MARIE STUART

LIVRE QUATRIÈME. — LES ÉCHAFAUDS - 1569-1587

 

CHAPITRE II. — FOTHERINGAY.

 

 

Le dénouement se précipite. — Origines et vicissitudes de la conspiration dite de Babington. — Résumé de son but et de ses moyens, d'après M. Mignet. — Rôle que joue Walsingham dans cette affaire, par l'intermédiaire de ses agents provocateurs et de ses espions. — C'est lui qui tient le double des fils que Marie croit tenir seule. — C'est lui qui mêle subtilement et perfidement à des projets d'invasion et d'insurrection que Marie connaît et favorise, un projet d'assassinat d'Élisabeth que Marie ignore et eût désapprouvé. — La chute de Lennox, auteur de la disgrâce de Morton, tombé comme lui sous une coalition aristocratique, achève de réduire Marie au désespoir. — Son admirable lettre à Élisabeth, réclamant sa liberté et offrant d'associer son fils au pouvoir. — Caractère de Jacques VI. — Il est tour à tour l'allié de sa mère et celui d'Élisabeth. — Marie est environnée de traîtres. — Première découverte des trames ourdies en faveur de la reine d'Écosse. — Expulsion de Londres de l'ambassadeur d'Espagne. — Supplice d'Arden, de Sommerville, du prêtre Hall et de sir Francis Throckmorton. — Réaction favorable â la cour de Jacques VI. — Le comte d'Aman y reprend l'empire sur le roi et le pouvoir sous son nom. — Conspiration de Parry et Morgan. — Leur exécution. — Marie est transférée â Tutbury. — Élisabeth signe un traité d'alliance avec les Pays-Bas et avec Jacques VI. — Triomphe d'Élisabeth. — Désespoir de Marie. — Vers testamentaires. — Marie est transportée â Chartley. — Sir Amyas Paulet est chargé de sa garde, â la place de sir Ralph Sadler et de lord Sommera, qui avaient succédé eux-mêmes au comte de Shrewsbury. — Complot de Babington. — Sa découverte. — Arrestation de Babington et de ses complices. — Marie est transférée à Tixall. — Perquisition domiciliaire à Chartley. Marie est dépouillée de tous ses meubles, bijoux, papiers. — Analyse de ce butin, d'après l'inventaire de Chartley. — Déception d'Élisabeth. — Marie est reconduite â Chartley. — Ses protestations au départ. — Elle baptise elle-même la fille dont vient d'accoucher la femme de son secrétaire Curie, arrêté et emprisonné avec Nau son collègue. — Son indignation à la vue de son appartement dévasté. — Explosion du sentiment populaire en Angleterre. — Mauvais traitements exercés sur les Français. — Supplice terrible de Babington et de ses complices. — Élisabeth, résolue â se débarrasser de Marie, provoque une délibération de son conseil, qui met la reine d Écosse en jugement. — Plan de l'accusation. — Marie est transférée au château de Fotheringay. — Elle se sent perdue. — Souvenir des vendanges de Fontainebleau. -- Paysage suprême. — Incompétence du tribunal institué pour juger Marie. — Insuffisance des preuves. — Élisabeth compte avec raison sur l'impuissance de l'Espagne, la trop politique abstention de l'Écosse, l'indifférence égoïste de la France, la complaisance de ses commissaires, la généreuse imprudence de Marie. — La commission commence ses opérations. Marie refuse de reconnaître sa juridiction. — Embarras des juges. — Comment Élisabeth et lord Hatton, en faisant appel à la fierté et â la confiance de Marie, la décident â accepter le débat. — Aspect de la salle. — Physionomie du procès. — Admirable attitude de Munie. — Moralement victorieuse, elle est vaincue par la force des choses. — Élisabeth donne l'ordre à ses commissaires de surseoir au jugement et de s'ajourner au 25 octobre 1586. — Procès définitif, à huis clos et par défaut contre Marie, vidé à Westminster. — Sentence de la commission. — Sa confirmation par les deux chambres du parlement. — Manifestations populaires et fanatiques. — Signification à Marie du jugement qui la condamne à mort. Paulet, la considérant comme déchue et déjà morte, fait abattre le dais royal de sa prisonnière. — Agonie de trois mois et demi. — Préparatifs testamentaires de Marie. — Lettres et dons de la dernière heure. — Dernière lettre à Élisabeth. — Élisabeth pleure et cherche à éviter à sa victime l'ignominie du sacrifice public, en écartant d'elle-même la responsabilité du sang versé. — Sinistre et étrange proposition faite à Amyas Paulet. — Il refuse d'empiéter sur le bourreau. — Élisabeth signe le warrant d'exécution. — Le conseil privé prend sur lui de l'ordonner. — Commission d'assistants envoyée au : comtes de Shrewsbury et de Kent. Mission de Beale à Fotheringay. — Entrevue de Marie et des commissaires. — Sérénité héroïque de Marie. — Désespoir de ses serviteurs. — Altercation avec le comte de Kent. — Le soulier du martyre. — Le dernier toast. — Distribution par Marie de ses propres dépouilles. — Elle écrit à son aumônier, Préau, séparé d'elle. — Elle fait son testament et le recommande à Henri Ill, ainsi que le soin de sa mémoire. — Jane Kennedy lui lit la Vie des Saints. — Sommeil extatique. — Matinée du 8 lévrier 1587. — Marie s'habille avec une sévère magnificence, lit son testament à ses serviteurs, leur donne ses commissions, leur adresse ses recommandations et ses adieux, et leur distribue tout ce qui lui reste d'argent. — Elle s'enferme dans son oratoire. — Elle s'avance vers le supplice, précédée du crucifix. — Rencontre d'André Melvil. — Scène poignante. — Marie est autorisée, sur sa requête, à se faire suivre de quatre de ses serviteurs et de deux de ses femmes. — La salle funèbre. — Sa décoration. — L'assistance. — Les deux bourreaux. — Apparition de Marie. — Son effet. — Son costume. — Le chant du cygne. — Toilette suprême. — Le dernier chevet. — Le pardon. — Maladresse du bourreau. — Les cheveux blancs de Marie Stuart. — Précautions prises contre le culte de la nouvelle martyre. — Le petit chien de la reine.

 

Nous serons désormais brefs et rapides, car nous touchons au dénouement. Tout y précipiterait Marie avec l'implacable logique de l'inévitable, quand bien même elle n'y marcherait pas d'elle-même avec le sublime aveuglément des victimes résignées.

Désormais, l'intérêt s'écarte des faits dont la cause, longtemps mystérieuse, est maintenant brutalement, cyniquement dévoilée, et dont la conséquence dernière éclate dans un assassinat juridique, non moins prévu que tout le reste, pour se concentrer sur la ligure, déjà couronnée du nimbe héroïque, de cette reine déchue, de cette mère outragée, de cette femme qui, après avoir épuisé le miel et le fiel des grandeurs humaines, arrive à la dernière scène de son drame, à la dernière station de son calvaire.

La mort de Morton avait été pour Marie le signal d'une suprême lutte contre son sort, destinée à être décisive ou fatale. Elle fut fatale. C'est la fatalité elle-même, on peut le dire, qui a ourdi ces dernières trames, et mis dans les mains des ministres d'Élisabeth le double des fils que Marie croit tenir seule dans la sienne.

Nous n'analyserons pas ces négociations compliquées, dirigées du fond de sa prison, d'une main affaiblie, par une captive qu'ont épuisée quinze années de tourments.

Nous nous bornerons à emprunter à un éminent historien, qui a démêlé les ressorts de cette conspiration multiple, cosmopolite, grandiosement stérile et puissamment impuissante, avec une admirable et impartiale sagacité, le résumé du but et des moyens, pour arriver aussitôt au résultat :

La mort de Morton réjouit Marie Stuart qui, en l'apprenant.... conçut l'espoir d'une meilleure fortune. Elle était entrée en rapport avec Lennox, dont elle s'était d'abord défiée. Après avoir longtemps refusé à son fils le titre de roi et avoir exigé des puissances catholiques du continent qu'elles ne le lui accordassent point, elle admit un projet d'association à la couronne, d'après lequel son fils recevrait l'autorité souveraine en vertu d'une délégation nouvelle et cette fois libre de sa part et régnerait conjointement avec elle. Marie Stuart donna les pleins pouvoirs au duc de Guise pour négocier et conclure cette transaction royale. Mais, outre ce plan, qu'on avait peu d'intérêt à tenir caché, il y en eut un autre tout à fait secret, que les partis ont vaguement soupçonné, et que les historiens ont imparfaitement connu. Préparé par les jésuites, approuvé du pape, concerté avec Lennox, assuré du concours ardent de la maison de Lorraine, devant obtenir l'appui militaire du roi d'Espagne, il consistait à rendre l'Écosse catholique, et à faire sortir Marie Stuart de sa prison pour la remettre sur le trône... C'était la conjuration de 1570 renouvelée sous une autre forme[1]...

 

Elle ne fut pas plus heureuse que sa sœur aînée, et elle devait ajouter au deuil des espérances de Marie Stuart, le deuil de sa vie elle-même.

Comme toujours, l'entreprise échoua par la multiplicité des ressorts, la variété des moyens, la confusion des vues, le mélange de causes hétérogènes, l'indiscrétion ou la trahison des agents, mais surtout la rivalité des influences protectrices qui ne s'accordaient qu'en une même et égoïste attente, préalablement à toute intervention, d'un succès local qui ne pouvait être obtenu que par suite de cette intervention elle-même.

Ni l'Espagne, ni l'Écosse, ni la Ligue, ne voulurent prendre l'initiative, frapper le premier coup. On condamna une reine prisonnière à être victorieuse avant même d'être délivrée. On ne consentit à dépenser que de l'argent, quand il aurait fallu envoyer une armée ; on se borna à encourager dans de vagues projets d'assassinat d'Élisabeth, dont aucun ne reçut même un commencement d'exécution, quelques jeunes exaltés, assez étourdis pour avoir accepté pour complices des traîtres vendus à Walsingham.

En réalité, c'est ce digne successeur de Cecil, ce digne ministre d'Élisabeth, qui dirigea cet te conspiration fantastique et décevante que Marie croyait diriger. C'est lui qui emmêla subtilement les fils, de manière à rendre la reine coupable en apparence des desseins qu'elle ignorait en réalité, et à faire retomber sur elle, avec la hache, la responsabilité, non du complot anodin de restauration et de délivrance, même par l'intervention étrangère, qu'elle poursuivait énergiquement et sincèrement, mais du complot d'assassinat d'Élisabeth qu'elle ignorait, qu'elle n'eût pas approuvé, et que, précisément pour cela, lui cachaient ces amis funestes, pires que des ennemis, dont le dévouement, pire qu'une trahison, allait la calomnier et la perdre.

Telle est, en raccourci, l'histoire de cette conspiration hybride, successivement modifiée par la disgrâce d'événements contraires, par exemple : la révolution aristocratique de 1582, en Écosse, qui remplaça par l'influence du parti anglais, celle de Lennox, déchu et exilé.

Le lendemain de cette catastrophe, Marie, dans une admirable lettre, avait épanché aux pieds d'Élisabeth les amertumes de son cœur, en y mêlant les parfums de sa grâce et de son style, et avait sollicité éloquemment cette liberté qu'elle était impuissante à reconquérir.

Mais ses prières n'eurent pas plus de succès que ses complots. Condamnée à rester prisonnière, l'infortunée se justifiait sans être crue, suppliait sans être exaucée, conspirait sans pouvoir réussir. Son dernier projet, qui venait d'être déjoué par un coup de main, était chimérique. Pour qu'elle fût associée au trône d'Écosse, il fallait qu'elle devint libre, ou du consentement d'Élisabeth, ou par l'emploi de la force. Or Élisabeth était moins disposé que jamais à lui accorder sa liberté, et le défaut de concert de la France et de l'Espagne, dont la rivalité s'envenimait de jour en jour, s'opposait à ce qu'une invasion armée la tirât de prison[2].

 

Le caractère du jeune roi Jacques VI n'était pas moins que la chute de son favori Lennox un obstacle à toute tentative dont le point d'appui serait fondé sur sa coopération.

