NAPOLÉON INTIME

 

LIVRE V. — LA GÉNÉROSITÉ.

 

 

I

 

DANS la situation qu'il s'est faite, il n'a pas de ménagements à garder... les gens ne l'intéressent que par l'usage qu'il peut faire d'eux.

Il n'a jamais éprouvé un sentiment généreux... c'est ce qui le rend si défiant, si immoral.

Voilà ce que dit M. Taine ; voilà ce que dit Chaptal.

Chaptal, caution de M. Taine, a la mémoire courte ; il écrivait le 10 mars an VIII à Dejean : Bonaparte fait l'inverse de tous les gouvernements de nos jours : ils s'entourent de ténèbres, et lui s'établit sur les lumières ; eux abrutissent, lui ennoblit et relève la dignité de l'homme à qui il commande. En 1815, il faut croire que quinze ans de règne n'avaient pas modifié ce jugement de Chaptal, sans quoi il eût été bien inexcusable de redonner alors son concours à cet homme, dépourvu de tout sentiment généreux, si défiant, si immoral, et dont il accepte assez volontiers néanmoins les titres suivants : directeur général du commerce et des manufactures, ministre d'Etat et pair de France.

Dans une lettre à son frère Louis, roi de Hollande, Napoléon disait : Je ne me sépare pas de mes prédécesseurs, et depuis Clovis jusqu'au Comité de salut public, je me tiens solidaire de tout, et le mal qu'on dit de gaieté de cœur contre les gouvernements qui m'ont précédé, je le tiens comme dit dans l'intention de m'offenser... Aussi, sous son règne, ne laissa-t-il publier aucune insulte, ni contre les anciens rois, ni contre Marie-Antoinette, ni même contre le comte de Lille — Louis XVIII —. On ne parvenait pas à le flatter en injuriant ses prédécesseurs ou ses rivaux.

Tout au contraire, le gouvernement de Louis XVIII porte la responsabilité d'avoir toléré, d'avoir encouragé, si ce n'est provoqué les monstrueuses déclamations rééditées de nos jours, — compromissions indignes d'un Bourbon et d'un souverain.

On entendait encore résonner le bruit des éperons de l'Empereur sur la route de l'île d'Elbe, en 1814, que déjà des écrivains de circonstance, qui venaient à peine de quitter la livrée impériale, vomissaient l'outrage contre le maitre, devenu ogre de Corse, monstre de cruauté.

Cette animosité était-elle dans le cœur de la majorité des Français ? C'est au moins improbable.

Le retour triomphal de Napoléon entrant en France avec une poignée d'hommes, onze mois après, en 1815, et reprenant possession de son trône sans avoir brûlé une cartouche, sans avoir répandu une goutte de sang, ne laisse pas d'indiquer que le souverain, tant vilipendé par certains, avait conservé quelques sympathies chez ses compatriotes. Ce n'est donc pas une absolue réprobation, mais plutôt l'enthousiasme, si ce n'est l'idolâtrie, que les quatorze années de règne de l'Empereur avaient inspiré aux Français.

Voulez-vous maintenant connaître l'opinion particulière de contemporains, ennemis ou amis, en ce qui concerne la générosité de Napoléon, aujourd'hui niée avant tant d'assurance ? Voici d'abord le prince de Metternich, dont les mémoires sont loin d'être écrits à la gloire de son impérial adversaire. Dans la vie privée, il était facile et poussait même souvent l'indulgence jusqu'à la faiblesse. Ecoutez ensuite Marmont, plus porté à justifier sa trahison qu'à louer Napoléon : La nature lui avait donné un cœur reconnaissant et bienveillant, je pourrais même dire sensible. Cette assertion contrariera des opinions établies mais injustes. Le même auteur ajoute plus loin : Bonaparte était l'un des hommes les plus faciles à toucher par des sentiments vrais, et pour confirmer cette opinion bien arrêtée chez lui, Marmont dit encore : Bonaparte cachait sa sensibilité, en cela bien différent des autres hommes qui affectent d'en montrer, sans en avoir. Jamais un sentiment vrai n'a été exprimé en vain devant lui et sans le toucher vivement. Bourrienne, qui e saurait être soupçonné de partialité quand il parle de la générosité de l'Empereur, avoue que Napoléon ne refuse une grâce que quand il ne peut faire autrement. De son côté, Thibaudeau nous a transmis ces paroles recueillies de la bouche e Joséphine : Il est plus faible et plus sensible qu'on ne le croit. — Tout ce que je sais de lui, dit la duchesse d'Abrantès, prouve une grande âme, oublieuse des injures. Même jugement est porté par le duc de Bassano : Son cœur, naturellement bon, le portait à la clémence. Il n'est pas un de ceux qui l'approchaient, grands ou petits, qui me démentira. Le général Rapp nous apporte à peu près le même témoignage : Il avait beau chercher à se montrer sévère, la nature était plus forte, sa bonté l'emportait toujours... Jamais homme ne fut plus enclin à l'indulgence et plus sensible à la voix de l'humanité.

Le duc de Vicence n'est pas moins affirmatif : Napoléon pardonnait généreusement les offenses qui lui étaient personnelles... son équité naturelle le portait à réparer, par une action généreuse, le chagrin qu'il avait causé. A son tour, M. de Bausset affirme que, le premier moment passé, Napoléon revenait toujours et faisait grâce... — Il ne pardonnait rien aussi facilement, dit le duc de Rovigo, que les torts que l'on avait eus envers lui personnellement. Enfin, en 1814, le baron Fain nous le montre aux prises avec les supplications d'une famille implorant une grâce, et nous dit : Napoléon ne savait pas résister à ces cris de miséricorde, des rémissions éclatantes et nombreuses attestent assez sa clémence... A l'ile d'Elbe, parlant à Fleury de Chaboulon de sa rentrée possible en France, l'Empereur, abandonné et déjà trahi par ses meilleurs amis, s'écrie : Je ne punirai personne, je veux tout oublier. Et quand, revenu aux Tuileries le 20 mars 1815, il reçoit, à la fois, signés par les mêmes préfets ou fonctionnaires, des actes d'adhésion au régime impérial restauré et des assurances de fidélité adressées à Louis XVIII en fuite, l'Empereur pris de pitié pour ces ingrats qu'il a jadis comblés, se contentera de hausser les épaules en disant : Voilà bien les hommes, il faut en rire pour ne pas en pleurer. Et, joignant l'action aux paroles, il replaça près de sa personne la plupart des chambellans, des écuyers et des maîtres de cérémonies qui l'entouraient en 1814.

Ces appréciations concordantes, quoique puisées à des sources diverses, nous montrent-elles un despote inflexible et farouche ?

Et d'abord, fut-il donc bien inexorable, celui qui, sous les pas de ses armées victorieuses, pouvait broyer les trônes des anciennes monarchies de l'Europe ? N'a-t-il pas fait preuve de générosité en permettant aux souverains de Prusse et d'Autriche de régner encore sur les royaumes qu'il leur avait conquis ? Combien à deux reprises n'a-t-il pas été magnanime envers l'empereur de Russie, alors qu'à Austerlitz et à Tilsitt il n'avait qu'à vouloir pour ruiner la puissance moscovite ? On dira que la sentimentalité n'a rien à voir ici, l'abus de la victoire ne provenant le plus souvent que d'un manque d'intelligence. — et que tous ces actes d'apparente magnanimité, plus réfléchis que spontanés, ne révèlent qu'un calcul politique inspiré et dicté par l'esprit de gouvernement.

Soit. Mais celui qui possède et applique de telles qualités de prévision, de sagesse, de pondération, n'est-il pas à peu près le contraire d'un conquérant infatué, brutal et tyrannique ?

Si l'on veut trouver des âmes intraitables, sans générosité, sans élévation, c'est vers les souverains dont, bien des fois, Napoléon avait tenu la destinée entre ses mains, qu'il convient de tourner les yeux. C'est de ces souverains, assemblés en congrès à Châtillon, que l'Empereur disait en 1814 à Caulaincourt, son ambassadeur : Ces gens-là ne veulent pas traiter... les rôles sont changés ici... ils ont mis en oubli ma conduite envers eux à Tilsitt... je pouvais les écraser alors... ma clémence a été de la niaiserie... un écolier eût été plus habile que moi.

Napoléon, qui a toujours été accessible aux prières de ses ennemis vaincus, c'est incontestable, aurait-il donc réservé pour sa patrie les effets d'une tyrannie implacable ?

Dès son arrivée au pouvoir, voici le premier soin que Napoléon s'impose : clore la Révolution et réunir sous le seul nom de Français ceux qui, depuis dix ans, ne se connaissaient que sous lés appellations haineuses d'émigrés, de terroristes, de jacobins, de royalistes. Les portes de la France, rouvertes à plus de quatre-vingt mille familles, attestent éloquemment cette préoccupation du Premier Consul.

Il fit plus, il répandit aussi bien ses faveurs sur ses amis que sur ses ennemis de la veille : Napoléon, dit Azaïs, ne songea qu'à rapprocher de sa personne et à confier les emplois éminents aux hommes remarquables qui n'avaient pas craint de combattre ses projets et de s'opposer à son élévation. Tel qui redoutait sa vengeance fut choisi par lui-même pour' devenir son appui.

Les principes du Premier Consul furent aussi ceux de l'Empereur c'est par de rares unités que l'on compte les personnes qui, parmi les quarante-cinq millions de ses sujets, ont été contraintes par ses ordres à quitter le sol de la patrie. Et c'est par unités plus rares encore qu'il faudrait compter celles qui, de leur plein gré, abandonnèrent la France, cette terre d'abomination et de despotisme, comme l'appelaient les ennemis de Napoléon.

