NAPOLÉON ET SA FAMILLE – 1769-1821

LIVRE DEUXIÈME. — LE GÉNÉRAL BONAPARTE - 1793-1800

 

CHAPITRE III. — CAMPAGNES D'ITALIE - 1796-1797.

 

 

Bonaparte, après avoir fermé l'ère des émeutes, rouvre celle des victoires. — Sort critique de nos armes en Italie. — Kellermann. — Scherer. — Bonaparte arrive à Nice et mesure l'étendue du mal. — Son allocution à l'armée annonce l'homme nouveau, depuis si longtemps attendu. — La guerre d'Italie de défensive devient offensive. — Le général Beaulieu. — Duel d'un médiocre général et d'un grand capitaine. — Les noms glorieux commencent. — Millésimo. — Montenotte. — La bataille de Mondovi ouvre la Lombardie aux Français. — Ordre du jour de Cherasco. — Armistice avec le Piémont. — Murat, Junot et Joseph à Paris. — Armistice avec Parme. — Rançon de chefs-d'œuvre. — Premier chef-d'œuvre stratégique. — Lodi. — Napoléon a enfin la conscience de son génie, de son ambition et de sa destinée. — Rencontre de bivouac. — Bonaparte à Milan. — Projet funeste du Directoire. — Bonaparte offre sa démission. — Les Français à Brescia. — Combats de Borghetto et de Valeggio. — Bonaparte en danger. — Institution des Guides. — Investissement et blocus de Mantoue. — Würmser succède à Beaulieu disgracié. — Bonaparte intimide Gênes, menace Rome, prépare Bologne à son avenir, organise la Lombardie, prend Livourne, chasse les Anglais de la Corse. — Sa conduite à Florence. — Plan de la lutte contre Würmser. — Le génie doit suppléer à l'infériorité du nombre. — Bonaparte déjoue les calculs de Würmser. — Levée du siège de Mantoue et feinte retraite. — Bataille de Lonato. — Bataille de Castiglione. — Déroute de Würmser, qui se retire dans le Tyrol. — Second blocus de Mantoue. — Bataille de Roveredo. — Proclamation au Tyrol. — Le bivouac de Cismone. — Combat de Bassano. — Position critique de Würmser. — Les revers suivent les succès. — Bonaparte manque d'être pris. — Würmser s'enferme dans Mantoue. — Bilan victorieux de l'armée française au 18 septembre. — Cinquième campagne. — L'armée française est fatiguée et découragée. — Insuccès de nos armes en Allemagne. — Le maréchal Alvinzi. — Son plan. — Harangue de Bonaparte à la division Vaubois. — Échec de Caldiero. — Bonaparte se résout à tourner la position qu'il ne peut prendre. — Les trois journées d'Arcole. — Héroïsme de Lannes et de Muiron. — Déroute d'Alvinzi. — Retour triomphal à Vérone. — Tableau des négociations de 1796. — État de l'Italie à la fin de l'année 1796 et au commencement de 1797. — Sixième campagne. — Suprême effort de l'Autriche. — Les volontaires de Vienne. — Plan d'Alvinzi. — Bataille de Rivoli. — Bataille de la Favorite. — Capitulation de Mantoue. — Bonaparte se dérobe à son triomphe. — Conduite énergique et modérée à la fois du général Bonaparte vis-à-vis du Saint-Siège. — Traité de Tolentino. — Bonaparte reçoit enfin les renforts attendus pour prendre l'offensive en Allemagne et marcher sur Vienne. — Septième campagne. — L'archiduc Charles. — Proclamation de Bassano. — Bataille du Tagliamento. — Combats de Tarvis et de Klagenfurt. — Succès de Joubert. — Jonction des deux armées victorieuses. — Bonaparte prend l'initiative de la paix. — Préliminaires de Léoben. — Hoche et Moreau sont arrêtés dans le cours de leurs tardifs succès. — Politique de Bonaparte vis-à-vis de Venise et de Gênes. — La cour de Montebello. — Campo-Formio. — Bonaparte à Rastadt.

 

Après avoir fermé pour longtemps l'ère des émeutes, le général Bonaparte arriva, en Italie pour y rouvrir l'ère des victoires. Le sort des armes françaises n'avait pas tardé à se ressentir du malheur de son absence. L'armée autrichienne, sous les ordres du général Dewins, n'avait pas rempli, dans la campagne de 1795, l'espérance de sa cour ; mais cependant elle avait eu des succès importants ; elle s'était emparée de la position de Saint-Jacques et de Vado, interceptait Gênes, et était en communia cation avec l'escadre anglaise.

En septembre 1795, Kellermann quitta, pour celui de l'armée des Alpes, un commandement au-dessus de ses forces, et le gouvernement plaça à la tête de l'armée d'Italie le général Scherer, chef de l'armée des Pyrénées-Orientales, que la paix avec l'Espagne rendait inutile, et dont l'élite vint renforcer nos cadres d'Italie. Mais la campagne d'automne dut se borner au soin de préparer celle du printemps suivant et d'assurer les quartiers d'hiver. Scherer se décida à risquer une bataille qui remplît ce but et rétablît la communication avec Gênes, en obligeant l'ennemi à hiverner au delà des montagnes.

Ce résultat fut brillamment atteint par une série d'opérations victorieuses qui, du 21 au 24 novembre, rejetèrent l'armée piémontaise dans le camp retranché de Ceva, et refoulèrent l'armée autrichienne au delà de l'Apennin. Au commencement de l'année 1796, ces succès semblaient compromis par la lenteur systématique et la boudeuse mollesse de Scherer, qui passait son temps à réclamer impérativement de l'argent, des chevaux et des souliers, et ne voulait vaincre qu'à cette condition. Le Directoire profita avec empressement de l'occasion de remplacer un général si exigeant par un autre qui ne demandait qu'à agir, et dont l'ambition et la popularité devenaient à Paris importunes. Napoléon, nommé général en chef de l'armée d'Italie, laissa son tranquille commandement de l'intérieur au vieux général Hatry, et, le 11 mars 1796, il quitta Paris pour aller remplacer le général Scherer, qui menaçait de compliquer par l'évacuation de la rivière de Gênes la faute de son irrésolution après la victoire de Loano.

Napoléon arriva à Nice le 27 mars, et put mesurer l'étendue du mal à réparer. Tout autre que lui eût pâli de terreur à une telle tâche. Il s'agissait de tirer tout de rien. La pénurie des finances était telle qu'il avait dû partir emportant pour toute ressource deux mille louis en espèces et un million de traites, qui furent en partie protestées. Tel était l'actif dérisoire du trésor de l'armée. Cette armée, elle manquait de tout, et souvent de pain. Quant à la viande, c'était depuis longtemps pour elle un luxe impossible. Il n'y avait que cinq cents mulets pour les transports, de quoi conduire piteusement trente pièces de canon. Trente pièces de canon, trente mille hommes d'effectif réel, tel était l'instrument avec lequel Napoléon devait conquérir l'Italie, en en chassant quatre-vingt mille hommes, sains, valides, bien nourris, armés de deux cents pièces de canon. Mais l'inégalité du nombre et de la force était compensée par la supériorité morale de soldats patriotes, exaltés par la confiance en leur chef, que la lutte et la misère avaient formés à l'héroïsme et au sacrifice, et qui n'avaient d'autre chance de salut que la victoire. Napoléon excellait à profiter de ces occasions suprêmes et à lancer à son but ces troupes de héros déguenillés. Il leur parla tout d'abord un langage qui leur était inconnu : celui de la vérité. Ils applaudirent avec un mâle enthousiasme ce mâle salut :

Soldats, vous êtes nus, mal nourris ; le gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner. Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces rochers, sont admirables ; mais ils ne vous procurent aucune gloire ; aucun éclat ne rejaillit sur vous. Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir ; vous y trouverez honneur, gloire et richesse. Soldats d'Italie, manqueriez-vous découragé ou de constance ?

 

C'est en ces termes que Napoléon donna le signal et l'élan de cette offensive, à la fois prudente et hardie, qui tournait les Alpes, ne pouvant les forcer, et trouvait si subtilement la route de son invasion au point où cessent les Alpes et où les Apennins commencent. C'est par ce discours qu'il inaugura cette campagne, où il se proposait de surprendre l'ennemi dès le début, de l'étourdir par des succès éclatants et décisifs, et de dissimuler ainsi, sous les apparences de la force, sa faiblesse réelle, suppléant au nombre par la rapidité des marches ; au manque d'artillerie par la nature des manœuvres ; à l'infériorité de sa cavalerie par le choix des positions.

L'armée ennemie était commandée par le général Beaulieu, officier distingué, qui avait acquis de la réputation dans les campagnes du Nord. Elle se composait d'Autrichiens, de Sardes, de Napolitains. Elle était double en nombre de l'armée française, et devait s'accroître successivement des contingents du pape, de Modène et de Parme. La partie sarde de l'armée était sous les ordres du général autrichien Colli et des généraux Provera et La Tour. L'armée française, vers la fin de mars, passa de l'ordre défensif à l'ordre offensif, opération des plus dangereuses, heureusement favorisée par l'abondance des neiges obstruant les débouchés des Alpes, et se rassembla sur son extrême droite, pour pénétrer en Italie par Savone, Cadibone, Carcare et la Bormida, séparant par l'intersection de cette ligne d'invasion les deux armées sardes et autrichiennes, et menaçant également la Lombardie et le Piémont, Milan comme Turin. Gênes devenait, dans un cas comme dans l'autre, la base d'opérations à s'assurer, et sa neutralité, tant de fois violée par elle-même, n'était pas de nature à arrêter Napoléon.

A la première nouvelle de cette pointe offensive, Beaulieu, alarmé, accourut au secours de Gênes, menacé par le général La Harpe, tandis que Sérurier observait les camps de Colli, près de Ceva. Les dispositions de Beaulieu, prises en vue trop absolue de couvrir Gênes, le découvraient fatalement el l'obligeaient à diviser ses forces, qui demeurèrent sans autre communication possible que le derrière des montagnes, tandis que l'armée française pouvait se concentrer rapidement et entrer comme un coin dans l'un ou l'autre des corps ennemis isolés.

Le général Argenteau, commandant le centre de l'armée autrichienne, avait pour but de couper l'armée française pendant sa marche sur Gênes, en tombant sur son flanc gauche, et de lui intercepter, à Savone, la route de la Corniche, tandis que Colli défendrait la Stura et le Tanaro, et que Beaulieu protégerait Gênes. Le 11 avril, Argenteau marchait sur Montelegino pour déboucher par la Madone sur Savone ; mais il fut repoussé à trois reprises par le colonel Rampon, qui garda intactes les redoutes de Montelegino, devant lesquelles il dut s'arrêter, et derrière lesquelles accoururent Cervoni et La Harpe qui, après avoir résisté et échappé à l'attaque de Beaulieu sur Voltri, venaient renforcer Montelegino. De son côté, Napoléon, dans la nuit, marcha avec les divisions Augereau et Masséna ; celle-ci, par le col de Cadibone et par Castellazo, déboucha par derrière Montenotte. A. la pointe du jour, le 12, Argenteau, enveloppé de tous côtés, fut attaqué en tête par Rampon et La Harpe, en queue et en flanc par la division Masséna ; la déroute fut complète ; tout fut tué, pris ou se débanda. Quatre drapeaux, cinq pièces de canon, deux mille prisonniers furent les trophées de cette journée, dont la nouvelle força Beaulieu à abandonner un inutile colloque avec l'amiral Nelson à Voltri et à replier en toute hâte ses troupes sur elles-mêmes. Le 12, le quartier général de l'armée était à Carcare. C'était la seconde étape de l'invasion du Piémont. Une défense désespérée attendait 1rs Français dans deux positions décisives.

Les Piémontais s'étaient retirés sur Millesimo et les Autrichiens sur Dego. A Millesimo, les Piémontais étaient à cheval sur le chemin qui couvre le Piémont ; ils furent rejoints pas Collé, avec tout ce qu'il put tirer de la droite. A Dego, les Autrichiens occupaient la position qui défend le chemin d'Acqui, route directe du Milanais ; ils y furent rejoints par Beaulieu, avec tout ce qu'il put ramener de Voltri. Dans cette position, ce général se trouvait en mesure de recevoir tous les renforts que pouvait lui fournir la Lombardie. Ainsi, les deux grands débouchés du Piémont et du Milanais étaient couverts ; l'ennemi se flattait d'avoir le temps de s'y établir et de s'y retrancher. Quelque avantageuse qu'eût été la bataille de Montenotte pour les Français, il avait trouvé dans la supériorité du nombre de quoi réparer ses pertes. Mais le surlendemain 14, la bataille de Millesimo ouvrit les deux routes de Turin et de Milan.

 

Le 13, en effet, Masséna et La Harpe enlevèrent Dego ; Menard et Joubert les hauteurs de Biestro. Provera, coupé et cerné, fui obligé de se rendre. Colli, venu inutilement à son secours, fut trop heureux de son propre salut. L'ennemi fut poussé sur la route d'Acqui et la séparation des deux armées en déroute, autrichienne et sardes, fut consommée. Beaulieu se porta à Acqui pour couvrir Milan, et Colli à Ceva pour garantir Turin.

Ces brillants résultats faillirent être compromis en plein succès par une subite et imprévue attaque des grenadiers de Wukassowich, arrivant le 15 avril de Voltri à Dego. Ces retardataires inopinés faillirent, grâce au nombre, être vainqueurs. Leur défaite, due surtout à l'héroïque entrain de Lanusse et au courage de Lannes, qui y commença son nom et sa fortune militaires, coûta à l'armée les deux généraux Causse et Banel.

Après le combat de Dego et la séparation des deux armées alliées, il s'agissait de les battre séparément. On commença par les Piémontais, tandis qu'une simple observation tenait en échec les tronçons de l'armée autrichienne cherchant à se reformer. L'armée française reprit sa marche en avant, et le 17, Sérurier forçait le camp retranché de Ceva qu'évacuait Colli, pendant qu'Augereau arrivait sur les hauteurs de Montezzemolo. C'est de là que l'armée d'Italie put jouir du premier spectacle de la terre d'abondance et de repos promise à ses efforts. Napoléon a fixé, en quelques traits admirables, le souvenir de cet éblouissement :

Ce fut un spectacle sublime, que l'arrivée de l'armée sur les hauteurs de a Montezzemolo : de là, elle découvrit les immenses et fertiles plaines du Piémont. Le Pô, le Tanaro, une foule d'autres rivières serpentaient au loin. Une ceinture blanche de neige et de glace, d'une prodigieuse élévation, cernait à l'horizon ce riche bassin de la terre promise. Ces gigantesques barrières, qui paraissaient les limites d'un autre monde, que la nature s'était plu à rendre si formidables, auxquelles l'art n'avait rien épargné, venaient de tomber comme par enchantement. Annibal a forcé les Alpes, dit Napoléon en fixant ses regards sur ces montagnes, nous, nous les avons tournées ! Phrase heureuse, qui exprimait eu deux mots la pensée et l'esprit de la campagne[1].

