NAPOLÉON ET SA FAMILLE – 1769-1821

LIVRE DEUXIÈME. — LE GÉNÉRAL BONAPARTE - 1793-1800

 

CHAPITRE PREMIER. — LE SIÈGE DE TOULON - 1793.

 

 

Jérôme Bonaparte demeure à Calvi. — la famille Bonaparte à La Valette et à Marseille. Le futur cardinal Fesch est employé dans les vivres. — Joseph Bonaparte revient de Paris, chef de bataillon et commissaire des guerres. — Il épouse mademoiselle Clary. — Lucien Bonaparte, garde-magasin des vivres à Saint-Maximin. — Louis Bonaparte demeure auprès de sa mère. - Napoléon Bonaparte à Nice. — Souper à Nice, en mars 1793, avec Desgenettes. — Extrait des Souvenirs de ce dernier. — Bonaparte est envoyé en mission à Vonges. — Il est arrêté au passage et employé par le général Carteaux. — Il prend part à l'expédition de la colonne chargée de réprimer l'insurrection du Midi. Le souper de Beaucaire. — Révolte et trahison de Toulon. — Bonaparte en reçoit la nouvelle à Auxonne. — Il court à Paris et en revient chargé du commandement provisoire de l'artillerie du siège de Toulon. — Entrevue avec le général Carteaux. — Coup d'œil rétrospectif sur les événements. — Impéritie et imprévoyance de Carteaux. — Détails sur les dispositions de défense et d'attaque. — La batterie du général Carteaux. — Bévues et conflits. - Sortie du 14 octobre. — Le Petit-Gibraltar. — Le plan du général le fait disgracier. - Bonaparte essaye d'exécuter le sien sous son successeur le général Doppet. — Nouveaux obstacles et nouveaux déboires. — Le général en chef Dugommier. — Le chef de bataillon Bonaparte est fait colonel à la suite du succès du 30 novembre, où le général en chef anglais, O'Hara, est fait prisonnier. — Assaut du 16 décembre. — Le Petit-Gibraltar est pris. — La flotte anglaise évacue et incendie Toulon. — Entrée des troupes républicaines. — Sanglantes représailles. — Examen et réfutation d'une calomnie historique. — Bonaparte sauve la ville qu'il a prise. — Premiers compagnons de gloire. — Bonaparte général de brigade d'artillerie. — Résultats, pour la France et pour Napoléon, du siège de Toulon.

 

Nous avons esquissé avec quelque détail, sous l'influence d'un attrait que nous ne dissimulons pas, en souhaitant qu'il soit partagé par le lecteur, l'histoire intime et domestique de la jeunesse de Napoléon durant cette longue attente de l'occasion, et cette lente préparation au rôle providentiel qui doit servir de leçon à toutes les impatiences. Nous avons développé, avec quelque complaisance, les enseignements résultant de ces sept années d'épreuves, et de cette halte au grade le plus modeste, d'une ambition et d'une destinée qui vont s'élancer au but avec les ailes de la gloire, parce que nous trouvions là le plus décisif des exemples, le plus saisissant des contrastes et, en même temps, la nouveauté de révélations piquantes, dont l'originalité a été à peine, jusqu'à ce jour, déflorée par l'histoire. Aujourd'hui nous sortons de cette mystérieuse pénombre de la jeunesse laborieuse et pauvre, pour entrer dans la triomphante lumière de la virilité publique et glorieuse. Rien désormais de caché, d'intime, de modeste dans cette existence vouée à la gloire et condamnée au char de triomphe. Aux fleurs naissantes ont succédé les fruits épanouis. Les violettes timides sont éclipsées et étouffées, désormais, par le laurier. Le héros a remplacé l'homme, et dans quelques années l'Empereur remplacera le général. De là, pour nous, l'obligation étroite de conformer notre ton à la grandeur des choses, et de donner au récit quelque chose de la vivacité, du mouvement, du feu de ces événements clairs, rapides et pressés comme le défilé d'une armée de vainqueurs. Désormais cette histoire n'est plus qu'une succession de tableaux. Trop heureux si nous pouvons en proportionner dignement au sujet le nombre et la valeur ! Trop heureux si nous parvenions à réaliser ce tour de force qui nous est imposé, de suivre, d'un pas égal au sien, cette vie marchant désormais au pas de charge de la victoire ; et si, comme notre héros, nous pouvions mettre une pensée sous chaque mot et une action dans chaque phrase !

C'est dans les premiers jours de juin que la famille Bonaparte, à la suite des circonstances dramatiques que nous avons racontées au chapitre précédent, se trouva réunie à Calvi, au milieu de la sympathie hospitalière de la ville demeurée fidèle. Les Paravicini, les Giubega, les Casablanca luttèrent de soins et de dévouement pour alléger l'infortune imméritée qui ajoutait un nouveau lustre aux anciennes gloires de la maison, rajeunies par la popularité de ces héroïques malheurs. Après quelques jours de repos, il fallut partir et monter sur cette escadre qui représentait la France, la patrie, la liberté, auxquelles la famille Bonaparte venait de faire le sacrifice de sa fortune, de sa sécurité, de l'abri paternel et du séjour natal. Jérôme, trop jeune pour n'être pas gênant dans cette première campagne d'exil et de pauvreté, où les trois frères aînés avaient besoin de toute la liberté de leurs mouvements pour corriger le sort et dompter la fortune, demeura auprès du général Casabianca, qui ne tarda pas à donner pour premier exemple à un pupille déjà digne de le comprendre, l'intrépide et heureuse défense de Calvi et le maintien de ce boulevard de la république au milieu de la Corse soulevée.

Madame Bonaparte, accompagnée de Fesch et de ses trois filles, débarqua, en juin 1793, à Marseille[1], où la protection des commissaires de la Convention assura immédiatement aux réfugiés patriotes corses, légèrement déçus dans leurs espérances par un accueil sympathique, sans doute, mais qui n'eut rien de triomphal, un asile et des secours dont la parcimonie se ressentait peut-être un peu trop de l'égalité, de la fraternité et de la pauvreté du temps. Pour ajouter à ces ressources précaires, Napoléon, Joseph et Lucien, les trois aînés, associèrent immédiatement, dans la triple direction où les jetèrent les vicissitudes d'une carrière aux débuts orageux comme l'époque elle-même, les étions de leur activité et de leur dévouement. Ces efforts furent bénis, et la mère de famille reçut, dans le concours de ses fils, la première récompense de ses efforts pour les bien élever et, rassurée sur l'avenir, put borner ses sollicitudes à celles de l'affection, et ses regrets à ceux d'une séparation inévitable. Devant la nécessité commune, jointe à l'obligation de pourvoir à son sort particulier, le futur cardinal Fesch, abandonnant pour le moment ses fonctions de tuteur, d'intendant, de secrétaire de madame Letizia, avait accepté un poste dans l'administration des subsistances militaires et avait été attaché, en cette qualité, à l'état-major du général Montesquiou, dont l'armée était destinée à occuper la Savoie et à opérer jusqu'aux Alpes liguriennes. C'est de cette façon modeste, mais honorable, que le futur prince de l'Eglise préludait à la brillante métamorphose qui devait le rendre à sa véritable destinée, et en attendant qu'il pût réaliser l'appel, des plus inopportuns alors, de sa vocation religieuse, profitait des devoirs de son état pour apprendre les affaires, et de ses occasions pour choisir, dans les collections vendues à bas prix, les premiers tableaux de sa future et célèbre galerie, avec le goût d'un Italien et la pratique habileté du Suisse.