D'innombrables enfants de la patrie, qui, émigrés depuis dix ans, furent rappelés par Napoléon dans leurs foyers qu'ils n'eurent plus à quitter désormais, attestent que, sous le gouvernement de l'Empereur, la France devait être habitable.

En résumé, ce que Napoléon a été pour ses ennemis vaincus, il le fut encore bien plus pour ses sujets. Ainsi que mille faits le démontrent, en tout temps, hésitant à punir, jaloux d'exercer la justice, atteignant les extrêmes limites de l'indulgence, il ne cessa ramais de donner des preuves de sa sensibilité, à laquelle se mêlait d'ordinaire une sorte de bonhomie.

 

II

 

Voyons d'abord quelle fut l'attitude de Napoléon à l'égard des personnes qui lui furent notoirement hostiles, soit à son avènement, soit pendant la durée de son règne.

Voici d'abord Gohier, le président du Directoire, au 18 brumaire : Environ deux ans après le 18 brumaire, Joséphine me fit sortir de ma retraite, et me fit nommer consul général de France en Hollande... J'ai fait, ainsi que je le devais, tout ce que mon zèle me permettait pour faire respecter le gouvernement de Napoléon. C'est en ces termes, après avoir exhalé tout le fiel dont son âme était saturée, que cet ancien directeur termine ses mémoires.

Carnot s'était tenu, rapporte Miot de Mélito, depuis l'avènement de Napoléon à l'Empire, dans une opposition prononcée contre son gouvernement... En 1809, se trouvant endetté, il adressa à l'Empereur une demande de secours par l'intermédiaire du ministre de la guerre. (Lettre de Napoléon du 17 juin 1809.)

Afin, dit Méneval, de ménager la susceptibilité de son ancien ennemi, l'Empereur eut la délicatesse de faire payer à Carnot l'arriéré de ses appointements de général, ce qui produisit une somme supérieure à ses besoins, et de plus il reçut une pension de dix mille francs comme ancien ministre.

Lors de la dernière campagne d'Italie, le général Clarke fut envoyé par le Directoire près de Bonaparte pour observer sa conduite en secret et correspondre à ce sujet avec le Directoire. Il était même autorisé, dit Arnault, à s'assurer de sa personne, si cela était possible. Il fut deviné dès son arrivée. Napoléon, qui, selon Bourrienne — et ainsi que cela ressort des documents officiels avait été parfaitement au courant du rôle de Clarke, va-t-il chercher à nuire à ce général tombé un peu plus tard en disgrâce ? Nullement. Il sera son défenseur et son protecteur dévoué.

Je ne cherche pas, écrit-il au ministre des relations extérieures, s'il est vrai que ce général ait été envoyé dans l'origine pour me servir d'espion ; si cela était, moi seul aurais le droit de m'en offenser, et je déclare que je lui pardonne... Il ne convient pas à notre dignité qu'il tombe dans la misère et se trouve proscrit et disgracié.

A titre de complément, disons que le 18 brumaire consommé, Napoléon tira Clarke d'une petite terre, où il vivait près de Strasbourg, et l'appela par le télégraphe près de sa personne. Il lui rendit son bureau topographique, le logea, l'établit aux Tuileries... il le nomma plus tard ambassadeur, le fit gouverneur de Vienne, de Berlin, ministre de la guerre, duc de Feltre ; puis, à l'époque du mariage de sa fille, il la dota sur sa cassette.

D'autres encore, dont les fortunes ont été diverses furent, en un temps, hostiles à Napoléon : Davout, en Egypte, était lié avec tous ceux qui faisaient état d'être les ennemis de Bonaparte. On sait la faveur que l'Empereur lui prodigua, les dotations considérables dont il fut gratifié, jointes aux titres de prince d'Eckmühl et de duc d'Auerstaedt. Ensuite, c'est le colonel Mouton, devenu tout de même comte de Lobau, qui s'était montré contraire à l'élévation de Napoléon au trône impérial. Mouton, le jour de la proclamation de l'Empire, s'écria : Silence dans les rangs ! au moment où ses soldats voulaient acclamer le nouveau régime. C'est le colonel Foy, refusant son vote à l'Empire, et compromis dans l'affaire Moreau et Pichegru, nommé quand même général de brigade, puis général de division, et recevant à son retour de Portugal une gratification de vingt mille francs. C'est M. de Colbert, qui, après avoir pris ouvertement en Egypte le parti de Kléber contre Bonaparte, fut comblé de bienfaits, et devint général. C'est un ami de Moreau, le général Dessoles, dont Napoléon disait en 1805 : Il tient des propos fort extraordinaires qui montrent l'existence d'une petite clique aussi envenimée que lâche. Dessoles donna sa démission, ce qui ne l'empêcha pas d'obtenir, en 1808, une division en Espagne. Il demanda de nouveau son rappel. Puis, l'Empereur, qui ne se lassait pas, le nomma chef d'état-major d'une armée en 1812. Dessoles quitta encore une fois l'armée, sous prétexte de santé, et attendit avec la clique envenimée le retour des Bourbons, dont il devint le ministre de la guerre.

On a mené grand bruit des prétendues persécutions dont auraient été accablés Joseph Chénier et Charles Nodier. Le premier, malgré ses écrits contre l'Empereur, fut inspecteur général de l'Université impériale ; Napoléon lui paya ses dettes et lui fit une pension. La seconde de ses victimes ne dédaigna pas de porter la livrée impériale, en acceptant la place de secrétaire du gouverneur de l'Illyrie. Mentionnons encore, à côté d'eux, M. Dufresne, qui, malgré ses attaches connues avec les Bourbons, fut le premier ministre des finances de Bonaparte. Après sa mort, son buste fut placé au ministère, par ordre de Napoléon.

D'ailleurs, la liste serait interminable des pseudo-martyrs, ennemis avérés des institutions napoléoniennes, dont les souffrances ne furent révélées qu'à la chute de l'Empire, et qui, pendant toute sa durée, vécurent grassement des libéralités du tyran. On ne s'en étonnera pas, quand on se souviendra que Napoléon, ainsi que nous l'avons signalé, avait presque la manie de choisir ses collaborateurs parmi ses adversaires.

Du reste, l'histoire de Bernadotte est typique. Avant, pendant, et l'on pourrait dire après l'Empire, Bernadotte fut l'ennemi de Napoléon. Il fut hostile au 18 brumaire, et sut durant cette journée garder l'expectative. En sa qualité d'ancien ministre de la guerre du Directoire, il s'apprêtait à jouer un rôle important, au cas où Bonaparte échouerait dans son entreprise. Le lendemain, il daigna apporter son concours, mais il conserva au fond de son cœur le désir d'occuper la première place dans l'Etat, désir attisé sans relâche par une jalousie sourde contre Napoléon qui venait de réussir.

Tous les contemporains, Mme de Staël, Fouché, Chateaubriand, Thibaudeau, Bignon, Marmont, Savary, Marbot, vous diront que Bernadotte fut de toutes les conspirations, même de celles où il ne s'agissait de rien moins que de se défaire de la personne de Napoléon. La correspondance de celui-ci prouve qu'il n'ignorait rien de ces menées coupables.

Ce qu'a fait l'Empereur pour Bernadotte, tout le monde le sait : il fut l'un des premiers maréchaux et grands officiers de l'Empire, il fut prince de Ponte-Corvo, pourvu de dotations fabuleuses.

Si l'excès des largesses et de l'indulgence dont Bernadotte fut l'objet semble surprenant, l'explication s'en trouvera encore dans des questions sentimentales. Bernadotte a pour femme Désirée Clary, la première fiancée recherchée par Napoléon ; de ce fait, il est le beau-frère de Joseph Bonaparte. Si Napoléon n'avait obéi qu'à son intérêt particulier, qui lui commandait peut-être de conserver près de lui un général de quelque valeur, il se fût complu de maintenir Bernadotte dans une demi-obscurité où la Suède ne serait certainement pas venue le chercher. L'Empereur, en agissant ainsi, se serait épargné à lui-même le témoignage de l'ingratitude la plus noire ; il aurait épargné à la France la honte de voir un de ses enfants au premier rang des ennemis de la patrie.

On peut mentionner ici que le général Simon et le colonel Pinoteau, compromis dans le complot de l'armée de l'Ouest, détenus pour ce fait à l'île de Ré, furent graciés par l'Empereur et reprirent tous deux du service : le colonel devint général, et le général mourut pensionnaire de l'Empire.

Examinons à présent quelle fut la conduite de l'Empereur vis-à-vis des fautes graves commises par ses généraux dans le service. Le général Solignac, dans l'exercice de son commandement, s'était rendu coupable de détournements dont le total n'était pas évalué à moins de six millions ; Napoléon écrit à ce sujet : J'ai destitué le général Solignac. Vous lui notifierez sa destitution et vous lui notifierez que l'Empereur, qui ne veut pas outrer les mesures de sévérité, voudra bien ne pas aller plus loin si ces sommes sont promptement rétablies dans la caisse de l'armée ; mais que, si le général Solignac tarde à le faire, il sera traduit devant une commission militaire, comme ayant détourné à son profit des fonds destinés à l'entretien et à être la récompense du soldat...

Ce général avait, parait-il, la restitution difficile, car il ne fallut pas moins de trois lettres de l'Empereur pour le décider à s'exécuter.

Il convient d'ajouter qu'en 1815 le général Solignac fut un des premiers à demander à la Chambre des représentants l'abdication de l'Empereur.

