SAINTE GENEVIÈVE

 

CHAPITRE VIII. — LA BASILIQUE ET L’ABBAYE DE SAINTE-GENEVIÈVE.

 

 

Le premier historien des Francs, saint Grégoire de Tours, qui écrivait dans le dernier tiers du VIe siècle, parle ainsi de sainte Geneviève : Dans la basilique des Saints Apôtres est inhumée sainte Geneviève. Pendant sa vie mortelle, son pouvoir fut si grand qu’elle ressuscita un mort. Il arrive fort souvent que les prières faites à son tombeau sont exaucées ; plus souvent encore, les malades qui souffrent des fièvres y obtiennent la guérison par sa puissante intercession[1].

C’était donc Dieu lui-même qui, en exauçant les prières faites près de ce tombeau, dirigeait vers la sainte le courant de la piété populaire. Cette source de grâces se mit à couler si régulièrement et avec tant d’abondance que sainte Geneviève ne tarda pas à devenir le personnage le plus important de la basilique royale. Dès le premier tiers du me siècle, on commença même à donner son nom à la basilique ; dans certains documents, ce nom est associé à celui des Saints Apôtres, mais bientôt ces derniers disparaissent devant le nom de Geneviève. Cette substitution était naturelle. Saint Pierre et saint Paul sont incontestablement de plus grands saints qu’elle. Mais il est dans l’ordre que les saints reçoivent des honneurs plus marqués dans le pays où ils ont vécu, qu’ils occupent la première place dans l’église qui possède leurs restes et dans laquelle leur protection s’exerce avec plus d’éclat. Au XIIe siècle, le pape Eugène III ne donne pas d’autre nom à la basilique que celui de Sainte-Geneviève.

Il était d’usage, dès les premiers siècles chrétiens, d’entretenir des lampes allumées sur la tombe des martyrs et des saints plus illustres. On en signale en particulier sur les tombes de saint Martin et de saint Remi. Le tombeau de sainte Geneviève eut aussi la sienne, que la piété des Parisiens entretenait avec le plus grand soin. Les malades se faisaient apporter de l’huile de cette lampe et s’en servaient pour obtenir leur guérison.

Ce tombeau, dans lequel le corps de la sainte reposait sur une dalle de pierre, ne cessait point de recevoir la visite des fidèles. Vers l’an 630, cent dix-huit ans après la mort de la sainte, on entoura cette glorieuse sépulture d’une décoration plus somptueuse. Saint Éloi employait alors son talent d’orfèvre à l’honneur des saints. Il avait fabriqué de magnifiques ouvrages pour recouvrir les sépulcres de saint Denis, de saint Martin, de saint Germain et de plusieurs autres encore. Il n’oublia pas la Patronne de Paris et surmonta son tombeau d’une riche décoration dans laquelle entrèrent les pierreries et les métaux précieux[2].

Pendant les deux siècles qui suivirent, la paix régna autour de la basilique et le peuple y continua ses dévotions accoutumées. Mais à partir de la seconde moitié du IXe siècle, il cessa d’en être ainsi. A la faveur des rivalités des princes francs, des guerres qu’ils se firent entre eux et qui épuisèrent leurs forces, et de la division de l’héritage de Charlemagne en trois royaumes presque réduits à l’impuissance, à la suite de la bataille de Fontanet, en 841, les Normands commencèrent à s’établir sur les côtes de France. Ces barbares, d’origine scandinave, n’avaient pas pris part aux invasions des IVe et Ve siècles. Ils arrivaient maintenant à leur heure. Habitués à tenir la mer, ils descendaient des côtes scandinaves sur de simples barques, s’établissaient à l’embouchure des fleuves et en remontaient le cours avec des flottilles de plusieurs centaines de bateaux. Païens et pillards, ils s’attaquaient de préférence aux églises et aux monastères. Ils rançonnaient et ruinaient les villes et les villages, non seulement au bord des fleuves, mais même à une grande distance de leurs barques qu’ils abandonnaient pour monter sur des chevaux saisis dans le pays.

