LES MAÎTRESSES DU RÉGENT

LA DERNIÈRE MAÎTRESSE

 

MADAME DE PHALARIS.

 

 

 

L'Amour, qui est un petit brouillon, prend assez de plaisir à mêler les cartes. Le Régent est en querelle avec madame de Parabère, sa maîtresse. Madame de Sabran veut reprendre sa place ou faire prendre cette place à une autre personne de ses parentes, que l'on appelle la duchesse de Falari. Et c'est au milieu de la translation du Parlement, de la retraite prochaine du chancelier, de la destitution du cardinal, et de la ruine publique, que se joue cette nouvelle comédie, qui rend toute cette pièce tragi-comique[1].

 

Voilà en quels termes Marais, toujours fidèle historiographe des événements frivoles de son temps, annonce l'avènement de madame de Phalaris, rivale un moment préférée de madame de Parolière, que nous avons déjà vue supplantée par madame d'Averne.

Et, à propos de madame de Phalaris et du rang que nous lui attribuons, qu'on nous permette un mot d'explication.

Nous avions réservé pour la fin, pour la bonne bouche, comme on dit, cette esquisse de la vie de madame de Phalaris et de ses aventures, — non que son avènement soit postérieur en date à celui de madame d'Averne, puisqu'il remonte à l'année 1720, et que madame d'Averne ne régna qu'à partir de juin 1721, — mais parce qu'elle eut le triste honneur de fermer ce cortège de belles pécheresses qui accompagnent jusque dans l'histoire la marche indécise du Régent ; parce qu'elle resta la dernière en place et reçut en cette qualité le dernier soupir de cet amant que tant d'autres avaient tué avec elle. Elle appartient, par ce sinistre coup de théâtre, au dénouement, bien qu'elle se rattache, surtout par son rang dans l'action, à la seconde partie de la pièce, à ce moment critique où l'intrigue se relâche avec madame de Parolière, et où madame de Phalaris, la plus souvent prise et reprise des maîtresses du Régent, et qu'il semble avoir aimée en plusieurs fois, saisit ce fil fragile, qui se rompra encore successivement dans les mains de madame de Parabère et de madame d'Averne, pour retomber et s'épuiser entre ses doigts.

Il est difficile, du reste, j'en conviens, d'indiquer le moment précis où commencent et où finissent ces royautés éphémères, tour à tour usurpant et usurpées.

Qu'il nous suffise de savoir que, vers le 20 novembre, ce nouvel amour du Régent, à peine en fleur le 14, s'épanouissait déjà en un beau scandale.

Marais nous montre au théâtre du Palais-Royal, à cette date, le vieux et toujours jeune Baron, jouant à soixante-huit ans, à enlever les applaudissements, le Comte d'Essex, — les femmes couvertes de pierreries, les hommes vêtus d'habits magnifiques, et le Régent paraissant avec sa maitresse d'un côté, tandis que M. le Duc s'étale de l'autre avec la sienne[2].

Ce dédain de l'opinion publique, cet oubli de toute pudeur peignent d'un trait l'époque tout entière, habituée à ces exhibitions fastueusement cyniques, et les souffrant de bonne grâce.

Cependant les affaires du Régent marchaient rondement : c'était un homme à brûler les étapes, surtout en amour.

Les lustres du grand bal public qui eut lieu au Palais-Royal, le 1er décembre, éclairèrent un triomphe qui n'avait plus de contradicteurs, et ne comptait que des courtisans.

Il y a eu bal public au Palais-Royal la nuit de dimanche à lundi, dit Marais. Le Régent y a paru tenant sous le bras une nouvelle maîtresse, qui se nomme la duchesse de Fallari (sic)[3]. Son mari est Gorge d'Entragues, fils de Gorge, fameux partisan que l'on a vu porter la livrée[4] et qui avoit épousé en secondes noces une Valençay. Le fils, après la mort d'une première femme, qui étoit mademoiselle de Nangis, et qui mourut misérablement dans sa première couche, non sans soupçon de violence, il y a six ou sept ans, passa en Italie, vit le Pape, à qui il parla de la maison de Valençay, dont étoit sa mère ; et, s'étant trouvé que le cardinal de Valençay[5] avoit été autrefois le bienfaiteur des ancêtres de Sa Sainteté,  le Pape, en reconnoissance, lui donna le titre de duc de Fallari, qui ne lui a pas plus conté qu'une indulgence.

Le nouveau duc, revenu en France, où il avoit été interdit plusieurs fois pour sa dissipation et mauvaise conduite, trouva une jeune personne en Dauphiné, assez mal à son aise, mais passant pour fille de condition. Il lui propose un mariage ; elle l'épouse. Quelques jours après ses noces, il est arrêté pour dettes et friponnerie ; on veut lui faire son procès. Il s'échappe, passe en Espagne, où il est encore (1720). La duchesse, désespérée, trouve une personne qui en prend pitié et la mène à Paris. Madame de Vauvray[6] la met dans un couvent, où elle en prend grand soin, et, au bout de quelque temps, la jeune duchesse d'Olonne[7] la reconnoit pour sa parente et la met dans le monde.

 

C'était là un mauvais service à rendre à une jeune femme dans la situation de madame de Phalaris. Abandonnée de son mari, elle se trouva livrée presque sans défense à tous ceux qui aspiraient à le remplacer, et le nombre était grand de ceux qui la trouvaient bien faite et spirituelle, pour femme de province[8], suivant l'expression dédaigneuse de mademoiselle de Montpensier. Elle n'eut que l'embarras du choix, et s'en dispensa de trop bonne grâce, cherchant à ne décourager personne, elle qui avait tant besoin d'amis ! Marais s'explique là-dessus avec sa caractéristique liberté :

Elle joue à trois ou quatre amants à la fois, ne manque pas de beauté, ni de certain esprit propre à séduire.

Ces qualités parurent propres à lui assurer l'héritage de madame de Parabère.

