MARIE STUART

LIVRE TROISIÈME. — LES PRISONS - 1567-1580

 

CHAPITRE II. — LA CHUTE.

 

 

La malédiction d'Ovide se réalise. — Désabusement de Marie. — Tyrannie de Bothwell. — La veille, le jour et le lendemain des noces fatales. — Marie se résigne, mais non saris déchirements, sans révoltes, sans larmes, au sort qu'elle s'est fait. — Scènes de l'intérieur royal. Accès de désespoir. — Témoignage de Du Croc. — Causes présumées de ces conflits domestiques. — La mère, dans Marie, demeure inébranlable là où la femme et la catholique ont cédé. — Ligue contre Bothwell. — Ses préparatifs. Ressorts de la nouvelle machination. — Le comte de Morton se retire dans son château d'Aberdour. — Lethington se retire également auprès de son beau-frère, le comte d'Athol — Intrigues de Melvil. — Défection de James Balfour. — Alternatives d'illusion et de désespoir. — Marie et Bothwell quittent Édimbourg. — Détails sur leur départ. — Le château de Borthwick. — Vains efforts de Bothwell pour réunir une armée. — Coup de main tenté par les lords confédérés sur le château de Borthwick. — Évasion de Bothwell. — Négociation, de Marie avec Du Croc et les lords fidèles. — Sa fuite. — Les confédérés entrent dans Édimbourg. — Ils se forment en conseil de gouvernement. — Leur double proclamation. — Marie et Bothwell, réfugiés à Dunbar, font appel aux nobles loyaux. — Le succès de cet appel les engage à précipiter la lutte. — Marche de l'armée royale sur Édimbourg. — Les confédérés vont à son devant. — Situation des deux camps. — Musselbury. — Carberry-Hill. — Motifs de l'expectative des lords et de Marie. — Attitude héroïque de la reine. — Marie Selon. Circonstances qui compromettent le succès de la cause royale. — L'étendard de la mort du Roi. — Du Croc essaye de s'interposer entre les deux armées et de prévenir la lutte imminente. — Ultimatum des lords. — Visite du médiateur au camp royal. — Insuccès de sa mission. — Les troupes s'ébranlent des deux parts. — Le combat est suspendu sur une dernière tentative de conciliation. — Mission de Kirkcaldy de Grange. — Bothwell provoque en combat singulier les lords confédérés. — Accueil fait à ce cartel. Manœuvre hardie et décisive de Kirkcaldy de Grange. — Marie, au prix de la liberté de Bothwell, consent à se rendre au milieu des lords confédérés. — Départ de Bothwell. Arrivée de Marie parmi ses sujets révoltés. — Protestations hypocrites des lords. — Accueil insultant de leur armée. — Contenance énergique et fière de Marie. — Sous prétexte de la défendre, Morton la met sous bonne garde. — Retour à Édimbourg. — La voie douloureuse. La maison du Prévôt. — Délire de douleur. — Réaction populaire imminente. — Marie est transférée à Holyrood. — Plan des rebelles. — Vues sur l'avenir. — Le Band of Concurrence. — Ordre d'arrestation et d'emprisonnement. — Enlèvement Imitai et furtif de Marie. Efforts inutiles pour la délivrer. — Lochleven.

 

La malédiction d'Ovide sur les mariages de mai, clouée comme un arrêt, à la porte d'Holyrood, par quelque lettré frondeur ou mécontent, ne devait pas tarder à se réaliser.

Bothwell n'était pas d'un caractère ni d'un tempérament à se contraindre longtemps, et l'effort qu'il avait dû faire pour demeurer violent sans devenir brutal lui pesait à ce point qu'il dut peu ménager les transitions, et qu'aussitôt mari de la reine il se déclara son maitre.

Dès le jour même du mariage, en effet, éclatèrent les levains de discorde qui fermentaient déjà dans cette union pleine de disproportions et d'incompatibilités. Les prétextes ne manquaient pas, et les prétextes à défaut de raisons, pour de premiers conflits.

Marie, toute froissée et meurtrie de sou sacrifice, remplie de regrets et de pressentiments funèbres, ne goûta pas même un jour, pas même une heure, l'illusion du bonheur, et elle sentit combien sont mensongères et décevantes les espérances fondées sur une situation équivoque.

Elle avait cru à la reconnaissance de Bothwell, à son crédit sur la noblesse, attesté par le bond d'Ainslie, dont un nouveau pacte hostile des mêmes signataires contredisait et parjurait déjà le serment.

Elle ne trouva, dans son mari, qu'un maitre jaloux, qu'un tyran soupçonneux, indifférent à tout ce qui n'était pas son intérêt propre, impatient d'épuiser seulement les joies de la domination, et loin de songer à protéger celle qu'il avait compromise, ne cherchant qu'il abriter derrière elle sou usurpation déjà menacée.

Terrible désabusement, trop prompt pour avoir été le châtiment d'une de ces passions coupables qui ont du moins leur heure de court enivrement. Il punissait seulement Marie, en effet, d'une résignation trop facile, d'une confiance trop imprévoyante, d'une faute toute politique où n'entraient pour rien les égarements du cœur, d'une de ces fautes que les circonstances provoquent et qu'elles excusent, d'une faute qui fut surtout un malheur !

Quoi qu'il en soit, par ce que Bothwell avait été la veille, par ce qu'il fut le jour même, concluons à ce qu'il dut être le lendemain, et plaignons une femme qui, même coupable, eût été trop punie.

Mais que ne dut-elle pas souffrir étant, comme nous le croyons fermement, innocente, quand les dernières illusions s'évanouirent, quand l'avenir lui apparut dans le présent, quand elle se vit traitée comme une province conquise ou une ville prise d'assaut par un tyran ivre de sa victoire, quand, dès le jour même de l'indissoluble nœud, le masque tombant, le héros s'évanouissant, Bothwell lui apparut non tel qu'il devait être, mais tel qu'il était, avec son égoïsme, son ambition, sa vanité !

La situation lui apparut en même temps telle qu'il l'avait faite, quand il la dévoila après l'avoir cachée.

C'était un précipice, un abîme béant où il allait tomber et où il l'entraînait avec elle.

Quel génie il eût fallu pour vaincre tant d'obstacles, pour triompher encore d'une nouvelle révolution et la pire de toutes, la révolution du mépris ou plutôt du soupçon !

Ce génie, Marie l'aurait eu peut-être s'il eût pu, en elle, être éveillé, inspiré par le cœur. Le dévouement rend héroïque.

Mais Marie ne pouvait, pas plus aimer Bothwell qu'elle ne pouvait l'estimer, quand s'écroula l'échafaudage de son grossier machiavélisme, et quand elle vit qu'elle avait fait, au prix de sa dignité et au mépris de ses répugnances, un pacte non avec la force, mais avec la faiblesse, non avec l'honneur, mais avec l'infamie, et avait épousé solennellement, non le restaurateur de son autorité, mais l'auteur d'une rébellion implacable, non le vengeur de Darnley, mais celui qu'accusaient ses vengeurs.

Marie accepta la destinée qu'elle s'était faite et, se résigna à affronter la lutte qu'elle avait provoquée.

Mais ce ne fut pas sans mainte défaillance de ses forces épuisées par tant d'épreuves, ce ne fut pas sans exclamations de douleur, sans larmes de honte, sans plus d'une de ces scènes de déchirements et de désespoir ou des témoins oculaires l'ont vue se frappant la poitrine, s'arrachant les cheveux, et rebutée par l'amertume de son calice, appeler une mort plus prompte et implorer jusqu'à l'arme du suicide.

Jeudi (c'est-à-dire le 15 mai, jour du mariage), écrivait le 18, à Catherine de Médicis, l'ambassadeur de France, Du Croc, Sa Majesté m'envoya quérir, ou je m'apperceus d'une estrange façon entre elle et son mary ; ce qu'elle me voulut excuser, disant que si je la voyois triste, c'estoit parce qu'elle ne voulloit se réjouyr (comme elle dit ne le faire jamais) ne désirant que la mort. Hier (17 mai), estant renfermez tous deux dedans un cabinet avec le comte. de Bothwell, elle cria tout hault que on luy baillilst un couteau pour se tuer. Ceulx qui estaient dedans la chambre l'entendirent ; ils pensent que si Dieu ne luy aide qu'elle se désespérera ; je l'ay conseillée et confortée de mieux que j'ay peu, ces trois fois que je l'ay veue.

 

Du Croc ajoutait : Son mari ne la fera pas longue, car il est trop haï dans ce royaume ; et puis l'on ne cessera jamais que la mort du roi ne soit sue.

Les témoignages sont concordants sur ces scènes si précoces de douleur et de colère. D'après James Melvil, Arthur

Erskine, capitaine des gardes, l'entendit menacer de se jeter à l'eau. Diverses personnes, écrivait Drury, prévôt de Berwick, cinq jours après le mariage, trouvent la reine tellement changée, qu'ils n'ont jamais vu femme changée à ce point, en si peu de temps, hors le cas d'une extrême maladie.

