SAINTE GENEVIÈVE

 

CHAPITRE II. — LA VIERGE DU CHRIST.

 

 

Après tout ce qui s’était passé à Nanterre, Geneviève n’avait plus aucune opposition à craindre de la part de ses parents. Aussi, dès qu’elle eut dépassé l’âge de l’enfance, songea-t-elle à faire sa consécration définitive au Seigneur.

Un grand exemple venait d’ailleurs d’être proposé aux vierges chrétiennes dans la personne de l’auguste Marie, dont le concile d’Éphèse proclama, en 431, la virginité et la maternité divine. Le monde catholique applaudit à cette glorieuse définition. La joie universelle dut avoir son écho jusque dans la petite église de Nanterre et Geneviève n’en ressentit que plus d’impatience à suivre, au moins de loin, les traces de la Reine des Vierges.

Celles qui aspiraient à l’honneur de se consacrer au Christ avaient alors à passer par deux degrés successifs. Elles faisaient d’abord une simple promesse de n’appartenir qu’à lui, commençaient à s’exercer aux vertus de leur futur état et dès lors étaient vouées à Dieu. Le temps qui s’écoulait jusqu’à leur consécration définitive constituait une sorte de noviciat préparatoire à la vie religieuse.

Nous avons vu la petite Geneviève vouée à Dieu par saint Germain, à un âge encore très tendre, par suite d’un dessein manifeste de la Providence. Les recommandations que l’évêque fit à l’enfant sur le genre de vie qu’elle devait mener désormais, sur la fréquentation plus assidue de l’église et sur le renoncement aux parures et aux plaisirs du monde, ne sont que le résumé des règles imposées aux jeunes filles qui se sentaient appelées à la virginité.

Quand ce noviciat était terminé et que la vierge présentait les garanties suffisantes de fidélité, on l’admettait à la consécration définitive. D’après un concile d’Hippone de 393, cette consécration ne pouvait se faire qu’à la vingt-cinquième année. L’usage ne devait pas différer beaucoup à Rome et en Gaule. Cependant on y dérogeait parfois pour de graves raisons. Un concile de Carthage de 418 avait même prévu les conditions dans lesquelles on pouvait devancer l’âge ordinairement requis. D’ailleurs, le grand Ambroise était d’avis qu’en pareil cas la qualité des mœurs importait beaucoup plus que le nombre des années. Que le prêtre tienne compte des années, sans doute, écrivait-il[1], mais des années de foi et de pureté. Qu’il regarde à la maturité de la modestie, qu’il examine si la gravité de la vierge est ancienne, si sa bonne conduite date de loin, si son innocence remonte au premier jour, si la chasteté est dans son cœur, si la garde maternelle a donné toute confiance, si la fréquentation des compagnes a été modérée. Ces conditions remplies, on peut dire que la vierge est d’âge assez avancé.

L’évêque avait seul pleins pouvoirs pour admettre les vierges à la profession. C’était ordinairement un jour de fête solennelle qu’il procédait à leur consécration, afin que tout le peuple fût témoin de leurs engagements. A partir de ce jour, la vierge devenait consacrée à Dieu.

On n’attendit pas que Geneviève eût vingt-cinq ans pour lui imposer le voile. Sa vocation avait eu trop d’éclat, sa vie avait été trop exemplaire pour qu’on ne se hâtât pas de consacrer au Seigneur celle qu’il s’était choisie. D’une remarque du biographe, qui date de sa quinzième année le commencement de ses héroïques mortifications, on conclut que Geneviève avait à peu près cet âge quand elle se présenta devant l’évêque[2]. Deux compagnes plus âgées devaient recevoir le voile en même temps qu’elle. Elle-même se tenait modestement à la dernière place que semblait lui assigner son âge. Mais l’évêque connaissait les mérites de la jeune fille et les faveurs singulières qui l’avaient déjà signalée à l’attention de tous. Il n’hésita pas à la faire passer au premier rang. Qu’on mette en avant, dit-il, celle qui marche la dernière ; car elle a déjà reçu du ciel sa consécration.

Il procéda alors à la cérémonie selon le rite en usage dans les églises des Gaules[3]. Après avoir Invité les assistants à appeler les bénédictions divines sur les trois vierges, il adressa lui-même à Dieu une supplication solennelle pour obtenir en leur faveur la grâce de la persévérance. Puis il imposa le voile à chacune en disant : Reçois ce voile, ma fille, et porte-le sans tache jusqu’au tribunal de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il les exhorta enfin à garder fidèlement leur vœu et à porter dans l’innocence le vêtement de la Sainte Vierge Marie, Mère de Dieu.

