L'AMOUR SOUS LA TERREUR

LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE PENDANT LA RÉVOLUTION

 

VI. — LES CHEMISES ROUGES.

 

 

Cinquante-quatre condamnés décapités en vingt-huit minutes. — La fournée du 29 prairial an II. — Elle est de celles qui décident la réaction de thermidor. — Admiral et Cécile Renault. — Leur crime. — Leur cortège. — Tentative d'assassinat sur Collot-d'Herbois. — Henri Admiral. — Son interrogatoire. — Détails de l'attentat. — Tentative d'assassinat sur Robespierre. — Cécile Renault. — Son interrogatoire. — C'est une Charlotte Corday, qui n'a pas réussi, qui n'a pas même essayé. — Exaltation sentimentale et romanesque. — Déclaration caractéristique du citoyen Boineau. — Extraits des interrogatoires et dépositions. — Rapports de Barère et d'Elie Lacoste à la Convention. — Coaccusés et complices par présomption. — Madame de la Martinière. Le baron de Batz. — La conjuration de Batz. — La famille de Sainte-Amaranthe. — Le dernier salon de Paris en pleine Terreur. — Le comte de Tilly. — Le fils Sartine épouse Amélie de Sainte-Amaranthe. — Saint-Just calomnié. — Réfutation de la légende de l'amour de Saint-Just et de l'indiscrétion de Robespierre. — Dénonciation du citoyen Chrétien. — Note trouvée dans les papiers de Saint-Just. — Tentative inutile de Tilly pour pousser à fuir les dames de Sainte-Amaranthe. — Elles sont arrêtées. — Le couvent des Anglaises. — La famille Sombreuil à Port-Libre. — La légende de Mademoiselle de Sombreuil. — Le brave Grappin. — Une leçon de grand seigneur. — La Conciergerie. — Riouffe y connaît Admiral et Cécile Renault. — Tableaux de prison. — Louis et Amélie de Sainte-Amaranthe. — Les cheveux de la princesse Lubomirska. — Le Tribunal révolutionnaire. — Lettre curieuse. — Maurille Sombreuil. — Le comte de Fleury. — Un Monsieur pressé. — Scènes d'interrogatoire. — Une fantaisie de Fouquier-Tinville. — Les chemises roues. — Amélie de Sainte-Amaranthe. — Son courage exaspère Fouquier-Tinville. — Sanson est sifflé. — Les furies de guillotine. — Un maître bourreau. — Malédiction de l'amour.

 

I

Nous entreprenons, sans parti pris, ou plutôt avec l'unique parti pris de la modération et de l'impartialité, le récit d'une des scènes les plus émouvantes et les plus pathétiques du drame révolutionnaire., Nous voulons parler de l'affaire des Chemises rouges, ainsi nommée parce que, le même jour, 29 prairial an II, en vingt-huit minutes, cinquante-quatre personnes, dont dix femmes, montèrent successivement au même échafaud, vêtues, par un caprice artistique de Fouquier-Tinville, de cette chemise rouge dont Charlotte Corday avait inauguré l'infamie.

C'est une des fournées les plus considérables et les plus dramatiques de la Terreur.

Jamais, d'ailleurs, l'hécatombe n'avait été mieux choisie par ceux qui faisaient de ces funèbres cortèges le spectacle quotidien et.la leçon de Paris. Jamais plus beau rôle n'échut à la terreur, à la pitié, à l'honneur. On voyait se presser sur les fatales charrettes des familles entières, frappées à la fois dans leurs membres les plus âgés et dans leurs plus jeunes rejetons, les vieillards avec les enfants, les cheveux blonds mêlés aux cheveux blancs.

Il n'était point d'âge ni de sexe pour l'impassible Tribunal.

Mais le cœur du peuple, moins implacable, se sentit saisi de pitié en présence de ces vénérables ou virginales victimes envoyées à la mort par une inutile barbarie. Leur courage redoubla la pitié ; leur sourire fit naître les larmes. Pour la première fois, les charrettes chargées de tant de grâces, de tant de vertus, de tant de malheurs, furent huées. On siffla l'échafaud, qu'il fallut transporter, de triomphant devenu honteux, à la barrière de Vincennes ou du Trône renversé, actuellement place du Trône. On comprend cette indignation populaire, ces rues silencieuses, avec la protestation de leurs boutiques fermées, cette décadence du bourreau, cette disgrâce de l'échafaud, quand on parcourt les détails de ce procès typique où une sorte d'émulation du hasard a concentré si puissamment tous les moyens d'intérêt, et où le lecteur d'aujourd'hui, comme le spectateur d'alors, passe par toutes les phases de l'émotion tragique, la terreur, la colère, l'admiration et la pitié.

C'est l'explosion tardive de tous ces sentiments réunis qui a provoqué Thermidor, ce coup d'État de la modération, cette insurrection du dégoût, de la miséricorde et de la peur. Et nul spectacle n'était plus fait pour exaspérer la-réaction, dont l'amour échauffait déjà les desseins au cœur de Tallien, et aiguisait le poignard, pour lui donner enfin le pays pour complice, que ce funèbre convoi où un même et laconique procès avait entassé des victimes si nombreuses, si disparates, mais toutes rayonnantes d'une sorte d'exaltation de foi et d'espérance.

Dans cet immense holocauste, offert par les Comités à la vengeance de Collot-d'Herbois et de Robespierre, menacés, après Léonard Bourdon, par l'assassinat, il y avait un fanatique, un raisonneur : Admiral ; une jeune exaltée, Cécile Renault, qui, le même jour, avaient tenté de renouveler le crime héroïque des Pâris et des Charlotte Corday, et d'envoyer Collot-d'Herbois et Robespierre rejoindre Lepelletier et Marat.

A ces deux condamnés inacquittables, le Tribunal avait jugé nécessaire, pour, augmenter l'effet de l'exemple, de joindre tout un cortège de victimes bien plus innocentes, des femmes inoffensives, un prêtre, de jeunes nobles sans antécédents, un Beaussancourt qui ne songeait qu'à l'amour, un comte de Fleury, que le désespoir avait poussé à demander la mort, une actrice, mademoiselle Grandmaison, coupable d'avoir été aimée du baron de Batz, l'insaisissable et infatigable conspirateur, une jeune servante, coupable de l'avoir servie, un jeune chirurgien, simple écervelé, une femme La Martinière, coupable d'avoir acheté le mobilier d'Admiral. C'était là surtout l'excès que la foule punissait de sa protestation. On y voyait encore la famille Renault tout entière, frappée pour la faute d'un seul membre, le vieux et vénérable Sombreuil, condamné malgré les courageuses plaintes de sa fille héroïque qui l'avait sauvé au 2 septembre, et son fils, âgé de vingt-six ans ; enfin, toute la famille de Sainte-Amaranthe, la mère, âgée de quarante ans, belle encore, le fils, âgé de dix-sept ans, le gendre, fils de M. de Sartine, ancien ministre de la police et de la marine, la fille, âgée de dix-huit ans, d'une beauté angélique, célèbre dans Paris, et d'un courage héroïque. Cette jeune femme en robe blanche, en manteau rouge, aux cheveux épars, aux yeux rayonnants, ce fut véritablement, pour beaucoup encore indécis, la vision, l'apparition même de la Délivrance et de la Vengeance.

Amélie de Sainte-Amaranthe, que Tilly, qui l'avait aimée, nomme la plus belle femme de son temps, et devant laquelle le puritanisme de Michelet et de Louis Blanc s'attendrit jusqu'à l'éloquence, fut la victime décisive et fatale, l'avant-courrière de la malédiction de la Terreur. Sa beauté, sa grâce, son visage sans pâleur, ses yeux sans larmes, prêchèrent plus éloquemment la contre-révolution que tous les pamphlets. N'était-elle pas un pamphlet vivant, celle qu'on disait tout bas, quoique sans motifs, sacrifiée à l'ambition de Robespierre qui, à un dîner chez sa mère, aurait, échauffé par le vin, trahi ses desseins secrets — ou à l'implacable orgueil de Saint-Just, qui aurait en vain imploré ses faveurs ?

Cet exorde, indispensable à l'exposition du drame, à la présentation des personnages, et à la profession d'impartialité, de modération, de neutralité absolue de l'auteur, étant achevé, nous tirons le rideau.

 

II

Le 4 prairial, an II (22 mai 1794), à une heure du matin, des détonations successives, des cris, des pas pressés, des bruits de crosses sur les pavés et les dalles mettaient toute la rue Favart en rumeur. Voici ce qui venait de se passer :

Au moment où les citoyens Nicolas-Éloi Lorgne, architecte, caporal de garde au poste central de la section Le Pelletier, et François Riom, perruquier, fusilier, faisaient leur patrouille sur la place du théâtre Favart, le cri : A l'assassin ! les fit se précipiter du côté où retentissait cet appel désespéré. Arrivés à la porte de la maison numéro 4, ils entrèrent et trouvèrent dans le vestibule le citoyen Collot-d'Herbois, représentant du peuple, membre du comité de salut public, tête nue, hagard, et répétant encore : A moi ! on m'assassine à coups de pistolet ! Sur ses indications, ils s'élancèrent, bientôt suivis de deux autres citoyens, attirés par le bruit, dans l'escalier, au haut duquel ils entendirent une voix terrible criant : Avancez, scélérats, je vous tuerai !

Ils frappèrent fortement à la porte derrière laquelle paraissait être ce furieux, décidé à ajouter un nouveau crime au premier. La porte s'ouvrit sous leurs coups. Un coup de fusil retentit, et la balle vint, à travers la fumée, blesser grièvement à l'épaule un des hommes qui les avaient suivis, et qui, tout ensanglanté, eut encore la force de mettre le premier la main au collet de ce forcené. Ses camarades alors, enivrés d'une juste indignation, se jetèrent sur le meurtrier, le saisirent, le désarmèrent, et le conduisirent, non sans peine, au corps de garde du poste de la rue Favart. Là, il fut reconnu pour le nommé Admiral, ci-devant employé à la Loterie ci-devant royale, et colocataire de Collot-d'Herbois au numéro 4 de la rue Favart. Il déclara hautement, bien loin de manifester le moindre repentir, que, la veille au matin, il avait attendu Robespierre au Comité de salut public pendant quatre heures, pour l'assassiner, et que n'ayant pu réussir, il s'était rejeté sur Collot-d'Herbois ; qu'il était fort marri de l'avoir manqué ; que s'il eût réussi, ç'aurait été pour lui une belle journée, et qu'il aurait été aimé et admiré de toute la France ; enfin, qu'il était malheureux pour lui d'avoir acheté une paire de pistolets quatre-vingt-dix livres pour les avoir bons, et qu'ils eussent raté.

Il résulte de l'ensemble des interrogatoires subis par Admiral, le 4, devant le Comité révolutionnaire de la section Le Pelletier, de ses réponses du même jour devant le citoyen Dumas, président du tribunal révolutionnaire, et de diverses dépositions, les faits suivants :

Henri Admiral, natif d'Auzolette, district d'Issoire, département du Puy-de-Dôme, âgé de cinquante ans, habitait Paris depuis vingt-six ans, dont il faut déduire quelques années de courses et de services à l'étranger. Il était, en dernier lieu, employé, en qualité de garçon de bureau, à la Loterie ci-devant royale. Il y avait été placé par le marquis de Mauzy, chambellan de l'empereur d'Autriche, et directeur de la Loterie de Bruxelles, au service duquel il avait été, pendant environ deux ans, à trois époques différentes. Il avait vu le marquis pour la dernière fois, le 6 octobre 1789, avec sa femme, sur la route de Versailles à Paris. Ses autres principales domesticités avaient été chez madame de Belle-Isle, sœur du ministre Bertin, chez l'abbé Bertin et une de ses sœurs, tous actuellement émigrés.

Interrogé sur sa conduite pendant le mouvement révolutionnaire, il déclara avoir été en Champagne au devant de l'ennemi comme volontaire, dans le sixième bataillon de Paris. Mais il n'avait pas tardé à quitter le bataillon pour cause d'infirmités. Le 10 août 1792, il se trouvait aux Tuileries avec le bataillon des Filles-Saint-Thomas, un des rares corps demeurés fidèles et dévoués au Roi, menacé. Tout, cela était d'un révolutionnaire assez tiède, quand bien même le crime tenté par Admiral ne l'eût pas classé parmi les réactionnaires les plus redoutables.

Il était essentiel de connaître ces origines et ces influences, pour apprécier la tentative d'assassinat du 4 prairial et ses mobiles. Une grande exaltation royaliste et le désespoir de se trouver sans ressources et sans position, malheur dont il accusait la Révolution ; tels étaient les sentiments inspirateurs de cet acte insensé, car l'assassinat l'est toujours.

Depuis quelques jours, le sinistre dessein couvait dans cette tête malade. Il avait acheté des armes, et ne sortait plus sans pistolets, attendant l'occasion propice. Chez lui il avait un petit arsenal de réserve, son fusil de munition, provenant de la section, et son sabre de volontaire. L'idée fixe de ce malheureux était de tuer Robespierre et Collot-d'Herbois. Il en avait fait les boucs émissaires de ses déceptions et de ses malheurs, ainsi que des malheurs de la France ; car un sentiment naïf et profond de patriotisme, se mêle à ses griefs, les élève et les purifie.

Dans le premier enivrement, la première folie du crime, il déclare que : s'il les eût tués, il y aurait eu une belle fête... qu'il avait deux coups, un pour Robespierre, un pour lui-même ; qu'il fût mort, mais que la République eût été sauvée.

Interrogé sur ce qui le portait à commettre un assassinat, il répond qu'il n'a pas entendu commettre un assassinat, mais bien une œuvre de bienfaisance envers la République. Il se repent toujours d'avoir manqué son coup. Tout cela est d'un fanatique, mais non d'un scélérat vulgaire. Une de ses déclarations est encore à remarquer : il n'a formé, dit-il, le projet qu'il a essayé vainement d'exécuter que depuis huit jours, et il y a été porté par les reproches qui lui ont été faits par plusieurs personnes, notamment par Calvet et Thomé, sur les opinions qu'il a manifestées dans les assemblées de sa section. Ainsi la contradiction et la menace avaient troublé définitivement ce sombre cerveau.

Le matin du 3 prairial, à neuf heures du matin, il était allé par les boulevards jusqu'à la rue Honoré où, s'adressant à une fruitière, il lui demanda à quelle heure Robespierre allait au Comité. Celle-ci lui indiqua le fond de la cour, où Robespierre logeait, et l'invita à prendre lui-même ce renseignement.

Il entra dans la cour. Aux premiers pas, il rencontra un volontaire, le bras en écharpe, et une citoyenne, qui lui dirent que Robespierre étant très occupé, il ne pourrait le voir.

Il prit alors la résolution d'aller choisir, aux environs de l'Assemblée, un lieu et une heure plus favorables à ses projets. Du reste, son dessein principal, en allant chez Robespierre, était de savoir à quelle heure il se rendait au Comité ; mais il convint que s'il eût pu le voir chez lui, il est très possible qu'il n'eût pas hésité à profiter de l'occasion, et à consommer le meurtre.

En sortant de chez Robespierre, il alla chez Roullot, restaurateur au bout de la terrasse des Feuillants, où il déjeuna et même largement, car ce repas lui coûta quinte livres. Il monta ensuite dans une tribune de l'Assemblée, où il s'endormit, et fit une sieste involontaire.

A l'issue de la séance, il se plaça sous la galerie qui conduit au comité de salut public. Là, prenant pour prétexte le désir d'apprendre quelque nouvelle, il se posa à la porte extérieure du Comité de salut public, où il attendait Robespierre pour l'assassiner.

Dans le même dessein, il vint aussi le guetter sous le vestibule qui va, d'une part, à la salle de la Convention, et de l'autre part au Comité de salut public. .Là, plusieurs députés sortant du Comité de salut public, il s'empressa de demander leurs noms. Ce n'étaient pas les hommes qu'il lui fallait. Ils passèrent impunément sans se douter qu'ils venaient d'être épargnés.

Robespierre, ce jour-là, ne vint probablement pas au Comité. Dans les derniers temps, il s'en abstenait volontiers, et c'est alors que, profitant de son absence, ses collègues eux-mêmes, sauf Saint-Just et Couthon, tramèrent sa perte et complotèrent le coup d'État de Thermidor. Impatienté de cette faction, et résigné à se retrancher sur Collot-d'Herbois, qu'il était sûr de ne pas manquer, parce qu'il habitait la même maison que lui, Admiral se rendit au café Marie et de là au café Servais, où il fit une partie de dames ; puis il alla souper seul chez le restaurateur Dufis, au coin de la rue Favart ; à onze heures, il rentra à son domicile, rue Favart, 4 ; au cinquième.

Là il attendait que Collot-d'Herbois rentrât chez lui. Sur une heure du matin, entendant, qu'avertie par le coup de marteau, sa gouvernante ou cuisinière descendait pour l'éclairer, il l'avait suivie armé de ses deux pistolets, jusques auprès et même au-dessous de l'appartement de Collot, allant à sa rencontre. A sa vue, il se précipita sur lui avec fureur, criant : Scélérat ! voilà ton dernier moment, lui tirant ses deux coups, qui firent successivement long feu.