Quant à ses trois neveux, à peine la mère et les sœurs installées à l'hôtel Cypières, rue Lafont, dans un asile provisoire auquel devait succéder l'appartement de la rue et du faubourg de Rome, ils suivirent chacun leur destinée particulière, gardant pour lien de ralliement de leur absence la commune affection et le commun respect pour leur virile mère.

Joseph partit pour Paris, où la recommandation de Salicetti, et le chaud appui des six députés de la Corse lui valurent bientôt une première récompense de ses services. Désigné pour accompagner la commission des représentants du peuple envoyés dans le Midi soulevé par le mouvement fédéraliste et royaliste, dont le coup d'Etat montagnard du 31 mai avait été le signal, Joseph traversa avec eux le siège de Lyon et celui d'Avignon. Bientôt la nécessité d'investir Toulon révolté et d'incorporer à l'armée de siège les six mille hommes destinés à l'expédition en Corse, ajournée, l'arrêta sur le théâtre que son frère allait illustrer à jamais par la première scène du drame napoléonien.

L'ancien membre du directoire de Bastia, l'ancien juge au tribunal d'Ajaccio, l'ancien commandant des volontaires corses, employé à l'état-major général comme chef de bataillon, par décision des représentants du peuple, paya bravement sa dette à ses nouveaux devoirs et fut blessé à l'attaque du cap Brun. Mais d'un génie plus administratif que militaire, il ne tarda pas à recevoir, de la confiance des délégués delà Convention et de la faveur de la fortune, une mission selon ses goûts, et bientôt selon son cœur, qui attira fréquemment à Marseille le commissaire des guerres Bonaparte. Bientôt, l'amour l'y retint et le mariage l'y fixa. Par ce mariage, justifié par sa figure et ses qualités, et par ces faveurs de la nature qui rachetaient amplement les disgrâces du sort, le descendant d'une des plus anciennes familles de Corse entrait dans une des plus riches familles de Marseille, les Clary, sorte de dynastie bourgeoise et marchande où la probité, l'habileté et le succès étaient héréditaires, et qui tenait la tête de la notabilité locale. Joseph Bonaparte épousa, le 1er août 1794, Marie-Julie Clary, sœur aînée de cette Eugénie-Bernardine-Désirée, d'abord future de l'infortuné général Duphot et enfin femme de Berna dot te, et reine comme sa sœur.

Lucien Bonaparte, placé dans l'administration des subsistances militaires, alla, dès la fin d'août, prendre possession, à Saint-Maximin (Provence), de l'emploi de garde-magasin des vivres, vacant par la promotion du titulaire au grade d'inspecteur. Le jeune et bouillant orateur des sociétés populaires d'Ajaccio et de Marseille n'eut pas de peine à renouveler sur ce théâtre inférieur du club de Saint-Maximin, des succès qui, à cette époque où la parole était l'arme la plus redoutable et fournissait à ses adeptes tous les moyens de l'action, firent bientôt de l'éloquent réfugié patriote, président de la société populaire, le chef du comité révolutionnaire, c'est-à-dire le chef du gouvernement local.

Hâtons-nous de dire que Lucien, aussi généreux de cœur qu'exalté d'esprit, eut assez d'empire sur lui-même, à l'âge des passions, pour ne pas abuser de son empire sur les autres. Il n'en profita, au contraire, que pour épargner à la petite ville, dont il eût pu être le tyran et dont il fut la Providence, les bienfaits de la Révolution en lui épargnant les désastres de la Terreur. Si le club de Saint-Maximin ne cessa pas d'être plein, les prisons y demeurèrent non vides, car malheureusement, en ce temps où la vertu était un crime et la modération une trahison, il fallait protéger le bien des apparences du mal, et feindre de persécuter ceux qu'on voulait sauver, les prisons y demeurèrent non vides, mais respectées ; et Lucien refusa intrépidement de laisser recruter par les pourvoyeurs de la commission d'Orange des victimes dans ses cachots, asiles plus sûrs pour leurs habitants que leur maison. Demeuré honnête, et malgré cela populaire, en un temps si propice aux fautes et aux déchéances, Lucien demeura également pauvre et, en avril 1793, il avait si peu songé à sa fortune et à son avancement, qu'il n'était encore que simple inspecteur dans l'administration militaire, et quittait Saint-Maximin qu'il avait gouverné et sauvé pendant deux ans — sans autre récompense de son courage civique, plus d'une fois téméraire, et de ces services qui ne l'avaient pas empêché d'être menacé par la réaction royaliste du Midi, ingrate et aveugle comme toutes les réactions, dans sa liberté et dans sa vie — que l'amour d'une jeune fille, d'une famille honorable et pauvre, qu'il épousa en 1795.

Louis Bonaparte, à peine âgé de quinze ans, suivit sa famille à la Valette, près de Toulon, lieu de son débarquement et de son premier et passager séjour, puis de là à Marseille. Il y demeura, après un court voyage interrompu par la nouvelle, fausse d'ailleurs, de la suppression de l'école de Châlons, où il allait subir un examen préparatoire pour l'artillerie, à laquelle il se destinait, jusqu'au moment où il reçut de son frère, déjà le tout-puissant général Bonaparte, le grade de sous-lieutenant, premier degré d'une carrière militaire qui ne fut pas sans honneur.

Nous arrivons enfin à Napoléon, à qui nous allons laisser, non-seulement la place d'honneur, mais toute la place dans cette histoire qu'il remplit désormais tout entière, où sa gloire règne sans partage, et où l'éclat de tout ce qui l'entoure n'est plus que le reflet de ses rayons. Bonaparte avait rejoint, à Nice, le 4e régiment d'artillerie où, depuis le 8 mars 1793, il était capitaine commandant. C'est là qu'impatient de l'occasion, sondant l'avenir, mystérieux pour tous et déjà lucide pour lui, et tout frémissant de l'indignation d'un repos sans gloire, il retrouva Desgenettes, son futur compagnon, avec lequel il avait fait connaissance à Fréjus, à la fin de mars 1793, dans des circonstances qui avaient vivement frappé l'auteur de ces Souvenirs intimes, auxquels nous devons un croquis précieux de la physionomie du jeune capitaine commandant à cette époque.

Assis à une table, autour de laquelle soupèrent une trentaine d'officiers, revenus presque tous de l'inutile expédition de Sardaigne, je remarquai deux chefs de bataillon des milices corses, qui se traitaient de frères, et qui m'adressèrent sur Paris plusieurs questions auxquelles je répondis avec empressement, pour lier la conversation avec eux.

L'intérêt toujours croissant que m'inspirèrent ces deux inconnus, me fit désirer, avant de nous séparer, de savoir leurs noms. Un sous-officier corse, qui les servait avec déférence et respect, et auquel je m'adressai à cet effet, me répondit : Ils se nomment Bonaparte. Celui qui paraît le plus jeune est pourtant le plus vieux ; c'est le comte ou Joseph ; l'autre, le canonnier, est un fier militaire ; s'il nous avait commandés, il y a quelques jours, nous ne serions pas ici, et la République tiendrait un bon morceau de plus du royaume des marmottes. Mais on se reverra, et vous entendrez parler, un de ces matins, du cadet des Bonaparte. L'aîné, beau comme Antinoüs, était aussi aimable qu'enjoué ; tandis que le canonnier, hâve et décharné, avait les traits sévères, et quelque chose du second des Brutus. Joseph caressait son second frère, et celui-ci avait visiblement pour le premier les égards et les prévenances dont, parmi les nobles, les chefs de la famille ont toujours été l'objet. Napoléon causait beaucoup, mangeait et buvait fort peu.