Dans le même ordre d'idées, Masséna n'eut pas davantage à se plaindre de Napoléon, qui écrivait : Masséna est un bon soldat, mais entièrement adonné à l'amour de l'argent ; c'est là le seul mobile qui le fait marcher, même sous mes yeux. C'était d'abord par de petites sommes ; aujourd'hui des milliards ne suffiraient pas...

Le duché de Rivoli et la principauté d'Essling, telles furent les punitions octroyées par Napoléon à son lieutenant, plein de mérite d'ailleurs sur le champ de bataille.

Chaque personnalité, chaque circonstance ramènent sous la plume de l'Empereur les mêmes sentiments, la même atténuation chez lui du premier mouvement qui aurait dû le porter, logiquement, à sévir d'une façon exemplaire.

Gouvion Saint-Cyr croit devoir quitter son poste, en pleine campagne, avant l'arrivée du maréchal Augereau désigné pour le remplacer ; Napoléon écrit : S'il a quitté l'armée sans autre autorisation et sans avoir remis le commandement à un maréchal, vous donnerez ordre qu'il soit arrêté. Epargnez-lui ce désagrément si vous le pouvez, et faites-lui connaître combien cette conduite est extraordinaire.

Belliard, plutôt que d'obéir, donné sa démission : Répondez, mande l'Empereur à Berthier, au général Belliard que vous n'avez pas mis sa lettre sous mes yeux ; qu'il avait sans doute perdu la tête quand il me l'a écrite, qu'offrir sa démission pour ne pas avoir exécuté mes ordres, c'est déclarer qu'on ne veut pas obéir ; que c'est avoir encouru la peine capitale ; que ces trois mille hommes et douze cents chevaux auraient pu sauver l'armée du Midi... Que par égard pour ses anciens services et par l'amitié que vous lui portez, vous n'avez pas laissé connaître à l'Empereur ces phrases inconvenantes de sa lettre, et que vous vous êtes borné à me dire que mes ordres avaient été exécutés... Ainsi, non seulement, dans cette circonstance, Napoléon recule devant une répression, mais encore, pour l'éviter, il consent à laisser dire que son autorité a été méconnue, que Berthier lui a menti !

En 1813, à propos de la défense de la place de Thorn : ... Ecrivez au général Poitevin pour lui faire comprendre combien sa défense a été irrégulière, et qu'on avait lieu d'attendre mieux de lui. Vous lui direz que je n'ai pas cependant voulu le faire mettre en jugement et que je le renvoie à son service.

En 1809, alors qu'il était commandant de l'armée de Portugal, Soult eut un jour la fantaisie de devenir roi de ce pays. De son autorité privée, il réunit à Oporto une assemblée pour faire prononcer la déchéance de la maison de Bragance et demander à l'Empereur un nouveau souverain en indiquant, bien entendu, que le choix de Soult serait le mieux accueilli.

Quel fut le châtiment infligé à Soult, en raison de ces combinaisons ultra-militaires dont le moindre défaut, signale Marbot, était d'introduire dans l'année un élément de division tout au profit de l'ennemi. Napoléon, après avoir fait des remontrances sévères à Soult, termine sa lettre ainsi : Toutefois, après avoir longtemps hésité sur le parti que je devais prendre, l'attachement que j'ai pour vous et le souvenir des services que vous m'avez rendus à Austerlitz et dans d'autres circonstances m'ont décidé ; j'oublie le passé, j'espère qu'il vous servira de règle ; et je vous confie le poste de major général de mon armée d'Espagne.

 

III

 

Devant toutes ces preuves irréfutables de la bonté foncière de l'Empereur, peut-être alléguera-t-on que, pour agir de la sorte, il avait sans doute besoin des services de généraux difficiles à remplacer. Cette supposition ne manquerait pas d'une certaine consistance, si Napoléon n'avait été faible que pour ses généraux ; or, nous allons constater les mêmes dispositions généreuses à l'égard des subalternes, des officiers, voire des simples soldats.

Quand le capitaine Daugier, des marins de la garde, veut donner sa démission, Napoléon écrit au ministre de la marine : Il n'y a donc plus de sang français dans les veines ? Je vous renvoie la lettre du capitaine Daugier, vous lui direz que vous ne l'avez pas envoyée, car je ne saurais dire ce que je ferais...

Deux officiers, destitués pour avoir joué de l'argent avec des soldats, adressent une réclamation au général en chef : Voulant prendre en considération, dit le général Bonaparte, la situation de ces officiers, mon intention est que vous les mettiez tous les deux, avec les appointements et le grade de capitaine, dans une place, et si, à la fin de la campagne, ils ont maintenu une bonne discipline, je pourrai les attacher à une demi-brigade.

Le ministre proposant de réformer le chef de brigade Moreau : Avant de le destituer, écrit Bonaparte, il faudrait lui trouver un commandement de place dans son grade.

Un officier est signalé pour avoir des rapports avec Hyde de Neuville, l'un des plus fameux et des plus incorrigibles conspirateurs royalistes. L'Empereur en avise le général Moncey en ces termes : Le chef d'escadron Clément se trouve compromis et dénoncé par un préfet ; faites-m'en connaître votre opinion. Dans tous les cas, il serait bon de placer ailleurs cet officier, puisqu'il a des intelligences avec ce misérable Hyde.

Un aide de camp du vice-roi d'Italie a perdu les dépêches de l'Empereur ; c'est là un fait assurément grave, dont l'auteur ne s'attendait pas à être quitte à bon compte : Votre aide de camp Bataille m'a perdu mes dépêches, dit Napoléon ; il mérite d'être puni ; mettez-le pour quelques jours aux arrêts : un aide de camp peut perdre en route ses culottes, mais il ne doit perdre ni ses lettres ni son sabre.

Sa manière d'agir est identique avec les militaires de l'ordre le plus inférieur ; en voici quelques exemples :

Ecrivez au caporal Bernaudat, du 13e de ligne, qu'il ne boive plus et qu'il se comporte mieux. Il paraît que la croix lui a été donnée parce que c'est un brave. Il ne faut pas, parce qu'il aime le vin, la lui ôter. Faites-lui sentir cependant qu'il a tort de se mettre dans un état qui avilit la décoration qu'il porte.

Le grand chancelier de la Légion d'honneur propose le renvoi dans ses foyers d'un légionnaire, sergent dans une compagnie de réserve, où il est devenu dangereux par son insubordination et sa mauvaise conduite. Le grand chancelier, répond Napoléon, lui écrira pour lui enjoindre de se mieux conduire à l'avenir.

M. de Lacépède rend compte du renvoi en France, sous escorte, d'un militaire décoré pour action d'éclat, mais que son insubordination a fait exclure du régiment auquel il appartenait. Puisque cette décoration lui a été donnée par une action d'éclat, je ne veux pas la lui ôter. Mais tâchez de concilier les intérêts de ce brave avec la discipline.

Vous avez dans les vélites un nommé Galuppo, de Chiavari, qui a écrit à son père qu'il était maltraité dans la garde, qu'on lui donnait de la soupe et du pain noir comme aux chiens, et le soir des fèves gâtées. Napoléon va-t-il appeler les rigueurs du colonel sur cet homme, va-t-il seulement recommander de le punir d'abord, selon le règlement ? Point. Il se contente de terminer sa lettre par ces mots : Savoir ce que c'est que ce jeune homme.

Un soldat avait été renvoyé de son corps pour inconduite : Je reçois, écrit Napoléon, votre rapport du 11, relatif au sieur Gautier, chasseur au 16e d'infanterie légère. Je ne doute pas qu'il ne tienne ce qu'il vous a promis. Renvoyez-le à son corps, où j'espère qu'il méritera bientôt de l'avancement. Ecrivez dans ce sens au colonel.

Cependant, comme il faut nous borner, nous achèverons de démontrer la force des instincts généreux de Napoléon envers les militaires de tout ordre, en relatant un fait qui concerne de simples soldats, mais anglais ceux-ci, et prisonniers en France. C'est l'Empereur lui-même qui va nous le raconter en entier : Lors de mon passage à Givet un détachement de prisonniers anglais a travaillé à rétablir un pont volant. Parmi ceux-là, j'ai remarqué le zèle et l'activité de huit ou dix de ceux qui, spécialement, se sont jetés dans un batelet pour aider à la manœuvre du pont. Donnez ordre que l'état des dix hommes qui se sont le plus distingués dans cette circonstance soit dressé, que les hommes soient habillés à neuf, et qu'on remette à chacun cinq napoléons avec un ordre de route pour Morlaix, où ils seront remis au Transport-office, en faisant connaître la raison de leur délivrance...

 

IV

 

Dira-t-on que l'Empereur avait une faiblesse toute particulière à l'égard des militaires ? Pour répondre à cette observation, nous allons continuer nos investigations dans toutes les classes de l'ordre civil.

Ainsi qu'on l'a vu dans la première partie de cet ouvrage, Bourrienne avait été le condisciple de Bonaparte à l'école de Brienne ; on a vu aussi, pendant toute la période des débuts, Napoléon resserrer avec empressement les liens de leur camaraderie. Bourrienne fut le secrétaire intime du général en chef de l'armée d'Italie et de l'armée d'Egypte, comme il le fut plus tard du Premier Consul. Bourrienne, qui se croyait sans doute inamovible de par l'amitié de son camarade d'enfance, apportait dans ses fonctions des habitudes de tripotage impudent.

