SAINTE GENEVIÈVE

 

CHAPITRE V. — LES MIRACLES DE SAINTE GENEVIÈVE.

 

 

Le biographe de sainte Geneviève a composé sa narration, en majeure partie, avec des récits de miracles. Il n’atteint qu’un petit nombre d’épisodes purement historiques et garde un silence à peu près complet sur une foule de détails qui nous auraient fort intéressés, mais dont n’avaient que faire les lecteurs auxquels il s’adressait immédiatement.

Désirant mettre sous les yeux de ses contemporains un portrait populaire de la sainte, il n’avait pas à hésiter. Les vertus constituaient les lignes essentielles de ce portrait, mais les faits surnaturels en devaient accuser énergiquement le relief. Cette manière de concevoir une biographie de saint est toute naturelle. Qu’un saint paraisse aujourd’hui au milieu de nous, ses miracles impressionneront la foule beaucoup plus puissamment que ses vertus. Il en a été ainsi de tout temps. Quand les hommes de Galilée voulaient caractériser d’un mot le Messie venu au milieu d’eux, ils disaient : Il fait bien toutes choses, il fait entendre les sourds et parler les muets[1]. Les miracles les frappaient plus vivement que la doctrine et les vertus du Sauveur.

Nous n’avons donc pas à être surpris si les récits de miracles abondent dans l’histoire de sainte Geneviève, comme du reste dans la plupart des écrits hagiographiques des anciens temps. Est-ce à dire pourtant que le miracle jaillissait comme à plaisir des mains de la sainte ? Loin de là, car alors il eût fallu que Dieu multipliât extraordinairement les calamités pour fournir à sa servante des malades à guérir et des possédés à délivrer. Il y a une profusion apparente de faits surnaturels quand ces faits se trouvent réunis dans un récit assez succinct. En réalité, le biographe ne raconte avec quelque détail qu’une trentaine de miracles, probablement les plus saillants ; il donne à entendre toutefois que la sainte en a opéré beaucoup d’autres. Mais si l’on tient compte de la grande longévité de sainte Geneviève, morte à quatre-vingt-neuf ans, un ou deux miracles opérés chacune des cinquante dernières années de sa vie fourniront un total capable de justifier amplement l’assertion du narrateur. Somme toute, le miracle a été plus rare dans la vie de sainte Geneviève que dans celle de beaucoup d’autres saints.

On a remarqué que plusieurs des faits surnaturels qui lui sont attribués ressemblent singulièrement à des faits analogues déjà racontés à propos de saint Martin ou d’autres thaumaturges. On a même constaté que le biographe se sert volontiers des expressions employées dans des récits de même nature par les écrivains qui l’ont précédé. L’observation est juste ; mais quelle conclusion en tirer ? Les miracles des saints ne sont pas des miracles de fantaisie, comme ceux que les pharisiens réclamaient de Notre-Seigneur. Ils visent avant tout l’utilité de l’homme. Les guérisons surnaturelles ne varieront donc pas plus que les maux dont souffre la pauvre humanité. Comme dans l’Évangile, comme dans la vie de saint Martin, on verra se répéter, dans l’histoire de sainte Geneviève, les guérisons de malades, les délivrances de possédés, les résurrections de morts et, de temps à autre, l’action supérieure exercée sur les forces de la nature. Et si l’historien qui raconte ces faits a des raisons pour se servir de préférence d’expressions qui sont déjà dans toutes les mémoires, qu’en conclure raisonnablement sinon qu’il s’est plus appliqué à être compris qu’à être original ?

Sans doute, certains hagiographes ont pu succomber à la tentation de parer leur héros à l’aide de traits empruntés à d’autres. On n’a pas toujours compris avec la même rigueur qu’aujourd’hui les exigences de la vérité historique. Mais encore faut-il, avant d’éliminer un récit miraculeux, s’appuyer sur des raisons plus décisives que de simples analogies de fond ou de forme. Or, rien de sérieux ne nous oblige à sacrifier quoi que ce soit des faits contenus dans le travail primitif du biographe. Nous nous en tiendrons donc à ce qu’il raconte.

