SAINTE GENEVIÈVE

 

CHAPITRE VII. — LA MÈRE DE LA PATRIE.

 

 

Tout en travaillant à affermir son royaume, Clovis se préoccupait de fonder une famille dans laquelle se perpétuât sa royauté. Il voulait une épouse dont le rang fût digne du sien. Ses envoyés visitaient alors les cours burgondes de Lyon et de Genève, avec lesquelles il tenait à entretenir d’amicales relations.

Dans cette dernière ville vivait retirée une jeune princesse appelée Clotilde. Fille du roi burgonde Chilpéric, qui régnait à Lyon, elle avait été élevée par une mère catholique, Carétène, à laquelle ne manquèrent sans doute ni les conseils ni les bénédictions de l’évêque de Vienne, saint Avit. Chilpéric mourut vers 490 ; son royaume fut partagé entre ses deux frères, Gondebaud, qui s’installa à Lyon, et Godegisil, qui résidait à Genève. La mère de Clotilde se réfugia auprès de ce dernier, qui paraît avoir été catholique, tandis que Gondebaud était arien. Les envoyés de Clovis remarquèrent la jeune Clotilde et vantèrent à leur roi sa beauté et ses mérites. Ravi de pouvoir épouser une princesse de sang royal et donner du même coup un gage de bienveillance à ses nouveaux sujets catholiques, en s’unissant à quelqu’un de leur religion, Clovis demanda Clotilde en mariage.

L’histoire est sobre de détails authentiques sur la manière dont se prépara et se conclut ce mariage. Quant aux légendes dont on a surchargé cet épisode, comme beaucoup d’autres de la vie de Clovis et de Clotilde, il est difficile d’en tirer quelques notions certaines. Toujours est-il que le fait principal se présente à nous avec une importance de premier ordre.

Que pouvaient désirer de mieux Remi et Geneviève, pour préparer la solution de la grave question qui les préoccupait ? Que de fois, dans leurs entretiens, ne s’étaient-ils pas dit que le mariage de Clovis avec une princesse catholique servirait merveilleusement les intérêts qu’ils avaient en vue et disposerait, mieux que tout le reste, le jeune roi à une conversion tant souhaitée ? Les deux saints ne s’étaient pas arrêtés à des désirs ; leurs ardentes prières appelaient depuis longtemps ce résultat. Leur influence put-elle s’exercer au delà de ces limites ? Peut-être les avis de l’évêque furent-ils pour beaucoup dans la décision des envoyés de Clovis. Ceux-ci comprenaient des Francs et des Gallo-romains ; car il fallait montrer aux cours burgondes que Clovis ne commandait pas à ses seules tribus germaniques, mais encore à la population celtique qui habitait la Gaule. Ces Gallo-romains étaient catholiques. Quoi d’étonnant dès lors qu’ils aient partagé les vues de saint Remi, qu’ils aient reçu ses instructions et que leur éloge de Clotilde ait été d’autant plus accentué que la princesse était catholique ? Leur choix fut trop heureux pour qu’on ne les félicite pas d’avoir servi en même temps les intérêts de leur prince et ceux de leur foi.

Clovis épousa Clotilde en 492, par conséquent pendant le temps qu’il tenait Paris assiégé. La jeune princesse était âgée alors d’environ dix-sept ans. A la cour de Soissons, elle se montra fervente catholique sans que le roi s’en étonnât. Elle fit baptiser son premier enfant, qui mourut bientôt après, ce qui porta Clovis à croire à une vengeance de ses dieux, puis son second, qui tomba d’abord malade, mais qui survécut heureusement. Clotilde était encouragée et conseillée par l’archevêque Remi, qui lui-même entretenait avec le roi les plus amicales relations, et par l’évêque de Soissons, Principius, frère de Remi. Elle parlait à Clovis de Jésus-Christ. Le prince écoutait, mais s’en tenait là. L’heure de la Providence n’était pas encore arrivée.

On peut dire qu’à cette époque tout ce que la Gaule renfermait de saintes âmes était en prières pour obtenir la conversion du roi franc. Chacun se rendait compte que de cette conversion dépendait tout un avenir de prospérité pour le pays et de sécurité pour la religion. A Paris, Geneviève se tenait au courant des événements et communiquait assidûment avec son saint ami de Reims. Elle n’était pas la moins ardente à supplier le Seigneur et à le faire invoquer autour d’elle pour le succès de la grande cause. Il lui tardait de voir le roi païen se donner à Jésus-Christ et ensuite entrer à Paris en roi catholique.