... Il avait une irrémédiable faiblesse accompagnée d'une dissimulation précoce. Les troubles mêmes au milieu desquels il naquit et fut élevé ébranlèrent son âme, au lieu de la fortifier. Sans autorité et sans volonté, livré à des goûts inconstants pour des favoris passagers, il était incapable de punir et bien souvent de regretter. Il n'aimait point sa mère, ne détestait point Élisabeth, et l'on pouvait également le rapprocher et l'éloigner de l'une et de l'autre. Condamné à raison de sa position comme de son caractère, à subir une influence étrangère, attiré par l'argent de Philippe II, sollicité par le zèle du duc de Guise, ébranlé par les instances de Marie Stuart, entraîné par les intrigues d'Élisabeth, il entra tour à tour dans les complots catholiques et dans les menées protestantes, sans s'attacher sérieusement à aucun parti, sans se donner d'une manière durable à personne[3].

 

Cette instabilité du caractère et du pouvoir du roi Jacques VI provoqua un changement d'axe de la conspiration qui s'agitait dans l'Europe catholique dans l'intérêt de Marie Stuart. Le pivot en fut placé en Angleterre, et le duc de Guise combina, avec le Pape et l'Espagne, les moyens de cette invasion, dont il devait être le chef, et que devait favoriser un soulèvement religieux.

Le roi d'Écosse, délivré, en juin 1585, du joug de la faction anglaise, venait de se rallier de nouveau à ce projet pour le -déserter bientôt encore.

Ce projet fut découvert comme l'avaient été les autres. Élisabeth redoubla d'activité et d'habileté politique pour paralyser, les uns par les autres, ces éléments hostiles conjurés contre elle.

Walsingham, mis au courant par les espions qu'il avait partout : Cherelles, secrétaire de l'ambassadeur français, Castelnau de Mauvissière, Archibald Douglas, infidèle ambassadeur de Jacques VI, indigne confident de Marie Stuart, William Fowler, serviteur corrompu de la comtesse Marguerite de Lennox, gagné aux intérêts de son nouveau maître, Walsingham jugea nécessaire de faire un premier éclat et un premier exemple.

L'éclat fut l'expulsion de l'ambassadeur d'Espagne à Londres, Bernardino de Mendoza, qui, placé à Paris, alla souffler sur les charbons de la Ligue son souffle irrité, et recruter contre Élisabeth des ennemis vengeurs de sa disgrâce (29 janvier 1584).

L'exemple, ce fut, en dehors d'un grand nombre d'arrestations, la condamnation et le supplice de deux gentilshommes, Arden et Sommerville, du prêtre Hall et de sir Francis Throckmorton.

Cet échec, compensé par l'échec contemporain de la politique anglaise en Écosse, par suite d'une réaction qui rendit le pouvoir à Jacques VI et au comte d'Arran, son favori,

' de nouveau triomphant, ne pouvait décourager Marie Stuart, résolue à épuiser toutes les chances avant de se rendre, et poussant ainsi, sans le savoir, Élisabeth au parti extrême devant lequel elle avait hésité si longtemps.

Mais, comme d'habitude, couvrant sa terreur et sa haine du masque d'intentions conciliantes, elle dissimula, au moment où la mort du duc d'Alençon et la mort du prince d'Orange (10 juin et 10 juillet 1584) la privait de l'appui de ses deux meilleurs alliés, jusqu'au point de paraître disposée à traiter avec celle qu'elle brûlait d'immoler à son repos.

Ces négociations temporisatrices, utiles à Élisabeth, furent comme toujours, décevantes pour Marie, qui, cependant, réduisant ses ambitions et ses espérances, sacrifiait tout au désir unique de cette liberté qu'elle n'obtint point, même à ce prix.

La découverte de la conspiration de Parry et Morgan, qui coûta la vie au premier, éventré vivant, suivant la terrible peine appliquée alors au crime de trahison, fit à jamais avorter ces négociations entamées entre Marie et Élisabeth. Elle fournit du moins à cette dernière un prétexte pour se montrer désormais implacable, et pour faire transférer Marie, de l'asile relativement hospitalier de Wingfield, dans ce sombre manoir de Tutbury, ouvert au vent et à la pluie, véritable antichambre de l'échafaud (janvier 1585).

Un traité d'alliance avec les Pays-Bas (10 août 1585), la révolution habilement provoquée qui mit fin à la domination du comte d'Arran et livra Jacques VI à l'influence anglaise et à la suprématie protestante, consacrées par le traité d'alliance offensive et défensive, conclu le 1er avril 1586, entre l'Écosse et l'Angleterre, ces deux succès rétablirent Élisabeth dans tous ses avantages, un moment compromis, la mirent à la tête du protestantisme en Europe et lui permirent de ne plus trembler que pour sa vie, menacée par d'incessants complots d'assassinat, dernière ressource de ses ennemis.

C'est en exploitant habilement ce sentiment de la conservation, rendu implacable par le danger, c'est en mêlant perfidement et déloyalement l'éternel projet d'invasion et de restauration catholique, désespérément poursuivi par Marie Stuart, avec les desseins particuliers d'agents indiscrets ou fanatiques, ignorés d'elle, que Walsingham et ses auxiliaires parvinrent à leur but. Ce but, c'était d'impliquer, d'envelopper la reine prisonnière dans la première conspiration découverte contre la vie d'Élisabeth et de s'en débarrasser en la condamnant comme responsable, sinon coupable, d'entreprises étrangères aux siennes, mais considérées comme solidaires.

En même temps qu'elle pourvoyait à la défense de la cause protestante dans les Pays-Bas, en France, en Angleterre, en Écosse, la reine Élisabeth avait placé Marie Stuart sous une surveillance plus étroite ; ses ministres allèrent même plus loin. Ils considérèrent la vie de cette prisonnière redoutée, et dont les catholiques aspiraient plus que jamais à faire leur reine, comme incompatible avec l'existence de leur propre souveraine, et ses prétentions à la couronne britannique comme menaçante pour la sûreté du royaume et subversives pour la religion ; ils cherchèrent donc les moyens de se débarrasser d'elle[4].

 

Ils ne tardèrent pas à le trouver.

Nous avons vu que Marie avait été, sur l'ordre d'Élisabeth, exaspérée de son vivace désir et de son tenace espoir de délivrance, transférée en plein hiver, le 13 janvier 1585, du manoir de Wingfield, dans le château en ruines de Tutbury. C'était là un séjour de pénitence, une résidence de correction, auprès de laquelle toutes les autres étaient douces, et où la geôlière couronnée pouvait espérer que se glacerait enfin cet amour de la liberté qui la condamnait à une si inquiète surveillance, que se dénouerait peut-être cette vie importune qu'elle allait être réduite à trancher.

Sur le seuil de l'enfer de Tutbury, si Marie n'abdiqua point l'éternelle espérance, elle perdit du moins ce qui lui restait de santé, et tomba dans un abattement que tout conspirait à aggraver, car les événements ne lui étaient pas plus favorables que la saison et l'humeur d'Élisabeth, et l'âpre vent de l'adversité soufflait sur son âme comme la bise d'hiver, perçant les fenêtres sans vitraux, aiguillonnait son visage.

L'abandon de son fils, qui faisait comme la Fortune, et lui tournait le dos, acheva d'épuiser les forces physiques et morales de Marie qui, réduite à ne plus pouvoir respirer que du côté du ciel, disait d'avance adieu au monde ingrat, dans des vers empreints de la mélancolie du complet désabusement :

Que suis-je, hélas ! et de quoy sert ma vie ?

Je ne suis fors qu'un corps privé de cueur,

Un ombre vain, un objet de malheur

Qui n'a plus rien que de mourir envie.

Plus ne portez, ô ennemis, d'envie

A qui n'a plus l'esprit à la grandeur !

Ja consommé d'excessive doulleur ;

Votre ire en brief se voirra assouvie[5] ;

Et vous, amys, qui m'avez tenu chère

Souvenez-vous que sans heur, sans santoy

Je ne sçaurois auqun bon œuvre fayre :

Souhaitez donc fin de ma calamitav

Et que si bas estant assez punie

J'aye ma part en la joie infinie[6].

Marie, lentement consumée par les chagrins que lui inspiraient ces pensées testamentaires et ce funèbre goût de la mort, se fût peut-être éteinte comme une lampe sans huile, si son séjour se fût prolongé dans ce Tutbury, où l'ennui rongeait son âme, où les rhumatismes rongeaient son corps, où le supplice d'une vie sans exercice, sans promenade à cheval — il n'y avait pas d'écurie à Tutbury, et les seize chevaux qui servaient à son usage étaient restés à Sheffield —, sans société, sans conversation, eût rapidement dévoré les restes de sa force et de son courage.

Les ministres d'Élisabeth craignirent d'aller trop vite, et que la lame usant le fourreau des deux côtés, et l'âme inquiète rongeant le corps délabré, Marie ne leur échappât avec leur vengeance.

Par une féroce pitié, ils rendirent à leur prisonnière épuisée un peu de cette vie et de cette espérance qui étaient nécessaires à leurs desseins. Sir Ralph Sadler et lord Sommers, dont la surveillance étroite avait succédé à la garde douce et complaisante du comte de Shrewsbury, qui était resté plus de quinze ans auprès d'elle, furent déchargés d'un soin dont ils s'acquittaient trop bien.

Ils furent remplacés, au commencement de mai 1585, par un geôlier puritain, inflexible, mais honnête, et peu à peu attendri, Amyas Paulet, qui intercepta scrupuleusement toute communication entre sa prisonnière et la France, mais n'ajouta rien du moins, par zèle ou par haine, aux rigueurs naturelles de son caractère et de sa mission.

Marie le suivit, vers la fin de décembre 1585, au château de Chartley, dans le comté de Stafford, où, mieux établie, elle ne se trouva pas moins étroitement surveillée.

Mais, si elle ne pouvait pas conspirer, son parti conspira plus que jamais pour elle[7]. Et l'or que Philippe II prodiguait, à défaut de mieux, aux partisans de cette cause désespérée, demeura fécond en tentatives aveugles et en projets vengeurs abrités sous ce nom usurpé qui, dans la pensée de Marie, ne servait qu'à des conspirateurs politiques et religieux, mais non à des régicides.

Elle regardait l'invasion comme conciliable avec la vie d'Élisabeth ; et elle n'eût jamais prêté, reine, prisonnière, chrétienne, les mains à des desseins capables d'aller plus loin.

Mais les soudoyeurs et les auteurs de ces desseins, qui n'avaient pas de scrupules, voyaient dans l'existence même d'Élisabeth le principal obstacle au succès de l'intervention étrangère, et voulaient lui donner sa mort pour signal.

C'est ainsi que se noua ce complot Babington, auquel Marie, trahie par les apparences, se trouva mêlée du fait seul de ses relations avec l'Espagne, et des rapports de ses deux secrétaires avec quelques-uns des conjurés, qu'elle n'avait encouragés que comme libérateurs et non comme assassins.

Il est aujourd'hui authentiquement et irrécusablement établi que pas une de ces lettres, que Marie, abusée par ceux même qui voulaient la perdre, écrivait en quelque sorte sous leur dictée, en réponse à d'autres lettres, aussi leur ouvrage, qu'ils lui faisaient parvenir, ne contenait un seul mot de nature à faire supposer qu'elle connût ou favorisât autre chose que l'invasion de l'Angleterre par les troupes espagnoles, la restauration du catholicisme et sa délivrance.

Et cependant ces communications, qu'elle croyait avoir dérobées à l'inquisition de ses geôliers, étaient formulées en pleine sécurité et en pleine confiance.

Quand Walsingham, par ces artifices et subterfuges déloyaux et vils, indignes de la politique et du gouvernement, se crut en possession de documents suffisants pour ressembler à des preuves, aux yeux au moins de juges comme lui, il arrêta subitement les frais de son espionnage, et jeta sur la conspiration qu'il avait excitée, presque encouragée, par sa machiavélique et secrète participation, et les conspirateurs, dont plusieurs étaient ses affidés, un filet assez large et assez lourd pour atteindre et étouffer une royale innocence (5 août 1586).

Lorsque Walsingham eut sous sa main Ballard, Babington, Savage et les autres conjurés, il n'hésita point à traiter Marie Stuart comme leur complice. Cette princesse ignorait que la conspiration eût été découverte, et n'avait pas reçu la dernière lettre de Babington qui aurait pu éveiller ses inquiétudes à cet égard. Elle était dans la plus entière sécurité. Le 8 août, Amyas Paulet lui proposa une partie de chasse dans le parc voisin de Tixall. Elle accepta avec allégresse. Depuis quelque temps la chaleur de la saison, et peut-être aussi l'espérance avait raffermi sa santé. Cette partie de chasse n'était qu'un moyen concerté d'avance entre William Waad, envoyé à Chartley par Walsingham, et Amyas Paulet pour la conduire dans une autre résidence sans qu'elle s'en doutât, la séparer de ses secrétaires avant qu'elle se fût entendue avec eux, et s'emparer de tous ses papiers.

