LES MAÎTRESSES DU RÉGENT

LES GRANDES MAÎTRESSES

 

V. — MADAME DE SABRAN.

 

 

 

Madame de Sabran[1] n'a, à proprement parler, point d'histoire. Elle fut la plus coquette et la plus ambitieuse des maîtresses du Régent. La plus coquette, elle fut la plus infidèle. La plus ambitieuse, elle fut la plus intrigante. Aussi, sa vie est-elle un perpétuel chassé-croisé. Le Régent l'aime un moment, puis la quitte, peut-être même prit-elle les devants. Bientôt rassasiée d'infidélité et dégoûtée des hommes, madame de Sabran, dont la passion brûlante eut bientôt desséché le cœur, prit le parti des femmes qui ne sont pas assez vieilles pour être dévotes ; elle intrigua, pour elle d'abord, car le Régent n'était pas un homme, c'était une place, et de plus en plus une sinécure, puis pour les autres. Ne pouvant demeurer la maîtresse avec un homme qui changeait d'amours comme de chemise, elle eut l'esprit de se choisir elle-même ses héritières, et de les choisir de telle sorte qu'elle pût encore régner sous leur nom.

C'est ainsi qu'à un titre ou à l'autre, toujours mêlée au spectacle des débauches du Régent, tantôt actrice dans la pièce, et au premier rang, tantôt simple comparse, quelquefois même ouvreuse de loges, on voit madame de Sabran sans cesse en mouvement dans ce groupe de femmes de moyenne vertu, pour parler comme Saint-Simon, qui forment le cortège de la Régence, rivales sans dissensions, au dire du poète satirique, qui s'arrachent ou se tiennent réciproquement le bougeoir.

Et, cependant, elle avait eu une belle heure dans sa vie, cette madame de Sabran ! Sous le coup de sa première déception, elle avait laissé échapper un de ces mots qui valent un repentir. Écoutez le témoignage flétrissant qu'elle a rendu sans s'en douter devant l'histoire des orgies de son temps.

Elle assistait à une de ces fêtes, où s'encanaillait systématiquement, en compagnie du maitre, l'élite de la noblesse de France, et dans ces jeux dégradants, l'âme des princes lui parut faite d'une boue à part, la même qui sert pour l'âme des laquais[2].

Elle eut le courage de le penser, elle eut le courage de le dire. Et j'imagine que ce fut, même parmi ces blasés, ces roués, un grand mouvement de surprise et de terreur. Devant eux, se dressait la bacchante insouciante de tout murmure, pâle des pâleurs et tremblante des colères de Némésis, et soudain inspirée, soudain prophétique, soudain vengeresse, elle maudissait ces nobles infamies d'une malédiction qui a retenti dans la postérité !

Le Régent prit le parti d'en rire. Il était trop tard pour s'en fâcher. Madame de Sabran passa pour avoir le vin mauvais, voilà tout, et chacun, remis de sa surprise, blasphéma de plus belle.

Si madame de Sabran, lorsqu'elle déchira ainsi, un soir, de dégoût et de désespoir, sa couronne de roses, ne fût sortie du festin que pour s'aller jeter dans un couvent, peut-être eût-elle fait une sainte. Mais la grâce dure peu dans ces âmes passionnées. Elle dure ce que dure la rosée sous le soleil.