 

Les deux convives de mars à Fréjus se retrouvèrent à Nice en juin, et Napoléon, de nouveau curieusement sondé sur ses projets par l'observateur et sagace Desgenettes, manifesta un profond dégoût de l'oisiveté et la ferme volonté de tout faire pour changer de théâtre : Je vais m'éloigner le plus promptement possible de cette Capoue qui ne mérite plus le nom de ville de guerre depuis que le maréchal de Berwick en a fait sauter le château, lui dit le jeune et pensif ambitieux, devant lequel on s'inclinait déjà sans savoir pourquoi.

Vers la fin de juin, il reçut du chef de brigade Dujard, commandant l'artillerie de l'armée d'Italie, l'ordre de partir immédiatement en poste, pour accélérer l'arrivée des poudres de guerre qui étaient annoncées de Vonges[2], que l'armée attendait, et que l'insurrection fédéraliste, alors flagrante dans tout le Midi, menaçait d'intercepter. Bonaparte partit aussitôt, muni de son ordre écrit, de ses instructions verbales et de 12.000 francs d'assignats, viatique de cet aventureux voyage, dans un cabriolet de poste loué chez un sellier de Nice.

Dans les premiers jours de juillet 1793, nous le voyons s'arrêter non loin de Valence, auprès du général de brigade Carteaux qui, fier d'un premier succès, dirigeait vers le Midi une colonne expéditionnaire destinée à s'opposer, en longeant les deux rives du Rhône, à la jonction des fédérés de Marseille et de Nîmes. Bonaparte reçut-il du représentant Al bitte, délégué par ses collègues Dubois-Crancé et Gauthier, auprès du général Carteaux, l'ordre de s'associer à ses opérations, et d'interrompre une mission évidemment paralysée par le soulèvement de Lyon et l'insurrection du Midi, qu'on ne pouvait songer à faire traverser impunément à un convoi de poudre ? C'est possible. Il est encore plus probable que Bonaparte n'eut pas de peine à se dégoûter d'une mission honorable mais stérile pour son ambition et, saisi d'une sorte de pressentiment de sa destinée, s'attacha de lui-même à cette occasion d'action et de gloire qui passait, sous la forme d'une colonne formée des éléments les plus disparates, et commandée par un de ces généraux improvisés, capables parfois de vaincre, mais incapables de profiter de la victoire. Spontanés ou demandés, ses services furent bien accueillis, et, dès le 9 juillet, nous trouvons le capitaine Bonaparte attaché à l'artillerie de l'armée de Carteaux, commandée nominalement, en vertu du privilège d'ancienneté, par le capitaine Dommartin.

Le 12 juillet, il est au camp de la Palud, et le 14 il entre avec le général Carteaux, le représentant Albitte et une partie de l'armée expéditionnaire, dans la ville et la citadelle du Pont-Saint-Esprit, évacuée, sur simple sommation, par les douze cents gardes nationaux du Gard qui en avaient pris possession.

Le 25 juillet, Bonaparte est à Orange, et le 24 il arrive à Bagnols, où l'état-major de la section de l'armée dite colonne de la rive droite du Rhône, dont il commande l'artillerie, est fêté par la garde nationale dans un banquet patriotique.

Le 25 juillet, Bonaparte, entré sans résistance à Villeneuve-lès-Avignon, qui n'est séparé d'Avignon que par le fleuve, bat en brèche la plate-forme du rocher et éteint le feu des insurgés d'Avignon qui y ont établi leur batterie. Il coopéra ainsi, efficacement, à la réduction de la ville, où le général Carteaux put faire son entrée, tandis que le capitaine d'artillerie recevait l'ordre de poursuivre son succès et de couper aux bandes sectionnaires en fuite la retraite sur Tarascon. Le 29 juillet, Bonaparte, dont cette première marche, rapide comme l'éclair et prompte comme la foudre, eût décelé le génie stratégique à tout autre qu'à un ignorant bravache comme Carteaux, entrait à Beaucaire, où la seule présence de cet énergique officier, au teint pâle et aux lèvres minces, suffisait pour contenir la fermentation populaire.

C'est là que, le 29 juillet au soir, Bonaparte, soupant dans une auberge avec des négociants de Montpellier, de Nîmes et de Marseille, mécontents de la foire déserte et volontiers entraînés, comme tous les marchands méridionaux, à parler de leurs affaires et à se plaindre du temps, fit tourner cette conversation au profit de la cause qu'il défendait et qu'il allait servir par la plume après l'avoir servie par l'épée, c'est-à-dire la cause du seul gouvernement logique, légal, possible, celui de la Convention.

L'Assemblée, en effet, représentait la France, tandis que le mouvement fédéraliste ou royaliste du Midi, suspect par ses auteurs, criminel par ses moyens, funeste par ses résultats, impuissant d'ailleurs et destiné à subir le sort impitoyable des luttes inégales, ne représentait qu'une opinion, qu'une faction, qu'un parti, déshonoré par ses fautes, et qui tout d'abord avait commis la plus grande de toutes, celle d'appeler ou de recevoir l'appui de l'étranger. Telle est la thèse, marquée du caractère énergique d'un temps sans pitié pour les longues phrases et les longs raisonnements, que Bonaparte soutint et développa contre les trois interlocuteurs, avec la triple supériorité et la triple éloquence de son génie, de ses souvenirs et de ses espérances. C'était la thèse de Saint-Just et de Robespierre avec la raison en plus et la terreur en moins. Bonaparte demandait à la persuasion ce que ces extrêmes dictateurs ne savaient demander qu'à la force. Il sentait qu'il y a des erreurs qui ne sont pas des crimes et qu'il faut combattre par la parole et non par le glaive. Il sentait que la conquête de l'opinion est la seule légitime et durable, et que l'empire de la raison est plus fort, quoique plus doux, que celui de la mort.

Du souvenir de cette conversation caractéristique, à table, entre les quatre murs d'une salle d'auberge, est certainement né, chez le jeune officier, la pensée de se rendre utile et peut-être célèbre en multipliant, par la publicité, et en étendant à l'opinion elle-même, cette facile victoire de sa discussion du 29 juillet, sur les préjugés qui avaient mis à tout le Midi les armes à la main. Il eut l'art de faire partager son opinion aux représentants et au général Carteaux, et c'est ainsi que parut la fameuse brochure intitulée le Souper de Beaucaire[3], apologie raisonnée, sous forme de dialogue, du gouvernement de la Convention ou plutôt de son autorité et de celle de ses comités. Que ceux qui seraient tentés de reprocher à cet opuscule sa vivacité passionnée et ses partialités de circonstance, veuillent ne pas oublier qu'en défendant la Convention, Bonaparte tenu, en sa qualité de militaire, à donner l'exemple de la soumission à l'ordre établi, faisait non-seulement son devoir, mais faisait celui de tout homme logique et sensé. Défendre la Convention c'était, en somme, prendre parti pour la majorité du peuple souverain, représentée par ses délégués, contre la minorité rebelle, instrument de l'émigration et dupe de l'étranger. C'était prendre parti pour l'unité et l'intégrité de la France, compromise par une résistance illégale, anarchique, antifrançaise autant que contre-révolutionnaire, qui avait ensanglanté et déshonoré, par les mêmes excès que la Montagne, ses passagers succès, et qui, nourrissant le dessein de schismes funestes et de vengeances fatales, avait livré à l'étranger les trois clefs de la patrie, Lyon, Marseille, Toulon, où la flotte anglaise et la flotte espagnole combinées débarquaient, le 27 août, dix mille soldats porteurs de l'uniforme ennemi. De tels appuis souillent à jamais une cause, de tels amis ne méritent que le nom de complices, et, sans la part atténuante faite à l'erreur des uns, à l'aveuglement des autres, surtout au délire du temps, on aurait peine, en se reportant aux impressions d'alors, au danger flagrant de toutes parts, à la juste indignation que devait exciter partout la nouvelle des événements de Marseille, de Lyon, de Toulon, on aurait peine, non pas à excuser l'énergie menaçante de certains passages, mais à comprendre la pensée de modération, de clémence, de raison qui a présidé à la composition de cet écrit qui est, en somme et surtout, un appel à la concorde et aux sacrifices du patriotisme.