Sur la route de Chartley à Tixall, sir Thomas Georges se présenta soudainement devant elle, en lui annonçant que le complot de Babington était découvert, et qu'il avait ordre de la transférer au château de Tixall. À cette nouvelle inattendue, elle resta un moment interdite. Puis, reprenant ses esprits et le saisissement faisant place à la colère, elle éclata en violents reproches et demanda aux gens de sa suite s'ils laisseraient enlever leur maîtresse sans la défendre. Nau et Curle, ses deux secrétaires, qui l'accompagnaient, étaient en même temps saisis et envoyés chacun séparément sous escorte à Londres. La malheureuse reine, revenant bien vite au sentiment de sa triste situation et de son impuissance, se résigna et se laissa conduire au château de Tixall, qui appartenait à sir Walter Ashton[8].

 

Marie Stuart demeura à Tixall dix-sept jours au secret pour ainsi dire, enfermée dans une petite chambre isolée, sans aucun moyen d'écrire, privée même de son chapelain, et ne voyant que des visages étrangers.

Pendant ce temps, ses meubles, ses armoires, ses bahuts, ses livres, ses papiers, ses vêtements étaient outrageusement fouillés à Chartley, minutieusement inventoriés, et tout ce qu'il y avait d'intéressant et de précieux dans ce butin, lettres, portraits, bijoux, argent était expédié sous le scellé à Élisabeth. En recevant ces dernières dépouilles, chères à la fois à sa haine et à son avarice, la reine d'Angleterre éprouva comme un transport de joie, complimenta Paulet, et le remercia avec effusion de ses services et de son zèle.

Cependant, à les examiner de près, ces papiers de Chartley n'étaient qu'une médiocre conquête, et Élisabeth dut bientôt rabattre de sa satisfaction.

Pas une ligne de ces papiers n'incriminait directement et sérieusement Marie.

En revanche, de ses meubles et bijoux intimes s'exhalait un parfum d'innocence qui dut déconcerter la narine d'Élisabeth flairant sa proie.

La plupart attestaient une fidélité de souvenir qui était une éloquente protestation contre les accusations relatives à la mort de Darnley, accusation dont la comtesse de Lennox avait abjuré l'erreur par les excuses de ses lettres et le présent d'un diamant, gage de réconciliation, relique justificatrice que Marie portait souvent au doigt[9].

Un historien qui a vu avec raison dans le témoignage muet de l'inventaire de Chartley un éloge pour Marie, un reproche pour Élisabeth, cite un autre bijou que la reine d'Angleterre ne dut pas voir sans froncer son sourcil hargneux.

Au mois d'août 1586, Élisabeth fit saisir inopinément à Chartley les joyaux, la vaisselle, les papiers, les cassettes de sa captive. Parmi ce honteux butin, on ramassa plusieurs petites boites d'or, en forme de livres. Elles s'ouvraient et laissaient voir deux ou trois miniatures, entre autres celles de François II, le premier époux tant regretté ; et, dans une sorte de triptyque, Darnley et Marie avec leur fils au milieu. Conçoit-on, si elle avait eu à se reprocher de la haine et une part dans le meurtre de celui qu'elle appela toujours feu son seigneur, le roi Henri conçoit-on qu'elle eût gardé précieusement cette triple image pendant vingt années dé torture ? etc.[10]

 

Le 25 août, l'œuvre d'inquisition, de profanation, de pillage, achevée à Chartley, Marie fut reconduite dans ce château. Ce ne fut pas sans avoir éloquemment exprimé, devant son hôte et les gentilshommes du pays requis pour son escorte, ses plaintes sur la pauvreté à laquelle on l'avait réduite et qui la privait de ce dernier plaisir de l'aumône, mais surtout énergiquement affirmé qu'elle était demeurée étrangère à quelque complot que ce fût contre la reine d'Angleterre, protestant à ce titre contre l'indigne traitement infligé dans sa personne à une souveraine et à une innocente.

En arrivant à Chartley, Marie apprit que la femme de son secrétaire Curle venait d'accoucher, et, préoccupée avant tout de la veuve et de l'enfant, elle s'arrêta, avant de pénétrer dans son appartement, dans la chambre de la malheureuse femme.

Elle la rassura, l'encouragea, et, sur le refus d'un prêtre, que lui opposa le fanatique Paulet, procéda elle-même au baptême du nouveau-né. C'était une fille qu'elle nomma en pleurant Marie.

Une surprise et une déception encore plus cruelle l'attendaient dans son appartement dévasté. A la vue des tiroirs forcés, des coffres vides, des armoires béantes, des écrins disparus, elle ne put contenir son indignation, et d'une voix altérée, d'un geste superbe :

— Il y a deux choses, dit-elle à son geôlier confus, dont vous ne pourrez jamais me dépouiller : le sang royal d'Angleterre qui coule dans mes veines, et ma foi, dans laquelle je suis résolue à mourir.

Amyas Paulet répondit à cette leçon en enlevant à sa prisonnière le peu d'argent qui lui restait, sous prétexte qu'elle pourrait en abuser, et en congédiant une partie de ses serviteurs, sous prétexte d'économie.

Cependant Walsingham triomphait par la révélation de ce double complot, d'autant plus facilement déjoué par lui qu'il l'avait fomenté lui-même. En même temps, l'Angleterre toute entière, ou des prédicateurs affidés et des émissaires habiles faisaient vibrer la double cause du patriotisme et du fanatisme, se soulevait à la pensée des dangers courus par sa souveraine, et la récompensait d'une sorte de transport de popularité.

Les étrangers, les Français notamment, payèrent les pots cassés de ces démonstrations quelque peu tumultueuses et brutales d'affection pour Élisabeth, qui retombaient en malédictions sur eux.

La population de Londres ainsi montée au diapason, Walsingham, sûr de l'approbation d'une souveraine qu'il se flattait d'avoir sauvée, certain des féroces applaudissements d'une populace ivre de vengeance, commença son sanglant spectacle. Le prologue fut le supplice des conspirateurs novices excités et livrés par ses agents provocateurs, Gifford et Phelips, par lequel il préludait à un dénouement dont l'audace le faisait reculer encore, et à la pensée duquel il fallait aguerrir Élisabeth et surtout l'Europe :

Babington et ses complices, au nombre de quatorze, avaient été conduits à la Tour le 5 août au milieu des huées et des cris de vengeance de la populace. Des feux de joie furent allumés dans toutes les rues de Londres et les cloches sonnèrent pendant vingt-quatre heures par toute l'Angleterre pour célébrer cette capture, saluée comme une victoire, de quelques jeunes gentilshommes conduits à conspirer par ceux mêmes qui les devaient mener à la mort.

Le procès commença bientôt contre les conspirateurs (15 septembre 1586). Élisabeth n'osa pas y faire comprendre encore la reine d'Écosse, dont la lettre à Babington n'avait pas été trouvée en minute originale, ainsi qu'on l'avait espéré. D'ailleurs, Élisabeth, qui vivait dans la terreur, craignait, si Marie était mise en cause, de provoquer elle-même une entreprise désespérée contre sa personne. L'accusation fut donc uniquement poursuivie d'abord à l'égard de Babington, de Ballard, de Savage et de leurs complices. Ils furent condamnés au supplice terrible réservé au crime de haute trahison. Afin d'effrayer ceux qui seraient tentés de suivre leur exemple, aucun des tourments prescrits par la férocité de la loi anglaise, ne leur fut épargné. Le 20 septembre, Babington, Savage, Ballard, Barnewell, Tilney, Abington, Tichbourne furent conduits à Saint-Gilles-aux-Champs, ou se tenaient leurs réunions, et où on les éventra vivants, en présence du peuple saisi de dégoût et d'horreur. Aussi fut-on obligé le lendemain d'abréger et d'adoucir le supplice des sept qui restaient[11].

 

Mais ces exécutions subalternes et ces vengeances vulgaires n'assouvissaient point la haine d'Élisabeth, exaspérée par ses craintes, et n'avaient fait, pour ainsi dire, que la mettre en goût de sang. Il lui demeurait à frapper un coup décisif, à donner un exemple terrible, à intimider à jamais ses ennemis, à apaiser à jamais par la mort de la victime qu'elle n'avait pu dompter, les rancunes de son orgueil, les fureurs de son ambition, la terreur où elle vivait depuis quinze ans, menaçante et menacée, insolente au dehors, tremblante au dedans.

Mais oserait-elle aller jusque-là et jeter à l'Europe le défi d'une tête couronnée ? La hache qui la vengeait ne pourrait-elle pas la blesser du même coup ? N'allait-elle pas attirer sur elle, par un acte inouï d'audace et de colère, les malédictions des peuples, les représailles des rois ?

Elle hésitait sur les moyens, quoique aguerrie au but, et elle demandait des conseils à des courtisans qui la devinaient et n'attendaient que des ordres.

Enfin, résolue à sortir de l'indécision et à tout braver à l'abri des formes légales, elle provoqua de son conseil une délibération qui ne pouvait être que conforme à ses vœux secrets.

L'humble contradiction de deux voix honnêtes et timides ne fit que faire ressortir davantage la presque unanimité d'une opinion qui semblait indépendante.

On renonça à tout subterfuge, à tout mystère. L'expédient du poison que conseillait, du fond des Pays-Bas, la sinistre pitié du duc de Leicester fut écarté, malgré l'approbation d'un ministre chargé de prouver la légitimité de ce moyen.

Il fut décidé que Marie serait citée devant une cour instituée en vertu de l'Acte d'association pour la sûreté d'Élisabeth, et que sa condamnation par cette cour serait ratifiée par le Parlement. De cette façon, dit Burleigh, la responsabilité sera partagée et le monde mieux satisfait.

Ainsi triompha le plan de Walsingham, qu'Élisabeth poussa jusqu'au bout avec un mélange inouï d'audace et d'hypocrisie.

Elle se décida à faire juger, condamner et périr la reine dont elle avait soulevé les sujets, trompé la confiance, repoussé les offres, séduit le fils, à qui elle avait donné le droit de conspirer en s'arrogeant celui de la détenir, et que son ministre Walsingham avait attirée dans le piège si perfidement tendu d'un complot trahi d'avance, hors d'état de réussir et ne pouvant que la perdre[12].

 

Le choix de la dernière prison, celui des juges, leurs instructions, leur attitude, tous ces signes avant-coureurs d'un jugement implacable ne laissèrent bientôt plus de doute sur les intentions qu'Élisabeth impatiente ne prenait plus qu'il demi la peine de cacher.

La Tour avait été d'abord désignée pour enfermer Marie, mais craignant que les partisans qu'elle comptait dans la Cité ne tentassent de l'enlever, Élisabeth préférait le château de Hertford ; le lendemain elle trouva Hertford trop rapproché. Plusieurs autres châteaux furent successivement proposés, acceptés, puis rejetés. Elle se décida enfin pour Fotheringay, qui lui avait d'abord paru trop éloigné. Fotheringay était un château fort du Northampton, â quelques milles de Peterborough, tout plein de funèbres souvenirs. Marie avait déclaré, quelques mois auparavant, qu'on ne l'y conduirait jamais, hors que ce fut liée avec des cordes de char et trainée de force. Mais le temps de la résistance était passé. Le 15 septembre, après qu'une partie de ses serviteurs eurent été renvoyés, on l'achemina vers cette nouvelle prison, qui devait être enfin la dernière. En apercevant de l'avenue les sombres tours du château : Je suis perdue ! s'écria-t-elle[13].

 

On était au commencement de l'automne, au ciel gris tendre, aux feuillages dorés.

Environné d'une escorte de cinquante hommes d'armes sous les ordres de sir Amyas Paulet, le coche ou carrosse où Marie était enfermée entre les deux commissaires du conseil privé, sir Walter Mildmay et le notaire Barker, roulait doucement, au trot de ses quatre chevaux, tantôt dans les sentiers tracés à travers le verdoyant échiquier des prairies, tantôt sous la voûte, aux branches entrelacées, des fraîches routes à travers les bois.

Par une involontaire ironie de la nature et de la saison, ces paysages rappelaient tour à tour à la captive ceux de Saint-Germain et de Fontainebleau, à l'époque heureuse de sa jeunesse, au temps des chasses et des vendanges.

Marie ne put s'empêcher de constater avec un soupir cette impression de souvenir et de regret.

Ce temps ressemble, dit-elle, au temps des vendanges à Fontainebleau, seulement ici j'ai le cœur moins joyeux.