Collot-d'Herbois s'élança vers la porte, en criant : Au secours ! on m'assassine ! tandis que l'assassin, déconcerté, remontait dans sa chambre où il s'enferma et rechargea ses armes. Il arma même son fusil, et, décidé à ne pas survivre à sa défaite, il en mit le canon dans sa bouche, et essaya, en appuyant la pointe de son sabre sur la gâchette, de le faire partir. Mais cette troisième arme, rebelle à sa volonté, fit encore long feu. Si les circonstances n'étaient si tragiques, et si la résolution intrépide d'Admiral n'était connue, ce refus de service de tant d'armes, tour à tour essayées, serait ridicule. Mais les hommes qui veulent mourir ne le sont jamais.

C'est au moment où il venait de recharger son fusil, que la porte céda sous les efforts de la garde, et qu'il lâcha son coup parmi les assaillants, espérant, dit-il, qu'on le lui rendrait.

On ne trouva pas d'argent sur Admiral ; il n'y avait dans ses poches que de la menue monnaie, quatre balles de plomb à pistolet, enveloppées dans un papier, et une paire de lunettes dans leur étui.

La nouvelle de l'attentat d'Admiral, répandue dans Paris, y fit grande sensation. Portée immédiatement par Fouquier-Tinville et par le Comité révolutionnaire de la section Le Pelletier à la connaissance de la Convention, cet événement y fut l'occasion d'un rapport de Barère, où il faisait remonter la responsabilité de ce crime jusqu'aux puissances étrangères, et où, comme d'ordinaire, apparaissait le fantôme menaçant de la conspiration perpétuelle de Pitt et Cobourg.

Couthon désavoua solennellement le monstre au nom du département du Puy-de-Dôme, qui rougissait de lui avoir donné le jour, et Collot-d'Herbois, déjà accueilli par les félicitations de ses collègues, fut couvert d'applaudissements quand il signala l'héroïsme du serrurier Geoffroy qui, accouru des premiers aux cris : A la garde ! l'avait retenu, lui Collot-d'Herbois, s'élançant pour saisir et châtier l'assassin, lui avait défendu, au nom du peuple, d'exposer de nouveau sa vie, était monté, avait essuyé le feu du fusil d'Admiral, qui l'avait grièvement blessé à l'épaule, et avait conservé assez d'énergie pour lui mettre le premier la main au collet. Ce fait, annoncé par le comité de la section Le Pelletier, fut confirmé par Collot-d'Herbois en ces termes, qui se ressentent de l'exagération de l'époque :

Au moment où l'assassin annonçait qu'il était abondamment pourvu de munitions et d'armes, et qu'il allait faire une longue défense, au moment où une patrouille l'allait assaillir, je voulais suivre et m'élancer avec elle ; Geoffroy m'a saisi et m'a dit : Je te commande au nom du peuple de rester là. Je périrai, a-t-il ajouté, ou je mettrai l'assassin sous le glaive de la loi. Les vertus sont à l'ordre du jour, et celle d'exterminer un pareil monstre est la première à laquelle tout citoyen doit se livrer. Il a tenu parole, son sang a coulé.

 

Ces paroles excitèrent l'enthousiasme de la Convention qui, séance tenante, et à l'unanimité, décréta :

Que le Tribunal révolutionnaire était chargé de poursuivre et de faire punir Admiral et ses complices, et de rechercher, avec le plus grand soin, les instigateurs et les fauteurs de cet attentat commis contre la représentation nationale et le gouvernement révolutionnaire de la République.

Que le président de la Convention était chargé d'écrire, au nom de l'Assemblée, au citoyen Geoffroy, de la section Le Pelletier, une lettre de satisfaction, pour la conduite civique qu'il avait tenue, en contribuant directement, avec un courage républicain, à faire saisir l'assassin.

Il sera rendu compte tous les jours à la Convention nationale, ajoutait le décret, de l'état des blessures du citoyen Geoffroy, et il lui sera donné, pour le soutien de sa famille, une pension de 1.500 livres.

 

Le décret de la Convention devait être, ainsi que le rapport de Barère, inséré au Bulletin de la Convention nationale, et envoyé aux armées et aux départements, aux districts et aux tribunaux. Enfin il devait être traduit dans toutes les langues.

Cependant les interrogatoires d'Admiral et les dépositions des témoins continuaient sans relâche, et on arrêtait de tous côtés des personnes suspectes de complicité : le citoyen Portebœuf, domestique de la dame Lemoine de Crécy, pour n'avoir pas témoigné assez d'indignation à la nouvelle de l'attentat ; sa femme et sa maîtresse, auxquelles on ne pouvait reprocher que le crime d'intimité avec lui ou d'autorité sur lui ; le citoyen Santonay, jeune chirurgien, pour avoir, étant ivre, prononcé des propos dangereux, et, remarquons-le, le domestique sur la dénonciation d'une concierge, et le chirurgien sur la dénonciation d'un chirurgien. Tandis qu'enfin on appréhendait une dame de La Martinière, assez jolie aventurière, femme séparée depuis trois ans de son mari, officier d'administration aux armées, et qui paraît avoir eu avec Admiral des relations d'affaires et de galanterie, — le même jour, 4 prairial — une nouvelle tentative d'assassinat, dont on accusait une jeune fille, répondait, comme un ironique défi, aux solennelles déclarations de la Convention, et réveillait la rumeur publique à peine assoupie.

 

III

Le 4 prairial, à neuf heures du soir, une jeune fille se présentait dans la maison du citoyen Duplaix et y demandait Robespierre, disant qu'elle le cherchait depuis trois heures. La fille aînée de Duplaix, qui se trouvait là, lui répondit que Robespierre n'y était pas. Sur quoi la visiteuse dit qu'il était bien étonnant qu'il ne fût pas chez lui, et, selon la déposition des citoyens Didier et Boulanger, témoigna beaucoup d'impatience et d'humeur, en déclarant qu'il était fonctionnaire publié, et qu'il était fait pour répondre à tous ceux qui pouvaient se présenter chez lui. Sur ce propos, et l'attentat de la veille tenant toutes les imaginations en méfiante et en éveil, les citoyens Didier et Boulanger, trouvant à la jeune mécontente je ne sais quoi de suspect, l'appréhendèrent, et la conduisirent au Comité de sûreté générale pour y éclairer leurs doutes.

Nous affirmons de plus, ajoutent-ils dans leur déposition, qu'en la conduisant au Comité, elle a dit que, dans l'ancien régime, lorsqu'on se présentait chez le roi, on entrait tout de suite. Nous lui avons demandé si elle aimerait mieux avoir un roi ; elle nous a répondu qu'elle verserait tout son sang pour en avoir un, que c'était son opinion, et que nous étions des tyrans.

 

Conduite au Comité de sûreté générale et immédiatement interrogée, elle déclara s'appeler Aimée-Cécile Renault, âgée de vingt ans, demeurant chez son père, marchand papetier, rue de la Lanterne, près celles des Marmousets, section de la Cité.

— Quel motif vous avait amenée chez le représentant du peuple Robespierre ?

— Pour lui parler.

— Quelle était l'affaire dont vous vouliez lui parler ?

— C'est selon que je l'aurais trouvé.

— Quelqu'un vous avait-il chargée de lui parler ?

— Non.

— Aviez-vous quelque mémoire à lui présenter ?

— Cela ne vous regarde pas.

— Connaissez-vous le citoyen Robespierre ?

— Non, puisque je demandais à le connaître.

— Quel était le motif qui vous déterminait à vouloir le connaître ?

— Pour voir s'il me convenait.

Interpellée d'expliquer clairement ce qu'elle entendait par ces mots : pour voir s'il me convenait :

— Je n'ai rien à répondre ; ne m'interrogez pas davantage.

— Lorsque vous vous êtes présentée dans la maison du citoyen Robespierre, n'avez-vous pas témoigné de l'humeur de ce que vous ne le trouviez pas chez lui ?

— Oui.

— Avez-vous dit aux citoyens qui vous ont arrêtée chez le citoyen Robespierre que vous verseriez tout votre sang, s'il le fallait, pour avoir un roi ?

— Oui, je l'ai dit.

— Le soutenez-vous ?

— Oui.

— Quels étaient les motifs qui vous ont déterminée et qui vous déterminent encore à désirer un tyran ?

— Je désire un tyran parce que j'en aime mieux un que cinquante mille, et je n'ai été chez Robespierre que pour voir comment était fait un tyran.

On est étonné, à la fin d'un interrogatoire si ferme et si net, d'entendre la jeune héroïne déclarer qu'elle ne signe jamais, et refuser de signer. Nous avons peine à la croire assez illettrée pour ne savoir même signer, et ce refus, dans lequel elle persista jusqu'à la fin, doit avoir été prémédité. Naïve et fine, Cécile ne voulait pas donner des armes contre elle et signer en quelque sorte sa condamnation. Au demeurant, elle était parfaitement résignée à tout. Ses déclarations établissent avec quelle énergie elle avait mesuré et accepté toutes les conséquences de cette visite, qui ne pouvait paraître innocente et inoffensive, après sa profession de foi.

Avant d'entrer dans la maison de Robespierre, Cécile avait déposé chez un limonadier voisin un paquet qu'elle portait avec elle. Ce paquet fut ouvert au Comité, on y trouva un habillement complet de femme.

— Quel était, lui demanda-t-on, votre dessein, en vous munissant de ces dernières hardes !

— M'attendant bien à aller dans le lieu où je vais être conduite, j'étais bien aise d'avoir du linge pour mon usage.

— De quel lieu entendez-vous parler ? De la prison, pour aller à la guillotine.

— Quel usage vous proposiez-vous de faire des deux couteaux qu'on a trouvés sur vous ?

— Aucun, n'ayant pas intention de faire mal à personne.

L'histoire de Cécile Renault est toute entière dans son procès, explosion éclatante et inattendue d'un caractère concentré et d'une vie obscure. Essayons de déterminer, par quelques traits certains, cette molle et vague physionomie, subitement inondée d'une courte lumière.

Cécile Renault est une Charlotte Corday qui n'a pas réussi, on peut même dire qui n'a pas essayé. Jeune fille sentimentale et romanesque, elle paraît avoir résolu, dans un accès de fébrile exaltation, de se hasarder au tragique coup de poignard qui a illustré sa devancière ; mais surprise entre la pensée de l'acte et son exécution, elle ne semble avoir rien eu de criminel et de courageux que l'intention, encore très au-dessus de son âge et son sexe. Et elle a été envoyée à l'échafaud, les mains vierges du sang condamné, et encore étonnée elle-même de sa timide velléité d'héroïsme. Cécile Renault est la Charlotte Corday, indécise et vulgaire, de la bourgeoisie. Il fallait son héroïne à la classe moyenne, boutiquiera.et rentiers, plus touchés qu'on ne pense de royalisme, et rapportant tous les soirs, à leur foyer, et commentant à voix basse chaque nouvel épisode de cette histoire du Temple, qui avait déjà pris le caractère profond et touchant d'une légende. Les mères et les filles surtout n'écoutaient pas impunément ces lamentables récits. Elles en pleuraient, elles en rêvaient, et de leur sommeil, entrecoupé de sanglots, sortaient parfois des appels et des souhaits libérateurs et vengeurs. Ce qu'elles avaient entendu agissait, du reste, autant sur l'imagination que sur le cœur, et les frappait d'autant d'étonnement que de terreur, d'autant de curiosité que de pitié. L'envie de voir ceux qu'elles appelaient les monstres, les Danton, les Robespierre, les Saint-Just, les saisissait, poignante, irrésistible, fatale. Tout le crime avéré de Cécile Renault se réduit, en effet, à avoir voulu voir Robespierre. Peut-être l'eût-elle tué ensuite, mais ce qu'elle voulait surtout, c'est le voir. Elle fut arrêtée avant d'avoir satisfait cette envie, facilement suspecte. Tout, dans les moindres et les plus simples détails de cette équipée, fut exagéré, envenimé. On vit toute une conspiration dans quelques propos de son frère, dans les images de sa chambre, dans ses deux petits couteaux. Peut-être, malgré les apparences, Cécile Renault n'avait-elle, en allant chez Robespierre, que la pensée de curiosité exaltée que nous avons signalée plus haut, et qu'elle n'en eut jamais d'autre.

Son premier interrogatoire répond parfaitement au signalement moral que nous avons donné. Cécile était simplement, d'après cet interrogatoire, une jeune fille généreuse et bornée, ayant plutôt l'instinct que l'énergie des grandes choses, qui, poussée par ce sentiment d'indignation et de curiosité, symptôme féminin très commun à cette époque, n'aura pu résister à l'envie de voir ce Robespierre dont on ne parle qu'en tremblant, s'abandonnant, pour tout le reste, aux inspirations du moment.

Ce qu'il y a de plus clair dans ces premiers aveux, c'est l'opiniâtreté naïve, presque puérile, avec laquelle elle veut un roi. Aucune suggestion d'ailleurs, aucune influence étrangère dans l'énergie de ce vœu. Elle veut un roi sans trop savoir pourquoi. Elle n'est pas une femme d'État, elle, une déclamatrice cornélienne. Elle veut un roi, parce qu'il lui semble qu'un roi vaut mieux que cinquante mille rois.

Cette réponse, pleine d'un populaire bon sens, est sublime tout simplement. Elle est de celles qui font mourir, en temps de révolution, mais qui vous empêchent de mourir tout entière. Et partout la même ingénuité. On lui trouve deux couteaux dans ses poches, c'est vrai ; mais elle déclare qu'elle ne voulait pas et n'eût pas su s'en servir. La pitié qui l'avait conduite l'eût aussi arrêtée. Et, à côté de cette indécision charmante, de cette innocence dans un acte justement suspect et au fond déjà coupable, quel sang-froid à peser les conséquences, quelle coquette prévoyance dans ce petit trousseau de prison qu'elle s'était fait et dont elle sentait bien qu'elle aurait besoin ! Pas la moindre pensée de déguisement et d'évasion. Une déclaration faite au Comité révolutionnaire de la section de la Cité, le 1er floréal an II, par le citoyen Boineau, va nous édifier sur les circonstances génératrices, inspiratrices, du projet de Cécile Renault, et nous révéler dans son frère un complice non moins naïf qu'elle.

Je, soussigné, déclare que deux jours avant la fête de Pâques 1793 (vieux style), j'étais de garde au Temple ; le poste qui me tomba était celui de la Tour. Du même poste était Lécolier, camarade remplaçant de la Cité. Vers les six heures du matin, nous étions tous deux couchés sur le lit de camp, mais éloignés l'un de l'autre. Il est venu me réveiller pour que j'aille entendre une conversation de trois personnes. A l'instant, j'allume ma pipe et je me promène longtemps près d'eux pour les entendre. Tous trois étaient de même opinion ; entre autres était Renault fils, marchand papetier au coin de la rue des Marmousets, qui soutenait à ses acolytes que c'était injuste d'avoir fait mourir le roi, que la France ne pouvait pas s'en passer, de même que lorsque la reine était détenue, on ne devait pas lui faire de mal, qu'elle était innocente, qu'on l'avait toujours chérie, que le peuple en avait eu toujours de grands secours, que cette raison suffisait pour que l'on eût pitié d'elle. Ils rappelèrent aussi la triste situation de ces pauvres enfants qui se trouvaient alors renfermés comme les derniers criminels. Moi, je me permis de prendre la parole ; je les ai traités tous trois de scélérats ; je les fis connaître à toute la garde. L'officier se retira en haussant les épaules, et tous les trois dirent que c'était leur opinion, que la loi le leur permettait.

 

Plus d'une fois, dans l'intérieur de Cécile, on avait dû tenir des propos semblables qui, peu à peu couvés par ses réflexions solitaires, s'étaient aigris et enflammés jusqu'au dessein de délivrance et de vengeance. Le soir, autour de la table de famille ou au coin du foyer, on avait parlé de la reine, de l'angélique Élisabeth, du petit prisonnier du Temple, de toutes ces victimes innocentes et inutiles, et on avait frémi et on avait pleuré. Si cependant la mort d'un homme pouvait mettre un terme à tout cela ? Et quel était cet homme ? Ne pouvait-on pas essayer de l'amollir, de l'attendrir, de l'effrayer ?

Et Cécile était partie, avec les larmes aux yeux, et ses deux petits couteaux dans sa poche. Deux petits couteaux ! Quand on veut tuer, un seul suffit. Et ces deux couteaux étaient-ils assez inoffensifs d'ailleurs, assez inutiles, eût-elle voulu s'en servir ! C'étaient de ces petits couteaux mignons, à manche d'écaille ou d'ivoire, qui se referment au lieu d'entrer.

Un interrogatoire de cette infortunée héroïne, devant Dumas, révèle cette circonstance qu'elle avait deux frères aux armées. L'amour et le regret de ces deux chers absents ; l'horreur de la guerre, qui tue tant de frères aux sœurs qui les aiment, n'étaient-ils pas pour beaucoup dans sa résolution ? On lui demande ses motifs, on lui cherche des fauteurs, des complices, un amant même... Peines perdues, chicanes stériles ! Cette pauvre enfant vous l'a dit ; elle voulait un roi, voilà tout.

Pour compléter la physionomie de Cécile Renault nous empruntons quelques extraits caractéristiques au dossier des interrogatoires et des dépositions.

Le 5 prairial, à une heure, elle fut extraite de la prison de la Conciergerie pour comparaître devant le citoyen Dumas, président du tribunal révolutionnaire, assisté de son greffier. Elle donna sur sa famille et ses opinions les détails suivants :

Elle demeurait chez son père, papetier rue de la Lanterne. Elle avait trois frères, dont l'un, âgé de trente et un ans, demeurait avec eux ; les deux autres étaient partis pour l'armée, l'un avec la première réquisition et l'autre avec les bataillons envoyés au département de l'Eure.