L'intrigue de la cour s'en mêle. On veut faire tomber la Parabère, qui fait semblant de ne s'en pas soucier. Et voilà la duchesse de Falari déclarée maîtresse du Régent.

Ici Marais donne de la nouvelle favorite une généalogie qui parait exacte, et qui cependant est contestée par les historiens de la Régence, notamment par Lemontey et Boisjourdain.

Selon Marais, elle se dit d'Harancourt, de la grande famille de Lorraine, mais elle en est bien loin. Son nom est de Raucourt[9]. Son père, homme bien fait, venant de rien, passa à la cour de Savoie, où il fut valet de chambre de Madame Royale, et très-avant dans ses bonnes grâces, à ce que dit la chronique. Il revint en Dauphiné, épousa mademoiselle de La Blache, fille de condition, assez belle, qui fut très-galante, qui est encore au monde, et qui a donné à sa fille l'éducation qu'on lui voit. Le président Tencin[10], de Grenoble, galant de la mère, trouvant la fille au bal, voulut lui serrer la main. Le Régent lui dit : Masque, c'est trop de la fille et de la mère. Et le président se retira sans se le faire dire deux fois. Mais on entendit quelque temps. après chanter dans le bal un vaudeville plaisant. C'est une très-ancienne chanson, que l'on chante en canon, etc.[11]

 

Déjà donc, le 17 décembre, les chants fescennins et les malins couplets accompagnaient le triomphe de la belle usurpatrice. Mais les railleurs eurent peu le temps d'exercer leur verve à ses dépens. Le 5 décembre, madame de Phalaris, qui, le 1er, était tant à envier, n'était plus qu'a plaindre. Le Régent et les flots sont changeants, et c'est surtout du règne des favorites que l'on peut dire :

Je n'ai fait que passer...., elle ne l'était plus.

Le 5 décembre en effet, Marais constate l'éclipse de la nouvelle planète :

La fortune de madame de Falari a passé comme une ombre. L'étoile de madame de Parabère a été plus forte que la sienne. On a tant couru, intrigué et tourmenté le Régent, qu'il est revenu à sa première maîtresse, et dès ce soir même, il a soupé avec elle et ses favoris, et a fait dire à l'autre, qui venoit pour souper avec lui, et à madame de Sabran qui l'accompagnoit, qu'il étoit malade et qu'il étoit couché. Il ne l'a point congédiée autrement. Les amis de la duchesse disent que cette aventure n'a pas le moins du monde intéressé son honneur.

 

Le mot est joli, d'une femme qui jouait à quatre amants à la fois.

Aussi le grave Marais ne se laisse-t-il pas prendre à ces artifices de la défaite. Écoutez-le conclure : Mais on sait bien que penser d'une femme qui a mangé plusieurs fois avec le Régent en secret, et qui a été publiquement au spectacle et au bal avec lui[12].

Marais a raison.

Il ajoute : Madame de Vauvray la soutient beaucoup. Cela n'a rien qui nous étonne d'une si officieuse dame. Les chansonniers lui font jouer un rôle bien plus actif encore dans ces amours sitôt traversées. Mais, ô vicissitudes du cœur humain ! dès le 6, les rieurs sont retournés, avec le Régent, du côté de madame de Phalaris.

La duchesse de Falari, que l'on croyoit noyée, est revenue sur l'eau ; elle a soupé aujourd'hui avec le Régent, et entretient encore des espérances.

C'est le cas de dire avec Marais : C'est le petit jay, je l'ai vu vif, je l'ai vu mort, je l'ai vu vif après sa mort.

Le fait de cette résurrection était d'autant plus étonnant, que madame de Phalaris avait contre elle, non-seulement les roués, mais les médecins. Le fidèle et brutal Chirac la charge même d'une accusation bien grave dans sa bouche, et de nature à faire réfléchir sans doute tout homme qui, comme son indocile client, ne se serait pas également soucié de la morale et de la médecine.

Le brave médecin en fut pour ses frais, et ne put tirer de Philippe, en échange de ses salutaires confidences, qu'un mot qui le peint tout entier, mais trop nu pour que nous puissions le reproduire.

Une autre scène fournit aussi ample matière aux commérages de la cour, et ne doit pas être dédaignée par l'histoire anecdotique.

On y verra que le métier que faisait madame de Sabran avait aussi ses humiliations :

On a su aussi que, le jour qu'elle fut présentée par madame de Sabran, après quelques discours, madame de Sabran se retira pour aller tenir, dit-elle, compagnie à son prince — qui est le prince d'Isenghien — ; elle écouta à la porte, et entendit de ses oreilles mille choses offensantes que disoient contre elle le Régent et la duchesse. Elle, entra et voulut faire des reproches à l'un et à l'autre, à quoi le Régent dit : Tout ce que j'ai dit de toi est vrai, et il y en a encore cent fois davantage, que je dirai si tu veux retourner écouter à la porte[13].

 

L'histoire ne dit pas ce que répondit madame de Sabran, qui était pourtant, suivant une expression de Molière, forte en gueule.

C'est sans doute qu'il n'y avait rien à répondre.

En dépit de cet affront fait à une protectrice que l'on s'essayait déjà à braver, le pouvoir de madame de Phalaris ne fut jamais bien assuré. Elle ne semble avoir été à ce moment même que la doublure de madame de Parabère.

Le Régent, dit Marais, paroît publiquement au spectacle avec madame de Falari et madame de Vauvray qui la mène pendant qu'il est en particulier avec madame de Parabère. Ce sont des maîtresses alternatives et consécutives.

Malgré cet éclectisme humiliant, la tenace duchesse continue toujours d'aller au Palais-Royal.

Elle s'est obstinée à enlacer ce cœur rebelle, elle prend cette indifférence au défaut de la cuirasse. Elle s'avise de tout, même d'avoir de l'esprit. Elle soutient, ajouta Marais, son poste par son esprit.

Le Régent regimbait à ses avances et se défendait assez peu galamment contre toutes ces surprises charmantes d'une femme entêtée de plaire.