C'est au milieu de ces mélancoliques adieux au passé, de ces conversations de mourante où le souvenir a plus de part que l'espérance, que Marie arriva au terme de son voyage.

... A un signal, le pont-levis s'abaissa, et la reine, descendue de voiture près du tertre, nu maintenant, couronné alors de batteries, entra pour jamais dans le château. Elle monta les degrés de l'appartement qu'on lui avait préparé. Malgré le feu qui brûlait dans l'âtre, sa chambre était humide. Elle désigna d'un geste à ses femmes la fenêtre fermée de barreaux de fer ; elle s'y accouda en soupirant, puis, à travers les petites vitres encadrées dans des lames de plomb, elle jeta un regard morne sur la campagne.

Le Nen, presque immobile au pied du château, coulait lentement sous une pluie de feuilles d'automne que le vent secouait des arbres. Par delà s'étendaient quelques champs de houblon, vigne amère du Nord, et d'immenses prairies où galopaient les poulains sauvages, où paissaient les moutons gras, les vaches brunes et les chevaux noirs particuliers à ce comté. Sur le dernier plan, des collines boisées s'élevaient et répandaient leurs grandes ombres mélancoliques. Tel fut le dernier horizon de Marie Stuart[14]...

 

Le simulacre de procès et l'apparence de jugement à l'abri desquels Élisabeth et ses ministres avaient résolu de placer leur responsabilité, n'étaient pas sans se heurter à des difficultés qui eussent arrêté tous autres qu'une telle maîtresse et de tels serviteurs.

Marie était reine, donc inviolable, et Élisabeth même, surtout dans sa propre cause, n'avait aucune juridiction sur une souveraine étrangère, son égale.

On se préoccupa peu de cette première objection ; on invoqua le précédent des conférences d'York, où ses commissaires

avaient reconnu la suprématie de la couronne anglaise, et où elle avait consenti à se justifier ; on se souvint fort à propos qu'ayant abdiqué, elle n'était plus souveraine ; enfin on se réserva de couvrir ces irrégularités par son adhésion.

Mais l'incompétence-du tribunal, l'absence de juridiction, la présomption d'intérêt qui eût permis de récuser tous ces juges courtisans jusqu'au dernier, n'étaient rien en présence de l'insuffisance des preuves.

Elles consistaient uniquement dans des copies, cauteleusement arrangées, d'un original altéré qu'on ne montra pas, et en un corps d'accusation divisé par chefs, sur lesquels on avait obtenu, par l'intimidation et la séduction poussées tour à tour jusqu'à leurs dernières limites, des deux secrétaires Nau et Curle, qu'on se garda bien de confronter avec leur maîtresse, et dont on reconnut le service en les épargnant, des renseignements transformés en aveux. Ces prétendus aveux, recueillis par le principal auxiliaire de Walsingham dans toute cette machination, Philips, et insidieusement interprétés, devaient être d'ailleurs solennellement rétractés par leurs auteurs, dès qu'ils furent libres de le faire impunément, dans tout ce qui pouvait incriminer directement leur maîtresse[15].

Certes il n'y avait pas là de quoi condamner une reine ; il n'y eût pas eu, pour employer une expression du temps, de quoi fouetter un page.

Mais Élisabeth compta avec raison sur l'impuissance de l'Espagne, la trop politique abstention de l'Écosse, l'indifférence égoïste de la cour de France, se bornant à des ambassades solennelles et à des objurgations pédantesques, et, croyant avoir accompli son devoir en sollicitant pour Marie ; elle compta surtout sur l'habileté et la complaisance de ses commissaires, et sur cette généreuse imprudence de Marie, qui la faisait sortir de ses retranchements, bondir sous l'injure, accepter par indignation des débats refusés par dignité et se découvrir en se défendant.

C'est ce que Marie, dont la patience n'avait pu résister sans se lasser, à une triple épreuve, ne manqua pas de faire, suivant les prévisions de ses ennemis ; noble faute qui suffirait à attester son innocence, mais faute grave ; car elle n'avait pas affaire à des juges, mais à des adversaires, impatients non de la vérité mais de ses apparences, jaloux non du respect de la loi, mais du respect d'une sorte de légalité, qui ne profitèrent du droit qu'elle sembla leur reconnaître, que pour la condamner.

Et cela conformément au statut porté, la vingt-septième année du règne d'Élisabeth, à la suite du fameux acte d'association, statut qui permettait de poursuivre à mort ou de faire condamner à la peine capitale quiconque avait revendiqué la couronne d'Angleterre ou cherché à l'enlever à la reine Élisabeth par une invasion étrangère ou par un complot contre sa personne.

Conformément à ce statut, Marie Stuart fut déférée, le 5 octobre 1586, à une haute cour de justice, composée de ce qu'il y avait de plus considérable parmi les grands officiers et les pairs d'Angleterre, de plus important dans les conseils de la couronne, de plus habile chez les grands juges et les hommes de loi du pays. Cette commission, présidée par le chancelier Broulley, était de quarante-six membres, dont la plupart se rendirent au château de Fotheringay, où devait se jouer le dernier acte de cette longue tragédie[16].

 

Le comte de Shrewsbury, qui était au nombre des commissaires, s'excusant sur sa santé, refusa de siéger, au grand déplaisir de Burleigh[17].

Le 12 octobre, la commission commença ses opérations en vertu d'une lettre d'Élisabeth qui fut présentée par trois de ses députés à Marie. Ce rescrit notifiait impérieusement à la royale prisonnière, traitée en accusée, les pouvoirs de ses commissaires, et lui enjoignait, comme coupable d'avoir trempé dans la dernière conspiration ourdie contre son État et sa personne, de répondre aux charges qui seraient produites à ce sujet devant les juges nommés en vertu des lois du royaume, sous la protection desquelles elle avait vécu, et auxquelles elle était soumise.

Marie répondit à cette sommation comme on devait l'attendre d'une princesse de son tempérament et de son caractère.

Elle se conforma dans sa réponse au ton de la lettre ; mais avec quelle supériorité de bon sens, quelle finesse d'ironie et quelle amère éloquence elle la réfuta ! Ceux-là seulement pourraient le dire, qui furent témoins et auditeurs de ce discours auquel manquent, dans toute analyse, la voix, l'accent, le regard, le geste, et qui palpite et frémit cependant, tant la vie en était intense, dans le résumé suivant, que nous empruntons à un de nos devanciers :

Je suis fâchée que ma bonne sœur ait été si mal renseignée sur moi, et qu'elle ait négligé nies offres et celles de mes amis. Je l'avais prévenue de ce qui arriverait ; je n'ai pas été crue. Tout récemment, l'acte d'association m'avait assez avertie de tout ce qu'on méditait contre moi, et fait prévoir que tous les complots, quels qu'en fussent les auteurs et la cause, seraient mis à ma charge. J'ai des ennemis auprès de la reine, je ne le sais que trop, témoin ma longue captivité, les indignités calculées dont on m'a abreuvée, et cette dernière ligue entre nia saur et mon fils, pour laquelle on ne m'a demandé ni mon avis, ni mon consentement. Mais l'accusation dont on me charge aujourd'hui, je la repousse de toutes mes forces. Quant à la lettre de votre maîtresse, elle est étrange, en vérité ; elle me semble avoir quelque chose d'un ordre. Quoi ! Votre maitresse ne sait-elle donc pas que je suis née reine, ou pense-t-elle que j'oublierai mon rang, ma dignité, le sang d'où je suis descendue, le fils qui doit me succéder, les rois et les princes étrangers dont je blesserais les droits au point de répondre à une lettre comme celle-là ? Jamais ! quelque abattue que je puisse paraître, j'ai le cœur grand ; aucune affliction ne me fera manquer à ma dignité... D'ailleurs où sont mes pairs pour me juger ? Où l'avocat pour me défendre ? Personne n'ose ou ne veut élever la voix en ma faveur, quoique je sois innocente. Non, je n'ai ni ourdi ni encouragé aucun complot contre la personne de votre reine. Qu'on me convainque par mes paroles ou par mes écrits ! Mais on ne pourra rien produire de ce genre contre moi, j'en suis sûre. Il est vrai, et je ne le nie point, quand ma sœur eut rejeté toutes mes offres, je remis moi et ma cause entre les mains de princes étrangers ; mais ce n'est pas là un crime qu'on me puisse reprocher[18].

 

Ce terrain de défense, basé sur l'incompétence de la juridiction, était bien choisi et inexpugnable. Marie n'eût pu être condamnée que par défaut, et difficilement exécutable en pareil cas. Mais ne pouvant la frapper qu'à leur niveau, les commissaires n'épargnèrent aucun effort ni aucun artifice pour attirer à y descendre l'altière accusée, qui s'obstinait à les traiter en sujets.

Trois députations successives n'ébranlèrent point cette obstination. Marie ne quittait point son inviolable et inaccessible sommet. Plût au ciel qu'elle eût persisté dans cette invulnérable attitude !

Le refus que faisait Marie de reconnaitre la juridiction à laquelle on prétendait la soumettre n'était pas seulement conforme à la majesté de son rang, il était un moyen de sûreté pour sa personne. Si elle avait persisté jusqu'au bout, il eût été difficile de la condamner sans qu'elle fût entendue, et il serait devenu impossible de conduire à l'échafaud une reine en exécution de la sentence portée contre elle par les sujets incompétents d'une autre reine. Elle parut le comprendre d'abord et ne reçut les principaux commissaires que dans sa chambre. Elle eut plusieurs entrevues avec le lord chancelier et le lord trésorier, qu'elle embarrassa par la finesse de ses réparties et l'énergie de ses récriminations.

Élisabeth, instruite de ses fières réponses et de ses opiniâtres refus, prescrivit aux commissaires de passer outre à l'examen du procès, mais de ne pas prononcer le jugement avant d'être revenus auprès d'elle et de lui avoir présenté un rapport sur toute l'affaire[19].

 

En même temps elle écrivait à Marie une seconde lettre dont son favori, le vice-chancelier Hatton, présenta si habilement le commentaire à Marie, qu'il rencontra le défaut de sa cuirasse d'impassibilité, triompha de ses scrupules, de ses hésitations, de ses répugnances, et amena Marie à accepter les débats.

Comment y parvint-il ? quelle corde fit-il vibrer ? Il y parvint en faisant appel à la générosité et à la confiance de Marie, en lui représentant que sa dignité lui commandait non de se taire, mais de se défendre ; que la véritable innocence n'avait point tant d'orgueil ; que si elle n'était pas coupable elle n'avait rien à craindre ; qu'elle pouvait et devait s'en rapporter, au contraire, à la magnanimité d'une sœur qui avait cédé en l'accusant, non à un ressentiment personnel, mais à la pression de l'opinion publique. Cette sœur, qu'elle calomniait en la regardant comme une ennemie, n'aspirait qu'à la réhabiliter devant le public, de façon à pouvoir, au sortir de cette pénible mais nécessaire épreuve, victorieusement supportée, lui rendre non-seulement la liberté, niais l'autorité. Il ne s'agissait que de prouver qu'elle n'avait pas mérité sa déchéance à des juges qui ne demandaient qu'à le croire, et à porter d'autant plus haut son innocence, qu'elle avait consenti à se justifier devant eux.

Trop habile mensonge ! trop crédule confiance ! Marie crut ce qu'elle désirait, elle espéra ce qu'elle croyait, elle jugea une dernière fois Élisabeth, non telle qu'elle était, mais telle qu'elle devait être, et après une nuit de funeste conseil, elle consentit à comparaitre devant ses juges et à exposer sa réputation à la calomnie avant de tendre sa gorge au couteau.

Le 14 octobre au matin, suivie d'un détachement de hallebardiers et appuyée sur le bras de son maitre d'hôtel, sir André Melvil, et de son médecin Bourgoin, car elle avait beaucoup de peine à marcher, elle descendit dans la grande Aile de Fotheringay, où siégeaient les commissaires formés en tribunal.

Au fond de cette salle, sous un dais que surmontaient les seules armes d'Angleterre, s'élevait un fauteuil qui était réservé pour la reine Élisabeth absente et qui resta vide. De chaque côté du dais étaient placés, dans un ordre conforme à leur dignité, les divers commissaires : à droite le lord chancelier Bromley, le lord grand-trésorier Burghley, les comtes d'Oxford, de Kent, de Derby, de Worcester, de Rutland, de Cumberland, de Warwick, de Pembroke, de Lincoln, et le vicomte Montagu ; à gauche, les lords Abergavenny, Zouch, Morley, Stafford, Grey, Lumley, et d'autres pairs ayant auprès d'eux les lords du conseil privé, Crofts, Hatton, Walsingham, Sadler, Mildmay et Paulet.