Le lendemain, madame de Sabran, revenue à des sentiments plus humains, s'avouait qu'après ce qu'elle avait dit, il lui était impossible de redevenir la maîtresse du Régent, mais qu'il n'était pas impossible de lui donner des maîtresses. C'est le parti qu'elle prit. Elle tient désormais, dans ces orgies qu'elle méprise, un rôle qui la rend plus méprisable encore. Sur cet homme inaccessible aux séductions de l'esprit, et qui déteste d'une haine instinctive les femmes ambitieuses, elle ne peut essayer d'une platonique et effective domination. Elle se résigne d'abord en - rougissant, bientôt sans rougir peut-être, à se faire l'ambassadrice, la servante de ces sens toujours impatients de nouveauté. Elle inspire des caprices à celui auquel elle ne peut inspirer des exploits. Elle cherche à donner de grandes passions au moins à celui auquel elle aimerait mieux voir faire de grandes choses. Elle prend le Régent tel qu'il est, toujours fatigué du présent, toujours amoureux de l'inconnu. Cet inconnu, elle le lui amène tour à tour sous ses formes les plus gracieuses, avec ses sourires les plus tentants. C'est tantôt madame de Phalaris, intéressante martyre du mariage ; tantôt mademoiselle Houël, une femme dans la jeune fille, une vierge folle, une rouée naïve. Un autre jour, ce sera madame de Nicolaï, un amour délicat, mystérieux, pudibond, et qui ennuie son homme an bout de la première séance. Ce que madame de Sevan eut à endurer d'affronts, à essuyer de bourrasques dans cette mission équivoque qu'elle s'était donnée, le lecteur le pourra voir à l'article de mademoiselle Houël. Ce sera la moralité d'une histoire qui n'en saurait avoir d'autre.

Mais c'est assez parler de l'amie du Régent, dans madame de Sabran. Parlons un peu de sa maîtresse.

Par là, elle eût pu être tout, avec un autre homme que le Régent. Elle lui arriva, non candide, mais novice, pleine d'imagination et de passion, capable de dominer à la fois le cœur et l'esprit. Et quelle figure et quelle histoire déjà ! Écoutons Saint-Simon :

Madame de Sabran — Foix-Rabat par elle — s'etoit échappée de sa mère pour épouser un homme d'un grand nom, mais sans bien et sans mérite, qui la mit en liberté. Il n'y avoit rien de si beau qu'elle, de plus régulier, de plus agréable, de plus touchant, du plus grand air et du plus noble, sans aucune affectation. L'air et les manières simples et naturelles, laissant penser qu'elle ignoroit sa beauté et sa taille, qui étoit grande, et la plus belle du monde, et quand il lui plaisoit, modeste à tromper. Avec beaucoup d'esprit, elle étoit insinuante, plaisante, robine, débauchée, point méchante, charmante surtout à table. En un mot, elle avoit tout ce qu'il falloit à monsieur le duc d'Orléans, dont elle devint bientôt la maîtresse, sans préjudice des autres[3].

Aussi prit-elle d'abord sur lui un grand ascendant[4]. Peut-être songea-t-elle un moment à le rendre profitable au royaume. Toujours est-il que, bientôt découragée de ces grandes visées, elle ne songea plus qu'à le faire servir à sa fortune.

Comme elle ni son mari n'avoient rien[5], tout leur fut bon, et si ne firent-ils pas grande fortune. Montigny, frère de Turménies, un des gardes du trésor royal, étoit un des chambellans de M. le duc d'Orléans, à six mille livres d'appointer monts, qui le fit son premier maître d'hôtel à la mort de Matharel qui l'étoit. Madame de Sabran trouva que six mille livres de rente étoient toujours bonnes à prendre. pour son mari, dont elle faisoit si peu de cas, qu'en parlant de lui, elle ne l'appeloit que son mâtin. M. le duc d'Orléans lui donna la charge qu'il paya à Montigny[6].

Mais ce crédit dura aussi peu que la fidélité du Régent, et en dépit de tous les artifices d'une coquetterie raffinée[7] s'ajoutant à la beauté et à la passion, madame de Sabran et son mari[8] ne devinrent pas riches. Si ne firent-ils pas grande fortune, nous dit dédaigneusement Saint-Simon. Et il nous en donne non moins dédaigneusement les raisons : Toutes ses maîtresses, en même temps, avoient leur tour..... et la compensation de cette périodique humiliation était peu de chose, car elles ne tiroient de l'argent qu'assez médiocrement d'un prince en tout prodigue de promesses, qui s'en amusoit et en faisoit le cas qu'il devoit faire.