Ce secrétaire est à vendre, mandait-on à Louis XVIII. De fait, il touchait de l'argent de toutes mains, et des fournisseurs militaires, et de Fouché, ministre de la police qui lui donnait 25.000 francs par mois pour espionner Bonaparte, et sans doute des agents royalistes.

Quand la maison Coulon frères, fournisseur de l'équipement de la cavalerie, fit une faillite de trois millions, il éclata au grand jour que Bourrienne était l'associé de ces fournisseurs. Compromis par les agissements de son secrétaire intime, que fit Napoléon ? D'arrêter Bourrienne, il ne fut pas question. Forcément, il le renvoya, mais avec quels ménagements, avec quelles préoccupations de sauvegarder autant que possible, l'honneur de son ami : Faites solder, écrit-il au trésorier du gouvernement, les appointements du citoyen Bourrienne ; il n'est plus employé près de moi à compter de ce jour, étant promu à d'autres fonctions.

La disgrâce de Bourrienne ne fut pas de longue durée. Le 22 mars 1805, l'Empereur le nommait ministre plénipotentiaire à Hambourg. Dans ce nouveau poste, Bourrienne ne tarda pas à recommencer ses exactions. Il fit pis encore, il trahit au profit des Bourbons la cause de l'Empereur, son bienfaiteur. Il a eu le téméraire orgueil d'écrire lui-même dans ses mémoires : Quand Louis XVIII m'aperçut à Saint-Ouen, il me dit : Ah ! monsieur de Bourrienne, je suis heureux de vous voir. Je sais les services que vous nous avez rendus à Hambourg ; je vous en témoignerai avec plaisir ma reconnaissance.

Et Napoléon a connu en leur temps, les trafics, les manœuvres et la trahison de Bourrienne. La preuve en est partout dans sa correspondance : Il me revient que le sieur Bourrienne a gagné sept ou huit millions à Hambourg en délivrant des permis et en faisant des retenues arbitraires... — Tâchez de découvrir toutes les friponneries de ce misérable Bourrienne afin que je puisse lui faire restituer ce qui ne lui appartient pas. — Je vous envoie des pièces très importantes sur le sieur Bourrienne. Tout me porte à croire que cet individu a des intrigues suivies avec Londres.

Les menaces furent les seules armes employées par Napoléon contre Bourrienne. Cédant aux plus nobles faiblesses du cœur, jamais il ne consentit à porter la main sur son ancien camarade.

Ici, l'on ne dira pas que l'Empereur agissait de la sorte parce qu'il avait besoin d'hommes de valeur dans son gouvernement ; il est à supposer qu'on eût trouvé facilement en France, pour l'envoyer à Hambourg, quelqu'un qui aurait pu sans peine mieux remplir son mandat que cet incurable intrigant.

On pourrait presque arrêter là l'énumération des actes de générosité de l'Empereur, la preuve semblant décisive. ais l'historien ne doit pas oublier que Napoléon se trouve, devant la postérité, dans la situation d'un homme qui serait publiquement accusé d'être un malfaiteur. Un mot a suffi pour déshonorer cet homme ; il faudra cinquante témoins pour le réhabiliter. Nous devons donc encore évoquer d'autres témoignages, afin que la démonstration soit à jamais définitive. Elle va ressortir de tous les actes, grands et petits, de la vie de l'Empereur.

S'agit-il d'un détenu, accusé d'avoir proféré des propos injurieux contre le Premier Consul ? voici sa décision : Renvoyé au ministre de la police pour le faire mettre en liberté, s'il n'y a aucune plainte sur son compte.

Du moins fut-il inflexible à l'occasion du procès Moreau, Pichegru et Georges, sur lequel nous reviendrons tout à l'heure, car il est une des assises principales du système de dénigrement dirigé contre Napoléon ? Lisez en quels termes il accorde la grâce de Polignac, condamné à mort : Nous n'avons pu nous défendre d'être touché de la douleur de Mme Armand de Polignac. Nous nous sommes d'ailleurs souvenu que nous avons été lié avec ce jeune homme au collège, dans les premiers jours de l'enfance, et il n'est pas étonnant qu'il l'ait oublié dans l'attentat inouï où il s'est laissé égarer, puisqu'il a oublié les devoirs qui, dans toutes circonstances, doivent être présents à tout Français envers sa patrie.

Le matin même de l'exécution des condamnés, à la demande du général Rapp évoquant le spectacle de toute une famille en larmes, il accorde la grâce de Russillon, aide de camp et ami de Pichegru.

Enfin, c'est à Georges lui-même, et à ses complices, qu'il fait offrir leur grâce. Si invraisemblable qu'il paraisse, ce trait de générosité ne peut être mis en doute, si l'on considère la date où il a été rendu public, le 27 janvier 1815, époque à laquelle on vantait peu les qualités morales du prisonnier de l'ile d'Elbe. L'un des serviteurs les plus zélés du tyran, dit le Journal des Débats, pénétra par ses ordres dans le cachot des royalistes, la veille de l'exécution, il les trouva en prières : saisi de respect, il s'adressa à Georges et lui offrit, de la part de son maitre, des emplois brillants à l'armée, pour lui et ses compagnons.

 

V

 

En présence d'une femme faisant appel à sa sensibilité, on le voit toujours s'attendrir.

A la pétition d'une dame Primavesi, dont le mari, banquier, est détenu, Napoléon répond :

Malgré les torts de Primavesi, je veux bien lui accorder la liberté. Il lui sera enjoint d'être désormais circonspect et plus prudent.

Lorsqu'à Berlin, en 1806, le prince de Hatzfeld, au mépris de son rôle de parlementaire, fut pris, à l'aide d'une de ses propres lettres, en flagrant délit d'espionnage, une cour martiale était réunie, la sentence capitale n'était pas douteuse, et devait recevoir son exécution le jour même. Quelques heures avant le jugement, la princesse de Hatzfeld parvint à pénétrer jusqu'auprès de l'Empereur, qui raconte ainsi la scène à l'Impératrice :

Lorsque je montrai à Mme d'Hatzfeld la lettre de son mari, elle me dit en sanglotant, avec une profonde sensibilité, et naïvement : Ah ! c'est bien là son écriture ! Lorsqu'elle lisait, son accent allait à l'âme ; elle me fit peine. Je lui dis : Eh bien, madame, jetez cette lettre au feu, je ne serai plus assez puissant pour faire punir votre mari. Elle brûla la lettre et me parut bien heureuse. Son mari est depuis fort tranquille : deux heures plus tard, il était perdu. Tu vois donc que j'aime les femmes bonnes, naïves et douces, mais c'est que celles-là te ressemblent.

Le récit précédent se complète par celui que fait d'autre part Napoléon à la princesse de Prusse :

... J'ai été touché de la position de Mme de Hatzfeld. Toutefois, je lui ai même évité les désagréments d'un jugement, et lui ai remis sa peine et la pièce de conviction. Il est vrai que la douceur et la peine profonde de Mme de Hatzfeld m'ont forcé à ce que j'ai fait... Nous espérons que la haute courtoisie de la réponse ci-après, faite par Napoléon à la lettre de remerciements que lui écrivit Mme de Hatzfeld, satisfera les plus exigeants en matière de délicatesse : J'ai lu avec plaisir votre lettre. Je me souviens aussi avec plaisir du moment où j'ai pu finir toutes vos peines. Dans toutes les circonstances qui pourront se présenter où je pourrai vous être utile, vous pourrez accourir à moi, et vous me trouverez aise de vous être agréable.

En Espagne, en 1808, le duc de Saint-Simon, émigré français, pris les armes à la main, fut condamné à mort, et ne dut la vie qu'aux larmes de sa fille se jetant aux genoux de l'Empereur.

Sa clémence ne s'éveillait pas seulement quand des femmes et des filles éplorées se mettaient à ses pieds, elle s'étendait encore sur des actes qui ne provoquaient pas de grande émotion.

A propos de la commission du protocole, qui commet bévues sur bévues, l'Empereur écrit à Champagny : C'est la centième bêtise qu'elle me fait. Le sieur... est une trop vieille bête pour se mêler de mes affaires. Qu'il reste pensionnaire des relations extérieures, et qu'il ne se mêle de rien.

Au sujet du ministre de France à Bade, marié selon son cœur et non selon les convenances diplomatiques, Napoléon écrit au ministre des relations extérieures : ... Prévenez ce ministre de donner sa démission, je l'emploierai d'une autre manière à l'intérieur. Cette femme est trop déshonorée, et, s'il la faisait venir en cachette, il s'exposerait à un affront.

Un Napoléon compatissant aux petites faiblesses humaines de ses fonctionnaires, quelle antithèse avec l'homme intolérant que certains écrivains se sont plu à dépeindre !

Quand l'ordonnateur Jacqueminot quitte son poste à l'armée, sans attendre son successeur, au lieu de sévir, Napoléon écrit au ministre de la guerre : ... Si je ne m'étais pas ressouvenu des services de son père, sénateur, je l'aurais mis à l'ordre de l'armée et déshonoré. Faites comprendre au sénateur le danger que son fils a couru et le mauvais préjugé que cela laisse dans mon esprit.

A propos d'artistes des théâtres subventionnés qui, au mépris de leurs engagements, sont allés en Russie, Napoléon écrit à son ambassadeur : Plusieurs artistes se sont sauvés de Paris pour se réfugier en Russie. Mon intention est que vous ignoriez cette mauvaise conduite. Ce n'est pas de danseuses et d'actrices que nous manquerons à Paris.

On n'a sans doute pas oublié le ministre de la guerre Aubry, qui se montra, en 1794, si nettement hostile à Bonaparte et qui n'hésita pas à lui enlever le grade de général d'artillerie. Le ressentiment du souverain aboutit au décret suivant : Article premier. Il est accordé à la veuve du général de division d'artillerie Aubry une pension de deux mille francs...