Perdu dans le bruit et la fumée de cette mêlée, déjà implacable, devenue le duel de la révolution et de la réaction, cet ouvrage n'eut aucun succès, et c'est tout au plus s'il attira quelque attention et quelque faveur sur un officier capable de manier, non moins bien que l'autre, l'artillerie du raisonnement. Mais s'il fut à peu près inutile à l'avancement de Bonaparte, réservé aux faits plus qu'aux paroles et aux événements plus qu'aux hommes, il ne l'est pas aujourd'hui à la ressemblance de cette physionomie, trop souvent dénaturée, de Bonaparte en 1793. Les traits caractéristiques napoléoniens sont déjà tout entiers dans cette religion de l'ordre, ce culte du devoir, ce mépris de l'anarchie, cette haine de l'étranger, cet inflexible bon sens, cette prophétique prévoyance, cette raison décisive, ce style concis où le mot est le vêtement exact, non la parure de l'idée, où la simplicité touche à la poésie, et où l'éloquence résulte de la clarté.

La garde nationale de Beaucaire une fois épurée et organisée, Bonaparte poursuivit son voyage d'exploration indépendante, semé de rencontres et de jonctions avec Carteaux, qui marchait en avant, secondé, sur les ailes, par cet éclaireur-observateur. A Arles, il visite le parc d'artillerie de passage à Trinquetaille et rejoint, à cheval, Carteaux à Saint-Martin de Crau, du 1 au 8 août 1793.

A ce moment, il tombe malade assez gravement pour être obligé de rebrousser chemin vers Avignon, où l'attend un repos nécessaire, dont il consacra le superflu à écrire le souper de Beaucaire et à en corriger les épreuves.

Vers le 22 août 1793, Napoléon partit en poste, toujours dans le fameux cabriolet devenu légendaire, d'Avignon pour Valence, accompagné du sieur Aurel, père de l'imprimeur en chef, institué par le représentant Albitte ; et laissant à Valence son compagnon de route, il passa sous Lyon, où il put servir quelque temps au siège, sous les généraux de son arme, Vau bois et Du Teil. Mais cette coopération hypothétique est demeurée sans preuves, aussi bien que sa présence aux combats de Cadenet et de Solon (11 et 19 août 1793) attestée par quelques historiens, et fondée surtout sur des traditions locales.

Le 28 août, Bonaparte, dont l'itinéraire, à ce moment, prend l'intérêt historique qui justifie ces détails, était à Auxonne, soit qu'il ait essayé d'accomplir sa mission principale en faisant filer sous les murs de Lyon, déjà investi, les poudres de Vonges, soit qu'il ait dû accomplir un autre ordre reçu des chefs de l'armée de Lyon, soit plutôt qu'il ait voulu continuer et épuiser, tout en se rafraîchissant à la source de ses souvenirs de jeunesse, sa campagne d'exploration et d'évaluation des ressources du Midi, en fait d'artillerie et de matériel de siège, et achever de recueillir les renseignements spéciaux qui allaient lui être si utiles. Quoi qu'il en soit, à cette date nous le trouvons dînant à Auxonne chez son ancien professeur de mathématiques, M. Lombard, avec quelques camarades, parmi lesquels un disgracié, et dont cette rencontre relèvera la fortune.

C'est à Auxonne ou à Vonges que Napoléon apprit la catastrophe du 27 août, c'est-à-dire la défection des autorités de Toulon et l'introduction dans le port et dans la place des flottes et des troupes de la coalition anglo-sardo-espagnole. Des circonstances si critiques lui offraient l'occasion d'un rôle décisif, à la condition d'être devinée et saisie sans hésitation. Bonaparte, attentif à cette première avance, encore discrète, de la fortune, courut à Paris, exposa ses vues au comité de Salut public, sous les auspices des représentants qui l'avaient remarqué, obtint l'assentiment de ceux dont tout dépendait alors et luttant de célérité avec les événements, partit en poste de la capitale, arriva à Lyon, s'y embarqua dans un bateau de poste, ne fit à Avignon qu'une courte halte, et le 1er vendémiaire an II (22 septembre 1793) se trouva au quartier général de l'armée de siège à Ollioules, prêt à entrer dans l'exercice de ses délicates fonctions de commandant provisoire de l'artillerie du siège de Toulon, artillerie encore à créer, comme on va le voir.

Le 22 septembre 1793 ou 1er vendémiaire an II, paraissait devant Carteaux, général improvisé, ignorant et fanfaron, dont de faciles succès et un avancement ridiculement rapide avaient exalté la jactance, le capitaine-commandant, en vertu de lettres de service qu'il tenait à la main, de l'artillerie du siège de Toulon, resserré d'un côté par le général Lapoype et de l'autre par le général Carteaux lui-même. Celui-ci, à qui le renouvellement d'une connaissance importune semblait sourire médiocrement, reçut du haut de sa grandeur récente, en mirant à la glace ses dorures et ses panaches avec une complaisance d'héritier qu'eût assombrie pour tout autre la terrible leçon de la disgrâce de son prédécesseur, le général Brunet, guillotiné un mois plus tard pour n'avoir pas su vaincre, le grave et pâle nouveau venu qui venait lui gâter sa gloire et partager ses lauriers. Bonaparte à laissé le méprisant croquis de cet imbécile gâté par la fortune, et qui coquetait avec la fatalité.

Napoléon arrive au quartier général ; il aborde le général Carteaux, homme superbe, doré, dit-il, depuis les pieds jusques à la tête, qui lui demande ce qu'il y a pour son service. Le jeune officier présente modestement sa lettre, qui le chargeait de venir, sous ses ordres, diriger les opérations de l'artillerie. C'était bien inutile, dit le bel homme en caressant sa moustache ; nous n'avons plus besoin de rien pour reprendre Toulon. Néanmoins, soyez le bienvenu ; vous partagez la gloire de le brûler demain, sans en avoir pris la fatigue[4].

 

Et il le fit rester à souper, pour la forme, il est vrai. On s'assied trente à table ; le général seul est servi en prince, tout le monde meurt de faim.

Si le souper du général Carteaux ne valait pas grand'chose, son siège valait encore moins. Et les dispositions prises par lui étaient le chef-d'œuvre de l'impéritie et de l'imprévoyance. On peut en juger par ce seul fait qu'il avait laissé la montagne inaccessible du Faron entre le général Lapoype, son coopérateur, et lui, et ainsi, sans s'en douter, exposait son collègue et s'exposait lui-même à tous les dangers de l'isolement. Il eût payé cher cette première faute si les maîtres de Toulon n'eussent été exclusivement préoccupés alors des soins et des préparatifs de la défense.

Mais il n'est pas sans intérêt, avec Napoléon lui-même pour guide[5], de faire quelque pas en arrière, pour mieux embrasser l'ensemble des opérations d'un général pire pour la cause qu'il prétendait défendre que l'ennemi, et contre lequel dut tout d'abord lutter son collaborateur.