Déjouée dans ses projets d'enrichissement, dans ses essais de lucratives revanches, madame de Sabran eut quelques velléités d'ambition qui ne furent pas heureuses, s'il faut en croire Duclos et Boisjourdain[9].

Elle chercha dans un autre amour quelques consolations. Mais Richelieu était peu fait pour guérir les blessures de l'infidélité. Aussi malheureuse avec lui qu'avec son prédécesseur, elle n'échappa point même à cette humiliation du partage qu'elle avait fui[10].

De dégoût en dégoût, de chute en chute, madame de Sabrait en vint à accepter ce rôle équivoque, fécond en grands affronts et en petits profits, qui mêle son histoire à toutes les autres, et lui réserve une part de tous les scandales de la Régence.

Après avoir essayé de rallumer, pour son compte, une flamme éteinte et qu'elle ne croyait qu'engourdie, elle se résigna, comme nous l'avons dit, à favoriser ce qu'elle ne pouvait empêcher, et la fille des comtes de Foix fit la courte-échelle à ses rivales. C'est ainsi qu'après avoir un moment éclipsé madame de Parabère, elle s'effaça avec une complaisante discrétion devant l'étoile naissante de madame de Phalaris.

Sil faut même en croire les Mémoires de Maurepas, ce ne fut pas là son premier pas dans la honte, et madame d'Averne lui dut, sans lui en garder grande reconnaissance, son éphémère pouvoir.

C'est cette deuxième phase de sa vie, cette seconde manière de madame de Sabran, dont les chansonniers célèbrent la triste originalité et les déceptions.

Voici un_ couplet dont elle partage avec madame de Vauvray, une intrigante par goût et non par désespoir, les ironiques honneurs :

Sabran, leste et piquante,

Conduisoit Phalaris.

Comme la présidente

Si célèbre à Paris,

Je cherche le Régent ; voici bien son affaire.

Chez le petit poupon, —don don,

Enfin il arriva, —là là,

Mais avec Parabère[11].

Quant a madame d'Averne, le service qu'elle lui avait rendu lui valut sa haine, et voilà tout. Les deux amies se brouillèrent bientôt. Il y a de ces bienfaits que les femmes ne se pardonnent pas.

Ne soyons pourtant pas trop sévère pour cet abaissement. Summum jus, summa injuria. Songeons qu'il est de ces fautes qu'il faut voir avec les yeux des contemporains et que les contemporains de madame de Sabran virent dans sa déchéance moins un crime qu'un malheur. Du reste, le XVIIe et le XVIIIe siècles avaient des idées fort larges et fort libérales à l'endroit de la diplomatie amoureuse. Ils ne la regardaient ni comme infamante, ni comme ridicule. Sous Louis XIV et sous Louis XV, ce sera comme une émulation, comme un concours entre les grandes familles, aspirant à l'honneur lucratif d'une royale flétrissure. Personne n'avait fait un crime à Villarceaux d'avoir offert sa nièce au grand roi, et personne ne trouvait mauvais que le marquis de Nesle vécût de la honte de ses filles. Et que de Nesle en paniers ! que de Villarceaux femelles ! Singulière époque, n'est-ce pas, où on ne peut excuser une faute qu'en la montrant faisant, en quelque sorte, partie des mœurs du temps ?

Madame de Sabran, chacun le savait bien alors, n'était point faite de l'argile des proxénètes vulgaires. Quelle adorable jeune fille avait dû être cette bacchante indignée Quelle céleste candeur devait avoir eu ce cœur aujourd'hui souillé ! Que voulez-vous ? c'est le destin ; il faut que sous le vent de la réalité tombent les fleurs de l'âme comme les fleurs de la terre ; et l'innocence, ce printemps du cœur, n'est peut-être, comme l'autre, qu'une illusion !