Quelles étaient les causes de cette immédiate dissidence, de ces éclats de désespoir ? Il est trop facile d'en pénétrer le mystère en se reportant à la situation de Bothwell, à son caractère, aux actes par lesquels il inaugura son pouvoir, aux sacrifices qu'il obligea Marie d'ajouter à tant d'autres, et qu'il lui arracha des entrailles pour ainsi dire, sauf un seul. Car la mère, dans Marie, fut seule, mais fut héroïque.

Elle voulut bien présenter elle-même son mari aux cours de France et d'Angleterre, dissimuler son indignité et cacher les désillusions et les appréhensions qui la minaient déjà sourdement. Elle s'estimait trop pour convenir de s'être trompée à ce point ; et elle connaissait trop Catherine et Élisabeth pour leur fournir, par des plaintes inutiles, prétexte à de pénibles reproches.

Elle voulut bien s'exposer au blâme secret de sa conscience en renonçant, sur les impérieuses instances de Bothwell, qui voulait donner des gages à la religion réformée par une inflexible et même intolérante orthodoxie, à la célébration nuptiale suivant le rite catholique, et s'exposer aussi, par un choix non encore approuvé, à l'absence de l'ambassadeur de France à la cérémonie.

Mais ce qu'elle ne voulut jamais abandonner à aucun risque, à aucun hasard, c'est la sécurité de son fils, qu'elle fixa entre les mains du comte de Mar, par un ordre sans exception et des recommandations réitérées, et qu'elle se priva d'aller voir, pour ne pas y aller accompagnée par Bothwell.

Les premières et les plus violentes querelles entre les deux nouveaux époux durent même avoir pour cause, tout permet de le supposer, sans que rien le prouve, les alarmes de cette ombrageuse sollicitude maternelle.

Bothwell avait un intérêt immédiat, urgent, non à faire cesser l'existence du jeune prince, qui ne gênait en rien le développement de ses premiers projets, mais à enlever la garde de ce précieux otage à la révolte imminente des grands seigneurs confédérés, auxquels le nom du jeune prince servait de drapeau populaire et qui, vaincus, ne l'eussent abandonné qu'à la tutelle de l'Angleterre, plus dangereuse encore que la leur.

En dehors de ces causes de dissidence domestique, de ces ferments d'aigreur réciproque, la déclaration royale rendue en conseil privé, le 23 mai, qui emprunta la voix de Marie Stuart abusée, pour confirmer le privilège des protestants, et rendre la foi catholique à la persécution, l'introduction au conseil privé de membres qu'elle n'eût pas choisis, enfin la convocation des vassaux de la couronne dans les comtés du Midi (28 mai) pour le 15 juin, à Melrose, dans un but mystérieux, dissimulé sous le prétexte d'une expédition répressive dans le Liddisdale : toutes ces mesures arbitraires, excessives, inopportunes, qui trahissaient des vues de gouvernement. plus provocatrices que conciliatrices, ne purent conquérir d'emblée l'assentiment de Marie Stuart, et durent l'indisposer contre un mari qui se jouait d'elle trop facilement, sauf à l'abandonner plus facilement encore.

Cependant la situation devenait de plus en plus tendue et dès le 12 juin, l'autorité précaire de Bothwell, de triomphante tournait au militant, et il éprouvait le besoin de se publiquement défendre par une proclamation indirectement adressée aux lords confédérés à Dunkeld et à Stirling, déjà menaçants.

Nous avons analysé les ressorts et les mobiles de cette nouvelle machination, surpris le secret des communications de ses auteurs avec les conseillers d'Élisabeth et le comte de Murray et montré le double jeu qu'ils jouaient tour à tour vis-à-vis de l'Angleterre et de la France, excitant par la jalousie l'une et l'autre à l'intervention, sauf à choisir au bon moment l'alliance du plus fort.

Le comte de Morton, depuis, avait quitté Holyrood et s'était retiré il son château d'Aberdour dans le Fife, qui devait être la première place d'armes du mouvement insurrectionnel.

Lethington menacé, dans une altercation, du poignard de Bothwell, y avait échappé en se réfugiant aussi chez son beau-frère le comte d'Athol, un des chefs de la ligue de Stirling.

Cette ligue se fortifiait tous les jours des adhésions et des accessions que lui amenaient la contagion de l'exemple, le mécontentement dont Bothwell multipliait chaque jour les griefs, le goût inné de la noblesse écossaise pour la conspiration et l'insurrection, enfin les occultes et perfides conquêtes de Robert Melvil et de Jaunes son frère.

Le premier, chargé, en Angleterre, des intérêts de Marie, ne profitait de sou mandat que pour trahir sa confiance ; le second, son ami apparent, recrutait secrètement contre elle, et son active et efficace propagande venait de débaucher sir James Balfour et, moyennant un bond de garantie, signé par les chefs de la faction, de ménager à la révolte usurpatrice qui se préparait le concours indispensable et décisif du gouverneur du château d'Édimbourg.

La reine ignorait tout, comme toujours. Elle recevait avec confiance les adieux respectueux des lords jusque-là fidèles, qui la quittaient à chaque instant sous divers prétextes pour la trahir et la combattre ; ou, demeurant assez maîtresse de ses appréhensions pour avoir de l'esprit jusqu'au bout, elle punissait, par des épigrammes qui ne les disposaient. pas à la modération et au retour, la faiblesse d'Athol, la vanité d'Argyle et l'imprévoyance de Morton, qui serait renvoyé d'où il venait, disait-elle, avant d'avoir eu le temps d'épousseter ses bottes poudreuses de vagabond.

Quand elle voyait clair, le désespoir la prenait. Par une réaction subite le corps l'emportait sur l'âme, sa raison perdait pied et elle tombait dans de fréquents évanouissements.

En attendant qu'Élisabeth, habilement amusée par l'espoir de se voir confier le prince royal d'Écosse, dont l'otage était trop précieux aux confédérés pour qu'ils se séparassent de ce gage de domination dans le succès ou d'impunité dans la défaite, en attendant qu'Élisabeth se décidât à appuyer ouvertement l'insurrection, ses chefs cherchaient à brusquer le dénouement, et à profiter de la première occasion favorable à un succès de surprise qui leur permit de se passer d'une alliée parcimonieuse et exigeante.

Ils résolurent de devancer d'une semaine l'époque du 15 juin, pour laquelle la couronne avait convoqué ses vassaux, et d'enlever la reine et Bothwell dans la capitale. Ils devaient se trouver tous le 8 juin près de Liberton, petite place du Mid-Lothian, à deux mille au sud d'Édimbourg. Mais Bothwell fut averti. Il quitta Holyrood dans la nuit du 6 juin et emmena Marie Stuart huit mille plus loin au sud-est, au château fort de Borthwick[1].

 

La surprise de l'un et de l'autre ne fut point si grande que ni l'un ni l'autre oubliassent aucun soin essentiel. Nous voyons Marie garder son sang-froid — ce détail tout féminin en est la preuve — en demandant au maitre de sa garde-robe tout ce qu'une femme n'oublie que dans les cas désespérés, de sa toilette, de ses bijoux, de ses ustensiles usuels. Et Bothwell, qui eut le temps, en quittant l'Écosse quelques jours plus tard, de charger sur son navire sa vaisselle d'argent, ses accoutrements, ses meubles et ses joyaux, qu'il avait emportés du château d'Édimbourg dès le 11 mai, jour où il le quitta pour Holyrood en pleine sécurité du triomphe, n'aurait eu garde d'y laisser le coffret de vermeil, présent de la reine, contenant sa correspondance et ses papiers secrets, que les lords conjurés et victorieux se flattèrent mensongèrement d'y avoir trouvé.

Ce détail a une importance aussi grande qu'il est frivole, car c'est de cette cassette de Pandore que sont sorties — grâce à une fabrication active et à une contrefaçon assez habile pour faire encore illusion à certains — ces accusations calomnieuses que, pour plus de sûreté, Morton et Murray imaginèrent de faire contre-signer par Marie elle-même, sous forme de lettres, reconnues apocryphes aujourd'hui par toute la critique historique.

Lors même qu'elles ne seraient pas fausses en réalité, elles devraient être traitées comme fausses, par ce motif qu'une reine comme Marie, quand elle se déshonore, n'écrit jamais et ne signe jamais son déshonneur. Ici l'infâme devient absurde. Qu'une Marie Stuart soit la victime d'un Bothwell, soit, mais sa dupe, jamais, au point surtout de s'exposer, par des naïvetés et des cynismes indignes de la criminelle la plus vulgaire, à paraître à la fois odieuse et ridicule. Après avoir mis la reine en sûreté derrière les murailles du château de Borthwick, plus sûr que celui d'Édimbourg, Bothwell songea à aller aiguillonner le zèle des vassaux de la couronne, précipiter leur levée, et s'assurer, au rendez-vous de Melrose, des forces suffisantes pour l'attaque, ou tout au moins pour la résistance.

Mais il avait été devancé par ceux qu'il prétendait devancer. On était encore à huit jours du délai prescrit, et les fidèles ou les timorés, qui voulaient attendre les événements pour prendre parti, restèrent sourds à ses appels prématurés, et gardèrent l'expectative. Bothwell demeura seul, et revint seul à Borthwick, assez déconcerté, et prêt à faire tomber, sur les serviteurs français de la reine, sa mauvaise humeur.

Il n'en eut pas le temps, car, dès le 10 juin, les lords confédérés levèrent l'étendard de la révolte, et cherchèrent à commencer et terminer à la fois la lutte par un coup de main.

