour résister au métier que nous faisons ; à peine sommes-nous descendus de voiture que c'est pour monter à cheval, et nous y restons, avec le Premier Consul, quelquefois dix et douze heures de suite. L'exactitude des doléances de Rapp est appuyée par les lettres particulières de l'Empereur écrivant à l'Impératrice en 1806 : ... Je fais de ma personne vingt à vingt-cinq lieues par jour, à cheval, en voiture et de toutes les manières. Je me couche à huit heures et suis levé à minuit. Et après Eylau, après Tilsitt, il écrit : Je suis arrivé hier à cinq heures du soir à Dresde, fort bien portant, quoique je sois resté cent heures en voiture sans sortir.

Devant le but à atteindre, rien ne peut lui faire obstacle ; il s'est défini lui-même dans une lettre à sa femme où il dit : Je me déclare le plus esclave des hommes ; mon maitre n'a pas d'entrailles, et ce maître, c'est la nature des choses.

Sous cette loi du devoir qu'il s'était rendue imprescriptible, il demeure aussi insensible aux fatigues morales qu'indifférent aux souffrances physiques occasionnées par les intempéries : La pluie tombe ici par torrents ; j'ai passé toute la journée d'hier dans le port, en bateau et à cheval, mande le Premier Consul à Cambacérès. C'est vous dire que j'ai été constamment mouillé. Dans la saison actuelle, on ne ferait plus rien si l'on n'affrontait pas l'eau ; heureusement que, pour mon compte, cela me réussit parfaitement, et je ne me suis jamais si bien porté. — J'ai été, ma bonne Joséphine, écrit l'Empereur, plus fatigué qu'il ne le fallait ; une semaine entière et toutes les journées l'eau sur le corps, et les pieds froids, m'ont fait un peu de mal...

Ces lignes datent de la campagne d'Austerlitz, l'une des plus glorieuses époques du règne impérial. Pendant la malheureuse guerre d'Espagne, M. de Ségur nous montre l'Empereur arrivant à toute bride à Burgos, après avoir couru toute la nuit, couvert de boue, mourant de faim, de froid et de fatigue. Cinq ans plus tard, sous Dresde, aux jours de la défaite, on le voit alerte, prodigue de sa personne comme au plus beau temps de sa jeunesse et de sa fortune. a Nous ne rentrâmes au palais, dit Caulaincourt, qu'à onze heures du soir ; les vêtements de l'Empereur étaient si mouillés que l'eau en ruisselait ; la nuit, il eut un accès de fièvre. Cependant, lorsque j'entrai chez lui, à quatre heures du matin, je le trouvai debout, prêt à monter à cheval. Et comme, dans son entourage, on lui reprochait de se ménager si peu : C'est mon métier, mes enfants, répondait gaillardement Napoléon.

C'est aussi son métier qu'il exerce, et avec quelle conscience ! lorsqu'au début de la campagne de Russie, le 23 juin 1812, à deux heures du matin, dit le baron Fain, l'Empereur monte à cheval, se rend aux avant-postes, prend la capote d'un Polonais et descend au Niémen : le général Haxo est le seul qui l'accompagne...

C'est encore son métier de passer des revues, visitant lui-même les sacs de plusieurs soldats, examinant leurs livrets, les interrogeant sur leur prêt. Puis vient l'équipage des pontonniers avec quarante voitures, l'Empereur fait arrêter la marche, et, désignant un caisson numéroté 37, il demande au général Bertrand ce qu'il contient. Le général énumère les objets ; alors Napoléon fait vider devant lui le caisson, compte les pièces, et, pour s'assurer qu'on ne laissait rien dans la voiture, il monte sur le moyeu de la grande roue en s'accrochant aux rayons. Tel est le compte rendu, fait par Cadet de Gassicourt, témoin oculaire d'une revue passée à Schönbrunn en 1809.

C'est à Arras, où son mari commandait un corps d'armée, que la duchesse d'Abrantès, à son tour, va nous montrer l'Empereur passant devant le front des troupes : Il faisait, dit-elle, déboutonner l'habit, après avoir regardé le drap, tâté lui-même, et il inspectait la chemise, regardait si la toile en était bonne, interrogeait le soldat sur ses besoins, sur ses goûts, et cela, il le faisait à chaque soldat...

On vient de le voir, pas plus en France qu'en Autriche, les revues n'étaient pour Napoléon des cérémonies décoratives, prétextes à caracolades et brillants défilés. Non, pour l'Empereur, il n'est pas de vaines parades : en face de ses troupes, il leur montre l'étendue de sa sollicitude, et ce n'est pas ailleurs que dans ces soins méticuleux, à l'égard du dernier conscrit de son armée, qu'il faut chercher la cause de sa popularité. Dans la certitude que du haut en bas de l'échelle hiérarchique, tous les services sont contrôlés efficacement, les soldats, assurés de ne jamais manquer de rien sous la conduite d'un pareil chef, le suivent aveuglément partout.

C'était toujours son métier, compris à sa façon, que faisait Napoléon, lorsqu'il attendait la garde qui arriva au quartier général, à minuit. Voyant ses braves soldats abîmés de fatigue, il s'écrie : Faites de suite de grands feux au milieu de la cour ; allez chercher de la paille pour les coucher ; faites-leur chauffer du vin. Et il fallait voir, ajoute Coignet, tous les cavaliers se multiplier et l'Empereur faire tout apporter... il ne quittait pas ; il resta plus d'une heure et attendit que les tasses de vin fussent servies, avant de remonter dans son palais.

Ainsi se passait la vie extérieure de Napoléon. Quand, rentré dans sa tente, un autre, exténué, aurait pris un repos bien mérité, il commençait, lui, l'examen des pièces administratives de l'Empire et la vérification minutieuse des états de situation de l'armée : L'Empereur exigeait, dit Mollien, que les comptes du Trésor public, qui devaient servir de base aux crédits qu'il ouvrait chaque mois aux ministres, lui fussent adressés même à son quartier général ; là, seul dans sa tente, il examinait ces comptes, contestait leurs résultats, modifiait mes propositions et les demandes des ministres, comme s'il n'eût pas été occupé d'autres soins... Du milieu de son camp et dans le moment des opérations militaires, il voulait non seulement gouverner, mais administrer seul toute la France, et il y parvenait...

Quant aux états de situation, — roulant sur des effectifs de plusieurs centaines de mille hommes, fouillis de chiffres qu'il supputait jusqu'à demander pourquoi quinze gendarmes restent sans armes dans l'île de Walcheren, pourquoi l'on a oublié de mentionner deux canons de 4 existant à Ostende, et qu'il savait par cœur, au point de pouvoir indiquer à des soldats égarés en route l'emplacement de leur corps sur la simple vue du numéro de leur régiment ; au point de se rappeler, en 1813, que trois ans auparavant il avait envoyé en Espagne deux escadrons du 20e régiment de chasseurs à cheval, — ces états ont été de tout temps pour l'Empereur un régal et un délassement de l'esprit : On doit s'être aperçu, mande-t-il un jour à Berthier, que je lis ces états de situation avec autant de goût qu'un livre de littérature. C'est de Finkenstein que, dans un mouvement d'enthousiasme, il écrit au général Lacuée : Je reçois et lis avec un grand intérêt votre état A présentant la situation, après la réception des conscrits de 1808... Cet état est si bien fait qu'il se lit comme une belle pièce de poésie. Sa prédilection pour ce genre de lecture est encore accusée par de nouvelles félicitations adressées au même général : J'ai lu avec le plus grand intérêt le bel état que vous m'avez envoyé sur l'armée de Naples. Il m'a paru d'une clarté parfaite. Je l'ai parcouru avec autant de plaisir qu'un bon roman...

On a dit à maintes reprises, au cours de cette étude, que les grandeurs furent sans influence sur le caractère de Napoléon, que toujours on le retrouve fidèle à toutes ses habitudes, quelles qu'elles soient ; il faut le noter une fois de plus, en voyant Bonaparte, général en chef de l'armée d'Italie, prendre les mêmes récréations que Napoléon empereur. En 1797, il écrivit au Directoire : J'approfondis dans mes moments de loisir les plaies incurables des administrations de l'armée d'Italie. On pourrait encore remonter beaucoup plus haut et rappeler que l'officier d'artillerie, après son service, utilisait ses heures de liberté à compléter son instruction et à écrire des ouvrages historiques.

 

VII

 

On aurait tort de croire que le souci des services de l'armée, base de sa renommée personnelle, primât toutes les pensées de Napoléon, et que la préparation de ses triomphes guerriers absorbât toutes ses facultés.

Certainement l'Empereur était un homme épris de l'art militaire, ravi d'ajuster avec précision, de polir avec amour toutes les pièces composant l'instrument de guerre qu'il maniait avec tant de sûreté et de bonheur. Mais cette passion, bien qu'elle paraisse l'avoir maîtrisé durant toute son existence, ne tenait pas plus de place, en réalité, dans son cerveau, que les préoccupations des autres services dont il assumait la responsabilité. N'a-t-il pas écrit lui-même, en 1805, au ministre des finances : Je m'afflige de ma manière de vivre qui, m'entraînant dans les camps, dans les expéditions, détourne mes regards de ce premier objet de mes soins, de ce premier besoin de mon cœur : une bonne et solide organisation de ce qui tient aux banques, aux manufactures et au commerce.

La fonction civile de chef de gouvernement, du jour où il en est investi, devient également pour lui un métier auquel il s'abandonne avec autant d'abnégation et de scrupule qu'aux exigences militaires. Parmi la multitude d'actes qui ont concouru au relèvement de la France, beaucoup sont des lois qui supposent des discussions arides, difficiles, et des connaissances spéciales. On pourrait croire que Napoléon les a adoptées de confiance. Ce serait une erreur, dit Rœderer. Depuis l'arrêté qui change la dénomination des poids et mesures jusqu'à la loi qui organise les tribunaux, il a tout discuté et très souvent tout éclairé. Infatigable au travail, assidu au Conseil d'Etat, tenant les séances cinq à six heures de suite, il met à tout l'autorité de son talent, avant d'y mettre celle de sa place... Il a établi dans le Conseil d'Etat une discussion vive et familière, exempte des inconvénients attachés aux discussions de tribune... — Napoléon travaillait, dit Mollien, dix ou douze heures de chaque journée, soit dans les conseils d'administration, soit au Conseil d'Etat, où il faisait discuter sous ses yeux les nouveaux règlements qui devaient compléter la législation si longtemps imparfaite. Il demandait compte à chaque ministre des moindres détails ; il s'adressait même aux premiers commis, lorsque les ministres n'éclairaient pas tout ses doutes... Il n'était pas rare de voir les ministres sortir de ses conseils, accablés de la fatigue des longs interrogatoires qu'ils avaient à subir ; et Napoléon, qui dédaignait de s'en apercevoir, ne parlait de sa journée que comme d'un délassement qui avait à peine exercé son esprit ; et, je le répète, il arrivait souvent aux mêmes ministres de trouver encore, en rentrant chez eux, dix lettres du Premier Consul demandant d'immédiates réponses auxquelles tout l'emploi de la nuit pouvait à peine suffire...