En 496, les Alamans, autre peuple d’origine germanique, attirèrent contre eux les armes de Clovis. Ils ne cessaient de menacer, dans l’intention de les franchir, tantôt les frontières des Francs Ripuaires, tantôt celles des Saliens. Pour leur barrer le chemin de Cologne, sa capitale, le roi des Ripuaires, Sigebert, leur livra une grande bataille près de cette ville, à Tolbiac. Clovis entra en ligne à son tour et tomba sur les Alamans dans la vallée du Rhin, en Alsace[1]. Ses troupes, pourtant vaillantes, commencèrent à plier devant la furieuse attaque des ennemis. Clovis entrevit la défaite. Il se souvint alors de ce Christ que lui avait prêché Clotilde ; il l’invoqua sur le champ de bataille et lui promit d’embrasser sa foi s’il lui donnait la victoire. Aussitôt les Francs se rallièrent, redoublèrent d’énergie et forcèrent les Alamans à mettre bas les armes et à se soumettre. Clovis devint le chef de ces derniers, à la place de leur roi qui avait péri dans la mêlée, et une partie de l’Alamanie porta désormais le nom de Franconie.

Fidèle à sa promesse, le roi franc, en revenant d’Alsace par Toul, pria l’évêque de cette ville, saint Waast, de l’accompagner jusqu’à Reims, afin de l’initier plus complètement à la doctrine catholique. Saint Remi acheva l’œuvre, et, le 25 décembre 496, à la grande joie de Clotilde et de toute la Gaule chrétienne, Clovis reçut le baptême avec trois mille de ses Francs.

Cet événement fut fécond en heureuses conséquences pour l’avenir du pays gaulois. Les esprits réfléchis de l’époque en saisirent la haute portée avec une précision remarquable. La population catholique de la Gaule septentrionale accepta plus volontiers que jamais la domination franque. Celle de la Gaule méridionale aspira dès lors à passer du joug des rois ariens de Burgondie et d’Aquitaine sous celui de Clovis. Le royaume franc devint le principal point d’appui de l’Église, et les Francs, les premiers convertis à la vraie foi parmi les barbares, méritèrent à la nation qu’ils fondèrent le titre glorieux de fille aînée de l’Église. Enfin, tandis que les autres barbares, paralysés par l’arianisme, voyaient leurs entreprises frappées de stérilité et ne fondaient rien de durable, les Francs, baptisés catholiques, établirent un royaume qui subsiste encore.

Le baptême de Clovis comblait tous les vœux de Geneviève et couronnait sa longue carrière de prières et de dévouements. Le peuple de Paris partagea les sentiments de la sainte. Le 25 décembre 496, Reims annonça le baptême de Clovis et les portes de Lutèce s’ouvrirent aux Francs[2]. Dans quelles conditions s’ouvrirent-elles ? Le biographe de la sainte n’en dit même pas un mot, tant il lui paraît naturel qu’une résistance, motivée surtout par le paganisme du roi franc, prenne fin d’elle-même sitôt que ce roi est devenu catholique.

Dès l’année 497, Clovis vint à Paris comme dans son domaine incontesté et établit sa résidence au palais des Thermes. Il venait d’atteindre sa trentième année et Clotilde ne comptait guère que vingt-deux ans. Geneviève en avait alors soixante-quatorze. Elle était donc comme une aïeule auprès des deux jeunes souverains et la sainteté de sa vie ajoutait encore à la majesté de sa vieillesse.

Clovis et Clotilde connaissaient Geneviève de réputation. Saint Remi n’avait pas manqué de leur parler de sa sainte amie et de la leur représenter comme la meilleure tutelle de leur royauté. Clovis se rappelait les sentiments qu’avait eus pour elle son père Childéric ; depuis que lui-même était devenu chrétien, il se rendait mieux compte de l’ascendant exercé par cette humble religieuse, dont Dieu s’était plu à faire la plus haute personnalité de Paris, la bienfaitrice et la gardienne du peuple, la messagère même de sa Providence. Les Parisiens étaient fiers de Geneviève, et ils purent croire, sans trop d’orgueil, qu’en accueillant Clovis au milieu de leur cité, ils lui donnaient plus qu’ils ne recevaient de lui.