Un peu en avant se trouvaient à droite les grands juges d'Angleterre et - le premier baron de la cour de l'échiquier ; et à gauche, les autres juges et barons avec deux docteurs de la loi civile. Au milieu étaient rangés autour d'une table l'attorney général de la reine, Popham, son solliciteur Egerlon, son sergent ès-lois Gawdy, et le clerc de la couronne Thomas Powell, avec deux greffiers pour écrire les procès-verbaux. Quelques gentilshommes du voisinage, admis à l'audience, se tenaient à la barre.

Lorsque Marie parut devant cette imposante assemblée, elle s'inclina vers les lords avec une grande dignité.

Conduite jusqu'au siège de velours qui avait été préparé pour elle et voyant qu'il n'avait pas été mis sous le dais, mais plus bas, elle parut sentir cette humiliation, et dit fièrement : Je suis reine, j'ai été mariée à un roi de France, et ma place devrait être là. Elle promena ensuite un triste regard sur cette grave réunion de lords, d'hommes d'État, de jurisconsultes, et ajouta, avant de s'asseoir : Hélas ! il y a ici un grand nombre de conseillers, et pourtant pas un seul n'est pour moi[20].

 

Des débats, que dire qu'on ne devine d'avance ? Une fois Marie prise à leur piège, ils étaient combinés de façon à ce qu'elle ne pût échapper.

Exposé de l'accusation par Bromley, protestation de Marie ; demande, sous le bénéfice de cette protestation, de la production des documents originaux formant grief, et de la confrontation avec les témoins ; réplique insidieuse de lord Burghley ; discussion de ces prétendues preuves, par Marie, avec la logique d'une innocence habile et l'éloquence d'une conscience indignée ; apostrophe directe et foudroyante de l'accusée à son accusateur principal, Walsingham, qui en frémit et en rougit sur son siège ; critique subtile et passionnée des témoignages de Babington, mort, et de Nau et Curie, intimidés, que ses adversaires faisaient parler à leur gré : tel fut le spectacle dramatique de ces débats. Pendant deux jours, forte de sa seule intelligence et de sa seule énergie, survivant à tant de circonstances faites pour troubler l'esprit le plus sûr, pour abattre le courage le plus vivace, Marie tint tête sans défaillance à toute l'Angleterre conjurée contre elle et, faible femme, lutta avec avantage contre quarante docteurs acharnés à la perdre.

Dans ces débats, oui elle eut pour principal adversaire l'incisif Burghley, elle fut noble et touchante. La défense de sa dignité lui inspira les plus éloquentes paroles et le sentiment de sa position lui fit souvent verser des larmes. Avec quelle injustice, dit-elle, procède-t-on contre moi. Mes lettres ont été triées et détournées de leur véritable sens ; les originaux m'en ont été enlevés, on n'a eu aucun égard à la religion que je professe et au caractère sacré que je porte comme reine. Si mes sentiments personnels, milords, vous sont indifférents, pensez au moins à la majesté royale, qui est blessée dans ma personne ; pensez à l'exemple que vous donnez. Elle en appela ensuite à Dieu et aux princes étrangers contre l'injustice avec laquelle on l'avait traitée, et s'écria : Je suis entrée dans ce pays en me fiant à l'amitié et aux promesses de la reine d'Angleterre. Puis, ôtant de son doigt une bague qu'elle montra à ses juges : Voici, milords, dit-elle, le gage d'amour et de protection que j'ai reçu de votre royale maitresse. Regardez-le lien. C'est en comptant sur lui que je suis venue parmi vous. Mieux que personne, vous pouvez dire comment ce gage a été respecté.

Elle demanda à être entendue en plein Parlement ou à avoir une entrevue avec Élisabeth, et elle ajouta : Accusée, je réclame le privilège d'avoir un avocat qui plaide ma cause ; ou reine, je demande que l'on me croie sur la parole d'une reine[21].

 

Les débats furent rompus. Ils devaient l'être. D'un côté, les juges étaient impatients d'exécuter leurs ordres et de condamner. De l'autre, ils ne pouvaient soutenir la vue de cette innocence outragée qui offusquait leurs yeux et blessait leur conscience de son soleil irrité.

Cependant, pour en finir, ils eussent volontiers prononcé le jugement attendu. Élisabeth qui, moins impatiente qu'eux, voulait ménager les transitions et respecter les décences, leur ferma impérieusement la bouche, et ils s'ajournèrent au 25 octobre, pour respirez et s'aguerrir aux débats définitifs de la chambre étoilée, à Westminster.

Étranges débats, tenus hors de la présence de Marie, et où Nau et Curle furent seuls interrogés, afin que l'ironie fût complète et que, après avoir entendu l'accusée sans les témoins, les juges entendissent les témoins sans l'accusée.

Après ce semblant de contre-épreuve, la commission se déclara cyniquement satisfaite et, par une sentence du même jour, 25 octobre 1586, rendue à l'unanimité de ses membres, moins un seul, Zouch, qui osa écarter l'imputation d'assassinat, elle déclara que Marie, fille de Jacques V, communément appelée reine d'Écosse, et prétendant avoir des droits à la couronne d'Angleterre, avait, à l'aide de ses secrétaires, Nau et Curle, conçu et imaginé plusieurs choses tendant au préjudice, à la mort et à la destruction de la reine, contrairement au statut spécifié dans la commission.

Politiques adroits en même temps que juges impitoyables, les commissaires, dirigés par Burghley, voulant ménager le fils en sacrifiant la mère, déclarèrent que leur sentence ne préjudiciait en rien à l'honneur et aux droits du roi d'Écosse, auquel ils conservèrent la perspective du trône pour le détourner de ses devoirs par ses intérêts.

Quelques jours après, le Parlement fut assemblé à Westminster. Il sanctionna la condamnation de la reine d'Écosse, que la vindicative mais prudente Élisabeth n'entendait faire périr que par un acte combiné de la justice et de la volonté nationales[22].

 

Savourant lentement sa vengeance, et frappant son ennemie à petits coups, Élisabeth eut l'art de paraître hésiter, de montrer plus de douleur que de colère, de se faire forcer la main par les suppliques sanguinaires des deux chambres (novembre 1586), et l'accueil sauvagement enthousiaste avec lequel la population anglaise fanatisée accueillit la publication de l'arrêt (décembre 1586) faite par son conseil privé, qu'elle poussa à la satisfaire en paraissant lui désobéir, qui la flatta en la devinant et qu'elle désavoua en le remerciant.

Tout ce manège dura le mois de novembre.

Cependant malgré les hésitations qu'elle éprouvait en les exagérant et qui tenaient autant à sa politique qu'à son caractère, Élisabeth envoya à Fotheringay lord Buckurst et le clerc du conseil Robert Reale, pour signifier son arrêt de mort à la royale condamnée.

Suivis d'Amyas Pau let et de Drue Drury, qui avait été aussi attaché à la garde de Marie, ils annoncèrent, le 10 novembre, à cette princesse, dont le tranquille courage égala l'extrême malheur, que les juges avaient prononcé sa sentence ; que les chambres du Parlement l'avaient ratifiée ; qu'elles en avaient de plus requis l'exécution immédiate et qu'elle eût à se préparer à mourir, sa vie étant incompatible avec celle de la :souveraine et avec le maintien de leur religion.

Marie les écouta sans aucun trouble et remercia Dieu de ce qu'elle était regardée comme un instrument propre à rétablir la religion catholique et appelée à verser son sang pour elle. Les envoyés d'Élisabeth lui ayant dit alors qu'elle ne parviendrait jamais à passer pour sainte et pour martyre, étant condamnée à mourir pour avoir comploté le meurtre et la dépossession de la reine d'Angleterre, elle continua à repousser vivement cette accusation. Elle repoussa aussi avec douceur mais avec fermeté, l'offre qu'on lui fit d'être assistée par un évêque ou un doyen anglican, et elle demanda les secours spirituels de son chapelain, dont elle avait été séparée depuis quelque temps.

A dater de ce jour, Paulet, sans respect pour son incomparable infortune, agit envers elle avec une dureté insolente. Il entra dans sa chambre hardiment, et lui dit qu'elle ne serait plus traitée comme une reine, mais comme une femme ordinaire légalement morte, et il ordonna qu'on y abattit le dais surmonté de ses armes. Marie lui montra, au lieu de ses armes, la croix de Jésus-Christ, et lui répondit noblement qu'elle tenait de Dieu la dignité de reine, et qu'elle la rendrait à Dieu seul avec son âme[23].

 

Paulet se vengea en faisant ôter jusqu'à la table de billard dont Marie n'avait pas encore eu le temps de se servir, ayant été détournée de ce délassement par de plus sérieuses préoccupations[24].

Elle passait, dans l'attente d'une mort prochaine, mystérieuse ou publique, la tête sous la hache suspendue par une hésitation qui fit durer trois mois son agonie et son supplice, son temps à écrire à tous ses amis dans la chrétienté, des lettres empreintes d'une sérénité héroïque.

Elle écrivait au pape Sixte-Quint pour lui demander son absolution, ses bénédictions et ses prières. Elle lui recommandait son fils, le chargeait de lui servir de père, et le priait de favoriser son mariage avec la fille du Roi catholique.

Elle prépara aussi pour Mendoza, pour le duc de Guise et pour l'archevêque de Glasgow, des lettres testamentaires témoignant toutes d'une joie sublime d'avoir été jugée digne de mourir pour la religion, leur léguant, avec une sollicitude maternelle, le soin de ses serviteurs, faisant don à l'ambassadeur d'Espagne, qui l'avait si intrépidement mais si fatalement servie, d'un diamant qu'elle avait cher pour être celui dont le feu duc de Norfolk lui avait obligé sa foi, et qu'elle avait toujours porté, le priant de le garder pour l'amour d'elle, gratifiant aussi son cousin le duc de Guise, prédestiné comme elle à une mort tragique, d'une bague de rubis ; enfin adressant à Élisabeth une suprême et admirable lettre qu'on ne peut s'empêcher de citer et qui arracha des larmes à Élisabeth elle-même :

Madame, je rends grâce à Dieu de tout mon cœur de ce qu'il luy plaist de mettre fin par vos arrests au pèlerinage ennuyeux de ma vie. Je ne demande point qu'elle me soit prolongée, n'ayant eu que trop de temps pour expérimenter ses amertumes. Je supplie seulement Votre Majesté que puisque je ne dois attendre aucune faveur de quelques ministres zélés qui tiennent les premiers rangs dans l'Estat d'Angleterre, je puisse tenir de vous seule et non d'autres les bienfaits qui s'ensuyvent.

Premièrement je vous demande que, comme il ne m'est pas loisible d'espérer une sépulture en Angleterre selon les solennités catholiques, pratiquées.par les anciens rois vos ancêtres et les miens, et que dans l'Écosse on a forcé et violenté les cendres de mes ayeuls, quand mes adversaires seront saoulés de mon sang innocent, mon corps soit porté par mes domestiques en quelque terre saincte pour y estre enterré, et surtout en France où les os de la reyne ma très-honorée mère reposent, afin que ce pauvre corps, qui n'a jamais eu de repos tant qu'il a esté joint à mon âme, le puisse finalement rencontrer alors qu'il en sera séparé.

Secondement, je prie Votre Majesté, pour l'appréhension que j'ay de la tyrannie de ceux au pouvoir desquels vous m'avez abandonnée, que je ne sois point suppliciée en quelque lieu caché, mais à la veue de mes domestiques et autres personnes qui puissent rendre témoignage de ma foy et obéissance envers la vraye Église, et défendre les restes de ma vie et mes derniers soupirs, contre les faux bruits que mes adversaires pourraient faire courir.

En troisième lieu, je requiers que mes domestiques, qui m'ont servy parmy tant d'ennuys et avec tant de fidélité, se puissent retirer librement où ils voudront, et jouyr des petites commodités que ma pauvreté leur a léguées dans mon testament.

Et vous supplie derechef me permettre d'envoyer un bijou et un dernier adieu à mon fils avec ma dernière bénédiction...

Ce point, je le mets à votre favorable discrétion et conscience. Des autres je vous requiers au nom de Jésus-Christ, en respect de notre consanguinité, en faveur du roi Henri VIII, votre aïeul et le mien, et en l'honneur de la dignité que nous avons tenue et du sexe commun entre nous...