L’année même de la bataille de Fontanet, ils établirent une station dans l’île d’Oissel, près de Rouen, qu’ils avaient pris et pillé, et saccagèrent l’abbaye de Jumièges, dont les moines s’enfuirent avec leurs reliques et leurs objets les plus précieux. En 845, ils remontèrent pour la première fois la Seine jusqu’à Paris. La basilique et l’abbaye de Sainte-Geneviève, situées hors de la ville, ne pouvaient être défendues contre les rapaces envahisseurs. Aussi, à leur approche, les chanoines se hâtèrent-ils d’exhumer les restes de la sainte et de les placer dans un coffre, pour soustraire au moins à ces barbares leur plus précieux trésor. Ils emportèrent les reliques d’abord à Athis, l’un de leurs domaines. De là, pour plus de sûreté, ils franchirent la Seine, et les déposèrent à Draveil, autre propriété qu’ils devaient à la munificence du roi Dagobert. Les Normands pillèrent et massacrèrent tout ce qui tomba sous leurs mains. Mais ils essayèrent en vain d’incendier les basiliques de Sainte-Geneviève et de Saint-Germain de Paris. Le roi Charles le Chauve ne sut protéger que l’abbaye de Saint-Denis et, ne pouvant compter sur l’assistance des seigneurs, divisés les uns contre les autres, acheta à prix d’argent la retraite des pirates. La chasse de sainte Geneviève fut alors rapportée et placée dans la basilique supérieure.

En 850, les Normands reparurent et la châsse dut reprendre le chemin de Draveil. Dans une troisième invasion, en 857, les pirates réussirent à incendier la basilique construite par Clovis. La châsse avait été mise en sûreté dans un domaine de l’abbaye, à Marisy, à une vingtaine de lieues de Paris, sous la protection de la forteresse de la Ferté-Milon. Elle y demeura cinq ans, pendant que les différentes milices de France se réunissaient pour repousser les barbares et les assiéger, d’ailleurs sans succès, dans leur île d’Oissel.

La châsse de sainte Geneviève, partout où elle paraissait, excitait la piété des populations et devenait pour elles le gage de nombreux bienfaits. La sainte semblait vouloir consoler son peuple des maux que lui causaient les invasions périodiques. Un des clercs de l’abbaye, qui accompagna la châsse dans ses diverses translations, a écrit le récit des miracles opérés, soit au tombeau de la sainte, soit au passage de ses reliques. C’étaient toujours des possédés délivrés du démon, des malades ou des infirmes guéris de leurs souffrances.

Quand la sécurité fut revenue dans le pays, en 863, on ramena les reliques de Marisy. Leur retour fut comme une marche triomphale par Mareuil-sur-Ourcq, Lisy-sur-Ourcq, Try-le-Bardou et Rosny. Dans ces localités le culte de sainte Geneviève s’est conservé avec une particulière fidélité. Tout le peuple de Paris se porta au-devant de la châsse, et celle-ci fut replacée avec honneur dans la basilique, que l’on avait restaurée le mieux possible.

On n’en avait malheureusement pas fini avec les invasions normandes. Le 25 septembre 885, leur chef, Sigefried, remonta la Seine, à la tête de sept cents barques, et se présenta devant Paris. On avait eu soin de rentrer dans la cité les châsses de sainte Geneviève, de saint Germain et de saint Marcel. Sous la conduite de leur évêque Gozlin et du comte de Tours et d’Angers, Hugues l’Abbé, les habitants se disposèrent à une énergique résistance. Sept fois jusqu’au commencement de février 886, ils repoussèrent vaillamment les assauts furieux des Normands. Ceux-ci, renonçant alors à enlever la ville de vive force, transformèrent le siège en blocus. La famine et la peste décimèrent bientôt les assiégeants ; le vaillant évêque Gozlin et Hugues l’Abbé succombèrent.