La gestion du Trésor public était, de toutes les affaires, celle où l'Empereur exigeait la régularité la plus parfaite ; non seulement il y apportait les scrupules d'une haute intégrité, mais encore il mettait son orgueil à y prévenir les à-coups qui fussent de nature à. ébranler la réputation solide des finances françaises. On peut s'imaginer quelle fut sa stupeur lorsque, après Austerlitz, il apprit qu'une crise financière s'était déclarée à Paris, par suite d'un prêt désastreux de quatre-vingt-cinq millions, consenti à des fournisseurs de vivres militaires, par Barbé-Marbois, ministre du Trésor public.

Traduire un tel ministre en jugement ne serait, en tous pays, que l'affaire d'un trait de plume. Chez Napoléon, il n'en va pas ainsi.

De retour à Paris, il se borne à destituer ce ministre pour le moins imprudent ; et encore remarquez en quels termes modérés il fait connaître sa décision : ... J'ai ôté le portefeuille à Marbois ; il m'a fait des choses qui ne peuvent se concevoir ; je le crois toujours honnête homme, mais influencé par des fripons.

Deux ans après, l'Empereur réhabilita son ancien ministre et lui donna une preuve de la confiance qu'il avait dans sa probité en le nommant premier président de la Cour des comptes. Il le fit entrer plus tard au Sénat.

Fidèle à la règle de conduite que s'imposèrent la plupart de ceux ayant toujours bénéficié de la générosité de Napoléon, Barbé-Marbois se fit un devoir de concourir avec zèle, en 1814, à la chute de l'Empereur.

 

VI

 

Napoléon a-t-il été en toutes les circonstances, sans exception, l'homme que nous venons de mettre en évidence dans les chapitres précédents ? Nous ne voulons pas le prétendre. N'a-t-il jamais commis d'injustices ? Nous ne le croyons nullement.

La vérité est également éloignée des attaques systématiques contestant à l'Empereur tout sentiment humain, et des arguments fanatiques qui lui supposent le privilège de vertus surhumaines,

A ceux qui ont nié toute générosité, nous répondons, preuves en main : Napoléon fut généreux. Et nous ajoutons : Il était presque impossible qu'il manquât de générosité.

Un monarque, né sur les marches du trône, élevé par des courtisans, accoutumé à ce que tout désir tombé de ses lèvres devienne une réalité, ignore ce qu'est la souffrance des déshérités, comme il ignore aussi de quelle somme de labeurs, de privations et de tourments chaque homme paye sa position sociale. Celui-là, inconscient de l'étendue du mal qu'il fait, peut, sans réflexion, briser des situations péniblement acquises, et rester insensible aux prières des malheureux. Mais le souverain arrivé à la dignité suprême après être parti, adolescent, d'un foyer pauvre et attristé, n'emportant dans son cœur que le souvenir des misères de ses parents et l'espérance de leur venir en aide à travers les écueils et les privations que lui signale tendrement une mère éprouvée, celui-ci, à moins d'être une brute et un monstre, sera sensible aux amertumes, aux douleurs, aux désespoirs des autres.

Que Napoléon ait commis des injustices, qu'il en ait laissé commettre ou même qu'il en ait été commis à son insu dont il soit responsable de par sa qualité de chef, nous le reconnaissons volontiers, encore une fois. Mais n'est-ce pas là le sort de tout homme investi d'un commandement quelconque ?

Il ne nous en coûte donc pas d'avouer que Napoléon, pour qui nous réclamons les qualités et les défauts d'un être simplement humain, et qui a gouverné dans les conjonctures les plus difficiles où se soit jamais agité un pays, a pu pousser parfois la sévérité jusqu'à l'injustice ; mais il nous faut aussi reconnaître que, envers bien des personnes, sa bonté fut sans bornes.

Nous savons quelle a été constamment sa conduite avec tous les membres de sa famille. Il y a plus et il y a mieux. L'Empereur avait pour certains de ses collaborateurs de la première heure, qu'il avait élevés à de magnifiques positions, une sorte de respect moral, — commandé soit par l'opinion publique, soit par une gratitude exagérée, peut-être par les deux ensemble, — auquel il ne parvenait jamais à se soustraire, souvent au préjudice de ses intérêts personnels et même de ceux de la France.

Désobéissances successives, fautes réitérées, conspirations contre sa personne, rien n'a jamais pu le décider à réprimer, avec la rigueur qu'ils méritaient, les actes criminels de hauts fonctionnaires créés par lui. S'ils ont subi quelques moments de disgrâce, ils ont bientôt été rappelés à d'autres fonctions honorifiques, alors qu'ils auraient dû passer le reste de leur vie dans une retraite méprisée.

Ce côté curieux du caractère de Napoléon est facile à étudier dans sa bienveillance persistante vis-à-vis de Fouché et de Talleyrand, qui n'eurent jamais de rapports ensemble, dit le prince de Metternich, excepté lorsque, tramant quelque conspiration contre l'ordre de choses établi, ils venaient à se rencontrer.

Ils furent, l'un et l'autre, les instruments directs de la chute de l'Empire, sans avoir pour cela attendu 1814, ainsi qu'on va le voir.

On lit dans les Mémoires de Fouché :

Je dis à Napoléon que si le Corps législatif s'arrogeait le droit de représenter à lui seul le souverain, il n'y aurait d'autre parti à prendre que de le dissoudre, et que si Louis XVI eût agi ainsi, ce malheureux prince vivrait et régnerait encore. Me fixant alors avec des yeux étonnés : Mais quoi ! duc d'Otrante, me dit-il, après un moment de silence, il me semble pourtant que vous êtes un de ceux qui ont envoyé Louis XVI à l'échafaud ?Oui, Sire, répondis-je sans hésitation, et c'est le premier service que j'ai eu le bonheur de rendre à Votre Majesté...

Jamais, pensons-nous, le cynisme politique n'a été poussé plus haut ; jamais, non plus, la duplicité effrontée, la conspiration latente, la trahison continuelle ne furent mieux personnifiées que par l'homme dont le duc de Vicence a dit : Fouché fut une des grandes fautes de Napoléon.

Nous trouverons, dès 1800, Fouché, ministre de la police, à la tête du parti qui attendait l'échec de Bonaparte à Marengo, pour tirer la République de la griffe du Corse qui la met en péril.

En 1804, affirme Bourrienne, les appuis secrets donnés aux conspirateurs par la police de Fouché ne m'ont jamais paru douteux.

Selon Fauche-Borel, c'est Fouché qui, malgré les apparences contraires, a sauvé et sauve encore les vrais amis du Roi.

En 1809, autre conspiration, racontée par Fouché lui-même. Les réunions avaient lieu chez la princesse de Vaudémont à Suresnes, où il se réconcilia avec Talleyrand.

En 1810, sous le prétexte de vouloir traiter de la paix, lui, Fouché, sans ordre, sans pouvoir, il envoyait un négociateur à Londres. Et quel était ce diplomate improvisé ? C'était Ouvrard, le fournisseur taré, l'homme de tous les tripotages.

L'étrangeté de l'ambassadeur peut, sous les motifs apparents de sa mission, laisser deviner qu'il avait des pouvoirs très variés, en se rendant dans un pays où l'on rencontrait non seulement les ennemis de la France, mais aussi les ennemis de l'Empereur, les royalistes.

Cette fois, la mesure était comble. Sans vouloir approfondir les dessous de la mission d'Ouvrard, Napoléon destitua Fouché et lui écrivit une lettre dont nous détachons les lignes suivantes : ... Déjà, dans des circonstances importantes, vous avez compromis ma tranquillité et celle de l'Etat... la singulière manière que vous avez de considérer les devoirs de ministre de la police ne cadre pas bien avec le bien de l'Etat... Je suis cependant obligé à une surveillance perpétuelle qui me fatigue et à laquelle je ne puis être tenu... Je ne puis pas espérer que vous changiez de manière de faire, puisque depuis plusieurs années des exemples éclatants et des témoignages réitérés de mon mécontentement ne vous ont pas changé...

Pendant que Fouché faisait ses préparatifs de départ, le malheur voulut que les papiers d'Ouvrard, arrêté, fussent mis sous scellés. Il s'ensuivit que Fouché eut maille à partir avec l'Empereur, et qu'il dut fuir de Paris jusqu'en Toscane pour ne pas être arrêté.

Supplié par Elisa, sa sœur, Napoléon permit à Fouché de vivre dans sa sénatorerie d'Aix, et plus tard, il l'autorise à habiter le château de Ferrières, propriété de l'ancien ministre de la police. Enfin, grâce à l'intercession de Duroc, Fouché obtint la faveur de rentrer au Sénat et de reparaître à la cour impériale.

Une fois cet obstacle franchi, c'était, pour Fouché, un jeu d'enfant de regagner complètement les faveurs de son maître, dont il connaissait les faiblesses de caractère ; en effet, en 1813, il est nommé gouverneur général de l'Illyrie.

La clémence de Napoléon envers ce piteux personnage lui fut encore une fois funeste : Fouché porta un coup désastreux à l'Empereur en décidant Murat à entrer dans la coalition formée contre la France.

Il alla même au quartier général d'Eugène, inviter ce dernier à suivre l'exemple de Murat et à trahir l'Empereur ; heureusement pour l'honneur de l'humanité, le vice-roi ne suivit pas ces perfides conseils.