 

Désormais, cette campagne se précipite à son but avec la précision d'une opération mathématique. Le succès de la bataille de Mondovi, décidé par Sérurier, et dont le deuil delà perte du général Stengel attrista les lauriers, laissa sans obstacle, jusqu'à Cherasco, la marche triomphante des Français. C'est dans le quartier général de Cherasco, appuyé par les deux colonnes, Sérurier sur Fossano, et Augereau sur Alba, que l'armée goûta la première fois à la coupe de la conquête et qu'elle put en même temps compléter son armement, trouver des chevaux, manger enfin du pain frais et de la viande, boire du vin, et commencer le petit pécule, ressource des marches et bivouacs. Un seul détail peindra le contraste de cette abondance et de l'ancienne misère. Quand l'armée arriva à Cherasco, les soldats, qui avaient été sans distribution durant les dix jours de cette campagne, en reçurent de régulières, et l'abondance fit cesser la maraude et rétablit la discipline. Pour les officiers qui depuis plusieurs années, ne recevaient que huit francs par mois de solde, ils furent enfin payés ; l'état-major, qui marchait à pied, put monter à cheval, et les généraux de division, qui avaient reçu trois louis de gratification à Albenga, furent mieux partagés.

A Cherasco, à dix lieues de Turin, l'armée victorieuse, étonnée de succès si imprévus qu'ils paraissaient un piège de la fortune, s'arrêta un instant hésitante, tandis que la cour piémontaise cherchait, pour s'y jeter, le meilleur des partis extrêmes dont lui demeurait l'alternative. Bonaparte, toujours l'œil sur les symptômes, encourage alors ses soldats, tout en menaçant ses ennemis par une de ces proclamations, belles comme ses victoires :

Soldats, vous avez remporté en quinze jours six victoires, pris vingt et un drapeaux, cinquante-cinq pièces de canon, plusieurs places fortes, et conquis la partie la plus riche du Piémont. Vous avez fait quinze mille prisonniers, tué ou blessé plus de dix mille hommes. Vous vous étiez jusqu'ici battus pour des rochers stériles, illustrés par votre courage, mais inutiles à la patrie. Vous égalez aujourd'hui, par vos services, l'armée de Hollande et du Rhin.

Dénués de tout, vous avez suppléé à tout. Vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain.

Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté étaient seules capables de souffrir ce que vous avez souffert. Grâces vous en soient rendues, soldats ! La patrie reconnaissante vous devra sa prospérité ; et si, vainqueurs de Toulon, vous présageâtes l'immortelle campagne de 1794, vos victoires actuelles en présagent une plus belle encore.

Les deux armées qui naguère vous attaquèrent avec audace fuient épouvantées devant vous ; les hommes pervers qui riaient de votre misère et se réjouissaient dans leur pensée des triomphes de vos ennemis sont confondus et tremblants.

Mais, soldats, vous n'avez rien fait, puisqu'il vous reste à faire. Ni Turin, ni Milan ne sont à vous. Les cendres des vainqueurs de Tarquin sont encore foulées par les assassins de Basseville !... On dit qu'il en est parmi vous dont le courage mollit, qui préféreraient retourner sur les sommets de l'Apennin et des Alpes ! Non, je ne puis le croire. Les vainqueurs de Montenotte, de Millesimo, de Dego, de Mondovi, brûlent de porter au loin la gloire du nom français[2].

 

Napoléon ne se bornait pas à parler. Tandis qu'il aiguillonnait l'élan de son armée frémissante, il offrait au gouvernement Pie montais un ultimatum à la fois pacifique et menaçant. Des conférences s'ouvraient à son quartier général, entre le général piémontais La Tour et le colonel Costa et lui, d'où sortaient les bases d'un arrangement, formulées sous la forme préparatoire de l'armistice.

Les conditions furent que le roi quitterait la coalition et enverrait un plénipotentiaire à Paris pour y traiter de la paix définitive, que Ceva, Coni, Tortone, ou, à son défaut, Alexandrie, seraient remises sur le champ à l'armée française, avec toute l'artillerie et les magasins ; que l'armée continuerait d'occuper tout le terrain qui se trouvait en ce moment en sa possession ; que les routes militaires, dans toutes les directions, permettraient sa libre communication avec la France, et de la France avec l'armée ; que Valenza serait immédiatement évacuée par les Napolitains et remise au général français jusqu'à ce qu'il eût effectué le passage du Pô.

 

Ces conditions furent exécutées, et Napoléon attendit dans une position comminatoire, la main à l'épée, la réponse du Directoire à ses propositions de général à la fois victorieux et pacificateur. Le colonel Murat, premier aide de camp, fut expédié pour Paris, avec vingt et un drapeaux et le traité d'armistice de Cherasco, tandis que Joseph, qui avait rejoint son frère depuis peu, et qui attribue, dans ses Mémoires, la mission de Murat à Junot, parlait de son côté avec lui en chaise de poste pour défendre, au milieu de l'enthousiasme des populations et de l'accueil triomphal du Directoire lui-même contraint à l'admiration, les projets auxquels son frère l'avait initié. Conformément à ses impérieux désirs, la paix fut conclue et signée le 15 mai 1796. Alors Bonaparte, libre de tout souci du côté delà Sardaigne enlevée à la coalition, se porta, aussi prompt à profiter de la victoire qu'à la saisir, sur la ligne de l'Adige, avec une armée électrisée par cinq décrets successifs déclarant qu'elle avait bien mérité de la patrie et impatiente, comme lui, de provoquer, sur un théâtre militaire et politique élargi, l'Autriche aux combats décisifs et l'Italie à l'indépendance.

Beaulieu, consterné de cette marche irrésistible vers les lieux où le souvenir des échecs des maréchaux de Villars et de Coigny excitait l'émulation vengeresse des Français, s'était retiré au delà du Pô, pour couvrir Milan, reculant devant l'armée conquérante qui, habilement couverte par une feinte sur Valenza, venait de surprendre à Plaisance le passage du Pô. La division autrichienne de Liptay essaya en vain d'intercepter le passage et de refouler l'armée française avec le fleuve à dos. Le village de Fombio, où il s'était embusqué, fut enlevé le 8 mai, et la division Liptay culbutée dans Pizzighettone où elle put se retrancher. Ce succès, qui nous coûta le général La Harpe, fatalement tué dans une alerte par ses propres soldats, décida le duc de Parme à négocier et le 9 au matin, un armistice, signé à Plaisance, assurait à Napoléon deux millions en argent, une grande quantité de blé, d'avoine, de fourrages, seize cents chevaux d'artillerie ou de cavalerie, et une contribution des plus originales, émanée de l'initiative hardie d'un général artiste. Parme dut ouvrir aux commissaires français ses galeries, ses palais, ses églises, et enrichir le Musée de Paris de la dîme de vingt de leurs plus beaux tableaux, dont le fameux Saint Jérôme du Corrège. Le dilettantisme désespéré, du prince, déshonoré par ce tribut qui honorait la France, offrit en vain une rançon de deux millions, fièrement refusée par Bonaparte, au grand étonnement des agents de l'armée, moins amateurs que lui.

Le 10 mai, l'armée victorieuse marcha sur Lodi, où elle entra pêle-mêle avec l'ennemi, poursuivi la baïonnette aux reins, et deux batteries de trente pièces de canon ouvrirent de chaque côté un feu destiné à ouvrir d'un côté, à fermer de l'autre le passage du pont sur l'Adda, sur la rive gauche de laquelle Beaulieu avait établi sa ligne de défense. Le jour même, à cinq heures du soir, le passage du pont de Lodi était forcé par une manœuvre des plus prudentes à la fois et des plus hardies, et nos grenadiers, que cette belle opération avait électrisés, tout en les rendant presque invulnérables au feu de l'ennemi, enlevaient ses canons au pas de charge, et enfonçaient la ligne ennemie, la refoulant jusque sur Crema dans le plus grand désordre. L'enthousiasme de cette belle affaire, un chef-d'œuvre de combinaison stratégique, acheva de gagner à Napoléon son armée, et de le gagner lui-même à sa destinée. Il a avoué lui-même à plusieurs reprises qu'il ne se connut bien lui-même que le soir de Lodi. C'est à la lueur de ce combat heureux qu'il eut pour la première fois la conscience entière de son ambition et de son génie, et la révélation de son glorieux avenir.

Vendémiaire et même Montenotte, disait-il plus tard, ne me portèrent pas encore à me croire un homme supérieur. Ce n'est qu'après Lodi qu'il me vint dans l'idée que je pourrais bien devenir, après tout, un acteur décisif sur notre scène politique. Alors naquit la première étincelle de la haute ambition[3].

 

A mesure que Napoléon y voyait plus clair, l'ennemi, dont cette stratégie nouvelle déroutait complètement la classique et traditionnelle tactique, y voyait plus trouble, et les officiers prisonniers exprimaient leur surprise et leur mécontentement en termes qui étaient pour leur vainqueur le plus précieux des éloges.

Napoléon, dans sa ronde de nuit, rencontra un bivouac de prisonniers où était un vieil officier hongrois bavard ; il lui demanda comment allaient les affaires. Le vieux capitaine ne pouvait disconvenir que cela n'allât très-mal : Mais, ajouta-t-il, il n'y a plus moyen d'y rien comprendre ; nous avons affaire à un jeune général qui est tantôt devant nous, tantôt sur notre queue, tantôt sur nos flancs ; on ne sait jamais comment il faut se placer. Cette manière de faire la guerre est insupportable et viole tous les usages.

 

Dans son élan en avant, l'armée française avait dépassé Milan et établi ses derrières à Crémone. Bonaparte, demeuré à Lodi, y reçut une députation de la municipalité de Milan et des États de Lombardie, conduite par Melzi. Elle venait faire acte de soumission et appel à la clémence du vainqueur, que les administrations autrichiennes, réfugiées à Mantoue, n'avaient pas attendu, et qui n'avait affaire qu'à d'inoffensifs Italiens.

Le 15 mai, Napoléon fit, dans cette capitale de la Lombardie, où il apportait non le joug delà servitude, mais les palmes de la délivrance, et à qui il venait annoncer non le pardon, mais le salut, une entrée triomphale, au milieu d'une double haie de garde nationale habillée aux couleurs de l'indépendance, vert, rouge et blanc, et commandée par le duc de Serbelloni.

Beaulieu, en évacuant la ville de Milan, avait laissé la citadelle bien armée et bien approvisionnée à la garde de deux mille cinq cents hommes de garnison. Le général français Despinoy fut chargé du commandement de Milan et du blocus de la citadelle, tandis que Napoléon s'occupait de l'organisation du pays et des négociations ouvertes avec le duc de Modène, sous l'influence d'une crainte qui le rendit docile à toutes nos demandes. Le 20 mai, un armistice fut conclu entre ce prince et la République française, aux termes duquel il paya dix millions, donna des chevaux, des subsistances de toute espèce et un certain nombre de chefs-d'œuvre d'art.

Ici se place un conflit entre le Directoire et son général, qui fut résolu à l'honneur de ce dernier.

Les nouvelles successives du passage du Pô, de la bataille de Lodi, de l'occupation de la Lombardie, des armistices des ducs de Parme et de Modène enivrèrent le Directoire, qui adopta le plan funeste de diviser l'armée d'Italie en deux armées. Napoléon, avec vingt mille hommes, devait passer le Pô, marcher sur Rome et Naples ; et Kellermann, avec vingt mille hommes, commanderait sur la rive gauche du Pô, et couvrirait le siège de Mantoue. Napoléon, indigné d'une telle ingratitude, envoya sa démission, se refusant à être l'instrument de la perte de l'armée d'Italie et de ses frères d'armes. Il dit que tous les hommes qui s'enfonceraient dans le fond de la presqu'île seraient perdus ; que l'armée principale, confiée à Kellermann, serait insuffisante pour se maintenir, et serait obligée de repasser les Alpes en peu de semaines. Un mauvais général, disait-il, vaut mieux que deux bons. Le gouvernement ouvrit les yeux et rapporta ses mesures. Il ne s'occupa plus de l'armée d'Italie que pour approuver ce que Napoléon avait jugé ou projeté.

 

Et c'était ce qu'il avait de mieux à faire avec un homme qui déployait à la fois tous les génies, bien loin de s'endormir dans les délices de Milan, arrachait, dès le 22 mai, par une proclamation éloquente, ses troupes à cette Capoue, et leur montrait, à l'horizon seulement, le but encore lointain de leurs efforts, les détournant des mollesses du repos et des trahisons de la sécurité. Dès le 24, l'insurrection de Pavie, coïncidant avec une sortie de la citadelle de Milan, justifiait ses prévisions et ne compromettait un moment l'occupation française en Lombardie que pour mieux l'assurer, grâce à la terreur d'un châtiment exemplaire.

Pendant que Bonaparte affermissait la domination française par l'exemple des ruines fumantes de Binasco, l'armée avait continué de marcher sur l'Oglio, sous les ordres de Berthier. Son chef la rejoignit à Soncino et le 28, il entrait avec elle à Brescia, et par une proclamation habile, rassurait la République de Venise sur le respect de sa neutralité et les intentions de sa puissante sœur la République française.

Il est vrai que les nécessités de la guerre, qui obligeaient au même moment les Autrichiens de forcer les portes de la forteresse de Peschiera, n'allaient pas tarder à contraindre Napoléon à les imiter et à contredire quelque peu son langage en occupant Vérone et Porto-Legnano.

Cependant Beaulieu avait reçu, sur le Mincio, beaucoup de renforts. Et il avait porté son quartier général derrière le fleuve qu'il voulait défendre, pour empêcher l'investissement de Mantoue, dernier boulevard de la puissance autrichienne en Italie. Le 29 mai, l'armée française occupant, par une feinte sur Peschiera, la réserve du général Melas, en observation sur ce point, laissa Mantoue sur la droite et se porta sur Borghetto et Valeggio où, après un combat qui renouvela les dangers et le bonheur de Lodi, le pont fut rétabli et le Mincio passé. A Valeggio, Bonaparte courut risque d'être surpris et pris. De là, l'institution des Guides, corps d'élite composé de héros, sous le commandement de Bessières, le rival de Murat, et avec lui le meilleur officier de cavalerie du temps.

Le 3 juin, l'occupation de Vérone par Masséna complétait la prise de possession de la ligne de l'Adige et consommait l'investissement de Mantoue.

On avait atteint le but. Le drapeau tricolore flottait sur les débouchés du Tyrol. Il fallait actuellement forcer Mantoue et enlever ce boulevard à l'Autriche. On se flattait de réussir avant l'arrivée de la nouvelle armée autrichienne ; mais que de combats, que d'événements, que de dangers on devait surmonter !

 

Mantoue, située au milieu de trois lacs, communiquait à la terre ferme par cinq digues ou chaussées, dont une seule, celle de la Favorite, était défendue par une citadelle. L'assiégé, qui sentait toute l'importance de se maintenir à la tête des cinq chaussées, travaillait avec une très-grande activité à y élever des retranchements. Les Français mirent une égale ardeur à l'en empêcher, et le 4 juin une vive attaque, dirigée par Bonaparte, le rendit maître du faubourg de Saint-Georges, et faillit compromettre le salut de la place. Le résultat de la journée fut l'occupation, par les troupes assiégeantes, de la tête des quatre digues, celle de la Favorite demeurait seule libre. Sérurier fut chargé du blocus, qui n'eût pu être rendu étroit et décisif, comme devaient le prouver deux échecs, que par des lignes de circonvallation. Mais on espérait prendre Mantoue avant l'arrivée des renforts autrichiens, et la défection du roi de Naples, détaché de la coalition par l'armistice du 5 juillet 1796, devenu bientôt une paix définitive, redoublait cette espérance, tandis que l'Autriche aux abois, disgraciant à son tour un général disgracié par la fortune, congédiait Beaulieu, et envoyait, du commandement de l'armée du Haut-Rhin au commandement de l'armée d'Italie, le maréchal Würmser.