Le voile était la seule marque extérieure de la consécration des vierges. Il n’avait d’ailleurs que fort peu d’ampleur et ne consistait parfois qu’en une bandelette de laine enroulée autour de la tête, si bien que saint Optat de Milève lui donne le nom de mitre. Saint Jérôme[4] l’appelle flammeum, voile d’un rouge vif ; ailleurs il le suppose violet. La couleur et la forme importaient donc peu. Le voile de Geneviève dut avoir la même simplicité que ses rustiques vêtements. Conformément à la coutume des vierges de la Gaule, elle conserva sa chevelure.

Au Ive siècle, des monastères de femmes existaient déjà à Rome et à Milan. Sainte Paule en avait bâti un à Bethléem pour y recevoir les femmes et les vierges qui s’exilaient de Rome. Au siècle suivant, les monastères commencèrent à apparaître en Gaule, mais seulement à l’état d’exceptions. La plupart des vierges consacrées au Seigneur vivaient encore au milieu du monde, dans leur famille, strictement astreintes à leur vœu de chasteté, mais gardant la libre disposition de leurs biens, et n’ayant pas de supérieures pour leur commander. Plus tard on ne conçut la religieuse que cloîtrée, vivant en communauté, complètement séquestrée du monde et liée par les trois vœux de chasteté, d’obéissance et de pauvreté. La vierge gauloise du Ve siècle se rapprochait davantage du type, rêvé par saint François de Sales et réalisé par saint Vincent de Paul, de la vierge plus libre dans ses allures et joignant aux vertus religieuses les pratiques extérieures du zèle et de la charité.

Celles qui se vouaient à ce genre de vie étaient considérées comme l’honneur de l’Église. Aussi, loin de les cacher derrière des murs et des grilles, on aimait à les montrer dans l’assemblée des fidèles, On leur assignait des places particulières, on faisait mention d’elles après les clercs dans les prières publiques et on leur prodiguait les marques de respect. Leur devoir principal était la persévérance dans cette glorieuse virginité qui faisait d’elles les épouses du Christ. Les autres obligations chrétiennes leur étaient communes avec le reste des fidèles ; seulement on exigeait des vierges une vie plus retirée du monde, une austérité plus soutenue, un renoncement plus complet aux jouissances même légitimes, en un mot, une pratique plus parfaite des vertus évangéliques.

Ces obligations n’étaient pas encore codifiées sous forme de règle religieuse. Mais les écrivains ecclésiastiques n’avaient pas laissé ignorer aux vierges la perfection que l’Église attendait d’elles. Le grand évêque de Milan, saint Ambroise, qui mourut vingt-cinq ans seulement avant la naissance de Geneviève, avait écrit sur la virginité des traités qu’on lisait dans les Gaules. Il s’y faisait une haute idée de la vierge du Christ. Que la modestie, y disait-il, que la sobriété, la retenue servent de lien à la chevelure de la vierge sacrée, afin qu’escortée du cortège des vertus, couronnée par le voile empourpré du sang du Seigneur, elle porte partout en son cœur la mortification du Seigneur Jésus. Qu’elle trouve le Jésus qu’elle aime, qu’elle le garde et ne le laisse pas échapper, jusqu’à ce qu’elle reçoive les salutaires blessures de l’amour. Toujours en alerte, la nuit et le jour, qu’elle veille de toute son âme, afin que le Verbe ne la trouve jamais endormie. Que la simplicité soit dans son cœur, la réserve dans ses paroles. Qu’elle garde la modestie envers tous, la piété à l’égard de ses proches, la miséricorde vis-à-vis des indigents et des pauvres. Qu’elle s’attache au bien et s’abstienne de tout ce qui a l’apparence du mal. Qu’en tous ses sentiments et en tous ses actes paraisse le Christ, qu’elle cherche à imiter le Christ, qu’elle soit l’image du Christ[5].

Cet idéal de la vie virginale, le docteur, toujours si positif en même temps que si élevé, ne le cherchait pas dans son imagination. Pour lui, la vierge par excellence, celle qui réalise concrètement la perfection créée, c’est la Vierge Marie. En elle, il voit la vierge telle qu’il la désire et il la décrit avec un minutieux détail.