— Avez-vous eu quelques liaisons ou fréquentations particulières ?

— Non.

— Quels étaient les citoyens qui fréquentaient le plus particulièrement la maison de votre père ?

— Personne.

— Quelles étaient vos opinions sur la République et le Gouvernement ?

Toujours la même réponse.

— Je voulais un roi, parce que je préférais le pouvoir d'un seul à celui que je regarde comme nul entre les mains de quarante ou cinquante mille tyrans.

— Vos opinions ne vous ont-elles pas été inspirées par quelqu'un ?

— Non ; je n'ai d'ailleurs pas de comptes à rendre.

— Avez-vous manifesté vos opinions devant quelqu'un ?

— De même.

— Avez-vous éprouvé, dans la Révolution, quelques pertes, ou avez-vous été forcée à quelques sacrifices qui aient pu servir de prétexte à vos opinions ?

— Non ; je veux un roi, et n'ai point d'autres motifs.

— Avez-vous eu l'espérance de voir rétablir un roi ?

— Oui.

— N'avez-vous pas eu le dessein de concourir au rétablissement de la royauté ?

— Oui.

— Comment vous proposiez-vous d'y concourir ?

— J'y aurais concouru par des secours en argent, et par les moyens qui auraient été en mon pouvoir. J'y aurais enfin concouru selon les circonstances.

— Quel était votre dessein en allant chez Robespierre ?

— De lui parler en personne.

— Quel était l'objet sur lequel vous dites avoir voulu parler à Robespierre ?

— Je ne veux donner aucunes réponses ni explications sur cet objet.

— Lorsque vous êtes allée chez Robespierre, n'aviez-vous pas dessein de vous servir de vos couteaux pour l'assassiner ?

— Non ; au surplus vous pouvez en juger comme il vous plaira.

Le 6 prairial, à dix heures du matin, autre interrogatoire devant Fabvier-Deliège, juge au tribunal révolutionnaire.

— Combien vous donnait votre père pour fournir à votre entretien ?

— Mon papa m'entretenait, mais ne me donnait que quinze sols par semaine pour ma dépense particulière.

— N'avez-vous pas acheté, il y a peu de temps, différents ajustements, et n'en avez-vous pas même en ce moment chez les couturières ?

— J'ai acheté six aunes de mousseline à vingt-cinq livres l'aune, dont je dois le prix ; j'ai donné une robe de taffetas d'Italie à la citoyenne Demartin, couturière, pour m'en faire un fourreau.

— Avez-vous connu le citoyen Admiral, âgé de seize à dix-sept ans, qui vient de temps à autre, voir le fils de la citoyenne Joyenval, marchande épicière, rue de la Lanterne, au coin de celle des Marmousets ?

— Je l'ai vu cinq ou six fois seulement, mais je ne lui ai jamais parlé.

— N'étiez-vous pas sur le point de vous marier ?

— Non.

— Celui avec qui vous devez vous marier n'est-il pas parti dans une des réquisitions ?

— Non.

— Je vous somme de nouveau de déclarer qui vous a déterminée d'aller chez Robespierre et dans quel dessein ?

— Je persiste dans mes précédentes réponses sur cet article, et je n'en dirai pas d'avantage. Au surplus, c'est à vous à deviner le reste.

Le 6 prairial, même jour, à sept heures et demie, elle comparait, sur sa demande, devant un juge, Dobsent, pour compléter la partie de l'interrogatoire précédent, qui concernait les relations qu'elle avait eues avec divers ecclésiastiques, car on attribuait son acte au fanatisme religieux plus qu'au fanatisme politique. Elle indique comme l'ayant préparée à la première communion, le citoyen Dufour, sacristain de la Madeleine, décédé depuis longtemps, et nomme comme son dernier directeur de conscience, l'abbé Blondeau, curé de Saint-Denis du Pas, décédé à la Pentecôte dernière. On ne peut rien tirer d'elle sur les ecclésiastiques qu'elle peut connaître actuellement ou sur la date du dernier accomplissement de ses devoirs religieux.

Elle en avait assez dit pour soulager sa conscience qui lui reprochait comme une lâcheté ses réponses évasives sur des questions dont elle devait profiter pour faire acte de foi. Mais elle refusa d'en dire assez pour compromettre personne.

Dans toutes ses réponses, il y a un singulier mélange de fermeté et de naïveté, de gaucherie et d'habileté.

Opiniâtre, résolue, à la fois candide et fine, souple et roide tour à tour, dévote, un peu coquette, telle est cette jeune fille extraordinaire par ce contraste de virilité et de puérilité, de précocité et d'ignorance. Nous la connaissons désormais et ne la verrons plus qu'au tribunal.

Dès le 5 prairial, à une heure du matin, les citoyens Héron et Morel, porteur de pouvoirs du Comité de salut public, en date du 4, assistés de deux auxiliaires, s'étaient transportés dans la maison du citoyen Renault père, rue de la Lanterne, 17, où ils s'étaient fait accompagner par deux membres du Comité révolutionnaire. Là, ils avaient exhibé leur mandat et procédé, en présence des citoyens Renault père et fils, à une perquisition minutieuse. Leurs investigations eurent pour résultat la saisie de deux tableaux portant l'effigie du tyran et de sa femme, avec plusieurs papiers portant les signes de la féodalité ; de deux fusils garnis de leurs baïonnettes, deux sabres, trois épées, un couteau de chasse ; trois gibernes, trois baudriers et quatre ports de giberne, avec une certaine quantité de cartouches, armes non suspectes d'ailleurs, provenant sans doute de la section, à laquelle elles furent renvoyées.

Il résulta aussi de leur interrogatoire, que la famille se composait de trois frères du père, l'un marchand papetier à Nîmes, l'autre éventailliste à Paris, le troisième enfin, marchand papetier rue du Bac ; de deux sœurs, l'une femme Pluyette, bonnetier, rue du Martois-Saint-Jean en Grève ; l'autre, fille, ancienne religieuse, rue de-Babylone ; trois fils et une fille qui s'en est allée de chez lui hier, quatre prairial, aux environs de six heures du soir, et nous a déclaré, ajoutent les commissaires, ignorer où elle pouvait être.

Les envoyés du Comité de salut public et de la section entrèrent dans la chambre de Cécile et y trouvèrent au-dessus de son lit, une espèce de bannière sur laquelle est imprimée en grand une couronne entourée de fleurs de lys, et sur laquelle est une croix en papier d'argent.

Le père et le fils Renault, à la suite de cette visite domiciliaire, furent conduits, entre quatre fusiliers, à la maison d'arrêt de Sainte-Pélagie, par le citoyen Languille, caporal au poste du Pont de la Raison. On donna aussi ordre d'arrêter la tante ex-religieuse, et les deux frères soldats furent amenés de l'armée, de brigade en brigade, et également incarcérés.

Le Comité de salut public, effrayé par ces attentats qui, dans les personnes de Marat, Le Pelletier, Léonard-Bourdon, Collot-d'Herbois, Robespierre, menaçaient la vie de tous les représentants du peuple, résolut de donner aux deux derniers les proportions d'une vaste conspiration, ourdie sous l'influence de l'étranger, avec la coopération de l'infatigable et insaisissable baron de Batz, ce protée de la contre-révolution, d'en faire un exemple éclatant et de venger la sécurité compromise des chefs du mouvement par une véritable hécatombe de victimes.

Le 7 prairial, Barère lut à la Convention un rapport plein de ces terreurs et de ces intentions. La loi du 22 prairial, qui simplifiait et perfectionnait d'une si terrible façon l'instrument de la vindicte révolutionnaire, fut préparée, et, en attendant qu'elle fût rendue, les arrestations se multiplièrent et un zèle impitoyable chercha des complices à Batz, à Admiral, à Cécile Renault, jusque dans les prisons, parmi des vieillards et des femmes également impuissants, qui ne songeaient qu'à se préparer à la mort ou à sauver leur vie.

En attendant un sort trop prévu, Admiral et Cécile Renault donnèrent à leurs compagnons de captivité l'exemple d'une résignation théâtrale ou silencieuse.

Quand Admiral entra à la Conciergerie, le bruit de son attentat avait franchi les sourdes murailles

de la prison, et, pendant l'écrou les porte-clefs et les geôliers ameutés l'entourèrent, l'accablèrent d'injures et de reproches, lui demandant qu'elle était la cause de son crime.

Quand je vous dirais, répondit-il tranquillement, les motifs qui m'ont porté à exécuter un pareil dessein, vous ne m'entendriez pas. Et il passa fièrement, se dressant dans sa petite taille, la tête fixe et le regard assuré.

On lui donna pour compagnon de cachot un prisonnier condamné aux galères.

Cet homme était chargé de le faire parler, mais ce fut en vain ; Admiral ne répondait pas à ses questions, en se bornant à lui dire qu'il avait voulu sauver la patrie.

Il ne ressort rien de particulier de ses interrogatoires des g et 28 prairial. Pour Cécile Renault, tous ceux qui ont pu la voir dans sa prison ont raconté qu'elle paraissait avoir une grande exaltation dans les idées, et que les mouvements égarés de ses yeux semblaient indiquer de la folie. Il est temps de passer aux autres malheureux que cet homme et cette jeune fille devaient, sans le vouloir, entraîner dans leur sort, et qu'ils devaient avoir pour compagnons de tribunal et d'échafaud, quoique le plus souvent ils ne les connussent même pas.

 

IV

Le rapport de Barère, lu le 7 prairial à la Convention, était surtout une violente diatribe contre l'Angleterre, qu'il accusait de tous les maux intérieurs de la France, sans cesse déchirée par des intrigants et des assassins soudoyés outre-Manche. Dès le milieu de prairial, Elie Lacoste fut chargé par les Comités de sûreté générale et de salut public d'en rédiger un nouveau, demeuré fameux, dans lequel serait exposé méthodiquement le plan de contre-révolution, par l'accaparement des subsistances et par l'assassinat, par l'or et par le fer, dont le baron de Batz était l'auteur, et qui désignerait nominativement, avec leur part de connivence, chacun des complices de ce complot, le plus dangereux qu'ait eu à affronter la République. Elie Lacoste devait s'acquitter de cette mission le 26 prairial, et le volumineux dossier de l'affaire des Chemises Rouges nous montre les Comités secondant leur organe, et envoyant successivement, au fur et à mesure de leurs découvertes, à Dumas et à Fouquier-Tinville, avec l'étiquette que le réquisitoire n'aura qu'à développer, chacun des adhérents de cette association liberticide.

C'est ainsi que tour à tour vinrent s'entasser dans la Conciergerie, autour du groupe principal, composé de Admiral et de la famille Renault, le sieur Pierre-Balthasar Roussel, demeurant rue Helvétius, 591, lequel était déjà arrêté et écroué à Sainte-Pélagie depuis le mois de floréal. Il était coupable d'être l'ami de de Batz et de sa maîtresse, la citoyenne Grandmaison, ex-actrice de la Comédie-Italienne, d'avoir logé de Batz, et dîné plusieurs fois à la maison de campagne de Charonne, achetée sous le nom de la citoyenne Grandmaison.

Sur une déclaration du 4 prairial, par laquelle se signalait le citoyen Cabot, demeurant chez Dufils, traiteur, place du théâtre de la rue Favart, il fut procédé à l'arrestation de Marie-Suzanne Chevalier, âgée de trente-trois ans, femme de La Martinière, ci-devant capitaine général pour les tabacs, actuellement garde - magasin à Pau, demeurant à Paris, rue Chabanais, 47.

Il résultait de la déclaration de Cabot, qui dérange et vulgarise un peu le personnage d'Admiral et adoucit trop ce masque austère, que le 3 prairial, vers les dix heures et demie du soir, il vit ledit Admiral soupant chez Dufils, lequel lui demanda s'il y avait un cabinet dans la maison, parce qu'il voulait venir y manger avec une particulière qu'il nomma Baronne, et dont le mari est à l'armée des Pyrénées. Il ajouta qu'il allait dîner et souper souvent chez elle, et en était mieux venu — le terme du témoin est beaucoup plus énergique — qu'un député — Louis Tureau, de l'Yonne —, qu'il a dit demeurer dans la même maison ; qu'il ignorait cette intrigue, que lui Admiral passait pour le bouffon, etc. Le sieur Cabot donna encore ce détail, que l'Admiral, à ce souper de la veille, avait bu une bouteille de vin, deux verres de Malaga et un petit verre d'eau-de-vie, et voulait encore en boire, mais qu'on ne lui en donna pas. Tout cela indique une grande tranquillité d'esprit, et notre conspirateur stoïque soignait assez ses derniers moments.

La femme La Martinière, arrêtée, déclara ne connaître Admiral que pour avoir acheté des effets de lui, après avoir fait sa connaissance dans une vente publique, et qu'elle l'avait reçu plusieurs fois chez elle à souper, en compagnie de Tureau député, son voisin, et de Gauthier, employé aux poudres et salpêtres. Elle confirma le dire d'Admiral, qui, interrogé sur ses ressources, prétendait les tenir d'une vente de son mobilier à ladite La Martinière, moyennant sept cents livres environ. Elle ajouta naïvement ce fait, que ledit Admiral était allé, le 3 prairial, chez elle, lui réclamer cinquante livres, qu'elle ne voulut pas lui donner, ne lui devant rien ; qu'alors, il tira de sa poche un pistolet qu'il lui montra, disant : Veux-tu mourir ? que lui ayant répondu : non, il ajouta : A quoi sert de vivre ? qu'elle répondit : Es-tu fou ? je ne suis pas pressée de mourir sitôt ; qu'alors il resserra ses pistolets, en lui disant : Ah ! tu as peur ! et de suite se retira.

Furent également arrêtés et interrogés, pour être joints à la conjuration, les obscurs comparses suivants :

Jean-Baptiste Portebœuf, âgé de quarante-trois ans, domestique de la dame Le Moine Crécy, femme de l'ex-administrateur du Garde-Meuble, incarcéré au Luxembourg. Il était accusé par une concierge et une voisine, d'avoir dit, en apprenant l'arrestation d'Admiral : C'est bien malheureux ! Quoiqu'il niât ce propos, son incarcération fut maintenue ; sa femme le suivit parce qu'elle était sa femme, et sa maîtresse, parce que son mari était déjà prisonnier.

Puis ce fut un jeune chirurgien de l'hôpital militaire de Choisy-sur-Seine, âgé de 22 ans, André Santanax, de Bordeaux, accusé par ses camarades de propos contre-révolutionnaires qui paraissaient avérés, mais dus surtout à une exaltation méridionale surexcitée par les fumées d'un joyeux repas ; un citoyen Claude Pain-d'Avoine, âgé de cinquante-trois ans, concierge de l'Imprimerie et Administration Nationales, et commis à la garde des effets de la ci-devant loterie royale. Il était suspect, comme ayant été du fameux bataillon fidèle des Filles-Saint-Thomas, au 10 août ; comme ayant voté, lors de l'élection du général en chef de la garde nationale, pour Raffet contre Henriot, et quoique fort de l'acquittement du tribunal de Maillard, au 3 septembre, il fut maintenu en état d'arrestation. Son grand crime était lamant d'avoir dîné avec Admiral, le 2 prairial.

A cette première catégorie d'accusés perdus par des relations directes ou indirectes avec les Renault ou Admiral, fut joint un second groupe plus nombreux, composé de tous ceux et de toutes celles qu'on supposait avoir eu part aux secrets et aux desseins de Batz, et de les avoir favorisés jusque dans le sein des prisons au moyen de la corruption de

Il est curieux et intéressant de suivre, dans le rapport de Lacoste, le détail du but et des moyens de l'association dont il désigne Batz comme le chef audacieux, et dont il voit des succursales jusque dans les prisons. Ce document, à travers ses exagérations, est précieux, en ce qu'il nous révèle les terreurs prophétiques qui assiégeaient déjà le sommeil des dictateurs du salut public, justement effrayés de ces symptômes de décadence : le dégoût des représentations de Sanson, la multiplicité des attentats contre la personne des représentants, et ce singulier réveil de l'opinion publique, plus sympathique aux assassins qu'à leurs victimes, et passionnément intéressée par des coupables comme Admiral et Cécile.

Pour le baron de Batz, cet intrépide et habile serviteur de Louis XVI et de Marie-Antoinette, qui, après avoir vainement essayé de délivrer le roi et d'enlever la reine, était demeuré à Paris pour y organiser la réaction ; partout présent, et pour ainsi dire invisible, insaisissable, imprenable, dépistant, avec sa contre-police, les limiers du Comité de salut public, couchant dans autant de chambres que Pygmalion, jouissant de ressources prodigieuses, ayant à l'étranger une correspondance inviolable ; de Batz, le cauchemar du Comité de salut public, le spectre de Banco de ses réunions et de ses festins, Batz, le seul homme qui ait pu résoudre ce problème, accomplir ce tour de force de vivre pendant toute la Terreur à Paris, en narguant la Terreur, en l'insultant, en la combattant, en la montrant, par son impunité, impuissante et ridicule, sa physionomie s'éclaire, au rapport de Lacoste, de lumières inattendues, et c'est là le meilleur et le principal élément de la biographie de cet aventurier héroïque, qui nous tentera peut-être quelque jour.

De ce moment, dit Lacoste, par la vigilance toujours active, par la constance infatigable, nous sommes parvenus à éventer les projets les plus sinistres, à apercevoir tous les fils des conjurations, à en suivre les plus délicats sans les rompre, jusqu'au point de leur réunion...