Le Régent lui dit qu'elle n'est pas belle et qu'il ne l'aime pas, et elle répond qu'elle est bien sure qu'il l'aimera un jour, par quoi elle rit et elle l'amuse[14].

Madame de Phalaris ne se trompait pas. Le Régent devait l'aimer un jour, le dernier. Le premier baiser sincère devait se confondre avec le dernier soupir.

Mais marchons, marchons, car déjà la fatalité nous presse et nous enveloppe de son ombre. Épuisons jusqu'aux dernières joies d'un sujet qui va devenir si triste. Le Régent ne rit guère plus. Sa maîtresse quand même commence à ne plus en avoir envie et à trouver la plaisanterie mauvaise. Qui donc va nous égayer ? Parbleu ! c'est le mari.

Oui, le mari de madame de Phalaris, le pendant — bon à pendre, en effet — de M. Ferrand d'Averne, avec lequel nous avons déjà eu le triste honneur de faire connaissance. Mais il le fallait bien pour faire connaissance avec sa femme.

Eh bien ! le duc de Phalaris, qui rôdait autour de la fortune de sa femme, s'en approche à la première nouvelle de son succès. Il veut à toute force... quoi donc ? la poignarder ! oh ! rassurez-vous, il veut à toute force partager son bonheur.

Mais le hasard, cet incognito de la Providence, a de rudes caprices et de brutales leçons. M. de Phalaris ne pouvait arriver à Paris aussi vite que son impatience Petit désiré. Nous savons qu'il était quelque peu brouillé avec la justice. Force lui fut donc de Prendre quelques précautions pour venir se raccommoder avec sa femme. De là aussi quelques retards. Il arriva cependant, mais pour prendre le deuil de ses espérances.

Il arriva, quelque diligence qu'il fit, vingt-huit jours juste après la disgrâce de sa femme.

Le vendredi (jour néfaste) 10 janvier 1721, Math. Marais, en effet, l'inscrivait, sans la moindre oraison funèbre, à son galant nécrologe :

Il y a de nouveaux changements dans les maîtresses. La duchesse de Falari est tout à fait renvoyée.

Du même coup, madame de Parabère donne sa démission au milieu d'un orage de jalousie et d'indignation  assez motivé, s'il faut en croire Marais[15].

Le champ est ouvert aux remplaçantes, et les coquettes s'élancent à l'assaut de ce cœur mal fermé, où la brèche est faite depuis si longtemps. Il cherche à placer son amour ailleurs, et il y a des dames de qualité assez indignes pour briguer cette alliance et se porter héritières des chassées. On les nommera bientôt.

C'est juste à ce moment qu'arriva le mari. Ils sont l'opportunité même, lorsqu'ils s'en donnent la peine vraiment, ces maris.

Le duc de Falari, ayant appris la faveur de sa femme auprès du Régent, et revenu en France, s'est mis à jouer à Bordeaux, à emprunter, et même, dit-on, à voler ceux s qui lui gagnoient son argent. Il venoit à Paris.....

Et non pas seul, s'il vous plaît. Comme on est généreux de la fortune des autres, il venait en grande compagnie, prêt à partager son aubaine avec le comte et la comtesse de Valençay — Amelot de Chaillou —, pour jouir de sa nouvelle fortune, quand...

Quand ? Eh bien ! quoi ? qu'a-t-il pu lui arriver, à ce digne sire, modèle de tolérance conjugale ? Rien que de très-naturel : Quand il a été arrêté à Chartres par ordre du roi ; l'hôtellerie a été investie, on l'a enlevé et conduit à la Bastille, d'où on le doit transférer dans une autre prison[16].

Ce n'était pas au Régent, mais à la famille de Phalaris, qu'était due cette mesure préventive un peu énergique, il faut l'avouer.

On ne doute pas que la famille n'ait fait faire le coup ; elle craignoit les folies de cet homme-là, qui en a fait toute sa vie, et qui en auroit peut-être fait d'autres plus importantes.

Tout cela était peu consolant pour le duc de Phalaris, mais, en revanche, c'était l'unique consolation de sa femme. La bonne fortune de sa femme, qui n'a guère duré, lui aura du moins servi à la délivrer d'un tel mari, et ce n'est pas peu. Il a pour frère M. Gorge de Reyre, conseiller au Parlement, qui est un très-honnête homme, et pour sœur madame d'Ancenis, belle-fille du duc de Charost, — aussi sage que son frère l'est peu.

Depuis le 7 février 1721 jusqu'à la fin de 1723, nous n'entendons plus parler de madame de Phalaris, mais nous avons encore quelquefois des nouvelles de son mari. Ainsi, nous lisons clans Marais, à la date du 9 janvier 1722 :

Le duc de Patati s'est échappé du château de Joux, en Franche-Comté, et a passé en Suisse où il a recommencé ses escroqueries. On l'en a chassé. Où ira-t-il à présent[17] ? Le Pape d'aujourd'hui n'est point Valençay.

 

Enfin, vers la fin de 1723, nous retrouvons madame de Phalaris toujours souriante, toujours empressée auprès du Régent, mais dans quelles circonstances ! Écoutez ce funèbre récit, qui donne à la fin de notre biographie l'intérêt du drame et l'autorité effrayante de ses leçons :

Le duc d'Orléans parut d'abord vouloir se livrer au travail (à Versailles) dit Duclos, mais sa paresse et sa dissipation lui firent bientôt abandonner les affaires aux secrétaires d'État, et il continua de se plonger dans sa chère crapule. Sa santé s'en altéroit visiblement, et il étoit la plus grande partie de la matinée dans un engourdissement qui le rendoit incapable de toute application. On prévoyoit que d'un moment à l'autre il seroit emporté par une apoplexie. Ses vrais serviteurs tâchoient de l'engager à une vie de régime, ou du moins à renoncer à des excès qui pourroient le tuer en un instant. Il répondoit qu'une vaine crainte ne devoit pas le priver de ses plaisirs. Cependant, blasé sur tout, il s'y livroit plus par habitude que par goût. Il ajoutoit que loin de craindre une mort subite, c'étoit celle qu'il choisiroit[18].