Quoi de plus noble que la Mère de Dieu ? C’était la vierge, non seulement de corps, mais aussi de cœur, dont le sincère amour ne fut altéré par rien qui sentit le partage. L’humilité était dans son cœur, la gravité dans ses paroles, la prudence dans son esprit. Elle parlait peu et lisait avec soin. Elle ne comptait pas sur les richesses inconstantes, mais sur les prières des pauvres. Appliquée au travail, modeste en ses discours, c’est à Dieu, non à l’homme, qu’elle soumettait son esprit. Elle ne nuisait à personne, voulait du bien à tous, se levait devant les vieillards, ne portait point envie à ses compagnes, se gardait de la jactance, suivait la raison, aimait la vertu. Parlerai-je de sa tempérance et de sa générosité au service de tous, celle-ci dépassant tout ce qu’inspire la nature, celle-là restant en deçà de ce qu’elle réclame ? Quand elle avait à réparer ses forces, elle se contentait des premiers mets venus, propres à écarter la mort sans procurer aucun plaisir. Le sommet n’excitait ses désirs que quand la nécessité commandait ; et encore, lorsque son corps reposait, son cœur veillait.

Elle ne savait sortir de chez elle que pour se rendre aux réunions religieuses, en compagnie de ses parents ou de ses proches. Toujours occupée dans le secret de son intérieur, elle ne paraissait au dehors qu’accompagnée. Sa meilleure garde cependant c’était elle-même. Elle commandait le respect par sa démarche et sa tenue, elle semblait moins poursuivre sa route que gravir le sentier de la vertu. Voilà l’idéal de la virginité. Marie fut telle que sa vie à elle seule sert de modèle à tous[6].

En traçant ces lignes, le grand évêque visait une tune qui lui était chère entre toutes. Sa sœur aînée, sainte Marceline, avait reçu le voile virginal à Rome des mains du pape Libère, le jour de Noël de l’an 352. Elle ne vivait pas en communauté, mais dans sa maison particulière, par conséquent, dans des conditions analogues à celles que les circonstances imposèrent à Geneviève. Cette dernière, on est fondé à le croire, lut et médita les enseignements que saint Ambroise adressait à sa sœur. Du moins est-il certain qu’elle réalisa de point en point, dans le cours de sa longue vie, le portrait de la vierge chrétienne, tel que l’avait tracé l’évêque de Milan.

D’ailleurs les leçons de saint Ambroise n’étaient pas isolées dans l’Église occidentale, au commencement du Ve siècle. On pouvait alors mettre aux mains des vierges l’écrit de Tertullien sur le Voile des Vierges, le traité de saint Cyprien sur l’Imposition du voile aux Vierges, les lettres de saint Jérôme aux vierges Eustochium et Démétriade, le traité de saint Augustin sur la Sainte Virginité et d’autres encore. L’aliment spirituel ne manquait donc pas à Geneviève pour l’aider à tendre à la perfection de son état : nulle mieux qu’elle n’en fit son profit.

Elle n’eut pas à donner longtemps à ses compatriotes de Nanterre le spectacle de ses vertus virginales. Peu de temps après sa consécration, elle perdit ses parents. Ce dut être une amère douleur pour une tune si tendre et si affectueuse. Mais Dieu ne la rendait orpheline que pour prendre lui-même plus immédiatement la conduite de sa vie. Un concile d’Hippone, de 393, réglait qu’après la mort de leurs parents les vierges devaient être confiées à des femmes recommandables par leur piété et leur sagesse. Une disposition analogue était sans doute en vigueur dans l’église des Gaules. Geneviève fut en conséquence’ recueillie par sa marraine, qui résidait à Paris. La vie des champs finit ainsi pour elle, aux environs de sa quinzième année ; une vie nouvelle commençait, plus propice au recueillement, à la contemplation et aux exercices spirituels.

Quand Geneviève arriva à Lutèce, la petite ville était comprise presque tout entière dans une île de la Seine, île d’ailleurs moins étendue qu’aujourd’hui, puisqu’on y a réuni depuis un îlot qui se trouvait en aval. Déjà protégée par les eaux du fleuve, l’île parisienne était entourée d’une ceinture de murailles, défense nécessaire contre les bandes de pillards qui ne cessaient de parcourir la Gaule. Deux ponts, munis de fortins, donnaient accès dans l’île : le Petit-Pont, par lequel s’établissait la communication avec la rive gauche, et de l’autre côté, un peu plus en amont, le pont qui conduisait aux terrains boisés et marécageux de la rive droite.