Eudes, comte de Paris, resté seul chargé de la défense, s’échappa pour aller à Metz demander du secours à l’empereur Charles le Gros, puis rentra dans Paris en se frayant, l’épée à la main, un passage à travers les Normands. Le secours envoyé par l’empereur se composait de cavaliers allemands, qui se laissèrent surprendre et battre par les assiégeants. Les Parisiens livrés à eux-mêmes n’étaient plus guère en état de se défendre. Mais ils avaient confiance en leurs célestes protecteurs.

Vers le mois d’août, les Normands profitèrent d’une baisse des eaux pour tenter un nouvel assaut. Ils eurent à lutter contre des adversaires inattendus. A la pointe orientale de la cité, les assiégés avaient placé la châsse de sainte Geneviève. Ils s’y défendirent avec tant de courage que les ennemis furent repoussés loin des remparts. A un autre endroit périlleux, on apporta de même la châsse de saint Germain, et le résultat fut le même.

En octobre, l’empereur parut enfin avec une armée et délivra Paris, non en combattant, mais en payant aux pirates sept cents livres d’argent. Il leur permit même le passage libre sur la Seine pour aller piller la Bourgogne. Les Parisiens refusèrent d’exécuter cette clause honteuse et, pour passer, les Normands durent traîner leurs barques à terre jusqu’en amont de la cité.

Ce siège de onze mois est un des plus glorieux épisodes de l’histoire de Paris. Un témoin oculaire, le moine Abbon, a composé un poème pour en raconter à la postérité les héroïques épisodes. Vit-on jamais plus parfaite union entre l’évêque, les comtes et les habitants d’une cité pour la défense commune ? Le ciel ne pouvait que bénir de si nobles efforts et l’appel adressé par les assiégés à la Vierge Marie, à sainte Geneviève et à saint Germain méritait d’être entendu.

Quand tout péril fut écarté, ce qui n’arriva qu’en 890, la châsse de sainte Geneviève fut ramenée dans sa basilique.

Au cours du Xe siècle, les clercs réguliers de l’abbaye se laissèrent gagner par les idées qui prévalaient à cette époque en faveur d’une atténuation de l’austérité monastique. Ils abandonnèrent la vie en commun et chaque chanoine, pourvu d’un revenu suffisant, exerça à part les fonctions qui lui étaient dévolues soit dans l’abbaye même, soit dans les différentes églises ou chapelles qui dépendaient de Sainte-Geneviève. Un doyen élu resta à la tête de l’ordre ainsi transformé. Le roi Robert le Pieux et, un siècle plus tard, le pape Pascal II approuvèrent le nouvel état de choses. La prospérité spirituelle de l’abbaye n’eut rien à y gagner.

Le 25 avril 1147, le pape Eugène III, disciple de saint Bernard, se trouvant à Paris pour traiter des intérêts de l’Église, voulut aller célébrer le saint sacrifice dans la basilique de Sainte-Geneviève. En sa présence et en celle du roi Louis VII, il se produisit une discussion si violente et si scandaleuse entre les gens du pape et ceux de l’abbaye, que le Souverain Pontife résolut de remplacer les chanoines par de plus fervents religieux. Il songeait aux bénédictins. Les chanoines le conjurèrent de donner la préférence à d’autres chanoines réguliers. Le pape y consentit et l’abbé de Saint-Denis, Suger, fut chargé d’exécuter la décision du pontife.

Au pied même de la montagne Sainte-Geneviève florissait alors l’abbaye de Saint-Victor, dans laquelle le célèbre philosophe et archidiacre de Paris, Guillaume de Champeaux, avait remis en vigueur, au commencement du siècle, la règle de saint Augustin dans toute sa splendeur primitive. Les clercs réguliers y faisaient les trois vœux monastiques et vivaient sous l’autorité d’un abbé. C’est là que Suger vint demander des religieux pour repeupler Sainte-Geneviève. Après avoir désintéressé les anciens chanoines, comme il convenait, il installa les nouveaux élus, non sans peine d’ailleurs, car ceux qu’on évinçait lui rendirent la tâche difficile. Par deux fois, saint Bernard prit la peine d’écrire à son ami Suger, pour l’encourager à la fermeté et le féliciter du succès qui couronna enfin ses efforts.