Dans l'ordre civil, aussi bien que dans l'ordre militaire, aucune nomination, aucune promotion n'était signée, sans qu'il eût vérifié par lui-même les mérites du titulaire. Lorsque le travail, dit le duc de Bassano, après avoir été soumis, comme tous les autres, au contrôle du ministre secrétaire d'Etat, revenait à la signature, l'Empereur le faisait laisser sur son bureau, et il ne le rendait que le lendemain. C'était sa constante habitude. L'examen de ce travail était l'objet d'une attention toute spéciale de sa part : à chaque nom, sans aucune exception, il y avait une annotation de sa main. Ces curieuses annotations, les voici littéralement copiées : — Accordé. — Il n'y a pas lieu. — A quel titre ?Combien de blessures ?A la première bataille, s'il y a lieu. — Les années de services, s'ils sont médiocres, ne constituent pas un droit. — On verra plus tard. — Pas une action d'éclat. — En remettant ce travail ainsi annoté, Napoléon discutait ses observations. Si le ministre insistait en faveur de tel ou tel, l'Empereur se faisait apporter les dossiers. Quelquefois il revenait sur sa première décision ; cela était rare. Sa prodigieuse mémoire le servait si bien, qu'il pouvait presque appliquer au nom de chacun la part de mérite qui lui revenait... Et le duc de Bassano cite une proposition en faveur d'un capitaine, trois fois renouvelée, à plusieurs mois d'intervalle, et trois fois rejetée par l'Empereur.

Cette extrême contention d'esprit à travailler, sans trêve ni repos, pour pénétrer les replis de l'administration, ne faiblit jamais un seul instant ; son activité, déjà déconcertante, devient, pour ainsi dire, fabuleuse, quand on le suit dans ses campagnes à travers l'Europe. On voit, avec trouble et stupéfaction, l'Empereur, même dans les jours qui précèdent ou suivent immédiatement les phases de l'épopée impériale, trouver non seulement l'ampleur d'esprit, mais le temps matériel pour mener de front l'examen et le contrôle des questions relativement les plus futiles, et l'exécution des plans, la combinaison des traités qui doivent assurer la gloire et le salut de l'Empire.

En 1805, Napoléon avait à combattre la troisième coalition, composée des armées russe et autrichienne. Le sort de la campagne allait être décidé à Austerlitz.

Le 21 novembre, l'Empereur reconnaissait le terrain qu'il avait choisi pour engager la bataille. Le 22, dans la fièvre des mille péripéties engendrées par des entreprises de cette nature, il trouve assez de calme pour écrire au ministre du Trésor public, et pour discuter, avec le ton dégagé d'un homme qui n'aurait à s'occuper que de la gestion des finances à Paris : Ce n'est pas sérieusement, écrit l'Empereur, que vous me demandez mon approbation à la mesure que vous avez prise pour M. Vanlenberghe. Vous savez qu'il a toujours été contre mes principes, même en temps de paix, de faire des avances à des fournisseurs, et il est bien singulier que vous me proposiez de donner vingt-six millions à un homme auquel je ne les dois pas, qui a très bien fait son service tant qu'il l'a fait comme munitionnaire, mais qui, dans ces derniers temps, l'a fort mal fait. J'y perdrais les vingt-six millions, et cela ne sauverait point cet homme... Un ministre a dit qu'il valait mieux donner cent millions à Vanlenberghe que de le laisser manquer. Permettez-moi de vous dire que c'est là un propos de petites maisons. Ce ministre ne connaît probablement pas les chiffres et ne sait pas ce que c'est que cent millions. Deux jours après, Napoléon forme le projet hardi de simuler une retraite. Pour mieux tromper ses ennemis, il l'annonce partout, même à ses ministres. C'est ainsi que le 23 novembre, il mande à Talleyrand : Je ne vais pas tarder à me rendre à Vienne, ayant pris le parti de donner du repos à mes troupes, qui en ont un excessif besoin. En même temps, Napoléon prenait des dispositions inverses, et raisonnées à ce point que, le 1er décembre, la veille de la bataille, il put avec une assurance imperturbable indiquer publiquement, dans une allocution à ses troupes, les manœuvres qui seraient exécutées le lendemain, tant par les Autrichiens et les Russes que par les Français. Ne croirait-on pas que l'Empereur commande en chef les deux armées belligérantes, quand il dit : Les positions que nous occupons sont formidables ; et pendant qu'ils marcheront pour tourner ma droite, ils me présenteront le flanc !...

Le lendemain, en effet, l'ennemi, combattant sous les yeux des empereurs de Russie et d'Autriche, était en déroute, laissant entre nos mains 40 drapeaux, les étendards de la garde impériale russe, 12o pièces de canon, 20 généraux, plus de 30.000 prisonniers.

C'est à la suite de cette immortelle journée d'Austerlitz que l'empereur d'Allemagne vint en personne, dans la tente de Napoléon, implorer la paix qui valut à la France quatre millions de sujets et des ressources considérables. (Paix de Presbourg, 26 décembre 1805.)

L'année suivante, en 1806, commença la campagne de Prusse. Quatre jours exactement avant son départ de Paris pour l'armée, voici l'un des soucis de l'Empereur : Demandez à M. Denon, s'il est vrai qu'on ait retardé hier l'entrée du Muséum, qu'on ait ainsi fait attendre le public. On ne peut rien faire qui soit plus contraire à mes intentions.

Vingt-cinq jours après, eut lieu la bataille d'Iéna, qui fit tomber entre nos mains deux cents pièces d'artillerie, trente drapeaux, vingt-huit mille prisonniers, seuls restes palpables de l'armée prussienne dispersée, affolée.

Après la victoire, l'Empereur passa trois jours au château royal de Sans-Souci, à Potsdam. Ce ne fut pas sans un légitime orgueil que Napoléon se rendit sur le tombeau du grand Frédéric, là même où, moins d'un an auparavant, l'empereur de Russie, le roi et la reine de Prusse avaient juré, dans un serment solennel, l'extermination de l'armée française.

Quel monde de pensées devait alors assaillir l'officier de fortune, aujourd'hui conquérant invincible, tenant entre ses mains l'épée du grand roi, dont, naguère encore, on invoquait le souvenir magique pour soulever les peuples contre la France Combien ne se fussent pas laissé éblouir par ces magnifiques succès ! Napoléon demeure fidèle à ses habitudes journalières. La veille même de son entrée dans la capitale prussienne, alors que les fanfares triomphales répétaient leurs accords, l'Empereur, avec une liberté d'esprit que lui envierait un châtelain désœuvré, règle les petites dépenses proposées de Paris par ses ministres : Je vous envoie, écrit-il à Fouché, mon approuvé de la dépense relative à la mise en scène du ballet le Retour d'Ulysse. Faites-vous rendre compte en détail de ce ballet, et voyez-en la première représentation pour vous assurer qu'il n'y a rien de mauvais, vous comprenez dans quel sens. Ce sujet me parait d'ailleurs beau ; c'est moi qui l'ai donné à Gardel.

En 1807, pendant la guerre de Pologne, où chaque jour amenait un nouveau combat, Napoléon écrit, de Posen, ces lignes déjà citées : Monsieur de Champagny, la littérature a besoin d'encouragements, vous en êtes le ministre, proposez-moi quelques moyens pour donner une secousse à toutes les branches des belles-lettres qui ont de tout temps illustré la nation. Dans la même lettre, plus loin : ... Il est nécessaire d'avoir une Bourse à Paris. Mon intention est de faire construire une Bourse qui réponde à la grandeur de la capitale et au grand nombre d'affaires qui doivent s'y faire un jour. Proposez-moi un local convenable ; il faut qu'il soit vaste, afin d'avoir des promenades autour. Je voudrais un emplacement isolé... Dans la même période, Cambacérès reçoit le billet suivant : J'ai lu votre lettre du 6 décembre. Faites travailler au théâtre de l'Odéon.

A ce sujet, sera-t-il permis de signaler ici qu'une des erreurs les plus accréditées, et que l'on réédite, même actuellement, plusieurs fois par an, consiste à dire que le fameux décret de Moscou, relatif à la réorganisation de la Comédie-Française, n'avait été dicté de cette ville que pour donner le change à l'Europe sur la situation d'esprit de l'Empereur ?

A l'encontre de cette supposition, on remarquera que les deux lettres précédentes, parlant de l'Odéon, de beaux-arts, d'architecture, jointes à celle qui, tout à l'heure, nous a fait connaître l'Empereur en qualité de librettiste de ballet d'opéra, ont été écrites au cours d'une série de victoires, c'est-à-dire à des moments où il n'était nullement besoin d'afficher une sérénité factice. Il n'y avait, apparemment, pas plus de préméditation machiavélique à Moscou, en 1812, qu'aux portes de Berlin et de Varsovie en 1806 ; ici, comme là-bas, Napoléon obéissait à sa propension naturelle qui le portait à intervenir dans toutes les questions, même dans celles qui sont le plus éloignées des attributions directes du chef de l'Etat.

Après la bataille d'Eylau, de son quartier général, pendant qu'il combine les mouvements de son armée, journellement aux prises avec l'ennemi, l'Empereur écrit au ministre de l'intérieur : Je viens de mettre 1.600.000 francs à la disposition de M. Daru pour faire les commandes ci-après, savoir : 1.400.000 francs aux manufactures de Lyon, 50.000 francs aux manufactures de cristaux, et 150.000 francs aux fabriques de serrurerie... Ce qui me paraît le plus convenable pour venir au secours des manufactures, c'est le prêt sur consignation. J'ai renvoyé cet objet au Conseil d'Etat, mais on sera des années sans s'entendre. Allez donc de l'avant... Par exemple, je suppose qu'Oberkampf a ùn million de marchandises fabriquées, qu'il ne peut le vendre et que sa manufacture est au moment de chômer : vous lui prêteriez 170.000 francs, et il mettrait pour 300.000 francs de marchandises dans un magasin sous votre surveillance. La conséquence de ce prêt doit être que la manufacture recommence à marcher.

De Finkenstein, où il préparait la campagne qui devait porter les derniers coups à la Russie menaçante, l'Empereur écrit à Fouché, en avril 1807, à propos d'une actrice tombée du cintre pendant une représentation : Toutes ces intrigues à l'Opéra sont ridicules. L'affaire de Mlle Aubry est un accident qui serait arrivé au meilleur mécanicien du monde... Ne dirait-on pas que c'est la mer à boire que de faire mouvoir les machines de l'Opéra !... Les actrices monteront dans les nuages ou n'y monteront pas... Je verrai ce que j'ai à faire quand je serai à Paris, mais on pousse trop loin l'indécence. Parlez-en à qui de droit pour que cela finisse...

Et de la même plume, le même jour, l'Empereur donnait de très longues et très minutieuses instructions à l'effet d'envoyer en Perse une ambassade dont le but était de contracter une alliance avec cette puissance, comme il donnait toutes les dispositions et ordres relatifs au siège de Danzig, sans oublier les recommandations pour le tir des pièces d'artillerie.

Deux mois plus tard, Napoléon, par la défaite de l'armée russe à Friedland, avait marqué la fin de la quatrième coalition, — tous les souverains alliés contre la France ayant été battus l'un après l'autre.

Les résultats de cette glorieuse journée allaient être considérables : l'Empereur se trouvait en position de remanier, à son gré, la carte de l'Europe. Créer des royaumes, bouleverser les frontières de ceux qui existaient, réduire l'un pour agrandir l'autre, il y avait là de quoi captiver, sans partage, l'attention du vainqueur. Le traité de Tilsitt a prouvé surabondamment que Napoléon s'était formé, au préalable, des idées très arrêtées sur la nouvelle répartition de l'Europe qu'il allait imposer à l'aréopage de monarques devenus, à leur tour, courtisans pour la circonstance.

Onze jours, pendant lesquels l'armée française prit encore Kœnigsberg et Intersburg, onze jours seulement séparent la journée de Friedland de l'entrevue de Tilsitt où l'empereur de Russie vint traiter avec Napoléon ; dans cet intervalle, on peut voir ce dernier aussi alerte d'esprit, aussi attentif à la gestion des affaires générales de l'Empire qu'aux heures les plus paisibles de son existence.

Le lendemain même de la bataille de Friedland, on n'avait pas encore fait le compte de nos trophées de victoire, que l'Empereur s'occupait de la forme et de l'emplacement d'une statue à élever à la mémoire de l'évêque de Vannes : Il convient, décide Napoléon, de faire faire la statue en habits pontificaux, la mitre en tête et la crosse à la main, et de la placer sur un piédestal. Il est inutile d'ouvrir une espèce de concours où tout le monde ne serait pas admis. Le ministre choisira le statuaire qu'il jugera le plus en état de bien faire et de faire promptement. On fera graver, sur le piédestal, une inscription latine en prose ou en vers.