A l’extrémité orientale de l’île s’élevait la cathédrale, dédiée à saint Étienne. On l’avait bâtie sur un emplacement jadis occupé par diverses effigies de divinités gauloises et par un autel de Jupiter. A ce premier édifice était attenante une autre église consacrée à Notre-Dame. Un concile avait été tenu dans la cathédrale dès 36o. Sur le bord du fleuve, près du Petit-Pont, un bâtiment en forme de rotonde servait de baptistère. On le nommait Saint-Jean-le-Rond. Tout près de là se trouvait la maison où vécut sainte Geneviève. La situation de la petite cité était éminemment favorable au développement de la batellerie. Nous avons eu déjà à mentionner les nautes parisiens. Ils formaient une corporation de bateliers ayant sa flotte à Andresy, près du confluent de l’Oise, et son préfet à Paris même. Cette corporation se maintint sous les premiers rois mérovingiens : ce fut la corporation des marchands par eau de Paris.

Sur la rive droite, au nord de la cité, s’étendait un faubourg dont il est question dès l’époque de Julien. Une voie romaine le traversait, remontant jusqu’au bourg de Catheuil, plus tard Saint-Denis, pour y rejoindre la voie qui suivait de plus ou moins loin le cours de la Seine. Au sud de la cité se dressait, par delà le fleuve, une hauteur couronnée de vignobles. C’était le mont Leucotitius, qui semble avoir donné son nom à la Lutèce primitive. Du Petit-Pont partait une voie qui se dirigeait vers Orléans, et de laquelle ne tardait pas à se détacher celle qui menait à Chartres. Tout près de là s’élevait le palais bâti par Constance Chlore, habité temporairement par plusieurs empereurs romains et destiné à devenir par la suite la résidence des rois francs. Il en reste aujourd’hui des ruines connues sous le nom de palais des Thermes.

Le palais et ses jardins occupaient les premières pentes du mont Leucotitius. A quelque distance au sud était assis le camp romain, à l’emplacement actuel des jardins du Luxembourg, dans la partie la plus voisine du palais. Plus à l’est, entre la Seine et le mont, subsistaient les restes des arènes dans lesquelles les anciens habitants avaient contemplé les spectacles sanglants si chers aux Romains. Le sommet du Leucotitius servait depuis longtemps de champ de sépulture. Là reposait, entre autres, l’évêque Prudence, prédécesseur immédiat de saint Marcel. A quelques pas vers l’ouest, des potiers avaient leurs ateliers et leurs fours. Enfin, après un quart d’heure de marche sur le plateau, en suivant la voie d’Orléans, on rencontrait un modeste sanctuaire marquant l’endroit où, croyait-on, le premier évêque de Paris, saint Denis, avait célébré les divins de mystères.

Telle était la cité déjà active, remuante, commerçante, impatiente de ses étroites murailles, au sein de laquelle sainte Geneviève allait passer plus de soixante-dix ans.

On n’y fit guère attention à la jeune vierge quand elle arriva de Nanterre, encore sous le coup du double deuil qui avait meurtri son cœur. Mais Dieu avait les yeux sur la douce orpheline ; il s’apprêtait même à la soumettre dès le début à une épreuve personnelle qui devait avoir pour effet de l’affermir à jamais dans sa vocation. Peu de temps après son arrivée chez sa marraine, Geneviève tomba malade. Tout son corps devint inerte, ses membres sans force pour se mouvoir et ses articulations comme disjointes. En même temps elle souffrait cruellement. Le mal alla en s’aggravant et la terrassa si complètement que, durant trois jours, elle demeura privée de sentiment et incapable du moindre mouvement. On l’aurait crue morte sans la rougeur qui colorait encore ses joues.

Or, pendant que le corps défaillait ainsi, le Maître divin travaillait sur l’âme pour la marquer d’une de ces empreintes surnaturelles que rien au monde, ni luttes, ni épreuves, ni persécutions, ni tourments, ne peut effacer. Revenue à elle, Geneviève raconta qu’un ange l’avait transportée au séjour des bienheureux. Là, il lui avait été donné de contempler quelque chose de ce bonheur que Dieu prépare à ceux qu’il aime.