Bonaparte, toujours aussi occupé à conserver qu'à acquérir, employa l'intervalle de trente ou quarante jours qui devait s'écouler avant l'arrivée de Würmser à resserrer sa ligne d'opérations devant Mantoue, et surtout à pousser le siège de la citadelle de Milan, à intimider les Génois, toujours douteux, à jeter au delà de l'Apennin les troupes pontificales qui pouvaient gêner ses succès par une diversion importune, à occuper Livourne, à donner enfin, par une tentative des réfugiés Corses, de la besogne aux Anglais. Bonaparte réalisa heureusement ce programme. Il fit ouvrir la tranchée devant la citadelle de Milan, et de là se rendit à Tortone d'où il lança une colonne commandée par le colonel Lannes, qui entra de vive force dans Arquata, fit passer par les armes les brigands qui avaient égorgé un détachement de cent cinquante Français, et fit raser le château du marquis de Spinola, sénateur génois, chef de la réaction. En même temps, l'aide de camp Murat entrait au Sénat effrayé et y demandait et obtenait la destitution du gouverneur de Novi, l'expulsion des agents autrichiens et de leur chef le ministre Girola, et des mesures destinées à assurer la protection des convois et la liberté des routes. Le général Augereau, avec sa division, passa le Pô le 14 juin, à Borgoforte, se rendit en quatre marches à Bologne et à Ferrare et s'empara de ces deux Légations comme gage de la neutralité pontificale.

Napoléon, continuant sa revue, traversa Plaisance, Parme, Reggio, Modène, fit occuper le fort Urbano, appartenant au pape, qui commande la chaussée de Modène à Bologne, et fit dans cette dernière ville, où sa famille avait figuré au livre d'or du Patriciat, et laissé des souvenirs traditionnels, une entrée triomphale, animée des sentiments patriotiques d'une population qui était, avec celle de Brescia, la plus impatiente de l'indépendance de l'Italie. Caprara, Marescalchi et Aldini, députés du Sénat, qui vinrent au-devant du chef de l'armée française, leur illustre compatriote, ne devaient plus quitter le char de cette fortune libératrice de leur pays. Bonaparte, toujours modéré ou inflexible à propos, écouta, tout en organisant les milices nationales, les paroles de paix du Saint-Père. Un armistice signé le 25 juin, avec Azzara, ministre du roi d'Espagne, plénipotentiaire du pape, le rassura sur les conséquences de son hostilité, tout en lui imposant la réparation, c'est-à-dire l'occupation des Légations et une contribution d'argent, chevaux, provisions et objets d'art. Tout en encourageant ses amis et en terrifiant ses ennemis en Italie, Bonaparte ne négligeait pas les Anglais. L'occupation de Livourne, et la destruction de sa factorerie, bientôt suivie de la rédemption de la Corse du joug britannique, et du retour dans le giron de la République française de cette île prodigue, portèrent un double et sensible coup à cette prépondérance maritime dont Bonaparte rêvait déjà de frapper le jaloux orgueil d'une nouvelle, plus lointaine et plus douloureuse atteinte.

C'est en octobre que le général Gentili et une poignée de réfugiés corses, partis de Gênes et soutenus par le prestige des exploits d'Italie, chassèrent le vice-roi Elliott, et reprirent leur patrie qu'ils rendirent à la France et à la liberté.

Après cette expédition si rapide et si féconde, à laquelle ne manqua aucun succès, ni aucun hommage, Bonaparte, ayant conjuré tous les périls qu'il pouvait redouter, laissa à Livourne une garnison de précaution, fit repasser l'Apennin et le Pô à son armée, et, la suivant de loin, s'arrêta à Florence dont le grand-duc, grâce aux conseils de son ministre Manfredini, avait eu le tact de garder une sage neutralité.

C'est à Florence, en dînant chez le grand-duc, que Napoléon reçut la nouvelle de la prise du château de Milan, qui avait capitulé le 29 juin. La garnison demeura prisonnière de guerre et ses cent bouches à feu allèrent compléter l'équipage du siège de Mantoue, ainsi fourni par l'ennemi. Après un court séjour à Bologne, où sa popularité lui facilita l'œuvre d'organisation et de pacification, Napoléon se consacra tout entier au siège et au duel stratégique avec Würmser qu'il allait amener. Napoléon trouva les opérations peu avancées, compromises un moment par une tentative de surprise heureusement déjouée, et relevées enfin par l'ouverture d'une tranchée régulière et déjà à cinquante toises du chemin couvert. Il repartit pour Milan où il poursuivit l'organisation intérieure de la Lombardie, nécessaire à la sécurité d'une armée qui allait avoir à subir le choc de trente mille hommes de troupes fraîches et aguerries, qui portaient à quatre-vingt mille hommes d'élite les derniers champions de la puissance autrichienne en Italie.

Contre de tels efforts, ce n'était pas trop de tout le génie de Napoléon, réduit à maintenir, avec quarante mille hommes, une conquête comme celle de l'Italie, et à la défendre contre un ennemi sans cesse renforcé par le Tyrol, centre de ses approvisionnements, asile de ses retraites. L'inaction fatale des armées du Rhin, qui ne cessa que tardivement, en juin, lui permettait la concentration de ses forces sur un seul point, et laissait impunie la diversion de Würmser. L'armée d'observation de l'Adige était à peine égale en nombre au seul renfort de trente mille hommes qu'il amenait. Bonaparte, ne laissant qu'un bataillon à Ferrare, deux à Livourne et seulement des dépôts à Coni, Tortone, Alexandrie, Milan, Pizzighettone, plaça la division Sauret à Salò, couvrant le pays entre les lacs d'Idro et de Garda, interceptant la route de Trente à Brescia par la vallée de la Chiese.

Masséna, placé à Bussolengo, occupait la Corona, et par la brigade Joubert, Montebaldo ; le reste de sa division campait sur le plateau de Rivoli. Des deux brigades de la division d'Espinoy, l'une gardait les ponts de Vérone, l'autre l'Adige jusqu'à Porto-Legnago ; la division Augereau, Porto-Legnago et le bas Adige. Le général Guillaume était à Peschiera, où une flottille de galères maîtrisait le lac de Garda. Sérurier dirigeait le siège de Mantoue ; Kilmaine commandait la cavalerie ; Dommartin, l'artillerie de l'armée. Telles étaient les positions de nos troupes et de leur état-major, au moment de l'ouverture de l'offensive de Würmser.

En face de notre quartier général, posté à Castelnovo, à portée de l'Adige, de la Chiese et de Mantoue, le Nestor de l'armée autrichienne divisait en trois corps son armée, massée dans le Tyrol italien. Le premier, avec Davidowich, fort de douze mille hommes, devait déboucher par la vallée de l'Adige, pénétrer dans Vérone et se porter sur Tessari. Pendant ce temps, le centre, fort de trente mille hommes, conduit par Würmser, devait s'avancer par Montebaldo et le pays entre l'Adige et le lac de Garde. La droite, de vingt mille hommes, sous Quasdanowich, devait s'engager par la Chiese, se porter sur Brescia et tourner toute l'armée française, qui, séparée de Milan, aurait sa retraite coupé. Tel était le plan du savant maréchal, plan plus habile encore s'il n'eût été, dès ses premiers mouvements, deviné par un joueur dont il ne soupçonnait pas la pénétration et l'énergie, qui respirent dans les lignes suivantes :

Le plan de Würmser se trouva dévoilé ; il avait pris et comptait garder l'initiative. Il supposait l'armée fixée autour de Mantoue ; et que, en cernant ce point fixe, il cernerait l'armée française. Pour déconcerter ses projets, il fallait soi-même reprendre cette initiative, rendre l'armée mobile en levant le siège de Mantoue, sacrifiant les tranchées et l'équipage du siège, pour se porter rapidement, avec toute l'armée réunie sur un des corps de l'ennemi, et successivement contre les deux autres. Les Autrichiens étaient deux et demi contre un ; mais si les trois corps étaient attaqués séparément par toute l'armée française, celle-ci aurait sur le champ de bataille l'avantage du nombre.

 

Ainsi fut fait, et tandis que Würmser manœuvrait pour se rapprocher de Mantoue, arrivait étonné devant les affûts brûlés, les canons encloués, les poudres noyées, les projectiles enterrés qui semblaient le témoignage d'un abandon précipité, et tirait de cette panique des inductions téméraires, deux combats heureux, à Salò et à Lonato, arrêtaient l'effort des deux colonnes ennemies de Quasdanowich et d'Oeskay, et Napoléon marchait sur Brescia, occupé par les Autrichiens dès le début de la campagne, avec les deux divisions Masséna et Augereau. A peine de nouveau maître de Brescia, le prodigieux général, par une contre-marche prestigieuse qui changeait les arrière-gardes en avant-gardes, retourna du côté du Mincio sur la Chiese d'où il était parti (1er août).

Le 5 août, la bataille de Lonato mettait en présence, grâce à cette manœuvre, vingt à vingt-trois mille Français contre trente mille Autrichiens. Le succès ne fut pas douteux un seul moment, surtout après le combat de Castiglione, qui décida du sort de la journée, et où la division Augereau et son chef se couvrirent de gloire. Le but était atteint. L'armée autrichienne était coupée en trois tronçons, qui passèrent toute la journée du 4 à se reconnaître et à chercher à se rejoindre, Würmser accourant de Mantoue, et Quasdanowich, intimidé par cette armée française qui se multipliait et s'étendait fantastiquement autour de lui, précipitant sa retraite. Napoléon concentrait de son côté toutes ses troupes autour de la position rectifiée d'Augereau à Castiglione, qui allait devenir l'objectif de l'offensive prochaine, profitant avec un tel sang-froid de la confusion et du désordre des troupes autrichiennes coupées de leur centre et de leur droite, qu'il fit poser les armes, par un ultimatum hardi, à près de cinquante mille Autrichiens, qui, éperdus, acceptèrent pour prison Lonato, où ils eussent pu surprendre et envelopper, mieux conduits et mieux informés, Napoléon et la poignée de troupes qui l'accompagnait.

La perte de la bataille de Castiglione, où la gauche et les derrières de Würmser furent surpris par la division Sérurier, tandis que le gros de l'armée, descendant des positions de Castiglione, la prenait en face, Masséna à droite, Augereau au centre, n'était pas faite pour relever le moral de troupes battues ainsi chaque jour. La fatigue excessive des vainqueurs, surmenés par les marches et les contre-marches, put seule sauver l'armée de Würmser, qui gagna, en désordre, la rive gauche du Mincio. Elle n'eut pas le temps de s'y maintenir, poursuivie par Augereau sur Borghetto, par Masséna sur Peschiera, et par le général en chef avec la division Sérurier, sur Vérone. Le 12, la Rocca d'Anfo et Montebaldo, les deux extrêmes positions du système de Würmser étaient enlevées, et il se retirait par le Tyrol à Roveredo et à Trente avec la moitié de l'armée qui en était sortie quinze jours auparavant, tandis que les Français se reposaient un moment sur leurs lauriers pour revenir bientôt devant Mantoue.

La garnison avait employé les loisirs de la levée du siège à défaire les ouvrages des assiégeants, à recueillir les pièces et les munitions abandonnées. Ils achevaient à peine cette besogne, quand les Français reparurent, non pour assiéger de nouveau, faute d'un équipage et de crainte de la fièvre paludéenne, mais pour bloquer de nouveau la ville. Le 24 août, le général Sahuguet, directeur du siège, était maître de tout le Serraglio, sorte d'île nourricière de Mantoue, avait rejeté l'ennemi dans la place et resserré étroitement le blocus. Pendant ce temps, Napoléon félicitait la Lombardie de sa fidélité, la récompensait en donnant des armes aux Milanais, et punissait l'hostilité du cardinal Mattei, archevêque de Ferrare, par une sévère réprimande et, plus tard, l'échec de sa candidature au trône pontifical, sur lequel, malgré les influences autrichiennes, Chiaramonti, évêque d'Imola, remplaça Pie VI.

En septembre 1796, les deux armées de Sambre-et-Meuse et celle du Rhin-et-Moselle avaient enfin commencé leurs opérations et s'avançaient rapidement au cœur de l'Allemagne. Würmser était à son poste du Tyrol ; il en laissait bientôt la garde à son lieutenant Davidowich, pour se porter avec trente mille hommes au secours de Mantoue.

Napoléon sentait l'importance d'occuper l'armée autrichienne, afin de l'empêcher de faire aucun détachement contre l'armée du Rhin, qui s'approchait des plaines de Bavière. Aussitôt qu'il eut pénétré le projet de Würmser, il résolut de prendre l'offensive, de battre Würmser en détail, en le surprenant en flagrant délit, et d'achever la destruction de cette armée qui lui avait donné tant de soucis, qu'elle n'avait pas suffisamment expiés par ses désastres de Lonato et de Castiglione[4].

 

Tandis que le général Kilmaine, avec un faible détachement, gardait l'Adige et couvrait le blocus de Mantoue, armé surtout d'instructions dont l'admirable prévoyance avait tout devancé et fut de point en point confirmée par l'événement, l'armée française se dirigeait sur le Trentin, et, après quelques engagements heureux, se trouvait, le 4 septembre, à la pointe du jour, en présence du corps autrichien de Davidowich, chargé de la garde du Tyrol. Le résultat de cette rencontre fut la bataille secondaire de Roveredo, qui livra le Tyrol italien et Trente, sa capitale, aux Français victorieux.

Le général Bonaparte, abandonnant alors les débris du corps de Davidowich à la division Vaubois, chargée de garder le Tyrol, résolut de profiter de l'erreur de Würmser, qui lui supposait l'intention de se joindre à Insprück à l'armée du Rhin, pour lui couper sa ligne d'opération sur le Frioul, comme il lui avait fermé sa retraite sur le Tyrol, et de l'enfermer entre la Brenta et l'Adige, de façon à lui enlever au moins la division Mezaros, compromise par sa marche sur Mantoue.

Le 6 septembre, après avoir organisé en une nuit l'administration du Tyrol et avoir rassuré l'indépendance et le patriotisme incorruptibles des habitants, par une proclamation habile, où il flattait, loin de les froisser, ces nobles sentiments, et où il abjurait toute pensée de conquête, Napoléon se mit en marche avec les divisions Augereau et Masséna, par les gorges de la Brenta, pour se porter à tire d'aile à Bassano. Il fallait faire, en deux jours au plus, ces vingt lieues de pénible chemin. Le 7, son avant-garde rencontra celle de Würmser en position derrière Primolano. Ce choc, que la valeur française rendit irrésistible, coûta à l'ennemi, enfoncé sur sa double ligne, quatre mille deux cents prisonniers, douze pièces de canon, des parcs de caissons, cinq drapeaux, et ajouta un nom de plus aux fastes de notre gloire en Italie.