A la date du 20 juin, ce sont trois notes à trois ministres différents : à Cambacérès, il dit : Il faut tâcher de finir le Code de commerce, afin de le présenter tout entier à la prochaine session du Corps législatif. Au ministre des finances : Je vois avec peine que le nouveau Code de procédure diminue nos rentrées de l'enregistrement. Enfin, d'une lettre à Fouché, détachons les passages suivants : Flachat est à Lyon, sous un nom supposé, où, à ce qu'il paraît, il établit une maison de contrebande et dupe de bons citoyens. Ce misérable aura-t-il donc toujours des protecteurs, et sera-t-il toujours au-dessus des lois ?... Et plus loin : J'ai vu avec plaisir la réunion des journaux le Courrier français et le Courrier des spectacles. Si c'est M. Legouvé qui se charge du nouveau journal, il ne peut être rédigé que dans un bon esprit...

Et cinq jours après, un spectacle d'une grandeur inouïe s'offrait aux regards des armées française et russe réunies sur les rives du Niémen ; Napoléon et Alexandre s'abordaient sur un radeau amarré au milieu du fleuve, les deux souverains s'embrassaient, pendant que les soldats des deux nations éclataient en hourras frénétiques. Puis, les deux empereurs se rendirent à Tilsitt, où Napoléon, arbitre décisif, allait morceler le continent, selon son bon plaisir.

La solennité grandiose de l'entrevue des deux empereurs n'avait pas empêché Napoléon, toujours calme, de porter son attention sur certains détails d'équipement de son armée. A peine rentré à Tilsitt, son premier soin est d'écrire au ministre de la guerre : Monsieur Dejean, je suis extrêmement mécontent des habits blancs. Mon intention est que mes troupes continuent à être habillées en bleu. En attendant, vous donnerez l'ordre que toutes les distributions soient faites en drap bleu. L'habit bleu est mille fois meilleur.

A Bayonne, en 1808, l'Empereur engageait les négociations difficiles et tortueuses par lesquelles il allait forcer le roi d'Espagne à abdiquer ; jamais projet plus hardi, peut-être, plus téméraire, si l'on veut, n'avait germé dans le cerveau d'un homme. Eh bien ! on peut constater qu'en cette occurrence scabreuse, Napoléon n'avait pas perdu son sang-froid, et que, pour si haut dans les nuages qui ait été alors sa pensée, ses pieds n'en restaient pas moins à terre. Voici un extrait d'une lettre au maréchal Bessières : Le grand-duc de Berg m'annonce qu'une députation du Conseil de Castille se rend à Bayonne. Si elle s'arrête à Burgos, traitez-la bien et donnez-lui de bons dîners. A ce trait, il est aisé de reconnaître comme absolument identique à lui-même, sans la moindre modification, l'ex-général en chef de l'armée d'Egypte qui, en 1798, recommande de faire bon et de bien préparer le café qu'il se propose d'offrir aux notables du Caire rassemblés, pour la première fois, par son ordre. C'était là un événement considérable : réunir des vaincus, hommes de mœurs, de religion, de langage si différents des nôtres, vouloir les persuader que leurs 'intérêts seraient plutôt sauvegardés que menacés par une occupation étrangère, cette entreprise, convenons-en, comportait assez de préoccupations pour dispenser Napoléon d'avoir souci des détails accessoires.

Non moins étonnante, dans le même ordre d'idées, est la lettre de l'Empereur à son ambassadeur à Saint-Pétersbourg en 1807. Il importait, à cette époque, de ramener aux sympathies françaises l'entourage du Tsar, près de qui avait été envoyé le général Savary. Celui-ci chercha à se concilier la faveur des belles dames russes honorées des galanteries personnelles d'Alexandre Ier. Dans ce but, notre ambassadeur pensa que le meilleur moyen était de faire venir et de distribuer des colifichets parisiens, attraits irrésistibles pour la coquetterie féminine. Je ne vous connaissais pas aussi galant que vous l'êtes devenu, répond l'Empereur à Savary. Toutefois, les modes pour vos belles Russes vont être expédiées. Je veux me charger des frais. Vous les remettrez en disant qu'ayant ouvert, par hasard, la dépêche par laquelle vous les demandiez, j'ai voulu faire moi-même le choix. Vous savez que je m'entends très bien en toilette. Vous reconnaîtrez la même plume dans les lignes suivantes adressées à la reine Louise de Prusse, en 1803, par le Premier Consul qui recherchait ardemment alors l'alliance de Frédéric-Guillaume III : Madame de Lucchesini — femme de l'ambassadeur de Prusse — étant aux eaux, et m'ayant souvent parlé des commissions de modes de France pour Sa Majesté, vous me permettrez de la suppléer en son absence et de vous envoyer des modes de dentelles de Bruxelles. Et la reine Louise, transcrivant pour, son père, ce passage de la lettre du Premier Consul, ajoute : J'ouvre le paquet et je trouve douze chapeaux et bonnets, un carton plein de plumes, un carton avec une robe en pointes noires, une robe de bal brodée en acier ; le tout d'une richesse éblouissante. Qui aurait cru cela ?

On le voit, ni la multiplicité, ni l'importance des préoccupations, ni sa propre élévation ne peuvent affaiblir en rien cette habitude, indéracinable chez Napoléon, de prendre toujours assez de recul pour voir du même coup d'œil le sommet et la base de ses conceptions.

Au lieu des triomphes éclatants qu'il n'avait cessé de remporter dans les précédentes guerres, l'Empereur ne trouva en Espagne que des succès pénibles et stériles ; l'Europe entière guettait les conséquences de cette première faute, pour se coaliser de nouveau contre la France et venger les humiliations antérieures.

Les anxiétés graves, qui découlaient de cette situation critique, n'altéraient nullement le calme méthodique que Napoléon apportait dans son travail journalier : c'est de Burgos qu'il écrit : Monsieur Cretet, les hôpitaux de Parme et de Plaisance ont besoin d'une organisation particulière. Faites-vous rendre compte et proposez-moi les mesures nécessaires.

Huit jours avant son entrée à Madrid, l'Empereur dit dans une lettre à Cambacérès : Je suis choqué et indigné de tout ce que j'entends dire de la caisse Lafarge. Je désire qu'avant huit jours le Conseil d'Etat ait prononcé et que bonne justice soit faite à ces cent mille actionnaires. C'est de Madrid, enfin, qu'il désire savoir du même ministre : Si l'eau du canal de l'Ourcq est à Paris et si elle jaillit dans la fontaine des Innocents... Autant que j'ai pu comprendre par les journaux, ajoute-t-il, vous avez dû poser la première pierre de la première tuerie... Je suppose que les travaux de la Madeleine sont en train... J'attache toujours la plus grande importance à la promenade d'hiver et couverte pour Paris. Cette lettre n'était, en fait, que le rappel de celle qui avait été envoyée précédemment de Bayonne et dans laquelle l'Empereur disait : Monsieur Cretet, faites-moi un petit rapport sur les travaux que j'ai ordonnés. Où en est la Bourse ? Le couvent des Filles-Saint-Thomas est-il démoli ? Le bâtiment s'élève-t-il ? Qu'a-t-on fait à l'Arc de triomphe ? Où en est-on de la gare aux vins ? Où en sont les magasins d'abondance ? La Madeleine ? Tout cela marche-t-il ? Passerai-je sur le pont d'Iéna à mon retour ?

Le spectacle des embarras causés à la France par la malheureuse guerre d'Espagne décida bientôt l'Autriche à reprendre l'offensive. Napoléon bondit sur son ennemi avec une rapidité foudroyante qui tient du merveilleux, vu l'état des moyens de communication à cette époque. Le 13 avril 1809, on peut rencontrer encore l'Empereur à Paris, et dix jours après, il est blessé à Ratisbonne, après avoir déjà gagné la bataille d'Eckmühl.

Après les victoires mémorables de Wagram et de Znaïm, un armistice, prélude de la paix de Vienne, fut signé. Le lendemain, l'Empereur est déjà revenu aux soins les plus étrangers à cet acte qui portait à l'apogée sa gloire et sa puissance. C'est à Cambacérès qu'il écrit : Il faudrait s'occuper, au Conseil d'Etat, d'un règlement sur les agents de change... On fait courir les bruits les plus criminels, et cela tient non à la malveillance, mais à des spéculations sur la hausse ou la baisse. Il est instant de faire cesser un jeu d'agiotage qui compromet la tranquillité publique. Une fois la paix de Vienne signée, le jour même de sa rentrée à Fontainebleau, sans s'arrêter aux congratulations de la Cour sur l'heureuse issue de la campagne, voici l'une des premières préoccupations de l'Empereur, qui écrit au ministre de l'intérieur : Dans les faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin, il y a trois fontaines qui manquent d'eau. Les gens de ces faubourgs pensent que c'est par la négligence des personnes chargées de l'entretien de ces faubourgs. Faites-moi un rapport là-dessus.

En route pour Moscou, en 1812, Napoléon avait à subvenir aux besoins infinis d'une armée de plusieurs centaines de mille hommes, la plus nombreuse que jamais chef eût commandée, la plus difficile aussi à manier, car elle était composée de soldats appartenant à neuf nations différentes : c'était la confusion des langues et de tous les services.

Se trouver à quelques centaines de lieues des centres d'approvisionnement et avoir à nourrir cette nuée d'hommes, dans un pays ravagé délibérément par l'ennemi, c'était le problème ardu de tous les jours. Comme si cela ne suffisait pas à son activité, Napoléon s'occupe du prix du blé, — non en Pologne où il était, — mais dans le département du Calvados, et il mande à ce sujet, au ministre du commerce : La taxation du blé par le préfet de Caen à 33 francs l'hectolitre est fort extraordinaire... Je pense que la meilleure opération que devrait faire la municipalité de Caen serait de faire venir les blés du département de la Roër...

Après les plus grands revers, on retrouve Napoléon armé de la même méthode, de la même énergie, de la même fièvre de travail qu'aux plus beaux jours de ses succès : le 2 novembre 1813, il fait son entrée à Mayence, à la tête des immortels vaincus de Leipzig, et le lendemain 3, l'Empereur, dit le duc de Bassano, met pied à terre dans la cour des Tuileries. Il a franchi cette distance, de Mayence à Paris, avec une rapidité effrayante, sans s'arrêter ; en descendant de voiture, ses jambes engourdies ne peuvent le soutenir, ses traits altérés révèlent l'épuisement et la fatigue. Cependant, il ne prend que le temps d'aller embrasser sa femme et son fils, et le reste de la nuit s'écoule à interroger ses ministres réunis autour de lui, à faire prendre des notes, à rédiger des ordres. A six heures du matin seulement, l'Empereur les congédie, en recommandant au ministre des finances de revenir à midi : Apportez les états de situation du Trésor, Gaudin, lui dit-il, nous avons un travail approfondi à faire ensemble. C'est en ces jours que son secrétaire disait au comte Lavalette : L'Empereur se couche à onze heures, mais il se lève à trois heures du matin et, jusqu'au soir, il n'y a pas un moment qui ne soit pour le travail. Il est temps que cela finisse, car il y succombera, et moi avant lui.

L'homme, on le voit, est invariable dans ses habitudes ; que l'on prenne Napoléon où l'on veut, à l'heure du triomphe ou de la défaite, de la splendeur ou de la détresse, d'une entrée pompeuse dans une capitale ennemie ou d'un retour humiliant dans son palais, sa pensée première, celle qui passe avant les joies de la gloire comme avant les épanchements de son âme éprouvée par le malheur, s'en va vers le travail à accomplir. Ni les accablements moraux qui briseraient l'âme la mieux trempée, ni les fatigues physiques qui accableraient le corps le plus endurci, rien n'a prise sur sa courageuse résolution de se remettre, d'abord et quand même, à l'ouvrage.