Les comtes de Morton, de Mar, de Glencairn, de Montrose, les lords Hume, Lindsay, Ruthven, Sanqhar, Sempil, Kirkcaldy de Grange, Tullibardine, Lochleven, assemblèrent 2.000 chevaux, et, sans attendre le comte d'Athol et d'autres chefs en retard, s'avancèrent vers le château de Borthwick. Morton et lord Hume arrivèrent les premiers avec un millier d'hommes, le soir du 10 juin, sous les murs du château.

Dépourvus d'artillerie, ils ne pouvaient songer à une, attaque de vive force. Ils essayèrent de pénétrer dans la place par ruse, en se donnant comme des amis de la reine poursuivis par les rebelles, et lui apportant leur appui.

Bothwell, prévenu, ne se laissa pas tromper ; et, trop faible pour résister, il s'échappa précipitamment, sous les habits d'un ministre réformé, pour battre la campagne, recruter un noyau d'armée, et chercher une base d'opérations.

Dans cet égoïste départ, il ne parait s'être que médiocrement inquiété de la reine, qu'il laissa sans défense avec quelques serviteurs.

Les gens qui investissaient le château, voyant sortir furtivement deux hommes par une poterne, donnèrent dans l'obscurité la chasse aux fugitifs. Bothwell leur échappa, laissant entre leurs mains le fils de son hôte, le laird de Croockston, qui l'accompagnait.

C'est avec ce médiocre butin qu'ils se retirèrent, après avoir soulagé leur désappointement par de menaçantes injures criées contre Bothwell le traître, Bothwell le boucher, au nom duquel le nom de la reine elle-même se trouvait mêlé peu révérencieusement.

Ils se replièrent sur Dunkeld, manoir de Morton, selon les uns ; selon les autres, sur Dalkeith, pour marcher de là sur Édimbourg.

En route, ils furent rejoints par le comte de Mar, lord Lindsay, les lairds de Tullibardine, de Lochleven et de Grange, avec un renfort d'environ 800 chevaux, et la petite armée confédérée s'avança vers Édimbourg, où l'attendaient une population favorable et un gouverneur complice.

Marie, à peine libre, ne perdit pas de temps pour organiser la résistance ou les négociations. Elle expédia le jeune laird de Reres à sir James Balfour, dont elle ignorait encore la trahison, avec ordre de tenir le château et de tirer sur les lords, s'ils essayaient de pénétrer dans la ville d'Édimbourg.

Elle répondit ensuite courageusement et subtilement, suivant son habitude, à un message qu'elle venait de recevoir de Du Croc.

Le comte d'Huntly, les lords Boyd et Galloway, l'archevêque de Saint-André, les évêques de Galloway et de Ross, l'abbé de Kilwinning, que Marie avait laissés à Édimbourg, avec la mission de rallier ses partisans et de défendre ses intérêts, avaient prié l'ambassadeur de France de s'interposer dans la lutte prête à éclater. Il faisait part à Marie de ce mandat, qu'elle confirma avec empressement, et envoyait au comte de Morton de premières ouvertures, qui ne le trouvèrent plus sous le château de Borthwick.

La conférence sollicitée par Du Croc ne put avoir lieu que le 12 à Édimbourg, où l'armée confédérée était entrée le 11 à trois heures du matin. Enivrés de ce premier succès, lès chefs de la ligue firent une réponse évasive et dilatoire, ajournant à trois jours une décision que les événements allaient rendre implacable.

Marie, après avoir expédié ses lettres, ne voulut point demeurer au château de Borthwick. A minuit, elle prit des habits d'homme. Bottée, éperonnée, elle se fit descendre par une fenêtre. Elle trouva un cheval, préparé on ne sait par quelles mains, qui attendait tout sellé. Elle le poussa devant elle au hasard, et erra longtemps, sans s'éloigner beaucoup. Elle n'était pas à plus de deux milles de Borthwick, lorsqu'elle rencontra Bothwell, qui la cherchait avec une escorte. Ils se rendirent ensemble à Dunbar[2].

 

Le 11 juin, à trois heures du matin, Édimbourg était tombé, sans coup férir, au pouvoir des rebelles. Les magistrats, partisans de l'insurrection, les ministres réformés, qui en avaient attisé le fanatique feu, n'eurent pas de peine à paralyser le premier élan de résistance d'une population indécise, travaillée, et à laquelle on persuada qu'il était, légitime d'abandonner une reine qui l'abandonnait.

Le capitaine du château, sir James Balfour et le prévôt de la ville, Simon Preston, tous deux secrètement gagnés aux assaillants, laissèrent le dévouement impuissant du comte d'Huntly et de sir James essayer un simulacre de défense.

Les portes de la ville cédèrent au premier choc, et les lords confédérés pénétrèrent dans la Canongate, pendant que le comte d'Huntly et les partisans de la reine se repliaient sur le château. Sir James Balfour, qui gardait encore double visage et jouait double jeu, leur en ouvrit volontiers le refuge ; mais ses canons demeurèrent muets.

Les lords, maîtres de la capitale et bientôt du château, dont le gouverneur, leur affidé, jetant le masque, leur communiqua l'ordre inutile qu'il avait reçu de la reine de leur résister, se constituèrent en gouvernement provisoire, sous le titre de Conseil secret. Ils firent publier, le 11, à la Croix-du-Marché, une première proclamation, appelant aux armes nobles et bourgeois ; ils déclaraient s'être assemblés pour délivrer la reine de son esclavage, préserver la personne du jeune prince de tout danger, et punir le meurtre du roi son père.

Le lendemain, 19 juin, les lords lancèrent, du siège de leur gouvernement, significativement établi dans le Tolbooth, palais de justice de la ville, une seconde proclamation, portant réquisitoire des plus énergiques contre Bothwell.

Cette proclamation avait pour conclusion la sommation à tout Écossais de se tenir prêt, dans les trois heures après l'avertissement, à marcher avec les lords, pour délivrer la reine de captivité et de prison, demander compte à Bothwell et à ses complices du meurtre du roi, du rapt et de la détention de la reine, et mettre ordre à la perverse entreprise qu'on l'accusait de méditer contre le prince héritier. Quant aux complices et partisans du comte, et ceux qui ne voudraient pas assister les lords, il leur était enjoint de vider Édimbourg dans les vingt-quatre heures, sous peine de châtiment de corps et de biens.

Ces proclamations, malgré leur cynique assurance, laissèrent assez froide une population foncièrement attachée à la reine, surtout à la reine malheureuse, qui n'était pas dans le secret, de la comédie bientôt tragique qui s'apprêtait, mais qui y flairait quelque mauvais cas, et ne comprenait pas très-bien, en tout cas, comment Bothwell était seul poursuivi par les vengeurs du roi défunt, et comment ces vengeurs se trouvaient les mêmes qui l'avaient solennellement acquitté comme juges et appuyé comme confédérés jusqu'à son mariage.

De l'aveu même de Buchanan, les lords se trouvèrent assez embarrassés, et furent au moment de quitter la partie, en présence de la stérilité d'un appel qui ne leur avait valu qu'un renfort de deux cents arquebusiers, et d'une pénurie de ressources qui les réduisit à piller la Monnaie et à fondre les fonts baptismaux en vermeil envoyés à Marie par Élisabeth.

Peut-être si Marie fût demeurée à Dunbar, laissant à l'insurrection le temps de se dissoudre d'elle-même, eût-elle triomphé facilement de ses restes découragés ou fût-elle parvenue, grâce à Du Croc, à une transaction honorable.

Malheureusement une précipitation imprévoyante engagea prématurément la lutte à armes inégales, et un premier succès trop décisif rendit les lords intraitables comme la victoire et Marie impopulaire comme l'infortune.

La sagesse et l'habileté consistaient évidemment à laisser le dégoût de l'anarchie et l'effet des proclamations royales miner le parti des lords découragés par l'indifférence inattendue des populations ; en tout cas, à ne prendre la campagne qu'en ajoutant au prestige du droit les chances du nombre.

Malheureusement Marie ignorait l'état réel des esprits à Édimbourg ; elle craignait de laisser à l'insurrection le temps de gagner des adhérents et du terrain. Bothwell l'animait de sa colère et de ses espérances, et n'en avait pas besoin, car le caractère militant de Marie, encore irrité par tant de contrariétés subies, ne souffrait plus volontiers de tempéraments, et elle se portait avec une sorte d'élan désespéré à une lutte libératrice et vengeresse.

A son premier appel d'ailleurs, les vassaux de la couronne avaient afflué des comtés de Lothian et de Merse ; en deux jours, le drapeau royal avait été entouré de deux mille hommes, dont plus d'un avait déserté la bande de lord hume.

Dans l'espoir que sa vue et son exemple feraient plus pour recruter des prosélytes de sa cause que toutes les proclamations, Marie opta pour l'offensive immédiate, et Bothwell ne la contredit point. Soit le désir de vaincre seul, avant l'arrivée des grands vassaux de l'Ouest, afin de n'avoir à partager le gouvernement avec personne, soit la crainte que Marie, une fois au milieu d'hommes dévoués, ne secouât le joug sous lequel il la tenait, le duc des Orcades précipita les affaires. Peut-être aussi, comptant sur la fidélité de sir James Balfour, au château d'Édimbourg, il espérait qu'une pointe vigoureuse le rendrait maître de la ville[3].