Il y avoit quelque temps que Chirac, e voyant à ce prince un teint enflammé et e les yeux chargés de sang, vouloit le faire saigner. Le jeudi malin, 2 décembre, il le pressa si vivement que le prince, pour se débarrasser de la persécution de son médecin, dit qu'il avoit des affaires urgentes qui ne se pouvoient remettre, mais que le lundi suivant il s'abandonneroit totalement à la Faculté, et jusque-là vivroit du plus grand régime. Il se souvint si peu de sa promesse que ce jour-là même il dîna contre son ordinaire qui étoit de souper, et mangea beaucoup suivant sa coutume[19].....

L'après-dinée[20], ce prince, qui venait de donner audience, aperçut, en entrant dans son cabinet, madame la duchesse de Falari, sa maîtresse[21] ; il lui dit : Entrez donc, je suis bien aise de vous voir, vous m'égayerez avec vos contes, j'ai grand mal à la tête[22].... Son sac étoit fait pour aller chez le Roi[23], il s'amusoit[24] en attendant que vint l'heure de son travail avec Sa Majesté..... Comme il étoit tout proche, assis près d'elle, chacun dans un fauteuil, devant le feu, il se laissa tomber de côté sur elle[25], et oncques depuis n'eut pas le moindre rayon de connoissance, pas la plus légère apparence[26].

La Falari, effrayée au point qu'on peut imaginer, cria au secours de toute sa force et redoubla ses cris. Voyant que personne ne répondoit, elle appuya comme elle put ce pauvre prince sur les deux bras contigus des deux fauteuils, courut dans le grand cabinet, dans la chambre, dans les antichambres, sans trouver qui que ce soit, enfin dans la cour et dans la galerie Basse. C'étoit sur l'heure du travail avec le roi que les gens de M. le duc d'Orléans étoient sera que personne ne venoit chez lui, et qu'il n'avoit que faire d'eux[27], parce qu'il montoit seul chez le roi par le petit escalier de son caveau, c'est-à-dire de sa garde-robe qui donnoit dans la dernière antichambre du roi, où celui qui portoit son sac l'attendoit, et s'était à l'ordinaire rendu par le grand escalier de la salle des Gardes...

Enfin la Falari amena du monde, mais point de secours, qu'elle envoya chercher par qui elle trouva sous sa main. Dans la foule qui accourut, il ne se trouva pas un seul homme de l'art, et ce fut un laquais qui ouvrit inutilement les veines du cadavre[28]....

Le prince étoit mort en trente et une minutes, tombé sur son parquet[29].

 

Au moment où on le saignait survint madame de Sabran, qui ne put retenir une exclamation d'une crudité singulière et d'une si sacrilège inconvenance qu'on ne sait, après avoir entendu Barbier et Marais qui la rapportent tous deux dans les mêmes termes, s'il faut l'attribuer à un accès de féroce jalousie ou à un élan de méprisante pitié[30].

Ainsi périt[31], à quarante-neuf-ans et quelques mois, un des hommes les plus aimables de la société, plein d'esprit, de talents, de courage militaire, de bonté, d'humanité, et un des plus mauvais princes, c'est-à-dire un des plus incapables de régner[32].

Ce jugement de Duclos, quelque peu renouvelé de Saint-Simon, est resté celui de l'histoire et devient celui de la postérité.

Quant à l'impression de ce trépas subit sur les contemporains, elle fut assez variée[33]. Ce qui parut à quelques-uns un malheur fut regardé par les autres comme une vengeance du ciel[34]. Il est impossible de ne pas partager cette opinion, lorsqu'on songe à cette mort à la fois crainte et désirée par le Régent affaibli, prévue par tous ceux qui le virent dans la semaine qui la précéda[35], et qui parut cependant subite à ceux même qui l'avaient jugée inévitable, tant la colère céleste sembla multiplier les sinistres raffinements dans ce châtiment si longtemps suspendu.

Ce fut, en effet, un terrible dénouement à cette coupable vie, et qui témoigne de toutes les ressources du Dieu jaloux, que ce prince foudroyé tout à coup par l'apoplexie, et expirant loin de sa famille, sans le moindre secours de la science ou de la religion, sur le sein banal d'une maîtresse.

Les histoires fourmillent d'autres rapprochements vraiment étranges, et dont nous ne voulons rappeler que deux. Pendant que le prince était là, étendu sur le parquet, à côté de ce livre entrouvert qui insultait par l'ironique frivolité de son titre et de son contenu, à côté de cette Histoire de la danse sacrée et profane, envoyée par un mourant et présentée par un abbé ; pendant que madame de Phalaris s'enfuyait éperdue, folle de terreur, dans le premier carrosse rencontré, les chœurs de l'Opéra chantaient :

O destin ! quelle est ta puissance !

de Thétis et Pélée[36], et M. le duc de Chartres, débauché alors fort gauche, était à Paris, chez une fille de théâtre qu'il entretenait[37].

La divine vengeance ne se contenta pas de déshonorer l'agonie du prince impénitent, elle s'acharna sur le cadavre lui-même, et, comme éperdue, prolongea ses coups bien au delà du moment où il cessa de les sentir.

Ainsi, tandis que monseigneur de Tressan déplorait en termes pompeusement mensongers la perte de ce héros qu'on peut regarder comme le père de la patrie, le modèle des plus grands souverains et le plus parfait de tous les siècles, les satiriques et les chansonniers sifflaient, sans égard pour la majesté de la mort, ces lâchetés oratoires, et accompagnaient d'ironiques adieux et de mordantes épigrammes ce cercueil trop flatté qui s'en allait à Saint-Denis. Quelques-uns même songèrent à madame de Phalaris dans cette débauche d'esprit, et firent à la dernière maîtresse l'hommage d'un mirliton[38].