Combien dut être émouvante pour les jeunes souverains leur première entrevue avec la sainte ! Ils avaient vu Remi, le pontife du Seigneur, dans toute la majesté de son sacerdoce. Clovis avait souvent affronté ses ennemis en armes, et il n’avait pas tremblé. Devant Geneviève dont la prière avait écarté les hordes d’Attila, dont la sainteté avait opéré tant de miracles, dont la vaillance avait tenu si longtemps les Francs en échec aux portes de Paris, dont la noble vieillesse avait quelque chose de surhumain, Clovis et son épouse se seraient sentis pénétrés d’une crainte religieuse, si la douceur et la maternelle bonté de l’illustre vierge ne leur eussent inspiré dès le premier jour des sentiments de confiance toute filiale.

Clovis, désormais fils du Christ par le baptême et ami de Geneviève, devant laquelle tout s’inclinait dans le pays, vit toutes les difficultés se résoudre peu à peu. Il ne tint pas rigueur aux Parisiens du retard qu’ils avaient mis à lui ouvrir leur cité ; il comprenait les motifs de leur conduite. De son côté, Geneviève jouissait du triomphe du Christ, qui venait de conquérir les Francs là même où ils montraient le plus de fierté, sur un champ de bataille, et du triomphe des Francs, qui venaient d’écrire si glorieusement, avec l’aide du Christ, la première page de l’histoire d’une grande nation. Dans ce triomphe, à vrai dire, il n’y avait pas de vaincus, puisque les vieux Gaulois pouvaient enfin saluer en leurs maîtres des frères en Jésus-Christ. Braves eux-mêmes, autant que les nouveaux venus, doués d’une plus grande finesse, de plus de suite dans les idées, de plus de patience au travail, ils avaient été des premiers à reconnaître la vérité de l’Évangile, et la générosité celtique s’était illustrée à jamais en soutenant au martyre, non seulement d’intrépides guerriers, mais des vieillards, des femmes, des vierges, des enfants et d’humbles servantes comme Blandine de Lyon. La goutte de sang barbare que les Francs versèrent dans les veines de la vieille Gaule réveilla en elle l’esprit d’initiative et les vertus guerrières dont l’avait dotée la Providence. Elle laissera aux Francs la brutalité germanique, dont elle adoucira peu à peu la rudesse, et quelques siècles plus tard le Gaulois montrera au monde, en la personne de saint Louis, le type achevé du Celte chrétien. Telle était l’œuvre que préparaient de loin, sous le regard de la Providence, Clovis, le Franc, et Geneviève, la Gauloise.

Encouragé par ses premiers succès et secrètement appelé par les vœux des Gallo-romains catholiques asservis au joug des princes ariens, Clovis promena ses armes dans toute la Gaule. Il assujettit les Burgondes à sa suzeraineté, et, en 507, à la bataille de Vouillé, près de Poitiers, vainquit le roi des Wisigoths, Alaric H, qui périt dans le combat. Cette victoire le rendit maître de toute la Gaule, jusqu’aux Pyrénées. La Provence et la Narbonnaise restèrent seules aux mains des Ostrogoths d’Italie.

Pendant ces guerres, la reine Clotilde demeurait les hivers à Paris, au palais des Thermes, et les étés dans les villas royales. Elle s’occupait de l’éducation de ses enfants, Clodomir, né deux ans avant la conversion du roi, puis Childebert, Clotaire et une fille du même nom que sa mère. Sa cour était le rendez-vous des plus illustres et des plus saints personnages. L’archevêque de Reims y venait de temps en temps visiter la pieuse reine. Mais c’est Geneviève que Clotilde aimait à entretenir le plus volontiers. La vénérable vierge, alors octogénaire, se prêtait de la meilleure grâce aux désirs de la jeune reine. Malgré la différence de leur âge et de leur origine, une tendre affection les unit bientôt l’une à l’autre, affection qui revêtait chez Geneviève la sollicitude et le dévouement d’une mère, chez Clotilde la déférence et la confiance d’une enfant trop heureuse de trouver à ses côtés un appui si manifestement providentiel.

Cette dernière n’avait pas encore atteint la perfection chrétienne à laquelle Dieu devait la conduire plus tard par le rude chemin de l’épreuve. Geneviève, accoutumée de longue date à la pratique des vertus les plus éminentes, travaillait doucement au progrès spirituel de la jeune âme qui se confiait à elle. Elle lui enseignait le grand amour du Seigneur Jésus, que Clotilde ne demandait qu’à accroître dans son cœur, la douceur envers les humbles et les petits, la patience en face des injustices, la soumission à la Providence et la résignation dans les maux de la vie. Ces leçons n’étaient pas superflues ; car, de féroces passions couvaient encore au cœur de ces barbares convertis de la veille, et Clotilde était appelée à en souffrir cruellement. Parfois, le visage de Geneviève s’assombrissait, quand elle voyait autour de leur mère les quatre jeunes enfants de Clovis. Elle entrevoyait sans doute les sanglantes tragédies de l’avenir. Alors elle faisait sur eux ce signe de croix auquel répondaient les bénédictions du ciel et leur souhaitait du moins d’atteindre aux joies meilleures de l’autre vie. Elle aimait à s’entretenir avec Clotilde de ce royaume franc qui venait de se fonder ; mais plus volontiers encore elle lui parlait du royaume du ciel pour l’exciter à le conquérir de haute lutte. C’est ainsi que peu à peu Geneviève acheminait à sa pleine maturité la vertu de Clotilde.