Tout ce qui, dans son esprit, peut contribuer au bien de ses entreprises doit être réalisé. Après le sacrifice de sa personne, il fait volontiers celui de son amour-propre, ce qui coûte souvent davantage. Peu lui importent, en vue de la réussite de ses plans, les préjugés qui tendraient à limiter son action I il n'a nul souci de ménager sa dignité ; toute démarche régulière ou non, il la fera, s'il la juge utile.

Ce n'est pas de l'Empereur qu'on aurait pu dire que sa grandeur l'attachait au rivage. Maître absolu, n'ayant qu'à sévir, si ses ordres ne sont pas ponctuellement exécutés, il n'hésite pas à transiger pour obtenir les concours dont il a besoin.

En 1814, Augereau montrant de la mollesse dans son commandement, l'Empereur mande au roi Joseph : J'ai fait écrire au duc de Castiglione. Je dis à l'Impératrice de parler à sa femme. Je pense que vous devez lui parler aussi et lui faire parler par les dames du palais. Il faut qu'il marche comme moi et se fasse honneur...

Pense-t-on que cette attitude soit accidentelle et ne s'explique que par l'état de désespoir où devait se trouver Napoléon aux dernières heures de sa lutte contre l'invasion de la France ; et supposera-t-on qu'en d'autres circonstances, il n'eût pas fait aussi bon marché de son prestige que ces sortes de commérages féminins ne pouvaient qu'amoindrir ?

Ce serait une erreur : en pleine splendeur, quelques jours à peine après le sacre de l'Empereur comme roi d'Italie, il condescend parfaitement à réclamer l'intervention de la femme d'un officier, dans l'intérêt du service : Je crois, écrit Napoléon au ministre de la marine, que madame Missiessy est une femme raisonnable, qui a un peu d'ambition. Engagez-la à partir pour Rochefort : il est juste que l'amiral Missiessy voie sa femme : qu'elle lui fasse bien comprendre qu'il faut qu'il achève la campagne.

 

VIII

 

En voyant l'Empereur prier, alors qu'il aurait pu ordonner et punir, comment adopter la conclusion ainsi formulée par Taine : Quelle contrainte insupportable il exerce, de quel poids accablant son arbitraire pèse sur les dévouements les mieux éprouvés et sur les caractères les plus assouplis, avec quel excès il foule et froisse toutes les volontés, jusqu'à quel point il comprime et il étouffe la respiration de la créature humaine !

Hélas ! tout au contraire, ce fut la grande lacune du caractère de Napoléon dans son rôle de chef, ce fut la cause, sinon initiale, du moins efficiente, de ses plus grands revers, que de n'avoir pas su toujours imposer une inflexible autorité à son entourage immédiat, que de n'avoir pas eu le courage de briser brutalement les résistances sourdes ou avouées de ceux qu'il avait gorgés de richesses et d'honneurs quo de n'avoir su ni froisser, ni fouler, ni comprimer, ni étouffer.

Ce qu'il fut envers ses frères, envers Talleyrand, Fouché, Bourrienne et d'autres, il le fut également à l'égard de ses généraux ; on le vit, de même, sacrifier les intérêts les plus graves à cette sorte de respect moral qu'il avait, et dont il ne pouvait se défaire, pour les positions magnifiques créées par sa volonté. L'homme qui s'était arrogé le droit d'élever les autres, de la plus basse condition à des hauteurs suprêmes, ne se sentit jamais la force de les faire déchoir, même quand le bien du service et son avantage personnel le lui commandaient.

Attachement à ses habitudes, souvenir des services rendus, appréhension de causer des peines dont il avait connu l'acuité à ses débuts, c'étaient probablement tous ces sentiments réunis qui paralysaient la sévérité de Napoléon. Le seul reproche qu'on puisse faire à l'Empereur, dit le duc de Rovigo, c'est d'avoir été bon jusqu'à la faiblesse pour des hommes lui ne recherchaient que la faveur.

Ce n'est un secret pour personne que, même bien longtemps avant la campagne de Russie, enrichis, anoblis, repus de toutes les faveurs que la vanité humaine peut rêver, les maréchaux et généraux de premier rang étaient devenus frondeurs. Un désir exclusif les animait tous, celui de vivre paisiblement des bienfaits, se chiffrant par des millions de revenus, que la largesse de Napoléon leur avait octroyés.

On peut, sur l'exactitude de ces faits, s'en rapporter principalement à l'opinion d'un ennemi qui ne saurait les inventer pour le simple plaisir de rapetisser le mérite des vainqueurs de Napoléon : Ces hommes, dit Metternich, sortis pour la plupart des rangs inférieurs de l'armée, étaient parvenus au comble des honneurs militaires ; gorgés de butin, enrichis par la générosité calculée de l'Empereur, ils désiraient jouir de la grande situation à laquelle ils étaient parvenus. Napoléon leur avait assuré une existence splendide. Le prince de Neuchâtel, Berthier, avait plus de douze cent mille francs de rente à dépenser ; le maréchal Davout avait amassé une fortune qui représentait plus d'un million de revenus ; Masséna, Augereau et beaucoup d'autres maréchaux et généraux étaient dans une position tout aussi brillante... Le maréchal Ney m'a dit lui-même que les différentes dotations en biens-fonds qu'il avait reçues en Italie, en Pologne, et qu'on venait de lui assurer en Westphalie et en Hanovre, se montaient à cinq cent mille livres de rente en baux. En outre, ses appointements, la Légion d'honneur, ce qu'il perçoit des caisses de l'Etat sous plusieurs titres, le tout ensemble monte à trois cent mille francs. Il m'a assuré que ses revenus se trouvaient loin du maximum accordé à plusieurs de ses confrères. — Masséna, affirme le général Marbot, jouissait d'une fortune colossale : deux cent mille francs en qualité de chef d'armée, deux cent mille francs comme duc de Rivoli, et cinq cent mille francs comme prince d'Essling : au total, neuf cent mille francs par an. — J'ai trente-trois ans, dit, à la même époque, le général Lassalle à Rœderer, je suis général de division : savez-vous que l'Empereur m'a donné, l'année passée, cinquante mille livres de rente ? C'est immense !

C'est avec la plus grande délicatesse que, souvent, Napoléon répandait à profusion des sommes considérables : L'Empereur me fait don de six cent mille francs, écrit Davout à la maréchale, dont trois cent mille francs en rente doivent être réunis aux autres biens que je tiens de Sa Majesté, et faire partie du fief que l'Empereur veut me donner aussi... Je dois te recommander de ne parler de ces nouveaux bienfaits de notre Empereur à qui que ce soit : c'est la condition qu'il y met. En me comblant de ses bienfaits, il veut qu'on les ignore. Que personne donc, même dans ton intérieur, ne le sache.

On peut, en guise de contrôle de la munificence impériale, consulter, entre autres documents officiels, un seul état de répartition par lequel l'Empereur fait cadeau, en 1807, d'un million à Berthier, de six cent mille francs par tête à quatre maréchaux, de quatre cent mille francs à cinq autres et de deux cent mille francs à chacun des vingt-six généraux nominativement désignés. Ces hommes, ajoute Metternich, voulaient jouir de leur fortune et n'entendaient pas risquer tous les jours leurs biens et leur vie au milieu des vicissitudes de la guerre. — Si l'Empereur, dit le général Marbot, eût voulu punir tous ceux qui manquaient de zèle, il eût dû renoncer à se servir de presque tous les maréchaux.

C'est ainsi qu'au lieu de l'obéissance passive, de l'entrain spontané, gages de la victoire, l'Empereur ne rencontra plus autour de lui que la mollesse et la force d'inertie, quand ce n'était pas l'indiscipline. Ces grands dignitaires avaient-ils au moins l'excuse de faire coïncider l'intérêt général avec leurs goûts personnels ? C'est douteux, car, cet intérêt général, ils n'étaient pas en position de le connaître.

Un souverain, chef d'armée, ne pouvant se promener en affichant sur son chapeau ses projets et les dépêches diplomatiques relatives aux plans de l'ennemi, — où donc ces généraux auraient-ils puisé la notion de ce qu'exigeait le bien public ? S'il leur suffisait, pour être bons conseillers, de juger superficiellement, d'après l'horizon restreint qui ceignait leurs bivacs, n'était-ce pas dans les campagnes antérieures qu'il eût été séant de faire des remontrances à ce chef qui distribuait si généreusement à ses compagnons de gloire, sous forme de dotations, les territoires assurant la fortune tant convoitée ? A ce moment, le désintéressement éclairé par le patriotisme, aurait pu justement dicter de respectueuses observations à des collaborateurs soucieux de n'être pas de simples courtisans. Ils auraient pu mettre utilement alors des restrictions à un concours qu'ils donnaient, au contraire, avec une servilité empressée ; ils auraient pu faire entrevoir à Napoléon que ces fiefs, enlevés de vive force et dont ils étaient les donataires, représentaient, au jugement des vaincus, de pures extorsions constituant, pour l'avenir, des humiliations à venger, des pertes à récupérer.

Complices ardents et avides des spoliations, ils auraient dû comprendre que pour garder ces biens, ils devaient les défendre. Et il fallait, en vérité, qu'ils fussent aveugles pour ne pas voir que c'était la pointe en avant, non l'épée au fourreau, qu'ils étaient forcés d'attendre la ratification, par le temps, des conquêtes de l'Empire, conquêtes toujours aléatoires jusqu'à l'extinction de la génération qui en avait souffert et qui les revendiquait par des coalitions sans cesse renouvelées.

On a vainement essayé d'expliquer, d'atténuer la conduite coupable des officiers généraux, en insinuant qu'ils étaient heureux de se venger de l'égoïsme de l'Empereur ; qu'ils étaient las de cueillir des lauriers pour le compte d'un autre. Selon eux, Napoléon, jaloux de toute gloire, aurait à dessein laissé dans l'ombre leurs éminents services, quand il rédigeait ses bulletins de victoires. De pareils sentiments chez les lieutenants de l'Empereur ne sont pas surprenants : c'est une loi constante que toute homme, participant à une action heureuse, s'exagère la part qui lui revient dans le succès ; comme aussi, à l'inverse, c'est une loi non moins formelle qu'au jour d'un échec, tout le monde s'éclipse prestement derrière la responsabilité du chef suprême.

Les documents véridiques vont répondre.

Le premier démenti à ces récriminations se trouve sous la plume de Marmont, le plus coupable de tous, celui qui, en 1814, méconnut son devoir militaire, les lois de la gratitude et les liens d'une amitié de vingt ans. Dans les mémoires de ce maréchal, on peut lire que Napoléon ne cherchait nullement à amoindrir les mérites de ses lieutenants, même au moment où il aurait eu intérêt à les dissimuler, au moment où il avait lui-même à faire toute sa carrière : En 1797, rapporte Marmont, Dessoles, — employé près du général chef de l'état-major, le même devenu notoire depuis par le rôle important qu'il a joué sous la Restauration (dont il fut ministre de la guerre), — fut chargé par le général en chef de porter à Paris la nouvelle de l'armistice... Masséna porta, quelques jours plus tard, le traité des préliminaires de paix. Bonaparte, en agissant ainsi, faisait une chose agréable à ses généraux ; mais, comme je l'ai déjà dit, il avait pour but spécial de présenter successivement à la vue des Parisiens ses principaux lieutenants, ceux dont les noms avaient été prononcés avec le plus d'éclat, afin de les mettre à même de les juger. En même temps qu'il saisissait toutes les occasions de les envoyer à Paris, Napoléon pouvait-il faire plus dans l'intérêt de ses subordonnés que d'écrire, par exemple, au gouvernement : Le général Berthier, dont les talents distingués égalent le courage et le patriotisme, est une des colonnes de la République... Il n'est pas une victoire de l'armée d'Italie à laquelle il n'ait contribué. Je ne craindrai pas que l'amitié me rende partial en retraçant ici les services que ce brave général a rendus à la patrie ; mais l'histoire prendra ce soin, et l'opinion de toute l'armée formera le témoignage de l'histoire. — Je vous ai annoncé, après la bataille de Rivoli, vingt et un drapeaux, et je ne vous en ai envoyé que quinze ou seize. Je vous envoie, par le général Bernadotte, les autres, qui avaient été laissés, par mégarde, à Peschiera. Cet excellent officier général est aujourd'hui un des officiers les plus essentiels à la gloire de l'armée d'Italie. — Je vous envoie le drapeau dont la Convention fit présent à l'armée d'Italie, par un des généraux qui ont le plus contribué aux différents succès des différentes campagnes... Le général Joubert, qui a commandé à la bataille de Rivoli, a reçu de la nature les qualités qui distinguent les guerriers. Grenadier par le courage, il est général par le sang-froid et les talents militaires.