Madame de Sabran eut le tort de prendre d'abord la vie comme un rêve. Et quel réveil I Elle vint avec le goût des grandes choses à une époque où il n'y avait plus même d'homme capable de grande passion. Elle croyait et fut trompée. Elle aima et fut trahie. A quoi donc voulez-vous que croie une femme qui ne croit plus à l'amour ?

Madame de Sabran dut avoir une de ces heures de surprise et de douleur qui dévorent de notre force et de notre vertu tout ce qui reste. Comme elle était de la race des altiers et non de celle des humbles, elle ne comprit rien à ces consolations qu'on peut trouver à genoux, dans les froides délices de l'humilité. Elle se révolta, elle maudit le dieu qui lui avait donné ces désirs inassouvis et ces impossibles aspirations. Elle rejeta au ciel en défi, comme le désespéré du poète, non sa vie, mais son honneur, sa foi déçue et sa pudeur inutile. Elle savoura à longs traits cette amère vengeance de l'infamie. Elle se dégrada de parti pris. Celle qui avait dit, dans un accès de dégoût, que l'âme des princes était faite comme celle des laquais, ne voulut pas valoir mieux, et porta avec une sorte de farouche orgueil ces vices qui étaient la parure de son temps.

La seconde moitié de la vie de madame de Sabran est donc la vengeance, on, si l'on veut, l'expiation de la première. Voyez-la passer au milieu des reflets de l'orgie, cette femme pâle et hautaine, à l'œil ardent sous un sourcil froncé, le geste brusque et la lèvre tordue d'un sarcastique sourire. Écoutez cette tristesse qui fait mal et cette joie qui fait peur. Cette femme, c'est la martyre du plaisir, c'est la damnée volontaire, c'est cette vivante ironie de la Régence qui s'appelle madame de Sabran.

Elle remplit avec une âpre complaisance, avec un zèle désespéré, sa charge de faiseuse de favorites, et quand elle donne au Régent une nouvelle maîtresse, on dirait qu'elle se venge. Le Régent, qui le sait, la hait sans oser la mépriser, et il l'évite sans pouvoir s'en passer. Les rencontres sont terribles parfois entre ces deux sceptiques acharnés, entre ces deux ennemis intimes armés chacun de tout l'esprit et de tout le cynisme de leur siècle. Ils ont de ces duels de mots, de ces bonheurs d'insolence, de ces hasards de méchanceté qui valent la galerie. Si le Régent n'aime guère madame de Sabran, elle le méprise et le lui dit sans se gêner. Gare à la mouche qui n'est plus que la mouche du coche, mais qui pique ! et quel venin des blessures toujours renouvelées doivent mettre sur cette langue de femme qui est par moment une langue de vipère ! Les occasions ne lui manquent pas de se ficher. C'est tantôt madame d'Averne, qui s'avise, elle aussi, de dédaigner, et dont on crève d'un mot la bourgeoise bouffissure ; c'est tantôt le Régent et madame de Phalaris — qui n'est rien que par elle ! — qui s'évertuent dans un tête-à-tête auquel elle assiste, par le trou de la serrure, à déchirer ce qui lui reste d'amour-propre et de réputation. Elle rentra et voulut faire des reproches à l'un et à l'autre. A quoi le Régent dit : Ce que j'ai dit de toi est vrai ; et il y en a cent fois davantage que je dirai, si tu veux retourner écouter à la porte[12].

Plus tard le Régent, lassé d'elle et de mademoiselle Houel, lui fait tout bonnement dire de s'en aller au diable. Mais madame de Sabran, qui ne veut y aller qu'avec lui, se moque de l'ordre, et dit qu'elle attendra qu'on la chasse avec des gardes[13].

Voilà les aménités qu'échangent l'ancien amant et l'ancienne maîtresse. Le choix est encore plus piquant si nous voulons écouter les lazzi des chansonniers.

En tète, par droit d'inspiration, marche La Grange-Chancel, le satirique aux sonores brutalités. Le voilà qui arrache une corde de sa lyre, la corde d'airain, je pense, et qui en fouette, dans madame de Parabère et madame de Sabran, la prostitution de la cour :

Suis-le dans cette autre Captée

Où non loin des ceux de Paris,

Tu te vois bien mieux célébrée

Que dans l'ile que tu chéris.