A la nuit, l'armée française bivouaqua au village de Cismone. Napoléon y prit son quartier général, sans suite, sans bagages, mourant de faim et de lassitude ; il y passa la nuit. Un soldat, qui l'en fit ressouvenir au camp de Boulogne, en 1805, lorsqu'il était empereur, partagea avec lui sa ration de pain.

 

Cependant le plan de Napoléon continuait à se dérouler imperturbablement. La division Mezaros s'obstinait à une attaque infructueuse sur Vérone et, rappelée en toute hâte par Würmser, qui voulait arrêter l'armée française à Bassano, n'arrivait le 8 à Montebello que pour y apprendre la défaite de son chef. Le 8 septembre, à trois heures, après un nouveau passage de pont, toujours heureux comme à Lodi, l'armée française, qui se battait depuis six heures du matin, entrait à Bassano et y trouvait, comme trophées de sa victoire, six mille prisonniers, huit drapeaux, deux équipages de pont, deux cents voitures de bagages, trente-deux pièces de canon, etc.

Würmser se retira en désordre sur Vicence, ne pouvant plus se retourner sur la Piave ; il y rallia la division Mezaros. Il se trouvait ainsi coupé des États héréditaires et de ses communications avec l'Autriche. Jamais position ne fut plus critique que celle de ce général demeuré, après quatre combats malheureux, à la tête de seize mille hommes, reste découragé d'une armée de soixante mille. Il désespérait lui-même de son salut, quand la faute d'un chef de bataillon qui évacua Legnago, sans rompre le pont, faillit changer fatalement pour nous la face des choses, et retarda la perte de l'armée autrichienne, qui semblait inévitable. Würmser entra dans Legnago et y passa l'Adige. Il put ainsi, car, en stratégie, les succès se tiennent comme les revers, et un plan entamé est comme un réseau dont la maille se dénoue, il put éviter l'étreinte de Napoléon qui, accouru d'Arcole, espérait encore le cerner à la Molinella, et échapper, à Cerea, à la cavalerie de Murat, qui menaçait de le couper avec des forces malheureusement insuffisantes.

Ô caprices de la fortune, ô instabilité des prospérités humaines ! Il s'en fallut de peu que Napoléon ne fût pris à cette échauffourée de Cerea, où le général en chef, arrivant au galop dans le village au moment où son avant-garde était mise en déroute, n'eut que le temps de tourner bride, et de se sauver en toute hâte. L'honneur d'une telle capture échappa à Würmser, mais les deux engagements heureux de Villimpenta et de Due-Castelli lui livrèrent la route de Mantoue. Là, après une bataille vive et disputée, celle de Saint-Georges, dont Masséna décida le succès, le vieux maréchal, adversaire malheureux, mais honorable de Bonaparte, dut donner à son armée un repos dont la nôtre avait également besoin, et considéra comme un succès suffisant le ravitaillement de Mantoue, qu'il parvint à opérer avant que le général Kilmaine, troisième commandant du siège, eût pu entrer dans le Serraglio et bloquer entièrement la place (1er octobre).

Du 17 juin au 18 septembre, au moment de cette quatrième pause dans la lutte qui mettra sept fois aux prises deux champions acharnés, l'ennemi avait perdu vingt-sept mille hommes, dont dix-huit mille prisonniers, trois mille tués, six mille blessés, soixante-quinze pièces de canon, vingt-deux drapeaux — que Marmont porta à Paris —, trente généraux, six mille chevaux. Le maréchal demeurait enfermé dans Mantoue avec seize mille hommes, tandis que les débris des corps de Davidowich et de Quasdanowich, s'élevant à une dizaine de mille hommes, s'étaient réfugiés dans le Tyrol et le Frioul. Tel était le résultat de cette quatrième partie, qui eût été décisive, sans un caprice du hasard, surtout sans l'affaiblissement d'une armée épuisée par la victoire même, et dont les pertes étaient de sept mille cinq cents hommes tués, blessés ou prisonniers. Tandis que l'armée assiégeante attendait de la disette et de la fièvre dont elle souffrait elle-même la fin de l'opiniâtre résistance de Mantoue, Würmser, qui voyait là le dernier boulevard de la puissance autrichienne et la dernière ressource de sa fortune militaire, la prolongeait en faisant saler la plus grande partie des chevaux de sa cavalerie.

Contre toute probabilité, contre la croyance de toute l'Italie, l'armée française était encore destinée à remporter des victoires plus sanglantes et plus glorieuses, et l'Autriche devait lever encore et perdre deux armées nouvelles, avant que les destinées de ce boulevard de l'Italie fussent accomplies.

 

Cette cinquième campagne (du 1er au 18 novembre 1796), que couronne le nom immortel d'Arcole, est peut-être la plus belle de toutes, et la plus dramatique de ces sept sœurs glorieuses. Rien ne manque à l'intérêt du drame qui va se nouant. La conscience des obstacles à vaincre par le héros de cette pièce épique fait palpiter le cœur. Nous ne sommes plus aux premiers jours de la descente en Italie, à cette délicieuse nouveauté des bivouacs fleuris, à cette charmante surprise de l'abondance des villes lombardes. Après la Lombardie aux larges mamelles, nous voici dans le rude Tyrol, nourricier à peine à ses fils soulevés contre nous ; l'enthousiasme, l'ardeur, la confiance, ont disparu. Nos soldats se comptent et murmurent ; ils parlent de revenir au repos des Alpes, et d'abandonner leur conquête trop difficile à garder, ou de confier ce soin à leurs camarades de Sambre-et-Meuse et du Rhin, qui, tandis qu'ils s'illustraient chaque jour par une victoire nouvelle, ont mis leur gloire à reculer savamment et à faire devant le prince Charles ce que le général Bonaparte appelle avec raison une retraite de sergent. Certes, celui-là est un autre homme que Moreau et Jourdan. Il y aurait du plaisir à vaincre avec lui, s'il n'était pas insatiable de victoire. L'héroïsme est un état de l'âme sublime, mais passager ; avec lui, il faut être héroïque sans discontinuer. Il épuise, par des marches et des contremarches dont la subtilité est éblouissante, cette petite armée de trente mille hommes, qui trouve sans cesse devant elle les masses renouvelées de l'inépuisable recrutement autrichien. Après Beaulieu, Würmser, après Würmser enfermé dans Mantoue, voici venir le maréchal Alvinzi, un général tout frais avec une armée toute fraîche. N'est-ce pas tenter la fortune et abuser de son bonheur que de prétendre à la perpétuité du succès ? Déjà, des échecs significatifs semblent annoncer un changement, et la victoire menace de passer à l'ennemi.

Ainsi raisonnaient et bougonnaient, aux feux des rares bivouacs, les soldats de Bonaparte, braves, mais frondeurs comme ceux de César, et les premiers événements de cette campagne pleine de péripéties décisives, où le sort de la guerre semble en effet hésiter entre des adversaires tour à tour favorisés, donnent raison à leurs plaintes et à leurs inquiétudes.

Le projet d'Alvinzi était d'opérer dans Vérone sa jonction avec Davidowich, et de là marcher sur Mantoue. Napoléon résolut de 'en empêcher ; et, le 6 novembre, la bataille de la Brenta, dont le succès fut compromis par un retard inévitable, et surtout par les échecs postérieurs de la division Vaubois, accusa plus qu'elle ne justifia cette intention. Le général Vaubois, forcé dans sa position de Lavis, et forcé d'évacuer Trente, était dans une position critique, dont le danger menaçait le salut de toute l'armée, quand il fut dégagé par Joubert, et put repasser sur la rive droite de l'Adige et revenir occuper en force la position importante de la Corona et de Rivoli. Là, Napoléon harangua les soldats, qui, les premiers, avaient manqué à la gloire, jusque-là intacte, de l'armée d'Italie, et les électrisa par d'éloquents reproches. Puis il se porta à la tête de l'armée, qui fila toute la journée du 7 au travers de la ville de Vicence pour couvrir Vérone et empêcher la jonction d'Alvinzi avec Davidowich, qui pouvait être fatale aux assiégeants de Mantoue. Le 11 novembre, la défense de Montebaldo assurée, Napoléon résolut d'occuper Caldiero, comme donnant plus de chances à la défensive et plus d'énergie à son attitude.

L'entreprise ne manquait pas de difficultés, car Alvinzi était établi solidement sur ces belles positions convoitées par nous, appuyant sa gauche aux marais d'Arcole, et sa droite au mont Olivetto et au village de Colognola. Le feu dura toute la journée du 11 et les efforts intrépides de nos attaques, contrariés par la pluie et la boue, demeurèrent infructueux. Les pertes, dans cette affaire, furent égales. L'ennemi s'attribua, avec raison, la victoire. Ses avant-postes s'approchèrent de Saint-Michel et la situation des Français devint vraiment critique.

C'est cette déception de Caldiero qui provoqua cette explosion de mauvaise humeur dont nous avons résumé les griefs, parmi ces soldats si justement baptisés plus tard du sobriquet de grognards. C'est aussi ce premier revers qui inspira à Bonaparte, dont les obstacles, en le provoquant, secondaient le génie, le décisif et hardi mouvement qui devait lui assurer le plus imprévu des triomphes.

Le 14 novembre, à la nuit tombante, le camp de Vérone prend les armes en silence et l'armée française s'engage sourdement en trois colonnes sur une route qui ne peut être que celle de la retraite. Tandis que l'ennemi se confirme dans cette illusion, espérance des uns qui croient voir fuir leurs adversaires, effroi des autres qui voient partir leur défenseur, la direction est subitement et invisiblement changée.

Cependant l'armée, au lieu de suivre la route de Peschiera, prend tout à coup la gauche, longe l'Adige, et arrive avant le jour à Ronco ; Andréossy achevait d'y jeter un pont. Aux premiers rayons du soleil, elle se voit avec étonnement, par un simple à-gauche, sur l'autre rive. Alors, les officiers et les soldats, qui, du temps qu'ils poursuivaient Würmser, avaient traversé ces lieux, commencèrent à deviner l'intention de leur général : Il veut tourner Caldiero, qu'il n'a pu enlever de front, avec treize mille hommes ; ne pouvant lutter en plaine contre quarante mille, il porte son champ de bataille sur des chaussées entourées de vastes marais, où le nombre ne pourra rien, mais où le courage des têtes de colonne décidera de tout. L'espérance de la victoire ranime alors tous les cœurs, et chacun promet de se surpasser pour seconder un plan si beau et si hardi.

 

Trois chaussées partent du pont de Ronco, jeté sur la droite et non sur la gauche de l'Alpone par une prévoyance que l'évènement justifia. Sur ces trois chaussées, trois colonnes s'engagèrent le 15 novembre ; celle de gauche remonta l'Adige jusqu'à l'extrémité des marais au village de Porcile où elle couvrait la route de Vérone ; la colonne du centre se porta sur Arcole et arriva jusqu'au pont où, prise en flanc par les Croates qui y bivouaquaient, elle recula, malgré les efforts d'Augereau, accouru à son secours.

Alvinzi, étonné et inquiet de cette attaque à travers les marais de l'Adige, qui ne lui semblait possible qu'à l'état de feinte destinée à masquer une offensive plus raisonnable par la chaussée de Vérone, se décida néanmoins à se débarrasser de ce mouvement importun. Deux divisions envoyées par lui, vers neuf heures du matin, furent énergiquement et victorieusement repoussées, avec grande perte, par Augereau et Masséna. Les marais furent couverts de cadavres.

Arcole devenait le point essentiel du plan de Bonaparte et le but indispensable au succès de la combinaison qui était de déboucher sur les derrières de l'ennemi, et de lui couper son unique voie de retraite en s'emparant du pont de Villanova sur l'Alpone. Mais l'ennemi, sentant le prix de la position, la défendit à outrance et Napoléon y courut à la fois danger de la défaite et de la vie.

Arcole résista à plusieurs attaques. Napoléon voulut essayer un dernier effort de sa personne ; il saisit un drapeau, s'élance sur le pont et l'y place. La colonne qu'il commandait l'avait à moitié franchi, lorsque le feu de flanc et l'arrivée d'une division ennemie firent manquer l'attaque ; les grenadiers de la tête, abandonnés par la queue, hésitèrent ; mais, entraînés par la fuite, ils ne voulurent pas se dessaisir de leur général, le prirent par les bras, les habits, et l'entraînèrent avec eux au milieu des morts, des mourants et de la fumée ; il fut précipité dans un marais, il y enfonça jusqu'à moitié du corps ; il était au milieu des ennemis. Les grenadiers s'aperçurent que leur général était en danger, un cri se fit entendre : Soldats ! en avant pour sauver le général ! Ces braves revinrent aussitôt au pas de course sur l'ennemi, le repoussèrent jusqu'au delà du pont, et Napoléon fut sauvé.

 

D'autres scènes, non moins belles que celle que Napoléon a si bien racontée, avec l'inimitable émotion de ceux qui se souviennent, illustrent cet admirable épisode d'Arcole, justement, appelé par celui qui en fut le héros un chant de l'Iliade. Rien d'homérique, en effet, comme ces vieux soldats emportant leur général délivré, et surtout comme ces aides de camp se faisant tuer à sa place et lui faisant un bouclier de leur poitrine sanglante, pour tomber à côté des généraux mourant comme de simples soldats. Napoléon ne parla jamais sans émotion de ces dévouements héroïques et simples, auxquels il dut la victoire et la vie, et ces lauriers mêlés de crêpes funèbres, tant des pertes sensibles y affligèrent son cœur. A Lodi, il n'était encore qu'admiré. Arcole est cette phase attendrissante de sa carrière glorieuse, cette heure la plus douce du triomphe, où il se sentit aimé.

Cette journée fut celle du dévouement militaire. Lannes était accouru de Milan ; blessé à Governolo, il était encore souffrant ; il se plaça entre l'ennemi et Napoléon, le couvrit de son corps, et reçut trois blessures, ne voulant jamais le quitter. Muiron, aide de camp du général en chef, fut tué, couvrant de son corps son général. Mort héroïque et touchante ! Belliard, Vignolle, furent blessés en ramenant les troupes en avant. Le brave général Robert fut tué ; c'était un soldat solide au feu.

 

Napoléon n'oublia jamais ce qu'il devait à Lannes et à Muiron ; Lannes composera, avec Desaix et Duroc, le triumvirat de prédilection des compagnons de Bonaparte. Et tous trois morts au champ d'honneur, tous trois il les pleurera.

Pour Muiron, il ne perdra aucune occasion d'immortaliser ce nom modeste. C'est d'abord une lettre du 19 novembre, le premier jour du repos après la triple bataille d'Arcole, écrite à sa veuve. Quelle simple et noble oraison funèbre !

Muiron est mort sur le champ de bataille. Vous avez perdu un mari qui vous était cher, et moi un ami auquel j'étais depuis longtemps attaché ; mais la patrie perd plus que nous deux par la mort d'un officier distingué autant par ses talents que par son courage. Si je puis vous être bon à quelque chose, à vous, à son enfant, je vous prie de compter entièrement sur moi.