Bien d'autres ont été envoyés à Paris par Bonaparte avec des lettres élogieuses qui leur attiraient les faveurs du Directoire : Murat le 26 avril 1796, Marmont le 26 septembre 1796, et, dans l'année 1797 : Bessières le 18 février, Augereau le 28 du même mois, Kellermann le 21 mars, Masséna le 20 mai, Sérurier le 28 juin, Andréossy le 14 novembre.

Il n'est pas plus difficile de prouver que le Premier Conseil et l'Empereur, n'ayant rien à envier à personne, n'ont pas été plus jaloux de la gloire des autres généraux que le jeune commandant en chef de l'armée d'Italie, légitimement ambitieux de parfaire sa réputation naissante. Nul général, lit-on dans une étude militaire sérieuse, nul général n'a su exciter l'émulation en distribuant l'éloge et le blâme avec autant d'autorité que Napoléon l'a fait dans ses Bulletins de la Grande Armée. Que n'auraient pas tenté ses généraux ou ses régiments pour obtenir des mentions telles que celles-ci : Le colonel Mouton, du 1er chasseurs, s'est couvert de gloire ; le 8e régiment de dragons a soutenu sa vieille réputation ; les 16e et 22e chasseurs et leurs colonels Latour-Maubourg et Durosnel ont montré la plus grande intrépidité ; les 4e et 9e régiments d'infanterie légère, les 100e et 32e de ligne se sont couverts de gloire ; le général Gazan a montré beaucoup de valeur et de conduite. — C'est Masséna, Joubert, Lasalle et moi qui avons gagné la bataille de Rivoli, disait Napoléon devant tous les officiers d'une division de dragons.

Si l'on feuillette le recueil des Bulletins de la Grande armée, on verra que l'Empereur s'empressait en toute circonstance de mettre en relief, aux yeux de tous, les qualités de ses collaborateurs : c'est le maréchal Bessières qui a fait, à la tête de quatre escadrons, une brillante charge qui a dérouté et culbuté l'ennemi ; c'est le maréchal Ney qui avait eu la mission de s'emparer du Tyrol et s'en est acquitté avec son intelligence et son intrépidité accoutumées ; c'est le lieutenant général Gouvion-Saint-Cyr qui a déployé une grande habileté dans les manœuvres ; c'est le général Saint-Hilaire qui, blessé au commencement de l'action, est resté toute la journée sur le champ de bataille et s'est couvert de gloire ; c'est le maréchal Davout qui faisait des prodiges avec son corps d'armée. Ce maréchal a déployé une bravoure distinguée et de la fermeté de caractère, première qualité d'un homme de guerre ; c'est, une autre fois, le même maréchal qui a donné dans ces différentes affaires de nouvelles preuves de l'intrépidité qui le caractérise ; c'est le général Dupont — le héros futur de la déplorable capitulation de Baylen — qui s'est conduit avec beaucoup de distinction et, plus loin, est qualifié d'officier d'un grand mérite n. Ce sont Murat, Bernadotte et Soult à qui l'Empereur témoigne sa satisfaction pour leur conduite brillante à Lubeck, et pour l'activité qu'ils ont mise dans leur marche à la poursuite de l'ennemi ; c'est le général Lariboisière dont l'Empereur dit : C'est un officier du plus rare mérite ; c'est le maréchal Mortier faisant preuve de sang-froid et d'intrépidité ; ce sont Lannes et Masséna qui ont montré dans cette journée toute la force de leur caractère ; puis Oudinot à qui l'Empereur confie un commandement en disant de lui : C'est un général éprouvé dans cent combats, où il a montré autant d'intrépidité que de savoir.

Il serait superflu de reproduire ici toutes les citations élogieuses, dont personne ne peut nier l'authenticité. Mais n'existeraient-elles même pas, toutes les archives de l'empire auraient-elles été brûlées, qu'il suffirait des titres nobiliaires de princes ducs, comtes, barons, que se transmettent encore aujourd'hui les descendants des généraux de l'empire, pour attester que Napoléon sut rendre une justice éclatante au mérite, partout où il se montrait.

L'Empereur n'eut qu'un tort, sans contredit, ce fut d'exagérer sa reconnaissance pour ceux qui le servaient, de leur créer des états de maison somptueux dont ils avaient hâte de profiter, et c'est bien par suite de son excès de largesse qu'il fit, à ses dépens, l'expérience de la vérité de ces paroles de Montesquieu, paroles prophétiques, dites à propos de la décadence de l'empire romain : La plupart des conjurés avaient été comblés de bienfaits par l'empereur, ils avaient trouvé de grands avantages dans ses victoires ; mais plus leur fortune était devenue brillante et plus ils s'occupaient d'échapper au malheur commun... Comblez un homme de bienfaits ; la première idée que vous lui inspirez, c'est de chercher les moyens de les conserver.

 

IX

 

Comme Metternich l'avait remarqué dès 1809, l'Empereur voyait nettement l'apathie de ses lieutenants. Dans un dîner à Dantzig, en 1812, rapporte le général Rapp, on l'entend dire devant ceux-là mêmes dont il parlait : Le roi de Naples ne veut plus sortir de son beau royaume, Berthier voudrait chasser à Gros-Bois, et Rapp habiter son superbe hôtel à Paris. Déjà en 1809, il disait devant Berthier et d'autres généraux, à propos d'avantages qui avaient été concédés aux Autrichiens sans son autorisation : Vous vous croyez donc des hommes bien importants, messieurs les chefs d'état-major J'ai fait de vous de trop grands seigneurs, et vous caressez ceux de la cour d'Autriche... Un autre jour, il disait au duc de Vicence : Ne voyez-vous pas, Caulaincourt, ce qui se passe ici ? Les hommes que j'ai comblés veulent jouir ; ils ne veulent plus se battre ; ils ne sentent pas, pauvres raisonneurs, qu'il faut encore se battre pour conquérir le repos dont ils ont soif. Et moi donc, est-ce que je n'ai pas aussi un palais, une femme, un enfant ? Est-ce que je n'use pas mon corps dans les fatigues de tous genres ? Est-ce que je ne jette pas ma vie chaque jour en holocauste à la patrie ? Les ingrats !...

Napoléon avait parfaitement conscience du remède nécessaire à cet état de choses, quand il s'écriait : Il n'y a plus que mes pauvres soldats et les officiers, qui ne sont ni princes, ni ducs, ni comtes, qui vont bon jeu, bon argent. C'est affreux à dire, mais c'est la vérité. Savez-vous ce que je devrais faire ? Envoyer tous ces grands seigneurs d'hier dormir dans leurs lits de duvet, se pavaner dans leurs châteaux. Je devrais me débarrasser de ces frondeurs, recommencer la guerre avec de jeunes et purs courages. Ainsi s'exprimait ce souverain, tant accusé d'autocratie inexorable, qui reculait devant l'idée d'infliger une humiliation à ses généraux, en portant atteinte à leurs prérogatives ! Les renvoyer dans leurs châteaux lui paraissait le maximum de sévérité auquel il pourrait recourir ! Et n'aurait-elle pas encore paru d'une rare bénignité, cette mesure qu'il envisageait comme extrême, alors qu'il eût été si naturel qu'un chef, dans la simple limite de ses attributions, parlât au moins de livrer à. des conseils de guerre tous ces subordonnés récalcitrants ?

Ces discours n'étaient, de la part de l'Empereur, ni des suppositions gratuites, ni des boutades rétrospectives, méchamment inventées pour pallier ses échecs. Il est malheureusement trop vrai que ses meilleurs amis allaient jusqu'à contrecarrer ses décisions, jusqu'à éclairer maladroitement l'ennemi poussés qu'ils étaient par le désir de mettre fin à des guerres devenues fatigantes pour eux. En 1813, à Dresde, au moment des conférences en vue de la paix avec le prince de Metternich, l'intérêt évident de Napoléon lui commandait de cacher le peu de confiance qu'il avait dans son armée. Ce fut le maréchal Berthier qui se chargea de renseigner l'ambassadeur d'Autriche : Il me serait difficile, rapporte le prince de Metternich, de rendre l'expression d'inquiétude douloureuse qui se lisait sur le visage de ces courtisans et de ces généraux chamarrés d'or qui étaient réunis dans les appartements de l'Empereur. Le prince de Neuchâtel, Berthier, me dit à mi-voix :N'oubliez pas que l'Europe a besoin de paix, la France surtout, elle qui ne veut que la paix. — Je ne me crus pas tenu de répondre et j'entrai dans le salon de service de l'Empereur. S'il ne répondit pas à Berthier, Metternich ne manqua pas de tirer profit du renseignement : comme Napoléon, suivant son rôle, parlait haut et ferme des forces imposantes dont il disposait encore : Mais c'est précisément l'armée qui désire la paix, riposta le diplomate autrichien. L'Empereur, blessé au vif par ce coup droit, répliqua spontanément : Non, ce n'est pas l'armée, ce sont mes généraux qui veulent la paix.

Dès que les maréchaux constatèrent la faiblesse de Napoléon envers eux, leur hardiesse alla grandissant. Impuissant à prendre le parti de faucher d'un seul coup les résistances dangereuses qui s'affermissaient autour de lui, l'Empereur dut entrer dans la voie des concessions. Dès lors, n'ayant plus la liberté de s'arrêter aux déterminations que lui dictait son génie, il crut indispensable de prendre l'opinion de ceux qui seraient appelés à les exécuter. De ces consultations naquit, dans l'esprit de l'Empereur, l'indécision, toujours néfaste à un chef d'armée. C'est ainsi que, pendant la guerre de Russie, devant ses ordres discutés, critiqués, Napoléon en arrive fatalement à céder aux observations de ses généraux. Il aurait évité de grands revers, — raconte le baron Fain, s'appuyant lui-même sur le général Gourgaud, — surtout dans les derniers temps de sa carrière, s'il ne s'en était rapporté qu'à lui-même. En 1813, sous la pression des maréchaux, il renonça à la marche sur Berlin qu'il avait conçue, et alla s'engouffrer dans le désastre de Leipzig.