Et, au milieu de cette orgie de rires et de chants fescennins, circula tout à coup la terrible nouvelle que voici, par l'horreur de laquelle les plus forcenés durent se trouver dépassés.

Circonstance épouvantable et particulière arrivée après la mort de ce prince ! On l'a ouvert, à l'ordinaire, pour l'embaumer et pour mettre son cœur dans une boite, pour la porter an Val-de-Grâce, comme on fait.

Pendant cette ouverture, il y avoit dans la chambre un chien danois du prince ; ce chien, sans que personne ait eu le temps de l'empêcher, s'est jeté sur son cœur et en a mangé les trois quarts. Ce qui marqueroit une certaine malédiction, car un chien comme celui-là n'est jamais affamé, et pareille chose n'est jamais arrivée. Ce fait a été caché autant qu'on l'a pu, mais il est absolument vrai[39].

 

Ainsi s'appesantissait sur Philippe mort le châtiment qui avait épargné Philippe vivant. Ainsi, par une de ces ironies terribles qui n'appartiennent qu'à la vengeance d'un Dieu, ce corps tout profané l'était encore une dernière fois et souillé d'infamantes morsures ; un animal impur, symbole éternel de la lubricité, se ruait, saisi d'une rage que la faim n'explique point, et faisait curée de ces restes déshonorés. Ce cœur si téméraire en ses désirs, si perfide en ses promesses, ce cœur rempli d'images flétries et de serments violés, ce cœur, tant de fois maudit, était frappé de la malédiction suprême, arraché par elle aux honneurs immérités de l'embaumement, à l'encens du prêtre, à l'asile sacré de l'autel, et jeté enfin dans la gueule d'un chien, cet égout hurlant, cette vivante voirie !

Respectons l'amour, car Dieu le venge ! Madame de Phalaris survécut de fort longtemps au Régent. On lit dans les Souvenirs du duc de Lévis :

M. de Richelieu eut, au contraire, une grande représentation, mais sa maison était peu fréquentée par les jeunes gens, et la société ordinaire était composée de ses contemporains. Il y avait, entre autres siècles, une duchesse de Phalaris, personnage passivement historique. C'était dans ses bras que le Régent avait expiré quelque soixante ans auparavant. Il fallait qu'elle fût belle alors ; mais quand je la vis, elle était hideuse. Sa peau livide et ridée était recouverte d'une épaisse couche de blanc, rehaussée de deux placards d'un gros rouge ; une perruque blonde couvrait mal ses tempes chauves et faisait un contraste marquant avec ses sourcils peints en noir. Par une réminiscence de ses anciens goûts, elle se plaisait à embrasser les jeunes gens, et sous le prétexte de je ne sais quelle parenté, elle me fit cette faveur, dont on peut croire que je me serais bien passé. On l'appelait la mère Jézabel, et ce nom lui allait à merveille.

 

Plusieurs personnes vivantes ont connu, dit Lemontey, la duchesse de Falari. Elle étalait encore, dans une extrême vieillesse, les fruits de l'éducation de la Régence. Elle était si couverte de fard que, par une allusion aux beaux vers de Racine dans le Songe d'Athalie, on la nommait vulgairement la Reine Jézabel. Sénac de Meilhan nous apprend que, par un autre jeu de mots, les courtisans appelaient un autre gentilhomme provincial qu'elle soldait pour le service de sa chambre, le taureau de Phalaris.

Et ces deux grands débris se consolaient entre eux.

Bachaumont annonce sa mort à la date du 20 juillet 1782.

Cette longue et toujours galante vieillesse nous rappelle le fameux parallèle, écrit en 1733, par d'Argenson, entre madame d'Alluys et madame de Fontaine-Martel, deux dames du Palais-Royal, dont la dernière fut l'amie de Voltaire :

Feu la comtesse d'Alluys logeoit au Palais-Royal. Elle étoit pauvre, n'ayant jamais eu de conduite... Madame de Fontaine-Martel vit encore aujourd'hui. Elle est de la cour du Palais-Royal ; elle a une maison sur ce jardin. Mais elle est riche et avare, quoiqu'elle ne laisse pas de dépenser en victuailles.

Chez la d'Alluys, on déjeunoit beaucoup de boudins, saucisses, pdtés de godiveaux, vin muscat, marrons. Chez la Fontaine-Martel, on Bine peu, on ne déjeune jamais, mais on soupe tous les soirs. Les soupers se piquent d'être mauvais, et force drogues, comme chez la d'Alluys.

Toutes les deux sont devenues fort vieilles. La Fontaine-Martel a peu d'amis. La d'Alluys étoit plus aimée, elle étoit si bonne femme !...

Les matins, la bonne compagnie alloit midi déjeuner chez la d'Alluys. Je dis la bonne compagnie, car c'étoient des gens gais, des gens qui avoient des affaires, des amants, des ménages, et cela devoit divertir la bonne femme, qui y prenoit part. Au lieu que la Fontaine-Martel accueille des beaux esprits auxquels elle n'entend rien, quoiqu'elle ait composé un conte de Maman l'Oye. Elle se pique de ne pas recevoir chez elle des femmes qui aient des amants déclarés ; mais je sais que l'on y fait encore pis selon Dieu ; car les intrigues s'y commencent.

Toutes deux ont eu quelque amant jusqu'à la dernière décrépitude. La d'Alluys entretenait un pauvre Morainville, vieux mousquetaire ; elle lui payoit le fiacre pour arriver chez elle, de peur que les souliers ne crottassent le sopha, mais il s'en retournoit à pied. La Fontaine-Martel en a entretenu un grand nombre avec une semblable et aussi raisonnée économie ; mais depuis quelques années, elle a eu la conscience d'y renoncer à cause de son érésipèle.

Dieu les bénisse toutes deux et leur donne paradis[40].

Ainsi soit-il !

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Journal de Math. Marais, 14 nov. 1720. — Marais est le seul à indiquer cette parenté de madame de Phalaris avec madame de Sabran.

[2] Journal de Math. Marais, 20 novembre 1720.