Pendant le séjour de Napoléon à l'île d'Elbe, tout naturellement Fouché se mit à conspirer contre Louis XVIII. En 1815, après le retour de l'île d'Elbe, l'Empereur, toujours crédule, toujours enclin à ne pas se sépare : des personnes auxquelles il est accoutumé, nomme derechef Fouché ministre de la police générale.

Enfin nous retrouvons Fouché, à la tête du gouvernement provisoire, le, plus acharné à demander l'abdication de Napoléon, décidé à le faire arrêter au besoin. Telle fut la récompense de la mansuétude infatigable de l'Empereur, qui trouva, d'ailleurs, aussi naïf que lui, car Louis XVIII fit de Fouché son ministre.

 

VII

 

La carrière de Talleyrand offre une analogie à peu près complète avec celle de Fouché.

Servir pour mieux tromper, telle sera la devise que l'histoire ajoutera aux armoiries données par l'Empire à ces deux hommes d'Etat.

Le meilleur portrait de Talleyrand sera toujours cette exquise petite miniature où il s'est peint lui-même, lorsqu'il disait à voix basse à Louis-Philippe en lui prêtant serment : Sire, c'est le treizième !

Ministre, prince de Bénévent, archichancelier d'Etat, vice-grand électeur, grand chambellan de l'Empire, le tout avec des dotations qui se chiffraient par millions, tels sont les titres sous lesquels s'abritait celui qui, selon le prince de Metternich, fut constamment porté à conspirer contre l'Empereur.

Dès 1801, dit Fouché, on voit Talleyrand trafiquer des secrets d'Etat. Une somme de 60.000 livres sterling — 1 million 500.000 francs — fut payée par l'Angleterre aux infidèles révélateurs des articles secrets du traité de la France avec la Russie. Après avoir poussé, en 1804, Napoléon à faire arrêter le duc d'Enghien, Talleyrand n'hésitera pas à gémir sur la mort de ce prince qu'il a conseillée, et, nouveau Pilate, à se déclarer étranger à ce qu'il appelle dans son impudent langage plus qu'un crime, une faute.

Pendant toute la durée de son ministère, il considéra, d'après les mémoires de M. de Gagern, sa haute position comme une mine d'or... Qui pourrait dire les sommes qui ont ainsi coulé vers lui de la part des grandes puissances ?

En 1808, accompagnant, à Erfurth, Napoléon qui désirait conclure une alliance avec la Russie, Talleyrand trouva sans doute son intérêt à être le ministre de l'Europe contre la France, au lieu d'être le ministre de l'Empereur contre l'Europe. Avec une audacieuse franchise, il n'a pas hésité à rapporter les premières paroles qu'il adressa à l'empereur Alexandre : Sire, que venez-vous faire ici ? C'est à vous de sauver l'Europe, et vous n'y parviendrez qu'en tenant tête à Napoléon...

Parmi les conspirations qui s'élaboraient dans des rendez-vous nocturnes chez la princesse de Tour et Taxis, on rencontre le complot dont Fouché nous a fait le récit et qui amena la guerre contre l'Autriche en 1809.

Quand on trouve, en 1814, Talleyrand titulaire, non d'un cabanon au bagne, mais des premières dignités de l'Empire, cm est tenté de croire que Napoléon ignorait toutes les félonies, tous les crimes de son ministre. Il n'en est rien. L'Empereur connaissait la conduite de Talleyrand, mais s'était contenté, en souverain indulgent, de lui enlever quelques-unes de ses prérogatives ; car abattre radicalement l'homme qu'il avait élevé au plus haut rang répugnait au tempérament de Napoléon. La preuve du peu de confiance qu'il avait en Talleyrand se trouve partout. Miot de Mélito dit : Il n'ignora pas les concussions de Talleyrand...

Le prince de Metternich rapporte que le 28 janvier 1809, l'Empereur lui parla d'un parti qu'il prétendait exister, à la tête duquel il désigna MM. de Talleyrand et Fouché, et dont le but serait d'entraver la marche du gouvernement.

Dans un entretien avec Rœderer, l'Empereur juge ainsi Talleyrand, le 3 mars 1809 : Je l'ai couvert d'honneurs, de richesses, de diamants. Il a employé tout cela contre moi. Il m'a trahi autant qu'il le pouvait, à la première occasion qu'il a eue de le faire...

Enfin, s'il fallait un témoignage plus concluant encore, nous le trouverions sous la plume de l'Empereur lui-même, qui écrit en 1810 : Pendant que vous avez été à la tête des relations extérieures, j'ai voulu fermer les yeux sur beaucoup de choses. Je trouve donc fâcheux que vous ayez fait une démarche qui me rappelle des souvenirs que je désirais et que je désire oublier.

Nous pensons avoir prouvé indiscutablement que Napoléon connaissait, en tous points, l'hostilité, la cupidité et la déloyauté de Talleyrand.

En voyant exposés, comme ils viennent de l'être, les sentiments de Napoléon vis-à-vis des personnages d'une si révoltante indignité, on en arrive à se demander s'il faut le croire indulgent ou débonnaire.

Evidemment, il ne savait point, dans leurs détails, les faits précis tels qu'ils résultent de la juxtaposition des documents ; mais il avait, les pages précédentes le démontrent, plus que des soupçons sur les actes criminels de ses deux ministres. Dès lors, sa mansuétude constante prouve au moins qu'il était le contraire d'un homme sans conscience, sans entrailles, se plaisant à mortifier, à châtier, à ruiner les fonctionnaires de son gouvernement.

 

VIII

 

Nous pourrions clore ici cette partie de notre travail concernant la générosité de Napoléon, si nous ne voulions éviter le reproche bien légitime d'avoir esquivé à dessein les griefs principaux, sinon les seuls, sur lesquels les détracteurs se sont appuyés pour affirmer que Napoléon avait l'instinct de la cruauté et de la persécution.

Ces griefs sont au nombre de trois : l'exécution à Vincennes du duc d'Enghien, le bannissement de Moreau et l'exil de Mme de Staël.

Le duc d'Enghien fut enlevé de vive force à Ettenheim — grand-duché de Bade — le 15 mars 1804, conduit à Vincennes le 20 mars, jugé par une commission militaire composée d'un général, de cinq colonels et d'un major de gendarmerie, condamné à mort à l'unanimité et fusillé dans les fossés de la forteresse.

Personne ne saurait, croyons-nous, dans le calme de la réflexion, approuver l'enlèvement d'un ennemi en territoire étranger. Il semble que la conscience se révolte davantage quand le prisonnier, une fois jugé, a encouru la peine de mort.

Un acte de ce genre rentre dans la catégorie des crimes dits politiques, pour lesquels l'histoire de tous les gouvernements a des atténuations particulières, résumées sous le nom de raison d'Etat. Les monarchies ne manquent pas de précédents de cette nature. Sans parler des meurtres princiers du règne de Charles VI, des égorgements du règne de Charles IX et de l'assassinat du duc de Guise, on peut y ranger la fin tragique du tsar Paul Ier, et il faut se hâter d'ajouter que les républiques n'ont pas été exemptes d'actes similaires. Sans omettre les dragonnades, ni oublier la terreur blanche, l'immolation des innombrables victimes de la Révolution, et de nos jours, le massacre des otages de la Commune, ainsi que les exécutions sommaires de la répression sont autant d'iniquités qu'on s'efforce d'excuser en invoquant les nécessités politiques. En ces forfaits, qu'on retrouve surtout au seuil de la plupart des régimes nouveaux, la seule différence appréciable entre les monarchies et les républiques paraît être, sauf dans les luttes de religion, que les premières procèdent presque toujours par unités, tandis que les autres agissent généralement sur des groupes.

L'arrestation et l'exécution du duc d'Enghien constituent donc ce que l'on appelle un crime politique. Pas plus que les autres crimes, il ne pourra jamais être absous, mais la question est de savoir si celui qui en est coupable a agi sous la pression de conjonctures impérieuses et urgentes.

Il serait superflu de recommencer, pour la centième fois, la discussion des responsabilités incombant à chacun des acteurs de ce drame, puisque Napoléon a pris pour lui seul la charge tout entière et, même dans son testament, a déclaré que, sous l'empire de circonstances analogues, il agirait encore pareillement.

Pour bien juger la conduite de Napoléon en cette occasion, il faut se rendre compte de l'état des esprits en 1804. A douze ans de guerres ininterrompues, et par conséquent de désolation dans les familles, avait succédé une paix dont on espérait jouir longtemps.

Les horreurs du terrorisme et des insurrections intestines, les misères d'une nation acculée à la banqueroute, avaient fait place à une ère de calme inespéré où l'on pouvait vivre sans appréhension, assuré du respect des personnes et des propriétés, à la renaissance enfin de la prospérité publique. Les Français étaient prêts à tout pour assurer le maintien de Napoléon au pouvoir, car on voyait en lui la garantie de cette vie heureuse et nouvelle.

Lui seul, par le prestige de ses victoires, par la sagacité politique dont il venait de faire preuve dans la reconstruction sociale de la patrie, pouvait maîtriser les partis encore haletants, après les longues luttes de la Révolution. Tout complot, qu'il fût jacobin ou royaliste, inspirait à la France les mêmes appréhensions.

Vraie ou fausse, l'opinion de la France confondait ensemble l'existence de Bonaparte et celle du pays. On ne fera pas un crime au Premier Consul d'avoir partagé cette opinion générale, si flatteuse pour lui.

L'attentat de la rue Saint-Nicaise, en mettant Napoléon à deux doigts de la mort, répandit partout un effroi indescriptible. On acquit ensuite la preuve que cette conspiration avait des racines dans les rangs des réfugiés royalistes à l'étranger.