Et pour fin, je prie le Dieu de miséricorde et le juste juge qu'il vous veuille illuminer, et me donne à moi la grâce de mourir en parfaite charité, pardonnant ma mort à tous ceux qui y ont coopéré ; et telle sera ma prière jusqu'à la fin. Ne m'accusez de présomption, si abandonnant ce monde et me préparant pour un meilleur, je vous ramentois — rappelle — qu'un jour, vous aurez à répondre de votre charge, aussi bien que ceux qui y sont envoyés les premiers[25]...

 

Élisabeth pleura ; et faisant à sa politique le sacrifice d'une expiation publique, redoutant d'ailleurs l'effet d'une mort héroïque, destinée à donner à sa rivale l'occasion d'un suprême triomphe, elle s'adressa au dévouement, qu'elle croyait capable de tout, d'Amyas Paulet, et chargea ses mandataires de lui insinuer la mission de la débarrasser secrètement et impunément de la condamnée.

Mais Amyas Paulet, qui était un puritain farouche, capable de tous les excès du fanatisme, était cependant un honnête homme. Il recula devant la sinistre commission que lui transmettaient Walsingham et Davison, préférant la disgrâce à une telle récompense de ses services ; il repoussa la confiance qui le déshonorait et refusa d'usurper sur le bourreau[26].

Élisabeth fut donc obligée de confier à l'exécuteur de ses hautes œuvres une besogne dont lui seul pouvait consentir à se charger ; et, le 1er février 1587, certaine que l'intervention de Henri III et de Jacques VI n'irait pas au delà des remontrances stérilement comminatoires transmises par leurs ambassadeurs, elle se décida à signer le warrant d'exécution, rédigé par Burghley, sur son ordre, le 20 décembre et, depuis cette époque, attendant, par suite d'hésitations plus affectées que sincères, le fiai irrévocable.

Le 3 février, prenant sur eux, avec une témérité qu'ils croyaient devoir demeurer impunie, de mettre lin à cette comédie, et devançant un ordre qu'Élisabeth ne voulait pas donner formellement, les membres de son conseil, assumèrent le reste du fardeau. Ils confièrent à Beale, avec ordre de convoquer deux des six assistants qu'elle désignait, les comtes de Shrewsbury et de Kent, une commission signée d'eux tous, et enjoignant de procéder à l'exécution. Robert Beale, clerc du conseil, muni du warrant d'exécution, daté du 1er février, signé Greenwich, par Élisabeth, scellé le 2, et de la commission du conseil, signée par Burghley, Leicester, Hunsdon, Knollys, Walsingham, Derby, Howard, Cobham, Hatton et Davison, arriva à Fotheringay le dimanche 5 février. Il était accompagné du bourreau de Londres et d'un autre exécuteur, vêtus de velours noir ; et après avoir communiqué à Paulet et à Drury l'objet de sa mission, il s'entendit avec eux sur les mesures à prendre.

Les comtes de Shrewsbury et de Kent arrivèrent le soir suivant au funèbre rendez-vous. Le 7, ils se rendirent au château, suivis du shérif de Northampton.

Marie attendait son sort depuis deux mois et demi, écoulés entre la signification de sa sentence et l'ordre d'exécution, qu'elle en était venue à désirer avec cette impatience des longues anxiétés. A qui brûle depuis deux mois et demi des tourments de l'incertitude, la certitude, quelle qu'elle soit, est un soulagement et la mort une espérance.

Marie attendait donc sans la craindre, et bien près de la désirer, la nouvelle de la lin de ce supplice, dont Élisabeth ne lui avait pas épargné une minute, d'une agonie morale de près de trois mois. En présence d'un tel supplice, de cette séparation par lents déchirements, de ce dénouement fil à fil, la vue du bourreau est douce comme celle d'un libérateur, et l'approche de l'éternité rafraîchissante comme celle de l'oasis au désert.

Marie était donc prête, beaucoup plus prête à recevoir le funèbre avis que les commissaires à le lui donner. Ils étaient pâles et tremblants, plus troublés qu'à la première audience d'une puissante souveraine, en entrant tête nue, le 7 février 1587, à deux heures de l'après-midi, dans l'humble réduit de prison où ils venaient annoncer à une reine abandonnée de tous, excepté de Dieu et d'elle-même, qu'elle n'avait plus que quelques heures à vivre.

Marie reçut avec une gracieuse sérénité la visite des envoyés funèbres. Elle sourit au comte de Shrewsbury, son gardien de quinze années, qui sentit une larme monter de son cœur à ses yeux ; elle intimida de son clair et fin regard le sombre et fanatique comte de Kent, qui voila de son chapeau, pour échapper au charme, sa tête farouche.

La prisonnière, plus reine que jamais au milieu de l'absence même de toutes les marques du rang suprême, était assise au pied du lit duquel elle venait de se lever, devant une petite table de travail, entourée de ses femmes et de Bourgoin, son médecin.

Le comte de Shrewsbury murmura sa commission d'une voix sourde. Robert Beale donna lecture, au milieu des sanglots des femmes présentes, dont le désespoir faisait rayonner encore davantage, par un saisissant contraste, la tranquillité héroïque de Marie, du warrant d'exécution.

Marie écouta la double et solennelle communication, la tête doucement inclinée, dans une attitude de méditation et de résignation qu'on pourrait dire ascétiques, sans le trait indélébile de grâce et de charme profanes qu'elle garda jusqu'au bout, demeurant naturelle jusque dans le surhumain, et simple jusque dans le sublime.

Quand Beale eut fini son office, relevant un front rayonnant, et portant à ses lèvres, avec une ferveur exaltée, la croix de son rosaire, Marie se félicita de la liberté éternelle qui lui était rendue, protesta de son innocence et fit connaitre ses derniers désirs.

... Loué soit Dieu, dit-elle, de la nouvelle que vous m'apportez ; je n'en pouvais recevoir une meilleure, puisqu'elle m'annonce le terme de mes misères et la grâce que Dieu me fait de mourir pour l'honneur de son nom et de son Église catholique, apostolique et romaine. Je ne m'attendais pas à une si heureuse fin, après les traitements que j'ai soufferts et les dangers auxquels j'ai été exposée depuis dix-neuf ans en ce pays, moi, née reine, fille de roi, petite-fille de Henri Viii, proche parente de la reine d'Angleterre, reine douairière de France, et qui, princesse libre, ai été tenue en prison sans cause légitime, bien que je ne sois sujette à personne et ne reconnaisse point de supérieur en ce monde si ce n'est Dieu. Se regardant comme une victime de sa foi religieuse, elle ressentit la joie pure du martyre, en prit la douce sérénité, et en conserva jusqu'au bout le tranquille courage. Elle désavoua de nouveau le projet d'avoir voulu faire tuer Élisabeth, et posant la main sur le livre des Évangiles, qui était sur sa petite table, elle dit solennellement. Je n'ai jamais ni conçu ni poursuivi la mort de la reine d'Angleterre et je n'y ai jamais consenti.

A ces mots le comte de Kent lui dit avec une fanatique rudesse que le livre sur lequel elle avait juré était le livre des papistes et que son serment ne valait pas mieux que son livre : C'est celui auquel je crois, repartit Marie ; supposez-vous que mon serment serait plus sincère si je le prêtais sur le vôtre auquel je ne crois pas ?[27]

 

Le comte de Kent, tout déconcerté qu'il fût par cette fine réplique, ne voulut pas se tenir pour battu et persista à faire accepter à Marie l'assistance du docteur Fletcher, doyen de Peterborough, qu'elle refusa énergiquement, réclamant le soin de son aumônier Préau, qu'on ne lui avait rendu, quelques jours auparavant, que pour le lui enlever de nouveau.

Ce refus de Marie, appuyé de sa profession passionnée de fidélité à la foi de ses pères, arracha au comte de Kent exaspéré cette exclamation, qui la flatta plus que le plus délicat hommage :

— Madame, avec de pareils sentiments votre vie serait la ruine de notre religion ; votre mort la sauvera.

Ces paroles illuminèrent d'un rayon de joie le visage de Marie. Elle s'informa si les princes chrétiens n'avaient rien tenté pour la sauver, et si son fils l'avait abandonnée. Et comme il lui était échappé quelques plaintes et qu'on lui conseillait de mourir en paix et charité, elle répondit qu'à l'exemple de David, elle pardonnait à tous et à chacun, comme elle priait qu'on lui pardonnât ; que sa cause étant celle de Dieu, elle lui laissait le soin du pardon et de la vengeance[28]...

 

L'entrevue finit sur la fixation du dernier rendez-vous. Marie ayant demandé quand elle devait mourir :

— C'est pour demain, Madame, répondit d'une voix émue le comte de Shrewsbury, vers huit heures du matin.

Marie n'avait pas un instant à perdre ; elle n'en perdit pas un seul, et la moindre de ses minutes jusqu'à la minute fatale fut désormais un acte, un exemple. Elle devait, dans ce court espace de temps, penser à elle et aux autres, à son salut, à son testament, à ses adieux.

Marie devança donc l'heure de son souper afin d'avoir toute la nuit pour écrire et pour prier. Bourgoin, son médecin, la servit à table. Tout en mangeant avec sa sobriété habituelle, elle s'entretenait avec ce qu'on lui avait laissé de serviteurs, son maître d'hôtel, André Melvil, ayant par son dévouement porté ombrage à ses gardiens, et partagé la disgrâce et l'éloignement de Préau, son aumônier. Elle les consolait avec un angélique enjouement et les exhortait à célébrer par des larmes de joie et non de douleur son passage prochain à la vie éternelle. Elle ne put s'empêcher de se rappeler à ce propos les prétentions doctrinales du comte de Kent, leur récent échec et de déclarer en souriant qu'un tel docteur n'était pas de force à la persuader.

A la fin de son souper, elle réunit autour d'elle, jusqu'au plus humble, tous les serviteurs, débris de sa maison, c'est-à-d -ire ses filles, Renée de Reallay, Gille Maubray, Jane Kennedy, Élisabeth Curle, Marie Paget, Suzanne Korkady, Dominique Bourgoing, son médecin, Pierre Gorjon, apothicaire, Jacques Gervais, chirurgien, Annibal Stuart, valet de chambre, Didier Sifflard, sommelier, Jean Lander, panetier, Martin Heut, écuyer de cuisine.

Quand tous ses serviteurs furent rangés devant elle, Marie en souriant leur dit que, prête à partir pour un grand voyage, elle n'avait pas voulu se lever de table sans boire à leur santé le coup de l'étrier, le coup de l'adieu. Et elle leur fit distribuer des coupes.

Bourgoing versa du vin dans son hanap et dans les leurs.

Alors, les yeux au ciel, elle but à la santé de ses serviteurs, les invitant à boire aussi non à sa santé, mais à son salut. Ils se jetèrent tous à genoux en pleurant, et mêlant leurs larmes au vin, ils firent raison à ce toast de la dernière heure par des protestations de dévouement et de regret, des demandes de pardon entrecoupées de sanglots.

Marie répondit qu'elle leur pardonnait de très-bon cœur leurs offenses, et les priait de lui pardonner les siennes. Puis elle les congédia affectueusement non sans leur avoir distribué, avec une grâce et un à-propos qui doublaient le prix du moindre présent — et avec une générosité qui ne réserva que quelques bijoux destinés aux rois de France et d'Espagne, à son fils, à Catherine de Médicis, aux princes de sa famille et à quelques amis dévoués, — ses bagues, ses joyaux, ses meubles, ses vêtements. Elle ne garda que son vêtement du lendemain, sa croix d'or et son mouchoir brodé d'or, destiné à lui servir de bandeau.

Demeurée seule, elle écrivit d'abord à Préau son aumônier, qui était dans le château, mais retenu loin d'elle, pour lui demander de se joindre à elle d'intention et de cœur, en passant la nuit en prières, et de lui envoyer son absolution, puisqu'on n'avait pas permis qu'elle se confessât et qu'elle reçût le dernier sacrement de ses mains.

Elle écrivit ensuite son testament, d'une main ferme et légère et avec une présence d'esprit que ne rebuta point le d'oindre détail.

Elle recommanda à Henri III, en termes pathétiques, le soin de ses dernières volontés et le respect de sa mémoire. Enfin elle jeta sa plume, désormais inutile. Il était trois heures du matin. Elle mit dans un coffre son testament et ses lettres ouvertes, et déclara qu'ayant réglé ses affaires en ce monde, elle ne voulait plus s'occuper que de l'autre.