[3] Cette phrase pourrait donner à penser que jusqu'au 1er décembre, la faveur de madame de Phalaris et la disgrâce de madame de Parabère n'avaient pas été déclarées. Faut-il prolonger jusqu'au 20 novembre, dans le doute, le règne de madame de Parabère ? Je le veux bien.

[4] Les Mélanges de Boisjourdain (t. I, p. 226), Duclos (Mémoires), la Galerie de l'Ancienne Cour, et plusieurs autres ouvrages, font aussi du mari de madame de Phalaris le fils du financier cité par Boileau :

Que Gorge vive ici, puisque Gorge y sait vivre.

D'autres écrivent y peut vivre. Lemontey, et après lui M. Taschereau, inclineraient à le croire seulement son petit-fils. J'ai lu, dit Lemontey, à l'occasion de ses brigandages (de M. de Fallari), une correspondance tenue entre son père et M. Leblanc, ministre de la guerre (en 1721), et qui me porte à croire que Duclos s'est trompé lorsqu'il prétend que le père du duc de Fallari est un financier dont Boileau a parlé soixante ans auparavant dans sa première satire. — Il résulte de la Correspondance de Boileau avec Brossette, publiée par M. Laverdet (Techener, 1858), que Boileau eut Gorge d'Entragues, père du duc de Phalaris, en vue, non dans sa première mais dans sa dixième satire (p. 473 et 514). On prétend qu'il est dans les Caractères de La Bruyère sous le nom de Sylvain.

[5] Ce cardinal de Valençay avait été, avec Bouteville, la première lame de son temps ; c'est lui qui, un jour, voulait se battre avec Bouteville lui-même, parce que, devant servir de second A ce dernier, qui était son ami intime, l'affaire s'était arrangée et que Valençay ne voulait pas ainsi perdre sa journée. Il fallut, pour le contenter, que Bouteville cherchât querelle à quelqu'un de gaieté de cœur et lui trouvât de l'occupation.

[6] Il a existé une madame de Vauvray, connue par les chansons du temps et les Mémoires de madame de Staal. — Nous trouvons d'abord, dans le Recueil Maurepas, sous la date de 1701 (t. XXVIII, f° 218), un certain couplet sur N..., femme de M. Girardin de Vouvray, intendant de Toulon :

Un certain laquais, ce dit-on,

De l'intendante de Toulon (Ce laquais a été pendu.)

A fait à sa maîtresse.....

Eh bien ?

Ce qu'on fit à Lucrèce.....

Vous m'entendez bien.

Noua trouvons aussi une ordonnance du roi du 31 août 1720 servant de règlement pour le Conseil de marine, et désignant le sieur de Vauvray pour en faire partie. Il est à croire que c'est le mari de notre dame. Madame de Staal parle en plusieurs endroits de ses Mémoires d'une madame de Vouvray logée à côté du Jardin Royal, chez laquelle le fameux anatomiste du Verney l'avoit introduite. C'était une femme d'une physionomie singulière, mais de beaucoup d'esprit. Une belle maison qu'elle a fait bâtir, un gros domestique, bien des équipages, une table délicatement servie, d'agréables promenades ; tout cela me plut assez pour être bien aise qu'elle m'invitât de venir souvent chez elle et d'y faire même de temps en temps quelque séjour. Madame de Vauvray voyait peu de monde à cause de l'éloignement de sa maison ; mais ce qu'elle voyait était de très-bonne compagnie. Duverney, Fontenelle ; Ferrant, qui avait bien de l'esprit, même au dire de Voltaire, et qui était neveu de madame de Vauvray ; l'abbé de Saint-Pierre et quelques grands seigneurs ; l'abbé de Bussy, les ducs de La Feuillade et de Rohan s'y rencontraient souvent. Mademoiselle Delaunay dut à cette officieuse personne de connaître un assez grand nombre de gens du monde et de gens d'esprit, et elle reçut d'elle, à sa sortie de la Bastille, une lettre fort gracieuse accompagnée d'une cassette contenant l'habillement d'une femme depuis la tête jusqu'aux pieds et tout ce qui peut entrer dans notre parure, le tout du meilleur goût du monde.

[7] C'est sans doute cette jeune duchesse d'Olonne, victime de son dévouement conjugal, à la mort de laquelle (arrivée le 21 octobre 1716), toute la cour donna des larmes, au témoignage de Lemontey (t. II, p. 367). Lorsque cette jeune femme, petite-fille du célèbre Louvois, vit sur son mari les symptômes varioliques, elle eut le pressentiment de sa propre fin, dicta son testament, fit ses dévotions à sa paroisse et prit congé de sa famille. S'enfermant ensuite avec le duc d'Olonne, elle le servit courageusement jusqu'à ce qu'elle fût frappée de sa maladie (la petite vérole), dont ses soins contribuèrent beaucoup à le guérir.

[8] Gresset a dit aussi :

Elle a d'assez beau yeux, pour des yeux de province.

[9] Nous trouvons dans les notes de Barbier une version peu différente : La duchesse de Falari jeune personne d'une rare beauté, étoit née à Saint-Marcellin, en Dauphiné, marquise d'Arancour par son père et Falloz de La Blache par sa mère. On l'avait mariée en 1715. Falari est le nom d'une petite ville du royaume de Naples.

[10] Ce président de Tencin, assez libertin, était le frère de madame de Tencin, probablement.

[11] Fallari, ra dondaine, Fallari, ra dondé.

Trois petits couteaux dans une gaine,

L'un est rouge et l'autre est blanc,

L'autre est nuancé d'argent.

Les trois petits couteaux sont les trois amants de la duchesse, qui sont le marquis de Tessé, Lévy et Préaux (ce dernier, fils de madame de Vauvray).

Et ainsi le Régent a appris qu'il avoit des précurseur.

Vauvray, leste, pimpante,

Amène Falaris ;

A Jésus la présente,

Puis faisant un souris,

Dit : Que fait le Régent ? — Trop longtemps il diffère.

