SAINTE GENEVIÈVE

 

CHAPITRE VI. — LE SIÈGE DE PARIS.

 

 

Nous avons raconté comment le roi franc Childéric avait fait cause commune avec les Romains pour assurer l’indépendance de la Gaule septentrionale. Lui-même continua d’exercer un pouvoir mal défini sur un domaine qui appartenait encore aux derniers empereurs d’Occident, et qui allait passer en 476 sous la juridiction des empereurs d’Orient, demeurés les derniers représentants de l’ancien empire romain. Childéric eut l’habileté de se montrer sympathique à la foi catholique et marqua toutes sortes d’égards envers sainte Geneviève. Il disparaît de l’histoire en 468, et il n’est plus question de lui qu’à sa mort, arrivée à Tournai en 481. Il est à croire que l’autorité impériale s’était quelque peu ressaisie dans le nord de la Gaule et avait réussi à refouler Childéric dans l’ancienne capitale du roi Clodion. Au prince défunt succéda son fils Clovis, âgé seulement de quinze ans.

Le siège épiscopal de Reims était alors occupé, depuis une vingtaine d’années, par un prélat encore jeune, Remi, fils d’un seigneur de Laon, élu à ce siège dès l’âge de vingt-deux ans. Pieux, instruit, prudent et charitable, Remi gouvernait son troupeau avec douceur et fermeté. Les fidèles le vénéraient. Ses vertus, sa dignité épiscopale et son autorité personnelle lui assignèrent une -autorité décisive dans les affaires politiques de la Gaule. Aussi rois francs et patrices romains comptaient-ils avec lui. Dès que Clovis fut déclaré roi, Remi lui écrivit pour saluer son avènement. En même temps il lui donnait les conseils dont un si jeune prince avait grand besoin pour gouverner ses belliqueux sujets. L’empressement de l’évêque se conçoit. Des Francs paraissait dépendre l’avenir du pays. D’ailleurs leurs rois s’étaient toujours montrés favorables à l’Église et il importait que Clovis gardât les mêmes sentiments.

Un fils d’Ægidius, Syagrius, représentait alors en Gaule l’autorité impériale et résidait à Soissons. Quant aux populations, elles s’inquiétaient médiocrement des titulaires officiels du pouvoir. Il leur importait assez peu que la tranquillité, toujours précaire à cette époque, leur fût assurée par un patrice romain ou par un roi barbare. Impuissantes à se défendre elles-mêmes, elles vivaient à la garde de la Providence et sous la protection de leurs évêques, qui, à peu près dans toutes les cités ; étaient les personnages les plus considérables et les mieux à même de veiller aux intérêts de leurs concitoyens.

Une telle situation politique ne pouvait se prolonger de longues années. Les Francs, impatients de conquêtes, puissants par leur cohésion, toujours appuyés sur leur ligne du Rhin et en contact avec leurs compatriotes de Germanie, qui pouvaient leur fournir des réserves presque inépuisables, n’attendaient qu’une occasion pour se porter en avant. Les Romains, au contraire, campaient pour ainsi dire en terre étrangère et voyaient leurs communications à peu près coupées avec l’Italie par les Burgondes et les Wisigoths, maîtres des provinces méridionales de la Gaule. Rien n’était moins stable qu’un pareil état de choses.

Quand il eut atteint sa vingtième année, Clovis céda à la poussée des circonstances et partit en campagne contre Syagrius. Il le vainquit à Soissons. Le Romain sentit sa situation si compromise qu’il s’enfuit jusqu’à Toulouse, auprès d’Alaric II, roi des Wisigoths. Mais Clovis parla haut, se fit livrer le patrice et le mit à mort. Ce fut la fin de la domination impériale en Gaule.

A la suite de sa victoire, le roi franc quitta Tournai et vint établir sa capitale à Soissons. De là, pendant dix années, ses bandes sillonnèrent tout le pays, pour en soumettre successivement les cités, tant au nord qu’au sud de la Seine. Cette lente conquête n’allait pas sans violences ; des églises étaient pillées et les barbares se permettaient mille excès familiers à leur race. Mais, sur les réclamations des évêques, Clovis faisait volontiers restituer aux lieux sacrés les objets de prix dont on les avait dépouillés.