Les religieux ainsi mis en possession de l’abbaye eurent l’honneur de donner un saint à l’Église. Ce fut saint Guillaume, neveu de Hugues, abbé de Saint-Germain-des-Prés. Il avait embrassé avec joie la réforme établie à Sainte-Geneviève par Suger, fut ensuite envoyé dans une île du Danemark, pour y instituer la vie régulière et mourut le jour de Pâques de l’année 1202, à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans, après avoir été quarante ans à la tête de son abbaye.

De 1176 à 1191, les chanoines eurent pour abbé Étienne de Tournai, qui mérita d’être appelé le restaurateur de Sainte-Geneviève. Homme de zèle et de science, il était lié d’amitié avec saint Thomas de Cantorbéry et avec l’évêque de Paris, Maurice de Sully. Lui-même devint plus tard évêque de Tournai. Il fit disparaître de l’abbaye toutes les traces des ravages causés par les Normands. Il restaura la basilique de Clovis, consolida les murailles du vénérable monument, remplaça par des pierres neuves celles que l’incendie avait calcinées, agrandit les anciennes fenêtres, construisit une voûte à la place du plafond de bois, en un mot rendit l’église digne de ses origines et de sa destination.

Avec le temps, l’abbaye de Sainte-Geneviève devint une puissante seigneurie temporelle et spirituelle. Elle ne relevait que du pape et, la situation faite à l’abbé était si importante, qu’on le regardait en France comme le principal représentant de l’autorité pontificale. Les évêques de Paris ne prenaient possession de leur siège qu’après s’être présentés à la basilique pour jurer d’en respecter tous les droits.

L’abbaye fut surtout un centre d’études. Ses écoles rivalisèrent avec celles de Notre-Dame et elle partagea avec la cathédrale l’honneur d’avoir donné naissance à l’Université de Paris. On ne pouvait enseigner dans la capitale sans avoir obtenu licence soit du chancelier de Notre-Dame, soit de celui de Sainte-Geneviève. C’est devant ce dernier que furent reçus maîtres ès- arts, c’est-à-dire aptes à l’enseignement, saint François Xavier, en 1530, et saint Ignace, en 1533. Les écoles se groupèrent toutes peu à peu autour de Sainte-Geneviève ; elles formèrent cet important et vivant quartier de Paris qui s’appela l’Université. Le flambeau de la science entretenait ainsi sa flamme, aussi bien que celui de la foi, au feu toujours ardent du cierge de sainte Geneviève.

Dès sa fondation, l’abbaye avait commencé à voir la population se grouper autour de ses murs. Dans son voisinage s’établirent peu à peu des cultivateurs, des vignerons, des hommes de métiers, qui formèrent un village. On leur assigna comme lieu de réunions religieuses la crypte même de la basilique, où se trouvait le tombeau de sainte Geneviève. Cette crypte, d’abord dédiée à Notre-Dame, le fut ensuite à saint Jean l’Évangéliste. Lorsqu’en 1211 Philippe Auguste éleva la nouvelle enceinte de Paris, dans laquelle l’abbaye fut comprise, les habitants du Mont se multiplièrent. On dut leur construire une église paroissiale, qui fut naturellement desservie par les chanoines génovéfains, mais dans laquelle on ne pouvait entrer qu’en passant par la basilique, afin de mieux maintenir la dépendance de l’une vis-à-vis de l’autre. Or, quelques années auparavant, en 1194, Maurice de Sully avait démoli l’ancienne cathédrale de Saint-Étienne dans la cité pour commencer 1a construction de Notre-Dame. Soit pour conserver au premier martyr un vocable qu’il perdait, soit qu’on eût apporté de ses reliques dans la nouvelle église du Mont, on donna à celle-ci le nom de Saint-Étienne.