 

Quelles admirables douleurs que ces deux douleurs qui se consolent par la pensée du deuil de la patrie et qui s'immolent à elle !

Le 28 décembre (8 nivôse an VI), à la prière sans doute de la veuve de Muiron, le général en chef demanda et obtint du Directoire la radiation de la liste des émigrés de la belle-mère et du beau-frère — M. et madame Bérault de Courville —, de son compagnon du siège de Toulon, de son auxiliaire de Vendémiaire, du martyr de son salut à Arcole. Il eût sans doute étendu de nouveaux bienfaits sur cette famille privilégiée, sans la mort prématurée de la veuve et du fils de Muiron, qui rejoignirent bientôt leur père et leur époux dans la tombe. Ainsi, la fleur blessée par la faux tombe, tige et rameaux, et sème à terre un à un jusqu'aux derniers pétales.

Bonaparte, ne pouvant plus rien faire que pour la mémoire de Muiron, ne perdit pas une occasion de l'honorer. Une frégate vénitienne reçut son nom. Échappée au combat naval d'Aboukir, elle ramena Napoléon d'Égypte en France, et depuis lors jusqu'à la Restauration, elle commanda le port de Toulon.

En 1815, c'est sous le nom de colonel Muiron, qu'il pensait devoir lui porter bonheur, que Napoléon se fia à la déloyauté anglaise.

A Sainte-Hélène, son testament porte les héritiers de Muiron parmi ses légataires.

Si Muiron est mort pour Bonaparte, il est doux et vrai de dire qu'il n'est pas mort pour un ingrat.

La prise d'Arcole, si chèrement achetée, ne fut pas plutôt consommée qu'elle devint inutile. L'abandon de la position de Caldicro par Alvinzi, justement effrayé du danger de sa situation, changeait complètement l'intérêt de sa possession et, de principale pièce de l'échiquier sanglant, ce petit clocher retombait pour un moment au rang subalterne par suite de la retraite d'Alvinzi.

Les Français, du haut du clocher de Ronco, virent avec douleur cette proie leur échapper, et ce fut à la vue des mouvements précipités de l'ennemi qu'on put juger toute l'étendue et les conséquences du dessein de Napoléon. Chacun vit quels pouvaient être les résultats d'une combinaison si profonde et si hardie. L'armée ennemie, par sa retraite précipitée, échappait à la destruction.

 

En même temps, elle menaçait la sécurité de nos troupes, dont la ligne de retraite pouvait être coupée par un échec de Vaubois, rejeté sur Mantoue par Davidowich. Dans cette hypothèse, Napoléon résolut d'évacuer Arcole pour se porter au secours de Vaubois, et au moment où il apprenait que ce général n'avait pas besoin d'appui et occupait les hauteurs de Bussolengo, en face de Davidowich immobile, il fut surpris lui-même, si on peut dire qu'un tel général le fut jamais, par un retour offensif d Alvinzi, qui fit occuper Arcole et Porcile, et attaqua, sans autre résultat qu'une nouvelle défaite ajoutée à celle de la veille.

Le lendemain 17 éclaira la troisième phase de cette lutte de trois jours qui illustre à jamais le nom d'Arcole. Après un combat sanglant dans la matinée, où une seule manœuvre de Bonaparte coûta à l'ennemi trois mille hommes ensevelis dans la fange de ces marais arrosés de sang, eut lieu, non plus sur ce théâtre hasardeux des chaussées et des digues, mais en plaine, entre l'armée autrichienne, affaiblie en trois jours de vingt-cinq mille hommes tués, blessés ou prisonniers, et l'armée française, qui ne lui était plus inférieure en nombre que d'un tiers, l'engagement décisif de ce duel obstiné. Il fut encore fatal à l'ennemi, qui battit en retraite sur Vicence, tandis que l'armée française, après cette trilogie de combats où Napoléon avait goûté et fait goûter à ses soldats ce que le génie a déplus puissant, le succès de plus enivrant, et où il avait épuisé pour la première fois les émotions les plus sublimes et les plus terribles de la guerre, rentrait triomphante à Vérone par la porte de Venise, trois jours après en être sortie mystérieusement par la porte de Milan.

Au milieu de l'enthousiasme de ses amis, de l'admiration de ses ennemis eux-mêmes, Napoléon, poursuivant sa victoire, vengea, à Rivoli l'échec de Vaubois à Bussolengo, et, le 18, il accorda à ses troupes fatiguées une nouvelle halte de repos, dans l'attente de la prise de l'opiniâtre Mantoue, dont la chute devait consommer la victoire et terminer la lutte.

Napoléon, grand à la guerre, ne l'était pas moins dans la diplomatie, et, la plume à la main, il n'était pas inférieur à lui-même. Il manœuvrait aussi habilement et aussi heureusement sur le terrain des négociations que sur le champ de bataille, et ses triomphes sous ce rapport ne sont pas indignes de ses victoires. Là aussi, il apportait la supériorité de principes nouveaux, d'aperçus originaux, et cette hardiesse inspirée de son génie, mêlée à propos de toutes les souplesses de son esprit. Là aussi, il déroutait toutes les anciennes tactiques et déjouait tous les artifices traditionnels ; là aussi, il inaugurait victorieusement et éloquemment la politique de l'avenir, qui triomphait en sa personne de la politique du passé, opposant dans un équilibre nouveau les intérêts des peuples à ceux des gouvernements, et, au besoin, jetant à propos son épée dans la balance de délibérations égoïstes, et faisant servir pour la première fois la force au droit. Nous ne pouvons que le peindre d'un trait rapide, assis, à chaque intermède de la guerre, devant ce tapis vert des conférences qu'il dominait bien vite de l'ascendant de son génie, de son bonheur et de sa vertu, infaillible, incorruptible et irrésistible, avec sa belle tête pâle courbée sous le poids des grandes pensées, ces yeux ardents dont rien ne peut exprimer le magnétique empire, ce sourire qui, au besoin, achevait la conquête de la raison, et ce geste armé d'une foudre invisible qui, au besoin aussi, imposait le silence à l'obstination ou à la mauvaise foi.

Sa conduite vis-à-vis de Gênes est un chef-d'œuvre de patience habile et d'opportune fermeté. Grâce à ses ménagements, parfois suivis de foudroyants châtiments, la douteuse république demeura dans les liens de notre tutelle, et, le 6 octobre 1796, une convention, confirmée en 1797 par le traité de Montebello, effaça tous les griefs, liquida tous les comptes et fournit à notre Trésor un subside de quatre millions, à notre influence le concours des bannis rappelés, à nos armées la sécurité des communications et des approvisionnements. Plus sage et plus prévoyant que ceux qui prétendaient l'inspirer, Bonaparte résista aux efforts faits pour l'entraîner dans cette politique révolutionnaire qui avait si longtemps compromis le fruit des victoires de nos armées depuis 1792. Bien loin de renverser le roi de Sardaigne, dont la chute n'eût créé que des embarras à la République, il conclut avec lui un traité d'alliance offensive et défensive, dont les avantages le lièrent à la France par des liens plus solides que ceux de la conquête. Ce traité, longtemps compromis par la mauvaise volonté du Directoire et les imprudences de nos négociateurs, ne fut signé que le 1er mars 1797 à Bologne, et l'exécution en demeura, par suite des mêmes raisons, suspendue pendant l'année 1797.

Les négociations avec le duc de Parme et le duc de Modène s'inspirèrent, les premières, d'égards nécessaires pour l'Espagne, que Bonaparte voulait attirer, par l'appât offert à ses prétentions, à une utile coopération, surtout maritime, au lieu d'un traité d'alliance demeuré platonique ; et les secondes, de la vengeance nécessaire à tirer d'une violation d'armistice que Bonaparte punit, le 8 octobre 1796, par une déclaration d'indépendance conforme au vœu du pays.

Les exigences excessives du Directoire avaient effarouché, puis exaspéré les susceptibilités du Saint-Siège, devenu le centre d'une hostilité dangereuse, en raison de ses prestiges et de ses mystères. Bonaparte, justement inquiet des brutalités et des maladresses des négociateurs qui avaient embrouillé une trame qui exigeait une grande délicatesse de tact, reprit leur œuvre interrompue avec l'autorité de son caractère et l'insinuant attrait d'une déférence inespérée. Mais il fallait à l'opiniâtreté de la diplomatie romaine, pour la contraindre à s'incliner, plus que le prestige d'Arcole et les menaces de Bologne, en janvier 1797. Et c'est seulement de la double et suprême déception de la victoire de Rivoli et de la prise de Mantoue que date la résipiscence d'une cour réduite à ne plus pouvoir compter sur les chances de la guerre, et trop heureuse de ce doux châtiment qu'on appelle le traité de Tolentino.

Le grand-duc de Toscane avait le premier reconnu la République, et le 11 janvier 1797, l'évacuation de Livourne, gage temporaire d'une neutralité exactement observée, rendit hommage à la loyauté du prince et à la modération de Napoléon. Le roi de Naples, moins heureusement conseillé, éluda, par toutes sortes de faux fuyants, la transformation en traité définitif de l'armistice du 5 juin 1796. Une paix dilatoire, signée le 8 octobre, ne devait durer que le temps nécessaire pour permettre à la France de punir une insolente mauvaise foi.

Forte des succès en Allemagne du prince Charles, adversaire heureux de Jourdan et de Moreau, la diplomatie autrichienne, impérieusement sommée par le Directoire de consentir à la paix, éludait habilement la mission donnée à cet effet au général Clarke, dans laquelle Bonaparte intervint à temps pour empêcher la surprise d'une conclusion aussi désavantageuse qu'une défaite en Italie, puisqu'elle impliquait la renonciation aux bénéfices de nos victoires. Napoléon, qui ne voulait traiter que sur les bases des limites du Rhin et d'un État prépondérant en Italie, qui fit tomber à jamais, pour les idées françaises, la barrière des Alpes, refusa d'approuver des préliminaires, qu'il devait remplacer, trois mois plus tard, par ceux de Léoben. Ceux-ci assuraient à la France Mayence, en Allemagne, et en Italie, l'appui de la filiale République cispadane, contrepoids à la fois à l'influence de la réaction romaine et des impatiences lombardes.

Tel était l'état de l'Italie à la fin de l'année 1796 et au printemps de 1797, lorsque l'armée française, à la suite des exploits qui nous demeurent à raconter, se résolut à traverser les Alpes Juliennes et à marcher sur Vienne.

La sixième campagne d'Italie (janvier-février 1797), a tout l'intérêt rapide et saisissant d'un quatrième acte de drame. On sent que le dénouement tant disputé approche. Pour cette dernière épreuve, l'Autriche n'a rien négligé afin de se concilier la fortune, et de transporter à l'Italie ses bonheurs d'Allemagne. Tandis que de sourds ferments d'irritation à Rome, à Naples, à Venise menacent la sécurité française et n'attendent que le signal d'un échec pour envelopper notre armée de représailles vengeresses, suspendues par la crainte, Alvinzi reçoit d'un recrutement volontaire, suppléant à l'épuisement d'une longue guerre, d'enthousiastes et de patriotiques renforts. Vienne seule envoie quatre mille jeunes gens, le plus cher de ses entrailles, Ce bataillon sacré marche avec des drapeaux que l'impératrice a brodés de sa main. En y comprenant les vingt-quatre mille hommes de la garnison de Mantoue, Alvinzi dispose de quatre-vingt-seize à cent mille hommes.

Contre tant d'ennemis sur quoi peut compter Bonaparte ? Sur lui ; sur lui, et c'est assez, quand pour instruments de son génie on a des généraux comme Masséna, Augereau, Joubert et des soldats comme ces soldats qui, en six mois, ont vu dix victoires. Les pertes d'Arcole et de Mantoue ayant été comblées par quelques renforts péniblement arrachés à la jalouse parcimonie du Directoire, avide de rétrécir un théâtre qui grandissait trop les acteurs, l'armée française comptait environ quarante-trois mille hommes.

Le plan de l'Autriche comportait deux attaques, l'une par Montebaldo, l'autre par le bas Adige et le Padouan. Le rendez-vous des deux corps d'opération était Mantoue et, on l'espérait bien, Mantoue délivré. Le but de cette dualité d'attaque était de forcer l'armée française à se partager elle-même, et de lui appliquer, à son tour, cette méthode de division dont Würmser avait été la victime.

Le 12 janvier 1797, l'exécution de ce plan encore mystérieux était commencée sur tous les points. Une dépêche interceptée en révéla une partie à Bonaparte, que les rapports de Joubert devaient éclaircir sur le surplus. Le 15 au soir, son parti était pris, et Bonaparte, confiant à la division Augereau le soin de disputer le passage du bas Adige aux vingt mille hommes du général Provera, se porta au fort du danger, c'est-à-dire du côté de Montebaldo, autour de ce plateau de Rivoli où, en devançant l'ennemi, on pouvait l'obliger à combattre isolé de sa cavalerie et de son artillerie. Le 14, à deux heures du matin, le mouvement était accompli. Quelques heures après, la bataille de Rivoli, gloire de Masséna, justifiait une fois de plus les prévisions du général en chef qui y paya de sa personne, fut plusieurs fois entouré et eut plusieurs chevaux blessés. Cette défaite, d'un effet moral supérieur à ses résultats matériels, coûtait à l'ennemi douze pièces de canon, sept drapeaux et sept mille prisonniers.

Pendant ce temps, Provera échappait à Augereau, débordé, et marchait sur Mantoue, volant, à son insu, au-devant de sa perte, car il était suivi par l'infatigable Bonaparte, qui, aussitôt la victoire de Rivoli assurée, accourait à marches forcées pour couvrir le siège de Mantoue et l'armée de blocus, que la diversion de Provera allait placer entre deux feux. Devancé, malgré tout, par le général ennemi, sous les murs de Mantoue, l'intrépide défense de Miollis permit à Bonaparte d'arriver à temps, et le lendemain 16 janvier, le duel était de deux contre deux et non de deux contre un, ainsi que l'avait espéré la ruse autrichienne. Le 16 janvier (27 nivôse) la bataille s'engage à la pointe du jour. En voici l'énergique croquis, tracé par un illustre historien[5] :

Bonaparte, arrivé dans la soirée, dispose Augereau sur les derrières de Provera, Victor et Masséna sur les flancs, de manière à le séparer de la citadelle, par laquelle Würmser doit essayer de déboucher. Il oppose Sérurier à Würmser. Le lendemain, Würmser débouche de la place, et attaque Sérurier avec furie ; celui-ci lui résiste avec une bravoure égale, et le contient le long des lignes de circonvallation. Victor, à la tête de la cinquante-septième, qui, dans ce jour, reçut le nom de la Terrible, s'élance sur Provera, et renverse tout ce qui se présente devant lui. Après un combat opiniâtre, Würmser est rejeté dans Mantoue. Provera, traqué comme un cerf, enveloppé par Victor, Masséna, Augereau, et inquiété par une sortie de Miollis, met bas les armes avec six mille hommes. Les jeunes volontaires de Vienne en font partie. Après une défense honorable, ils rendent leurs armes et le drapeau brodé par les mains de l'impératrice.