Carteaux, poursuivant le cours de ses faciles succès sur des troupes insurrectionnelles, indisciplinées et déjà démoralisées, avait chassé devant lui, au sortir d'Avignon occupé, l'armée marseillaise, qui repassa la Durance en désordre. Le 20 août 1793, il s'empara d'Aix, attaqua le camp des fédérés, retranché et armé de vingt pièces de gros canons, le força et entra dans Marseille où la déroute des fuyards du camp de Septènes et la panique qu'ils semaient partout sur leur passage, l'avaient précédé. Ce fut un sauve-qui-peut général de tous les insurgés sectionnaires, qui se réfugièrent à Toulon, où ils portèrent avec leurs alarmes le signal de l'insurrection, unique chance de salut pour les coupables, que l'infidélité précipitait ainsi dans la rébellion.

Ne pouvant se passer d'appui, cette rébellion les trouva dans la trahison et c'est ainsi qu'on put voir des Français soulevés enfermer au fort La Malgue les représentants du peuple, Bayle et Beauvais, qui y étaient en mission, et menacer du même sort les représentants Fréron et Barras et le général Lapoype qui, plus heureux, purent se sauver à Nice, quartier général de l'armée d'Italie ; c'est ainsi qu'on put voir, chose plus odieuse encore, un amiral français, Trogoff de Kerlessy, et ses officiers livrer aux ennemis de la France, le port, l'arsenal, la ville, les forts, et l'escadre elle-même. Leurs matelots indignés firent à ce marché conclu sans eux, une héroïque et inutile résistance ; mais abandonnés par terre, menacés par ces mêmes batteries de côte qui devaient les protéger, les vingt vaisseaux de ligne ou frégates français bloqués par les flottes anglaise et espagnole, durent céder à la honte et suivre la fortune déshonorée de leur chef.

Les amiraux anglais et espagnols occupèrent d'abord Toulon avec cinq mille hommes qu'ils détachèrent de leurs équipages ; ils y arborèrent le pavillon blanc, et en prirent possession au nom de Bourbons. Ils furent bientôt renforcés de troupes venues a leur réquisition d'Espagne, de Naples, de Piémont, de Gibraltar. A la fin de septembre, la garnison était de quatorze mille hommes : trois mille Anglais, quatre mille Napolitains, deux mille Sardes et cinq mille Espagnols. Une fois maîtres de la possession et de la défense, les étrangers à la jalousie desquels tout concours de leurs complices était suspect, rendirent hommage à la loyauté des équipages français en les licenciant et en rapatriant cinq mille matelots bretons ou normands qu'ils aimaient mieux savoir chez eux que près d'eux ; en même temps, rendant justice à des auxiliaires déshonorés à leurs propres yeux, et que le remords ou la peul pouvaient pousser à des extrémités dangereuses, ils désarmèrent la garde nationale de Toulon, et ne s'en rapportèrent qu'à eux du sort d'une ville qui n'avait ainsi échappé au joug de la patrie que pour tomber sous la domination étrangère, la pire des servitudes.

Pour assurer son mouillage dans la rade, l'amiral Hood fortifia solidement la hauteur du cap Brun qui domine la batterie de côte de ce nom, et la sommité du promontoire du Caire, qui commande les batteries de l'Eguillette et de Balaguier, lesquelles maîtrisent la grande et la petite rade. La garnison s'étendit d'un côté jusqu'à Saint-Nazaire et au delà des gorges d'Ollioules ; de l'autre, jusqu'à la Valette et Hyères. Les îles de ce nom, bien entendu, furent occupées.

A la première nouvelle des événements de Toulon, le général Carteaux porta son quartier général à Cuges et son avant-garde au Beausset. Malgré l'appui qu'il reçut du patriotisme local, exalté par une juste indignation, il ne se trouva pas assez fort pour pénétrer avec une division de douze mille hommes que la nécessité de maintenir Marseille et de couvrir certains points de la côte, avait réduite à huit mille, dans les gorges d'Ollioules, qu'il se contenta de cerner.

A peine arrivé à Nice, les représentants Barras et Fréron, de leur côté, avaient préparé le châtiment et la vengeance dus à la République, et sur leur réquisition au général en chef Brunet, six mille hommes détachés de l'armée d'Italie furent dirigés contre Toulon, sous le commandement du général Lapoype, qui plaça son quartier général à Solliès et ses avant-postes à la Valette.

Une fois soutenu, Carteaux se porta en avant et après un combat de quelques heures, le 8 septembre, il franchissait les gorges d'Ollioules et poussa son quartier général au Beausset et son avant-garde au delà des gorges d'Ollioules. Ce premier et facile succès, continuant d'aveugler sur sa valeur, fit nommer Carteaux général en chef de l'armée de siège, et acheva de faire perdre la tête à ce fantastique directeur d'opérations spéciales qu'il ne connaissait pas, même de nom ; mais un peintre médiocre, promu en trois mois du grade de colonel à celui de général en chef est fait pour ne douter de rien. Aussi, tout en recevant comme un juste hommage la marque, qui eût fait trembler tout autre, d'une confiance que la Convention plaçait à tort et à travers, mais dont elle reconnaissait vite l'erreur, et faisait payer cher les déceptions, Carteaux lie songea-t-il pas même sans doute à donner un regret à l'absence du commandant Dommartin, officier d'artillerie distingué, qu'une grave blessure écartait d'un champ d'opérations où il était indispensable.

Comme s'il eût conçu le projet d'attendre l'inévitable succès de sa fascination, Carteaux prit des positions à peine défensives, loin de préparer une attaque, que chaque jour de retard rendait a la fois plus nécessaire et plus difficile contre des assiégés auxquels on laissait le temps de se pourvoir et de se fortifier à loisir. Les deux divisions Lapoype et Carteaux, détachées de deux armées indépendantes, celle des Alpes et celle d'Italie, conservèrent entre elles la séparation des montagnes du Faron, dont l'obstacle pouvait être fatal. Lapoype avec sa droite observait le fort et la montagne du Faron, avec son centre couvrait la chaussée de la Valette, et avec sa gauche observait les hauteurs du cap Brun. Il réarma le fort Brégançon et les batteries de la rade d'Hyères. Carteaux avec sa gauche bloqua le fort des Pomets, avec son centre les redoutes Rouge et Blanche, avec sa droite le fort Malbousquet ; sa réserve occupa Ollioules et un détachement les Six-Fours ; il lit réarmer les batteries de Saint-Nazaire et de Bandol. L'ennemi resta maître de toute la montagne du Faron jusqu'au fort Malbousquet, de toute la presqu'île des Sablettes et du promontoire du Caire jusqu'au village de la Seyne[6].

Après quoi Carteaux attendit le succès. De qui ? Du hasard qui l'avait si bien servi jusque-là ? Raison de plus pour craindre.

Heureusement pour cet homme, vraiment né coiffé pour avoir pu garder sa tête, ce que Carteaux attendait sans le savoir et ce qui vint en effet le 12 septembre au Beausset dans la personne d'un jeune commandant investi de la direction provisoire de l'artillerie, c'était son salut et la victoire elle-même.