A force de persévérance, nous avons tout reconnu, et nous avons vu les traîtres conspirer jusque sous le glaive de la loi. Oui, citoyens, Antoinette au Temple ou à la Conciergerie, Dillon et Simon au Luxembourg, conspiraient encore. Et depuis, toutes les maisons d'arrêt étaient devenus des foyers de contre-révolution.

Il est de certaines âmes, ou plutôt des hommes sans âme, sur lesquels l'or exerce un grand empire. Les conspirateurs détenus avaient de l'or. A l'aide de ce talisman, ils séduisaient leurs gardiens et correspondaient librement entre eux, et aussi facilement avec leurs agents méconnus et encore libres.

C'est en profitant de la négligence stipendiée des préposés à leur garde que D'Espagnac et Egré se sauvèrent. Ils furent repris avec quatre pistolets ; d'Espagnac a payé de sa tête les crimes de son esprit contre-révolutionnaire. Mais Egré conspirait encore. Il avait acheté 500 livres une échelle de corde pour se sauver. Menil-Simon, Karadec, Paulmier, faillirent se soustraire à la vengeance nationale, en s'évadant par la chambre qu'avait occupée d'Espagnac.

Les détenus ne négligeaient aucun expédient pour se sauver de l'échafaud ou se rapprocher de leurs complices. Lorsque les prisonniers s'étaient assurés du concierge, celui-ci, toujours avec de l'or, gagnait les officiers de santé qui avaient la perfidie de délivrer à leurs prétendus malades des certificats, par le moyen desquels ils se faisaient transporter dans des maisons de plaisance à la campagne. Et là, au milieu des jouissances et des plaisirs, ces scélérats enfantaient des complots...

 

Nous avons tenu à citer ces aveux de Lacoste, parce qu'ils sont curieux, et ajoutent à la somme de révélations qu'on pourrait appeler Mystères des prisons sous la Terreur. Ils nous montrent que l'incorruptibilité, cette vertu républicaine, n'était pas celle de la plupart des fonctionnaires ou suppôts de la captivité ; enfin, ils nous expliquent pourquoi nous voyons si souvent, si subitement, des geôliers devenir prisonniers à leur tour, et accompagner à l'échafaud les détenus étonnés.

Lacoste, après mille précautions et ambages, qui témoignent d'une sorte d'horreur, affronte son sujet, et passe enfin à ce dernier plan :

..... le plus vaste et si adroitement combiné, que s'il eût été possible qu'il réussît dans l'une de ses parties, la République était perdue, les patriotes égorgés, la contre-révolution consommée, et les tyrans triomphaient, quelque fût le sort du reste des conjurés.

Tous les conjurés voulaient exciter dans la République la confusion et le désordre, tous voulaient lasser la patience des patriotes : les uns en les affamant, les autres en corrompant l'esprit public et la morale ; ceux-ci en faisant circuler de faux assignats, ceux-là en avilissant la représentation nationale... Tous ces leviers, destinés à renverser la République, étaient mus par un seul homme que faisaient agir les tyrans coalisés.

Cet homme intrigant et audacieux avait des agents intermédiaires dans les sections de Paris, au département, dans la municipalité, dans les administrations, dans les prisons même, enfin, dans les ports de mer et les places frontières. Immédiatement investi de la confiance des frères du dernier tyran, et de celle des tyrans étrangers, le conspirateur mercenaire disposait de sommes immenses, avec lesquelles il achetait des complices et payait les assassinats, le poison, les incendies et la famine.

Des banquiers de Paris, entre autres un nommé Beaune, déjà puni de mort, étaient directement chargés par le prince de Galles, digne compagnon des débauches de d'Orléans, de faire des emprunts pour subvenir aux dépenses multipliées qu'occasionnaient les scélérats qui se vendaient.

Batz, ci-devant baron et ex-député à l'Assemblée constituante, est le brigand atroce qui devait diriger les plus noirs attentats des rois contre l'humanité.

Pour vous peindre-cet homme pervers, ce Catilina moderne, il suffira de vous dire que Roussel était son premier agent, et que Roussel était l'ami intime d'Admiral, ce monstre qui a assassiné Collot d'Herbois ; Admiral et Roussel étaient toujours ensemble dans les cafés ; et le domicile de Roussel était un des pied-à-terre de Batz.

Batz, une main appuyée sur les guinées d'Angleterre, et tenant de l'autre le fil électrique avec lequel il embrasait la Vendée, Lyon, Bordeaux, Toulon et Marseille, dirigeait le plan de conspiration qui avait été tracé par les étrangers et les émigrés.

Les objets principaux de ces plans (dès juillet 1793) étaient l'enlèvement de la veuve Capet, la dissolution de la Convention nationale, et enfin la contre-révolution.

En conséquence, il s'entoura d'abord d'un ci-devant marquis de Pons, de Sombreuil et de son fils, du ci-devant prince de Rohan-Rochefort, d'un Laval-Montmorency, du ci-devant marquis de Guiche, de Marsan, du ci-devant prince Saint-Maurice.

Ces conjurés s'associèrent une courtisane nommée Grand maison, maîtresse de Batz et intrigante consommée.

Sa suivante, nommé Nicote, et Tihot, dit Biret, étaient aussi dans tous les secrets, et c'est par leur moyen que les conjurés entretenaient des correspondances très actives et très suivies.

Une maison de plaisance, dite de l'Hermitage, dépendante du ci-devant château de Bagnolet, située à Charonne, était le repaire où se tenaient leurs ténébreux conciliabules. C'est là qu'ils méditaient à loisir l'exécution de leurs noires entreprises ; c'est de là que partait la correspondance de ces scélérats avec leurs agents éloignés ; et pour se dérober à la surveillance, ils coloraient leur perfidie d'un vernis patriotique. Les détails de leur complot parvenaient à leurs amis, tracés en signes invisibles dans les interlignes des journaux qui étaient en faveur. Les correspondants approchaient du feu ces feuilles ; et ils voyaient se peindre à leurs yeux les ordres des chefs : ils y reconnaissaient le thermomètre de la conspiration, ses progrès ou ses retards.

Batz et ses complices réunissaient environ vingt millions, et alors ils en concertèrent le coupable emploi.

 

Lacoste explique que Batz et ses complices cherchaient à faire entrer dans la circulation des assignats à face royale qu'ils offraient de substituer au papier républicain, pour ruiner la fortune publique par les falsifications. Ils achetaient de l'or à un prix exorbitant pour en diminuer la quantité, en le faisant passer aux ennemis ou en l'enfouissant.

Parmi les principaux auxiliaires de Batz, l'état-major de ses complices, nous voyons successivement nommés des hommes que connaissent tous ceux qui ont étudié la Révolution dans ses côtés intimes, tous ceux qui se sont intéressés au détail de cette lutte inégale, entreprise par quelques hommes courageux et fidèles pour la délivrance de Louis XVI et de Marie-Antoinette, l'épicier Cortey, Devaux, secrétaire à la fois de la section Bonne-Nouvelle et de Batz, Potier de Lille, membre du comité révolutionnaire de la section Le Pelletier, etc.

Le choix de ces complices ou plutôt l'art mis par ces complices à se faire passer pour chauds patriotes, et à accaparer les fonctions civiques qui donnaient l'inviolabilité, est le côté original de la conspiration dite de Batz, et nous donne le secret de sa longue impunité.

Batz et les siens, dit Lacoste, pour éloigner les soupçons et pouvoir librement se transporter dans les lieux divers où leur présence était nécessaire aux progrès de la conspiration, se procuraient par ce moyen des passeports, des certificats de résidence, des cartes civiques, et tous les titres qui autorisaient leurs voyages ou justifiaient leur séjour.

Le ci-devant marquis de la Guiche, ami de Batz, était l'adjudant-général de la ligue, sous le nom emprunté de Sévignon. Il avait capté la confiance du maire du lieu où Roussel avait une ferme, près Brie-Comte-Robert ; il obtenait de ce criminel fonctionnaire les attestations et les laissez-passer dont il avait -besoin. C'était aussi un des employés pour empêcher l'arrivage des subsistances à Paris.

 

Par le rapport de Lacoste, nous apprenons encore que Batz avait su attirer dans son parti quatre administrateurs de police de Paris, Froidure et Dangé, qu'il considérait comme les plus dévoués de ses agents, Marino, Soulès ; sur lesquels il comptait à force d'argent, et La Fosse, chef des préposés à la police, qu'il avait également acheté.

Dans sa prévoyante sagacité, il n'avait pas oublié de se ménager la faveur de quelques membres du gouvernement municipal ou du département. Il avait pour affidés un administrateur, et L'Huillier, le propre procureur général. C'est chez L'Huillier que Batz se retira pendant quinze jours, quand il ne se crut pas assez en sûreté chez le gendarme Constant. De sorte que ce singulier conspirateur quittait l'homme qui aurait dû l'arrêter, pour se réfugier chez l'homme chargé de requérir son arrestation. Les révolutions ne sont pas moins un changement dans les mœurs que dans les formes de gouvernement, et le lecteur qui fouillerait le monde des prisons et des greffes du temps rencontrerait bien d'autres surprises.

Mais c'est assez nous arrêter à cette conspiration de Batz, signalée par Lacoste, et qu'on voulut étouffer à jamais dans le sang. Nous en connaissons' maintenant le but, les moyens, le chef et les principaux adhérents, que le greffier inscrivait silencieusement au rôle de l'audience du 29 prairial, à mesure que Lacoste les nommait à la tribune de la Convention.

Disons donc brièvement, afin d'arriver à cet épisode de Sainte-Amaranthe, le plus touchant de cette histoire si féconde en intérêt, en douleur et en pitié, que le filet de la police, jeté dans la prison ou autour des prisons, ajouta à cet amalgame de conspirateurs dont beaucoup ne se connaissait pas : Jardin, ci-devant écuyer du tyran, créature de Batz, et l'un de ses agents les plus zélés, ledit Jardin accusé d'avoir favorisé l'évasion de Jullien (de Toulouse), complice de Lacroix, de Danton, de Barère, de Chabot ; le gendarme Constant ; Jauge, banquier ; la femme d'Espréménil ; Morignon, ancien acteur des Italiens ; la femme Grimoire ; un nommé Delcroq, négociant au Havre ; Comte, confident de Fabre d'Eglantine et d'Hérault ; le ci-devant vicomte de Beaussancourt ; Michonis, connu par l'affaire du bouquet offert à la reine par le chevalier de Rougeville, compromis dans le procès de Marie-Antoinette, et épargné par miracle ; Noël, ancien ami de Danton ; Viart, l'ancien accusateur de madame Roland, accusé à son tour ; d'Hauteville, page du tyran, homme considéré et déterminé ; Burlandeux, officier de paix ; Lécuyer, maître de musique de d'Orléans ; et enfin Sartines fils, Saint-Amaranthe, sa belle-mère, sa fille et son fils, ces derniers accusés de méditer le soulèvement des prisons. C'est sous ce prétexte assez léger que fut introduite dans le drame des Chemises Rouges cette famille infortunée qui devait y porter au comble l'horreur et la pitié.

 

V

Jeanne-Françoise-Louise de Saint-Simon d'Arpajon était née à Saintes et habitait avec sa mère la ville de Besançon, où sa beauté et sa coquetterie l'avaient fait remarquer, quand elle épousa, vers 1774, un sieur de Damier de Sainte-Amaranthe, fils d'un receveur général des finances. Il était capitaine de cavalerie et fort riche. La plupart des historiens le font mourir honorablement parmi les gardes du corps du 6 octobre ou du 10 août, en défendant le roi. Les Mémoires du comte Alexandre de Tilly, qui avait connu intimement la famille de Sainte-Amaranthe, lui font une destinée toute autre.

M. de Sainte-Amaranthe, dit-il, était un fou, qui avait une fortune considérable, qui l'était trop peu pour ses goûts. Il amena sa femme à Paris, et fut ruiné en peu de temps par ses amis, qu'il ne prenait pas dans la meilleure compagnie, et par ses maîtresses, qu'il prenait à l'Opéra. Elles vinrent à bout de lui très lestement et l'envoyèrent cocher de fiacre à Madrid, où Fénelon m'a dit l'avoir trouvé à la porte d'une église. Il le reconnut, lui donna la préférence, se laissa mener par lui — ce qui était hardi —, et lui fit de plus l'aumône. Sa femme, plus jolie que belle, et plus désirable que jolie, avait eu des amants distingués, nommément feu M. le prince de Conti, qui s'était conduit fort noblement avec elle. J'en connais beaucoup d'autres qu'il serait aussi superflu que déplacé de nommer ici. Il en était résulté qu'elle avait vécu tour à tour dans l'opulence et dans la plus étroite gêne, dans toutes les fluctuations enfin d'une vie d'intrigues. La meilleure compagnie, et avec cela une société fort mêlée, avait vécu constamment chez elle. En général, je lui ai reconnu un talent plus difficile qu'on ne croit, celui de forcer l'amitié à survivre à l'amour.

J'avais été toujours de loin à loin chez elle, où m'avait mené, dès ma première jeunesse, le vicomte de Pons. Celui-ci, après avoir passé avec elle la plus grande partie de sa vie — autant que les habitus des de la cour et les devoirs du monde le lui avaient permis —, trouva la mort à la même heure qu'elle, sous le glaive inventé par le docteur Guillotin, cet honnête médecin qui, pensant que son art n'avait pas tué assez de monde, donna du laconisme à la destruction, et attacha son nom même à la plus homicide des découvertes.

Au reste, bien des gens sont plus à plaindre que Pons. Il est assez joli de sortir de la vie justement avec des personnes qu'on aime.

 

Nous trouvons en effet, au procès des Chemises rouges, Charles-Armand-Auguste de Pons, âgé de quarante-neuf ans, ex-noble, né à Paris, y demeurant, rue Notre-Dame-des-Champs.

Madame de Sainte-Amaranthe, en 1794, avait quarante-deux ans, était encore belle, toujours spirituelle, et paraissait être la sœur aînée de sa fille.

Celle-ci, Charlotte-Rose-Emilie de Sainte-Amaranthe, née à Paris, avait récemment épousé Charles-Marie-Antoine de Sartines, né à Paris, ex-maître des requêtes, fils d'Antoine-Raymond-Jean-Gabriel Galbert de Sartines, né à Barcelone, en 1729, successivement lieutenant criminel au Châtelet, maître des requêtes, lieutenant général de police et ministre de la marine depuis 1774 jusqu'en 1780. Il devrait survivre à son fils et mourir à Tarragone, en septembre 1801 seulement.

M. de Sartines le fils, après une vie de joueur et de débauché, dont la chronique scandaleuse du temps a recueilli les principaux épisodes, s'était rangé dans le mariage et avait épousé cette adorable jeune fille si capable de l'y fixer, Mlle de Sainte-Amaranthe. En 1794, le mari avait trente-quatre ans, la jeune femme dix-neuf ans à peine, et ils vivaient avec leur mère et un frère, Louis de Sainte-Amaranthe, âgé de dix-sept ans, dans une maison de campagne leur appartenant à Cercy ou Cercey, district de Corbeil, département de Seine-et-Oise..

M. de Sartines et la famille de Sainte-Amaranthe n'avaient pas émigré, et, par une détermination hardie, continuaient d'habiter, en pleine Terreur, Paris ou les environs, se fiant, pour protéger leur sécurité, à l'attrait d'une maison hospitalière, de fêtes somptueuses, de charmants festins, où la maîtresse de la maison affectait de réunir tous les partis et de les convertir à l'harmonie par la bonne chère, le jeu, la conversation, tous ces plaisirs d'une autre époque, auxquels nombre de républicains n'étaient pas, par éducation et par goût, demeurés insensibles. Camille Desmoulins, Danton, Robespierre jeune, Lacroix, Fabre d'Eglantine, Clootz, Vergniaud, Chabot, Bazire, Proly, Pereira, Dubuisson, les frères Frey, Dillon, toute cette élégante, spirituelle et épicurienne avant-garde de la Révolution, s'y étaient assis à la même table, avec le baron de Batz, dont les projets se dissimulaient sous les apparences de l'insouciance et du scepticisme ; le vicomte de Pons ; un chevalier de Saint-Louis, ami de la maison, dénoncé plus tard sous le prénom familier de M. Eugène ; et avec eux la plupart des aristocrates sans préjugés ou des jolies femmes qui ne pouvaient s'arracher à Paris, et redoutaient encore moins les chances et les compromis d'une révolution que la pauvreté de l'exil et l'ennui du ciel allemand.

La maison de Sainte-Amaranthe était une sorte de lieu d'asile, de salon neutre, de rendez-vous commun de tous les viveurs et beaux esprits des deux sexes, qui n'aimaient pas assez la monarchie pour aller en porter le deuil à l'étranger, ou qui ne s'accommodaient pas de l'austérité théâtrale de Robespierre et de Saint-Just, et du brouet lacédémonien des repas fraternels en plein vent.

Les charmes et l'esprit de la maîtresse de la maison, de sa fille et de leurs brillantes et aimables compagnes avaient fait de ce salon une sorte d'oasis artistique mondaine dans ce désert de Paris, dans cette abstinence universelle, dans cette disette de conversation. Longtemps l'inviolabilité du plaisir, habilement entretenue par la prudence la plus irréprochable et la générosité la plus prévoyante, protégea ce dernier salon, ce dernier refuge des gens qui causent, qui soupent et qui jouent. M. de Tilly fait en ces termes la description de la maison Sainte-Amaranthe au moment de l'apogée de sa vogue et de sa sécurité.