 

La bataille de la Favorite était un de ces désastres irréparables qui ne permettent plus l'espérance. Würmser dut songer à faire cesser le supplice, désormais inutile, de cette héroïque défense qui coûtait déjà la vie à vingt-sept mille cinq cents soldats, victimes de la fièvre, de la disette ou du fer et du feu des assiégeants. Il avait assez fait pour sa gloire, que cette défaite si longtemps disputée, illustre comme une victoire. Il ne devait plus songer qu'au salut de ses compagnons, compromis par les revers successifs qui, complétant l'avantage de la bataille de la Favorite et faisant épuiser à l'Autriche jusqu'à la lie la coupe de l'adversité, avaient refoulé au delà du Tyrol, occupé de nouveau par Joubert, les débris désespérés de l'armée d'Alvinzi. On peut se faire une idée de l'amertume des délibérations du vieux maréchal, lorsque pour se décider au sacrifice nécessaire et se résigner à mettre son sort à la merci du vainqueur, il dut récapituler les pertes de cette courte et fatale campagne faite par Bonaparte, pour ainsi dire, à coups de foudre. Dans ces quelques jours de janvier, l'armée autrichienne, dissoute et comme fondue en quelques chocs, avait laissé entre nos mains vingt-cinq mille prisonniers, vingt-quatre drapeaux, que Bessières, à son tour, apporta à Paris, et sur le champ de bataille trente-cinq mille morts au moins.

Réduit à courber devant la fatalité, acharnée sur son pays, son front blanchi, Würmser demanda capitulation au général Bonaparte, qu'il trouva digne de sa fortune, c'est-à-dire, généreux et modéré dans la victoire. Plein de respect pour cette réputation déchue, cette vieillesse héroïque, ce courage si malheureux, Bonaparte, laissant à Würmser le temps de prolonger sa résistance jusqu'aux dernières limites des exigences de l'honneur, lui accorda spontanément les conditions les plus consolantes. Et lorsqu'elles furent acceptées avec une reconnaissance dont Würmser attesta la sincérité par un avis qui ne fut pas inutile et qui sauva peut-être la vie à celui qui lui sauvait l'honneur, Bona parte, avec une modestie touchante, se déroba à l'admiration du vaincu, préférant se priver du plus flatteur des hommages que d'exposer le vétéran à rougir en remettant son épée à un jeune homme. Il y a là un scrupule de générosité plus sincère et plus habile à la fois que tous les calculs de l'orgueil. Ce n'est pas la faute de Napoléon, si cette renonciation au triomphe lui fit encore plus d'honneur que le triomphe même, et si, lorsqu'il céda au général Sérurier le droit de voir défiler devant lui le vieux maréchal et tout l'état-major de cette garnison de vingt mille hommes qui se rendait à la fois, l'absence volontaire, à cette fête de la victoire, de son auteur, fut plus remarquée que ne l'eût été sa présence.

Bonaparte, tout entier à des desseins auxquels la rapidité de l'exécution assurait souvent le succès autant que l'habileté de la conception, poursuivait, vis-à-vis de Rome et de Naples, l'œuvre de précaution et d'intimidation nécessaire pour lui rendre la liberté et la sécurité de cette marche sur Vienne, chef-d'œuvre de ses combinaisons, couronnement de son édifice de victoires.

Le pape Pie VI, sous l'influence des manœuvres du cardinal Dusca, prélat fanatique, gagné aux illusions autrichiennes et aux rancunes napolitaines, était sorti de la neutralité qui seule comporte l'inviolabilité, et en enfreignant les conditions de l'armistice de Bologne, ratifié par lui le 27 juin, s'était placé, en face d'un vainqueur justement irrité, dans la position d'un belligérant provocateur. Mais Bonaparte, modéré jusque dans ses colères, volontiers incliné au pardon pour les erreurs d'une puissance, respectable jusque dans ses erreurs et contre laquelle il n'avait rien des préventions, des aveuglements el des acharnements révolutionnaires, ne prétendait donner à une leçon, infligée plutôt aux. conseillers du souverain pontife qu'à lui-même, que la rigueur exigée par la nécessité d'un exemple et le soin de sa sécurité. Il protesta donc, par une proclamation fort inattendue de la part d'un général de la République, de son intention de respecter les droits du Saint-Siège et l'indépendance de ses sujets, justifiant péremptoirement son entrée sur le territoire pontifical par la correspondance, interceptée par lui, du cardinal Busca avec Mgr Albani, chargé d'affaires à Vienne et dont il insérait, dans son manifeste, des extraits accablants pour la bonne foi d'un gouvernement qui, à la faveur d'un armistice, conspirait avec l'ennemi. Notre envoyé à Rome, M. de Cacault, rappelé, l'armistice déclaré rompu, le général Bonaparte, le 2 février 1797, établit son quartier général à Imola, dans le palais de l'évêque Chiaramonti, depuis le pape Pie VII. Le 3, l'armée de six à sept mille hommes, mercenaires, moines ou paysans fanatisés, réunis par le cardinal Busca au tocsin d'une nouvelle guerre sainte, fut en un clin d'œil, battue et mise en déroute devant Faenza ; et ainsi s'évanouit, dans le ridicule, le fantôme de cette Vendée romagnole à qui le cardinal-général ne sut indiquer que le chemin de la fuite. Fidèle à la loi de modération qu'il s'était imposée, le vainqueur refusa à ses soldats, irrités de la résistance de Faenza à ouvrir ses portes, de renouveler les représailles vengeresses de Pavie. Il rendit la liberté aux prisonniers du combat, se contentant, pour tout châtiment, d'une réprimande et de reproches qui, sanctionnés par le pardon, étaient d'un effet assuré ; et ayant ainsi répondu à la calomnie et gagné l'opinion, il se vit accueilli avec un hospitalier empressement, succédant à la terreur et à la haine, à Forli, Césène, Rimini, Pesaro, Sinigaglia, et il trouva des moines pour prêcher en sa faveur.

Le digne général de l'armée pontificale, réduite à trois mille hommes par le désastre peu sanglant de Faenza, Colli, essaya d'un simulacre de résistance destinée à couvrir Ancône. Malgré la supériorité de sa position, il fut attaqué, débordé, enveloppé par le général Victor, et ses trois mille hommes furent pris comme d'un seul coup de filet. Suivant son habitude, Bonaparte les renvoya, après les avoir sermonnés comme des écoliers rebelles, et cette clémence, malgré ce qu'elle avait d'ironique, continua de lui faire des partisans qu'il augmenta à Ancône par un habile mélange de fermeté et de tolérance. Le 10 février, l'armée campa à Notre-Dame de Lorette, dont les émissaires pontificaux, devançant notre armée, avaient emporté les trésors et oublié la madone, qui fut envoyée à Paris, pour être restituée au Concordat. Habile dans sa conduite vis-à-vis des habitants et du clergé indigène, Bonaparte ne le fut pas moins dans la générosité tutélaire avec laquelle il, accueillit et proclama inviolables des milliers de malheureux prêtres français émigrés, partout repoussés et chassés de leur asile par l'égoïsme napolitain ou la pusillanimité romaine, que nos soldats nourrirent et protégèrent, et qui virent dans Bonaparte l'image pour la première fois souriante de la patrie. Ces débris reconnaissants, rentrés plus tard en France, contribuèrent à y populariser le nom de leur sauveur, dont le prestige n'était pas moins fait de la modération avec laquelle il usait de ses victoires que de ces victoires elles-mêmes, et des louanges de ses ennemis que de celles de ses amis.

C'est grâce à cette modération si habile et si prévoyante que Bonaparte put se faire demander la paix qu'on n'osait espérer, et qu'il voulait accorder au souverain pontife prêt à se réfugier à Naples. Parti extrême qui eût contrarié son projet de marcher sur Vienne, en l'obligeant de diviser ses forces, d'occuper Rome et de résister à l'hostilité encore sourde, mais bientôt déclarée, de la cour de Naples. Le 15 février, Bonaparte reçut à Tolentino, à trois journées de Rome, le cardinal Mattei, monsignor Galuppi, le duc de Braschi et le marquis Massimi, plénipotentiaires du pape, rassuré et débarrassé du ridicule Busca. Au bout de cinq jours de discussions ou plutôt d'homélies, comme le dit, avec une malice fort légitime, Napoléon lui-même, fut signé un traité de paix, d'amitié et de bonne intelligence entre la République française et Sa Sainteté le pape Pie VI, qui nous assurait la possession d'Avignon et du comtat Venaissin, des légations de Bologne, de Ferrare et de la Romagne, l'occupation d'Ancône, donnait à nos finances le secours fort opportun d'une rançon de trente millions, et à notre cavalerie un appoint de mille six cents chevaux. L'assassinat de Basseville était désavoué et sa famille indemnisée.

Cet incident, heureusement et rapidement vidé, à la satisfaction des susceptibilités romaines, plus qu'à celle des prétentions du Directoire, encore pleines de l'exagération républicaine, et auxquelles Bonaparte imposa, non sans peine, le frein de la raison et de la nécessité, il revint à Mantoue, couronnant la courtoisie de son attitude par l'envoi de Junot à Rome, porteur d'une lettre dont les termes respectueux contrastaient fort avec le langage du temps. De Mantoue, dont les plus beaux tableaux allèrent enrichir notre Musée, devenu le sanctuaire du butin artistique de l'Italie, et dont les fortifications restaurées se ressentirent de l'expérience du siège et de la supériorité du génie français, Bonaparte passa à Milan. Là il put reconnaître les progrès de son organisation et passa en revue les vingt mille hommes de renfort conduits par Bernadotte et Delmas, que le Directoire, cédant enfin à ses prières, avait détachés des armées de Sambre-et-Meuse et du Rhin, jetant ainsi dans l'armée d'Italie, exaltée et peut-être aussi un peu corrompue par la victoire, un heureux et nouveau courant de patriotisme, de désintéressement et de vertu militaire. Désormais Bonaparte pouvait réaliser son dessein, jusque-là presque chimérique et encore téméraire, de dicter à l'Autriche, sous les murs de Vienne, la paix et l'abandon de l'Angleterre, abandonnée à elle-même par cette coalition qui avait un moment enveloppé l'Europe dans sa conspiration.

A l'ambition de cette paix glorieuse, qui lui serait due tout entière, se joignait l'aiguillon d'une certaine impatience de se mesurer, pour la lui imposer, avec cet archiduc Charles, jeune comme lui, révélé d'un coup, comme lui, par des combinaisons qui annonçaient le génie, et de faire expier au chef victorieux de la résistance allemande, les échecs de Moreau et de Jourdan causés par cette dualité et cet isolement dont il avait préservé les opérations d'Italie, et demeurés encore sans vengeance.

A la fin d'octobre 1796, il ne demeurait plus aux armées françaises, un moment maîtresses de l'Allemagne et qui venaient de repasser le Rhin, sur la rive droite de ce fleuve, que la place de Dusseldorf, la tête de pont de Kehl et celle de Huningue. Le 19 janvier 1797, il ne leur restait plus rien, et l'archiduc Charles pouvait concentrer ses forces sur la défense du Tyrol, et se porter au-devant du jeune général, mis, pour la première fois, en face d'un adversaire digne de lui, mais moins libre de ses plans, soumis au contrôle souvent absurde du conseil aulique, que Bonaparte, affranchi, en ce qui touche le militaire, de la tutelle du Directoire.

A la fin de février, le conseil aulique détacha six divisions de ses meilleures troupes du Rhin, quarante mille hommes, quatre sur le Frioul, deux sur le Tyrol. Le prince Charles, tout resplendissant de la gloire qu'il venait d'acquérir en Allemagne, prit le commandement des armées autrichiennes d'Italie, et porta son quartier général, le 6 février, à Insprück, et peu après à Villach et à Gorizia.

Dans le courant de février, ses ingénieurs parcoururent les débouchés des Alpes Juliennes et Noriques ; ils projetaient les fortifications qu'ils devaient élever sitôt que les neiges seraient fondues.

Napoléon brûlait d'impatience de les prévenir, d'attaquer et de chasser l'archiduc Charles de l'Italie, avant l'arrivée des puissants renforts qui traversaient l'Allemagne.

 

Cette impatience, dont on a fait un calcul ambitieux et jaloux, el qui n'était que le sentiment de la situation, sans lequel il n'est pas de succès, obligea Napoléon lui-même à se passer du contingent sarde, arrêté par le refus du Directoire de ratifier le traite de Bologne, et du contingent promis, puis éludé par la duplicité traditionnelle du sénat vénitien, qui allait perdre la République après l'avoir sauvée, enfin et surtout, du concours des armées de Sambre-et-Meuse et du Rhin maintenues séparées, en dépit des leçons récentes et si bien faites pour démontrer les avantages de leur fusion. Bien loin donc de profiter de ces circonstances favorables, paralysées par l'aveuglement du Directoire ou la perfidie vénitienne, Napoléon, obligé de diminuer son effectif d'un corps de surveillance et de réserve de dix mille hommes destinés à garder ses derrières et à contenir Venise, entra en campagne avec une armée de cinquante mille hommes, dont cinq mille de cavalerie et deux mille cinq cents d'artillerie.

Dans les premiers jours de mars, l'armée de l'archiduc était forte d'un nombre à peu près égal de soldats, dont quinze mille se tenaient dans le Tyrol et dont le surplus couvrait le Frioul. Il semblait devoir se concentrer dans le Tyrol, tendant la main aux renforts d'Allemagne, qui, à la distance du Frioul, étaient séparés de lui par vingt marches de plus. Contrairement à ces prévisions, c'est le Frioul que le prince autrichien avait choisi pour son théâtre d'opérations, en vue sans doute, en cas de succès, d'arrêter à la fois l'invasion de l'armée française en Allemagne et de s'avancer, en la poursuivant, jusqu'au cœur de l'Italie. Napoléon, profitant de cette erreur d'un ennemi heureusement aveuglé, porta, le 9 mars, son quartier général à Bassano, d'où il s'adressa en ces termes, à ses troupes :

Soldats ! la prise de Mantoue vient de terminer la guerre d'Italie, qui vous donne des titres éternels à la reconnaissance de la patrie. Vous avez été victorieux dans quatorze batailles rangées et dans soixante et dix combats. Vous avez fait cent mille prisonniers, pris cinq cents pièces de canon de campagne, deux mille de gros calibre, quatre équipages de pont. Les contributions mises sur le pays que vous avez conquis ont nourri, entretenu, soldé l'armée ; vous avez, en outre, envoyé 30 millions au ministre des finances pour le service du Trésor public. Vous avez enrichi le Muséum de Paris de trois cents chefs d'œuvre de l'ancienne et nouvelle Italie, qu'il a fallu trente siècles pour produire. Vous avez conquis à la République les plus belles contrées de l'Europe. Les républiques Transpadane et Cispadane vous doivent leur liberté. Les couleurs françaises flottent pour la première fois sur les bords de l'Adriatique, en face et à vingt-quatre heures de la patrie d'Alexandre. Les rois de Sardaigne, de Naples, le pape, le duc de Parme, sont détachés de la coalition. Vous avez chassé les Anglais de Livourne, de Gênes, de la Corse. Et cependant, de plus hautes destinées vous attendent ! Vous en serez dignes !