Plus fréquemment encore qu’avant le siège de Paris, la sainte se rencontrait avec le grand archevêque de Reims. Clovis, qui la révérait de plus en plus à mesure qu’il la connaissait davantage, tint à faciliter ses pieux pèlerinages. Il lui donna, sur le chemin de Paris à Reims, les villas de Crugny et de La Fère, qu’elle légua elle-même ensuite à saint Remi et dont celui-ci fait mention dans son testament. Il est probable que la sainte possédait aussi un pied-à-terre à Reims. Il dut être situé dans le faubourg, sur la route de Paris, près de l’endroit où, dès le VIIe siècle, on constate l’existence d’une église de Sainte-Geneviève des Champs. Non loin de là s’élève encore aujourd’hui une autre église en l’honneur de la sainte.

Les cordiales relations que le couple royal entretenait ainsi avec elle profitaient à l’autorité de Clovis. Les populations acceptaient sans arrière-pensée un pouvoir qui s’inclinait si respectueusement devant la sainte qu’elles aimaient tant. L’adhésion de Geneviève, surtout après la longue résistance du siège, servait de garantie à toutes les fidélités. Autorisés d’un tel exemple, tous regardaient comme placés par la Providence même entre les mains de Clovis les intérêts sacrés de leur pays et de leur religion. Ainsi s’accusait de plus en plus nettement la mission des trois saints personnages qui prirent part à l’inauguration du nouvel ordre de choses dans les Gaules, Remi, Clotilde et Geneviève.

Remi, c’est le grand évêque placé par Dieu à l’avant-garde du pays gaulois, pour faire bon accueil aux Francs et leur servir d’introducteur dans l’Église. Il comprend que l’avenir de la Gaule est entre leurs mains ; aussi il souhaite leur conversion et y travaille par les moyens qui sont en son pouvoir. Quand le Christ a fait son œuvre sur le champ de bataille, Remi la complète au baptistère de Reims. Il est la personnification de l’Église catholique qui travaille au salut des nations et ouvre son sein maternel aux barbares, pour les introduire dans cette idéale fraternité des peuples qui s’est appelée la chrétienté.

Clotilde, cette fleur catholique éclose au milieu du champ de l’hérésie, a la noble mission d’exercer une influence intime et personnelle sur Clovis, pour le préparer à invoquer un jour le Christ et à devenir son serviteur. Clotilde prie, parle, et surtout montre le catholicisme en action dans sa conduite. La fermeté accompagne sa douceur. Ses vertus étonnent et charment Clovis, et finalement, c’est au Dieu de Clotilde qu’il a recours. Épouse et mère, Clotilde est la démonstration vivante de ce que peut une chrétienne dans la famille.

Geneviève est la vierge qui a renoncé pour Dieu aux joies du foyer et à qui Dieu donne pour famille un peuple tout entier. Favorisée d’une longévité peu commune, elle appartient à la fois à la Gaule romaine,  dont elle voit les dernières années, et à la Gaule franque, qui commence sous ses yeux. Elle sert de trait d’union entre l’une et l’autre ; car elle n’est pas placée là par Dieu en simple spectatrice, mais en mandataire chargée de transmettre à la nation naissante la foi catholique de la nation qui disparaît. Là est sa mission particulière. Geneviève est la dernière sainte gauloise ; toute sa vie s’emploie à rendre la foi assez inébranlable dans l’âme des Gallo-romains, pour qu’ils puissent la garder et même la faire partager aux nouveaux venus. Elle est la première sainte française ; elle ne permet au nouveau royaume de s’établir sur le vieux sol à titre définitif que quand ses maîtres sont devenus chrétiens et enfants de l’Église.