Dès le lendemain, 15 septembre, un autre génie plane sur l'armée assiégeante, et la vérité, plus forte que la discipline, inspire au jeune commandant étonné, indigné et dont la grave colère ne peut, par moment, s'empêcher de rire, des reproches que le général reçoit avec un curieux mélange d'humilité et de jactance. Heureusement pour Bonaparte, il fut soutenu, dès le premier jour, par les représentants du peuple, notamment Gasparin, homme d'esprit, qui avait servi, et qui devina, dans ce jeune officier, qui commandait déjà en général, l'homme qui devait prendre Toulon. Qui n'eût pas donné raison d'ailleurs à la surprise, même un peu trop énergique, d'un homme du métier, trouvant au bout de vingt-quatre jours tous les préparatifs d'un siège de cette importance, bornés à une batterie de huit pièces de 24, placée hors de portée ? Le Mémorial raconte cette scène en termes familiers, tels que les permet la liberté de la conversation. Réduit, dans son récit, à la concision et a la gravité de la narration historique, Napoléon n'a pu éteindre complètement l'ironie indignée qui se dégage de ces quelques lignes :

Le 15 septembre, à la pointe du jour, le général en chef conduisit Napoléon à une batterie qu'il avait fait établir pour brûler l'escadre anglaise. Cette batterie était placée au débouché des gorges d'Ollioules, un peu à droite de la chaussée, sur une petite hauteur, à deux mille toises du rivage de la mer ; elle était composée de huit pièces de 24, qu'il supposait devoir brûler l'escadre, mouillée à quatre cents toises du rivage, c'est-à-dire à une grande lieue de la batterie. Les grenadiers de Bourgogne et du premier bataillon de la Côte-d'Or, disséminés dans les bastides voisines, étaient occupés à chauffer des boulets avec des soufflets de cuisine ; il est difficile de s'imaginer rien de plus ridicule.

 

Nous avons rempli, en faisant comprendre au lecteur les obstacles, insurmontables pour tout autre, dont Napoléon eut à triompher à ce début de sa carrière, à cette première épreuve de son génie, notre but essentiel. Nous n'avons pas à insister sur les bévues dont le Mémorial multiplie, avec une malicieuse complaisance, la piquante énumération ; il était du caractère d'un homme comme Napoléon d'être moins gêné de l'absence de moyens que de la privation du droit d'en trouver à son aise et de s'en servir. Ce fut là son unique grief contre Carteaux, dont l'opiniâtreté et la vanité lui donnèrent bien plus de mal que des erreurs toutes réparables, mais dont la réparation agréait peu à un homme qui se croyait infaillible. Avec le mélange de gravité et d'ironie, de souplesse et d'énergie qui le caractérise à ses débuts, Bonaparte sut triompher de toutes les difficultés qu'on ne lui épargna pas, et même, subissant parfois volontiers un conflit utile, faire servir à propos à son crédit et à son prestige la facile défaite d'un contradicteur tel que Carteaux.

En moins de six semaines, l'artillerie fut réorganisée, et cent pièces de gros calibre, des mortiers en-grande partie, des pièces de 24 abondamment approvisionnées purent battre la place. Des ateliers furent établis pour remédier aux avaries, et par la nomination du chef de bataillon Gassendi, son camarade de Valence qu'il mit à la tête de l'arsenal de Marseille, Napoléon entretint la sûreté de ses relations de munitionnement. Il voyait tout, était partout, faisait tout, inspirant aux officiers et aux soldats la confiance que donne la popularité. A la fois, dans ces derniers temps, commandant du génie et de l'artillerie, directeur du parc ? il allait tous les jours aux batteries et n'en revenait guère sans un progrès ou un succès. C'est ainsi que dès la fin de septembre, les deux batteries de la Montagne et des Sans-Culottes, placées sur le bord de la mer, délogeaient la flotte ennemie de la petite rade.

A la sortie tentée par l'ennemi le 14 octobre, Napoléon reçut le baptême du feu et de l'acclamation militaire. Les assaillants furent repoussés dans la place et les batteries qu'ils avaient essayé d'éteindre redoublaient d'activité et de précision. A cette époque, le général Lapoype ayant emporté, après un chaud engagement, la hauteur du cap Brun (15 octobre), on entra dans la période étroite de l'investissement et la phase décisive du siège. Là, Napoléon faillit encore être arrêté par les jalouses rancunes et la présomptueuse opiniâtreté du général en chef, médiocre dans l'action, mais plus médiocre encore dans le conseil. Les délibérations tenues sur la direction à donner au siège n'avaient abouti, à la fin de septembre, qu'à un échange, sans résultat, d'opinions contraires, quoique des le surlendemain de son arrivée, Napoléon, avec son coup d'œil aquilin, eût déjà, dans une rapide inspection topographique, trouvé le champ décisif des opérations du siège, et deviné à la position du Caire, non encore occupée par l'ennemi, le point où il allait établir sa clef de défense, et où l'on eût pu établir, avant lui, la clef de l'attaque. Ses prévisions ne furent que trop vérifiées, et le fort Murgrave, où l'on avait entassé les obstacles et multiplié les feux au point de lui mériter le surnom de Petit-Gibraltar, fit sentir depuis chaque jour cruellement à l'armée assiégeante la faute d'avoir laissé passer l'occasion. Cette faute n'était pas cependant irréparable ; mais il n'y avait pas de temps à perdre, sous peine de voir les assiégés devenir assiégeants, prendre l'offensive avec le renfort attendu et envahir la Provence ; et, au conseil tenu le 15 octobre, Napoléon opposa énergiquement au plan envoyé de Paris, rédigé par le général d' Arçon et approuvé par le comité du génie, un autre plan, émané de son initiative, et où il voyait, avec l'éloquence d'une sorte d'inspiration prophétique, l'unique ressource pour la victoire et même pour le salut. Un illustre historien a parfaitement expliqué le nœud de cette intrigue stratégique ; mais il est un homme auquel il cède naturellement le pas, et qui a mieux réussi encore à faire comprendre la combinaison : c'est son auteur, c'est Napoléon lui-même.

Il posa en principe que, si l'on pouvait bloquer Toulon par mer, comme il l'était par terre, cette place tomberait d'elle-même, parce que les ennemis préféreraient emmener les trente et un vaisseaux de guerre français, mettre le feu aux magasins, détruire l'arsenal, faire sauter les jetées du bassin et évacuer la ville, plutôt que d'y abandonner en garnison 15.000 hommes, qui, une fois bloqués, seraient obligés de capituler tôt ou tard, et qui, alors, pour obtenir une capitulation honorable, seraient forcés de remettre l'escadre, l'arsenal, les magasins, les fortifications intactes. Or, il était facile de bloquer Toulon par mer, en obligeant l'escadre d'évacuer les grandes et petites rades ; il suffisait pour cela de placer deux batteries de trente pièces de 24 ou 36, quatre de 16 à boulets rouges, et dix mortiers à la Gomer, l'une à l'extrémité du promontoire de l'Éguillette, l'autre au promontoire de Balaguier ; ces deux batteries ne seraient éloignées que de sept cents toises de la grosse tour, et elles jetteraient des bombes, des obus, des boulets sur toute l'étendue de la petite et de la grande rade.

 

Ce plan saisissant de logique et de simplicité obtint l'appui du commandant du génie, le futur général Marescot, et emporta l'approbation générale, à laquelle le général en chef fut bien obligé de se rallier, tout en se réservant d'en contrarier l'effet par des ordres tellement ineptes qu'ils ne laissèrent d'autres ressources a Bonaparte que de désobéir. Fatigué de ces conflits perpétuels, qui usaient ses forces et paralysaient l'élan du siège, Napoléon se décida à prendre le Comité de Salut public pour juge suprême entre le général Carteaux et lui. Secondé par le représentant Gasparin, qui se fit son avocat, il n'eut pas de peine à gagner sa cause et le courrier extraordinaire chargé d'apporter à Paris, placés en regard, le plan de Bonaparte et celui de Carteaux, qui consistait à chauffer Toulon pendant trois jours, après quoi il le ferait attaquer par trois colonnes, en rapporta l'ordre à ce singulier général, qu'un rire unanime du comité sauva peut-être de la destitution, de quitter sur-le-champ l'armée de siège et de se rendre à l'armée des Alpes.

Débarrassé, par une disgrâce nécessaire, de ce fâcheux contradicteur, Bonaparte en rencontra un autre, plus sérieux, mais moins honnête encore dans la personne du général Doppet, commandant de l'armée qui venait de prendre Lyon, et, en raison de ce succès, qui ne lui était certes pas dû, chargé de la direction du siège de Toulon.