Sainte Geneviève chassait les démons. Nous l’avons vue opérer à Tours plusieurs miracles de ce genre. Une fois, à Paris, le démon tourmentait en même temps une douzaine de personnes. La sainte voulut chasser par ses prières les malins esprits, mais ceux-ci, ainsi qu’il arrive fréquemment, se montrèrent récalcitrants. Ils maintenaient leurs victimes suspendues en l’air et refusaient de les laisser en paix. La sainte ordonna alors aux possédés de se rendre à la basilique de Saint-Denis. Comme ils ne pouvaient marcher, elle leur en restitua le pouvoir et ils s’en allèrent à l’église du saint martyr, en silence et les mains liées derrière le dos. Elle les y rejoignit deux heures après, se prosterna sur le sol et pria jusqu’à ce que les possédés déclarassent qu’ils sentaient venir le secours. Alors elle fit sur eux le signe de la croix et ils furent délivrés, aux yeux d’une assistance transportée d’admiration et de reconnaissance.

Une autre fois, elle vit passer devant sa maison une jeune fille portant une cruche qu’elle venait de faire remplir chez un marchand. La sainte aperçut un démon qui se tenait à l’orifice du vase ; elle le menaça et souffla pour le chasser. Aussitôt la partie supérieure de la cruche se brisa et un signe de croix acheva de mettre en fuite le mauvais esprit.

De tels récits font naître un sourire d’incrédulité sur les lèvres de ceux qui ne sont pas au courant des ruses de Satan et des phénomènes singuliers qui accompagnent souvent les possessions diaboliques. Saint Paul appelle Satan le prince des puissances de l’air[2], et les relations des missionnaires nous attestent que, dans les pays idolâtres, les démons exercent le même genre d’action qu’autrefois sous l’ancien paganisme. Du temps de sainte Geneviève, la vieille idolâtrie achevait de perdre en Gaule toutes ses positions. Il était donc naturel que le démon cherchât à maintenir sa domination par tous les moyens et que Dieu lui opposât un saint Martin et une sainte Geneviève pour combattre et paralyser son influence.

A l’œuvre diabolique, qui est toujours une œuvre de ténèbres, Geneviève opposa l’action de la grâce divine, qui est par excellence une œuvre de lumière. Cette action de la grâce fut symbolisée par la flamme du cierge qui s’allumait au contact de sa main. Ce miracle, qui est caractéristique de la sainte, fut constaté à plusieurs reprises, soit quand elle priait à l’église, soit quand elle demeurait dans sa cellule. Sous l’inspiration de la foi, les malades détachaient des parcelles de ces cierges miraculeux et s’en servaient pour recouvrer la santé.

Sainte Geneviève rendait la vue aux aveugles. Sa mère fut la première à lui devoir sa guérison. A Paris, une femme qui lui avait dérobé sa chaussure, soit par cupidité, soit par dévotion indiscrète, eut frappée de cécité à son retour dans sa maison. La cause de son malheur n’était pas à chercher bien loin. L’aveugle se fit reconduire auprès de Geneviève, restitua les objets volés et implora son pardon. Avec sa bonté accoutumée, la sainte la releva en souriant, lui fit un signe de croix sur les yeux et lui rendit la lumière. Une autre femme se permit à son égard une indélicatesse d’un genre différent. Curieuse de savoir ce que Geneviève faisait dans sa cellule pendant sa longue réclusion annuelle, de l’Épiphanie au jeudi saint, elle voulut s’en rendre compte, mais perdit subitement la vue au seuil même de la demeure qu’elle allait troubler. Elle dut attendre jusqu’à la fin du carême pour obtenir une guérison que la sainte lui procura par ses moyens habituels.

On amena un jour à Geneviève un pauvre petit être appelé Marovée. Ses parents le portaient entre leurs bras, car il était à la fois aveugle, sourd, muet et paralysé des jambes. Ce spectacle émut douloureusement la sainte. Elle oignit l’enfant d’huile bénite et fit sur lui le signe de la croix. Le malade sentit aussitôt ses jambes se raffermir, recouvra l’usage de ses sens et obtint une santé parfaite.

Sainte Geneviève soulageait miraculeusement d’autres infortunes. A Laon, on la pria de venir voir une petite fille de neuf ans complètement paralysée. Elle y alla, commença par prier, toucha les membres inertes de la malade et lui commanda de s’habiller et de se chausser. L’enfant obéit et put aussitôt se rendre à l’église avec un grand concours de peuple. A Meaux, la sainte guérit un homme dont le bras était desséché du coude jusqu’à la main ; pour obtenir ce résultat, elle n’eut qu’à toucher le membre malade et à faire le signe de la croix. Fruminius, défenseur de la même ville[3], était totalement sourd depuis quatre ans. Il vint à Paris trouver Geneviève qui lui toucha les oreilles et lui en rendit l’usage par le signe de la croix.