Pour armer certains saints contre les difficultés de la tâche qu’il leur impose, Dieu prend soin de leur communiquer une vue extraordinaire et comme expérimentale des réalités de l’autre monde. Ainsi saint Paul, dans un de ses ravissements, entrevoit ce dont les élus jouissent dans le ciel, mais que le langage humain ne peut exprimer. Pendant huit jours, à Manrèse, saint Ignace demeure en léthargie, comme Geneviève, et reçoit de telles lumières qu’elles suffisent à lui démontrer les vérités de la foi pour lesquelles il se déclare prêt à mourir, même si l’Évangile n’existait pas. Sainte Thérèse a la vision de l’enfer. Ces révélations produisent en l’âme des convictions si profondes qu’aucune tentation ne saurait les ébranler. L’âme devient alors comme une mer dont la tempête agitera la surface, mais dont les profondeurs conserveront une inaltérable tranquillité.

Geneviève est destinée à passer par toutes les extrémités des choses humaines ; elle connaîtra les douceurs de la paix et les amertumes de la persécution, les luttes et les triomphes, les abandons et les honneurs. Mais un jour elle a entrevu le ciel ; dès lors la terre est impuissante contre elle, et ce qui constituerait un obstacle pour une âme ordinaire deviendra pour elle un moyen de glorifier Dieu et de remplir sa mission.

Cette vision ne fut pas le seul bienfait que le Seigneur départit à sa servante. Plusieurs saints personnages, entre autres saint Philippe de Néri, sainte Rose de Lima, le vénérable curé d’Ars, ont reçu le privilège de lire dans les consciences, non certes pour la satisfaction d’une vaine curiosité, mais pour l’utilité de pauvres âmes auxquelles une funeste illusion cache le mal dont elles souffrent. C’est donc là un don tout de miséricorde. Sainte Geneviève en fut pourvue à la suite de sa maladie. Le biographe en cite un exemple emprunté à une période plus avancée de sa vie.

Un jour, arriva à Paris une femme encore jeune qui venait de Bourges. Elle rendit visite à Geneviève. Celle-ci, la voyant aller seule, lui demanda si elle était religieuse ou seulement veuve, le costume de l’une ressemblant à celui de l’autre. La visiteuse répondit aussitôt qu’elle avait reçu la consécration des vierges, qu’elle était demeurée fidèle à son engagement et qu’elle servait le Christ aussi bien qu’elle le devait. Or la malheureuse avait manqué gravement à la fidélité dont elle se vantait. Geneviève attristée se mit alors à lui révéler par le détail les circonstances dans lesquelles la tentation l’avait vaincue : la coupable ne méritait plus le nom d’épouse du Christ. A ce récit, elle rentra en elle-même, se jeta aux pieds de Geneviève, avoua sa faute et se prépara à en obtenir le pardon par la pénitence.

Les dons surnaturels sont surtout attribués à une âme pour le bien des autres ; ils ne constituent nullement par eux-mêmes la vraie vie chrétienne. Geneviève ne l’ignorait pas. Pour elle, le service du Christ consistait essentiellement dans la pratique des vertus évangéliques. Son biographe, s’inspirant d’une allégorie empruntée à un livre chrétien du IIe siècle, le Pasteur d’Hermas, dit qu’elle avait douze compagnes spirituelles qui ne la quittaient jamais : la foi, l’abstinence, la patience, la magnanimité, la simplicité, l’innocence, la concorde, la charité, l’obéissance, la chasteté, la vérité et la prudence. C’était là sa société de tous les instants.

Son abstinence, en particulier, allait jusqu’aux dernières limites. De quinze à cinquante ans, la sainte ne prit d’aliments que le dimanche et le jeudi, et encore quels aliments ! Du pain d’orge et des fèves cuites à l’huile depuis deux ou trois semaines. De toute sa vie, elle ne but ni vin ni boisson fermentée. C’étaient bien là ces premiers mets venus dont parle saint Ambroise, propres à écarter la mort sans procurer aucun plaisir. De l’Épiphanie au jeudi saint, elle se tenait enfermée dans sa cellule afin d’y servir Dieu plus librement par la prière et le silence. Sa vie si humble et si pure ne connaissait alors d’autre compagnie que celle des anges.