Vers cet impudique Tibère,

Conduis Sabran et Parabère,

Rivales sans dissension.

Et pour achever l'allégresse,

Mène Priape à la princesse

Sous la figure de Riom.

Voilà comment le poète flétrit ces orgies où le Régent appelait madame de Sabras son aloyau, et prenait à la fois le langage et les mœurs de la canaille[14].

Quant aux chansonniers ou autrement dit aux sottisiers, ils ne se gênent pas davantage. Ils bernent à propos de mademoiselle Houël, dans le même drap, la nouvelle et l'ancienne favorites, et cet amour forcé auquel madame de Sabran condamne l'impuissance du Régent[15].

Madame de Sabran n'est plus que la Sabran tout court. Celle qu'on appelait coquette, leste, piquante, ne semble plus qu'effrontée :

La Sabran, cette effrontée.

Et, il faut bien l'avouer, un jour arrive, un triste jour, où madame de Sabran n'est plus que cela. Le suicide est accompli. Il n'y a plus de cœur, il ne reste guère d'esprit, et de sens encore moins. La favorite déchue, aigrie par l'insulte et les déceptions, a transporté dans sa conduite et dans son langage les immunités humiliantes dont on use envers elle. Elle rend mépris pour mépris, haine pour haine à cette société assez aveugle pour ne pas reconnaître son œuvre, ou assez ingrate pour la renier. Certes, c'est là une dame à laquelle il ne fait pas bon se frotter. Elle est armée d'épines. Elle a gardé pour défendre ses vices toutes celles qui ne lui ont pas servi pour sa vertu. Elle a le geste vif et prompt, et il pourrait bien tomber des soufflets de cette main de grande dame qui ressemble fort à une main de poissarde. Toujours l'épigramme aux yeux, le sarcasme à la bouche, elle passe et repasse, promenant son ennui et son ironie dans les fêtes de la Régence. Elle ne peut pas mourir. Elle a un bon mot à rendre au Régent, et elle le lui rendra, fût-ce sur son cadavre, et il sera tel qu'il n'y aura rien à répondre, et que cela clora dignement le règne.

Des amants, elle en a, parce qu'il faut en avoir pour faire comme tout le monde ; mais il faut voir comment elle les traite, avec quel sans-gêne elle parle du prince d'Isenghien, qu'elle appelle : mon prince[16], du ton dont elle dirait : mon mâtin. Les pasquinades du temps la placent parmi les vivandières du camp d'agioteurs de la place Vendôme et lui font suivre la compagnie de Livry[17]. Je ne sais pas jusqu'à quel point Livry a pu être l'amant d'une femme qui, depuis le Régent, ne fut guère la maîtresse de personne. Boisjourdain nous parait donc aussi l'avoir flattée en lui prêtant pour un des roués, qu'on appelait le bon enfant, Delrieux de Fargis[18], une fidélité dont elle n'était pas capable, n'étant pas capable d'amour.

Écoutez-la maintenant, toujours indomptable, toujours implacable, infatigable à la riposte, rendant toujours à griffe, griffe et demie ; forçant le duc de Bourbon, qui voulait s'égayer à ses dépens ; de rire aux siens propres, et de rire jaune, ma foi I ou rabattant le caquet de deux duchesses parvenues, et dites-moi si jamais le vice eut pareille hauteur, je dirais presque pareille dignité. Laissons le bon Marais raconter la première histoire. Nous demanderons la seconde à Madame :

M. le Duc aime une des plus jolies de la cour, femme de M. le marquis de Prie, qui a été ambassadeur en Savoie[19] ; elle est fille de Berthelot de Pléneuf, célèbre trésorier de la guerre et des vivres sous le roi défunt, et qui a été ruiné par la Chambre de justice. Elle a beaucoup d'agrément dans le visage, dans l'esprit et dans toutes ses manières, parle italien à merveille et chante de même. Madame de Sabran, femme de qualité fort galante, trouvant M. le Duc au Palais-Royal, le prince lui dit : — Eh bien ! comment te trouves-tu de d'Isenghien depuis qu'il est remarié ?Comme vous vous trouvez de la Prie depuis qu'elle a pris le comte de Livry[20].