Paris cependant opposa aux incursions des Francs une longue et victorieuse résistance. Le siège de cette ville n’est mentionné que par le biographe de sainte Geneviève, qui écrivait une quarantaine d’années après l’événement, au milieu de ceux-là mêmes qui en avaient été les témoins. Les manuscrits qui reproduisent l’écrit du biographe font durer les hostilités les uns cinq ans, les autres dix. Le chiffre n’a pas d’importance, car il s’agit moins ici d’un siège en règle que d’une surveillance armée exercée autour de la ville entre les années 486 et 496, c’est-à-dire pendant la période employée à imposer la domination franque aux cités gallo-romaines situées au nord de la Loire.

Mais pourquoi cette résistance isolée de la cité parisienne ? Comment se fait-il d’abord que Geneviève, après être intervenue si magistralement au moment de l’invasion des Huns, n’ait pas déconseillé cette résistance, alors que partout ailleurs on reconnaissait la souveraineté de Clovis, et que même des évêques, comme Remi, saluaient son avènement et s’inclinaient devant sa royauté ? Bien plus, comment expliquer que la sainte ait favorisé cette résistance en aidant à prolonger le siège de Paris ? Il y a là un point d’histoire sur lequel les anciens ont gardé le silence, mais dont nous devons essayer de nous rendre compte.

Des relations assez étroites existaient entre Remi et Geneviève. Quand le premier devint archevêque de Reims, en 460, Geneviève occupait déjà à Paris une très haute situation. Son amitié avec Germain d’Auxerre, l’efficacité de sa prière contre l’invasion d’Attila en 451, ses vertus et ses miracles, les sentiments professés envers elle par Childéric, tout avait contribué à attirer l’attention sur elle et à faire de la sainte religieuse comme l’oracle de la cité. Nous savons d’autre part qu’elle voyageait volontiers ; nous l’avons trouvée à Meaux, à Laon, par conséquent dans les parages de Reims. Bien que le biographe n’indique pas la date de ces voyages, qui se répétèrent plusieurs fois, il est tout naturel de penser que Geneviève n’attendit pas sa soixante-dixième année pour les entreprendre. Ils remontent sûrement au moins au règne de Childéric. Les relations entre l’évêque et la sainte dataient donc d’une époque antérieure à l’avènement de Clovis. L’un et l’autre se préoccupaient de l’avenir du pays ; Remi s’était nécessairement mis en relations avec la vierge parisienne, dont la renommée s’étendait si loin ; entre les deux personnages exista ainsi de bonne heure un concert de vues et une union de prières.

Il devenait indubitable que les Francs seraient les conquérants définitifs de la. Gaule, au moins dans sa partie septentrionale. Mais les Francs étaient encore païens. S’ils arrivaient à embrasser le christianisme, n’iraient-ils pas tout droit à l’hérésie arienne, comme l’avaient fait tous les autres barbares précédemment convertis ? Des trois sœurs de Clovis, les deux aînées, Aldoflède, mariée au roi des Ostrogoths, Théodoric, et Alboflède, demeurée auprès de son frère, professaient déjà l’arianisme. Il importait donc à tout prix de tirer les Francs du paganisme sans les laisser tomber dans l’hérésie. La destinée de l’Église y semblait même intéressée de très près ; car si tous les barbares, les futurs maîtres du monde, se faisaient en même temps les adversaires de la foi catholique, quelle entrave pour l’Église dans l’accomplissement de sa mission divine, et peut-être quel funeste retour aux persécutions d’autrefois !

On l’avouera, ce grand intérêt était trop palpitant pour ne pas faire l’objet principal des préoccupations de Geneviève et de Remi, et le thème de leurs conversations quand ils se rencontraient. Mais si le but à atteindre se voyait clairement, il n’en allait pas de même des moyens à employer. Humainement parlant, la conversion des Francs n’offrait guère de probabilité. Mais Remi et Geneviève ne laissaient pas de prier ardemment pour l’obtenir, et le monde repose sur les prières des saints[1].