Le samedi 14 juin, à dix heures du matin, Bothwell et Marie sortirent de Dunbar, avec deux cents arquebusiers et quatre-vingts chevaux. Ils traversèrent Hadington, centre des possessions de Bothwell, et passèrent la nuit à Seton.

Pendant la journée, à la halte de Gladsmoor, lecture avait été donnée, sur le front des troupes, d'une proclamation qu'il eût été plus habile de faire à l'abri des remparts de Dunbar, qu'en pleine et, pénible marche d'expédition. Attendre, c'était. en effet se préserver des chances d'une lutte toujours hasardeuse ; plus d'un en attendit les résultats avant de se joindre à une armée dont les chefs, en se jetant prématurément en campagne, s'étaient mis dans la nécessité d'ajouter à toutes leurs raisons celle du plus fort.

Cependant la déclaration de Marie n'était pas faite pour produire un mauvais effet, et elle eut celui de grossir sou armée d'environ seize cents hommes.

Marie démasquait la perfidie des lords révoltés et dénonçait leur trahison :

Les faits parlaient assez haut. N'étaient-ce pas les mêmes hommes, aujourd'hui en avines contre Bothwell, qui l'avaient déclaré innocent ? N'étaient-ce pas eux qui avaient approuvé et conseillé le mariage contre lequel ils s'insurgeaient maintenant ? Et quel danger pouvait courir le prince, puisqu'il était entre leurs mains ? Ce n'était là, disait Marie, qu'autant de prétextes hypocrites pour couvrir leur trahison. Ce qu'ils voulaient, c'était sa ruine et celle de sa race, afin de pouvoir gouverner il leur gré et sans contrôle. Elle promettait à ceux qui embrasseraient sa juste cause les terres des insurgés[4].

 

Le lendemain, dimanche 15 juin, Bothwell et la reine continuèrent, au point du jour, leur marche sur Édimbourg, comptant surprendre la capitale par cette apparition inattendue, et y triompher facilement d'ennemis déconcertés.

Mais le secret d'une expédition est difficile, et les marches de jour n'ont rien de mystérieux. Les lords avaient donc été avertis de l'approche de l'armée royale, et, dès la nuit du 14, s'étaient mis en mesure de l'empêcher de déployer son étendard sous les yeux d'une population peu sûre, et de lui présenter le combat à un point de sa route qui donnait aux insurgés l'avantage de la position.

Dès deux heures après minuit, les trompettes sonnèrent dans Édimbourg. Les lords confédérés montèrent à cheval, et ils dirigèrent en hâte vers Musselbury, sur le golfe du Forth, leur armée, qu'un dernier renfort de deux à trois cents chevaux, conduits par le comte d'Athol, le master de Graham, lord Ruthven et le secrétaire Lethington venait de porter à environ trois mille hommes.

Ils y arrivèrent à temps pour occuper avant les troupes royales le pont sur l'Esk. lis y campèrent, et, abondamment pourvus de tout ce qui leur était nécessaire, ils attendirent, eu buvant frais à l'ombre, les événements.

Pendant ce temps, Marie aiguillonnant en vain des troupes novices et fatiguées, atteignait Preston et poussait jusqu'à la colline de Carberry-Hill, à dix milles d'Édimbourg.

Là, l'armée royale put s'établir heureusement dans les retranchements construits par les Anglais en 1547, avant leur victoire de Pinkie, si désastreuse pour l'Écosse.

Les confédérés se développèrent de leur côté sur une colline à une demi-lieue en face de la hauteur de Carberry-Hill, et les deux armées, à peu près égales en l'ombre, mais l'une fanatisée, l'autre attiédie, s'observèrent avant de se combattre, séparées par une vallée étroite au fond de laquelle coulait un ruisseau.

Des deux côtés, on demeurait immobile. Les seigneurs confédérés attendaient que le soleil tournât pour l'avoir à dos pendant qu'il donnerait dans les yeux de leurs adversaires. et hasardèrent, pour tout préliminaire, quelques coureurs, au delà du ruisseau, avec mission de harceler les troupes royales, et d'engager ces escarmouches d'avant-poste qui dégénèrent souvent en conversation et commencent la démoralisation et la désertion.

L'armée royale ne donna point d'abord dans le piégé de ces provocations que Bothwell chercha à rebuter par quelques volées d'artillerie sans grand résultat.

Ce qui maintenait l'armée royale dans ses lignes, c'était l'attente du renfort de cavalerie indispensable à l'offensive que les lords Fleming, Arbroath, Seton, devaient lui amener de Linlithgow. Attente fatale, énervante inaction, qui dévorèrent le temps précieux de l'occasion, et permirent à des négociations équivoques. de miner le moral d'une armée que la victoire surtout devait rendre fidèle !

Cette armée de la reine, si elle n'eût eu que Marie à sa tête, eût été facilement électrisée par son éloquence et son exemple, et elle eût suivi avec enthousiasme au combat cette souveraine intrépide, montant avec une grâce et une énergie d'amazone son coursier de bataille, et se dressant, l'épée à la main, derrière les plis de l'étendard national, au lion rouge d'Écosse, vêtue du costume des femmes d'Édimbourg : jupe rouge avec manches rattachées par des aiguillettes, tour de col, chapeau de velours noir et mentonnière.

C'est dans cet équipement chevaleresque et pittoresque que Marie, suivie d'un de ses fidèles aides de camp féminins, Marie Seton, en chapeau noir, voile blanc, corsage rouge et cotte jaune, eût facilement triomphé d'une légère inégalité du nombre, et entraîné à la victoire des troupes enthousiastes, sans la présence, à ses côtés, de l'altier et impopulaire Bothwell. Cette présence compliquait l'unité de sa cause, et troublait les dispositions de gens qui ne pouvaient croire que, pour un tel homme, dont, les injures et les mauvais traitements envers elle n'avaient eu que trop de témoins, Marie risquât sincèrement sa couronne et sa vie.

Le sentiment de cette indignité de Bothwell était tel, que beaucoup, dit Melvil, croyaient la reine d'intelligence avec les lords... Ainsi une partie de ceux qui l'accompagnaient le détestaient, et les autres étaient persuadés qu'elle aspirait à se délivrer de lui.

Alitant donc la cause de Marie, seule, eût inspiré d'enthousiasme, autant inspirait de répugnance son alliage avec celle de Bothwell, que Marie avait trop de générosité pour séparer de la sienne au moment du danger.

Ajoutons que la composition hâtive et bigarrée de cette armée royale sans homogénéité n'était pas faite pour que le devoir y dominât l'intérêt, et que la discipline y triomphât de certains ferments de dissolution : Presque point de nobles, sauf les lords Ross et Borthwick, quelques lairds du pays, vassaux de Bothwell ; pas de soldats aguerris, excepté une petite troupe de cavalerie, sous David Home de Wedderburn, et les deux cents arquebusiers de la garde, qui menaient avec eux trois fauconneaux ; le reste, campagnards dépourvus d'armes presque autant que d'expérience[5], mal équipés et mal nourris.

En face de cette armée improvisée, novice et sans élan, le parti des lords comptait des troupes bien équipées, bien armées, bien nourries, confiantes dans la victoire, conduites par un état-major formé des seigneurs les plus puissants et les plus populaires de l'Écosse, et portant dans la lutte toutes les ardeurs du fanatisme ou de la cupidité.

En face du drapeau royal d'Écosse, dont le national prestige s'éclipsait depuis qu'il abritait Bothwell, un capitaine de bandes, nommé Clerk, qui avait mis au service d'une insurrection dont il prévoyait le succès son épée mercenaire, et les quatre-vingts soldats qu'il était venu recruter en Écosse pour le Danemark, avait déployé une bannière de son invention, faite pour frapper puissamment l'imagination des masses.

Sur le fond blanc de cette lugubre enseigne, un cadavre était peint, étendu dans sa rigide nudité, sous un arbre verdoyant. On reconnaissait à son visage le roi assassiné.

Près de lui, un enfant agenouillé, son fils, tenait une légende, portant ces mots : Ô Seigneur, juge et venge ma cause !

Malgré ces excitations et ces provocations, les deux armées s'observaient toujours ; leurs chefs, par les divers motifs que nous avons énoncés, se tenaient dans l'expectative ; et chacun, depuis le général jusqu'au soldat, semblait attendre le dénouement des circonstances plus que des hommes, et prévoir, à une lutte toute politique, une solution plus politique que militaire.

Le prétexte d'éviter l'effusion du sang, si commode pour l'intrigue, le désir de ménager ii la France les avantages d'une médiation, et peut-être d'arracher Marie à un sort au-devant duquel elle marchait avec plus de résignation que d'enthousiasme, el plus par devoir que par goût : tous ces motifs réunis conspiraient à faire de l'ambassadeur Du Croc l'intermédiaire entre deux partis qui préféraient peut-être négocier que combattre.

Cependant les ouvertures des lords dans les conférences entamées entre les deux camps par l'officieux, et, il faut en convenir, dans cette circonstance, maladroit diplomate français, respiraient une indomptable énergie et des prétentions dont l'inflexibilité semblait plutôt défier que favoriser un accommodement.