Après la découverte du complot de Pichegru, Moreau et Georges, le Premier Consul apprit, par des rapports de police, que le duc d'Enghien était un des principaux conspirateurs. Dans le but d'en imposer aux instigateurs des attentats sur sa personne, Napoléon résolut aussitôt de s'emparer du prince et de faire un exemple éclatant. Une fois la faute commise de transporter la force armée sur le territoire du grand-duché de Bade, pour se saisir du duc d'Enghien, la mort de ce dernier paraît inévitable.

Quand un homme se présente devant un conseil de guerre, et qu'il déclare avoir porté les armes contre son pays, être prêt à les porter encore, être à la solde des ennemis de la France, la sentence n'est pas douteuse ; son exécution n'est plus qu'une question d'heures. Le prince fut condamné en vertu de l'article z de la loi du 6 octobre 1791, ainsi conçu : Toute conspiration et complot tendant à troubler l'Etat par une guerre civile, et armant les citoyens les uns contre les autres, ou contre l'exercice de l'autorité légitime, sera puni de mort.

Voici textuellement un passage de l'interrogatoire du duc d'Enghien :

A lui demandé s'il a pris les armes contre la France.

A répondu qu'il avait fait toute la guerre, et qu'il persistait dans la déclaration qu'il a faite au capitaine rapporteur et qu'il a signée. A de plus ajouté qu'il était prêt à faire la guerre et qu'il désirait avoir du service dans la nouvelle guerre de l'Angleterre contre la France.

L'accusé qui fait de telles réponses montre assurément une noble fierté, mais il est fatalement condamné. Le malheureux prince connaissait parfaitement la gravité de sa situation. Aux exhortations du président qui l'engageait à ne pas persister dans ses déclarations, qui l'avertissait que les commissions militaires jugeaient sans appel, il répondit : Je le sais, et je ne me dissimule pas le danger que je cours.

Si, à côté du crime avoué de complot contre la sûreté de l'Etat, on recherche les présomptions qui existaient alors sur le rôle du duc d'Enghien dans les conciliabules où avait été décidé l'enlèvement, c'est-à-dire la mort du Premier Consul, il ne faut pas oublier qu'à la question suivante : Quel rôle deviez-vous jouer dans l'attaque ? posée à Georges Cadoudal, dans son interrogatoire du 9 mars 1804, ce dernier répondit : Celui qu'un des ci-devant princes français, qui devait se trouver à Paris, m'aurait assigné.

Il n'est pas inutile de mentionner que, parmi les juges du duc d'Enghien qui le condamnèrent à mort à l'unanimité, aucun ne reçut de marque spéciale de la faveur consulaire ou impériale, qu'aucun parmi eux n'éleva jamais la voix pour insinuer qu'on avait pesé sur sa conscience. Voici leurs noms : le général Hulin, les colonels Suitton, Bazancourt, Ravier, Barrois, Rabbe et le major Dautancourt.

Il restait au Premier Consul, après la condamnation, le droit, peut-être le devoir, de faire grâce. Il ne voulut pas en user. Il jugea qu'il avait l'obligation de montrer à ses ennemis qu'il ne reculerait devant aucune mesure pour assurer la sécurité de l'Etat. C'est le reproche qu'on peut lui adresser ; il en a pris très loyalement, nous le répétons, toute la responsabilité.

Si, de nos jours, loin des préoccupations des esprits en 1804, le procédé violent de Napoléon nous parait inexcusable, odieux, de quelle épithète, dans nos mœurs actuelles, pourrait-on bien stigmatiser la conduite du duc d'Enghien, de ce Français qui revendique — ce sont ses propres paroles l'honneur d'être le premier à tirer l'épée contre son pays, lorsque l'Angleterre déclarera la guerre à la France !

 

IX

 

Englobé avec Pichegru et Georges dans un procès célèbre, Moreau, après sa condamnation à dix ans de réclusion, vit cette peine commuée en celle du bannissement. Plusieurs historiens, sans doute à bout d'arguments, se sont imposé la tâche ingrate de saper la réputation de Napoléon en exaltant la mémoire du général Moreau. Dans ce dessein, ils ont représenté le Premier Consul prenant ombrage des succès glorieux de son frère d'armes et l'impliquant, pour le perdre, dans un procès inique.

Ceux mêmes qui n'ont lu qu'une partie de la procédure auraient peut-être dû hésiter avant de se prononcer en faveur de Moreau. En admettant, en effet, que la culpabilité de ce général leur parût douteuse en 1804, ils savaient pertinemment de quoi était capable celui qui, en 1813, fut tué par un boulet français dans les rangs de l'armée russe, dont il pointait les canons sur sa patrie, sur ses amis, sur les anciens collaborateurs de sa gloire.

Au surplus, il n'est pas difficile de démontrer que le général Moreau a conspiré contre le gouvernement du Premier Consul, si ce n'est contre la vie de ce dernier.

D'abord au cours du procès, l'attitude de Moreau, — qui, ayant commencé par soutenir n'avoir eu aucun rapport avec Pichegru depuis le Consulat, finit par avouer s'être trouvé récemment à plusieurs rendez-vous avec son coaccusé, — n'indique pas une conscience absolument droite, ni un homme dont tous les actes puissent affronter le grand jour.

Mais nous allons invoquer des témoignages qui, pour n'avoir pas figuré au procès, n'en seront que plus concluants, attendu citron a soupçonné tous les témoins de 1804 d'avoir été stipendiés par Bonaparte.

Le premier témoignage est celui du baron Hyde de Neuville, associé à tous les complots royalistes. Il écrit, dans ses mémoires : La rivalité qui existait entre lui et Bonaparte avait amené Moreau à prêter une oreille complaisante aux projets que l'on nourrissait contre le consul.

Le général Marbot, de son côté, dit : Une entrevue fut ménagée entre Pichegru et Moreau. Elle eut lieu la nuit, auprès de l'église de la Madeleine, alors en construction. Moreau consentait au renversement et même à la mort du Premier Consul.

La quatrième et la plus accablante attestation émane de Fauche-Bord, l'infatigable agent des comités royalistes de Londres en relation avec les ennemis du Consulat : En juin 1801... arrivé à Paris, mon premier soin fut d'écrire un mot au général Moreau, qui me donna un rendez-vous dans la maison où il était alors, petite rue Saint-Pierre, chez sa belle-mère, Mme Hulot.

Moreau consentit à voir Pichegru... La première conférence eut lieu sur les boulevards de la Madeleine, à neuf heures du soir ; Georges y était... Enfin livrons aux méditations des défenseurs de Moreau cette dernière citation du même auteur : ... Je ne fus pas longtemps sans savoir que Moreau était enfermé au Temple ; je ne puis exprimer quelle fut ma douleur et combien j'appréhendais qu'on eût trouvé dans ses papiers les lettres patentes originales du Roi, que je lui avais remises au mois de juin 1802.

C'est donc un fait incontestable que Moreau conspirait avec les royalistes. Il en résulte que son arrestation était un effet du cours naturel de la justice, et non de la rancune du Premier Consul Pour agir ainsi, Moreau avait-il du moins l'excuse d'avoir été maltraité par son ancien collègue, devenu chef suprême de l'Etat ? Nullement. Loin d'éveiller la jalousie de Napoléon, les succès de Moreau lui causaient des joies très vives : Quand le Premier Consul, dit Bourrienne, reçut la nouvelle de la victoire de Hohenlinden, sa joie fut telle qu'il sauta et retomba sur moi, ce qui l'empêcha de tomber par terre... Voici en outre l'extrait d'une lettre adressée à Moreau par le Premier Consul : Je partais pour Genève lorsque le télégraphe m'a instruit de votre victoire sur l'armée autrichienne. Gloire et trois fois gloire !

Napoléon chercha-t-il du moins à ternir l'éclat d'une réputation militaire qui pouvait éclipser la sienne ? Lisez ces paroles prononcées par lui et qu'il fit insérer au Moniteur : Faites graver sur les pistolets destinés au général Moreau quelques-unes des batailles qu'il a gagnées ; ne les mettez pas toutes, il faudrait ôter trop de diamants, et, quoique le général Moreau n'y attache pas un grand prix, il ne faut pas trop déranger le dessein de l'artiste.

Est-il plus vrai, comme on l'a dit, que Moreau eût voué une juste haine à Napoléon, parce que celui-ci l'avait entraîné, sans lui donner le temps de réfléchir, dans le coup d'Etat du 18 brumaire ? Cette assertion, entièrement inexacte, sera démenti par Gohier, rappelant que le général Moreau ne dédaigna pas d'être le geôlier des Directeurs, le jour même du 18 brumaire, et qu'il remplit parfaitement ses étranges fonctions. Enfin, elle sera démentie par Moreau lui-même, écrivant de sa prison au Premier Consul et lui disant : ... Sûrement vous n'avez pas oublié le désintéressement que je mis à vous seconder au 18 brumaire.

Donc, en conspirant contre le gouvernement consulaire, le vainqueur de Hohenlinden n'a eu pour mobile que sa propre envie, s'envenimant de plus en plus, pendant que grandissait la position d'un général dont il avait été l'égal. L'ambition déçue, les espérances trompées, tels furent exclusivement les sentiments peu honorables qui le menèrent à l'égarement final.

Nous le répétons, la conduite de Moreau envers Napoléon en 1804 est sans excuse ; s'il en est pour son crime de lèse-patrie en 1813, nous laissons à d'autres le soin de les chercher.