Au retour de mes derniers voyages, ces dames tenaient la maison de jeu la plus brillante et la plus fréquentée. Le plus habile cuisinier, des fonds énormes dans une banque de trente-et-un, la réunion de tout ce qu'on connaissait en hommes, à une époque surtout où il y avait moins de maisons d'un certain ordre et moins de points d'appui dans un certain monde, un ton presque aussi décent que si l'on n'eût pas joué, les charmes des deux maîtresses de la maison — car la mère, éclipsée par sa fille, ne laissait pas que d'avoir encore son prix —, d'autres femmes dont je ne pourrais précisément assigner la classe et désigner les vertus, mais dont le plus grand nombre étaient jolies, tout, dis-je, concourait à faire de cette maison une galerie charmante où l'on entrait plusieurs fois dans un jour. Pour moi, je vis mademoiselle de Sainte-Amaranthe et ne remarquai véritablement qu'elle. Je l'avais admirée enfant, et ne l'avais plus revue pendant quelques années. Je la trouvais à ce moment citée dans Paris comme un ange de beauté... par ses appas, elle devait rendre sa mort fameuse. Célèbre par son courage, dans un temps où il était difficile de se faire remarquer ; tout le monde s'étant arrangé pour mourir comme les gladiateurs à Rome, en attitude. J'ai presque dit avec grâce...

 

Il n'est pas besoin de dire que le comte Alexandre de Tilly, qui devait mourir plus tard lui-même d'une mort prématurée, demeurée suspecte, et qui ne valait pas celle de l'échafaud de 1793, aima mademoiselle de Sainte-Amaranthe, et, s'il faut l'en croire, en fut aimé. Le détail de ces légères et suprêmes amours, malgré leur brièveté et leurs pressentiments mélancoliques, trancherait par des couleurs trop profanes sur la sévérité d'un sujet où le bourreau a le principal rôle. Cette liaison finit par une séparation, M. de Tilly étant assez sage pour ne point vouloir épouser avec la fille une belle-mère comme madame de Sainte-Amaranthe, et trop galant homme pour être un obstacle aux vues de M. de Sartines, qui se présenta, se résigna, et fut agréé. M. de Tilly s'effaça donc et cessa de voir la famille de Sainte-Amaranthe jusqu'au jour où, la sachant menacée, il vint lui offrir son courage et son dévouement. La lune de miel du jeune ménage Sartines s'était levée entre ces deux terribles orages de la Révolution : le 20 juin et le 10 août.

La foudre ne tarda pas à gronder sur la maison Sainte-Amaranthe elle-même. Les nuages engloutirent toute étoile propice. Ce n'était plus le temps de chanter et d'aimer. Vivre, vivre seulement, allait être le souci de chaque jour, le miracle de chaque jour.

Les relations innocentes peut-être et entièrement dénuées de caractère politique, de ce salon trop fameux, avec Batz et les Dantonistes, tournèrent de son côté la méfiante attention du Comité de salut public.

Des amis ingrats, que la peur rendait stupides, essayèrent, en perdant les Sainte-Amaranthe, de se sauver eux-mêmes, et de faire du service de leur délation la rançon de leur vie. Des domestiques congédiés, des décavés mécontents, des parasites humiliés ajoutèrent à ces calomnies intéressées. La médisance suffisait. Le luxe de la famille, la beauté et la grâce des deux femmes, les hommages qu'elles persistaient à recevoir, qu'on persistait à leur rendre, tout cela fut considéré comme une insulte à l'égalité, comme une menace pour ce culte des vertus antiques qu'on s'efforçait d'encourager. Peut-être aussi y eut-il quelques imprudences, quelques bons mots envenimés, quelques regrets téméraires.

En fallait-il davantage à une époque où, comme à Rome, sous les Empereurs, la délation semblait devenue l'unique moyen de gouvernement ? Ce qui acheva de précipiter la proscription suspendue, depuis le 10 août, sur ces tètes charmantes, c'est le double bruit, qui dut se répandre par les pamphlets contre-révolutionnaires, bruit reproduit jusqu'à nos jours, recueilli par Nougaret, G. Duval, Beuchot, Lamartine, E. Fleury, que le farouche Saint-Just, soudain humanisé par la vue de madame ou de mademoiselle de Sainte-Amaranthe — car on dit les deux —, avait en vain aspiré à leurs faveurs, et que Robespierre lui-même un soir, à table chez elles, avait, enivré par le vin, les fleurs, les lumières, les parfums, les blanches épaules, cédé à cet ensemble de séductions magiques et indiscrètement révélé ses projets.

Ces bruits n'avaient pas le moindre fondement. La critique historique digne de ce nom, et qui, sans acception de parti, ne cherche que la vérité, doit en faire justice. Tout prouve que ni Saint-Just ni Robespierre ne connaissaient les dames de Sainte-Amaranthe autrement que de nom. Robespierre n'eut point d'indiscrétions à réparer — il n'en commettait guère —, Saint-Just, de dédains à venger. Il aimait mademoiselle Le Bas, allait l'épouser, et on n'a jamais pu désigner, sauf ses éphémères amours avec madame Thorin, dans le désœuvrement de sa vie provinciale, une seule maîtresse attribuable à ce fier et inexorable jeune homme.

Ce qu'il y a de vrai, c'est que Saint-Just, dans les papiers duquel on trouva une note de police relative à la famille Sainte-Amaranthe, une de ces nombreuses dénonciations qui pleuvaient journellement au Comité, ne paraît pas en avoir fait usage ; dans le rapport sur les Dantonistes, il ne mentionne que très incidemment les relations de leur chef avec cette maison déjà suspecte.

L'arrestation des dames de Sainte-Amaranthe ne saurait être attribuée à son initiative. Elles furent longtemps épargnées, et quand elles furent poussées à l'échafaud, il était en' mission à l'armée du Nord. L'assertion de M. E. Fleury sur ce point, où il n'a d'autre garant que les Mémoires, en partie apocryphes, de Sénart, ne résiste donc pas à l'examen ; et les circonstances de l'arrestation de madame de Sainte-Amaranthe, que nous allons raconter d'après des renseignements authentiques, sont contraires, bien loin de leur être favorables, à ces romanesques conjectures.

Ce qui semble à peu près avéré, c'est que Robespierre jeune, homme d'esprit autant que de plaisir, allait chez les dames de Sainte-Amaranthe et que les nombreux ennemis de son frère ayant affecté de les confondre et de prêter à l'austère tribun des incartades qui contrariaient ses desseins et calomniaient son caractère, il hâta sans doute, ce qui lui était facile,, la disparition de cette famille, avec laquelle on voulait lui prêter des connivences royalistes, comme on lui en supposait de religieuses, dans l'intérêt de sa dictature, avec Catherine Théot, l'illuminée. A cette première accusation, Robespierre répondit en abandonnant à leur sort des femmes qu'Elie Lacoste, le rapporteur de la conspiration de Batz, un des futurs vainqueurs de Thermidor, espérait qu'il défendrait. Quant à l'affaire de la Mère de Dieu, par laquelle on prétendait le rendre ridicule, comme on voulait le rendre odieux par l'affaire Sainte-Amaranthe, le dictateur imposa nettement silence aux rieurs, et arrêta d'un ordre exprès, contre lequel Fouquier-Tinville n'osa pas lutter, la comparution de Catherine Théot et de ses compagnes au tribunal révolutionnaire.

Telle est, sur ces deux points délicats, et qui méritaient un examen approfondi, en raison de la consistance que, par la répétition, avait pris l'inutile et fabuleuse légende de l'amour de Saint-Just et de l'indiscrétion de Robespierre, notre opinion fondée sur les documents du procès et les témoignages contemporains.

 

VI

Le 13 prairial an II, le citoyen Chrétien — Pierre —, délégué par la Convention nationale aux îles du Vent, se présentait au comité de sûreté générale et de surveillance de la Convention et lui déclarait :

Qu'il était de notoriété publique que la femme Sainte-Amaranthe tenait depuis longtemps une partie de jeux de hasard, et que la maison placée au numéro 50 du Palais-Royal était le réceptacle de tous les plus avérés contre-révolutionnaires et escrocs ;

Que quelque temps après l'entrée de l'Assemblée législative, et à l'époque où le citoyen Chabot, l'un de ses membres, avait acquis le crédit de patriotisme, Desfieux, qui était un des principaux souteneurs de la banque Sainte-Amaranthe, s'empara de lui, afin d'assurer plus particulièrement, et plus positivement sans doute, tous les projets qui se concertaient dans cette maison ; qu'à cette époque, Chabot commença ses liaisons avec Desfieux, fut passer des soirées chez lui, et bientôt après fut manger la soupe très souvent chez la citoyenne Sainte-Amaranthe...

 

Le déposant ajoute que les intrigues et les tripots de la maison Sainte-Amaranthe ont été très souvent dénoncés aux Comités de sûreté générale de la Législative et de la Convention, mais que l'effet de ces plaintes a été neutralisé par Chabot, qui faisait alors partie de ce Comité. De nombreux espions, à la solde de Madame de Sainte-Amaranthe, la tenaient au courant de tout ce qui se passait et pouvait l'intéresser ou la compromettre ; que Desfieux était intéressé dans les affaires de la banque, et que tous les mois son officieux allait, en son nom, recevoir, chez la Sainte-Amaranthe, tantôt deux mille livres, tantôt cent louis, quelquefois mille écus.

Et maintenant voici la note de police trouvée dans les papiers de Saint-Just :

La citoyenne veuve Amaranthe — elle passait donc ou se faisait passer pour veuve, ce qui se comprend avec un mari tel que le sien —, demeure à Paris, rue Vivienne, 7. Il y a longtemps qu'elle n'y est venue. Elle demeure maintenant à une campagne, à L... près de B..., route de Maisons. Il est certain qu'il s'y fait un rassemblement, soit pour le jeu ou tout autre chose. J'observe qu'il n'est pas besoin de passeport pour se rendre chez elle, et que cela facilite soit les joueurs, soit les conspirateurs qui se rendent chez elle. Sartines fils, pour n'être point soupçonné, demeure rue Caumartin, chez Bourlier, et c'est là qu'on suppose qu'il voit les différentes personnes qui vont journellement chez la citoyenne Amaranthe, sa belle-mère, et qu'il les instruit de tout ce qui s'y passe.

 

Ces notes et ces accusations accumulées devaient finir par produire leur effet. Ce n'est cependant pas du Comité de salut public que partit l'ordre, sollicité depuis si longtemps par quelque impatience jalouse ou vengeresse, acharnée sur cette belle proie, la famille Sainte-Amaranthe.

Tout prouve que ces malheureuses femmes étaient, loin de s'attendre au coup qui les menaçait et ne se croyaient pas si proches de leur perte ; sans ces illusions, sans cet aveuglement, auraient-elles hésité à profiter du salut que leur tendit, par la main la plus imprévue, la Providence elle-même ?

Le 9 août 1792, à minuit, un homme, pâle, haletant, éperdu, entrait chez madame de Sainte-Amaranthe.

Il rencontrait un valet de chambre, se faisait conduire dans une pièce voisine du salon, tirait son portefeuille de sa poche, et, d'une main fiévreuse, il écrivait, sur un feuillet déchiré, quelques mots au crayon, dans lesquels il priait madame et mademoiselle de Sainte-Amaranthe — madame de Sartines — de quitter leur compagnie et de venir le joindre un instant.

Le valet s'acquitta de sa commission, et, un moment après, les deux dames entraient, se rendant, inquiètes, à cet appel si pressant.

En reconnaissant ce visiteur inattendu, elles l'accueillirent avec émotion, presque avec tendresse.

Leur premier mot, après les serrements de mains échangés, fut :

— Avez-vous besoin de nous ?' quelque chose de funeste vous est-il arrivé ? Maison, argent, amis, démarches, nous vous offrons tout, tout ce dont nous disposons est à vos ordres.

Et unies par un sentiment commun, la mère et la fille parlaient à la fois ; tout cela fut offert avec une volubilité et un accent qui ne laissaient pas de doute sur la sincérité de l'intention.

Leur ami — car c'en était un — fut touché de cette spontanéité, de cet empressement.

Il les remercia, lès fit asseoir, tomba insensiblement aux genoux d'Amélie de Sainte-Amaranthe, et là, les larmes aux yeux, il leur dit gravement :

— Jusqu'à ce jour, je suis demeuré fidèle à l'engagement d'honneur que j'avais pris, vis-à-vis de vous et vis-à-vis de moi-même, de ne vous jamais revoir. Un horrible pressentiment du sort qui vous attend, si vous demeurez rebelles à mes conseils, est venu troubler mon cœur qui, irrésistiblement, m'a poussé ici.

Vergniaud, que vous connaissez, et avec lequel une circonstance imprévue m'a lié intimement depuis peu, n'a jamais rien négligé pour me faire sortir de France. Il m'a prédit tout ce qui doit arriver, tout ce qui sera peut-être demain. Il m'a prédit jusques à sa mort ; qu'il sait prochaine, et qu'il n'd : vite pas, par un sentiment d'honneur exagéré, que fortifie sa paresse. Il n'a plus ni illusion ni confiance, il me l'a avoué vingt fois, il me l'avouait encore tout à l'heure. Frappé de ses avis, du ton prophétique et du pénétrant accent de ses adjurations, de son adieu triste et solennel, de ses yeux humides, de ses involontaires soupirs, de cet air d'un homme qui se livre à la fatalité, avec lequel il m'a quitté, je suis rentré chez moi et, tout rêveur, je me suis mis à brûler quelques papiers. Le feu ne les avait pas encore consumés, que quelque chose de poignant, de déchirant, d'irrésistible, m'a poussé vers vous et m'a fait franchir cette porte que j'ai juré de ne plus passer, si ce n'est pour votre salut. Vous donner un avis salutaire, suprême, décisif, vous éclairer sur une situation que vous n'avez pas peut-être mesurée, c'était une tache facile à rem-raft ; m'exposer à des dangers pour vous en épargner, braver avec vous le péril qu'il y a à vous y soustraire, m'a semblé un autre devoir, que je trouverais doux et simple d'accomplir. Ne me remerciez pas, c'est chose toute naturelle, je suis seul ; ma vie n'est bonne à rien. Qu'il ne vous ait pas été inutile de me connaître. Ce que vous m'avez offert tout à l'heure, ce que vous étiez prêtes à faire pour moi, hâtez-vous de le faire pour vous-mêmes. Là où le roi et la reine ne sont pas sûrs d'exister demain, pourriez-vous vous flatter d'être épargnées, victimes si faciles à immoler, et depuis si longtemps convoitées pour orner le triomphe ?

Le comte de Tilly termine ainsi son récit :

Hâtez-vous, dis-je, vous avez à peine le temps de quitter Paris, qui va devenir plus que jamais, le théâtre d'événements incalculables, de calamités, sans refuge, surtout pour des femmes. Cette immense fortune que vous avez faite, si utile en d'autres temps, vous désigne au bourreau, votre arrêt est signé d'avance. Je vous offre de vous procurer demain, de bonne heure, des passeports pour l'Angleterre. Je vous y accompagnerai, et je vous jure, sur l'honneur, qu'à notre arrivée à Londres, je prendrai un appartement éloigné du vôtre, et que vous reconnaîtrez en moi l'ami le plus désintéressé, comme vous avez pu voir que j'étais le plus discret, depuis qu'un nœud trop peu solide s'est rompu.

Amélie hésitait, ou plutôt e4le était prête. Sa mère fut inflexible.

— Mon cher comte, dit-elle, je reconnais à votre démarche votre générosité ; mais ces sentiments, dont je vous remercie, ne vous entraînent-ils pas trop loin, et l'impatience de votre dévouement ne vous aveugle-t-elle pas ?

J'admets que vos sinistres prédictions se réalisent, que peut-il arriver à des femmes qui n'ont aucune influence sur le destin des empires ? D'ailleurs, je vous le demande, la prison, la mort même, ne sont-elles pas préférables à ce vagabondage humiliant de l'émigration, et aux affronts de la fuite en pays étranger ? Mes affaires sont-elles de celles qu'on peut régler en quelques heures ? Ne serais-je pas folle de laisser ainsi ma fortune en question, ma maison au pillage ; s'échapper de France en ce moment n'est-il pas plus dangereux que d'y rester ? Combien de victimes ont été immolées dans leur fuite qu'on avait oubliées ou épargnées dans leur retraite ?

 

Là-dessus, tendant la main à l'inutile conseiller, madame, de Sainte-Amaranthe lui dit adieu, lui demanda la permission d'aller rejoindre ses hôtes, et le laissa seul avec sa fille, qui avait écouté attentivement leur ami et, par un silence plus expressif que toute parole, désapprouvé la détermination de sa mère et ce courage égoïste qui bornait ses vues au présent.

Elle assura le comte de Tilly, car c'était lui qui était venu offrir ses services à ses anciennes amies, et le lecteur l'a reconnu, qu'elle n'était point heureuse et n'avait jamais repris son cœur. Elle céda à un attendrissement marqué qui se traduisit par des larmes ; mais elle prit M. de Tilly lui-même pour juge de l'impossibilité où elle était de séparer son sort de celui de sa mère.

— Je suis certaine, dit-elle en terminant, que cet acte de résignation me coûtera cher et que je serai la victime de son entêtement.