Remi se trouvait déjà placé par les circonstances sous la juridiction de Clovis ; il ne lui restait donc qu’à honorer un pouvoir qui se montrait condescendant, et à gagner la confiance du jeune roi, afin de préparer de loin sa conversion. Paris se tenait encore sur la réserve, soit par un reste de loyalisme envers l’autorité romaine dont le retour demeurait possible à la rigueur, soit par le désir de se soustraire le plus longtemps qu’on pourrait à la souveraineté d’un roi païen. De son côté, Clovis ne pouvait se passer de Paris. Par sa situation insulaire, la vieille cité avait une importance stratégique considérable. Son commerce l’enrichissait. Sa position était plus centrale que celle de Soissons. Elle possédait dans ses murs un palais dans lequel avait séjourné Childéric, et, sur la rive gauche de son fleuve, se dressait cet autre palais plus magnifique qu’avaient habité des empereurs romains. Or, le prestige de la majesté romaine hanta toujours fortement l’esprit des rois barbares ; ils ne se croyaient vraiment les maîtres que quand ils revêtaient les dignités et occupaient les demeures de ceux qu’ils dépossédaient. On comprend dès lors la persévérance que déploya le roi franc pour s’emparer de Paris.

Geneviève est dans la place comme la première autorité de la ville, devant laquelle s’effacent toutes les autres. De fait, évêque, prêtres, magistrats,  notables, tous se perdent dans son auréole et aucun n’a laissé son nom à l’histoire. On n’agit que par ses ordres ou sur ses conseils, et l’influence morale de la sainte est telle que si Paris résiste, Geneviève doit être considérée comme l’âme d’une résistance que sa parole n’a pas déconseillée et que sa présence autorise et encourage. Ce plan avait-il été concerté avec Remi ? On ne saurait l’affirmer. Toujours est-il que le roi païen n’entrera pas dans la cité catholique et que Paris tiendra ses portes closes devant Clovis, comme il fera onze siècles plus tard devant le roi Henri IV encore huguenot. Pourquoi d’ailleurs, en favorisant la résistance, Geneviève n’aurait-elle pas obéi à des vues surnaturelles, comme celles qui l’avaient guidée quand elle dissuada les Parisiens de quitter leur ville à l’approche d’Attila ?

L’investissement de la place par Clovis ne pouvait être très étroit, étant donnés les habitudes militaires des Francs et leurs moyens d’attaque. Occupés d’ailleurs à conquérir les provinces et les cités du nord de la Loire, ils se contentèrent d’abord de surveiller les abords de Paris et de multiplier les incursions dans les environs, sans cependant attaquer directement la place défendue par son fleuve, ses murailles et ses habitants en armes. Peut-être aussi Clovis jugea-t-il à propos d’attendre du temps un résultat que la force ne lui eût pas procuré sans dommage pour son prestige politique. Car il préférait sagement se faire accepter de la population gallo-romaine plutôt que de lui imposer son joug avec trop de rigueur. N’éprouvait-il pas aussi quelque scrupule à pousser les hostilités trop rudement contre une cité qui comptait parmi ses habitants Geneviève, la grande sainte, vénérée de tout le pays ?

Malgré les atténuations forcées ou volontaires du siège, Paris n’en vit pas moins ses communications coupées, ses transactions de toute nature entravées, sa batellerie réduite à l’inaction parles barrages que les Francs avaient établis en amont et en aval de la Seine, et, en conséquence, son approvisionnement de plus en plus difficile. On réussissait cependant à prendre parfois en dé faut la surveillance des assiégeants et, durant plusieurs années, au prix des sacrifices qu’on devine, Paris put persister dans sa fière résistance.

Vint un moment pourtant où les Francs, à peu près maîtres de toute la Gaule septentrionale, serrèrent de plus près la ville. Les communications avec le dehors furent plus efficacement empêchées. La famine en fut la conséquence. Les circonstances ne commandaient-elles pas enfin aux assiégés de se rendre ? Ils se tournèrent vers Geneviève, leur inspiratrice e t leur guide ; Geneviève ne parla pas d’ouvrir la ville aux Francs. Mais elle se résolut à pourvoir en personne à un ravitaillement de jour en jour plus indispensable. Il ne fallait pas songer à aller chercher des vivres par les routes de terre. Les assiégeants, qui occupaient toutes les voies de communication, eussent par trop facilement intercepté les convois. Il était plus pratique et plus sûr d’utiliser le cours du fleuve. Mais encore ne pouvait-on penser à descendre en aval. Les méandres de la Seine, en rendant le voyage beaucoup plus long, eussent permis aux Francs d’apercevoir facilement la flottille et de lui barrer le passage, surtout quand des bateaux pesamment chargés auraient à remonter péniblement le courant.