Il n'y avait qu'à se mordre les lèvres, c'est ce que fit M. le Duc.

Tout bien examiné, c'est Marais qui nous fournira aussi la seconde anecdote, un peu trop crûment racontée par Madame, et par elle aussi un peu écourtée.

Au bal de l'Hôtel de ville, où le roi s'est trouvé et l'infante reine aussi ; il y a eu de grands débats entre les duchesses et les femmes de condition. Les duchesses ayant voulu avoir les premières places, et les autres n'ayant pas voulu les céder, la duchesse de Brissac et la duchesse d'Olonne sont venues, qui ont voulu se placer sur des sièges qui étoient restés vides pour les princesses du sang qui dansoient. Madame de Polignac et madame de Sabran, qui étoient au-dessous, leur ont dit que c'étoient les places des princesses. Elles ont répondu qu'elles les leur rendroient, et que ces dames descendroient plus bas. Les dames, qui n'ont pas trouvé cela bon, ont raillé la duchesse de Brissac sur son bel habit, et ont dit qu'une de ses parentes de Lyon, qu'elle avoit, le lui avoit fait faire. C'est qu'elle est fille de Pécoil, maitre des requêtes, qui est fils d'un marchand de Lyon, et sa mère s'appelle Legendre, fille d'un fameux négociant de Rouen.

Madame d'Olonne est meilleure, mais elle n'est pas à comparer avec madame de Polignac qui est Mailly par elle et Polignac par son mari, et à madame de Sabran qui est Foix et Sabran, et toutes deux des plus grandes maisons du royaume.

Ces duchesses s'étoient mal adressées[21].

Nous ne retrouvons plus madame de Sabran que devant le cadavre du Régent, ramassé sur le parquet, à côté de madame de Phalaris, éperdue et toute tremblante encore du contre-coup de ce coup de foudre de l'apoplexie.

Quand elle arriva sur la fin, et qu'elle vit que le valet de chambre de madame de Soubise l'alloit saigner, elle cria : Eh ! mon Dieu ! qu'allez-vous faire ? il sort d'avec une gueuse ! pour dire que la saignée ne valoit rien après l'action ; mais ma foi ! il n'y avoit pas à rire[22].

Si les femmes, comme les guêpes, mouraient de leur méchanceté, madame de Sabran devait mourir de cette lugubre plaisanterie qui accomplissait enfin sa vengeance.

Mais les femmes ne meurent pas de ce qui fait mourir les guêpes. Au contraire.

Nous connaissons deux portraits de madame de Sabran, l'un de Vanloo, gravé par Chereau, l'autre de de Troy, gravé par le même.

 

 

 



[1] Duclos la traite de comtesse ; Barbier, de marquise ; Boisjourdain, tantôt de l'un, tantôt de l'autre.

[2] Mémoires de Saint-Simon, t. XV, p. 293.

[3] Mémoires de Saint-Simon, t. XV, p, 293.

[4] Recueil Maurepas, 1717.

Quand il ne suit pas son caprice,

Il devient ennemi du vice

Et s'en va voir son enfant ;

Mais quand sa vertu l'abandonne,

Il va chez la belle Sabran

Et lui promet une couronne.

Telle est la façon ironique dont les chansonniers apprécient cette faveur, assez forte un moment pour dominer, dans le Régent, jusqu'a cette incestueuse passion que lui prête la calomnie.

[5] Que des parents au ciel. En 1719, un certain de Sabran de Baudismar, pétitionnaire de l'Espagne, se prévaut, dans son Mémoire trouvé dans les papiers de Cellamare, de ce qu'il dans le Paradis un saint de sa famille. (Lemontey, Histoire de la Régence, t. I, p. 226.)