Noble mission, qui permet de saluer eu Geneviève la mère de la patrie. Cette patrie, encore un peu informe à son berceau, prendra corps avec le temps et deviendra un jour le plus beau royaume de la terre. Mais à cette patrie, qui naît glorieusement et que Dieu fera vivre de longs siècles, il faut une âme, et cette âme, n’en déplaise à ceux qui voudraient faire de l’histoire elle-même la complice de leur apostasie, c’est la foi catholique. Geneviève a été suscitée de Dieu pour veiller sur cette âme, la conserver vaillante et fidèle, et la transmettre au jeune royaume franc.

Là est la gloire inaltérable de Geneviève et la raison d’être de ce titre de Patronne de Paris et de la France que nos pères lui ont décerné. Dans les grands événements de l’histoire de l’Église, nous voyons souvent travailler à l’œuvre de Dieu tantôt une mère chrétienne et tantôt une vierge. Ici, la mère, c’est Clotilde, qui tient le cœur de Clovis et le prépare pour le Christ ; mais à la vierge, à Geneviève, comme plus tard à Jeanne d’Arc, Dieu réserve le rôle principal dans la naissance ou la résurrection de la grande nation catholique.

Geneviève vécut une quinzaine d’années dans le voisinage de Clotilde. Quant à Clovis, là guerre le tenait souvent éloigné de Paris. Avant d’entreprendre sa campagne d’Aquitaine et à la prière de sa femme et de Geneviève, il entreprit l’érection d’un monument commémoratif de son appel à la vraie foi et des grâces de toute espèce qu’il avait reçues depuis sa conversion. Le biographe de la sainte dit que le roi franc, bien que rendu redoutable par ses exploits, était animé d’une grande affection envers la bienheureuse vierge. A sa prière, il délivrait les prisonniers et faisait grâce de la vie aux coupables. Pour déférer avec honneur à sa demande[3], ajoute-t-il, Clovis entreprit de bâtir une basilique.

L’endroit choisi fut ce mont Leucotitius qui s’élevait à l’est du palais des Thermes. Le roi tint à délimiter suivant la vieille coutume franque l’emplacement qu’occuperait l’édifice. Arrivé sur le terrain indiqué, il lança devant lui sa terrible francisque, qui avait abattu tant d’ennemis, et prit ainsi possession du sol. Le travail fut aussitôt commencé. L’église devait porter le vocable des saints apôtres Pierre et Paul. En choisissant ces illustres patrons, Clovis et celles qui l’inspiraient voulaient rattacher le nouveau royaume aux fondateurs de l’Église et au centre de la catholicité. Le monument mesurait deux cents pieds de longueur et de cinquante à soixante de largeur. On éleva en avant un triple portique, décoré de peintures représentant les patriarches, les prophètes et les martyrs. L’intérieur de la basilique fut lambrissé et orné de peintures et de mosaïques. Clovis fit les choses royalement ; il tenait à transmettre à la postérité un témoignage de sa foi en Jésus-Christ, de son dévouement à l’Église et de sa reconnaissance envers les saintes âmes de la terre dont les prières lui avaient obtenu la grâce de la conversion.

Il n’eut malheureusement pas la joie de voir son œuvre achevée. Comme ses ancêtres, il mourut prématurément, à l’âge de quarante-cinq ans, le 27 novembre de l’année 511. On l’inhuma dans la crypte de la basilique en construction.

Geneviève le pleura. Elle mêla ses larmes à celles de la reine Clotilde, qui restait veuve à l’âge de trente-six ans. Pour la consoler, elle lui prodigua les encouragements de sa foi et les témoignages de sa tendresse. Mais au premier deuil de la monarchie allait s’en ajouter un autre dont le pays tout entier serait encore plus profondément ému.

Sainte Geneviève avait quatre-vingt-neuf ans et touchait au déclin de sa glorieuse vie. Sa mission était d’ailleurs remplie. Le royaume chrétien existait maintenant tel qu’elle l’avait entrevu dans ses visions et, du premier coup, il atteignait à peu près les frontières qu’il devait conserver durant de longs siècles. La sainte pouvait donc à bon droit chanter son Nunc dimittis.