Terminée en 1225, cette première église de Saint-Étienne-du-Mont ne subsista même pas trois siècles. En 1491, il fallut songer à l’agrandir pour satisfaire aux besoins d’une population croissante ; mais ensuite on se décida à la remplacer par un édifice plus vaste et plus magnifique. En 1520, l’église actuelle de Saint-Étienne-du-Mont fut commencée. Le travail, poursuivi sans relâche, ne fut guère terminé qu’un siècle après, si bien qu’on ne célébra la dédicace qu’en 1626. Au cours de l’exécution, les plans des constructeurs grandirent encore ; aussi dut-on dévier assez sensiblement l’axe de la nef, afin d’empêcher que la façade ne vînt butter disgracieusement contre le mur latéral de la basilique. L’œuvre fut puissamment activée par le zèle de Philippe le Bel, qui fut abbé de Sainte-Geneviève de 1534 à 1557, et tint à conserver avec la dignité abbatiale la charge de curé de Saint-Étienne-du-Mont qu’il exerçait antérieurement.

La réforme laborieusement introduite par Suger dans l’abbaye n’eut pas les effets durables que l’on aurait souhaités. On vit les abus renaître insensiblement, la discipline se relâcher, la vie religieuse s’affaiblir, le travail intellectuel lui-même tomber en discrédit. La décadence prit des proportions si lamentables que, vers le début du XVIIe siècle, il fallut se hâter de procéder à une nouvelle réforme. Le roi Louis XIII et le pape Paul V chargèrent de ce soin le cardinal François de la Rochefoucauld, qui fut nommé abbé de Sainte-Geneviève.

Ce prélat, d’une vertu exemplaire et d’une rare prudence, procéda avec tous les ménagements désirables. D’autres chanoines réguliers de Saint-Augustin, précédemment réformés par son autorité à Saint-Vincent de Senlis, furent installés à Sainte-Geneviève en 1624, et devinrent la tête de ce qu’on appela depuis lors la Congrégation de France. Cette congrégation ne tarda pas à occuper un grand nombre d’abbayes, de collégiales et de prieurés dont l’abbé de Sainte-Geneviève eut le gouvernement général. Vers le milieu du XVIIe siècle, on en comptait cent six, divisés en quatre provinces de France, de Bretagne, de Champagne et de Bourgogne.

Le pieux cardinal ne se contenta pas d’assurer la régularité de la vie religieuse. Il fit exécuter de magnifiques embellissements dans la basilique, entoura d’une décoration somptueuse le tombeau de sainte Geneviève, toujours vénéré dans la crypte bien que dépouillé de ses précieuses reliques, et il plaça la châsse sur quatre hautes colonnes de grand prix, derrière le maître-autel de l’église supérieure.

Les nouveaux Génovéfains firent quelque temps honneur à leurs engagements. Ils cultivèrent avec un même zèle la science et la vertu. Mais à la longue ils se laissèrent envahir par l’esprit du siècle, comme d’ailleurs la plupart des autres religieux de l’époque. Malgré ses excellentes intentions, le cardinal de la Rochefoucauld avait lui-même ouvert la voie à une nouvelle décadence, en mitigeant la règle de saint Augustin pour en rendre la pratique plus aisée. Cette règle ainsi atténuée n’eut plus la force de réagir victorieusement contre l’influence énervante des idées et des mœurs du avilie siècle.

L’œuvre la plus considérable des Génovéfains de cette dernière époque fut la reconstruction de la basilique. Le 17 novembre 1741, Louis XV vint dans l’antique église pour remercier sainte Geneviève de son retour à la santé. Les chanoines profitèrent de sa présence pour lui faire remarquer l’état de vétusté du monument et l’insuffisance de ses proportions. Le roi autorisa la construction d’un édifice plus conforme aux exigences du culte.