Enfin, chez le poupon, — don don,

Le Régent arriva, — la la,

Mais avec Parabère.

(Chansons manuscrites de la Bibliothèque Mazarine.)

Le Recueil Maurepas contient le même couplet avec de légères variantes, mais au nom de madame de Sabran.

[12] Journal de Math. Marais, 6 décembre 1720.

[13] Journal de Math. Marais, 13 décembre 1720.

[14] Journal de Math. Marais, 23 décembre 1720.

[15] Madame de Parabère ne veut plus le voir depuis qu'il voit des filles d'Opéra que l'on croit... (suivent les circonstances aggravantes), et il a été prêt à la battre, après un souper, parce qu'elle n'a pas voulu faire sa volonté. Il lui a écrit une lettre menaçante. Elle lui a répondu fortement. (Journal de Math. Marais, 10 janvier 1721.)

[16] Journal de Math. Marais, 8 février 1721.

[17] Lemontey se charge de la réponse et nous achève l'histoire de cet homme dépravé, qui abhorrait les femmes, maltraitait la sienne, et passait le temps où il n'habitait pas les prisons avec des faux monnayeurs et des voleurs de grand chemin...... Ce duc (probablement après son évasion) parcourut plusieurs cours de l'Europe, vêtu en mendiant et s'annonçant avec le plus étrange cynisme comme une victime de l'incontinence du Régent. Après la mort de ce prince, il parvint à faire demander sa réintégration en France par le Pape Benoit VIII, mais M. le Duc ne put la lui accorder par l'impossibilité d'orienter les jugements qui avaient prononcé contre lui des peines capitales, Dans le cours de ses brigandages, il s'érigea même en apôtre. Ce fou de Falari, écrivait de Rome le cardinal de Polignac, le 8 mars 1730, est revenu avec des luthériens, qu'il prétend avoir convertis, j'ai voulu le faire sortir, comme l'autre fois, mais on m'a dit qu'il avait pris une patente de l'Empereur. C'est le recours des malheureux qui veulent ici demeurer par force. On eut de ses nouvelles, en 1733, par une lettre qu'il écrivit des prisons de Nuremberg, au roi Stanislas pour lui demander de l'argent ; et lui offrir d'être son espion dans la maison du primat de Pologne. Le ministère français, consulté par Stanislas, lui recommanda bien de ne pas répondre à ce bandit, et la duchesse de Béthune, sa sœur, trompée dans l'espoir qu'elle avait eu de sa mort, sollicita son extradition dans une prison d'État. On lit dans le Mémoire manuscrit du duc de Luynes, que ce protégé de deux Papes mourut enfin parmi les Turcs en 1741, mais cette assertion n'est pas exacte, et la fin de ce personnage fut encore plus romanesque. Il avait gagné la confiance du duc de Mecklembourg, lorsque la fille de ce dernier fut mariée par la Csarine au prince de Brunswick. C'est la même qui devint peu après mère du malheureux Yvan et Régente de Russie. Le duc de Mecklembourg, à l'occasion de ce mariage, se servit de Falari pour envoyer à sa fille quelques présents et des lettres secrètes. Le fameux Biren, qui régnait alors sous le nom de la Csarine, fut informé de ce message, qui lui parut suspect. A son arrivée à Riga, Falari se vit entouré par une escorte, qui, moitié par honneur, moitié par force, le détourna de la route de Pétersbourg, et le conduisit à Saint-Alexandre de Newski, où il fut dépouillé et interrogé. Ou le mena ensuite à Moscou où il fut consigné au secret et à la garde d'officiers, dans une maison de la stabode allemande ou faubourg des étrangers. Comme l'ordre était donné de le servir à son gré, il demanda du millet, sous prétexte de le faire sécher et de le manger, mais dans le fait, pour le répandre sur sa fenêtre, et attirer les pigeons du voisinage ; il saisit de cette manière un assez grand nombre de ces volatiles, et les relâcha ensuite, après leur avoir attaché aux pattes et aux ailes de petits billets où il y avait écrit que le duc de Mecklembourg était détenu à Moscou, dans telle maison qu'il indiquait. Cette fausse nouvelle, ainsi répandue, produisit d'étranges rumeurs, et parvint jusqu'à la cour. On condamna au knout les gardiens de Falari, et il fut lui-même plongé dans un cachot où il ne tarda pas à périr, le 10 septembre 1740, laissant le vulgaire bien persuadé qu'il était le duc de Mecklembourg indignement assassiné. Le marquis de la Chétardie dévoila cet évènement, et adressa au ministre des affaires étrangères l'acte authentique du décès de Falari. J'ai lu cet acte que M. Amelot envoya le 13 juin 1741, au duc de Béthune, beau-frère de ce misérable aventurier. (Lemontey, Hist. de la Régence, t. II, p. 92, 93, 94.)

[18] Lemontey insiste sur les mêmes symptômes de fatigue morale et physique, cette dernière, poussée même à un tel point, qu'à la date du 15 juin 1722, Marais raconte que le jeune roi, se promenant avec le duc d'Orléans, l'avoit lassé de façon qu'il n'en pouvoit plus. Seulement, tandis que Duclos abandonne jusqu'au dernier moment le Régent à son insouciance et fait de sa mort le résultat de ses imprudences, Lemontey voit dans ces imprudences un dessein arrêté et prémédité d'en finir. Pour nous, comme historien, nous aimons mieux la première opinion ; comme moraliste, nous préférons la seconde. Le duc d'Orléans, dit Lemontey, se tournait avec dégoût sur ces détails fastidieux sans vouloir les abandonner à des ministres qu'il méprisait, et sans pouvoir y donner une attention dont il n'était plus capable... Sa marche appesantie, ses yeux chargés de nuages, son intelligence même engourdie une partie de la journée, lui firent de sa propre vie une espèce de fardeau que le travail rendait accablant et que les plaisirs ne pouvaient soulever. Son médecin, Chirac, ayant voulu l'alarmer sur ces signes précurseurs d'une apoplexie, il en accepta la menace avec joie, et, loin d'en détourner le coup, il s'attacha, dès lors, à le provoquer par un régime meurtrier. Ennuyé d'une existence dont il avait épuisé l'intérêt, et convaincu par ses études particulières que les angoisses d'une hydropisie de poitrine en devaient être le terme naturel, ce prince vit dans une mort foudroyante la dernière faveur de la nature. Cette résolution n'échappait point à l'élite des courtisans.... On attendit tranquillement la catastrophe. Lorsque, en effet, le duc d'Orléans expira, le 2 décembre, on put dire que jamais mort subite n'avait été moins imprévue, et que jamais mort naturelle ne fut si voisine du suicide. Math. Marais nous apprend que, depuis longtemps, on avait ouvert en Angleterre des paris sur la date probable de cette mort.