En opérant ces guérisons, sainte Geneviève n’entendait nullement exercer un ministère opposé, ou même simplement étranger à l’action de l’Église, dont elle fut toujours la fille très respectueuse. Elle cherchait au contraire à subordonner en quelque manière à l’autorité des pasteurs l’usage de ses dons surnaturels. C’est ainsi que pour guérir certains malades elle se servait d’huile bénite. Les onctions qu’elle faisait n’avaient rien de sacramentel, puisqu’elle même n’était pas revêtue du sacerdoce. Mais l’huile qu’elle employait avait reçu la bénédiction de l’évêque, et tout au moins associait-elle la vertu de cette bénédiction épiscopale à celle de sa propre prière.

Un jour qu’elle voulait faire des onctions sur un possédé, elle se fit apporter sa fiole d’huile bénite et la trouva vide. Vivement troublée de cette constatation, elle ne savait que faire, parce que l’évêque qui bénissait son huile était absent. Se prosternant alors, elle s’adressa à Dieu avec ferveur afin qu’il lui accordât la délivrance du possédé. Sa prière faite, la fiole se remplit d’elle-même entre ses mains et elle se servit de l’huile à son ordinaire. Le biographe atteste avoir vu encore de cette huile dix-huit ans après la mort de la sainte, quand il entreprit d’écrire sa vie.

Aucun miracle ne frappe les esprits comme la résurrection d’un mort. C’est là par excellence le triomphe populaire du surnaturel. Il ne fut pas refusé à Geneviève. Un enfant de quatre ans, tombé dans un puits, y resta plongé durant trois heures. Sa mère avait déjà été délivrée des assauts du démon par la sainte et elle vivait auprès de sa libératrice. Ayant réussi à tirer du puits le petit cadavre tout meurtri, elle le porta en pleurs aux pieds de Geneviève. Celle-ci le couvrit de son manteau et se mit à prier. Elle ne cessa que quand la mort eut rendu sa proie. On était alors en carême et l’enfant n’avait pas encore reçu le baptême. On le fit catéchumène, on lui enseigna ce qu’il pouvait apprendre de la foi catholique et il fut baptisé la veille de Pâques sous le nom de Cellomère, parce qu’il avait recouvré la vie dans la cellule de sainte Geneviève.

Enfin le pouvoir de la sainte s’étendit aussi sur les éléments. Près de Meaux, elle avait détourné l’orage du champ de ses moissonneurs. Un autre jour qu’elle voyageait en bateau sur la Seine, le temps changea à l’improviste, le vent souffla en tempête et la barque fut dangereusement assaillie par les flots. Ce phénomène n’est pas rare sur la Seine, quand le vent du nord ou du nord-ouest souffle violemment à l’encontre du courant ; les vagues deviennent alors assez fortes pour mettre en péril une barque de faible dimension. En face du danger, Geneviève leva les yeux et étendit les mains vers le ciel pour implorer le secours du Seigneur. Le calme se rétablit si parfait et si prompt qu’on se persuada que le Christ lui-même avait commandé aux vents et aux flots.

Ces faits miraculeux racontés de sainte Geneviève supposent nécessairement la puissance de la prière et la réalité de l’intervention divine dans le monde, double notion qui n’a pu pénétrer dans certains esprits, d’ailleurs insuffisamment initiés aux questions d’ordre philosophique ou religieux. On oppose alors aux miracles une fin de non-recevoir ; on déclare qu’ils embarrassent inutilement la marche de l’historien, et que celui-ci ferait œuvre de haute critique en les passant sous silence, ou du moins en les interprétant comme des amplifications merveilleuses de faits purement naturels. Mais il faudrait des raisons de premier ordre pour éliminer les miracles de l’histoire ; or le plus souvent, pour en nier la réalité ou même la possibilité, on s’autorise d’arguments de convention auxquels un esprit sérieux ne saurait s’arrêter. Rares en effet sont les penseurs qui, tout en concluant contre le surnaturel, ont pris le soin de se livrer à une étude loyale, consciencieuse et compétente des droits qu’il revendique. Leur conclusion défavorable, malgré toute la bonne foi avec laquelle ils ont poursuivi leur enquête, n’a rien qui doive étonner un croyant. Elle sert au moins à la démonstration de cette loi fondamentale de l’ordre providentiel que l’action de Dieu, intervenant en dehors des lois naturelles, porte avec elle assez de lumière pour qu’on puisse la reconnaître, et en même temps assez d’ombre pour que la raison humaine garde la liberté de ne pas la voir.