Son autorité affaiblie devenait de jour en jour plus précaire ; c'est lui-même qui dit au maréchal Macdonald : ... Je donne des ordres et l'on ne m'écoute plus ; j'ai voulu faire réunir tous les équipages sur un point avec une escorte de cavalerie, eh bien ! personne n'est venu. Il est impossible de conserver le moindre doute sur le peu de cas qu'on faisait des ordres de l'Empereur, lorsqu'à cette pénible constatation le même maréchal ose répondre : Je le crois bien, beaucoup ont de l'expérience et de l'instinct ; ils présument avec raison que la communication par laquelle vous vouliez les diriger n'est pas plus libre que la nôtre. Macdonald, avec une affectation lourde et de mauvais goût, a pris soin de souligner le ton irrespectueux, indécent même, avec lequel il se permettait de parler à Napoléon, en ces jours de malheur : Ayant joint l'Empereur, dit-il, je lui parlai très énergiquement : — Il faut forcer le passage et envoyer sans perdre un instant tout ce que vous avez là de disponible, — et c'est vertement qu'il rabroue le plus grand des hommes de guerre, en ajoutant d'un air courroucé : Votre garde, pourquoi n'est-elle pas en marche ? Le maréchal, avec une candeur qui touche à l'inconscience, déclare que les personnes présentes à cet entretien le regardaient fixement et marquaient l'étonnement d'entendre, apparemment pour la première fois, parler à l'Empereur avec cette libre et franche fermeté.

Sous ce commandement de jour en jour plus faible, on marcha de défaites en défaites, dans une retraite qui amena, derrière elle, l'ennemi sur le sol français.

En face de la patrie envahie, l'Empereur semble s'être ressaisi pleinement. Il est résolu à repousser toute ingérence dans ses conceptions et à destituer, à châtier impitoyablement quiconque n'obéirait pas instantanément. Ce n'est pas le trait le moins honorable de ce caractère qui se montre plus hautain dans l'adversité que dans le triomphe. Il est bien en possession de lui-même le jour où il enlève le commandement au maréchal Victor ; le jour où il écrit à un autre maréchal inactif : Si vous êtes toujours l'Augereau de Castiglione, gardez le commandement ; si vos soixante ans pèsent sur vous, quittez-le et remettez-le au plus ancien de vos officiers généraux. La patrie est menacée et en danger, elle ne peut être sauvée que par l'audace et la bonne volonté, et non par de vaines temporisations... Soyez le premier aux balles. Il n'est plus question d'agir comme dans les derniers temps, mais il faut reprendre ses bottes et sa résolution de 93... C'est bien le Bonaparte d'autrefois qu'on retrouve dans ces lettres vigoureuses et incisives qui n'admettent pas de réplique : ... Je vois que vous avez onze cents chevaux prêts à partir ! pourquoi ne partent-ils pas ? on dirait que vous dormez à Paris. — Je ne suis pas un caractère d'opéra... il faut être plus pratique que vous ne l'êtes... il est tout simple et plus expéditif de déclarer que L'on ne peut pas faire une levée d'hommes que d'essayer de la faire. — Ecrivez au général Digeon que je suis extrêmement mécontent de la manière dont il commande son artillerie ; qu'hier, à trois heures après-midi, toutes les pièces manquaient de munitions, non par suite de consommation, mais parce qu'il avait tenu son parc trop éloigné... Dites-lui qu'un officier d'artillerie qui manque de munitions au milieu d'une bataille, mérite la mort.

Sous l'étreinte de cette énergie reconquise, l'armée composée d'une poignée d'hommes put accomplir, en 1814, en face de l'Europe entière coalisée, les faits d'armes les plus mémorables qu'aucun peuple ait eu jamais à enregistrer dans son histoire.

Ecrasé sous le nombre, acculé à Fontainebleau où l'attendait la trahison définitive de Marmont, son ami de jeunesse, l'Empereur, selon l'expression du capitaine Coignet, se trouva sous la faux de tous les hommes qu'il avait élevés aux hautes dignités et qui le forcèrent d'abdiquer.

Là, il fut donné à Napoléon de connaître tout ce qu'il y a de bas, de perfide, de hideux dans le cœur humain. Celui qui fut pendant quinze ans la gloire et la fortune de la France, l'idole encensée de tout un peuple, le géant des batailles ayant tenu l'Europe entière emprisonnée dans les plis du drapeau de la France, se vit méprisé, insulté, bafoué par les hommes dont, naguère, il devait modérer le zèle adulateur ! Spectacle déshonorant pour l'humanité ! Les maréchaux, soucieux avant tout d'assurer leur position près des Bourbons, sans un mot de pitié ni de sympathie pour Napoléon accablé, exigèrent impérieusement son abdication. Et quel langage lui tenait-on ? Nous en avons assez... trêve de compliments... il s'agit de prendre un parti... ; ce sont les expressions mêmes de Macdonald, chargé par ses collègues de porter la parole. Il est temps d'en finir..., disait brusquement le maréchal Ney, il faut faire votre testament... vous avez perdu la confiance de l'armée... Et quand l'Empereur, indigné, rapporte Caulaincourt, répondait que l'armée obéirait assez pour punir la révolte de ce maréchal, celui-ci répliquait cyniquement : Eh ! si vous en aviez le pouvoir, serais-je encore ici dans cet instant ?

Quand le dernier des maréchaux eut repassé le seuil de sa porte, Napoléon, révolté des humiliations qu'il venait de subir, le cœur soulevé par le dégoût de tant de lâcheté, s'écria : Ces gens-là n'ont ni cœur ni entrailles... je suis moins vaincu par la fortune que par l'égoïsme et l'ingratitude de mes frères d'armes...

C'était plus qu'il n'en pouvait supporter. L'infâme abandon de ceux qu'il avait aimés, comblés de richesses et d'honneurs, porta le dernier coup à cette âme abîmée dans sa désillusion.

Le soir même, dans un accès de désespoir, il résolut de mettre fin à ses jours. Il absorba un poison violent, contenu dans un sachet que, depuis 1808, il portait suspendu à son cou, afin, sans doute, de ne pas rester vivant entre les mains de l'ennemi, s'il avait le malheur d'être fait prisonnier.

Malgré ses efforts, il ne put comprimer les cris de la souffrance qu'il éprouvait, et l'éveil fut donné au château.

A minuit, Constant, le valet de chambre, arriva près du lit de son maître. En proie à des convulsions effrayantes, l'Empereur répétait d'une voix saccadée : Marmont m'a porté le dernier coup. Le malheureux ! Je l'aimais ! L'abandon de Berthier m'a navré ! mes vieux amis, mes anciens compagnons d'armes !

Le docteur Yvan, appelé en toute hâte, fit prendre de force un contrepoison à l'Empereur.

Un peu de calme succéda à la crise violente. Il s'assoupit une demi-heure. Quand Napoléon se réveilla, dit Caulaincourt, je me rapprochai de son lit. Les gens de service se retirèrent, nous restâmes seuls. Ses yeux enfoncés et ternes semblaient chercher à reconnaître les objets qui l'environnaient, tout un monde de tortures se révélait dans ce regard vaguement désolé ! Dieu ne l'a pas voulu, dit-il, comme répondant à sa pensée intime, je n'ai pu, mourir, pourquoi ne m'a-t-on pas laissé mourir ?... Ce n'est pas la perte du trône, dit-il ensuite, qui me rend l'existence insupportable. Ma carrière militaire suffit à la gloire d'un homme. Savez-vous ce qui est plus difficile à supporter que les revers de la fortune ? Savez-vous ce qui broie le cœur ? C'est la bassesse, c'est l'horrible in-a gratitude des hommes. En présence de tant de lâchetés, de l'impudeur de leur égoïsme, j'ai détourné la tête avec dégoût, et j'ai pris la vie en horreur... Ce que j'ai souffert depuis vingt jours ne peut être compris.

A partir de ce moment, trahi par la mort elle-même, qui lui réservait une agonie plus lente, une fin plus dramatique encore, l'Empereur fut résigné à tout ; il signa sans discussion les protocoles du traité d'abdication, anxieux de quitter le foyer d'amertumes, d'abjections, de vilenies où il venait de tant souffrir.

 

X

 

Le voyage de Fontainebleau à l’île d'Elbe réservait à Napoléon de nouvelles et douloureuses épreuves. Il eut à subir encore un affront, lorsqu'il rencontra l'homme qu'il avait fait duc de Castiglione ; celui-ci ne daigna même pas lever la casquette dont était coiffée sa ducale personne. En Provence, les populations surexcitées se portaient, aux relais, vers la voiture que l'Empereur occupait avec les commissaires étrangers, et là, on lui jetait en pleine figure les sarcasmes les plus outrageants, tels que : ogre de Corse ! odieux tyran ! à bas Nicolas ! — surnom méprisant que l'on donnait alors à Napoléon —. Les plus exaltés se cramponnaient aux roues de l'équipage, pendant que les moins hardis lançaient, de loin, d'énormes pierres. Les menaces de mort ne tardèrent pas à succéder aux insultes. Le danger, dit le comte Waldbourg-Truchess, devint si redoutable qu'avant d'arriver à Saint-Cannat, où l'effervescence était à son paroxysme, l'Empereur, supplié par son entourage qui voulait empêcher un crime déshonorant, dut changer de costume et, endossant l'habit de l'un de ses courriers qui prit sa place, il courut lui-même devant les voitures !

Quel mortel eut jamais dans sa vie des contrastes aussi saisissants : avoir mené des armées triomphantes à travers l'Europe terrifiée à son approche, et maintenant se voir réduit, sous un déguisement d'emprunt, en avant d'une berline, à servir de piqueur à des officiers étrangers qui étaient ses propres gendarmes !

Y eut-il couardise de la part de Napoléon à user d'un expédient destiné à tromper la fureur d'une populace affolée ? — Ni plus ni moins qu'il y aurait lâcheté, dans l'impossibilité de se défendre, à éviter l'assaut d'une meute de chiens ou de loups enragés.

Du reste, si l'on se plaît à parler de courage, on peut, semble-t-il, s'en rapporter à l'homme qui, pendant les dix années de l'Empire, plutôt que de jouir d'une sécurité sans gloire, a préféré quand même les périls de la guerre, et les a bravés à ce point qu'il a pu vivre dans les camps, en quelque sorte sous le feu de l'ennemi, cinquante-quatre jours juste de moins que dans les résidences impériales ; à l'homme qui, en personne, a commandé dans six cents combats et quatre-vingt-cinq batailles rangées ; à l'homme qui, passé l'âge de la témérité, en 1813, dit le major d'Odleben, à Dresde, recevant à la tête les éclats d'une grenade, et voyant les Italiens se courber pour se soustraire aux effets de l'explosion, se tourne vers eux et leur crie en riant : Ah, coglioni ! non a male !

A peine arrivé à l'ile d'Elbe, c'est miracle de voir l'Empereur, dépossédé de son trône, ne pas donner une minute à l'abattement si naturel qui aurait pu l'envahir après de pareils événements, et se mettre au contraire à administrer immédiatement cette île minuscule avec le formalisme qu'il apportait à régir son vaste empire.

Débarqué le 3 mai à six heures du soir, le lendemain 4, rapporte sir Neil Campbell, après avoir reçu les autorités et les notables, il montait à cheval, faisait une première inspection aux fortifications de Porto-Ferrajo, et ne rentrait pour dîner qu'à sept heures. Le 5, levé avec le jour, il sortait à pied, afin de visiter les forts et les magasins ; le 6, à sept heures du matin, il traversait le port en canot, puis montait à cheval et allait jusqu'à Rio examiner les mines ; le 7, de cinq heures à dix heures avant midi, visite aux forts et magasins autour du port, et ainsi de suite, tous les jours.

Entre temps, il rétablissait, en miniature, son conseil des ministres, lorsqu'il assemblait, sous sa présidence, le sous-préfet, le commissaire de la marine, le directeur de l'enregistrement, le commissaire des guerres, le directeur des contributions, et les personnes, dit l'ordre de convocation, qui peuvent donner des lumières et me faire connaître l'administration du pays, les douanes, les droits réunis, l'administration sanitaire et maritime.

Dès ce moment, son attention est concentrée sur les affaires de l'île d'Elbe ; il y est aussi minutieux qu'au temps où il gouvernait soixante millions de sujets. L'homme se livre sans partage au nouveau devoir qui lui incombe.