Elle s'avança vers Tilly, la première, pour l'embrasser, et il sentit son visage inondé de ses pleurs.

La serrant étroitement contre son cœur, il recommença à la conjurer de partir.

— Je ne puis, répondit-elle.

Essuyant ses beaux yeux, elle s'éloigna lentement, tandis que Tilly la couvait d'un dernier regard. Que de fois il a dit depuis : J'aurais dû la retenir, insister, l'emporter de gré ou de force !

Je vois encore, dit-il dans ses Mémoires, avec une éloquence touchante, qu'il ne faut point se flatter d'imiter — rien ne rend l'accent des sentiments éprouvés — cette robe blanche se déchirer sous mon pied, qui l'arrêtait involontairement. Je la vois flotter mollement sur le parquet, et plus haut dessiner cette taille divine, et les contours enchanteurs de ce beau corps qui s'éloigna pour toujours. Je vois, et je verrai sans cesse cette tête d'ange se retourner pour me consoler d'un sourire, que des yeux mouillés rendaient plus touchant.

 

Tilly quitta la France le 25 août. Il ne revit plus jamais, que dans ses souvenirs, mademoiselle de Sainte-Amaranthe, dont il a tracé ce délicieux portrait :

Ce fut là mon dernier entretien, mes derniers rapports avec la personne de France la plus universelle pour sa beauté unique : créature ravissante, que la nature s'est plu à parer de ses plus riches ornements, et qu'elle ne montrait à la terre que, pour qu'en la citant toujours, on n'eût plus rien à lui comparer. Cet éloge ne paraîtra outré qu'à ceux qui ne l'ont pas connue. Elle fut la plus belle personne de Paris dans son temps, elle le fut complètement. Un peintre, un statuaire n'eussent pas trouvé le sujet d'une seule critique, du moindre reproche. Je n'ai vu dans aucun pays rien qui me l'ait fait oublier, rien d'aussi absolument parfait.

Mon cœur a aimé d'autres femmes davantage, je n'en ai autant admiré aucune.

Elle fut faible, mais essentiellement bonne et douce, avec un fond d'orgueil noble, qui l'eût rendue capable, mieux dirigée, de n'aimer que ce qui était noble aussi. Elle avait plus d'esprit qu'on ne lui en supposait généralement, parce qu'elle était froide, et très disposée à cacher ce qu'elle en avait, et que d'ailleurs on accorde rarement à la même personne un tel avantage, quand elle a éminemment l'autre supériorité. Elle était d'une finesse que les femmes seules peuvent posséder, et que les plus spirituelles ont souvent le moins : il faut cependant observer que celles qui manquent tout à fait d'esprit ne l'ont jamais. Elle était extraordinairement sévère dans ses jugements, qu'elle portait tout bas, très difficile même sur le compte de ceux qu'elle ne regardait pas avec des yeux de femme. Elle me disait quelquefois que les gens à qui tout le monde plaît risquent de plaire à tout le monde. C'était enfin une de ces femmes, comme il y en a tant, que connaissent bien ceux-là seulement qui les ont aimées.

 

Le 12 germinal an II, la famille de Sainte-Amaranthe fut arrêtée et enfermée à Sainte-Pélagie sur la proposition et par les soins du Comité révolutionnaire de la Halle au blé.

L'ordre d'écrou est signé : Voiriau, Fleuret, Collet et autres, membres dudit Comité.

Elle fut transférée aux Anglaises, avec une foule d'autres détenus, sur l'ordre du Comité de sûreté générale, le 27 germinal, et deux mois après, sur le rapport de Lacoste, comprise dans la grande fournée de la conspiration de l'étranger.

Peut-être les eût-on encore oubliées, sans le charitable avis d'un détenu nommé Armand, dont madame de Sainte-Amaranthe avait sans doute à se plaindre et qu'elle feignit de ne pas connaître.

Nous avons peu de détails sur le séjour de nos belles et tristes prisonnières à Sainte-Pélagie ou aux Anglaises. Les relations qui pullulèrent après thermidor ne les mentionnent pas. Mais les renseignements généraux qu'elles nous donnent suffisent pour nous faire penser qu'aux Anglaises la captivité des dames de Sainte-Amaranthe fut aussi douce qu'elle pouvait l'être.

Si Sainte-Pélagie, où elles ne demeurèrent que quelques jours, était une véritable prison, l'ancien couvent des Anglaises, dans le faubourg Saint-Antoine, était une résidence enviée, privilégiée, un véritable Eden de captivité, ce qu'on appelait enfin une prison muscadine.

 

VII

Le 11 nivôse an II, y fit son entrée la famille Sombreuil, le père, le fils et la fille, encore pèle et tremblante de son héroïque effort du 2 septembre. Depuis cette victoire, sa tendresse n'avait fait que s'accroitre, et il n'est sorte de soins qu'elle ne prodiguât à son père, malgré les horribles convulsions qui la tourmentaient tous les mois, pendant trois jours, depuis cette lamentable époque. Quand elle parut au salon, tous les yeux se fixèrent sur elle et se remplirent de larmes.

Le 18 pluviôse, mademoiselle de Sombreuil reçut à ce salon une véritable ovation. Vigée venait de lire des vers à l'Acacia de la promenade. Coittant, par une romance, avait célébré, dans la récente et jeune hôtesse de Port-Libre, l'héroïsme de la piété filiale. La citoyenne Sombreuil était présente ; elle écoutait la tête baissée, perdue dans ses souvenirs ; son visage était baigné de larmes et couvert de la noble pudeur de la vertu. Parmi les auditeurs, se trouvait le brave Grappin qui lui avait aidé, au 2 septembre, si puissamment à sauver son père. Remarquent,  en passant, que dans ces témoignages contemporains, dans ces vers inspirés à un an de distance par le courageux élan de mademoiselle de Sombreuil, et pour lesquels une circonstance aussi dramatique eût été une fortune, il n'est nullement question du verre de sang que, le premier, Legouvé a mentionné dans les notes de son poème des Femmes, et qui doit passer au rebut des légendes de la Révolution, dont l'histoire est encore pavée de ces erreurs de bonne ou de mauvaise foi.

Sombreuil le fils était arrêté depuis le mois de septembre 1793. Il avait été d'abord conduit à la Force, escorté de trente gendarmes. Un journal de prisonnier dit de lui : Vingt ans, des maîtresses, le goût des plaisirs que la jeunesse entraîne, et l'éloignement des affaires que nécessitent la dissipation et la chasse, n'ont pu le garantir du sort des conspirateurs. Une femme adorable et tendrement adorée venait le voir quelquefois ; elle le trouva un jour dans un accès de fièvre affreux ; à la hâte, elle dépouille les habits de son sexe, se couvre de ceux de son amant, s'attache au chevet de son lit et lui prodigue des soins. Elle y resta trois jours et trois nuits.

La famille Sombreuil, enfin réunie à Port-Libre, n'y demeura pas longtemps. Le 13 floréal, des commissaires du Comité révolutionnaire de la section des Tuileries vinrent chercher, par ordre du Comité de sûreté générale, Sombreuil père et fils, Montmorency, les ci-devant princes de Rohan et de Saint-Maurice. Ils furent transférés à Sainte-Pélagie et mis au secret tous les cinq. Mademoiselle de Sombreuil encourageait son père. Il ne peut rien vous arriver, lui disait-elle, vous avez toujours été vertueux, la justice protégera l'innocence ; mais si le crime en ordonnait autrement, je ne vous survivrais pas, et j'irais bientôt vous rejoindre.

Elle se promenait, en tenant d'une main son père et de l'autre Grappin, son libérateur. M. de Sombreuil disait à sa fille, en montrant Grappin : Si cet honnête homme n'était pas marié, je ne voudrais pas que tu eusses d'autre époux.

Lescuyer, l'ancien maître de musique du duc d'Orléans, était aussi à la Force, où il passait son temps à copier des ariettes. L'épicier Cortey et le marquis de Pons étaient à Sainte-Pélagie. La prison confond les rangs, efface les distinctions, semble permettre toute familiarité. Cortey, qui était un homme hardi, abusa, un jour de belle humeur, de ce privilège jusqu'à envoyer, à travers la fenêtre du corridor, des baisers à la jeune, belle et intrépide princesse de Monaco, d'une vie si pure et d'une mort si touchante. Il s'attira cette leçon de son codétenu, le marquis de Pons, grand seigneur jusqu'au bout. Il faut que vous soyez bien mal élevé, monsieur Cortey, pour oser vous familiariser avec une personne de ce rang-là ; il n'est pas étonnant qu'on veuille vous guillotiner avec nous, puisque vous nous traitez à ce point en égal.

Que la Conciergerie était loin de ces douceurs, de ces concessions, de ces privautés exceptionnelles ! Là, le malheureux n'entrait que pour monter à l'échafaud, dont ce sinistre abîme était l'antichambre. Là, sur la porte, on eut pu graver le terrible

Lasciate ogni speranza, voi ch'intrate.

La première entrée était fermée de deux guichets : On appelle guichet, dit un prisonnier, une petite porte d'environ trois pieds et demi, pratiquée dans une porte plus grande. Lorsqu'on entre il faut hausser le pied, et baisser considérablement la tête, de manière que si l'on ne se casse pas le nez sur son genou, on court risque de se fendre le crâne contre la pièce de traverse de la grande porte ; ce qui est arrivé plus d'une fois. On appelle aussi guichet, la première porte d'entrée. Les deux guichets d'entrée étaient à peu près à un pied l'un de l'autre. Ils sont tenus chacun par trois porte-clefs.

Dans la première pièce, au bout d'une grande table, sur un fauteuil, était assis le despote du lieu, le gouverneur absolu de la maison, remplacé quelquefois par sa femme ou bien le plus ancien des porte-clefs.

Sous la Terreur, le concierge de la Conciergerie était un personnage, une autorité, une puissance. Les portiers de nos grandes maisons, si rogues et si importants, ne lui seraient pas allés à la cheville. Les parents, amis ou amies des prisonniers, lui faisaient la cour la plus assidue. On saluait profondément le citoyen Richard, dont un signe pouvait entr'ouvrir ou refermer ces portes redoutables. Quand il était de bonne humeur, il daignait sourire ; quand au contraire il était morose, il fronçait le sourcil, et tout cet Olympe infernal tremblait. Aussi les prisonniers avaient-ils soin d'épier ses bons moments, et, avec une humilité souriante, saisissaient-ils l'occasion de lui présenter leur placet. Parfois, il s'interrompait à l'arrivée d'un visiteur ou d'un nouveau prisonnier, et signalait le survenant à l'attention de son aide de champ, un vieux porte-clefs, à la tête tremblante, qui la redressait à ce mot d'ordre, transmis immédiatement de porte en porte, de guichetier en guichetier, dans la langue du lieu : Allumez le mistonsurveillez l'individu.

A main gauche, en entrant dans le guichet, était le greffe, pièce séparée en deux par une cloison de barreaux. Une partie était destinée aux écritures, l'autre était le lieu de halte et de dépôt des condamnés attendant la toilette.

Du greffe, on entrait de plain-pied, en ouvrant toutefois des portes massives, dans les cachots appelés la Souricière, ainsi nommée parce que leur habitant, menacé d'accidents à la fois grotesques et terribles, devait y employer tous ses loisirs à préserver sa culotte et sa peau de la dent affamée de rats énormes et féroces. A terre, de la paille, bientôt humide et pourrie, et des seaux infects. A terre aussi, des hommes hâves, décharnés, arrivés à désirer la mort.

En face de la porte d'entrée était le guichet conduisant à la cour des femmes, à l'infirmerie, et à ce côté qu'on appelait le Côté des Douze.

A droite, sur deux angles, étaient des fenêtres qui éclairaient d'une lueur blafarde deux cabinets où couchaient les guichetiers de garde pendant la nuit. C'est aussi dans ces cabinets qu'on déposait les femmes condamnées à mort.

Entre ces deux angles, un troisième couloir conduisait, à travers quatre guichets, au préau. On laissait à gauche la chapelle et la chambre du conseil, et on trouvait deux pièces, converties en dortoirs dans les derniers temps ; c'est dans la seconde que Marie-Antoinette avait passé ses derniers jours et sa dernière nuit.

A droite, en entrant dans la cour, à l'extrémité d'une espèce de galerie, on rencontrait une double porte, dont l'une, entièrement en fer, fermant le cachot surnommé, depuis les massacres de septembre, de la Bûche nationale, et l'on accédait, par ce cachot, dans les salles du Palais, par un escalier dérobé et coupé de huis verrouillés.

Les prisonniers étaient, selon leur fortune ou leur culpabilité, à la pistole, à la paille, ou dans les cachots.

Les cachots ne s'ouvraient que pour donner la nourriture, faire les visites et vider les griaches.

Les chambres de la paille ne différaient des cachots qu'en ce que leurs malheureux habitants, dits pailleux, étaient tenus d'en sortir entre huit et neuf heures du matin. On les faisait rentrer environ une heure avant le soleil couché. Pendant la journée, les portes de leur cachot étaient fermées, et ils étaient obligés de se morfondre dans la cour ou de s'entasser, en cas de pluie, dans les galeries circulaires et infectes.

Les hôtes des cachots, pratiqués dans les grosses tours, que l'on voyait du quai de l'Horloge, ne sortaient, que pour mourir, de ces cloaques, baptisés de noms ironiques : le Grand César, Bombec, Saint-Vincent, Bel-Air, etc.

Le côté des. Doute avait une cour qu'occupaient les femmes. La partie réservée aux hommes, n'avait d'autre promenade qu'un corridor obscur, éclairé, même de jour, par un réverbère, et un petit vestibule, séparé de la cour des femmes par une grille. Le prisonnier de ce quartier n'avait pas la consolation de respirer à l'air libre, de voir le ciel, mais il jouissait du privilège de voir, à travers la grille, ses compagnes de captivité, et en serrant une main amie, de puiser dans cette étreinte vingt-quatre heures d'illusions, de souvenirs, peut-être d'espérances. Mais il fallait être riche pour cela ; il n'y avait dans ce voisinage du quartier des femmes que les hommes à la pistole, c'est-à-dire pouvant payer 25 livres par mois pour leur lit.

 

VIII

C'est là que Riouffe, qui nous a laissé un immortel récit de sa captivité, connut Admiral et Cécile Renault.

L'Admiral, dit-il, n'a dû son courage qu'à l'instinct naturel. Il paraissait n'avoir pas reçu une éducation plus soignée que celle qu'on donne ordinairement aux artisans. Il puisa dans la force de son âme ce que Brutus avait puisé dans les leçons du Portique. Il monta plusieurs fois pour être confronté. C'était un homme petit, mais musculeusement et fortement constitué ; son maintien et sa figure étaient d'une austérité extrêmement sévère et triste. A la vue d'une trentaine de personnes avec lesquelles on le confrontait, il s'écria : Que de braves citoyens compromis pour moi ! C'était le seul chagrin qui pût m'atteindre, mais il est bien vif. Il assura qu'il avait conçu seul son projet. Qu'y a-t-il donc là de si difficile à comprendre ? leur disait-il. Ne sont-ce pas des tyrans ? Après chaque confrontation, il revenait gravement, puis entonnait d'une voix forte :

Plutôt la mort que l'esclavage,

C'est la devise des Français.

 

De temps à autre, passait aussi solitaire, tour à tour souriante et mélancolique, avec des airs de Nina, cette folle naïve, Cécile Renault, que semblent avoir exclusivement dominée le précoce ennui de la vie, et cette soif de la mort, qui, parmi les femmes, devenait de plus en plus contagieuse, à ce point que beaucoup qui étaient épargnées, criaient en plein tribunal révolutionnaire : Vive le roi ! pour obliger les juges à les envoyer rejoindre leurs maris, leurs frères, leurs amants.

La citoyenne La Martinière, elle, inquiète, curieuse, encore coquette, se démenait à la grille, répétant que c'était incroyable, qu'elle était robespierriste, et ne voulait pas mourir.

Le 28 prairial, 16 juin, des huissiers, accompagnés de gendarmes, firent dans les diverses prisons de Paris, l'appel du lendemain, distribuèrent à chacun son acte d'accusation, non sans commettre, comme on le verra, d'effroyables méprises, et toute la soirée, les guichets de la Conciergerie furent encombrés de geôliers, de gendarmes, donnant à la fois livraison de la proie humaine, amoncelée sur les charrettes qui s'arrêtaient à grand bruit dans l'enceinte.

Riouffe nous a laissé un tableau saisissant de cette arrivée du convoi de l'échafaud, de l'incarcération au quartier des femmes, de l'avant-dernier appel.

De jeunes femmes enceintes, d'autres qui venaient d'accoucher, qui étaient encore dans cet état de faiblesse et de pâleur qui suit ce grand travail de la nature, et qui serait respecté par les peuples les plus sauvages ; d'autres, dont le lait s'était arrêté tout à coup, ou par frayeur, ou parce qu'on avait arraché leurs enfants de leur sein, étaient, chaque soir, précipitées dans cet abîme.

Elles arrivaient, traînées de cachot en cachot, leurs faibles mains comprimées dans d'indignes fers. On en a vu qui avaient un collier au cou. Elles entraient les unes évanouies et portées dans les bras des guichetiers qui en riaient, d'autres en pleurs, d'autres dans un état de stupéfaction qui les rendait comme imbéciles ; vers les derniers mois surtout, c'était l'activité des enfers ; jour et nuit, les verrous s'agitaient. Soixante personnes arrivaient, le soir, pour aller à l'échafaud. Le lendemain, elles étaient remplacées par cent autres, que le même sort attendait les jours suivants.