Elle se fit laver les pieds, se mit au lit, en écoutant la lecture que lui faisait dalle Kennedy de la Vie des Saints et finit par s'assoupir en priant, gardant dans le sommeil une expression de ravissement extatique, qui annonça à ses femmes qu'elle était déjà bienheureuse en esprit, et jouissait en rêve de l'avant-goût du ciel.

Au point du jour, elle se leva, et dit qu'elle n'avait que deux heures à vivre. Elle choisit un de ses mouchoirs à frange d'or pour servir à lui bander les yeux sur l'échafaud et s'habilla avec une sévère magnificence. Ayant assemblé ses serviteurs, elle leur fit lire par Bourgoing son testament, qu'elle signa, leur remit ses lettres, ses papiers, les présents qu'ils avaient à porter de sa part aux princes de sa famille, à ses amis du continent. Elle leur avait déjà distribué, la veille au soir, ses bagues, ses joyaux, ses meubles, ses vêtements ; elle leur donna alors les bourses qu'elle avait préparées pour eux et où elle avait enfermé par petites sommes les cinq mille écus qui lui restaient[29]...

 

Après leur avoir renouvelé ses recommandations, ses exhortations, ses consolations, ses adieux, elle embrassa les femmes, donna aux hommes sa main à baiser, et se séparant pour ainsi dire de la vie elle ne songea plus qu'à se préparer à la mort.

Après ces derniers soins accordés aux souvenirs terrestres, elle se rendit dans son oratoire, où était dressé un autel sur lequel son aumônier, avant qu'on l'eût séparé d'elle, lui disait secrètement la messe. Elle s'agenouilla devant cet autel, et lut avec une grande ferveur les prières des agonisants. Avant qu'elle les eût achevées, on vint heurter à sa porte. Elle fit répondre qu'elle serait bientôt prête, et elle continua à prier. Peu de temps après, huit heures étaient déjà sonnées, on heurta de nouveau à la porte, qui cette fois fut ouverte. Le shérif entra, une baguette blanche à la main, s'avança jusqu'auprès de Marie, qui n'avait pas détourné la tête, et ne lui dit que ces mots : u Madame, les lords vous attendent, et m'ont envoyé vers vous. — Oui, répondit Marie en se levant, allons ![30]

 

Elle trempa ses lèvres dans un verre de vin que lui tendit Bourgoing, qu'elle remercia en soupirant de cette suprême sollicitude, et, ses forces un peu réconfortées par ce breuvage cordial, elle marcha vers la porte.

Le médecin alors, faisant office du prêtre absent, prit sur l'autel le crucifix d'ivoire et le lui présenta. Elle le baisa avec effusion et le fit porter devant elle.

Puis, précédée de ces insignes du martyre divin, elle s'avança lentement vers la salle du supplice, soutenue, à cause de la faiblesse de ses jambes, par deux de ses serviteurs.

Arrivée à l'extrémité de ses appartements, soit que le shérif qui conduisait le triste cortège ait, comme on l'a dit, refusé de laisser dépasser le seuil de son domaine aux gens de la victime, qui désormais appartenait à sa justice, et les ait écartés de sa verge d'ivoire, soit que, par un délicat et naît scrupule, les domestiques de Marie aient refusé de paraître mener leur maîtresse à la mort et prêter assistance au crime de son supplice, Marie fut séparée des siens. Elle dut quitter leur bras pour s'appuyer sur l'épaule de deux serviteurs de Paulet : séparation déchirante, dont les derniers adieux mouillés de larmes et les démonstrations pathétiques ne s'arrêtèrent que sur le haut de l'escalier, où les comtes de Shrewsbury et de Kent attendaient Marie.

Là eut lieu une autre scène poignante, celle de la rencontre de la reine condamnée avec son maitre d'hôtel André Melvil, qui, éloigné d'elle depuis trois semaines, avait imploré et obtenu la grâce de se trouver sur son passage et de s'agenouiller sous sa bénédiction. Elle le consola et le réconforta avec une cordialité et un enjouement plus émouvants encore que la douleur expansive du vieux serviteur qui lui baisait les mains et s'attachait aux pans de sa robe.

Marie obtint pour André Melvil, pour Bourgoing, son chirurgien et son apothicaire, et ses deux femmes favorites, dalle Kennedy et Élisabeth Curle, sur la promesse qu'elle fit en leur nom, et qu'ils ne purent confirmer que par leurs sanglots, la faveur de l'accompagner jusqu'au bout, et après cette dernière station, cette dernière épreuve, elle descendit d'un pas ferme, d'un visage serein, dont l'aiguillon des bises matinales colorait légèrement la pâleur, les degrés qui la séparaient de la salle basse où se trouvait l'échafaud.

Elle s'avança, portant d'une main le crucifix, de l'autre son livre d'heures, précédée du shérif et de ses officiers qui ouvraient la marche, fermée par ses serviteurs éplorés. A ses côtés se tenaient les deux comtes commissaires et ses deux gardiens Paulet et Drury.

Arrivée à la salle de l'exécution elle considéra non sans pâleur, mais sans défaillance, partout le deuil, les apprêts funèbres, le billot, la hache, le bourreau et son aide ; la sciure de chêne répandue sur le parquet pour boire son sang ; et dans un coin obscur, la bière, sa dernière prison[31].

 

Il était neuf heures lorsque la reine parut dans la salle funèbre.

Fletcher, doyen de Peterborough, et environ deux cents personnes, gentilshommes, juges et officiers, témoins légaux ou curieux privilégiés, y étaient réunis, l'élite sur l'estrade, la foule derrière une barrière à hauteur d'appui, parquée sous la garde des hallebardiers.

Le lieu de l'exécution était la même grande salle du château où Marie avait comparu devant la commission qui l'avait condamnée. Le bourreau avait pris la place des juges, et il allait frapper la victime là où ils la lui avaient livrée. La pudeur qui fait du sanctuaire de la justice un lieu sacré n'avait arrêté personne ; on s'inquiétait peu d'une profanation de plus, et le sang de l'innocence condamnée allait couler là où étaient tombées les larmes de l'innocence accusée.

L'échafaud, sorte d'estrade de deux pieds et demi de haut et de douze de large, accessible sur le devant par un degré, isolé sur les côtés par une balustrade, était drapé de frise noire de Lancastre ; le fauteuil où devait s'asseoir Marie, le carreau où elle devait s'agenouiller, le billot où elle devait poser sa tête, étaient également tendus de noir.

Vêtus de noir aussi étaient l'exécuteur de la Tour et son aide, l'un appuyé sur la hache qui reluisait dans la pénombre, l'autre procédant aux derniers préparatifs, tous deux portant un deuil que distinguait du deuil de la salle et de celui de l'assemblée l'insigne de leurs sinistres fonctions : un brassard de crêpe rouge, empourprant la manche de leurs justaucorps de velours noir.

Deux mille cavaliers stationnaient au dehors et dans les environs, prêts à prêter main-forte en cas d'alerte. Mais on n'eut pas besoin d'eux. Nul miracle libérateur n'était à craindre pour les ennemis de Marie. L'unique miracle, que rien ne pouvait empêcher, ce fut sa beauté sous les voiles du sacrifice, et son attitude sublime devant la mort.

Marie parut, et ce fut dans toute la salle, parmi les curieux, les soldats, les commissaires, les bourreaux eux-mêmes, un frémissement d'admiration, et comme un sourd murmure de pitié. Les yeux se mouillaient, les poitrines se soulevaient, les cœurs se troublaient, les consciences s'indignaient peut-être tout bas. La figure de Marie, en effet, rayonnait d'innocence. Une telle femme ne pouvait être coupable. Il y avait en elle déjà quelque chose de céleste. Ses longs voiles blancs de victime, ondoyant autour d'elle, semblaient des ailes prêtes à se déployer vers le ciel.

Marie était revêtue du costume de reine-veuve, qu'elle portait les jours de grande solennité.

Sa coiffure, en cœur, était de sinople blanc brodé de dentelles, avec un voile pareil, flottant jusqu'à terre. Elle portait un manteau de satin noir gaufré, à boutons de perles, doublé de martre zibeline, à manches pendantes, à collet relevé à l'italienne, dont André Melvil soulevait derrière elle la longue queue traînante.

Sous ce manteau entr'ouvert on apercevait son corsage de satin noir broché, noué de soie de couleur, et sa jupe de velours cramoisi brun, sur laquelle s'entrechoquaient un chapelet et des scapulaires, attachés à sa ceinture par un crochet d'or.

Enfin, son cou d'albâtre resplendissait sous un triple collier de boules de senteur, terminé par une croix d'or qui étincelait sur sa poitrine[32].

C'est dans ce costume et dans cet appareil que Marie, après avoir salué noblement l'assemblée, monta sur le théâtre funèbre, soutenue par la main de Paulet, qu'elle remercia gracieusement de ce dernier service, et, avant de s'agenouiller devant le billot, son dernier et rude chevet, s'assit, comme sur un trône, dans le fauteuil qui lui était destiné.

Les deux comtes commissaires s'assirent auprès d'elle. Reale et le shérif se tenaient debout de l'autre côté, ayant en face les deux bourreaux.

Reale lut la sentence d'exécution avec une émotion que les assistants exprimèrent par leur silence et que Marie seule n'éprouva point.

Nous abrégeons les détails de cette procédure, pareils aux raffinements d'un supplice.

Nous passons sous silence les dernières questions des commissaires, les protestations éloquentes de celle dont on eût voulu surprendre un semblant d'aveu, ses énergiques refus des soins opiniâtres du pédantesque doyen de Peterborough, brutalement acharné après une telle conquête, les apostrophes fanatiques du comte de Kent.

Nous arrivons à la dernière prière, admirable improvisation sortie du cœur de la reine inspirée, et vibrant comme le chant du cygne mourant, au milieu de la lourde et monotone psalmodie du doyen et des assistants.

Ils se turent bientôt, et alors on entendit seule la voix de la reine agenouillée, qui avait achevé de réciter les trois psaumes : Miserere mei, Deus, etc., In te, Domine, speraci, etc., Qui habitat in adjutorio, en les paraphrasant et en en appliquant le sens à sa situation présente, s'élever au milieu du recueillement universel.

Elle s'adressa à Dieu en anglais et le supplia de donner la paix au monde, la vraie religion à l'Angleterre, la constance à tous les persécutés et de lui accorder à elle-même l'assistance de sa grâce et les clartés de l'Esprit saint à cette heure suprême. Elle pria pour le pape, pour l'Église, pour les monarques, et les princes catholiques, pour le roi son fils, pour la reine d'Angleterre, pour ses ennemis, et se recommandant elle-même au Sauveur du monde, elle finit par ces paroles : Comme tes bras, Seigneur Jésus-Christ, étaient étendus sur la croix, reçois-moi de même entre les bras étendus de ta miséricorde ! Sa piété était si vive, son effusion si touchante, son courage si admirable, qu'elle avait arraché des larmes à tous les assistants[33].

 

Enfin arriva le moment des derniers apprêts et des derniers adieux.

Marie s'était relevée. Sur la suprême interpellation des commissaires, la requérant de dire les choses secrètes qu'elle pouvait savoir, et la déclaration énergique de Marie, se dérobant à cette persécution obstinée, le comte de Shrewsbury fit signe au bourreau d'accomplir son office.

L'exécuteur de la Tour s'avança respectueusement vers Marie et portait vers elle, pour la dévêtir, une main embarrassée.

Marie lui échappa doucement, et sans se révolter contre cet outrage nécessaire, sans pousser le cri désespéré de la pudeur menacée — la sainteté n'a pas de ces éclats, et. les vierges du cirque tombaient chastes et nues —, elle cloua à sa place, d'un geste, le profanateur interdit ; puis se tournant vers ses femmes, elle dit en souriant :

— Laissez-moi faire, je m'entends à ceci mieux que vous ; je n'eus jamais de tels valets de chambre.

Elle commença à ôter les épingles de sa coiffure, puis elle appela Jane Kennedy et Élisabeth Curie qui priaient au pied de l'échafaud. Mais quand il fallut aider leur maitresse, les deux pauvres filles ne purent réprimer leurs gémissements. Ne pleurez pas, leur dit Marie, je suis bien heureuse de sortir de ce monde. Et, posant le doigt sur ses lèvres : Si vous pleurez davantage, je serai obligée de vous renvoyer, car j'ai promis pour vous. En continuant à se dépouiller elle détacha de son cou une croix d'or que Jane Kennedy aurait voulu garder : Laissez-la à cette demoiselle, dit Marie au bourreau, elle vous en donnera plus d'argent qu'elle ne vaut. Mais le bourreau s'en empara au nom de son droit[34].