Séparant plus habilement que sincèrement la cause de la reine de celle de son mari, ils affectaient pour elle tous les respects et tous les dévouements, niais ils exigeaient impérieusement le sacrifice de Bothwell. Ce n'est pas qu'ils voulussent l'immoler ni l'emprisonner ; ils avaient de trop bonnes raisons de lui pardonner un crime dont ils étaient les complices, quoiqu'ils se déguisassent en vengeurs, et ils consentaient volontiers à payer de la liberté dans l'exil le silence d'un homme dont les aveux eussent singulièrement compromis le succès de leur nouveau rôle.

Peut-être — la suite semble confirmer cette hypothèse, qui ne les calomnie pas — les lords, en acceptant cet échange de propositions, dont Du Croc se fit, entre les deux camps, le plus zélé qu'heureux messager, ne voulaient-ils que gagner le temps de se fortifier et de profiter de la lassitude et de la démoralisation inévitables d'une armée dont les chefs négocient.

Car ils élevaient des prétentions et imposaient des conditions, dont une reine qui peut combattre, surtout quand elle a le courage et la générosité de Marie Stuart, ne subit point l'affront sans s'y disputer.

Demander à Marie d'abandonner un époux, dont personne plus qu'elle ne sentait l'indignité, aux représailles jalouses de la faction qui ne l'avait élevé que pour le renverser, c'était lui demander une chose impossible, précisément à cause des torts de Bothwell envers elle.

Elle les oubliait du moment qu'il était malheureux, et elle refusa, en effet, tant qu'il le refusa lui-même, cette alternative d'un combat singulier ou d'un exil volontaire, dont les lords faisaient là condition de leur orgueilleuse soumission et de leur menaçante obéissance.

Marie n'était pas limite pour passer, au mépris de sa dignité, du côté de la fortune.

Elle défendit donc Bothwell tant qu'il se défendit lui-même, et ne l'abandonna qu'abandonnée, pour se confier, par cette éternelle et fatale illusion, qui causera sa chute et sa perte, d'une loyauté chez les autres pareille à la sienne, pour se confier à des persécuteurs indignes du nom de chevaliers.

Mais revenons à une scène qui est caractéristique, et mérite d'être reproduite.

Arrivé dans le camp confédéré, et escorté, sur la recommandation. dont l'astucieux Lethington favorisa cette. démarche, aux avant-postes de l'armée royale, Du Croc, porteur de l'ultimatum des lords : départ de Bothwell, ou, s'il le préférait, cartel de tous les chefs de l'insurrection à vider successivement devant les deux animées, fut admis en présence de Marie Stuart, qui le reçut militairement au milieu de ses troupes.

Du Croc, après avoir baisé la main de l'intrépide souveraine, lui fit part de la mission dont il s'était chargé dates l'intérêt commun. Il la supplia, l'ayant toujours connue princesse de si grande bouté, de considérer que c'étaient ses sujets, et qu'ils se disaient tels et très-humbles et affectionnés serviteurs.

Marie répondit avec raison qu'ils le lui montraient bien mal, allant contre ce qu'ils avaient signé ; que, toutefois, s'ils voulaient la reconnaître, elle était prèle à leur ouvrir les bras.

Bothwell, que le colloque intriguait et importunait, survint, et demanda d'un ton impérieux si c'était à lui que les lords en voulaient.

Ils assurent, répondit tout haut le médiateur, qu'ils sont les très-humbles sujets et serviteurs de la reine ; et ajouta-t-il d'un ton plus bas, vos ennemis mortels.

Bothwell, continuant à haute voix, dit qu'il n'avait jamais fait de déplaisir à tin seul. Ils ne parlaient que par envie de sa grandeur ; mais la fortune était libre à qui la pouvait recevoir ; il n'y en avait pas tin d'entre eux qui ne voulût tenir sa place[6].

 

Enfin, pour en terminer et remettre à Dieu sa cause, il chargea Du Croc de dire aux lords que s'il y en avait aucun d'eux qui voulût se mettre entre les deux armées, il le combattrait, pourvu qu'il fût homme de qualité.

Du Croc, qui ne voulait pas sortir de la réserve qu'impose la neutralité, et ne consentait à porter que des offres pacifiques, ne se chargea pas plus du défi de Bothwell qu'il ne s'était chargé du cartel des lords, qu'il avait passé sous silence.

Il se retira donc, ne trouvant, dans l'état actuel des deux partis, aucun trait d'union possible, et laissa Bothwell, décidé à toutes les chances du combat, s'y disposant avec une énergie théâtrale et des espérances fanfaronnes, et la reine plus triste, la larme à l'œil mais résignée à la lutte, si hasardeuse qu'elle fût, faute d'un autre et meilleure issue.

De retour au camp des lords confédérés, l'ambassadeur, un peu déconcerté de l'échec de sa première tentative, fit de stériles efforts pour les ramener à la pensée d'un appointement.

Mais ils refusèrent tout arrangement, qui ne. leur donnerait pas le premier et indispensable gage du départ de Bothwell.

Morton et Glencairn rompirent même l'entretien, en remettant, d'un air farouche, leurs morions en tête, et l'ambassadeur, remercié de ses soins inutiles, rentra à Édimbourg.

Il était cinq heures du soir, et Marie ne voyait rien venir à l'horizon, où son œil cherchait en vain, dans l'implacable azur, le bruit lointain et le tourbillon poudreux du renfort de 800 cavaliers qu'elle attendait de lord Arbroa th et de Hamilton.

L'archevêque de Saint-André, Huntly et les autres seigneurs loyaux s'étaient. échappés le matin à neuf heures du château d'Édimbourg, qui menaçait de devenir leur prison, et ils étaient allés au-devant des clans fidèles qui ne paraissaient pas.

Cependant, des deux côtés les troupes s'ébranlèrent, et les deux armées prirent en face l'une de l'autre une attitude plus prononcée ; mais ce fut sans en venir aux mains, les lords temporisant toujours pour attendre que le soleil tournât en leur faveur, et pour profiter d'une occasion favorable d'attirer dans la vallée leurs adversaires descendus de la hauteur.

Un nouveau négociateur choisi parmi eux leur parut propre à renouer les pourparlers interrompus, et à continuer l'effet troublant et démoralisateur toujours produit sur une armée qui voit ses chefs délibérer au lieu d'agir, et disposer de son sort sans la consulter.

Déjà, dans cette armée royale fatiguée, inquiète et mécontente, quelques soldats se débandaient pour se rafraîchir ou se reposer, et d'autres murmuraient qu'on avait perdu le temps de se battre, et qu'il y avait moyen de s'entendre.

Les troupes confédérées, de leur côté, ne demandaient pas mieux que d'éluder la partie.

Cédant de part et d'autre A ces manifestations encore isolées, mais qui pouvaient dégénérer en désertion ou mutinerie, on recommença à négocier, et Kirkcaldy de Grange fut dépêché en parlementaire chargé par les lords d'une suprême tentative de conciliation.

De Grange, qui était l'ennemi de Bothwell, qui était surtout un rude soldat, et n'avait accepté sa mission que pour jeter un coup d'œil stratégique sur la position de l'armée royale, réussit à sa façon, c'est-à-dire qu'il acheva de rendre tout arrangement impossible ; mais il se prêta volontiers à l'échange de défis et aux préparatifs d'un combat singulier où Bothwell voyait une ressource désespérée.

Tullibardine, son ennemi personnel, accepta le défi ; le duc était prêt et-appareillé pour se combattre, et de bonne volonté. Mais ses amis ni la reine ne voulurent y consentir, parce qu'il n'y avait aucune parité entre les deux champions. Tullibardine n'était ni comte ni lord. Bothwell désirait avoir affaire à Morton ; il lui envoya un défi personnel, l'invitant à sortir des rangs pour décider entre eux la querelle. Cette fois ce furent les lords qui s'interposèrent en déclarant que Morton valait mieux que Bothwell ; sur quoi lord Lindsay de Byres se présenta pour le remplacer, alléguant que l'honneur de combattre lui revenait de droit, comme étant proche parent du feu roi. Sa demande lui fut accordée. Morton lui ceignit sa propre épée, celle qu'avait portée autrefois le plus fameux de ses ancêtres, Archibald Douglas Bell-the-catt[7]. Lindsay se rafraichit, puis se mit à genoux en présence de toute l'armée, et commença à faire son oraison à Dieu à haute voix, désirant que de sa merci il lui plût conserver l'innocent, et de sa justice supprimer le vicieux meurtrier[8].

Malgré la lenteur des préparatifs, la querelle des deux armées allait ainsi se vider en champ clos dans le duel des deux champions, lorsque Kirkcaldy de Grange, impatienté d'un retard qui faisait perdre aux confédérés leurs avantages et permettait à la reine, en ce moment ébranlée elle-même, au milieu de troupes intimidées, de ressaisir les siens, précipita, par une manœuvre offensive plus décisive que toutes les paroles, le cours des négociations et des événements.