C’est en vertu même des règles les plus sévères de la critique historique que nous entendons maintenir le miracle dans la vie de sainte Geneviève ; car, sans le miracle, cette vie devient historiquement inexplicable. Comment, par exemple, Geneviève sait-elle que Paris n’a rien à craindre d’Attila ? Comment sa prédiction, formulée en dehors de tout moyen d’information naturelle et radicalement opposée à la persuasion de tout un peuple, se réalise-t-elle de point en point ? Comment expliquer, sans le miracle, l’influence prépondérante qu’elle exerce à Paris, elle, simple religieuse dépourvue de toute ressource humaine, la vénération qu’elle inspire au roi païen Childéric, la renommée de sainteté et de puissance surnaturelle qui la précède à Tours, à Meaux, à Laon, partout où elle se rend ? Comment rendre raison de la confiance persévérante que l’on a eue de son vivant en son intervention surnaturelle et de la persistance extraordinaire de cette confiance à travers les siècles, si Geneviève n’a été qu’une femme plus ou moins vertueuse, plus ou moins distinguée par ses qualités naturelles ?

Observons d’ailleurs que les miracles de cette sainte ne sont pas des phénomènes disparates, sans précédents dans le passé et sans continuation dans les siècles suivants. Ils font, au contraire, partie intégrante de la sainte religion apportée au monde par le Fils de Dieu. Le Sauveur a opéré de grands et nombreux miracles ; qui oserait en douter, sans nier sa divinité et sans faire injure aux attributs essentiels de Dieu ? Or, il disait : Si vous ne me croyez pas, croyez en mes œuvres[4]. Il ajoutait en parlant de ses disciples : Celui qui croit en moi fera les mêmes œuvres que je fais et même en accomplira de plus grandes[5]. Et encore : Voici les miracles dont seront accompagnés ceux qui croiront : en mon nom ils chasseront les démons, ils imposeront les mains sur les malades et ceux-ci seront guéris[6]. Le Fils de Dieu aurait-il fait des promesses pour qu’elles ne fussent pas réalisées ? Il faut donc s’attendre à rencontrer des disciples du Sauveur qui opèrent des miracles, et quand les historiens nous parlent de Geneviève comme d’une des dépositaires du pouvoir miraculeux, nous n’avons à opposer à leur affirmation aucun démenti. Contre des faits historiques, aucun principe ne saurait prévaloir, aucun système ne saurait appuyer logiquement ses négations.

C’est à ses saints que Dieu confie ce pouvoir, bien que tous les saints n’aient pas fait de miracles pendant leur vie, et que le miracle ne constitue nullement la sainteté. Mais il paraît raisonnable que le surnaturel n’éclate pas dans le monde comme l’effet d’un pouvoir exorbitant confié capricieusement au premier venu. Aussi, pour commander en son nom à la nature, Dieu choisit-il ceux qui ont su d’abord commander héroïquement à eux-mêmes. Le miracle est alors aisément reconnu comme le bienfait d’une puissance souverainement sage, bonne, discrète, qui n’intervient que dans la mesure où l’exige le bien de l’humanité, et qui choisit ses instruments dans ce que cette humanité a de plus humble, mais aussi de meilleur et de plus pur.

Ainsi Geneviève enfant guérit miraculeusement sa mère ; mais le miracle a été précédé par la généreuse offrande que la petite fille a faite d’elle-même au Seigneur. A trente-neuf ans, elle devient la libératrice de Paris ; mais il y a quatorze ans qu’elle donne à la cité le spectacle des plus héroïques renoncements. Dans la suite de sa longue vie, elle accomplira encore des merveilles ; mais sa sainteté sera telle que, pour les esprits réfléchis, cette sainteté restera encore comme le plus grand et le plus admirable de tous ses miracles, tant la Providence aura établi une parfaite harmonie entre la perfection de l’instrument et la nature des œuvres auxquelles elle l’emploie.

Il nous reste à nous demander pourquoi cette fréquence du miracle dans les temps éloignés de nous, et sa rareté relative dans le nôtre. C’est que le miracle a par lui-même une valeur probante dont Dieu se sert pour accréditer un homme ou une doctrine. Le Sauveur opère des miracles pour prouver à la fois sa qualité de Fils de Dieu et la divinité de son enseignement. Les premiers prédicateurs de l’Évangile font des miracles, parce que le miracle est la preuve la plus saisissante et la plus populaire de la divinité d’une doctrine. C’est pourquoi saint Grégoire le Grand observe très justement que les miracles ont été nécessaires dans les débuts de l’Église. Pour que la foi pût grandir, elle avait besoin d’être alimentée par des miracles. Nous-mêmes, quand nous plantons des arbustes, ne leur versons-nous pas de l’eau jusqu’à ce que nous voyions qu’ils ont bien pris dans le sol ? Quand ils ont fixé leurs racines, nous cessons de les arroser[7]. Il fallait donc des miracles pour faire accepter la foi aux peuples païens et pour l’affermir dans l’âme des nouveaux convertis. Pour nous, venus bien des siècles après la propagation de l’Évangile, nous avons sous les yeux le grand miracle de l’Église de Jésus-Christ se perpétuant malgré toutes les oppositions humaines et attestant par là même sa divine origine. De plus, outre les faits surnaturels des anciens temps, dont l’histoire nous transmet le récit, nous voyons se reproduire de temps en temps parmi nous des faits de même ordre, nous permettant de conclure à la permanence de la puissance surhumaine à travers le monde actuel.