Le général en chef Doppet arriva au siège le 10 novembre. II ne tarda pas à se signaler, en faisant battre intempestivement et pusillanimement la retraite au moment où une attaque spontanée d'un bataillon de la Côte-d'Or, de tranchée au fort Mulgrave, bientôt suivi du régiment de Bourgogne et de toute la division Brûlé, entraînés à cet assaut d'inspiration, allait aboutir à un succès décisif. Napoléon, en voyant avorter cet héroïque et heureux effort qui allait ouvrir à l'armée la porte de Toulon, ne put retenir l'expression énergiquement militaire d'un mécontentement partagé jusqu'à l'indignation par tous les soldats. Quand donc, s'écriaient-ils, cessera-t-on de nous envoyer des peintres et des médecins pour nous commander ?

Huit jours après, Doppet fut envoyé à l'armée des Pyrénées orientales, où, brave surtout contre ses rivaux, il assouvit sa mauvaise humeur sur un certain nombre de généraux qu'il fit envoyer à la guillotine.

Le vœu du soldat fut enfin exaucé. Le 20 novembre, le commandement de l'armée de siège fut enfin donné à un général qui en était digne, le brave et bon Dugommier. Napoléon trouva en lui un chef capable fie le comprendre, et bientôt un ami tout prêt à l'admirer. L'unité et l'harmonie présidaient enfin a ces opérations jusque-là contradictoires d'un siège devenu un prétexte à déclamation, que n'abrégeaient pas les six cents projets envoyés par les sociétés populaires. Les stratégistes de club et les généraux d'estaminet ne tardèrent pas à s'apercevoir qu'on n'avait plus besoin d'eux. Nous allons maintenant de succès en succès, et les événements se précipitent comme au pas de charge. L'armée du siège de Toulon, portée par des renforts détachés de l'armée de Lyon à trente mille hommes, fait face à un ennemi encore exalté par l'espoir de recevoir douze mille hommes de renfort et deux mille chevaux, de faire lever le siège, de s'emparer du parc d'Ollioules, de tourner l'armée française d'Italie, de se joindre avec l'armée piémontaise et d'établir ses quartiers d'hiver sur la Durance, en s'emparant de la Provence épuisée et menacée de famine. Mais le sort de cette lutte jusqu'alors incertaine ne tarde pas à se décider et le découragement qui commençait à gagner, après les autorités de Marseille, les représentants eux-mêmes delà Convention, à se changer en espérance.

Le 30 novembre 1793, une sortie des assiégés, au nombre de sept mille hommes, commandée par le général en chef ennemi O'Hara, en personne, et d'abord couronnée de succès, fut déjouée par le courage de Dugommier et le sang-froid de Napoléon, auquel le général d'artillerie Du Teil, frère de son vieux projecteur d'Auxonne, victime malgré lui des ombrages révolutionnaires et guillotiné à Lyon, laissait tout faire avec la résignation philosophique d'un homme qui aime mieux l'effacement que la responsabilité. Tandis que Dugommier ralliait les troupes de la voix, du geste, de l'exemple, Napoléon, pénétrant invisiblement avec un bataillon par un boyau souterrain qui conduisait a la batterie de la Convention prise et enclouée par l'ennemi, le surprenait en pleine sécurité du succès, et profitait de la panique des troupes anglaises et napolitaines qui tirèrent les unes sur les autres pour enlever le général O'Hara lui-même. Celui-ci, accouru pour observer la cause de ce subit désordre, et blessé du fond du boyau d'un coup de fusil qui lui cassa le bras, tomba au pied du talus, et fait prisonnier, disparut au milieu des siens, sans qu'ils pussent s'expliquer son absence. On devine le triomphe complet qui suivit cet audacieux coup de main et l'immense effet moral de la capture du général ennemi. Le chef de bataillon d'artillerie Bonaparte (depuis le 19 octobre) fut promu au grade de chef de brigade ou colonel à la suite de cette brillante journée.

Il importait de profiter de l'enthousiasme des troupes et de la démoralisation de l'ennemi. Les députés de la Convention en Provence se rendirent à Ollioules le 14 décembre, et il fut résolu qu'on donnerait l'assaut au fort Mulgrave ou Petit-Gibraltar, avec l'aide d'un corps d'élite de deux mille cinq cents chasseurs et grenadiers appelé, à cet effet, par Dugommier, de l'armée d'Italie.

Le 16 décembre, à minuit, malgré la pluie et les obstacles, quatre colonnes s'avançaient ; l'une marchait droit au Petit-Gibraltar, les deux autres observaient les deux redoutes de Balaguier et de l'Éguillette ; la quatrième resta en réserve. Dugommier, qui s'était réservé l'avant-garde, allait échouer, quand Napoléon, qui commandait la colonne de réserve, le fit soutenir par un bataillon dirigé par le capitaine d'artillerie Muiron, qui étant de Toulon, connaissait parfaitement les localités. A trois heures du matin, Muiron escaladait le fort à une embrasure par laquelle entrèrent après lui Dugommier et Napoléon. A six heures du matin, le jour éclairait la victoire complète des assiégeants et la déroute de l'ennemi, battu par le canon de son propre fort, et repoussé dans ses efforts désespérés pour le reprendre. C'est alors que les représentants vinrent, le sabre à la main, d'un air décidé et luron, complimenter les soldats[7]. A midi, le promontoire était entièrement nettoyé d'ennemis et occupé par les Français, qui se voyaient déjà maîtres de la ville, tandis que les vaincus songeaient déjà à la quitter. La nuit du 16 et la matinée du 17 avaient coûté mille braves, tués ou blessés, à l'armée républicaine ; les pertes de l'ennemi en tués, blessés ou prisonniers s'élevaient, à deux mille cinq cents hommes. Mais sa plus grande perle, ce fut celle de la confiance et de l'espérance, désormais passées aux Français. Demain ou après, au plus tard, dit Napoléon aux généraux, vous souperez dans Toulon. Cet oracle ne fut pas accueilli sans commentaires et sans discussion. Cependant l'amiral anglais Hood, reconnaissant l'évacuation de Toulon nécessaire en présence des progrès des assiégeants et des menaces du vent qui tournait au sud-ouest et pouvait enchaîner dans la rade l'escadre immobile, y préludait par l'évacuation et la destruction des forts qui, le 18, furent occupés par les Français. A ce moment, de toute cette ceinture formidable de feux, il ne demeurait plus à l'ennemi, de non éteint, que le fort La Malgue.

Dans la soirée du 18, une épouvantable explosion annonça la destruction du magasin général ; au même moment le feu se manifesta à quatre ou cinq endroits de l'arsenal, et une demi-heure après la rade se couvrit de flammes ; c'était l'incendie de neuf vaisseaux de haut bord et de quatre frégates françaises ; l'horizon, à plusieurs lieues, en était en feu ; on y voyait comme en plein jour. Ce spectacle était sublime, mais déchirant. On s'attendait à chaque instant à l'explosion du fort La Malgue ; mais la garnison, craignant de se trouver coupée de la ville, ne se donna pas le temps de charger les mines ; dans la nuit même, les tirailleurs français y entrèrent. La terreur était dans Toulon. La plus grande partie des habitants s'était embarquée en toute hâte ; ce qui restait s'était barricadé dans les maisons, par la crainte des traînards. L'armée assiégeante était rangée en bataille sur les glacis.