De tant d'ennemis qui se coalisèrent pour étouffer la République à sa naissance, l'empereur seul reste devant nous. Il n'a plus de politique, de volonté, que celle de ce cabinet perfide qui, étranger aux malheurs de la guerre, sourit avec plaisir aux maux du continent. Le Directoire exécutif n'a rien épargné pour donner la paix à l'Europe ; la modération de ses propositions ne se ressentait pas de la force de ses armes. Il n'a pas été écoulé à Vienne. Il n'est donc plus d'espérance d'avoir la paix qu'en allant la chercher dans le cœur des États héréditaires.

Vous y trouverez un brave peuple : vous respecterez sa religion et ses mœurs, vous protégerez ses propriétés.

C'est la liberté que vous apporterez à la brave nation hongroise[6].

 

Du 16 mars au 2 avril 1797, la bataille de Tagliamento, perdue par l'archiduc, le combat de Tarvis, le passage de l'Isonzo et la prise de Gradisca ouvraient à l'armée française la route de l'Allemagne à travers une étape de victoires, et le combat de Klagenfurth, fatal à deux des premières divisions de renfort venant de l'armée autrichienne du Rhin, lui permettait d'attendre, maîtresse des châteaux de Goritzia, de Trieste et de Laybach, sa jonction avec le corps de Joubert, qui ne tardait pas à arriver, suivant des drapeaux illustrés par les journées de San-Michele, de Tramin et de Klausen, avec douze mille hommes emmenant sept mille prisonniers.

Ainsi, en dix-sept à vingt jours, l'armée de l'archiduc avait été défaite en deux batailles rangées et en plusieurs combats ; elle était rejetée au delà du Brenner, des Alpes Juliennes et de l'Isonzo. Trieste et Fiume, les deux seuls ports de la monarchie, étaient pris ; la province de Goritzia, l'Istrie, la Carniole, la Carinthie, obéissaient au gouvernement français ; vingt mille prisonniers, vingt drapeaux, cinquante pièces de campagne attelées, prises sur le champ de bataille, étaient les trophées qui attestaient la supériorité du soldat français. Des six divisions que l'archiduc attendait du Rhin, deux avaient été entamées. Le quartier général français était en Allemagne, et au plus à soixante lieues de Vienne. Tout portait à penser que dans le courant de mai, les armées françaises victorieuses seraient maitresses de cette capitale, car il ne restait à l'Autriche sur le Rhin, au commencement de mars, que quatre-vingt mille hommes, et l'armée française de Sambre-et-Meuse et du Rhin en comptaient plus de cent trente mille[7].

 

C'est à ce moment suprême que Napoléon, qu'on a voulu représenter comme ayant précipité, avec une jalouse et ambitieuse impatience, sa marche indépendante, préférant les dangers de l'isolement au partage du triomphe, fit au contraire un dernier appel au concours attendu, promis, indispensable des armées de Rhin-et-Moselle et de Sambre-et-Meuse, toujours immobiles, faute d'équipages de pont, selon les uns, faute d'ordres, selon les autres, attachées au rivage par l'équivoque inertie du Directoire. Quels mobiles prêter à cette systématique surdité, demeurée une énigme pour l'histoire ? Faut-il croire ceux qui prétendent que la pusillanimité des chefs du pouvoir exécutif en France recula devant la responsabilité de succès trop rapides pour n'être pas éphémères, ou ceux qui soutiennent, avec plus de raison peut-être, que leur orgueil et leur ambition tremblèrent à l'idée de tant de renommée et de tant de pouvoir accumulés sur la tête et entre les mains d'un seul homme ; et que plus d'un sentit alors sa sécurité menacée par le cauchemar du retour triomphal, à Paris, d'un général, chef de trois armées, auquel la victoire pouvait tout inspirer et la gloire tout permettre ?

Quoi qu'il en soit, il est certain que le Directoire éluda, avec des compliments et des promesses, le dernier appel de Bonaparte, et, par cette attitude équivoque, qui ne lui permettait de compter que sur lui-même, l'obligea de s'arrêter au milieu de sa victoire, de peur d'en compromettre les fruits, et de se venger, par la paix, de ceux qui l'empêchaient d'achever la guerre.

Le 31 mars, par une de ces initiatives dont la hardiesse étonne et subjugue, le général Bonaparte, vainqueur, offrait dans une lettre mémorable, qui fait honneur à celui qui l'a écrite et à celui qui l'a reçue, la paix au vaincu, et, remettant l'épée au fourreau, prenait la plume du négociateur. La réponse du prince, le 5 avril, respire l'étonnement, l'admiration, l'impuissance. Il ne peut croire à la sincérité d'une telle magnanimité, et allègue, pour différer un arrangement, l'absence de pouvoirs et la nécessité d'instructions.

Bonaparte, réduit à suivre sa destinée et confiant dans sa fortune, continue la guerre tout en continuant d'offrir la paix, et ajoute à ses arguments antérieurs la victoire de Neumarkt, où l'émulation fait de la deuxième demi-brigade légère, arrivée du Rhin, une légion de héros, salués pour dignes frères par les acclamations des vétérans d'Italie. Le 7 avril, l'avant-garde de l'armée française, de nouveau victorieuse à Unzmarkt, arrivait à Léoben, et y trouvai t enfin des parlementaires sollicitant une suspension d'armes de dix jours, réduite à cinq par le général en chef, que la générosité n'empêchait pas d'être prudent, et que des ouvertures sérieuses et sincères pouvaient seules arrêter définitivement. En vertu de cette suspension d'armes, que l'adjudant-général Leclerc fut chargé de porter à Paris et de justifier auprès du Directoire, tout le pays, jusqu'au Semring, fut occupé par l'armée française. Sa concentration, opérée avec une rapidité prestigieuse, provoqua chez les généraux ennemis un étonnement voisin de la stupéfaction, et Gratz, une des plus grandes villes de la monarchie autrichienne, lui fut remise avec sa citadelle.

Le 13 avril, à neuf heures du matin, l'arrivée du comte de Merveld et du marquis de Gallo, munis de pleins pouvoirs pour négocier et signer des préliminaires de paix, fit prolonger jusqu'au 20 avril le délai de la suspension d'armes. Les préliminaires de paix furent signés le 18 avril, au matin, à Léoben, par Napoléon, qui, en l'absence du général Clarke, alors à Turin, ne se fit aucun scrupule de prendre la plume pour mettre son nom au bas de ce qu'avait réalisé son épée.

Par ces préliminaires, où Napoléon s'opposa avec une modestie ironique à la reconnaissance de la république française par l'empereur d'Allemagne, inutile, disait-il, comme celle du soleil, et qui devaient être convertis en un traité définitif délibéré en congrès, les limites du Rhin étaient garanties à la France. L'Oglio était la limite des États de la maison d'Autriche en Italie ; et de la République cisalpine, que composaient la Lombardie, le Modénais, le Bergamasque, le Crémasque. La ville de Venise devait recevoir les Légations de Ferrare et de Bologne, la Romagne, en compensation de ses États de terre ferme. Par ces bases de négociations définitives, l'empereur avait Mantoue, mais la République cisalpine acquérait Venise, avec faculté, si elles se mettaient d'accord, de ne former ensemble qu'une seule république. Ces dispositions se ressentaient déjà du mécontentement de Bonaparte, que l'irritation de griefs imprudemment envenimés par l'ambition et la duplicité vénitienne, bientôt dégénérées en hostilité déclarée, devaient conduire jusqu'au sacrifice expiatoire, qu'on lui a injustement reproché depuis, d'une indépendance toute factice. Elle était, en effet, d'un côté sans cesse troublée par l'anarchie des provinces de terre ferme, ennemies d'une métropole abusive, et de l'autre, dominée par l'influence anglaise.

Le 27 avril, le marquis de Gallo présentait à Gratz les préliminaires, ratifiés par l'empereur, au général en chef, qui avait envoyé à Paris l'adjudant-général Dessolle porter la nouvelle de l'ouverture des négociations. Il le fit suivre aussitôt par le général Masséna, des mains duquel le Directoire reçut en audience solennelle, le 9 mai, le traité lui-même.

Le 18 et le 20 avril, Hoche et Moreau, à la tête de deux armées exaltées par une généreuse émulation, commençaient enfin les hostilités si intempestivement retardées. Hoche arrivait le 22 avril devant Francfort, tandis que Moreau passait victorieusement le Rhin et maître de Kehl, poussait son avant-garde au delà d'Offenbourg, lorsque la nouvelle de la signature des préliminaires de Léoben contraignit au repos les deux armées frémissantes, et enleva aux deux ambitieux généraux l'espoir d'égaler et peut-être de surpasser Bonaparte. Les héritiers de leurs griefs en ont fait un crime à celui-ci. Ils oublient que les hostilités sur le Rhin ne commencèrent que huit heures après que le traité de Léoben fut signé, et que Napoléon n'en reçut la nouvelle que sept jours après. Peut-on lui faire un juste reproche de n'avoir pas attendu un secours qu'il n'espérait pas, et d'avoir abandonné à des rivaux, qui l'eussent peut-être compromise, une gloire qu'il avait payée de toutes les angoisses de l'incertitude, el qu'il n'avait conservée qu'en exposant jusqu'à son salut ?

A peine libre des inquiétudes d'une responsabilité dont lui seul a pu mesurer le poids, Bonaparte court à d'autres devoirs et à d'aulnes dangers. Venise, de douteuse, est devenue hostile, elle n'est plus suspecte, elle est coupable. Le sang des Français, massacrés aux Pâques véronaises, qui ont failli renouveler les horreurs des Vêpres siciliennes, crie impérieusement vengeance ; il n'est plus temps de gourmander, il faut punir. Après l'éclair, c'est le tonnerre. La France ne peut continuer les bénéfices de la neutralité à une puissance qui l'a laissée violer vingt fois par nos ennemis et qui est devenue elle-même notre ennemie. La République ne peut reconnaître pour sœur cette oligarchie despotique et oppressive et ce sénat de tyrans contre lesquels protestent des peuples réduits au servage des pires des maîtres. Venise subira donc la loi de la guerre et le châtiment de la liberté. Ses provinces de terre ferme seront affranchies de son joug, et, punie par où elle a péché, la métropole qui s'est montrée si amie de l'Autriche lui sera incorporée, et deviendra, en notre faveur, un gage de la paix après avoir été contre nous un instrument de la guerre.

Le 3 mai, Napoléon publia, de Palma-Nova, sa déclaration de guerre à la République, fondée sur des griefs longuement énumérés dans son manifeste et qui eussent justifié des représailles bien autrement sévères que celles qu'il en tira. Le 16 mai, Baraguey-d'Hilliers entrait dans Venise, appelé par les habitants, que menaçaient les Esclavons, dignes mercenaires d'un pouvoir suranné, qui, au premier choc énergique, au premier rayon de lumière, tomba de lui-même en dissolution et s'évanouit sans résistance. La constitution démocratique de 1200 fut proclamée, la tyrannie aristocratique à jamais détruite et Dandolo fut mis à la tête d'une municipalité patriote.

Le lion de Saint-Marc et les chevaux de Corinthe furent transportés à Paris. Et l'arsenal de Toulon hérita de douze vaisseaux de soixante-quatre, et d'autant de frégates et corvettes, nécessaires à la tyrannie, inutiles à la liberté. Cette double dépouille artistique et navale fut l'unique et bien modique rançon de la peine encourue par le crime de la trahison de la France et de l'assassinai de ses soldats. Et la sévérité tant calomniée de Napoléon envers un gouvernement et une population également déchus, indignes à ce moment des bienfaits de l'indépendance, et qui avaient besoin d'être retrempés dans les leçons de la servitude, semble modérée, quand on pense aux considérations politiques et morales qui dominaient alors ses résolutions, et à cette fatalité de vengeance et d'intérêt qu'il ne domptait souvent qu'à la condition de lui obéir quelquefois. Venise paya la dette de ses fautes. La paya-t-elle avec excès ? Fut-elle non-seulement punie mais sacrifiée ? Il est sage de ne se livrer à une si délicate appréciation qu'en se plaçant sous l'empire des principes et des circonstances, tels qu'ils s'imposèrent en 1797 à Napoléon, et d'écarter de soi, si l'on veut juger sainement, les impressions et les préventions inséparables du souvenir des événements de 1859 à 1867. S'il y a eu excès, ce que nous ne pensons pas, l'Empire a réparé la faute de la République, et Napoléon III a achevé en délivrant, par le prestige de ses conseils, après celui de ses armes, la Vénétie, ce que Napoléon Ier avait commencé en délivrant Milan. Et en comparant la conduite de la Lombardie et. celle de la Vénétie en 1796 et en 1797, on doit trouver juste l'arrêt du sort qui a rendu la liberté la dernière à Venise, qui l'avait mérité la dernière.

Bonaparte n'était pas homme à oublier l'Archipel, et ce diadème maritime des îles Ioniennes, ne fut enlevé au front de Venise que pour être mis sur celui de la république française. Par son ordre, le général Gentili, celui qui avait repris la Corse, prit possession de Corfou, véritable clef de l'Adriatique, ainsi que des quatre sœurs : Zante, Cerigo, Céphalonie, Sainte-Maure.

Le général Bernadotte fut envoyé à Paris, porteur des drapeaux pris sur l'archiduc Charles pendant la dernière campagne, et les trophées vénitiens. Le général Bonaparte aimait ces missions, récompense heureuse, qui associait ses compagnons à son triomphe, frappait l'imagination de ceux qui en étaient l'objet, et surtout de ceux qui en étaient les témoins, entretenait dans les cœurs, par ces images vivantes et saisissantes de la victoire, et ces fêtes de l'honneur, la flamme sacrée du patriotisme, et popularisait son nom.

A part le châtiment de Venise, tout le reste de l'année 1797 fut consacré par le général Bonaparte, libre des travaux de la guerre, aux plus nobles travaux de la paix. Il séjourna, pendant les mois de mai et de juin, au château de Montebello où la présence du vainqueur de l'Autriche, du réorganisateur et du pacificateur de l'Italie, et celle de Joséphine, qu'il avait appelée auprès de lui, avaient attiré une sorte de cour. Bonaparte recevait avec une modestie qui les redoublait les hommages d'une admiration à laquelle il ne lui était pas possible de se dérober tout à fait. Et Joséphine retenait par sa grâce et sa bonté, et l'irrésistible charme de ses yeux, de son sourire, de sa voix, les admirateurs de son mari, heureux de devenir ses courtisans et de flatter la fortune tout en ne paraissant que chercher à plaire à la beauté. La simplicité républicaine et la rudesse militaire, peu à peu adoucies par l'apprivoisement des élégances et des générosités féminines, et par l'influence des arts, commensaux de Montebello dans la personne de leurs plus illustres représentants, présidèrent d'abord à ces réunions, dont le cercle tout intime et domestique dégénéra en assemblée, et dont les exigences de l'hospitalité et d'une indispensable représentation, changèrent les repas en festins. Le général Bonaparte, qui réunissait le prestige moral au prestige militaire, y donnait l'exemple des qualités et même des vertus privées, qui avaient procuré au vainqueur de l'Italie, demeuré honnête et pur, fidèle à la pauvreté et fidèle à sa femme, une gloire sans tache et un ascendant sans égal. Bien qu'il fût encore à l'âge des passions, Bonaparte ne semblait vivre que pour ses devoirs, et insoucieux des bénéfices de sa situation présente, il ne songeait qu'à l'avenir et qu'à la postérité, cherchant plus à être grand qu'à le paraître. C'est ainsi qu'on le vit à Montebello toujours sobre, grave et simple, ne chercher de plaisir que dans la conversation des généraux et des savants, abandonner en souriant à Joséphine tous les sceptres frivoles, occuper utilement jusqu'à ses moindres loisirs, et ne se reposer des fatigues de l'épée que par les travaux de la plume, et des combats que par les affaires. S'il donne à son cœur, maîtrisé par son esprit, une heure de liberté, ce sera pour s'occuper non de lui, à qui suffit le calme bonheur, animé de rares orages, d'une affection partagée, mais pour s'occuper des siens.