[6] Voici une lettre que Saint-Simon n'a garde de citer, et qui se rapporte à cette période de l'intimité du Régent et de madame de Sabran. Il est facile d'y voir que si l'amant ne faisait pas grand cas de la maîtresse, elle le lui rendait bien, et qu'elle ne se gênait pas pour lui renvoyer ses brutales familiarités de langage :

I'ay été chez toi ce matin, chienne de race, on m'a refusé ta porte ; si tu viens jamais chez moi, tu auras le même sort. Tu ne sçai ni aimer ni escrire, mais tu sçai lire. Lis donc. Ie t'envoya mon matin (son mari), fais-le ton chambellan, et à l'égard du brevet de retenue, parles-en à ton nègre de garde des sceaux (d'Argenson).

Copie d'une lettre de madame de Sabran à Monsieur le duc d'Orléans, Régent, ce..... février 1718.

(Recueil Maurepas, 1718.)

[7] Traité de la fine coquetterie, dédié à madame de Sabran. (Livres nouveaux distribués par M. Dufay, 1717.)

[8] Boisjourdain, souvent fort inexact, fait épouser par Montigny madame de Sabran, à propos du passage de Saint-Simon, cité plus haut, et qu'il a mal lu ou mal compris.

[9] La comtesse de Sabran tourmentait un jour le Régent pour savoir un secret d'État important ; elle voulut profiter d'un moment d'ivresse pour le lui arracher, mais le prince, prenant sa maîtresse et la plaçant devant une glace, lui dit : Regarde-toi, vois si c'est à un aussi joli visage qu'on doit parler d'affaires. (Mélanges de Boisjourdain, t. I, p. 228.) — Duclos raconte le même fait presque dans les mêmes termes. (Mémoires secrets, coll. Michaud, p. 638.)

[10] Richelieu donnait rendez-vous à ses maîtresses, même les plus qualifiées, dans les cours du Palais-Royal, où sa voiture allait les prendre et les conduisait dans sa petite maison. Un jour qu'il avoit donné parole à madame de Sabran de l'envoyer prendre dans le même lieu, son carrosse fut aperçu par madame de Guesbriant, accoutumée à s'en servir ; elle crut qu'il étoit là pour elle, et que le billet qui devoit la prévenir avoit été égaré. Elle monte dedans, et le cocher, habitué à la conduire, croyant avoir mal entendu l'ordre qui lui avoit été donné, la mène au lieu indiqué par le duc. Il fut très-étonné du quiproquo, mais il ne fit pas paroître sa surprise, et madame de Guesbriant, heureuse par une méprise, occupa, sans rien soupçonner, la place de sa rivale.

Cependant, madame de Sabras avoit été exacte à se rendre dans les cours du Palais-Royal, et elle attendit longtemps la voiture. Voyant l'heure passée, et craignant d'être reconnue en restant dans ce lieu qui étoit très-fréquenté, entraînée par l'amour et la jalousie, elle se détermina à prendre un carrosse de louage. Elle se rendit à la petite maison, faubourg Saint-Antoine, où elle avoit déjà été plusieurs fois, elle se promit bien de quereller l'amant qui l'exposoit à faire cette démarche.

Son arrivée détruisit l'illusion de madame de Guesbriant ; le duc, qui en avait été prévenu, lui avoua que la voiture n'avoit pas été envoyée pour elle, et lui dit qu'il falloit faire place à la nouvelle venue. Ce compliment lui déplut beaucoup elle devint furieuse, et prétendit n'être pas faite pour céder le pas à personne.

Après les pleurs et les grincements de dents usitée en semblable circonstance, madame de Guesbriant s'exécute, et le duc de Richelieu, jamais embarrassé pour tromper et pour s'excuser auprès d'une femme, eut bientôt fait sa paix avec madame de Sabran. Toute la faute retomba sur le cocher, qu'il promit de chasser. Pauvre cocher !