Le respect des traditions les plus vénérables et les plus autorisées semblait exiger que la basilique projetée recouvrît au moins l’emplacement de l’ancienne et conservât à sa destination primitive le lieu qu’avait choisi Clovis, et que consacraient les tombes de sainte Geneviève, de sainte Clotilde, de sainte Aude et de l’évêque de Paris saint Céranne, inhumé là en 618. Les Génovéfains ne s’arrêtèrent pas à cette idée. Ils rêvaient un grand temple grec, dans le goût du temps. Pour lui assurer l’ampleur désirée, ils firent choix d’un vaste espace dans la cour de l’abbaye, à l’ouest de l’ancienne basilique. L’indifférence que les meilleurs professaient alors pour les antiques traditions nationales et religieuses peut expliquer, sans l’excuser, la funeste résolution adoptée par les religieux. La suite des événements n’en montra que trop clairement les déplorables conséquences.

La construction fut commencée en 1757 et la première pierre de l’église supérieure posée par Louis XV en 1764. Les jours mauvais ne tardèrent pas à survenir. Le 4 avril 1791, l’édifice à peine achevé reçut le nom païen de Panthéon. La volonté des législateurs le destina à abriter les cendres de ceux qu’on appelait alors les grands hommes, et dont plusieurs, par leurs doctrines impies, avaient conduit la France à la crise la plus douloureuse de son histoire.

En 1806, il y eut une sorte de réparation. Un décret impérial rendit au temple le nom de Sainte-Geneviève, sans pourtant que le culte y fût restauré. Mais en même temps une irréparable destruction s’exécutait à quelques pas de là. La vieille basilique dressait encore ses ruines désolées à côté de Saint-Étienne-du-Mont. Elle fut condamnée à disparaître.

C’est en 1807, en plein empire, sous le règne de l’homme qu’on a justement appelé la révolution couronnée, que l’entreprise sacrilège fut consommée par un acte à jamais irréparable, la destruction de l’édifice sacré. Pas une voix ne s’éleva en France pour protester contre un vandalisme qui n’avait plus même à cette date l’excuse des fureurs politiques, et des barbares d’une espèce nouvelle purent tranquillement abattre, sous les yeux d’un peuple muet et indifférent, le plus antique et le plus vénérable monument de son histoire. Aujourd’hui, une rue à laquelle on a donné, comme par dérision, le nom de Clovis, occupe l’emplacement du vieux sanctuaire patriotique, et rien ne rappelle au passant qui la traverse qu’il foule aux pieds une poussière sacrée[3].

Quatre ans auparavant, le premier curé de Saint-Étienne-du-Mont nommé après le concordat avait eu l’heureuse inspiration de pratiquer des fouilles dans la crypte de l’ancienne basilique. Avec le concours de quelques Génovéfains survivants, il retrouva, dépouillé de tous ses ornements, le tombeau de la sainte, c’est-à-dire la pierre sur laquelle avait reposé son corps jusqu’à son transfert dans la châsse. Après en avoir fait constater l’authenticité, il transporta cette pierre à quelques pas de là, dans son église, avec les autres restes de ce tombeau devant lequel les Parisiens étaient venus s’agenouiller pendant plus de treize siècles. Ainsi Dieu permit que le monument le plus vénérable de la basilique mérovingienne arrivât jusqu’à nous.

En 182i seulement, le temple de Sainte-Geneviève put être desservi par des missionnaires de France, l’ancienne Congrégation de France n’ayant pas survécu à la révolution. Un nouveau bouleversement les en chassa en 1 83o et l’édifice fut rendu à sa destination profane. Redevenu église de Sainte-Geneviève en 1852 et pourvu de chapelains qui assuraient le service religieux, le monument vit accourir les foules sous sa vaste coupole. Mais on sentait malgré tout que ces hautes et froides murailles ne savaient rien des gloires et des traditions du passé. D’instinct, la piété populaire allait chercher dans le sanctuaire voisin quelque chose qui lui rappelât plus sensiblement la douce mémoire de sainte Geneviève et lui fit entendre au moins un écho des supplications et des acclamations de la vieille France.

Il en fut ainsi jusqu’en 1885. Alors, pour la troisième fois en un siècle, la religion fut brutalement exclue d’un édifice qui avait été bâti pour elle. Une sorte de malédiction pesait sur ce temple, que l’impiété n’avait cessé de disputer à sainte Geneviève et dont elle entendait faire le symbole altier de sa rupture avec les traditions chrétiennes de la patrie française. Les Génovéfains du siècle passé avaient inconsciemment préparé ces attentats, en déracinant le monument national du sol où l’avait établi Clovis et en bâtissant leur nouveau temple dans un style qui se prête de lui-même à toutes les profanations.