Tandis que le mariage d'Elisa, sa sœur aînée, avec le comte Félix Bacciocchi, à ce moment simple chef de brigade d'infanterie, se célébrait à Marseille (5 mai 1797), celui de Pauline avec l'adjudant général Leclerc, rival heureux de Fréron, préféré par Bonaparte encore plus que par elle, se préparait à Milan, et bientôt il animait de ses fêtes et de ses danses la résidence .de Montebello, où cette solennité domestique attirait à un passager rendez-vous Fesch, Lucien, Louis, Joseph, Julie sa femme et sa belle-sœur Désirée, fiancée de l'infortuné général Duphot, dont une mort tragique devait la séparer. Caroline était demeurée auprès de sa mère, pour aller plus tard compléter son éducation, à peine ébauchée, au pensionnat de madame Campan ; Jérôme était à Juilly.

Avec cette sollicitude qui passait d'un pas toujours léger et d'un coup d'œil égal des plus modestes aux plus sublimes soucis, Bonaparte alternait entre les préoccupations du père de famille, car il était pour les siens un vrai père et tuteur, et celles du fondateur de républiques et du pacificateur de l'Europe.

C'était là surtout ce qui donnait un caractère si original à ce que les Italiens appelaient la cour de Montebello.

La réunion des principales dames de Milan, qui s'y rendaient journellement pour faire leur cour à Joséphine, la présence des ministres d'Autriche, du pape, des rois de Naples et de Sardaigne, des républiques de Gènes et de Venise, du duc de Parme, des cantons suisses, -de plusieurs princes d'Allemagne ; le concours de tous les généraux, des autorités de la république cisalpine, des députés des villes ; le grand nombre de courriers de Paris, de Rome, de Naples, de Vienne, de Florence, de Venise, de Turin, de Gènes, qui arrivaient et partaient à toute heure ; le train de vie, enfin, de ce grand château, le fit appeler par les Italiens la cour de Montebello ; c'était en effet une cour brillante. Les négociations de la paix avec l'empereur, les affaires politiques d'Allemagne, le sort du roi de Sardaigne, de la Suisse, de Venise, de Gênes, s'y réglaient. La cour de Montebello fit plusieurs voyages au lac Majeur, aux îles Borromées, au lac de Côme ; elle séjourna dans les différentes maisons de campagne qui environnent ces lacs. Chaque ville, chaque village voulait se distinguer et donner une marque d'hommage et de respect au libérateur de l'Italie. Le corps diplomatique était frappé de tout ce qu'il voyait[8].

 

L'opinion publique n'était pas moins frappée à Paris, où chaque apparition de généraux envoyés par Bonaparte, toujours porteurs de drapeaux ou de traités, Sérurier après Bernadotte, Augereau après Sérurier, renouvelait par leur présence et par les éloges que leur arrachait l'admiration, la popularité de ce général toujours absent, qui se dérobait au triomphe en organisant la victoire.

Tout entier à d'autres soucis qu'à ceux d'une vanité ou d'une ambition vulgaires, aimant le pouvoir pour lui-même, et jouissant au delà des monts du plaisir, si doux aux grandes âmes, de faire librement de grandes choses, Bonaparte un jour interrogeait le comte d'Entraigues, un des chefs de l'émigration, arrêté sur la Brenta et épargné par lui en échange d'aveux plus précieux que sa mort, et pénétrait ainsi le mystère de ces intrigues royalistes et réactionnaires, où le général Pichegru déshonorait sa gloire par la pire des complicités, celle de la trahison. Un autre jour, peu à peu maître des fils qui de Londres, de Rome, de Vienne, agitaient l'opinion de Paris et manœuvraient les partis au profit de prétentions qui avaient reculé devant les champs de batailles de la Vendée, il détournait ses regards de cette étude affligeante pour donner à la République de Gênes qu'il aimait, qui l'avait servi malgré elle, il est vrai, mais qui l'avait servi, un châtiment plus doux que celui de Venise, se bornant à y punir l'aristocratie, et la punissant par le triomphe du parti populaire et l'organisation d'un gouvernement libéral et allié de la France. Le 11 novembre 1797, avant de partir de Milan pour Rastadt, le plénipotentiaire de Campo-Formio adressait à ses amis de Gênes des reproches el des conseils qui retombaient sur la république française elle-même, et où le Directoire eût pu voir une leçon et même un présage, s'il eût été moins aveugle.

A peine libre de cette tâche délicate, Bonaparte, volant à d'autres soins, imposait au Directoire, au nom de la bonne foi et de la raison, l'acceptation et la confirmation de ses préliminaires d'alliance avec la Sardaigne, où il applaudissait à l'essai triomphant que la république Cisalpine, fondée par lui, et bientôt fortifiée par la fusion dans son sein des républiques Cispadane et Transpadane, et l'annexion, sur sa demande, à la suite d'un arbitrage mémorable, de la Valteline, venait de faire, contre les provocations de Rome, de ses forces naissantes. Il constituait ainsi au milieu de l'Italie un groupe indépendant et ami de la France, école de liberté, de patriotisme et d'esprit national, première incarnation de la future unité italienne, qui servait de contrepoids aux rancunes romaines, aux ambitions de Naples et aux influences autrichiennes.

Toutes ces œuvres si prévoyantes et si compliquées, toutes ces grandes affaires, qui eussent absorbé un autre génie que celui de Napoléon, n'étaient que la diversion, la distraction, l'intermède de ces laborieuses négociations, issues des préliminaires de Léoben, el qui devaient se prolonger jusqu'au traité de Campo-Formio (17 octobre 1797), avec des vicissitudes qui séparent par quatre mois de délibérations, le prologue et le dénouement de ce drame de la paix, aussi actif que celui de la guerre.

C'est le 24 mai, à Montebello, qu'eut lieu, entre le général Bonaparte et le marquis de Gallo, l'échange des ratifications des préliminaires de Léoben. On se mit d'accord sur les bases, savoir : les limites du Rhin pour la France ; Venise et les limites de l'Adige pour l'empereur ; Mantoue et les limites de l'Adige pour la république Cisalpine ; et la conclusion d'un traité définitif semblait assurée. Elle demeura cependant suspendue, tantôt par la faute de l'Autriche qui, avant de se résigner à une paix qu'elle considérait comme humiliante, attendait un revirement favorable à ses intérêts, non plus de la force des armes, mais des dissensions civiles qui, encouragées par elle, déchiraient le sein de la France victorieuse, en proie aux factions, tantôt par la faute du nouveau Directoire, exalté par le succès du coup d'État de fructidor. Peut-être aussi, désireux d'affermir sa popularité par de nouvelles conquêtes, s'efforçait-il de créer à l'activité de Bonaparte et à son ambition de nouvelles occasions de gloire, et d'éloigner du théâtre des affaires publiques un général aussi bon administrateur et diplomate que bon militaire, qui ne paraissait pas homme à rentrer dans la vie privée, et à obéir à des chefs indignes de lui commander. C'est en vertu de ces délais successifs, dont les motifs véritables s'enveloppaient des plus légitimes prétextes, qu'après des conférences où le général Clarke et Bonaparte représentèrent tour à tour la France en face de l'Autriche, représentée tour à tour par le marquis de Gallo et par le comte de Cobenzl, et dont les délibérations, successivement transportées de Montebello à Udine et d'Udine à Posseriano, faillirent plus d'une fois s'envenimer, le traité de Campo-Formio ne fut signé que le 17 octobre.

Les deux armées étaient de nouveau en mouvement, et Bonaparte se voyait obligé, malgré lui, de pousser à outrance des plans qu'il ne sentait pas mûrs encore, l'indépendance entière de l'Italie et l'entière destruction de la monarchie autrichienne, quand, sur une démonstration de colère, admirablement jouée par Bonaparte, Cobenzl, réellement effrayé, dut jeter le masque de sa propre comédie, et signer, un peu malgré l'empereur, la pièce que lui tendait Bonaparte, désobéissant au Directoire dans l'intérêt de la France.

Mais si le Directoire, que le coup d'État de fructidor, et les représailles excessives qui l'avaient suivi, avaient discrédité, était de ces gouvernements de décadence, aux ordres desquels un général comme Bonaparte peut préférer l'intérêt de la patrie, Bonaparte n'était pas un de ces généraux que l'on peut offenser impunément, et qui laissent briser entre leurs mains le chef d'œuvre pacifique d'une année de victoires. Le Directoire dut donc dissimuler son désappointement, et mériter, pour la première fois, en recevant des mains de Monge et de Berthier le traité de Campo-Formio, et en le ratifiant sans réserve, les applaudissements de l'opinion. C'était là un hommage qu'il n'eût pu refuser sans danger au général qui l'avait sauvé des factions en fructidor en jetant dans la balance son épée victorieuse, et qui, de toute cette élite éclaircie par la trahison de Pichegru, l'éloignement et bientôt la défection de Moreau, la mort subite et fatale de Hoche, demeurait seul, en ces nouveaux dangers, que le discrédit de ce gouvernement indigne de la république française permettait de redouter, capable de le sauver encore, et, au besoin, de le remplacer.

Napoléon prévoyait-il l'avenir, lorsque, dans le courant des négociations ; il résistait à des offres captieuses en refusant de se laisser amoindrir par ce litre de prince, même souverain, déclarant ne vouloir rien tenir jamais que du peuple français, et lorsqu'il faisait biffer par le rédacteur du traité la déclaration de reconnaissance par l'empereur d'Autriche de la république française, en s'écriant : La république française est comme le soleil ; est aveugle celui qui ne la voit pas. Le peuple français est maître chez lui : il a fait une république, peut-être demain fera-t-il une aristocratie, après-demain une monarchie ; c'est son droit imprescriptible ?[9]

Par le traité de Campo-Formio, l'empereur reconnut à la République ses limites naturelles : le Rhin, les Alpes, la Méditerranée, les Pyrénées, l'Océan ; il consentit à ce que la république cisalpine fût formée de la Lombardie, des duchés de Reggio, Modène, la Mirandole ; des trois Légations de Bologne, de Ferrare, de la Romagne, de la Valteline, et de la partie des États vénitiens sur la rive droite de l'Adige, le Bergamasque, le Brescian, le Crémasque, la Polésine. L'empereur céda le Brisgaw ; ce qui éloignait les États héréditaires des frontières françaises. Il fut convenu que le boulevard important de Mayence serait remis aux troupes de la république, d'après une convention militaire qui serait faite à Rastadt, où le plénipotentiaire français et le comte de Cobenzl se donnèrent rendez-vous. Tous les princes dépossédés sur la rive gauche du Rhin devaient être indemnisés sur la rive droite par la sécularisation des princes ecclésiastiques. La paix de l'Europe devait se traiter à Rastadt ; le cabinet du Luxembourg et celui de Vienne marcheraient de concert. Le territoire prussien sur la rive gauche était réservé ; et il était convenu qu'il serait cédé à la république par le traité de Rastadt, mais avec un équivalent en Allemagne pour l'Autriche. Corfou, Zante, Céphalonie, Sainte-Maure, Cerigo, furent cédées à la France, qui, de son côté, consentit à ce que l'empereur s'emparât des États vénitiens situés sur la rive gauche de l'Adige, ce qui accroîtrait la population de son empire de plus de deux millions d'âmes[10].

 

Aussitôt après la signature de ce traité fameux, conclu des deux côtés, sous l'empire de la nécessité, et qui conservait entre deux ennemis réconciliés seulement en apparence, tant de ferments de discordes nouvelles, Bonaparte, laissant couver sous la cendre les charbons qu'il y avait, avec une prévoyance quelque peu machiavélique, oubliés[11], fit à la république cisalpine de solennels et paternels adieux, et partit pour Rastadt, destiné à devenir bientôt célèbre par un attentat qui ne justifiait que trop ses prévisions. Il traversa Turin (17 novembre), se dérobant aux empressements de la cour de Sardaigne, goûta l'enthousiasme plus grave et plus sincère de Genève, passa le Rhin à Bâle, et arriva enfin au commun rendez-vous des plénipotentiaires allemands et des plénipotentiaires français. Les comtes de Metternich, de Lehrbach et de Cobenzl y représentaient le triple intérêt germanique, fédéral et autrichien.

Contre ces habiles Nestors de la politique traditionnelle, la nouvelle politique avait envoyé Treilhard et Bonnier. Le concours de Bonaparte et son rapide ascendant, rétablirent nettement les places et les rôles un peu intervertis, faute d'un homme assez autorisé pour fixer les rangs. Il fut cet homme et chacun le reconnut à la souveraine ironie avec laquelle il éconduisit les prétentions du comte de Fersen, fâcheux ambassadeur d'une puissance qui couvrait son intrusion du titre un peu ambitieux de médiatrice. Une fois la direction des débats établie, Bonaparte, mécontent des instructions du Directoire, et de cette nécessité de dénouer laborieusement, là où il fallait trancher pour en finir, abandonna ce tapis vert, au solennel ennui, aux plénipotentiaires français, renforcés de nouveaux partenaires, et il quitta ce jeu équivoque qui nécessairement devait tourner mal.

D'ailleurs, la situation intérieure de la France lui présageait le prochain triomphe des démagogues ; et dès lors, les mêmes motifs qui l'avaient porté à éviter l'accueil de la cour de Sardaigne le déterminèrent à se dérober aux témoignages d'admiration que les princes allemands lui prodiguaient. Il jugea convenable de terminer ce premier acte de sa vie politique par la paix de Campo-Formio, et d'aller vivre à Paris comme un simple particulier, aussi longtemps que les circonstances le lui permettraient[12].

 

 

 



[1] Commentaires, t. I, p, 148.

[2] Le texte complet de cette proclamation se trouve au t. I, p. 218, de la Correspondance de Napoléon Ier.

[3] Mémorial de Sainte-Hélène, t. I. — Récits de la captivité de l'empereur Napoléon à Sainte-Hélène, par le général Montholon, 2 vol. in-8°. Paris, 1847, t. II, p. 424.

[4] Commentaires, t. I, p. 225.

[5] Thiers, Histoire de la Révolution, t. VIII, p. 424.

[6] Voir le texte complet de cette proclamation au t. II, p. 482 de la Correspondance.

[7] Commentaires, t. I, p. 394.

[8] Commentaires, t. II, p. 35.

[9] Commentaires, t. II, p. 121.

[10] Commentaires, t. II, p. 121, 122.

[11] Commentaires, t. II, p. 115-116.

[12] Commentaires, t. II, p. 130.