Geneviève se décida à prendre le fleuve en amont et à se rendre en Champagne, où elle était sûre de trouver ce qu’elle désirait. Embarquée, à la grâce de Dieu, avec de hardis bateliers, elle réussit à tromper la surveillance des Francs.

A. un endroit peu éloigné de Paris, sans doute, un arbre mettait les barques en péril de chavirer. Les bateliers ne l’ignoraient pas. Il s’agissait probablement d’un arbre planté sur la rive, peut .être incliné lui-même au-dessus de l’eau, et auquel les Francs avaient amarré une espèce de barrage pour gêner la navigation. Quand on fut arrivé à ce passage dangereux, la sainte commanda aux bateliers de s’approcher doucement de la rive. Là elle se mit en prières et leur dit de couper l’arbre. Ils l’attaquèrent aussitôt à coups de hache ; les racines finirent par céder et l’arbre s’en alla à la dérive, entraînant avec lui l’obstacle redouté. Le biographe raconte que deux monstres affreux s’échappèrent alors en répandant une odeur insupportable dont les voyageurs furent incommodés pendant plus de deux heures[2]. Par la suite, aucun naufrage ne se produisit plus en cet endroit.

Après avoir traversé Melun et Montereau, la sainte quitta la Seine à Romilly et remonta l’Aube jusqu’à Arcis. Sa réputation était connue dans toute cette région. Un des chefs de la ville d’Arcis, nommé Pascivus, accourut à elle et la conjura de venir guérir sa femme, paralysée depuis longtemps. Les principaux personnages de l’endroit joignirent leurs instances à celles de Pascivus. Geneviève se rendit au lit de la malade et se mit en prières, suivant son invariable habitude. Elle fit ensuite le signe de la croix sur la paralytique et cette femme, qui n’avait pu se servir de ses membres depuis quatre ans, fut guérie, se leva et se mit à marcher.

Geneviève demanda qu’on réunît des grains à Arcis, puis elle se rendit à Troyes par la route de terre. A l’entrée de cette ville, la multitude accourut au-devant d’elle en lui amenant ses malades, touchant spectacle qui rappelait les réceptions faites au Sauveur dans les bourgades de la Galilée. Elle les guérissait par le signe de la croix. On lui présenta, entre autres, une femme frappée de cécité pendant qu’elle travaillait le dimanche. Elle la guérit par le signe de la croix et l’invocation de la Sainte Trinité, en même temps qu’une jeune fille d’une douzaine d’années affligée du même mal.

Un sous-diacre, témoin de ces merveilles, conduisit à la sainte son propre fils, que les frissons de la fièvre éprouvaient péniblement depuis dix mois. Ce sous-diacre était marié, comme les ministres de son ordre en avaient le droit dans les premiers siècles de l’Église. Geneviève bénit de l’eau, en invoquant le nom du Seigneur, et en fit boire au malade qui fut guéri sur-le-champ.

Ces miracles causèrent à Troyes une vive émotion. Ils inspirèrent une telle confiance en Geneviève qu’on arrachait les franges de son vêtement et qu’on s’en servait pour obtenir des guérisons. Les possédés du démon furent aussi presque tous délivrés.

Ces bienfaits ne contribuèrent pas peu à exciter la générosité des peuples de la Champagne envers les Parisiens. Les vivres furent rassemblés en quantité suffisante. La sainte les fit embarquer à Troyes, d’où la Seine devait les transporter à Romilly. C’est là qu’elle se proposait elle-même de les rejoindre. Revenue à Arcis-sur-Aube, elle y fit charger ses bateaux avec les provisions qu’on avait recueillies. La femme de Pascivus, vivement reconnaissante de sa guérison, ne voulut la quitter que quand elle remonta en barque.

Il s’agissait de redescendre la Seine jusqu’à Paris, opération délicate, car il fallait échapper à la surveillance des Francs et à toutes sortes de périls. Les onze bateaux qui composaient la flottille de ravitaillement étaient surchargés. Pour les conduire sûrement, il était indispensable de manœuvrer avec autant d’habileté que de prudence, surtout si les vents venaient à souffler violemment contre le courant. De fait, cette dernière éventualité ne tarda pas à se produire.