L'entretien, l'administration de sa garde, dont l'effectif est de sept cent quinze hommes, cent vingt-sept chevaux ou mulets et seize voitures, sont l'objet d'un classement spécial sous la rubrique d'affaires militaires et de budget de la guerre, qu'il contrôle pièce à pièce, sou à sou, avec autant d'ordre, autant d'économie que jadis la comptabilité de la Grande Armée.

C'est non moins sérieusement que l'Empereur s'occupe des affaires civiles : à la place des travaux gigantesques qu'il faisait exécuter autrefois, il prescrit la réparation des ponts, il prend des mesures pour remédier à la malpropreté des rues. S'il n'a plus les châteaux impériaux, avec leurs parcs immenses, cela ne l'empêche pas de nommer des gardes qui veilleront à ce que les chèvres n'endommagent pas le domaine, et, à défaut de mobilier de la couronne, quand il n'a plus à discuter les prix de tapisseries des Gobelins ou de meubles somptueux, il ne dédaigne pas d'écrire au général Bertrand : Nous manquons de chaises ordinaires pour toutes nos maisons ; il faut arrêter un modèle de chaises de la valeur de cinq francs l'une, et un modèle de fauteuils et de canapés d'un prix proportionné et en acheter à Pise pour un millier de francs.

Jamais caractère d'homme, il faut le reconnaître, ne s'est affirmé plus invariable dans ses dispositions principales qui sont : le besoin constant de veiller aux plus petites choses, la sujétion absolue à la besogne quotidienne. Tel il fut à ses débuts, tel on le vit à l'époque d'une splendeur inouïe, tel il demeure, après la chute, au sein de la pauvreté.

C'est dans cette solitude, loin des influences d'une cour abâtardie par l'excès des faveurs souveraines, que Napoléon sut prendre la résolution la plus énergique, la plus téméraire que son esprit ait conçue durant toute sa vie : le 26 février 1815, l'Empereur s'embarquait pour la France.

En s'engageant dans cette aventure qui, selon toutes prévisions, devait lui être fatale, l'Empereur obéissait-il à une ambition immodérée, aveugle ? Ne pouvait-il contenir son impatience de ressaisir un pouvoir regretté ? A première vue, il en paraît ainsi ; mais l'examen raisonné de la situation modifie singulièrement cette appréciation.

Il est indéniable qu'après le renversement de l'Empire, ses partisans, à l'instar des fidèles de tous les régimes déchus, travaillaient avec plus ou moins d'ardeur à préparer le retour de l'Empereur.

Que de l'île d'Elbe, Napoléon, bien informé, ait suivi d'un œil complaisant, qu'il ait même encouragé secrètement ces menées, cela n'est pas douteux, et c'est, après tout, bien naturel.

A quoi ces combinaisons secrètes devaient-elles logiquement aboutir ? A la perpétration d'un complot subordonné aux circonstances politiques intérieures de la France, et, ensuite, à la concentration, en un lieu de débarquement choisi d'avance, de forces imposantes chargées d'attendre et d'acclamer l'Empereur. Mais que nous sommes loin de cette sorte de conspiration préméditée, le jour où nous voyons Napoléon mettre à la voile au caprice des vents, atterrir au hasard sur un point du littoral où il n'est attendu par aucun de ses partisans dévoués ! Un tel acte de hardiesse ne pouvait résulter que d'une détermination chevaleresque ou du coup de tête d'un écervelé venant, comme on disait à Paris, près de Louis XVIII, se livrer lui-même comme un papillon vient se prendre à la chandelle.

Napoléon était incapable d'une étourderie ridicule, mais il avait une force d'âme suffisante pour affronter tous les périls plutôt que de se livrer pieds et poings liés, avant d'avoir épuisé ses derniers moyens d'action. On lui avait fait savoir que les Français désiraient son retour. Avant de s'abandonner, il crut se devoir à lui-même de s'assurer, sans violence, par une simple apparition, de la vérité de ces rapports. En dépit de tous les dangers, il prit cette résolution suprême, le jour où la mauvaise foi indéniable des signataires du traité de Fontainebleau l'autorisa à violer lui-même ce traité.

Pour ceux qui reprochent à Napoléon d'avoir manqué à la foi jurée, en quittant l'île d'Elbe, il convient de rappeler qu'en droit une convention n'est valable que si les deux parties peuvent, le cas échéant, être contraintes à l'exécuter. Or, il faut le demander à ses accusateurs, que pouvait faire Napoléon le jour où les stipulations signées par les puissances n'étaient plus respectées par elles ? Quel tribunal était compétent pour juger un conflit entre toutes les nations européennes d'un côté, et un homme isolé, comme était l'Empereur, d'autre part ?

Ce fut précisément la question qu'eut à se poser l'exilé de l'île d'Elbe. Le traité de Fontainebleau du ri avril 1814, entre l'empereur Napoléon, l'Autriche, la Prusse, la Russie, et l'Angleterre dans la coulisse, n'avait été exécuté jusque-là que par l'une des parties contractantes, c'est-à-dire Napoléon.

En février 1815, les clauses qui étaient la base essentielle de la convention n'avaient pas même reçu un commencement d'exécution ; ni la rente de deux millions n'avait été versée à l'Empereur, ni les duchés de Parme, de Plaisance et de Guastalla n'avaient été remis à Marie-Louise, ni les allocations réservées pour les membres de la famille impériale n'avaient été payées. Il y avait une violation plus radicale encore de ce traité : l'article fondamental, celui qui attribuait à Napoléon la souveraineté de l'île d'Elbe, était méprisé, foulé aux pieds. Les puissances alliées, et Louis XVIII, apeurés par l'ombre même de celui qui les avait tenus si souvent à sa merci, avaient résolu, sans plus de détours, sans plus de souci de leurs engagements, de s'emparer de Napoléon et de le transporter dans une île lointaine de l'Océan. Il importe grandement de remarquer ceci : cinq mois avant que Napoléon se fût décidé à quitter l'île d'Elbe, le nom de Sainte-Hélène avait déjà été prononcé. Le propos le plus généralement répété à Vienne, dit M. de Bausset, était qu'il fallait envoyer Napoléon à Sainte-Hélène, parce que l'île d'Elbe était trop près de l'Italie. — Les feuilles publiques anglaises, rapporte le duc de Rovigo, disaient que l'on devait conduire l'Empereur à Sainte-Hélène, et celles d'Allemagne l'avaient répété. L'Empereur les recevait à l'île d'Elbe.

L'autre question, autrement grave et contestée, dit Villemain dans ses Souvenirs contemporains, c'était la translation de Napoléon dans quelque île transatlantique, telle que Sainte-Lucie, les Açores ou Sainte-Hélène, car ce dernier nom était déjà prononcé dans des conférences intimes dont le secret transpira jusqu'à Napoléon.

a Rien de plus urgent, disait le comte Pozzo di Borgo, l'un des plénipotentiaires du Tsar, que d'enlever Napoléon de dessous les yeux de l'Europe et de le transporter au plus tôt le plus loin possible. n

Le 13 octobre 1814, rendant compte des séances du congrès de Vienne, Talleyrand mandait à Louis XVIII : On montre ici une intention assez arrêtée d'éloigner Bonaparte de l'île d'Elbe. Personne n'a encore d'idée fixe sur le lieu où on pourrait le mettre, j'ai proposé l'une des Açores. C'est à cinq cents lieues d'aucune terre. Lord Castlereagh ne paraît pas éloigné de croire que les Portugais pourraient être amenés à cet arrangement. Cet arrangement, comme l'appelle Talleyrand, était parfaitement du goût de Louis XVIII, qui félicite, par retour du courrier, son ambassadeur de l'excellente idée des Açores.

Le 7 décembre, dans une autre lettre où règne une obscurité à travers laquelle il est difficile de discerner s'il s'agit de déportation ou d'assassinat, Talleyrand dit sans ambages : ... La conclusion que j'en tire est qu'il faut se hâter de se débarrasser de l'homme de l'île d'Elbe. Mon opinion fructifie, le comte de Munster la partage avec chaleur. Il en a écrit à sa Cour, il en a parlé à lord Castlereagh et l'a échauffé au point qu'il est allé à son tour exciter M. de Metternich...

Dans cette lutte injuste autant qu'inégale entre Napoléon et toutes les puissances réunies à Vienne, quel pouvait être l'état d'esprit de Napoléon ?

Se défendre dans l'île d'Elbe, pour faire respecter ses droits, avec quelques centaines d'hommes et seize canons, contre l'Europe entière, c'était vouloir se couvrir de ridicule ; il ne lui restait donc qu'à déjouer les projets perfides qui se tramaient à Vienne ; et si l'on veut bien suivre exactement les dates, on sera convaincu que la détermination de l'Empereur ne repose pas sur autre chose que sur l'avertissement de son transfert certain, imminent, dans une île de l'Océan.

Le 19 février, M. de Talleyrand annonçait au roi les décisions du Congrès. La veille au soir, MM. Maret et Daru en prévenaient l'Empereur. Le courrier de Talleyrand arrivait à Paris en même temps que lord Castlereagh, qui venait, en personne, donner l'assurance à Louis XVIII de l'envoi de Napoléon avec privation de tout subside. Cela se passait pendant que le courrier de Maret arrivait à l'île d'Elbe le 24, et le 26, à deux heures de l'après-midi, Napoléon donnait l'ordre de l'embarquement.

En choisissant ce seul moyen d'échapper au piège indigne qui lui était tendu, l'Empereur, avec un courage admirable, prenait fièrement pour arbitre de sa conduite la France, cette France où, moins d'un an auparavant, il avait été conspué, cette France qui, depuis son exil, avait pu faire l'essai d'un nouveau mode de gouvernement ; c'est à elle qu'il venait demander loyalement, librement, de le livrer à ses ennemis, ou de le défendre contre eux.

Quand des siècles auront passé et qu'un Homère écrira le récit de cette héroïque aventure, on croira lire un poème mythologique. On regardera comme une sorte de Titan l'homme qui s'en vint, suivi d'un millier de soldats, reconquérir un pays de trente-six millions d'âmes, que défendait une armée active de deux cent vingt-cinq mille hommes, ayant alors pour chef celui qui s'intitulait le roi légitime ; on aura peine à se figurer que l'Empereur, laissant derrière lui sa petite troupe, s'avançait seul, la poitrine découverte, au-devant des fusils couchés en joue, et disait : Voici votre Empereur, tuez votre vieux général ! et que les armes s'abaissaient, et que les soldats, envoyés pour le fusiller, pleuraient de joie, baisaient les mains de Napoléon, étreignaient ses compagnons dans une émouvante accolade, puis grossissaient l'escorte de l'évadé de l'île d'Elbe. On se croira transporté dans un monde de fictions quand on lira que Napoléon, aux acclamations frénétiques d'un peuple fasciné par une sorte de prestige magique, put traverser toute la France sans brûler une amorce, sans verser une goutte de sang, et rentrer aux Tuileries pendant que le roi et sa cour, effarés, fuyaient précipitamment vers la Belgique.

Napoléon, en quittant l'île d'Elbe, avait-il le droit de compter sur un résultat aussi prodigieux ? Une telle présomption aurait été du domaine du rêve, et l'Empereur était tout, excepté un rêveur. Mais devant la piteuse fin, dont il avait la perspective, d'être empoigné et relégué à la façon d'un malfaiteur, et d'achever ses jours sur une sorte de rocher perdu dans l'Océan, il se dit, sans nul doute, que, dénouement pour dénouement, il devait à l'honneur de son nom, à l'avenir de son fils, né roi, lui, de ne pas finir comme un vulgaire usurpateur vaincu, dégradé, méprisé et jeté n'importe où par un caprice de ses ennemis victorieux. Il se dit que, mourir pour mourir, il valait mieux tomber sur le chemin, fût-elle folle, d'une entreprise audacieuse, et tenter ainsi le miracle de ressaisir le trône qu'il voulait laisser à son fils. Et n'était-ce pas également la seule chance qui lui restât de retrouver quelque bonheur intime, puisque le succès pouvait lui ramener sa femme et son enfant ?