 

X

 

Persécuter une femme inoffensive, simplement éprise de littérature, coupable du seul crime d'exprimer des opinions désagréables au gouvernement, ce serait un acte arbitraire qui rapetisserait singulièrement le souverain capable d'une aussi gratuite tracasserie, et justifierait l'émotion des adversaires de Napoléon.

Voyons si les choses se sont passées ainsi. D'abord, en jugeant dangereuse la présence de Mme de Staël à Paris, Bonaparte n'a pas eu là une pensée nouvelle, il n'a été que le continuateur des gouvernements précédents. En effet, déjà sous la Convention, le Comité de salut public invita M. de Staël, ambassadeur de Suède, à éloigner sa femme de Paris. Devant la résistance du diplomate, la mesure fut rapportée.

Plus tard, en 1795, le Directoire faisait surveiller Mme de Staël à Coppet, et donnait l'ordre de l'arrêter si elle essayait de rentrer en France ; prévenue, elle ne s'y exposa point.

Les aspirations de Mme de Staël, avant et pendant l'Empire, sont résumées dans une courte phrase de M. Albert Sorel : Elle visait gouverner l'Etat, de son salon. Animée d'une telle ambition et pressentant le rôle futur du jeune général, vainqueur de l'Italie, elle chercha à s'emparer de lui en jouant la comédie de la passion. Dans des lettres enflammées, elle écrivait à Napoléon que c'était par suite d'une erreur des institutions humaines que la douce et tranquille Joséphine avait été unie à son sort ; que la nature semblait avoir destiné une âme de feu, comme la sienne, à l'adoration d'un homme tel que lui. Toutes ces extravagances, rapporte Bourrienne, dégoûtaient Napoléon à un point que je ne saurais dire...

Dès que le jeune conquérant fut de retour à Paris elle guetta l'occasion qui devait lui assurer la conquête du général, car elle ne doutait pas de la puissance de ses charmes. La nouvelle rencontre, tant désirée, eut lieu à la fête donnée par le ministre des relations extérieures. Arnault en raconte ainsi les détails :

On ne peut aborder votre général, me dit-elle, il faut que vous me présentiez à lui. — Elle accabla Napoléon de compliments ; lui, laissait tomber la conversation ; elle, désappointée, cherchait tous les sujets possibles : — Général, quelle est la femme que vous aimeriez le plus ?La mienne. — C'est tout simple, mais quelle est celle que vous estimeriez le plus ?Celle qui sait le mieux s'occuper de son ménage. — Je le conçois encore. Mais enfin, quelle serait pour vous la première des femmes ?Celle qui fait le plus d'enfants, madame. Et, là-dessus, Bonaparte lui tourna les talons, la laissant interloquée.

Aux lamentations de Mme de Staël, rapportées par Lucien à Napoléon, celui-ci se contentait de répondre, en haussant les épaules : Je la connais fort bien... elle a déclaré à quelqu'un qui me l'a répété que, puisque je ne voulais pas l'aimer, ni qu'elle m'aimât, il fallait bien qu'elle me hait, parce qu'elle ne pouvait pas rester indifférente pour moi. Quelle virago !

L'aversion de Bonaparte eut pour effet de transformer le rêve ambitieux de Mme de Staël en un véritable cauchemar ; l'amour fit place en elle à une haine violente qui la porta à souhaiter le malheur de Napoléon, dût la patrie en périr. Elle-même l'a dit : Pendant l'expédition de Marengo, je souhaitais que Bonaparte fût battu.

Et c'est à cette femme qu'on a demandé son opinion pour juger l'Empereur ! C'est le portrait qu'elle en a fait qu'on veut nous donner comme vrai !

Contrairement aux désirs de son ennemie, Napoléon revint triomphant après avoir décuplé sa gloire dans une courte et brillante campagne. Mme de Staël, affolée, désespérée, voulut alors entamer la lutte avec le Premier Consul. Elle se mit à la tête des mécontents, et les complots se tramèrent chez elle. Son témoignage, qui n'est pas ici suspect, suffit à cet égard.

Bonaparte se fâcha. Malgré ses griefs légitimes contre Mme de Staël, il ne mit encore aucun excès dans sa sévérité ; il lui notifia l'ordre de s'éloigner à quarante lieues de la capitale, à Dijon si cela lui était agréable, lui faisant même dire qu'il dépendait de sa sagesse, à elle, de voir promptement cette mesure rapportée.

Napoléon n'était sans doute pas fâché d'être débarrassé des obsessions trop galantes dont il avait appréhendé la continuité.

Mme de Staël ne cessa pourtant pas de revenir à Paris, où, dans les foyers d'intrigues, elle cherchait à communiquer aux opposants les ardeurs de ses rancunes. La correspondance de l'Empereur est pleine de récriminations à ce sujet ; et jamais cependant, il ne se décida à la faire arrêter.

Cette femme, écrit Napoléon, continue son métier d'intrigante. Elle s'est approchée de Paris malgré mes ordres. C'est une véritable peste... — ... Cette femme est un vrai corbeau ; elle croyait la tempête déjà arrivée et se repaissait d'intrigues et de folies. Qu'elle aille dans son Léman... — J'entends que Mme de Staël ne doive plus sortir du Léman — département français —, c'est une affaire finie. Je la laisse d'ailleurs maîtresse d'aller à l'étranger, et elle est fort maîtresse d'y faire autant de libelles qu'il lui plaira... — Mme de Staël était les 24, 25, 26, 27, 28 et probablement est encore à Paris... Je ne crois pas qu'elle soit à Paris sans votre permission... C'est accroître les malheurs de cette femme et l'exposer à des scènes désagréables... — Cette folle de Mme de Staël m'a écrit une lettre de six pages, qui est un baragouin où j'ai trouvé beaucoup de prétention et peu de bon sens... je vous répète que c'est tourmenter injustement cette femme que de lui laisser l'espoir de demeurer à Paris. Si je vous donnais le détail de tout ce qu'elle a fait à sa campagne — à Montmorency —, depuis deux mois qu'elle y demeurait, vous en seriez étonné...

Ainsi qu'on le voit, nous sommes en présence d'un chef d'Etat poursuivi, harcelé par une femme dont il ne veut entendre parler ni sous le rapport intime, ni sous le rapport politique. De sa personne, il avait bien le droit de disposer ; quant à la politique, il avait le devoir de défendre qu'elle s'en mêlât pour conspirer. Supposez Louis XIV indifférent, et Mme de Maintenon voulant s'introduire de vive force dans son cœur ; que pensez-vous qu'aurait fait le grand roi ?

A notre avis, il y a lieu vraiment d'abandonner, en ce qui concerne Mme de Staël, la légende de la femme persécutée, car on en est à se demander lequel des deux, d'elle ou de Napoléon, a le plus tracassé l'autre.

C'est en vain qu'on chercherait encore ici une rigueur excessive. Le gouvernement impérial, nous le répétons, n'a fait que suivre les errements des gouvernements précédents, sans plus de violence.

Persuadée enfin qu'il lui fallait renoncer à régenter l'Empereur, Mme de Staël se fit la courtière des coalitions contre la France. Ses pérégrinations en Angleterre, en Russie, en Prusse, en Suède, où elle attisait le zèle des ennemis et préparait l'écrasement de son pays, elle les a racontées avec force détails dans son livre : Dix ans d'exil. Nous n'insisterons pas.

 

XI

 

On a vu défiler dans ce chapitre l'état-major des agents les plus actifs de la chute de Napoléon. Ils étaient tous là : Mme de Staël, les Fouché, les Talleyrand, les Bernadotte, les Moreau, les Dessoles, les Bourrienne, les Solignac et autres. Ils ont tous passé, même à plusieurs reprises, sous la griffe impériale réputée féroce autant qu'inévitable ; si, au lieu d'égratigner simplement ces divers personnages, elle les eût déchirés d'un seul coup, les rivages de la Guyane auraient été peuplés de bien des gens qui, restés au contraire près du trône impérial, s'acharnaient à le miner sourdement, tout en protestant de leur fidélité.

Si l'on ajoute à cette liste déjà longue le nom de Malet, ce hardi conspirateur qui, en 1812, sortit de sa prison pour y mettre à sa place le préfet de police, de Malet qui, dans un complot dont l'exécution tient du merveilleux, parce que son auteur, instruit par des essais antérieurs, se plut à regarder comme arrivés les événements favorables à son attentat ; si l'on remarque que ce général avait déjà été arrêté, puis gracié pour des faits analogues, tels que le projet d'enlèvement du Premier Consul passant à Dijon, en 1800, pour aller à Marengo, et la conspiration militaire de 1807 ; si l'on considère que ses principaux complices de 1812, Lahorie et Guidal, se trouvaient dans une situation à peu près identique à la sienne, on sera bien obligé de convenir que, en rompant une bonne fois avec ses habitudes de générosité au lieu de laisser aux conspirateurs les moyens d'amoindrir sans cesse son gouvernement, Napoléon aurait singulièrement affermi sa puissance.

L'Empereur disait souvent que les Français devaient être gouvernés par une main de fer dans un gant de velours. Nous avons bien trouvé le gant de velours ; mais le fer dont Napoléon l'avait rempli était un métal détrempé ou plutôt chimérique ; l'étreinte molle de cette main ne parvenait qu'à exciter ses pires ennemis, alors qu'elle aurait dû les étouffer.

En un mot, se rappelant toujours les humiliations, les souffrances qu'il avait endurées, celles dont il avait été le témoin, Napoléon s'appliquait à les épargner aux autres autant qu'il le pouvait, plus peut-être qu'il ne l'aurait fallu.