Ce dut être grand émoi dans Paris et dans toute la région d’alentour, quand on sut que la sainte allait quitter ce monde. De toutes parts on accourait pour apercevoir une dernière fois celle qu’on révérait et qu’on aimait comme une mère. Chacun voulait recevoir une bénédiction suprême, obtenir d’elle un regard, peut-être assister à son départ pour la patrie céleste. La vénérable vierge se prêtait aux désirs de ses enfants bien-aimés. Elle avait une pensée pour tous, surtout pour les plus pauvres dont elle avait toujours fait ses privilégiés. Elle transmit ses dernières recommandations aux vierges qui vivaient en sa compagnie. Elle se tenait unie, le jour et la nuit, aux prières que les prêtres faisaient dans son humble cellule et elle reçut les sacrements de l’Église avec la ferveur qu’elle apportait d’ordinaire dans tous ses actes religieux. Elle revit plusieurs fois à son chevet la reine Clotilde en deuil, doublement éprouvée par le coup qui venait de la frapper et par celui qui la menaçait. Elle la bénit affectueusement et, par-dessus la tête de la première reine, bénit sans nul doute le cher pays de France et cette nation tant aimée dont le berceau allait lui servir à elle-même de tombeau. Enfin le 3 janvier 512, cinq semaines à peine après la mort du roi Clovis, Geneviève rendit son âme à Dieu. Elle s’éteignit doucement comme le flambeau qui s’est consumé tout entier devant le Seigneur.

La consternation fut immense dans la cité. Mais à la tristesse se mêlait un sentiment de confiance. On savait que la protectrice du pays ne quittait la terre que pour entrer au ciel et que du séjour éternel elle ne cesserait de veiller sur ses enfants. Ses funérailles furent moins un deuil qu’un triomphe. L’affection de Clotilde et la reconnaissance du peuple assignèrent une place à ses glorieux restes auprès de la tombe royale, dans la crypte de la basilique de Saint-Pierre et de Saint-Paul. On ne la mit pas dans le caveau qui s’étendait sous la nef et où devaient venir dormir les princes mérovingiens, mais au-dessous même de l’emplacement du maître-autel. Ce n’était pas à une femme ordinaire, c’était à une sainte, à la patronne de la cité, à la mère de la patrie que l’on entendait décerner ce suprême honneur.

Pendant que les fils de Clovis se partageaient son royaume, la reine Clotilde poursuivit la construction de la basilique. Dans la crypte, où la mort avait déjà couché le roi son époux et sa sainte amie, elle ménagea une place honorable aux restes de l’évêque Prudence, retrouvés dans l’antique nécropole du mont. Auprès de l’édifice sacré, elle construisit des dépendances pour l’habitation des prêtres appelés à desservir l’église. Ces prêtres furent des chanoines ou clercs réguliers réunis en communauté, comme ceux que saint Augustin avait jadis rassemblés autour de lui à Hippone. Ils vécurent sous la règle rédigée par le saint docteur. Une communauté de ce genre prospérait à Reims, sous la conduite de saint Remi. Les avis du vénérable archevêque ne furent sans doute pas étrangers à la fondation du mont Leucotitius.

Un domaine temporel fut libéralement assigné à la nouvelle fondation. Il provenait en grande partie du douaire de la reine elle-même. Il comprenait le territoire planté de vignes qui s’étendait autour du mont, entre la Seine et la Bièvre, les terres de Nanterre, de Rosny, de Vanves, de Bagneux, de Choisy, de Jossigny, et une ferme en Bourgogne. Grâce au revenu de ces donations, les clercs n’eurent à se préoccuper que de la prière et du service de la basilique.

Lorsque l’église fut terminée, saint Remi vint lui-même en faire la consécration, sous le vocable des saints apôtres Pierre et Paul, dont on avait demandé des reliques au pontife de Rome.

Quand sainte Geneviève eut disparu, la dévotion ne fit que s’accroître envers elle. On venait à son tombeau pour implorer son assistance, comme naguère on se présentait à elle pour obtenir toutes aines de faveurs. Des bienfaits spirituels et des guérisons corporelles récompensèrent la foi des solliciteurs. Le biographe de la sainte, qui écrit en 530, raconte deux miracles plus éclatants opérés à son tombeau, la guérison d’un jeune homme, nommé Prudent, qui souffrait cruellement de la pierre, et celle d’un Goth qui, à travailler le dimanche, avait gagné une paralysie des deux mains.

Il est vraisemblable que ces deux miracles ne sont pas les seuls qu’on ait obtenus en une période de dix-huit ans. Beaucoup d’autres ont dû se produire dans les premiers temps qui ont suivi la mort de sainte Geneviève, alors que Dieu voulait consacrer, par des témoignages surnaturels, le culte rendu à sa servante. Mais la réserve du narrateur nous montre avec quelle conscience il a écrit. Malgré son désir de glorifier Geneviève, il ne raconte que ce qu’il sait de source certaine. Il aime mieux se taire que de reproduire des récits dont il n’a pu contrôler la vérité. Du reste, les choses se passaient au tombeau de la sainte de la même manière qu’aujourd’hui. Bon nombre de grâces spirituelles ou temporelles s’obtenaient sans qu’on prît soin d’en constater le caractère plus ou moins miraculeux.