Le combat singulier paraissait une médiocre solution au prévoyant laird de Grange, qui n'y avait vu qu'un expédient pour étudier le moral de l'armée royale et gagner le temps de la démonstration qu'il préparait ; car enfin, que devenait la cause des lords confédérés, si l'arrivée des renforts du parti fidèle coïncidait avec l'issue victorieuse, pour Bothwell, d'une lutte habilement prolongée ?

Tandis que les deux autres chefs de l'armée confédérée, lord Hume et Morton hésitaient et se résignaient peut-être au rôle de spectateurs d'un combat stérile, Kirkcaldy de Grange, profitant, par une initiative plus hardie que loyale et plus heureuse encore qu'habile, du désordre qui s'introduisait dans les rangs ennemis, tourna la hauteur de Carberry, et se porta, avec un fort détachement de cavalerie, du côté de l'est, comme pour couper au duc la retraite sur Dunbar.

L'armée et la reine virent en même temps ce mouvement critique qui inspira des résolutions décisives : à l'armée, celle de se débander dans différentes, directions ; à la reine, qui allait être abandonnée au point de ne plus trouver autour d'elle qu'une soixantaine de gentilshommes et sa garde d'arquebusiers, celle de tirer d'une situation précaire le meilleur parti possible, et d'obtenir un accommodement honorable pour Bothwell et pour elle, avant qu'on ne s'aperçût qu'on pouvait tout refuser impunément.

La reine manda donc auprès d'elle, par l'intermédiaire du laird d'Ormiston, Kirkcaldy de Grange qui, auteur de cette défaite sans coup férir, devait avoir les clémences des gens heureux et victorieux.

Tout faillit encore être gâté par la violence de Bothwell, qui, en voyant revenir le négociateur de sa déchéance, ne put retenir un ordre de feu !... adressé à un arquebusier, auquel un cri de la reine indignée, protestant contre une telle infraction au droit des gens et un tel affront à son hospitalité, fit tomber l'arme des mains.

Kirkcaldy de Grange, sans se déconcerter, déclara que le comte de Bothwell était soupçonné du meurtre du roi ; que l'on désirait que la reine l'éloignât de sa personne jusqu'à ce qu'il se fût lavé de cette accusation ; que, quant à elle, si elle voulait se rendre au milieu de l'année des lords, et les suivre à Édimbourg, elle était assurée de retrouver en eux des sujets fidèles et dévoués.

C'est sur la base de ce double engagement qui garantissait à Marie, d'une part la liberté et la sécurité de Bothwell, de l'autre le maintien de son autorité, que fut conclu un accord ratifié par les lords confédérés, dont. Kirkcaldy de Grange, envoyé vers eux, rapporta l'assentiment, et exécuté d'abord de part et d'autre avec les apparences de la loyauté.

C'est ainsi que Kirkcaldy de Grange, sans garder rancune à Bothwell de sa vivacité, lui laissa tout le temps de faire à la reine des adieux plus émus que tendres, et où, plus clairvoyant qu'elle cette fois, il la dissuada vainement d'accorder aux assurances des lords une foi qu'elles ne méritaient pas. Enfin, le représentant des lords souhaita bon voyage au duc des Orcades, lui fit part à l'oreille de leur intention de ne point le poursuivre, et le vit avec impassibilité monter à cheval et piquer des deux vers Dunbar, au milieu d'un groupe de seigneurs et d'amis compagnons de sa disgrâce.

Alors il ne demeura plus à Marie qu'à suivre la voie où elle venait de s'engager par un sacrifice qu'elle n'eût peut-être pas consenti à faire sans le généreux désir d'éviter l'effusion du sang et d'arracher à ses ennemis, si indignes qu'il fût d'elle, un mari qu'elle croyait encore calomnié.

C'est ainsi qu'il faut expliquer, par la confiance et l'abnégation qu'elle poussa tant de fois jusqu'à l'excès qui en fait des fautes, cette résolution de Carberry-Hill, colline si fatale deux fois à son berceau et à son trône. On peut même dire qu'elle méconnut son véritable intérêt, comme elle l'avait déjà méconnu tant de fois. Son intérêt, un mois auparavant, était de persister jusqu'à extinction dans son refus d'épouser Bothwell ; ici, de tâcher de le suivre jusqu'à l'asile de Dunbar et d'attendre les événements. Mais le sort en était. jeté ; son mariage se rompit de fait après avoir duré juste un mois, et son trône s'écroula au même instant[9].

Bothwell parti, Marie, confirmée par ce premier succès dans l'espérance du second, s'avança vers Kirkcaldy de Grange :

— Laird de Grange, dit-elle, je me rends à vous sous les conditions que vous m'avez rapportées au nom des lords.

Et elle lui tendit sa main, que de Grange baisa en mettant un genou en terre.

Elle monta alors à cheval, et se dirigea vers le camp des confédérés, accompagnée seulement d'un écuyer qui tenait, avec de Grange, la bride de sa monture, et de Marie Seaton, également à cheval derrière sa maîtresse.

Arrivée au camp des lords, qui s'étaient avancés à sa rencontre, elle leur tint ce digne et fier langage :

— Milords, je viens à vous, non pas que j'aie craint pour ma vie, ni douté de la victoire, si les choses en étaient venues à l'extrémité. Mais j'ai horreur de l'effusion du sang chrétien, surtout de celui de mes sujets. C'est pourquoi je m'en remets à vous ; je veux désormais me gouverner par vos conseils. J'ai la confiance que vous respecterez en moi votre princesse naturelle et votre reine.

— Madame, lui répondit Morton en mettant un genou en terre, c'est ici qu'est la place qui convient à Votre Grâce. Nous voulons vous honorer, vous servir et vous obéir aussi fidèlement. que la noblesse de ce royaume le fit jamais pour aucun de vos ancêtres.

Insidieuses paroles, bien vite démenties par l'événement ! Il est vrai qu'elles étaient à double entente, et que Morton ne se compromettait pas beaucoup en promettant à Marie un dévouement pareil à celui qui avait déjà coûté à cinq de ses aïeux le trône ou la vie.

En effet, bientôt le piège se déclara, et par un coup de théâtre trop subit pour n'avoir pas été préparé.

A peine Marie se fut-elle engagée dans le camp que retentirent à son oreille et étincelèrent à ses yeux les injures, les malédictions et les menaces d'une soldatesque ameutée.

Kirkcaldy de Grange fit en vain mine d'écarter les plus mutins en tirant son épée et en les frappant de son plat.

Marie se tournant vers Morton, surprise et indignée d'une réception si différente de celle qu'elle avait le droit d'attendre de l'armée confédérée au milieu des hommages affectés de ses chefs :

— Qu'est-ce ? s'écria-t-elle avec un mouvement d'énergique désespoir ; si c'est le sang de votre reine qu'il vous faut, prenez-le. Je suis ici pour vous l'offrir ; il n'est pas besoin de chercher d'autres moyens de vous venger.

Comme s'il n'attendait que ce signal, Morton, sous prétexte de dérober Marie à un débordement de fureurs dont il n'était pas le maître, et auquel il fallait' donner le temps de rentrer dans ses digues, se saisit de la personne de la reine et la mit sous bonne garde.

La reine était prisonnière. Et elle allait boire jusqu'à la lie le calice de la déloyauté et de l'ingratitude.

Elle put mesurer le sort qui l'attendait à celui qui s'empara d'elle aussitôt cette volte-face accomplie, et fit de la souveraine, attachée en vaincue au triomphe de ses sujets révoltés, une captive, future victime de l'expiation de quelques erreurs, de la vengeance de tant de griefs !

Vers sept heures du soir le cortège se mit en marche. Il n'y manquait que les bourreaux.

Marie s'avançait entre Morton et Athol, sombres et soucieux. Devant elle, deux soldats portaient, déployée sur deux piques, pour qu'elle l'eût, malgré la pitié du vint, sans cesse devant les yeux, la bannière où son mari mort et son fils vivant imploraient du ciel la vengeance d'un crime dont elle était innocente et dont on la rendait responsable.

Plusieurs fois elle s'évanouit, et on eut toute la peine du monde à l'empêcher de tomber de cheval.

Plusieurs fois aussi, le laird de Grange dut protéger, du moulinet de son épée, la royale infortunée à demi-morte, menacée des derniers excès d'une soldatesque effrénée, préludant aux outrages d'une multitude en délire, fanatisée par les prédications protestantes auxquelles Knox, de retour d'Angleterre où il s'était-réfugié après le meurtre de Riccio, allait prêter de nouveau les tonnerres de sa voix.

Marie avait encore une espérance ; elle déclara qu'elle comptait sur l'appui des Hamilton, et qu'elle l'invoquerait. Puis, comme si toute résistance n'était pas vaine, elle protesta qu'elle ne ferait pas un pas de plus en compagnie de traîtres et de parjures qui avaient violé leurs promesses[10].

 

Mais les Hamilton libérateurs, les décevants Hamilton ne paraissaient pas à l'horizon, et un des témoins de ce dernier transport d'espérance, de ce premier accès de colère, lui en fit la remarque avec une impitoyable ironie.

Marie eut le tort — que quiconque se figurera être à sa place ait le courage de l'en blâmer ! — de ne pas se contenir, se maitriser, dissimuler, comme elle avait déjà su le faire, et de provoquer à un dénouement irréparable des vainqueurs assez embarrassés de leur victoire et qui en eussent peut-être accepté le pardon.