[19] Duclos, Mémoires secrets, coll. Michaud, p. 603.

[20] Barbier dit : à sept heures du soir.

[21] Elle l'était donc toujours demeurée un peu. — Saint-Simon la qualifie d'aventurière fort jolie, Barbier la trouve assez belle.

[22] Galerie de l'Ancienne Cour, t. III, p. 444. — Mélanges de Boisjourdain, t. I, p. 226.

[23] Il tenait à la main (en rentrant), par une singularité remarquable, la dédicace d'un livre que l'auteur lui adressait de son lit de mort. C'était une Histoire générale de la Danse sacrée et profane, par Bonnet. L'abbé Richard venait de lui en remettre la dédicace de la part de l'auteur mourant. (Lemontey.)

[24] Duclos, Mémoires secrets, p. 603.

[25] Mémoires de Saint-Simon, t. XX, p. 70 ; — Duclos dit : sur son bras. Lemontey sur ses genoux.

[26] Mémoires de Saint-Simon.

[27] Mémoires de Saint-Simon. — Nous avons vu une pareille dispersion chez le roi le jour de l'attentat du 5 janvier 1757, parce que le prince ne devoit pas revenir ce jour-là à Versailles. (Duclos, Mémoires secrets.)

[28] Lemontey, t. II, p. 93. — Ce fut un valet de chambre de madame la princesse de Soubise qui le saigna ; mais il n'était plus temps, non plus que pour les gouttes d'Angleterre. (Journal de Barbier.)

[29] Journal de Barbier, t. I, p. 312.

[30] Eh ! mon Dieu ! qu'allez vous faire ? Il sort d'avec la gueuse. Pour dire, ajoute Barbier, que la saignée ne vaut rien (en ces cas-là). — Marais est encore plus énergique dans l'expression employée. C'est le cas de répéter avec Barbier : Ma foi, il n'y avoit pas à rire.

[31] Assisté de son confesseur ordinaire, eut l'impudence de dire une gazette étrangère. (Galerie de l'Ancienne Cour ; — Mélanges de Boisjourdain.)

[32] Duclos, Mémoires secrets, coll. Michaud, p. 604.

[33] V. Marmontel, Histoire de la Régence ; — Lemontey, Ibid. — Tous les historiens, ou à peu près, ont remarqué qu'il fut jugé par les étrangers avec plus d'impartialité et de sympathie qu'en France.

[34] Journal de Barbier, t. I, p. 317.

[35] Il me semble encore le voir arrivant de l'Étoile, maison que madame la duchesse d'Orléans s'était accommodée dans le parc de Versailles, au milieu des bois... Le Régent avait un gros surtout rouge et toussait beaucoup ; le cou court, les yeux chargés, le visage bouffi. (D'Argenson, Mémoires.)

[36] D'Argenson, Mémoires, t. I, p. 196.

[37] Mémoires de Saint-Simon, t. XX, p. 72.

[38] On appelait ainsi des couplets, dont le refrain, auquel on manquait rarement d'attribuer un sens obscène, était le mot mirliton. Voici le couplet de madame de Phalaris. C'est Dubois qui fait au Régent les honneurs de l'enfer :

Falaris, votre dernière,

Viendra dans notre couvent ;

Qu'est-ce qu'elle y pourra faire,

Si vous êtes sans argent ?... etc.

Nous remplaçons par des points tout l'esprit du couplet.

Quant aux épitaphes du Régent, en voici une collection assez variée

Passant, cy-gît un esprit fort

Dont le sort est digne d'envie,

Il a su jouir de la vie

Et s'a point aperçu la mort

En voici une en latin :

Expertum regni rapuit Libidina Philippum

Et salvus Lodoix ; at tibi, Pluto, cave.

Elle pourrait bien être, comme on le croit, de la griffe de Voltaire.

Cy-git qui de Dieu se moquoit

Et dont à présent Dieu se moque.

La verve devient de plus en plus grossière :

Dans ce cercueil est enfermé

Le plus grand escroc de la France ;

Il eut toujours un œil fermé

Pour mieux viser notre finance.

Mais, la Mort, qui vise plus droit,

Lui creva l'œil qui lui restoit.

Voici, comme le bouquet, un couplet satirique :

Hier, j'ai pu voir, Dieu merci !

Le spectacle qu'a nuit close

Saint-Cloud renvoyoit ici :

Spectacle fort bien choisi.

Bien éclairé, bien servi,

Grand tintamarre de cloches,

Maints bourgeois dans les ruisseaux,

Maints filous guettant les poches,

Maints pages, de leurs flambeaux,

Frisant crins, brûlant chapeaux ;

Le guet, avec grande prudence,

Disant aux bavards : Silence !,

Les officiers du défunt

En crêpes et manteaux d'emprunt ;

Son corps suivi comme l'arche

De jésuites gros et frais ;

Cent paumes alloient après ;

Mais, si tous ceux qu'il a faits

Étoient entrés dans la marche,

Huit Jours n'auraient pas, je croi,

Suffi pour voir le convoi.

[39] Journal de Barbier, déc. 1723, t. I, p. 319.

[40] Mémoires de d'Argenson, t. II, p. 9 et 10.