Une si rude mortification nous déconcerte ; elle est même, pour certains esprits, le prélude assuré d’un affaiblissement de l’intelligence. Il faut pourtant y reconnaître un nouvel effet de la grâce divine. Chez d’autres saints, s’observent des mortifications analogues. Saint Pierre d’Alcautara, par exemple, ne prend de nourriture que tous les trois jours et sainte Catherine de Sienne n’a d’autre aliment que la sainte Eucharistie pendant tout le carême et le temps pascal. L’Église a des règles précises pour discerner ce qui vient de l’assistance de Dieu dans ces phénomènes surprenants. Les grands pénitents font œuvre divine quand leur abstinence extraordinaire n’est ni l’effet ni la cause d’une infirmité corporelle, quand elle ne nuit en rien à l’accomplissement de leurs devoirs d’état, quand surtout elle est associée à la pratique sérieuse des autres vertus, particulièrement de l’humilité et de l’obéissance. Il n’était point difficile de constater qu’aucune de ces conditions ne manquait à la mortification de Geneviève ; en elle les privations volontaires ne compromirent jamais le moindre bien.

La vraie vertu se cache ; aussi arrive-t-il parfois en ce monde que l’on coudoie les saints sans s’en douter, ou bien ce que l’on remarque en eux de préférence, ce sont les défauts qu’ils ont ou ceux qu’on leur prête. Geneviève ne put échapper longtemps aux malins propos au sein de la cité parisienne. Son arrivée y avait été à peu près inaperçue. Mais bientôt, dans la petite ville aux maisons pressées les unes contre les autres, on remarqua la jeune religieuse. On s’enquit de son passé et du détail de sa vie présente. De bonnes âmes, sympathiques à Geneviève, faisaient volontiers son éloge et s’attendaient à des merveilles de sa part. Ces appréciations favorables appelaient naturellement la contradiction. La légèreté et l’indiscrétion des uns, la jalousie et la méchanceté des autres s’y employèrent activement, et, tandis que l’humble vierge poursuivait sans aucune prétention sa vie de prière et de silence, des langues intempérantes entamèrent sa réputation. Geneviève laissa dire, assurée que Dieu saurait bien prendre sa défense au moment opportun. C’est ce qui ne tarda pas à arriver, grâce à l’intervention inattendue de l’évêque d’Auxerre.

A leur départ de Nanterre, en 429, saint Germain et saint Loup s’étaient dirigés vers Boulogne pour traverser le détroit. Assaillis par une furieuse tempête, dont Germain atténua les effets en versant de l’huile sur la mer, ils abordèrent en Grande-Bretagne et prêchèrent énergiquement contre l’hérésie. L’année suivante, vers les fêtes de Pâques, les Pictes et les Saxons s’unirent pour attaquer les Bretons. Ceux-ci implorèrent l’assistance des deux évêques gaulois. Germain se souvint alors de ses anciennes fonctions militaires. Il disposa si habilement l’armée bretonne qu’elle mit les assaillants en fuite aux cris répétés de l’Alleluia. Les deux évêques revinrent ensuite en Gaule sans repasser par Paris, sans doute parce qu’il eût été long et incommode de remonter le cours de la Seine.

Cependant l’hérésie chercha à relever la tête en Grande-Bretagne. Saint Germain dut entreprendre un nouveau voyage en 447, accompagné cette fois par l’évêque de Trèves, saint Sévère. Il repassa par Paris, comme il avait fait dix-huit ans auparavant. Les habitants se portèrent en foule à sa rencontre. Chemin faisant, il s’enquit de Geneviève. Peut-être soupçonnait-il déjà la malveillance à laquelle elle était en butte. Les réponses lui arrivèrent de tous côtés, respectueuses, mais doucement narquoises : a Geneviève ? Elle n’est pas telle que le pense le seigneur évêque. Il s’en faut qu’elle ait justifié les espérances qu’on avait pu concevoir !