Clotilde venait, comme les gens du peuple, s’agenouiller au tombeau de Geneviève et une douce affection continuait à l’unir à celle qui lui avait montré le chemin de la sainteté. C’était encore à sa sainte amie qu’elle demandait conseil dans les soucis de son veuvage ; c’était de ses exemples qu’elle s’inspirait dans la pratique des œuvres de piété et de charité. C’est dans la même crypte qu’elle allait avoir à déposer successivement les êtres qui lui étaient le plus chers en ce monde.

En 531, elle y conduisit les restes mortels de sa fille Clotilde, que ses frères avaient eu l’imprudence de marier à Amalaric, roi des Wisigoths d’Espagne. Pour garder sa foi catholique, cette pieuse princesse eut à subir toutes les brutalités du roi arien, et elle finit par y succomber.

Clodomir, l’aîné des fils de Clovis, avait péri peu de temps auparavant au cours d’une expédition en Burgondie. Il laissait trois orphelins, Théodebald, Gunther et Clodoald, que la reine Clotilde entourait d’une tendre affection. Les deux autres fils de Clovis, Childebert et Clotaire, convoitaient l’héritage de ces enfants. Ils parlèrent de les enfermer dans un cloître et d’en faire des moines. J’aime mieux les savoir morts que tondus ! s’écria imprudemment Clotilde, sous l’empire d’un de ces préjugés barbares dont sa piété n’avait encore pu se défaire. Ces paroles furent prises à la lettre. Les deux aînés furent massacrés par leurs oncles avec une sauvagerie révoltante. Le plus jeune, Clodoald, à peine âgé de cinq ans, fut dérobé à la fureur des assassins, et plus tard se sanctifia dans cette vie du cloître que son aïeule avait redoutée pour lui. On l’honore sous le nom de saint Cloud. Les corps de Théodebald et de Gunther vinrent prendre rang dans la crypte royale, auprès des restes de leur grand-père et de leur tante. C’était en l’année 532.

Ce drame sanglant bouleversa l’âme de Clotilde. Elle ne voulut pas rester plus longtemps dans une ville où ses fils s’étaient si misérablement comportés. Elle s’éloigna de Paris et se retira à Tours, auprès du tombeau de saint Martin, afin de chercher en Dieu la paix et la consolation que les hommes lui refusaient. Mais là, plus que jamais, la pensée de Geneviève lui fut familière ; car, pour sanctifier son veuvage, Clotilde voulut embrasser cette vie religieuse dont elle avait admiré la perfection dans sa sainte amie. Geneviève attirait Clotilde après elle au parfum de ses vertus.

Les sauvages convoitises qui mirent plus d’une fois les armes aux mains de Childebert et de Clotaire troublèrent encore la retraite de la pieuse veuve. Elle persévéra néanmoins dans la prière, l’humilité et la soumission à la volonté de Dieu. Elle survécut trente-trois ans à sainte Geneviève et mourut saintement, à l’âge de soixante-dix ans, le 3 juin 545. Sa glorieuse dépouille fut ramenée à Paris et inhumée dans la crypte de la basilique de Saint-Pierre et Saint-Paul.

Mais, dans ce caveau des rois, ce fut la royauté pacifique de Geneviève, ce furent son nom et son souvenir qui éclipsèrent tous les autres. Ce nom, le plus populaire de tous ceux du VIe siècle, se communiqua au monastère et à la montagne elle-même. Du haut de sa colline, Geneviève fut la patronne de Paris adolescent ; de là, comme un phare tranquille et lumineux, sa pure et touchante mémoire brilla sur la grande ville qu’elle aimait, et sur la dynastie dont le fondateur reposait à son ombre comme un client fidèle et respectueux. Aucune gloire française n’est composée de rayons plus purs ; aucune n’a pénétré à une telle profondeur dans l’âme du peuple, pas même celle de Jeanne d’Arc, cette Geneviève du XVe siècle, sœur cadette de la vierge de Paris. Quoi d’étonnant si, dès les premières générations après sa mort, elle était pour la foule la seule habitante du mont Lutèce, tandis que le tombeau de Clovis, isolé de la série des sépultures royales qui s’alignaient à Saint-Denis, s’oubliait peu à peu et ne fut bientôt plus connu que des moines qui le gardaient[4].