Voici qu’un jour, en effet, les bateaux sont poussés par la violence du vent contre les obstacles qui encombrent le fleuve. Déjà ils inclinent sur le côté et commencent à faire eau. Les bateliers redoublent d’efforts, mais en vain ; la catastrophe est imminente. Geneviève cependant ne se déconcerte pas. Dieu peut-il permettre que tant de peines deviennent inutiles en un instant et que les malheureux affamés de Paris manquent du pain qu’ils attendent ? Elle lève les mains vers le ciel et conjure le Christ de venir à son aide. Soudain les bateaux se redressent d’eux-mêmes et reprennent la bonne direction. Un prêtre, nommé Bessus, accompagnait la sainte. La frayeur avait glacé son sang dans ses veines. A peine le péril est-il écarté que, transporté de joie, il se met à chanter à pleine voix : C’est le Seigneur qui s’est fait notre aide et notre protecteur, afin de nous sauver. Tous alors l’imitent et entonnent le cantique In exitu.

Les onze bateaux de la flottille échappèrent heureusement aux périls de la Seine et à l’attention des Francs. Dès qu’ils eurent abordé aux rives de l’île parisienne, Geneviève commença ses distributions. Elle le fit avec cette intelligence et cet ordre qu’apportent les saints dans l’exercice de la charité. Aux uns, elle donnait le grain ou la farine, aux autres le pain tout préparé. Elle eut cependant ses privilégiés. Ce furent ces pauvres gens à qui toute ressource manquait depuis longtemps et que la faim avait épuisés. A ceux-là elle accordait des pains entiers, au lieu de la simple ration quotidienne qu’elle faisait distribuer aux moins délaissés. Les compagnes qui l’aidaient dans son ministère de charité, ces vierges qui menaient la vie religieuse sous sa conduite, s’étonnaient de ne pas trouver dans les fours tous les pains qu’elles y avaient mis à cuire. Assez souvent même, la majeure partie de la fournée faisait défaut. Leur surprise cessa quand elles rencontrèrent dans les ‘tes de la cité des pauvres qui emportaient des pains encore chauds et bénissaient Geneviève qui les leur avait remis. Touchante sollicitude qui s’inspirait si délicatement des prédilections du Sauveur envers les déshérités de ce monde !

On ne peut dire si ce ravitaillement suffit à assurer la subsistance des Parisiens ou si Geneviève eut à prendre d’autres mesures pour assurer la régularité des convois de vivres. L’histoire ne nous informe pas non plus du dénouement de ce long siège. Il est certain que Clovis ne prit pas la ville par la force, comme il dut faire pour Verdun et pour Nantes. Il ne serait pas impossible que, pour ne pas se mettre en opposition violente avec un personnage aussi populaire que sainte Geneviève, il se soit momentanément relâché de ses prétentions et ait attendu une occasion plus favorable pour entrer en maître dans Paris.

Le jeune roi poursuivit ses conquêtes aussi pacifiquement que possible. La population gallo-romaine l’accueillait en général assez aisément. Sa prise de possession se bornait d’ailleurs à l’occupation des anciens domaines du fisc impérial. Le changement paraissait peu considérable, surtout dans un temps où l’instabilité des choses politiques causait tant de bouleversements. Dans les villes, les évêques avaient recueilli presque partout le pouvoir local, tombé en déshérence après la disparition des autorités romaines, et étaient devenus les défenseurs de la cité. Mieux à même que tous de comprendre les véritables intérêts du pays, ils inclinaient les populations à accepter la souveraineté du roi franc. Dans de telles conditions, l’entente s’établissait assez vite entre conquérants et conquis.

De 486 à 496, Clovis étendit ainsi sa domination d’abord jusqu’à la Seine, puis jusqu’à la Loire. Les Bretons de l’Armorique reconnurent sa suzeraineté et lui payèrent tribut, tout en conservant leurs chefs nationaux. Les deux autres royaumes saliens, qui avaient leurs capitales à Tongres et à Cambrai, tombèrent aussi en sa puissance.

Du Rhin à la Loire, Clovis était le maître. Il ne lui manquait plus que Paris et Geneviève.

 

 

 



[1] Préface aux Vies des Saints.

[2] Il se peut que les monstres en question n’aient été que des cadavres d’animaux en putréfaction, arrêtés là par le barrage. Toutefois, on n’a pas le droit de nier péremptoirement que les démons ne soient encore intervenus en cette circonstance pour faire opposition à l’entreprise de la sainte.