 

Cependant cette funèbre toilette, aux soins homicides, destinée à assurer partout un libre passage au fer, était terminée.

Marie avait achevé de se dépouiller de tous les vêtements qui auraient pu offrir un obstacle au coup fatal. Elle avait déposé son manteau et son voile. Elle avait soulevé, sous la perruque blonde qui couvrait sa tête, ses cheveux précocement blanchis. Elle avait, avec une pudique coquetterie, en s'excusant sur la nécessité de se déshabiller devant tant de monde, chose qu'elle n'avait point coutume de faire, fait dégager et découvrir par ses filles sa nuque et ses épaules.

Elle n'avait conservé que son corsage de satin, dont elle avait rabattu le collet herminé, et une jupe de taffetas velouté rouge.

Prête pour le sacrifice, elle s'assit sur son siège pour recevoir les hommages suprêmes et donner aux siens la suprême bénédiction de la victime.

Elle embrassa ses deux fidèles suivantes et elle imposa sa main sur leurs têtes, posant le sceau de ses doigts caressants sur leurs yeux inondés de larmes et leurs lèvres tordues par le sanglot.

Le bourreau s'agenouilla aussi derrière les serviteurs, demandant pardon d'avance de ce qu'il allait être obligé de faire.

Marie déclara lui pardonner comme à tout le monde.

Enfin elle quitta son fauteuil, s'agenouilla sur son carreau devant le billot, et pria Jane Kennedy de lui bander les yeux.

Ce dernier devoir accompli, ce dernier service rendu, la pauvre jeune fille s'éloigna, en sanglotant, au milieu de ces serviteurs désolés, qui ne voulaient point, par leur présence, justifier un crime, et qui désertaient, en levant les mains au ciel, le théâtre de la vengeance d'Élisabeth.

Alors le front ceint du mouchoir brodé d'or, qui cachait ses yeux, et ne laissait à son visage que l'expression admirable de ces lèvres éloquentes murmurant la dernière prière et se recommandant à Dieu dans le dernier baiser au crucifix du rosaire, Marie dit avec un soupir : Mon Dieu ! j'ai espéré en vous, je remets mon âme entre vos mains.

Et elle attendit le coup fatal. Elle croyait qu'on la frapperait, comme en France, dans une attitude droite et avec le glaive.

Les deux maitres des hautes œuvres la détrompèrent de cette courageuse erreur et l'aidèrent à incliner et à poser sa tête sur le billot.

Elle priait toujours et avait engagé, pour soutenir sa tête, ses deux mains jointes sous son menton. Le bourreau, craignant de les trancher et reculant à la pensée de cette mutilation profanatrice, lui en fit l'observation, à laquelle elle obtempéra en changeant son attitude.

L'attendrissement était universel à la vue de cette lamentable infortune, de cet héroïque courage, de cette admirable douceur. Le bourreau lui-même était ému[35].

 

Aussi frappa-t-il d'une main mal assurée. La hache, en tournoyant, glissa dans sa main et s'abattit sur la tête de sa victime au moment où elle murmurait la fin du verset : In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum. Mais au lieu de tomber d'aplomb sur le cou, faillant à trouver la jointure, le lourd tranchant n'entama que le chignon du col, c'est-à-dire la nuque.

La malheureuse reine ne fit pas un mouvement, ne proféra pas une plainte ; la terrible douleur qu'elle avait éprouvée fut trahie seulement par la contraction du masque, que l'assistance put apercevoir, quand le bourreau lui montra le visage de sa victime.

Car d'un second coup, asséné cette fois d'un coup d'œil sûr et d'une main exaspérée, il avait tranché net les derniers liens sanglants, séparé la tête du tronc et achevé sa journée.

Cette tête pâle, aux yeux bandés, aux narines contractées, sur les lèvres décolorées de laquelle une convulsion de douleur avait étouffé le dernier sourire de l'espérance, le bourreau la prit à terre dans la poussière sanglante, la souleva par les boucles de ses cheveux précocement blanchis par la fièvre et l'insomnie, que ne dissimulait plus la perruque blonde jetée à l'écart par la secousse du coup mortel, et il s'écria de sa voix lugubre :

— Dieu sauve la reine !

— Ainsi périssent tous ses ennemis ! ajouta le docteur Fletcher.

Une seule voix se fit entendre après la sienne, au milieu des soupirs et des sanglots de toute l'assistance, dont le comte de Shrewsbury lui-même n'hésitait pas à partager le transport d'admiration et de pitié. Cette voix dit : Amen ; c'était celle du fanatique et impassible comte de Kent.

Ainsi mourut pour l'immortalité Marie Stuart, reine douairière de France, reine d'Écosse, à l'âge de quarante-quatre ans et deux mois — dont dix-neuf ans passés en prison —. Elle avait, dirent les médecins qui l'embaumèrent, un corps admirablement conformé et fait pour durer longtemps. Mais elle avait aussi trop d'esprit et trop de cœur pour ne pas mourir jeune. Élisabeth seule devait vieillir.

Les femmes de la reine décapitée et ses serviteurs s'étaient rapprochés en pleurant, sollicitant la faveur de rendre les derniers devoirs et les derniers hommages aux restes de leur infortunée maîtresse. Son médecin et son chirurgien réclamèrent son cœur pour le porter en France, selon son vœu.

On écarta rudement ces solliciteurs importuns, et on repoussa le murmurant troupeau dans ses chambres, où on l'enferma.

C'est aux gardes et aux serviteurs du château, moins suspects, que fut réservé le soin d'étancher le sang de l'échafaud, de peur qu'un mouchoir trempé de ce sang ne devînt un drapeau de vengeance entre les mains de partisans exaspérés. On redouta jusqu'au culte pacifique et à la tranquille religion des souvenirs. On racheta au bourreau sa dépouille.

Et tout, les vêtements, la croix d'or, les chapelets, la perruque blonde, les rubans de tête, le fauteuil, le carreau, le billot, l'échafaud, tout fut minutieusement et implacablement brûlé, par ordre des deux comtes, dans la cour du château, et réduit en cendres. Ces cendres, réunies, furent jetées au vent, tant la crainte était grande en Angleterre, que l'Écosse fidèle ne se fît des armes ou des reliques avec ces débris sacrés.

Vaines craintes ! terreurs pusillanimes ! Élisabeth devait triompher jusqu'au bout et partout, excepté dans sa conscience.

Jacques VI, auquel ses nobles exaspérés représentaient qu'on ne porte qu'avec du fer le deuil d'une mère et d'une reine assassinée, s'était contenté de prendre des habits noirs.

Henri III avait été détourné par Catherine de Médicis de ses intentions vengeresses, et le premier mouvement de la générosité fut, comme il arrive souvent, contredit par le second mouvement, celui de la politique.

Seul Philippe II se fit le champion du catholicisme et de sa victime. Mais les éléments déchaînés contre lui engloutirent dans les flots la formidable et impuissante menace de son invincible Armada.

A Marie, à sa cause, il ne demeura, pendant longtemps, en attendant la postérité et son jugement expiatoire, que l'humble hommage de quelques serviteurs. Ils allaient contempler, par le trou de la serrure, son corps embaumé à la hâte, enveloppé dans un linceul ciré, et attendant au fond d'un cercueil de plomb abandonné dans la chambre de cérémonie du château, qu'Élisabeth lui assignât enfin, le 29 juillet, dans l'abbaye de Peterborough, une sépulture furtive et une pierre tumulaire sans nom et sans armoiries.

Nous nous trompons pourtant, en ne montrant que quelques serviteurs pieux protestant contre l'ingratitude et l'indifférence universelles, les feux de joie fanatiques des places de Londres et le carillon triomphal de ses églises en fête de la mort de l'ennemie nationale.

Il ne faut oublier personne, et le dévouement d'un animal favori, qui mourut de la mort de sa maîtresse, mérite une mention de l'histoire, et y tiendra la place que ne méritèrent ni les hommes ni les rois.

Quel plus touchant exemple, quelle plus éloquente satire de cet égoïsme de Jacques VI, qui aima mieux hériter d'Élisabeth, que venger sa mère, que l'anecdote suivante, authentique d'ailleurs, adoptée par les plus graves historiens, et dont nous empruntons au plus éloquent d'entre eux le récit, par lequel nous finirons : digne bas-relief du monument, digne hommage de la fidélité couchée aux pieds du martyre.

Un vieux tapis vert arraché d'un billard fut d'abord jeté sur Marie Stuart. Sa chienne favorite, aux longs poils noirs, aux yeux de feu, dont j'ai vu l'esquisse à l'huile, et qui était de cette race charmante appelée plus tard, du nom de Charles Ier king-charles, s'était glissée sous le tapis ; elle y demeura, et on la trouva blottie dans la robe de velours de sa maîtresse, entre le bras et le sein, à côté de ce cœur qui ne battait plus, lorsqu'on vint le soir embaumer précipitamment la reine. Au moment où on souleva l'indigne tapis qui recouvrait celle qui fut Marie Stuart, la pauvre petite chienne se serra contre la poitrine inanimée de sa maîtresse, et poussa des hurlements plaintifs qui baissaient ou montaient à mesure que l'on s'éloignait ou que l'on se rapprochait d'elle. On fut obligé de l'emporter de force. Recueillie par les serviteurs de la reine, elle ne voulut jamais être consolée par eux, refusant les aliments et jusqu'aux caresses, flairant le vent, les sièges, les robes des femmes. Elle languit ainsi ; après quoi elle mourut, suivant la tradition de Fotheringay, sans autre maladie qu'un petit gémissement et qu'un tremblement alternatif[36].

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Mignet, t. II, p. 209.

[2] Mignet, t. II, p. 227.

[3] Mignet, t. II, p. 228.

[4] Mignet, t. II, p. 253.

[5] Votre colère se verra bientôt assouvie.

[6] Vers trouvés dans les papiers de Marie Stuart et déposés au State Paper Office. Mignet, t. II, p. 259.

[7] Mignet, t. II, p. 259.

[8] Mignet, t. II, p. 294-296.

[9] J. Gauthier, t. III, p. 161.

[10] Wiesener, p. 155-156.

[11] Mignet, t. II, p. 297-298.

[12] Mignet, t. II, p. 302.

[13] J. Gauthier, t. III, p. 230. M. Gauthier donne à cette translation à Fotheringay la date du 15 septembre ; M. Dargaud, celle du 25 ; M. Mignet dit le 6 octobre. Ô difficulté d'écrire l'histoire !

[14] Dargaud, p. 392-394.

[15] J. Gauthier, t. III, p. 236, 240. Quoique inclinant davantage au doute et tenté d'accorder un degré de valeur de plus que les autres historiens au système de preuves machiné contre Marie, M. Mignet ne fait nulle difficulté de convenir qu'elles n'avaient point le caractère juridique, et que toute cette procédure fut combinée au mépris des formes, comme elle avait été introduite au mépris du droit. Il reconnait aussi la pression, la question morale à laquelle furent soumis Nau et Curle, dont on n'obtint que par la terreur des aveux incomplets et altérés. (T. II, p. 298-301.)

[16] Mignet, t. II, p. 305.

[17] J. Gauthier, t. III, p. 241.

[18] J. Gauthier, t. III, p. 242-243.

[19] Mignet, t. II, p. 307.

[20] Mignet, t. II, p. 309-311.

[21] Mignet, t. II, p. 320-321.

[22] Mignet, t. II, p. 322.

[23] Mignet, t. II, p. 327.

[24] J. Gauthier, t. III, p. 258.

[25] Nous réunissons dans cette citation les extraits, en langue modernisée, de deux lettres, l'une à la date du 24 novembre, l'autre à celle du 19 décembre, qu'on trouve dans Labanoff, t. VI, p. 441-446 et 475-480. L'une n'est peut-être que la copie altérée de l'autre.

[26] J. Gauthier, t. III, p. 271-272. — Mignet, t. II, p. 348-349.

[27] Mignet, t. II, p. 355-356.

[28] J. Gauthier, t. III, p. 276.

[29] Mignet, t. II, p. 361.

[30] Mignet, t. II, p. 361.

[31] Dargaud, p. 455.

[32] Elle avait en outre, dit le témoin oculaire auteur de la relation de sa mort, une vasquine en taffetas velouté, caleçons de futaine blanche, des bas de soye bleue, arretieres de soye et des escarpins de maroquins.

[33] Mignet, t. II, p. 369.

[34] J. Gauthier, t. III, p. 286.

[35] Mignet, t. II, p. 371.

[36] Dargaud, p. 442. — Mignet, t. II, p. 575. — Gauthier, t. III, p. 287.