Quant à sainte Clotilde, elle reposa dans la splendeur qui jaillissait du tombeau de sa sainte amie. La fille des rois prit sa place dans la tombe à côté de la fille du peuple, et l’auréole sacrée réunit dans la mort comme dans la vie deux âmes sœurs, entre lesquelles les vaines distinctions sociales de ce monde ne subsistaient plus. La gloire de la reine ne fut pas éclipsée par la gloire plus éclatante de la vierge. Clotilde ne cessa d’être pour ainsi dire associée aux honneurs dont sainte Geneviève était l’objet[5].

Ce ne fut pas seulement sainte Clotilde que Dieu appela à suivre le chemin de la sainteté sur les traces de sainte Geneviève. Par une attention délicate de la Providence, qui rend plus attachante encore la douce figure .de la Patronne de Paris, cette première sainte de France avait réuni en sa personne les principaux traits de nos grands saints nationaux. Elle a quelque chose du zèle apostolique de Remi et des autres évêques qui ont fait la France comme l’abeille fait sa ruche. Appelée à exercer une influence sur les destinées de son pays, elle a inauguré la politique de saint Louis, celle qui veut la grandeur de la France par le règne du Christ. Elle a travaillé à cette noble cause avec une énergie virile, comme le fera plus tard moins longuement, mais plus brillamment et aussi saintement, sa sublime et vaillante sœur, Jeanne d’Arc. Elle a les vertus royales de Clotilde et de Bathilde, les vertus religieuses de Radegonde, de Jeanne de Valois, de Jeanne de Chantal, la mortification d’une sainte Colette, le tendre amour d’un saint Bernard et d’une bienheureuse Marguerite Marie pour le Seigneur Jésus, la dévotion d’un saint Benoît Labre pour les sanctuaires vénérés, le dévouement d’un saint Landry pour les malades, d’un saint Jean de Matha pour les prisonniers, l’incomparable tendresse pour les pauvres d’un saint Vincent de Paul qui, à douze siècles de distance, ressemble si étroitement à sainte Geneviève qu’on les croirait frère et sœur.

Sainte Geneviève a aussi inauguré dans notre pays le rôle social de la femme chrétienne et surtout de la vierge qui se consacre à Dieu pour se donner plus complètement aux déshérités et à tous ceux qui souffrent. Pendant des siècles, le rôle des femmes chrétiennes était quelque chose d’analogue à celui des anges gardiens ; elles pouvaient conduire le monde, mais en restant invisibles comme eux[6]. Elles demeuraient confinées au manoir du chevalier ou derrière les grilles du cloître. Saint François de Sales voulut les faire sortir, mais n’y réussit point. Saint Vincent de Paul l’entreprit à son tour et mena l’œuvre à bonne fin. Il prit la vierge chrétienne et la jeta au milieu du monde pour seconder l’action du prêtre, exercer la charité, travailler au progrès de la religion et de la civilisation, en un mot reproduire Geneviève avec l’ampleur et la liberté de son zèle. Depuis lors, la fille de charité, les vierges et les femmes chrétiennes qui s’inspirent de la même pensée d’apostolat, remplissent le monde. Dans tous les pays on les rencontre près de la crèche de l’enfant trouvé, au chevet du malade, dans l’asile du vieillard, dans la classe de l’écolier ou la salle du dispensaire, dans tous les réduits de la misère ou de l’ignorance, sur tous les grands chemins du monde, inspirant à tous le respect et la confiance, semant partout l’amour de l’Église catholique et l’estime de la France. A celui qui demande : Quelle est cette femme ? on répond toujours : C’est une catholique, et presque toujours : C’est une Française. C’est donc à double titre une sœur de Geneviève, une femme d’une lignée que les autres nations n’ont pas eu l’honneur de produire.

 

 

 



[1] On ne connaît pas le lieu exact où Clovis se rencontra avec les Alamans. C’est au XVe siècle seulement que l’on commença à identifier cette bataille avec celle de Tolbiac. Pour être populaire, cette identification n’en est pas mieux fondée. Voir G. Kurth, Clovis, p. 314.

[2] Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, édit. Biré, t. III, p. 387.

[3] Quelques auteurs se sont mépris en traduisant en son honneur, ce qui supposerait sainte Geneviève déjà disparue de ce monde. Le texte latin dit seulement par honneur pour elle, c’est-à-dire pour répondre honorablement à la demande qu’elle adressa.

[4] G. Kurth, Clovis, p. 575.

[5] G. Kurth, Sainte Clotilde, p. 146.

[6] Ozanam, Civilisation au Ve siècle, XIVe leçon, p. 93.