De tous les coins de la France, on charriait des victimes à la Conciergerie. Elle se remplissait sans cesse par les envois des départements, et se vidait sans cesse par les condamnations et les transfèrements dans d'autres maisons. Des guichetiers, chargés d'actes d'accusation, les colportaient de chambre en chambre. Les prisonniers, arrachés au sommeil par leurs voix épouvantables et insultantes, croyaient que c'était leur arrêt. Ainsi ces mandats de mort, destinés à soixante ou quatre-vingts personnes, étaient distribués chaque jour de manière à en effrayer six cents.

 

Le 28 prairial, au bruit des sabres et des clefs, à la lueur des torches, furent ainsi introduits au guichet de la Conciergerie tous les héros ou héroïnes de ce drame tournant au dénouement. On vit arriver ensemble, enlaçant de leurs bras, leur mère, pâle et d'une douleur stupide, comme Niobé, Louis et Amélie de Sainte-Amaranthe. Ah ! maman ! lui disaient-ils avec une sorte de joie douloureuse, nous allons donc mourir avec toi. A ce moment décisif, chaque prisonnier se trahissait par une attitude ou des paroles caractéristiques. Jardin protestait, en jurant, qu'il était simple postillon, qu'il n'avait rien de commun avec le Jardin ci-devant écuyer du tyran, qu'il y avait erreur de nom, que c'était affaire à la justice de ne se point tromper. Il cherchait à s'échapper, et on le maintenait brutalement. Beaussancourt pensait à la princesse Lubomirska, qui l'avait précédé sur l'échafaud, et dont il portait les cheveux à son bras dans un bracelet, et le portrait sur sa poitrine.

Michonis tenait d'un doigt fiévreux le manuscrit d'un petit discours justificatif, qu'il se proposait de lire le lendemain. Le banquier Jauge montrait aux gendarmes toute une collection de certificats et d'attestations civiques. Le vieux Sombreuil disait à son fils : Ma fille a écrit à Fouquier-Tinville. On ne sauve pas un homme deux fois. Pourvu qu'elle n'aille pas se perdre elle-même ! Et une larme, à la pensée de sa fille, sillonnait ses rides, et tombait sur sa moustache blanche. Lécuyer, musicien jusqu'au bout, fredonnait une ariette, de l'air le plus dégagé du monde. Sa flûte, qu'on lui avait laissée, sortait de sa poche.

Tout le monde arrive enfin : il s'agit de procéder à la fermeture des portes et à l'appel nominal, au comptage et parquage. Trois ou quatre guichetiers ivres, avec une demi-douzaine de chiens en arrêt, tenaient en main un fragment de cette liste incorrecte qu'ils ne pouvaient pas lire. Ils appelaient un nom ; personne ne se reconnaissait. Ils juraient, tempêtaient, menaçaient ; ils appelaient de nouveau ; on s'expliquait, on les aidait, on parvenait enfin à comprendre qui ils avaient voulu nommer. Ils faisaient entrer, en comptant, le troupeau, ils se trompaient ; alors avec une colère toujours croissante, ils ordonnaient de sortir ; on sortait, on rentrait, on se trompait encore, et ce n'est quelquefois qu'après trois ou quatre épreuves que leur vue brouillée parvenait enfin à s'assurer que le nombre exigible était complet.

Sur ce mot solennel, plusieurs fois répété : Le compte y est, les portes, le 28 prairial, tournèrent en grinçant sur leurs gonds. Le bruit se perdit dans les corridors sourds, où il s'étouffa en décroissants échos. Un morne silence succéda à cette tumultueuse entrée. A minuit, tout le monde dormit ou fut censé dormir. Seul peut-être,. au quartier des hommes, Admiral, qui, avant son attentat, ne pouvait s'assoupir sans le secours de 'l'opium, dormit réellement. Au quartier des femmes, la citoyenne La Martinière s'agitait toujours, et protestait qu'elle ne connaissait pas Admiral, et qu'elle admirait Robespierre. Cécile Renault rêvait. Amélie de Sainte-Amaranthe, en embrassant sa mère, pleurait une dernière fois, et soulageait librement son cœur, pour que le lendemain il ne trahit point son courage.

 

IX

Une salle vaste, éclairée d'une grande fenêtre sur chaque côté ; au fond, sur un papier moucheté, trois bustes adossés au mur : Brutus, Marat, Le Pelletier. Deux quinquets grossiers, en cuivre, ornés de faisceaux de haches ciselés. Au-dessous du Brutus, le président, devant une table recouverte d'un drap vert ; l'accusateur public à sa gauche, trois juges à sa droite, tous cinq en chapeaux à plumes, avec une médaille pendue au cou par un large ruban tricolore. Au-dessous du président, le greffier ; du côté de l'accusateur public, deux grandes tables parallèles, soutenues par des sphinx ailés et supportant des carafes et des verres. Aux deux tables, les jurés. En face, une autre table pareille où se tenait jadis le défenseur, Chauveau-Lagarde, Duchâteau ou tout autre ; derrière le défenseur, des gradins à six échelons pour les accusés, et en haut un fauteuil pour l'accusé principal ou chef de fournée. Dans l'hémicycle, de deux degrés plus bas que la salle, les huissiers, assis sur des bancs, en compagnie de guichetiers et de gendarmes, et, faisant face au président, le public, les sans-culottes, les tricoteuses, parfois un parent, un ami pleurant furtivement dans un coin sombre : tel est l'aspect du tribunal criminel révolutionnaire, institué par la loi du 10 mars 1793, pour juger sans appel les conspirateurs, et dont les attributions venaient d'être étendues jusqu'à leur extrême limite par la loi récente du 22 prairial. La salle s'appelle, par une cruelle ironie, salle de l'Égalité ou de la Liberté.

C'est là que, le 29 prairial an II (17 juin 1794), entrèrent successivement les accusés dits de la Conspiration de l'étranger, renforcés, au dernier moment, d'un pauvre diable d'instituteur nommé Cardinal, arrêté le 25, et de l'ex-prêtre Breil, arrêté le 28, le premier sur une déclaration fort vague d'un citoyen Varigny, le second, parce que son nom avait été prononcé, sans charge, dans un interrogatoire de la femme La Martinière.

Ils étaient à ce moment (dix heures un quart) quarante-neuf. Dès le matin, l'auditoire avait été envahi par un grand nombre de membres des Comités révolutionnaires.

A huit heures, Fouquier-Tinville était arrivé au tribunal, et avait décacheté son courrier.

Il y avait trouvé la collection complète des attestations civiques et certificats que le banquier Jauge lui avait fait parvenir à sa décharge. Il y avait aussi trouvé trois lettres, l'une du citoyen Jardin, l'autre de la citoyenne fille Sombreuil, l'autre du citoyen Rossay, ci-devant comte de Fleury.

Le citoyen Jardin avait adressé au président de la Convention une lettre et une pétition qui avaient été retournées sans avis à l'accusateur public. Voici ces deux documents :

Citoyen président,

Tu verras, par la pétition ci-jointe, combien serait funeste une erreur qui fait traduire un individu pour un autre au Tribunal révolutionnaire ; tes entrailles en seront émues ; elles te commanderont, par un sublime élan de ta justice, de la communiquer, sur-le-champ, à la Convention.

Salut et fraternité.

F.-E. JARDIN.

 

Pétition à la Convention nationale.

Représentants du peuple,

Une erreur d'individu, commise par l'identité du nom, compromet, dans le moment actuel, un citoyen innocent, et peut laisser le coupable impuni.

Par votre décret, qui envoie au tribunal révolutionnaire les assassins des deux représentants du peuple et autres conspirateurs, vous y avez envoyé un nommé Jardin, ci-devant page du tyran, arrêté il y a quelque temps. Eh bien ! législateurs, au lieu d'y traduire celui-ci, on y traduit le citoyen Jardin, ancien postillon et ensuite piqueur, arrêté sur une dénonciation vague, repoussée victorieusement par sa conduite publique et privée.

Cette erreur est d'auteur plus funeste que le citoyen Jardin, dont les talents consistent uniquement dans la connaissance des chevaux, n'a aucuns moyens de défense, sinon un cœur pur et républicain, garanti par ses actions dans le cours de la Révolution.

Il invite la Convention à réparer sur-le-champ cette funeste erreur en faisant chercher dans les prisons le véritable Jardin, qu'elle a entendu traduire au tribunal révolutionnaire.

F.-E. JARDIN.

 

— Bon ! grommela Fouquier entre ses dents, si on les écoutait, il n'y en aurait pas un de coupable.

Et il passa aux pièces Jauge, qu'il repoussa avec un sourire sardonique aussitôt qu'il dit lu l'exorde :

Citoyen accusateur public,

Voici le moment où un homme vertueux et irréprochable doit se faire connaître.....

Sufficit, dit Fouquier, et il passa à la lettre de mademoiselle de Sombreuil. — En voilà une, murmura-t-il, qui n'aura pas de cesse que Sanson ne lui ait fermé la bouche.

Cette lettre était, en effet, un dernier effort de la courageuse Sombreuil pour sauver encore une fois son père. Nous admirerions davantage ce nouveau témoignage de son courage si la fière et rude personne ne s'était pas laissée aller à l'exagération du temps, et si, pour défendre ; elle n'accusait pas,

Citoyen,

Dans la feuille périodique qui parvient dans les maisons de suspicion, j'ai vu, sur une longue liste de conspirateurs, François Sombreuil, mon père, Stanislas Sombreuil, mon frère, amalgamés avec l'intrigant de Batz et avec la messaline Sainte-Amaranthe.

Ce ne peut être que par erreur que leurs noms se trouvent compris dans cette liste, ou bien par la malveillance soutenue de quelques ennemis secrets qui les y ont fait placer. Je réponds sur ma tête de leur entière innocence ; jamais, non jamais, ils n'ont connu, ni vu, les individus avec lesquels on les a associés.

Je me repose sur ta justice ; ton âme intègre et pure ; ton zèle, ton dévouement pour la patrie, te feront un devoir d'examiner avec ta sévérité, mais aussi ta justice ordinaire, la conduite de deux individus, dont l'un, âgé de soixante-quinze ans, a été sauvé au 2 septembre 1792, d'après le jugement du peuple et la réclamation des invalides. Il ne craint point qu'on examine sa conduite, même avant 1789 ; elle est, depuis et avant, et a toujours été celle d'un citoyen vertueux aimant et chérissant sa patrie.

De la maison de suspicion de la rue de la Bourbe, ce 29 prairial, l'an IIe de la République française une et indivisible.

MAURILLE SOMBREUIL.

 

Fouquier-Tinville n'avait fait que parcourir cette lettre d'un œil distrait. Il en recevait tant du même genre ! Mais en voici une demeurée pour la bonne bouche par un hasard malicieux, et dont le président du tribunal, Dumas, dans le cabinet duquel il venait d'entrer, lui donna connaissance. Tiens, regarde un peu ce poulet que je viens de recevoir, lui dit Dumas d'un air goguenard.

Et Fouquier lut, non sans surprise, ce qui suit :

Courage ! hommes de sang, inventez de nouvelles conspirations pour envoyer à l'échafaud le reste des honnêtes gens qui, n'ayant rien à se reprocher, ont resté sous vos coups ; tous mes amis ou connaissances intimes, le prince de Rohan, Beaussancourt, Marsan, d'Hauteville, Lécuyer, etc., conspirateurs, si jamais ils avaient pu l'être, joignez mon nom aux leurs ; ayant toujours partagé leurs opinions et leur genre de vie, je dois subir le même sort. Vous tremblez, âmes de boue, quand vous rencontrez un courage magnanime qui, ne craignant rien, vous reproche hautement tous les crimes dont vous vous rendez coupables tous les jours en prononçant des jugements dictés par haine et vengeance.

Tremblez ! vils monstres ! le moment arrive où vous expierez tous vos forfaits.

Le ci-devant comte DE FLEURY,

Détenu au Luxembourg.

Ce 28 prairial.

Au dos était écrit :

Au citoyen président du Tribunal révolutionnaire de Paris, établi au Palais. Pressé.

 

— Parbleu ! dit Fouquier-Tinville, puisque ce monsieur est si pressé, je vais l'envoyer chercher ; et il donna sur-le-champ l'ordre à un huissier d'aller l'appréhender.

A l'ouverture de l'audience, Fouquier-Tinville ordonna que l'on fît entrer Froidure, Soulès, Dangé, Marino et l'ex-comte de Fleury, qui se trouvaient au greffe des huissiers du tribunal. Ce dernier entra en saluant gravement les amis dont il n'avait pas voulu se séparer. A sa lettre on l'eût pris pour un vieillard dégoûté de la vie et choisissant le suicide par l'échafaud. Point du tout. Il était riche, il était beau, et il avait vingt-trois ans.

Les administrateurs de police, à leur entrée, saluèrent le président. Ils étaient à mille lieues de se douter de ce qui allait leur arriver. L'un d'eux (Froidure} demanda ce que le tribunal désirait. Pour toute réponse l'accusateur public requit acte de l'accusation verbale qu'il déclarait porter contre eux.

Le tribunal s'empressa de faire droit au réquisitoire. Les quatre administrateurs, qui croyaient n'intervenir dans l'affaire que comme témoins, allèrent, fort penauds, s'asseoir sur les gradins des accusés.

Leur nombre était ainsi porté à cinquante-quatre. Il fallut se contenter de ce chiffre, les deux frères Renault, qu'on avait fait arrêter à l'armée, n'étant point encore arrivés, et leur mise en accusation pouvant offrir quelques inconvénients en leur double qualité d'absents et de soldats.

Ils furent néanmoins incarcérés, mais on les oublia volontairement ou involontairement dans leur prison, et le 9 thermidor leur rendit la liberté.

Nous remarquerons que quoique tous les procès-verbaux d'interrogatoires portent la mention d'un défenseur nommé d'office par le juge interrogeant — le plus souvent Duchâteau —, quand l'accusé a déclaré n'en pas avoir ou n'en pas connaître, pas un ne se présenta à l'audience. Le rapide débat qui va suivre fut sans intermédiaire entre le président et l'accusé.

Dumas, président, demanda d'abord leur nom aux cinquante-quatre accusés,

Nous n'indiquerons que la réponse des accusés que nous ne connaissons pas encore.

Après avoir appelé successivement Admiral, Cécile Renault, son père, son frère, sa tante, la femme La Martinière, les deux Sombreuil, Sartines, la famille Sainte-Amaranthe, Saintanax, le jeune chirurgien, Claude Pain-d'Avoine..., le président nomma encore François Cardinal, instituteur, âgé de quarante ans.

Pierre Balthasar Roussel, âgé de 24 ans, né à Paris, y demeurant, rue Helvétius, 70, vivant de ses revenus.

Jean-Baptiste Portebœuf, âgé de 43 ans, domestique chez le citoyen Lemoine-Crécy.

Anne-Madeleine-Lucile Parmentier, femme Lemoine-Crécy, âgée de 74 ans, née à Clermont (Meuse), demeurant à Paris, rue Honoré, 510.

François Lafosse, âgé de 44 ans, chef de la surveillance de la police de Paris, y demeurant, faubourg du Temple, 32.

Jean-Louis-Michel Devaux, âgé de 29 ans, né à Doullens, département de la Somme, commis à la Trésorerie nationale, demeurant à Paris, rue Barbe.

Louis Potier de Lille, âgé de 74 ans, né à Lille, imprimeur à Paris, rue Favart.

François-Charles Virot-Sombreuil, âgé de 74 ans, né à Sensishem, département du Haut-Rhin, ex-gouverneur des Invalides, y demeurant.

Stanislas Virot-Sombreuil, âge de 26 ans, né à Lechoisy, département de la Haute-Vienne, ex-capitaine de hussards, demeurant à Poissy.

Jean-Suétone Rohan-Rochefort, âgé de 24 ans, ex-noble, né à Paris, domicilié à Rochefort.

Pierre Laval-Montmorency, âgé de 25 ans, ex-noble, né à Paris, y demeurant, rue du Bac.

Étienne Jardin, âgé de 48 ans, né à Versailles, directeur de transports militaires depuis la Révolution, demeurant à Paris, rue Cadet.

On voit que l'accusateur public avait jusqu'à un certain point fait droit à la réclamation du citoyen Jardin. On l'avait d'abord qualifié d'ex-écuyer du tyran. Il se prétendait purement et simplement postillon. Fouquier-Tinville avait pris un juste milieu en le dénommant directeur des transports militaires depuis la Révolution.

Barthélemy Constant jeune, âgé de 42 ans, né à Grasse, département du Var, gendarme à cheval, demeurant à Paris, rue du Faubourg-Martin, 197.

C'est le gendarme chez lequel le baron de Batz trouvait un asile contre... les gendarmes.

Joseph-Henri Burlandeux, né à Sollier (Var), ex-officier de paix, demeurant à Paris, rue du Faubourg-Martin — il n'y avait plus de saints.

Louis-Marie-François Saint-Mauris, âgé de 38 ans, ancien militaire, né à Paris, y demeurant, rue du Faubourg-Honoré, 1049.

Joseph-Guillaume Lécuyer, âgé de 46 ans, musicien, né à Antibes (Var), demeurant à Paris, rue Poissonnière, 16.

Achille Viart, âgé de 51 ans, ci-devant militaire, né en Amérique, demeurant à Paris, rue des Vieux-Augustins.