Tout cela ne suffit-il pas pour expliquer qu'un homme tel que Napoléon, hardi, judicieux, stoïque, aimât mieux risquer sa vie dans une tentative suprême, au bout de laquelle luisait encore l'espérance, que de se résigner d'avance, sans révolte contre cet enterrement anticipé, à sa déportation inévitable à Sainte-Hélène ?

Vingt jours d'une marche triomphale du golfe Juan à Paris ; vingt jours où chaque minute apportait au souverain, hier méconnu, délaissé, réprouvé, les témoignages d'une affection inexprimable, les marques d'un enthousiasme délirant ; vingt jours ont suffi à métamorphoser le prisonnier de l'île d'Elbe en cet Empereur heureux et fier, à bon droit, d'avoir recouvré son trône qu'il tient, sans conteste, de l'acquiescement spontané de la nation ; mais ces vingt jours d'ivresse n'ont pas altéré le caractère de cet homme en qui domine, toujours et avant tout, la pensée du devoir à remplir.

Le 20 mars 1815, revenant de l'île d'Elbe et rentrant aux Tuileries, Napoléon se met aussitôt au travail avec le même, zèle qu'avait déployé, seize ans auparavant, le général Bonaparte arrivant de Saint-Cloud et prenant possession du palais du Luxembourg. Après les premiers moments donnés à l'effusion, dit le duc de Vicence, l'Empereur, avec son activité ordinaire, s'occupa toute la nuit à faire expédier des ordres, à réorganiser les services et à recomposer son cabinet. — A onze heures du soir, dit le comte de Lavalette, je trouvai l'Empereur au milieu de ses anciens ministres, causant tranquillement de l'administration, comme si nous eussions été de dix années en arrière.

Bientôt les puissances alliées, qui, cette fois du moins, ne purent pas dire que Napoléon leur déclarait la guerre, remirent en mouvement leurs armées. Elles s'avancèrent de tous les points de l'Europe, en files longues et noires, pour appréhender, garrotter et abattre celui qui avait déjoué, à l'île d'Elbe, les sinistres complots perpétrés contre lui.

Ce fut les armes à la main, au poste où venaient de le replacer l'armée et la nation, ce fut sur le champ de bataille, à Waterloo, que se termina la carrière de Napoléon, et qu'il résigna définitivement ses fonctions de chef.

 

XI

 

Ce rapide coup d'œil jeté sur le règne impérial démontre que Napoléon, comme chef, fut avant tout un travailleur obstiné, et que le souci des obligations de sa charge avait en lui la force d'un irrésistible instinct : questions capitales ou questions secondaires sont, pour ainsi dire, sur le même plan dans son esprit ; elles ne sont oubliées ni dans les joies de la victoire, ni dans la tristesse des revers.

Par une conséquence logique de ses aptitudes et du rigorisme de sa conscience, le soldat le plus habile, le plus actif de l'armée, a été aussi le citoyen le plus expert et le plus travailleur de l'empire. A défaut de droits traditionnels à la souveraineté, l'Empereur a su légitimer sa présence sur le trône en se montrant le plus digne, le plus capable, le plus laborieux des Français. Il a ramené, en quelque sorte, ce pays-ci aux vieux principes historiques de ses origines : les qualités en vertu desquelles dut être élu, par ses pairs, le premier qui fut roi, ont rouvert, pour un boursier des écoles nationales, le livre des fondateurs de dynasties fermé depuis huit siècles.

Si haut que le porte le destin, Napoléon n'oublie jamais qu'il est né pour une vie de labeurs et de vicissitudes, et quand il est le premier à l'honneur, à cette place qui n'a été pour tant d'autres qu'un lit de paresse et de volupté, il veut aussi être le premier à l'ouvrage. Il renouvelle, chaque jour, ces efforts incessants et pénibles qui sont, sur cette terre, plutôt le lot des déshérités que celui des potentats.

Cette conduite si simple, et justement parce qu'elle est très simple, a paru phénoménale à des gens qui ont probablement une autre conception du rôle des chefs d'Etat, et ils ont transformé en une sorte de monstruosité surhumaine l'union, dans un même cerveau, du génie le plus transcendant et du bon sens le plus terre à terre. Napoléon, pourtant, ne diffère en rien des hommes-types qui ont été des fondateurs dans toutes les branches de l'activité humaine. Chacun de ces hommes, exerçant sa spécialité, s'est appliqué à réaliser l'idéal de ce que doit être le patron, dans l'acception la plus précise de ce mot : le patron qui se dévoue corps et âme à la prospérité de son œuvre, ne vit, ne sent, ne pense que pour elle ; le patron qui repasse nuit et jour dans sa tête la multitude de ses travaux, et arrive, par cette répétition, à les classer et les graver, dans le cadre réduit de sa mémoire, en un tableau microscopique où son œil, comme armé d'une loupe puissante, perçoit constamment les traits principaux et les infinis détails ; le patron qui, d'un regard, voit aussi nettement les défauts d'exécution aux extrémités qu'au centre et qui, fort de son expérience et de sa compétence, est toujours prêt à donner à quiconque un conseil ou un coup de main ; le patron, enfin, qui, par son infatigable ardeur, par son dévouement à l'intérêt commun, sert de modèle et de stimulant au zèle de tous ses collaborateurs.

Par ces vertus solides, — apanage de l'homme positif, sincère et cordial qui s'est révélé sous tous les aspects où nous l'avons présenté dans cette étude, — Napoléon justifie les revendications du mouvement populaire qui a fait la Révolution, réclamant l'accès de toutes les places, y compris la première du royaume, pour les plus dignes, sans distinction de caste.

Napoléon, en qui se personnifièrent toutes les qualités de la classe moyenne, a montré ce que doivent être les fils du dix-neuvième siècle émancipés, candidats de droit à tous les emplois. Il leur a montré comment on transporte en haut les vertus d'en bas, comment on reste soldat en étant généralissime d'armées innombrables, comment, au faîte de la hiérarchie sociale, on peut, à l'égal d'un simple comptable, demeurer actif, strict, ponctuel, économe et probe.

Grands et petits ont pu juger que la fonction n'aurait pas suffi à tailler la large place que Napoléon occupe dans la mémoire des hommes, s'il n'avait pas su, par ses efforts, par ses études, se rendre digne de cette fonction dont il a même accru le prestige. Ils ont pu voir aussi que, loin de se diminuer par un labeur de tous les instants, par son immixtion dans les affaires en apparence les plus infimes, Napoléon est devenu l'admiration du monde entier, a contraint les familles les plus aristocratiques à s'incliner devant lui et, par des alliances matrimoniales, a soudé sa maison avec la race plusieurs fois séculaire des souverains de l'Europe.

Cependant l'œuvre indestructible de cet homme, né bourgeois, est essentiellement bourgeoise : grâce à lui, la classe moyenne a pris pied dans les affaires de l'Etat, où elle n'avait paru qu'accidentellement et d'où personne n'a encore pu l'expulser. Nul ne saurait affirmer sérieusement que, la Restauration survenant aussitôt après le Directoire, il serait resté au pouvoir un seul des gouvernants de la veille. Il n'a pas fallu moins que le spectre de l'Empereur pour tenir en respect, à Saint-Ouen, le roi Louis XVIII, qui fut bien obligé de signer le contrat sur lequel repose encore aujourd'hui notre organisation gouvernementale.

Si, pour lui-même, Napoléon a tout perdu de son vivant : grandeur, bonheur et fortune, — il n'en est pas moins vrai que ceux-là qui ont travaillé sous sa loi ont conservé, pour eux et leurs descendants, les avantages qu'il leur avait constitués. Titres nobiliaires, titres royaux, titres impériaux, tout subsiste. L'ordre qu'il a créé n'a pas cessé d'être l'objet de la convoitise de tous les Français, et le chef de l'Etat s'enorgueillit encore de se dire le grand maître de la Légion d'honneur, alors que, depuis longtemps, on ne songe plus aux distinctions jadis conférées par les rois.

Chose plus curieuse encore, ce grand batailleur ne fut, en fin de compte, qu'un grand conciliateur : avant lui, la France était déchirée par la guerre civile ; royalistes, terroristes, chouans, jacobins, émigrés étaient autant d'épithètes qui semaient la haine dans les cœurs. Après le règne de Napoléon, si les partis, quoique très réduits, existent encore, ils n'en forment pas moins, quand ii le faut, un tout compact dans une nation forte et fière, galvanisée par une force morale, le patriotisme, qui prime toutes les dissensions. Cette force, achetée au prix du sang versé en commun, constitue l'héritage sacré autour duquel les Français viennent se grouper dans une fraternelle solidarité.

En plus du résultat moral, déjà immense, il y a le résultat matériel. De ce côté, la vie de labeurs de Napoléon n'a pas été stérile ; qu'on en juge :

A la suite des effondrements budgétaires de la Révolution, héritière elle-même des déficits de la royauté, on sait quelle était, à l'avènement du Consulat, la position de la France, en état de banqueroute effective, laissant impayés soixante-six pour cent de ses dettes et réduite à faire prendre la recette de l'Opéra pour envoyer un courrier aux armées. Mettons en regard de cette situation déplorable la succession léguée par Napoléon.

D'abord, il faut constater qu'il est peut-être l'unique souverain n'ayant pas contracté un seul emprunt. Même après dix ans de grandes guerres, même après avoir entretenu des armées considérables promenées à travers le monde, il laisse la France la nation la plus riche de l'univers, celle qui possède à elle seule plus de numéraire que le reste de l'Europe.

Ensuite, si l'on prend le budget de 1813, le dernier établi, on le trouve parfaitement équilibré avec des recettes s'élevant à un milliard deux cent soixante mille francs. De plus, Napoléon, et l'on peut dire la France, car cette somme fut dépensée dans la campagne de 18r4, possède une réserve disponible de quatre cent sept millions, sous la rubrique de trésor impérial. Cette somme considérable était due non seulement aux tributs prélevés sur les nations vaincues, mais encore à la surveillance exagérée, souvent jugée indigne d'un souverain, que Napoléon avait toujours exercée sur les dépenses de sa propre maison. Sur vingt-cinq millions cinq cent mille francs environ, dit M. de Ségur, qui formaient sa liste civile, treize à quatorze millions y suffirent annuellement. Le reste fut mis chaque année en fonds de réserve. Enfin l'Empereur laissait la France dotée d'un nombre considérable de travaux utiles ou artistiques exécutés sous son règne. A cet effet, il n'avait pas été dépensé moins de trente millions pour les ponts, cinquante-quatre millions pour les canaux, soixante-dix-sept millions pour les routes, cent millions pour les ports maritimes, plus de cent cinquante millions pour enrichir nos musées et les résidences impériales.

***

En présence de ces admirables résultats obtenus par la volonté d'un seul, parti humble et pauvre, sans autre bagage que ses vertus familiales d'ordre, d'économie et de travail, on se sent comme plus fort, plus sûr de l'avenir. Si jamais, ce qu'à Dieu ne plaise, de nouveaux malheurs venaient à s'appesantir sur notre pays, fit-elle attaquée de tous côtés par l'ennemi, la France pourrait encore garder toutes ses espérances n pensant que, parmi ces petits officiers laborieux, modestes, nécessiteux, qui portent orgueilleusement leur sabre, mais sans plus d'apparat que n'en prescrit l'ordonnance, il en est un, désigné par la Providence, qui dira un jour à la patrie aimée ce que jadis Thémistocle disait aux Athéniens : À la vérité, je ne sais ni accorder une lyre, ni jouer du psaltérion ; mais qu'on me donne une ville petite et obscure, et elle aura bientôt acquis renom et grandeur.

 

FIN DE L'OUVRAGE