Le vénérable pontife ne se laissa pas émouvoir par ces perfides insinuations. Il entra dans la ville et alla droit à la demeure de la vierge. La multitude l’y suivit. Là, Germain salua Geneviève avec tant de déférence que tous en furent dans la stupéfaction. Il se mit ensuite en prière, comme dans un sanctuaire, puis s’adressa aux assistants. Il attira leur attention sur un émouvant spectacle : la place où priait l’humble religieuse, dans le secret de sa cellule, était toute détrempée des larmes qu’elle versait dans ses longs entretiens avec Dieu. Profondément touché lui-même à cette vue, il recommanda aux Parisiens de témoigner plus d’égards envers celle qui menait au milieu d’eux une vie si agréable au Seigneur. Il partit, laissant Geneviève consolée par sa visite, encouragée dans ses résolutions et mieux comprise de la population qui l’entourait.

De même que les visions surnaturelles et la connaissance des consciences, le don des larmes est un des phénomènes réguliers de la vie mystique. Ces larmes viennent de Dieu : larmes de douleur, à la pensée des péchés qui outragent le souverain Maître ; larmes de désir, qui jaillissent d’un cœur impatient de posséder le bien suprême, et surtout larmes de compassion et d’amour envers le divin Crucifié qui lui-même a pleuré. Ces larmes saintes ont coulé des yeux de Marie-Madeleine ; elles ont inondé le visage d’un François d’Assise et d’une Élisabeth de Hongrie. Ah ! sire Dieu, s’écriait notre bon roi saint Louis, je n’ose demander fontaine de larmes, mais quelques petites gouttes me suffiraient pour arroser la sécheresse de mon cœur ! Sainte Geneviève a versé ces larmes qui prennent leur source, non dans un tempérament facile aux attendrissements, mais dans une grâce divine toute de douceur et de force. Chaque fois qu’elle contemplait le ciel, dit son biographe, elle ne pouvait s’empêcher de pleurer.

Ces phénomènes mystiques, que nous constatons en sainte Geneviève et que nous retrouvons en beaucoup d’autres saints, obéissent à des lois de l’ordre surnaturel et ne se produisent nullement au gré du caprice ou de l’arbitraire. Sans doute, ils ont leurs contrefaçons diaboliques ou leurs analogies humaines. C’est pourquoi certains savants, pour qui l’ordre surnaturel est non avenu, ont tenté de tout expliquer par les lois de la nature. Leur explication ne saurait pourtant s’imposer, car ils n’ont guère pu poursuivre leurs expériences que sur des êtres morbides et affaiblis, qui ne ressemblaient en rien à nos saints. En tous cas, quelque incontestable que soit le caractère surnaturel des phénomènes mystiques, ces phénomènes peuvent accompagner la sainteté, ils ne la constituent pas. La marque indiscutable de la sainteté, celle qui ne redoute aucune contrefaçon, c’est la pratique des vertus chrétiennes, et très particulièrement des vertus les plus antipathiques à l’orgueil humain, l’humilité et l’obéissance. La pureté des anges peut s’allier parfois à l’orgueil des démons ; le zèle des apôtres peut s’exercer pour le compte de l’ambition et de la satisfaction personnelle. Dans l’âme humble et obéissante, les plus magnifiques et les plus délicats des dons de Dieu sont en sûreté.

Ainsi vécut Geneviève, la vierge du Christ. Avant de l’employer à l’exécution de ses grands desseins, Dieu la formait à l’école de l’obscurité, de la patience, de l’obéissance et de l’humilité. Pour la préparer à devenir la mère et la patronne d’un peuple, Dieu se plaisait à la rapprocher de son néant, pour que l’œuvre de sa grâce apparût complètement dégagée des entraves de la nature. Et Geneviève éprouvait grande joie à se laisser ainsi travailler par la main de son Seigneur.

 

 

 



[1] Traité de la Virginité, VII, 39.

[2] Les anciens manuscrits donnent à l’évêque qui consacra Geneviève le nom de Vilicus. Ce nom n’existe pas dans la série des évêques de Paris ni des diocèses voisins. Il a dû être défiguré par les copistes. Les évêques de Paris sont à cette époque saint Marcel, 400-436, Vivien, 436-438, Félix, 438-440, et Flavien, 440-455. Il est fort peu probable que saint Marcel ait été le consécrateur ; Geneviève eût été bien jeune encore, et le biographe eût sans doute insisté sur le nom d’un si grand évêque. C’est plutôt le nom de Félix qui aura été changé en Vilicus.

[3] Duchesne, Origines du culte chrétien, p. 410-412.

[4] Lettre à Démétriade, CXXX, 2.

[5] Sur l’Institution de la Vierge, XVII, 109-113.

[6] Traité sur les Vierges, II, II, 7-15