Marie Grandmaison, ci-devant Buret, âgée de 27 ans, ex-actrice aux Italiens, née à Blois, demeurant à Paris, rue de Ménars, 7.

Jean-Louis Biret-Tissot, âgé de 25 ans, domestique chez la citoyenne Grandmaison.

Marie-Nicole. Bouchard, domestique de la citoyenne Grandmaison, âgé de 18 ans, née à Paris.

Catherine-Suzanne Grion, âgée de 45 ans, née à Paris, y demeurant, rue de Ménars, propriétaire de Batz.

Françoise-Augustine Santuaré, femme d'Esprémesnil, âgée de 40 ans, née à Pile de Bourbon, en Afrique, demeurant à Marefosse, district de Montiviliers, département de la Seine-Inférieure.

Elle était comprise dans la fournée pour avoir reçu la confidence de plusieurs complices du baron de Batz, et comme ennemie du peuple et de sa souveraineté depuis 1789, conjointement avec son mari — le fameux d'Esprémesnil, un des parlementaires exaltés qui avaient commencé la Révolution —. C'était, dit Lairtullier, une femme d'un grand mérite, de beaucoup d'esprit et d'un rare courage.

Théodore Jauge, âgé de 47 ans, banquier, né à Bordeaux, demeurant à Paris, rue du Mont-Blanc.

Augustin-François Ozanne, âgé de 40 ans, ci-devant officier de paix, né à Paris, y demeurant.

Charles-Armand-Auguste de Pons, âgé de 49 ans, ex-noble, né à Paris, y demeurant, rue Notre-Dame-des-Champs.

Joseph-Victor Cortey, âge de 37 ans, épicier, né à Saint-Symphorien, département de la Loire, demeurant à Paris, rue de la Loi, au coin de celle des Filles-Saint-Thomas.

François Paulmier, âgé de 36 ans, ci-devant marchand de bois, né à Aunay, département de la Nièvre, demeurant à Paris, rue des Hommes-Libres.

Jean-François Deshayes, âgé de 68 ans, ancien militaire, né à Hermenge, département de la Moselle, domicilié à Luçon, district de Fontenay-le-Peuple, département de la Vendée.

Charles-François- René Dechardes- d'Hauteville, âgé de 23 ans, ex-noble, né au Mans, demeurant à Paris, rue Basse-du-Rempart.

Louis Comte, âgé de 41 ans, négociant, né à Varennes, district de Chalon, département de Saône-et-Loire, demeurant à Paris, rue Thomas-du-Louvre.

Philippe-Charles-Elisée Beaussancourt, âgé de 27 ans, ex-sous-lieutenant des carabiniers, né à Vitry-le-François.

Jean-Baptiste Michonis, limonadier, ex-administrateur de police.

Michonis s'était noblement compromis par les services qu'il avait rendus à l'infortunée Marie-Antoinette pendant sa captivité, et avait même été, pour ce fait, condamné, le 29 brumaire an II, à être détenu jusqu'à la paix.

Louis Karadec, âgé de 40 ans, agent de change, né à Lisieux, demeurant à Paris, rue du Faubourg-du-Temple.

Théodore Marsan, âgé de 27 ans, vivant de son bien, né à Toulouse, demeurant à Paris, rue Cléry.

Nicolas-Joseph Egrée, âgé de 4o ans, brasseur, né au Château-Cambrésis, département du Nord, demeurant à Suresnes.

Henry-Mesnil Simon, âgé de 23 ans, ci-devant capitaine de cavalerie, né à Bulez, département de la Nièvre, demeurant à Vignieux (Seine-et-Oise).

Gabriel-Jean-Baptiste Briel, âgé de 46 ans, ex-prêtre, demeurant à Auteuil.

Jean-Baptiste Marino, âgé de 37 ans, peintre en porcelaine, ex-administrateur de police, né à Sceaux, demeurant à Paris, rue Helvétius.

Nicolas-André-Marie Froidure, âgé de 29 ans, administrateur de police, né à Tours, demeurant à Paris, rue Honoré, 91.

Antoine-Prosper Soulès, âgé de 31 ans, ex-administrateur de police et officier municipal, né à Vise, département de la Marne, demeurant à Paris, rue Taranne.

François Dangé, âgé de 27 ans, ex-administrateur de police, né à Chiren, département de Loir-et-Cher, demeurant à Paris, rue de la Roquette, 39.

Marie-Maximilien-Hercule Rossay de Fleury, ex-noble, âgé de 23 ans, demeurant à Paris.

Celui-là avait été incorporé si vite sur sa demande qu'on n'avait pas eu le temps de savoir où il était né, ni où il demeurait. Son nom n'existe pas même sur l'acte d'accusation, préparé d'avance. Mais impatient de mourir, il ne chicana pas sur l'absence de ces vaines formalités.

Ce récolement préliminaire terminé, le greffier donna lecture de l'acte d'accusation, copié du rapport de Lacoste, avec quelques épithètes injurieuses de plus.

Les griefs relevés contre la famille Sainte-Amaranthe, se bornent à sa liaison avec Deffieux, Chabot, Danton, Lacroix et autres, et à la tentative assez hypothétique de soulèvement des prisons.

Le président aux accusés. — Vous venez d'entendre l'acte d'accusation ; je vous invite actuellement à répondre, par oui ou par non, sur le fait principal qui y est porté. (Lisant une liste qu'il tient à la main) : Vous, Admiral, avez-vous attenté à la vie des représentants du peuple Robespierre et Collot-d'Herbois ?

Admiral. — Oui, et je n'ai que le seul regret d'avoir manqué ce scélérat de Collot.

La même interpellation est faite successivement à tous les accusés, qui naturellement y répondent : Non, n'ayant, en effet, en quoi que ce soit, attenté aux jours de qui que ce soit. Seule Cécile Renault s'explique ainsi :

— Je n'ai jamais eu l'intention de tuer Robespierre. Je le regardais seulement comme un des principaux tyrans de mon pays.

Saint-Mauris profite de l'occasion pour protester : — Citoyens, j'ai été arrêté comme émigré ; eh bien ! voici quatre certificats... (Ils sont, en effet, au dossier.)

Le président. — Ce n'est point de cela dont il est question (sic) ; je vous demande si vous avez coopéré à l'assassinat de Robespierre et Collot-d'Herbois.

— Non, citoyen.

Au dernier non, le président, d'un ton dédaigneux, s'écrie :

— Le tribunal s'attendait bien à ce que vous ne diriez pas oui.

L'accusateur public, aux jurés. — Citoyens, vous venez d'entendre les réponses des accusés ; c'est à vous d'y avoir tels égards que de raison. Je vous invite seulement d'examiner qu'il s'agit ici de la cause la plus importante qui ait encore été soumise à la justice du tribunal. Je m'en rapporte, en conséquence, à votre patriotisme et à votre sagacité ordinaires.

Le président. — Citoyens jurés, les accusés qui sont devant vous sont les agents de l'étranger ; la Convention nationale les a traduits au tribunal, pour que vous prononciez sur leur sort ; leurs dénégations ne vous en imposeront pas. Je crois inutile de vous rappeler que le peuple demande vengeance des monstres qui voulaient le priver de deux représentants qu'il chérit ; vous remplirez son attente en prononçant sur les questions que je vais vous soumettre. (Il pose les questions ; les jurés se retirent.)

Voilà un résumé qui est court, mais auquel il est difficile d'appliquer l'épithète d'impartial, toujours clichée en pareil cas.

Le président à la gendarmerie. — Gendarmes, emmenez les accusés.

Plusieurs accusés veulent parler pour leur justification. Le président réitère l'ordre ; on les entraîne. Les jurés, après avoir été environ une demi-heure aux opinions, rentrent à l'audience, et font leur déclaration.

Les accusés sont introduits de nouveau, au milieu d'une nombreuse escorte de gendarmerie. Le président leur fait part de la déclaration du jury.

L'accusateur public requiert contre eux la peine de mort.

Un grand nombre d'accusés demandent la parole contre l'application de la loi.

Le président, sans faire droit à leurs réclamations, prononce, au milieu du tumulte, un jugement, les condamnant tous à la peine de mort.

C'était aussi simple et aussi expéditif que cela. Audience ouverte à dix heures et quart, close à deux heures : cinquante-quatre condamnations à mort. Une chose m'a toujours intrigué. Comment faisaient donc les avocats pour vivre en ce temps-là ? Le club et la Convention les dédommageaient sans doute de ce peu lucratif silence.

Le jugement devait être exécuté dans les vingt-quatre heures, à la diligence de l'accusateur public.

Deux heures après, à quatre heures, grâce à cette diligence, les condamnés marchaient au supplice. Les bourreaux allaient ma foi ! aussi vite que les juges, et la toilette n'était pas plus longue que l'audience.

Histoire de désencombrer les prisons. Le bulletin de la police, à ce moment, marquait, à Paris, dans les vingt-quatre maisons d'arrêt, qui avaient remplacé la Bastille, six mille neuf cent soixante-sept écroués.

Fouquier-Tinville, au sortir de l'audience, étant monté à la Buvette, où se trouvaient les jurés et plusieurs membres des Comités révolutionnaires, un de ces derniers lui fit observer qu'il devrait envoyer les condamnés à l'échafaud, revêtus d'une chemise rouge, puisqu'ils étaient convaincus d'assassinat.

Fouquier trouva l'idée excellente. Il fit surseoir au départ, et, à la hâte, avec de l'étoffe écarlate, achetée par le bourreau, on confectionna, pour chaque condamné, un sac ou fourreau rouge, dont on l'enveloppa.

Désirant jouir du coup d'œil que devaient offrir les condamnés, avec leur san-benito rouge, l'accusateur public, qui avait ses côtés artistes, et possédait le dilettantisme de son métier, se rendit, au moment de leur départ pour l'exécution, dans la chambre de Richard, concierge de la Maison d'arrêt de la Conciergerie, dont la fenêtre donne sur la porte de la prison.

Amélie de Sainte-Amaranthe était comme transfigurée ; ses yeux rayonnants, ses cheveux épars, sa robe blanche, son manteau rouge, lui donnaient je ne sais quel air angélique. Elle monta dans la charrette comme on monte au ciel, soulevant après elle sa mère affaissée, regrettant la terre, regrettant la vie, frappée au dernier moment de cette peur hagarde, stupide, de ces frissonnements de la chair révoltée, dont madame du Barry, la seule femme de la Révolution qui n'ait pas su mourir, avait donné le navrant spectacle. La vue de sa fille la ranimait par moments, et elle redevenait courageuse par imitation, par un reste d'orgueil. Au bout de quelque temps, elle se remit, et sa frayeur demeura silencieuse et décente. Tous les autres condamnés étaient calmes, Beaussancourt, toujours rêveur, Lécuyer, toujours insoucieux. La femme La Martinière faisait des reproches à Admiral, qui ne l'entendait pas. Cécile Renault tenait sur son sein la tête de son vieux père, redevenu enfant. Elle était l'Extase sombre, tandis qu'Amélie était l'Extase sereine, souriante, confiante, triomphante. Celle-là, qui semblait deviner et défier Fouquier-Tinville, caché dans l'ombre de son observatoire, l'agaçait particulièrement !

— Parbleu, dit-il, voilà une b..... bien effrontée, il faut que j'aille la voir monter sur l'échafaud, pour m'assurer si elle conservera ce caractère-là jusqu'au bout ; dussé-je me passer de dîner.

Cependant tous les préparatifs étaient achevés. Les trois charrettes funèbres s'ébranlèrent lourdement sur les pavés sourds, les fouets claquèrent, les jurons grondèrent, et le cortège franchit, au trot, la voûte de la cour de la Conciergerie.

Il était quatre heures. Le soleil dorait la cime des arbres des Tuileries, dont le jardin était patriotiquement planté, depuis la République, de pommes de terre, et noyait, dans les eaux de la Seine, ses flèches encore ardentes. Les quais étaient encombrés d'une foule curieuse, mais silencieuse. Quand elle vit sur ces charrettes, au lieu de brigands cyniques, de femmes effrontées, des vieillards, des jeunes gens, presque des enfants, des femmes, et cet admirable et pathétique groupe de jeunes femmes et de jeunes filles, souriant et priant, l'indignation la prit. Étonnée, irritée, indignée, elle protesta avec une éloquence brutale contre cet excès d'horreur, cette insulte à la pitié. Elle se révolta de ce sacrilège juridique qui attentait ainsi à l'inviolabilité de la vieillesse, à l'inviolabilité de la jeunesse et de la beauté. Sanson et son cortège furent impitoyablement et outrageusement hués[1]. Pour la première fois, l'effet était manqué, la pièce révolutionnaire faisait four ; le peuple se dégoûtait de son quotidien spectacle, murmurait et se plaignait, comme la conscience même de la Révolution. Que manqua-t-il à ce noble, mais encore vague mouvement de répugnance et de remords, pour le précipiter et le changer en une démonstration énergique ? Que manqua-t-il pour faire rougir de leur déchéance ces soldats, accompagnant avec des canons, ailleurs ennoblis par la victoire, ici prostitués à l'infamie de faire escorte au bourreau, et leur faire rebrousser chemin ? un mot, un cri, un homme décidé, prêt à donner un chef et un mot d'ordre à la multitude soulevée, un rien, un de ces souffles subits, irrésistibles qui passent parfois sur les flots populaires et décident la tempête.

De temps en temps quelques refrains patriotiques, quelques Ça ira, quand on passait devant une porte de café ou de club, tranchaient sur la désapprobation générale, et rendaient quelque courage aux conducteurs et aux chevaux qui, au retour, trop rare, de ces encouragements accoutumés, ralentissaient le pas et savouraient, au milieu des sueurs et des anxiétés de leur corvée humiliante, cette harmonie rafraîchissante.

On ne passa point par le quartier Saint-Honoré, où l'on eût rencontré la protestation muette, mais non moins significative, des boutiques fermées et des rues silencieuses et solitaires.

Déjà les négociants de la rue Saint-Antoine, quand l'échafaud humilié avait été transporté place de la Bastille, avaient imité l'exemple de leurs confrères de la rue Saint-Honoré.

On arriva par les quais et le faubourg Saint-Antoine, à la barrière de Vincennes ou du Trône-Renversé, dernier asile de l'échafaud.

 

X

Pour faire ce lent et pénible trajet, au pas, il ne fallut pas moins de deux heures à ces charrettes surchargées. Dans le faubourg arrivèrent enfin les sans-culottes avinés, les tricoteuses et mégères, dites : Furies de guillotine, à la voix éraillée, à la lèvre tordue par l'injure et le blasphème. Là le bourreau retrouva son vrai public. Là, le mot de Fouquier-Tinville : Ce sera une fournée de cardinaux, colporté par quelques amateurs, eut le plus grand succès, et fut accueilli de hourras enthousiastes. Là, Cécile Renault et Amélie de Sainte-Amaranthe furent insultées, raillées, sifflées. Toute cette populace s'ébranlant après les charrettes, et les accompagnant d'une escorte hurlante, s'arrêta qu'avec elles devant l'échafaud.

Sur son théâtre, le bourreau, qui avait repris ses avantages, fit preuve d'une dextérité peu commune. Il divisa les condamnés par groupes qui, successivement, gravirent les degrés. La besogne marcha rapidement, excitée par les cris frénétiques de : Vive la République ! qui saluaient la chute de chaque tête dans le panier. En vingt-huit minutes, à deux coups par minutes, les cinquante-quatre tombèrent. Il fallut des seaux pour recueillir le sang, et des sacs de son pour l'étancher. Ah ! c'était un maître homme en son art, que le citoyen Sanson. Il était élégant, il était propre, il était poli autant qu'on peut l'être à cette hauteur de l'échafaud. Il avait le génie de la décapitation, le plus rare de tous les génies.

Le malheureux instituteur Cardinal, Cécile Renault et Admiral, furent exécutés les derniers. Amélie de Sainte-Amaranthe, plus forte que sa mère, avait voulu que celle-ci passât avant elle pour lui épargner la douleur de la voir mourir.

Oh ! écrivait plus tard, dans ses Mémoires, celui qui l'avait tant aimée, que de fois elle s'est représentée à mon imagination telle que je la vis en cette dernière soirée, où j'essayai en vain de la sauver... Adorable infortunée ! combien, sous un ciel étranger, j'ai pleuré sa mort, sa fin horrible et prématurée ; je ne me pardonnais point de ne l'avoir pas prise dans mes bras, et de ne l'avoir pas emportée sur mon sein, étouffant sa plainte avec des baisers... Je m'indignais contre moi-même de ne pas l'avoir sauvée malgré elle. Le coup qui l'avait frappée me frappa longtemps... Je vivais avec son fantôme, et je ne pouvais cependant entendre prononcer son nom. A présent j'aime à en parler, je pourrais en parler sans cesse... Quelquefois je la vois au théâtre, brillant d'un éclat qui ne fut point effacé, qui ne fut point égalé par ses rivales ; d'autres fois, elle m'apparaît, victime sanglante de la plus atroce barbarie, et je m'écrierais volontiers, dans ces termes de Macbeth... Tous les parfums de l'Arabie, toutes les eaux de la mer ne peuvent effacer ce sang.

 

 

 



[1] Le fait est positif. Quelques historiens timides ont vu là une insulte aux victimes. Puisqu'il y a lieu à interprétation, nous prenons bravement le sens le plus favorable au peuple, qui commençait dès lors à se désabuser.