 

Le 18 décembre 1793, à dix heures du soir, le colonel Cervoni entra impunément, en enfonçant une porte, accompagné de deux cents hommes, dans la ville morne et silencieuse, dont la population coupable, fugitive, assiégeait les chaloupes, demandant en vain à l'escadre anglaise et recevant seulement de la compassion de l'amiral espagnol Longara asile et protection. Cette émigration a été évaluée jusqu'au chiffre de quatorze mille individus, dont la plupart n'achetèrent le salut qu'au prix de la perte de leurs effets, pillés sur les quais par des troupes de brigands déguisés en gardiens. Les galériens furent plus honnêtes, et les forçats se réhabilitèrent en éteignant l'incendie de l'arsenal qu'ils avaient été chargés d'allumer, dans cette ville où les classes élevées s'étaient déshonorées par la trahison.

Napoléon fut l'âme et le chef de cette œuvre immense et féconde de préservation, de réparation, de sauvetage. Tandis que les représentants du peuple vengeaient leur expulsion par de féroces représailles, et lavaient dans le sang de troupes d'employés et de citoyens innocents — car les innocents seuls étaient restés — fusillés  — et non mitraillés —, à la suite de jugements dérisoires, l'injure de la république ; tandis que les faiseurs de décrets donnaient à Toulon le nom de Port-la-Montagne et prescrivaient, pour assouvir leur fureur jusque sur les pierres, après l'avoir exercée contre les hommes, la destruction expiatoire de tous les édifices publics, Napoléon, gardant pur de ces éclaboussures de sang et de boue, l'honneur de son nom et celui de l'arme qu'il devait illustrer, se tenait à l'écart de ces inutiles massacres, qu'il ne pouvait que désapprouver et dont il ne fut jamais ni l'exécuteur, ni l'auxiliaire, ni l'apologiste. C'est là, en dépit de calomnieux efforts, le cri de l'histoire et de la vérité. La prise de Toulon est l'œuvre de l'armée régulière, courageuse au combat, humaine après la victoire. Les fusillades de Toulon, dont on a fort exagéré les victimes, sont l'œuvre des sans-culottes, usurpateurs du nom de soldats, courageux surtout contre l'ennemi désarmé, nombreux surtout au moment du butin. Ce sont ceux-là surtout qui, regardant le pillage comme un droit, y procédaient de façon à dépouiller Toulon à jamais, si la République ne leur eût enlevé leur proie en convertissant leur part en une année de solde ou gratification accordée à chaque officier ou soldat. C'est l'ennemi qui fit les frais de cette libéralité, Dugommier, par une ruse de guerre, ayant pendant un mois maintenu le pavillon blanc sur tous les forts ou bastions de la rade. Il ne se passa pas de jour sans que quelque vaisseau ennemi chargé d'or, de marchandises ou de muni lions, ne vînt se prendre au piège et rendre ainsi à la république ce que les vaisseaux anglais avaient emporté de Toulon, où les circonstances, la mollesse de Sydney Smith et le noble dévouement des galériens neutralisèrent l'œuvre de destruction maritime, qui faisait partie alors des instructions de tout amiral britannique.

Le 20 décembre 1793 ou 30 frimaire an II, les représentants du peuple délégués près l'armée victorieuse de Toulon — c'est-à dire Barras, Ricord, Fréron et Robespierre jeune —, nomment provisoirement le chef de brigade ou colonel Bonaparte au grade de général de brigade d'artillerie. Bonaparte avait payé à la fois de son génie et de son sang ce légitime avancement ; car à l'entrée du village de la Seyne, le matin du 18, au moment de l'assaut, eu escaladant par une embrasure, il avait reçu d'un canonnier anglais un coup de lance qui le blessa légèrement au mollet[8]. Le capitaine Muiron, blessé en même temps, mêla son sang à celui pour lequel il devait mourir à Arcole, le lui donnant ainsi tout entier.

Bonaparte avait distingué pendant le siège et avait déjà attirés à son génie et attachés à sa fortune, — outre Muiron, — Suchet, Marmont, Charbonnel et Junot, son adjudant à la fameuse batterie des Hommes sans peur, Junot, le premier aide de camp d'un général qu'il avait séduit par sa bravoure à la française, c'est-à-dire spirituelle avec le danger. Il faut ajouter à ces premiers compagnons de gloire Duroc, quoique l'assertion du Mémorial sur ce point ait été contestée[9]. Quant aux résultats généraux, pour la France et pour lui-même, de cette victoire de Toulon, c'est à Napoléon lui-même qu'il appartient de les énumérer et de les caractériser.

La nouvelle de la prise de Toulon, au moment où on s'y attendait le moins, fit un effet prodigieux dans toute la France et dans toute l'Europe. Le 25 décembre, la Convention ordonna une fête nationale. La prise de Toulon fut le signal des succès qui ont illustré la campagne de 1794. Peu de temps après, l'armée du Rhin reprit les ligues de Weissembourg, et débloqua Landau. Dugommier, avec une partie de l'armée, partit pour les Pyrénées orientales, où Doppet ne faisait que des sottises. Une autre partie de cette armée fut envoyée dans la Vendée ; beaucoup de bataillons retournèrent à l'armée d'Italie. Dugommier donna l'ordre à Napoléon de le suivre ; mais il arriva d'autres ordres de Paris qui le chargèrent de réarmer d'abord les côtes de la Méditerranée, spécialement Toulon, et de se rendre ensuite à l'armée d'Italie, pour y commander l'arme de l'artillerie.

A ce siège a commencé la réputation de Napoléon. Tous les généraux, représentants et soldats, qui avaient entendu les avis qu'il avait donnés dans les différents conseils, trois mois avant la prise1, ceux qui avaient été témoins de son activité, présagèrent la carrière militaire qu'il a depuis remplie. Dès ce moment, la confiance de tous les soldats d'Italie lui fut acquise. Dugommier écrivit au Comité du Salut public, en demandant pour lui le grade de général de brigade, ces propres mots : Récompensez et avancez ce jeune homme, car si on était ingrat envers lui, il s'avancerait tout seul. A l'armée des Pyrénées, Dugommier parlait sans cesse de son commandant d'artillerie de Toulon, et en avait inculqué une haute opinion dans l'esprit des généraux et officiers qui, depuis, de l'armée d'Espagne, se rendaient en Italie. De Perpignan, il lui envoyait des courriers à Nice, lorsqu'il remportait des succès[10].

 

 

 



[1] Les Mémoires de Joseph fixent pour point d'arrivée en France à la famille proscrite, Toulon, et la Valette pour son premier séjour, t. I, p. 55. Marseille n'aurait donc été que le second.

[2] Poudrerie dans le département de la Côte-d’Or, sur la rive franche de la Saône, entre Auxonne et Gray.

[3] Imprimée, en août 1793, aux frais du trésor public, par les presses de Sabin Tournal, imprimeur et rédacteur du Courrier d'Avignon, éditée par Marc-Aurel fils. Réimprimée plusieurs fois, notamment en 1821.

[4] Mémorial, t. I, p. 75, 76.

[5] Commentaires de Napoléon Ier, publiés à l'imprimerie impériale par les soins de M. Anselme Peletin, t. I, p. 1 à 38.

[6] On devine facilement à ces détails la plume de Napoléon, dont nous suivons religieusement le récit.

[7] Commentaires de Napoléon, t. I, p. 29.

[8] C'est Napoléon qui le dit lui-même, rectifiant aussi l'assertion de Las Cases, qui parle d'un coup de baïonnette et d'une profonde blessure à la cuisse.

[9] De Coston, t. I, p. 209.

[10] Justifiés par le témoignage des ennemis eux-mêmes. Les procès-verbaux de leur conseil de guerre, saisis par Dugommier, vérifiaient, point par point, les prévisions de Napoléon, qui les axait devinés comme s'il les eût lus.