Néanmoins, malgré la couleur païenne de son nom, le Panthéon garde encore quelque chose de religieux, grâce à la croix qui dessine son plan et surmonte sa coupole A l’intérieur, la peinture raconte, en quelques-uns de ses chefs-d’œuvre, la vie et les gloires de sainte Geneviève. Mais le visiteur n’est plus un pèlerin ; ce n’est pas un chrétien qui prie, c’est un passant qui regarde. Si ce passant est français et catholique, il se sent froid au cœur en retrouvant le souvenir et l’image de la Patronne de Paris égarés dans la solitude d’une banale nécropole. Là en effet, de loin en loin, sont apportées à grand fracas les dépouilles mortelles de ceux qui ont atteint l’illustration, dans notre France troublée, par leurs talents, leurs dignités, autant peut-être,. il faut bien l’avouer, par le mépris ou la superbe indifférence qu’ils ont affectés à l’égard de la religion nationale. Les grands hommes plus complets, ceux qui ont su servir Dieu, en même temps qu’ils se dévouaient au bien de l’humanité ou de la patrie, n’ambitionnent point de place dans ce temple profané. On a raison de leur en épargner l’affront et d’assurer à leurs restes l’intimité d’une tombe où il leur soit permis de reposer en paix, où l’on puisse les pleurer à l’aise, prier pour leurs âmes et remercier Dieu de les avoir donnés à la France.

Sainte Geneviève s’est réfugiée dans le sanctuaire habitué à la recueillir et dans lequel son culte n’a jamais cessé d’être en honneur. Pendant sa vie, elle aimait à prier dans la cathédrale de la cité, dédiée à saint Étienne ; il ne saurait lui déplaire de voir aujourd’hui son autel abrité sous les mêmes voûtes que l’autel du glorieux martyr. Le premier saint de l’Église et la première sainte de France s’accommodent volontiers du même asile, gracieux asile d’ailleurs, dont la souriante architecture réunit en un harmonieux ensemble les différents styles qui plaisaient à nos pères. Le roman, le gothique et la renaissance n’apportent-ils pas chacun leur note originale dans le cantique perpétuel que fait entendre le magnifique édifice en l’honneur de saint Étienne et de sainte Geneviève !

De l’ancienne abbaye il reste encore de vastes bâtiments d’assez grand air, mais auxquels on a ajouté, le long de la rue Clovis, de mesquines constructions. En arrière de celles-ci se dresse une tour élégante, romane dans sa partie basse et ogivale dans ses étages supérieurs. C’est la tour de l’ancienne basilique de Sainte-Geneviève. Elle occupait la partie méridionale du transept et était surmontée d’une flèche. Solitaire et sans voix, elle monte une garde attristée près de l’endroit où reposèrent de si longs siècles les deux saintes qui ont présidé à la naissance de la France chrétienne, et d’où la piété de nos pères a fait monter vers le ciel tant de prières et tant d’actions de grâces, en l’honneur de la Patronne de Paris.

 

 

 



[1] De la gloire des confesseurs, 91.

[2] Rien n’autorise à dire que les ossements de sainte Geneviève furent alors exhumés et placés dans une châsse portative. L’œuvre de saint Éloi ne fut pas une châsse, mais un revêtement plus artistique du tombeau qui resta en place. Saint Éloi fit pour sainte Geneviève ce qu’il avait fait pour saint Martin, dont il recouvrit le sépulcre d’un merveilleux ouvrage d’or et de pierres précieuses. S. Ouen, Vie de saint Éloi, I, 32 ; II, 67.

[3] G. Kurth, Clovis, p. 580. La rue qui est au chevet du Panthéon porte le nom de Clotilde, à laquelle on a dédaigné de donner son titre de sainte.