A l’époque de sainte Geneviève, trois siècles et demi seulement s’étaient écoulés depuis que la semence évangélique avait commencé à tomber sur le vieux sol gaulois. Cette semence avait levé glorieusement, malgré les violences du paganisme agonisant et les préjugés vivaces entretenus par les hérésies naissantes. Mais, malgré le zèle des premiers apôtres, malgré les efforts de saint Martin et des grands évêques du IVe siècle et du suivant, la foi catholique, tributaire du temps par la volonté de Dieu, n’avait pas encore poussé ces profondes et solides racines qui devaient la rendre inébranlable pour de longues générations. D’autre part, les barbares sillonnaient en maîtres les provinces de la Gaule. Les Vandales, les Wisigoths, les Burgondes et d’autres avaient, il est vrai, embrassé le christianisme, mais un christianisme odieusement tronqué par l’hérésie arienne, qui niait le dogme fondamental de la divinité de Jésus-Christ. Les autres barbares, les Francs en particulier, demeuraient inféodés à l’antique paganisme germain. Seules, les populations gallo-romaines établies entre la Loire et la Somme vivaient alors sans contact permanent avec l’erreur et professaient le christianisme intégral.

Si nous portons un regard respectueux sur la conduite de la Providence à cette lointaine époque, nous pouvons au moins, sans trop de témérité, conclure des effets aux causes. Or, cette Gaule du Ve siècle, dont tant de peuples divers se disputent le sol, mais dont la vaillante et généreuse population garde la foi de ses martyrs comme son plus noble trésor, va bientôt devenir la grande nation catholique et saura imposer sa croyance à ses vainqueurs. Dieu a donc dû préparer à l’avance l’exécution de son plan et, tout en respectant le libre essor des volontés humaines, il a dû imprimer aux événements la direction générale qui lui convenait. Au nombre des moyens dont il lui a plu de se servir entre manifestement l’action de sainte Geneviève. Par ses miracles éclatants, la sainte a consolidé la foi dans le pays évangélisé par saint Denis et appelé à devenir le noyau central de la France catholique. Par ses incomparables vertus, elle a montré à ses concitoyens et aux futurs conquérants du pays quels trésors de douceur et de force, quelles réserves de dévouement et d’abnégation, quels éléments de prospérité la grâce peut apporter à la nature.

A-t-elle eu la claire intuition de l’avenir auquel elle travaillait ainsi ? Il n’importe, du moment qu’elle était un instrument docile entre les mains de la Providence. Toutefois, avec cette clairvoyance que Dieu accorde souvent, même en ce qui concerne les grands intérêts de ce monde, aux âmes qui lui sont intimement unies, elle pouvait bien prévoir qu’un jour ou l’autre l’état politique de son pays natal subirait de profondes modifications. La puissance romaine s’en désintéressait de plus en plus et finalement allait être obligée de s’en dessaisir. Un peuple barbare y établirait sa domination et bien des circonstances permettaient déjà de conjecturer que ce peuple barbare, ce seraient les Francs.

Par sa prière, ses vertus et ses miracles, sainte Geneviève enracinait dans la terre gauloise les convictions chrétiennes dont la puissante frondaison devait recouvrir, durant tant de siècles, les ruines causées par les conquêtes, les discordes et les révolutions.

 

 

 



[1] Saint Marc, VII, 37.

[2] Éphésiens, II, 2.

[3] Le défenseur de la cité était au Ve siècle un magistrat investi du pouvoir administratif et judiciaire. Son principal soin consistait à défendre ses concitoyens contre les exigences du fisc impérial.

[4] Saint Jean, X, 38.

[5] Saint Jean, XIV, 12.

[6] Saint Marc, XVI, 17.

[7] Homélie XXIX sur l’Évangile, 2.