Égarée par la douleur et oubliant l'horreur de sa situation, Marie, au lieu de dissimuler, laissa déborder toute sa colère. Elle fit appeler Lindsay, et, lui demandant sa main, s'il faut eu croire Drury : par cette main qui est maintenant dans la vôtre, s'écria-t-elle, j'aurai votre tête. Puis, se tournant vers Athol et Morton, elle les accabla de reproches, et les menaça de sa vengeance. Imprudente princesse ! de semblables menaces ne conviennent qu'à ceux qui peuvent les exécuter[11].

 

Et encore ! Quoi qu'il en soit, il est juste, dans ces irrésistibles niais imprévoyants éclats d'une légitime indignation, si toutefois ils n'ont pas été inventés par ceux qui avaient tout intérêt à abriter leurs crimes derrière des fautes, de faire la part de ce qui allait arriver et serait arrivé peut-être sans cela.

Le cortège s'avança ainsi jusqu'à Édimbourg. Épuisée de fatigue et d'émotions, la reine, de temps en temps, chancelait sur son cheval et, de temps eu temps, s'arrêtait comme pour regarder si personne ne venait à son aide. Par un raffinement de cruauté, on la fit passer, dit-on, devant les ruines de Kirk-of-Field. Il était plus de neuf heures quand les rebelles arrivèrent avec leur victime aux portes d'Édimbourg. Au lieu de la conduire à Holyrood, ils la traînèrent par les rues de la ville comme pour la donner en spectacle...[12]

 

Elle avait gardé les vêtements d'expédition et de combat si peu flatteurs quand, flétris par la marche, le soleil et la poussière, ils recouvrent une reine vaincue et prisonnière. Son visage était défait ; la fatigue et la douleur avaient rougi et gonflé ses yeux. Elle était méconnaissable.

C'est dans ce pitoyable état que ces lâches barons l'exposèrent aux regards du peuple que le bruit des événements de la journée avait attiré au dehors, et qui remplissait les places et les carrefours ; c'est dans cet état qu'elle dut, affronter les clameurs grossières et les malédictions d'une populace fanatisée jusqu'à la fureur, qui vociférait sur son passage.

Marie fut moins émue des insultes de ce peuple égaré que de la bassesse des lords ; elle les supporta avec patience, dit Crawford, et montra la résignation d'une chrétienne avec la dignité d'une reine. S'adressant à ceux qui se distinguaient de cette foule en haillons, elle implorait leur pitié : Je suis votre reine, votre princesse naturelle, s'écriait-elle, ne me laissez point maltraiter de la sorte[13].

 

Marie fut logée, c'est-à-dire enfermée chez le prévôt, de la ville, sir Simon Preston, beau-frère de Lethington, et complice de ses ennemis, dont le plus farouche, Patrick Lindsay, plus sensible à des rancunes traditionnelles qu'à ses souvenirs d'enfance — il était le fils d'un des gouverneurs de Marie et le compagnon de ses premiers jeux —, se constitua l'implacable geôlier.

Séparée de ses femmes, privée de vêtements de rechange et même de l'eau nécessaire pour baigner ses yeux enflammés, Marie, au désespoir, refusa de toucher au repas qui lui fut servi, quoiqu'elle n'eût pas pris depuis vingt-quatre heures le moindre aliment.

Le 16 juin à l'aube, après une nuit de fièvre et d'angoisse, elle secoue son abattement et s'approche de la fenêtre. Elle conjure. le peuple de la secourir. Au même moment, ses regards rencontrent l'atroce peinture dont la vue a été, le jour précédent, une de ses tortures les plus cruelles. Un cri déchirant s'échappe de sa poitrine. Elle supplie la foule de la tuer ou de la délivrer des traîtres qui l'ont trompée et traitée avec tant de barbarie. Elle demande que les États du royaume s'assemblent, qu'ils jugent entre elle et ses ennemis. Alors, à l'aspect de ses cheveux épars flottant sur ses épaules, des vêtements déchirés qui la couvrent à peine, les cœurs s'émeuvent ; des accents de colère contre les nobles grondent parmi les assistants. Déjà l'on parle de déployer l'étendard de laine bleue — the blue Blanket —, signe de ralliement des gens de métier aux jours d'insurrection, et sous lequel un serment traditionnel les obligeait d'accourir. La situation devient alarmante pour les rebelles, lorsqu'une nouvelle ruse de Lethington et un nouveau trait d'incorrigible bonne foi chez Marie Stuart, leur rend tous leurs avantages[14].

 

L'astucieux secrétaire d'État, infatigable artisan d'intrigue et de discorde, qui avait décidé James Balfour à consommer sa trahison ; qui, circonvenant l'ambassadeur Du Croc de récits mensongers, avait éveillé chez ce diplomate, dont la seconde partie de la correspondance est si peu conforme à la première, des préventions destinées à ne pas trouver à la cour de France des échos indifférents, se tenait, ce double revirement accompli, à l'affût d'une nouvelle occasion d'embrouiller l'écheveau, et de rendre irréparable une révolution que ses auteurs eux-mêmes hésitaient à achever.

Le secrétaire était dans la rue. Marie l'aperçoit et le prie, en l'honneur de Dieu, de venir lui parler. Elle ne pouvait pas avoir d'inspiration plus malheureuse. Le traitre proteste que les lords sont ses amis, tout prêts à faire ce qu'elle désire ; mais elle les a effrayés par l'âpreté de ses paroles. Il suffirait qu'elle leur montrât maintenant des dispositions amicales et conciliantes. Marie, tombée sous le charme du magicien, s'apaise ; elle consent à voir Morton, Athol et les autres. Ils la réconfortent. par de bonnes paroles ; ils lui promettent de la ramener à Holyrood et de la réintégrer dans l'exercice du pouvoir. La reine alors congédie le peuple, et sa crédule longanimité fait retomber les bras qui se levaient en sa faveur.

Les confédérés prolongèrent jusqu'à la nuit l'étroite captivité de Marie chez le prévôt. Vers neuf heures, ils l'en firent sortir. Mais avec quel cortège et dans quel appareil prirent-ils le chemin d'Holyrood ! Elle allait à pied entre Morton et Athol et les files serrées des soldats ; en avant, la bannière du meurtre et de la vengeance, toujours exactement tendue par deux porteurs. Sur le pas des maisons de la Canongate, des mégères de la classe la plus vile l'accablant d'imprécations : Au feu ! Brûlez-la ! A l'eau ! Tel était le cri qui l'escortait vers la demeure royale. Marie Seaton, Marie Livingston, dont le beau-père, lord Sempil, figurait parmi les rebelles, la consolaient du moins par leur noble fermeté à ne pas la quitter. Elles partagèrent son supplice ; elles la soutinrent sur cette voie douloureuse ; et aujourd'hui, devant nous, leur nom, resté sans tacite, plaide pour celle qu'elles servirent si fidèlement...

... La veille, sous le coup de la première surprise, une sorte d'égarement avait saisi la reine ; mais le second jour, maîtresse d'elle-même, elle répondait aux furies qui l'outrageaient : Je suis innocente ! je n'ai rien fait qui mérite le blâme. Pourquoi me traite-t-on ainsi, moi, votre princesse véritable, votre souveraine de naissance ? De perfides traitres vous trompent. Bon peuple chrétien, prenez ma vie, ou délivrez-moi de leur cruauté ! Son visage était intrépide sous les larmes ; ses gestes, ses paroles, son accent passionné touchèrent encore le peuple, et de nouveau les symptômes d'agitation se manifestèrent. Mais les rebelles avaient arrêté leur plan. S'ils menaient la reine à Holyrood, c'est qu'un enlèvement mystérieux était bien plus facile à consommer dans la situation écartée du palais que dans la maison du prévôt, au cœur et sous les yeux de la cité. D'abord, ils se lièrent ensemble par un acte de confédération — a band of concurrence[15].

 

Après avoir fait traverser à Marie les dernières épreuves, si douloureuses et si humiliantes, — dont nous avons emprunté à un de ses apologistes un récit meilleur que n'eût été le nôtre, — il ne demeurait plus à ces indignes serviteurs qui s'étaient fait ses maîtres, et l'insultaient si respectueusement, qu'à consommer l'usurpation en régularisant et en justifiant la déchéance.

La vérité ne leur fournissant pas de griefs, la calomnie y suppléa ; et c'est maintenant que nous allons voir le rôle réservé à ces- odieux mensonges que le pamphlet de Buchanan se chargea de vulgariser, et dont la cassette oubliée, dit-on, par Bothwell, et artificieusement remplie de pièces fausses, se trouva contenir si à propos les complaisantes preuves.

Du point culminant de l'action où nous sommes arrivés, il est facile d'embrasser dans son ensemble le plan des lords usurpateurs, qui se dessine maintenant jusqu'en ses plus extrêmes conséquences.

Le mouvement qui avait mis au parti aristocratique et protestant les armes à la main n'était pas de ceux qui se peuvent arrêter ni contredire. Il n'appartenait plus aux lords, qui s'étaient pour cela trop avancés, de reculer. Vainqueurs, ils devaient s'emparer du pouvoir. Vaincus, ils n'avaient à attendre que l'échafaud. L'insurrection de juin 1567 n'était pas seulement une révolte, c'était une révolution. Avec une audace sans scrupules, une sombre et cruelle logique, les lords allaient continuer ce qu'ils avaient commencé pour consommer, par un chef-d'œuvre d'infamie, leur triomphante ingratitude.