On peut lire, dans la Vie privée de Richelieu (par Faur, Paris, Buisson, 1701, t. I, p. 101), la suite de l'aventure. Madame de Guesbriant, cachée dans un cabinet voisin, écoute avec un dépit croissant la conversation dont elle fait les frais, et subit l'affront d'un silence encore plus insultant. Enfin, la patience lui échappant, elle se précipite comme une furie aux yeux des deux amants qui l'avaient trop oubliée. Scène d'imprécations et de malédictions. Le duc, au milieu de cette tempête, garde tout son sang-froid, prend les deux rivales par la main et les force à s'asseoir. Puis, se plaçant entre elles, il leur dit que l'étourderie de son cocher est cause de tout, et finit par vouloir leur prouver qu'on peut parfaitement aimer deux femmes à la fois. Selon Faur, il réussit.

[11] Recueil Maurepas.

[12] Journal de Math. Marais, vendredi 6 déc. 1720.

[13] Journal de Math. Marais, 27 août 1723.

[14] Voir notre édition des Philippiques de La Grange-Chancel. (Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1858, p. 342 et suivantes.)

[15] Journal de Math. Marais, 27 août 1723.

[16] Journal de Math. Marais, 6 décembre 1720.

[17] Mémoires historiques de la Bibliothèque de l'Arsenal, n° 220. — Lemontey, Histoire de la Régence, t. I, p. 340.

[18] Elle a eu beaucoup d'amants, mais le plus s chéri, avec qui elle a vécu jusqu'à ce qu'il soit mort (en février 1733), fut M. Delrieux de Fergie. (Mélanges de Boisjourdain, t. I, p. 408.)

Parmi ces amants, dont Fargis fut le préféré, il faut citer M. le duc de Bourbon lui-même, selon le président Hénault (Mémoires, p. 79), et l'agioteur d'Auvergne, au nom duquel vous trouverez accolé un brevet du Régiment de la Calotte, et la note suivante : Cet homme est natif de Lyon, où Buron, agent de change, lui donna des coups de bâton. Ayant très-mal fait ses affaires, il s'est jeté dans l'agio, d'où il s'est jeté ensuite dans le grand monde ; il y a fait beaucoup de dépenses avec madame de Sabran. (Mémoires pour servir à l'histoire du Régiment de la Calotte, édition de 1725, p. 168.)

[19] M. le. Duc est fort amoureux de madame de Prie ; elle a déjà reçu pour cela un petit ragoût de coups de bâton de son mari, mais cela n'empêche rien. On dit qu'elle a de l'esprit, elle règne sur M. le Duc d'une manière absolue... Elle a consolé M. le Duc du congé de madame de Nesle, mais on prétend qu'elle ne lui est pas du tout fidèle, et qu'elle le trompe avec d'autres galants. (Madame, t. I, p. 424.)

[20] Journal de Math. Marais, 10 mars 1722. — Ceci suffirait à démontrer que madame de Sabran, comme l'ont prétendu les chansons, ne suivit jamais le régiment de Livry. Elle ne se fût pas avisée, en ce cas, d'un affront qui eût pu lui retomber sur le nez.

[21] Madame raconte mieux la fin de l'histoire, et nous reconnaissons mieux aussi madame de Sabran :

Vous voulez vous mettre au-dessus de nous pour montrer vos beaux habits qui sortent de la boutique de votre père. Les duchesses, piquées de ce discours, répondirent : Si nous ne sommes pas d'aussi bonnes maisons que vous, au moins nous ne sommes pas des p..... comme vous. Les dames répondirent : Oui, nous sommes des p..... et nous voulons l'être, car cela nous divertit. Ne sont-ce pas là de beaux propos, chez des dames de qualité ? (Madame, t. II, p. 369.)

Le récit de Marais est à la date du 10 mars 1722.

[22] Barbier, t. I, p. 310. — Marais est encore plus explicite.