Sans souci d'une contradiction que le plus fort n'est pas tenu d'expliquer, contradiction d'ailleurs qui, absurde pour les fidèles, ne l'était pas pour les rebelles, après avoir présenté Marie comme opprimée par Bothwell, afin de pouvoir impunément frapper le seul homme que redoutât leur ambition, le seul capable de la châtier, s'il eût été lui-même désintéressé, ils peignirent la reine, une fois seule, comme attachée à l'assassin du roi par un pacte dont sa main n'avait été que le premier prix, et ils transformèrent monstrueusement la victime en complice.

C'est ainsi qu'ils la traînent à Édimbourg, l'abreuvent des injures et des malédictions d'une populace ameutée, et lui font descendre le premier degré de cette persécution ignominieuse qui la conduira de la déchéance à la prison, et de la prison à la mort.

En ce moment, sous prétexte de sa sûreté et de la leur, ils vont l'enfermer et la priver de la liberté, après avoir essayé de l'humilier assez pour la priver de l'honneur ou la rendre indigne de pitié.

Mais la libre populaire n'est pas encore desséchée et indifférente. La politique de Catherine de Médicis et d'Élisabeth a des surprises terribles, des retours décevants. Il faut compter avec l'intérêt que ces deux félines souveraines pourront avoir l'une à protéger et l'autre à plaindre. L'affront fait, dans la personne d'une reine prisonnière, à la royauté elle-même, peut inspirer à l'égoïsme français quelque subit remords, quelque soudaine pudeur à la jalousie britannique.

Aussi toute la politique des lords tendra-t-elle, à la faveur du répit que leur laissent les temporisations de l'Espagne, les hésitations de la France, les tergiversations de l'Angleterre, à dépouiller, sans scandale, Marie, par une abdication prétendue volontaire, de ce caractère sacré qui la rend encore inviolable.

Une fois dépouillée de son titre de reine, Marie sera livrée comme femme, comme épouse, comme mère aux imputations les plus outrageantes, les plus subites, les moins justifiées, et, lorsque la calomnie, distillée par Buchanan, aura fait son venimeux chemin, empoisonné partout où leur révolte serait à craindre, les sources du respect et de la pitié, Élisabeth, débarrassée de tout scrupule, se chargera de livrer au bourreau comme conspiratrice la prisonnière diffamée, coupable d'avoir protesté de son innocence et d'avoir voulu rompre d'augustes liens ; et l'assassinat légal de Fotheringay sera le sanglant holocauste offert par la reine-vierge à sa vertu et à sa sécurité.

Tout ce plan que nous déroulons, comme le programme de la fatalité, s'exécutera de point en point, et s'exécutera impunément, parce qu'il s'exécutera progressivement ; parce que les lords feindront, à chaque pas, d'avoir la main forcée par les événements ; parce que les prétendues révélations de la cassette destituant Marie de pitié et substituant l'indignation universelle à l'universelle admiration et à l'universelle pitié, coïncideront avec chacune de leurs usurpations, et que, habilement contrebalancées, également bercées de l'illusoire espoir d'une tutelle prépondérante, l'Angleterre et la France laisseront chaque fois, à force d'y avoir intérêt, s'accomplir l'œuvre d'iniquité.

En même temps que le Band of concurrence, prodige de fausseté et d'impudeur, les lords signaient un autre acte qui donnait comme une sanction pénale à leur déclamateur réquisitoire contre Bothwell.

Ce réquisitoire n'incriminait pas encore directement la reine, mais semblait la considérer comme infatuée du coupable, ensorcelée par lui à ce point que, jusqu'à ce que le meurtre du roi eût été vengé par un éclatant et irrévocable châtiment, il était à craindre que la confédération n'atteignit point le triple but qu'elle était décidée à poursuivre : punition des meurtriers du roi, délivrance de la reine, sécurité de son fils.

Ce premier acte n'avait d'autre objet que d'expliquer et de légitimer le second, où en dépit des apparences et des subtilités, perçait la brutalité de la contradiction de gens qui emprisonnaient leur souveraine sous prétexte de mieux assurer sa liberté.

Mais les lords n'étaient pas gens à s'inquiéter de si peu, et si l'on reconnaît les formes doucereuses de Lethington dans l'acte de confédération, il circule comme un souffle de féroce ironie dans l'ordre d'arrestation grossièrement motivé dont les principaux signataires avaient aussi apposé leur nom sur le bond d'Ainslie.

Fondé, non sur la connivence de la reine — on n'allait pas encore jusque-là —, mais sur sa répugnance à favoriser les poursuites entreprises contre un homme qui avait gardé sur elle un funeste empire, cet acte d'arrestation préventive et de séquestration préservatrice était signé par Athol, Glencairn, Mar, Sempil, Ochiltrée, Hume, Sanquhar, et un tout jeune homme, le master — maitre, fils de lord — de Graham.

A peine Marie, incapable de repos, goûtait-elle depuis quelques instants à Holyrood un peu d'illusion et d'espoir, qu'elle fut renversée de son rêve et brutalement déçue par la mise à exécution subite, farouche, implacable, d'un ordre sur lequel ses auteurs craignaient d'avoir à revenir, et qu'ils voulaient rendre irrévocable et irréparable.

Ils redoutaient toujours, en effet, jusqu'à ce que leur proie fût ensevelie dans une retraite sûre et lointaine, soit l'intervention impérieuse de quelque ambassadeur, soit une de ces réactions de justice, de pitié et de vengeance qui rendent si dangereux certains soulèvements populaires, soit enfin quelque apparition de l'armée fidèle et libératrice à la tête de laquelle les Hamilton et les Gordon réunis menaçaient Édimbourg.

Patrick, lord Lindsay de Byres, William, lord Ruthven, William Douglas de Lochleven, désignés par le warrant d'arrestation comme représentants du conseil chargés de l'exécuter, mirent à l'accomplissement de leur mandat une précipitation de haine, une impatience de crainte qui en lit une sorte de rapt.

Apparaissant soudain dans la chambre, envahie avec eux par le bruit et la lumière, où la captive cherchait le sommeil, les trois commissaires, sans égard pour ses questions, ses plaintes, protestations et adjurations, sommèrent Marie de se lever et de les suivre pour une destination qu'ils refusèrent de lui faire connaître.

On couvrit Marie, de façon à la déguiser, d'un manteau de couleur sombre et d'étoffe grossière.

On ensevelit sa tête gémissante sous les plis d'une capuche fermée d'un voile épais.

On la jeta sur un cheval conduit à la bride par un écuyer et environné d'une forte escorte d'arquebusiers et de valets porteurs de flambeaux.

Nul ne reconnut ou n'osa défendre la victime de cet enlèvement mystérieux. Il n'est pas toujours prudent d'interroger, il est plus que téméraire d'arrêter le cortège de la raison d'État. La rue resta donc silencieuse et solitaire, et les fenêtres ne s'entrouvrirent pas sur le passage d'une de ces justices furtives et sinistres auxquelles était habitué ce siècle tragique.

Marie, portée dans une barque sur laquelle elle traversa le golfe du Forth, fut, à l'autre bord, remise et liée à cheval. Elle parcourut ainsi, entre ses deux impitoyables gardiens, trente milles tout d'une traite, à travers l'air âpre de la nuit.

Ses guides étaient tenus en perpétuelle alerte par la crainte de tomber dans une embuscade ou de rencontrer un parti supérieur en nombre.

Ils n'ignoraient pas, en effet, qu'à peine informés du transfert de la reine captive dans la direction de Lochleven, les lords Seaton, Yester, Borthwick, étaient montés à cheval avec les lairds de Waugton, Bass, Langton, Wedderburne et Blackadder, et, suivis d'uni troupe nombreuse et bien armée, couraient sur les traces des ravisseurs.

Mais ces fidèles et dévoués arrivèrent trop tard en vue d'un cortège qui brûlait la route comme un tourbillon.

Quand les libérateurs atteignirent Kinross, la prisonnière était déjà sous le verrou massif d'une des chambres voûtées, sourdes et muettes comme la tombe, de l'inaccessible donjon de Lochleven, dressant entre le ciel et l'eau, au milieu du lac de son nom, ses créneaux de forteresse et ses barreaux de prison.

 

 

 



[1] Wiesener, p. 394.

[2] Wiesener, p. 398.

[3] Wiesener, p. 402.

[4] J. Gauthier, t. II, p. 70.

[5] Wiesener, p. 405.

[6] Wiesener, p. 406.

[7] Attache grelot au chat. Le comte d'Argus qui, en attaquant les favoris de Jacques III, avait attaché le grelot de l'opposition aristocratique, avait reçu ce surnom.

[8] J. Gauthier, t. II, p. 76.

[9] Wiesener, p. 411.

[10] J. Gauthier, t. II, p. 80.

[11] J. Gauthier, t. II, p. 80.

[12] J. Gauthier, t. II, p. 80.

[13] J. Gauthier, t. II, p. 81.

[14] Wiesener, p. 415.

[15] Wiesener, p. 416-417.