MARIE STUART

LIVRE TROISIÈME. — LES PRISONS - 1567-1580

 

CHAPITRE PREMIER. — UNE FAUTE.

 

 

Effet produit en Écosse et en Europe par la mort de Darnley. — Réaction de l'opinion. — Marie Stuart sera la victime expiatoire de l'attentat. — Fatalités de sa situation. — Contradictions et incompatibilités en faveur de son innocence. — Unique erreur, vraie faute de Marie. — Son attitude à la nouvelle de l'attentat. — Fut-elle indifférente et inactive ? — Mesures énergiques pour assurer la recherche et la punition des coupables. — Funérailles de Darnley. — Licenciement de sa maison. — Joseph Riccio. — Placards anonymes. — Séjour à Selon. — Correspondance avec le comte de Lennox. — Conduite équivoque de ce dernier. — Le comte de Murray abandonne Marie à elle-même. — Elle est trahie par son conseil, compromise par Lennox, humiliée par Élisabeth. — Conciliabule de Dunkeld. — Le parti de Bothwell. Retour à Édimbourg. — Réception de Henri Killegrew, ambassadeur d'Angleterre. — La veillée du vendredi saint. — Sollicitude maternelle de Marie. — Le comte de Mar gardien du prince royal. — Bothwell, accusé par Lennox, demande à se justifier. — Fixation d'un jour pour le débat. — Lennox élude le défi. — Murray part pour la France en passant par l'Angleterre. — Prétentions dilatoires de Lennox. — Le jugement du Tolbooth. — Lennox fait défaut. — Acquittement de Bothwell. — Sur qui, doit retomber cette scandaleuse comédie ?— Le comte de Lennox quitte l'Écosse et se retire en Angleterre. — Actes du Parlement d'Écosse. Sacrifices de Marie à la conciliation. — Ressorts secrets de la machination de Bothwell et de ses complices. — Comment Marie en sera la dupe et la victime. — Le souper et le band d'Ainslie. — Signataires de cette unanime adhésion à l'élévation de Bothwell. — Prétendu warrant approbatif de Marie. — Lettres et contrats apocryphes de la cassette d'argent. Contradictions et bévues des calomniateurs. — Kirkcaldy de Grange. — Les deux versions sur l'enlèvement de Foulbriggs. — Marie va embrasser son fils à Stirling. — Lettre à l'évêque de Mondovi. — Bothwell rassemble des troupes sous prétexte des troubles du Liddisdale. L'arrestation de Foulbriggs. — Bothwell entraîne Marie, séparée de son escorte, au château de Dunbar. — Soulèvement des bourgeois d'Édimbourg. — Comment on calme leurs appréhensions et décourage leur dévouement. — Preuves de la non-connivence de Marie avec Bothwell. — Témoignage du Parlement de 1567. — Marie prisonnière à Dunbar. — Sa séquestration. — Contrainte morale exercée sur elle. — Elle est abandonnée de tout le monde. Intrigues écossaises et anglaises. — Pacte de Stirling. — Divorce de Bothwell et de Jane Gordon. — Marie rentre à Édimbourg sous la garde de Bothwell. — Publication des bans du mariage de Bothwell avec Marie Stuart. — Protestation du pasteur Craig. — Déclaration de Marie devant la haute cour de justice réunie au Tolbooth. — Contrat de mariage. — Abstention de Du Croc. — Mariage protestant d'une reine catholique. — Les mariages de mai.

 

L'attentat dont Darnley avait été victime, à peine connu en Europe, y émut les peuples et y indigna les rois, en dépit des torts de ce souverain quelque peu parvenu, quoique de bonne race.

Mais la pitié et l'horreur universelle absolvaient le meurtrier de Riccio pour ne plus voir en lui que la victime d'un complot demeuré trop longtemps mystérieux pour que la justice, qui ne trouvait pas les coupables, ne parût point coupable elle-même.

Il faut absolument aux colères populaires une expiation ; quand on la leur fait attendre, elles créent aveuglément des responsabilités ; le soupçon passe pour la vérité, et à défaut d'un nom à maudire on l'invente.

Tenons compte des mœurs et des passions d'un temps fanatique, des ambitions aristocratiques, des rancunes religieuses, de la jalousie de Catherine de Médicis, de la haine d'Élisabeth, entrevoyant à la fois une occasion propice et l'exploitant de concert.

Souvenons-nous que les premières investigations furent fatalement dirigées par les conjurés eux-mêmes, en vertu de leurs fonctions et de leurs titres, dans un sens favorable à leur impunité et défavorable à Marie qui seule, éperdue, atterrée, demeurait à lutter, sans autres armes que sa bonne foi et son innocence, contre cette nouvelle et universelle conspiration de la calomnie, servie par des amis équivoques, intéressés à égarer l'opinion et pires que les ennemis avoués qui, en dénaturant son rôle, n'insultaient pas du moins à son caractère, et en la considérant comme coupable, ne l'abaissaient pas du moins au rang de complice.

Si Marie eût été capable d'une lâcheté et d'une cruauté, que d'occasions préférables pour elle de frapper impunément, en jetant à l'Europe le défi d'une juste vengeance, un mari indigne, un roi conspirateur, ou de dissimuler sa haine et de l'assouvir mystérieusement et impunément par la main d'un médecin ou de sa propre main, en donnant à Darnley malade, sous la forme du remède, le poison libérateur !

Mais non, c'est au moment où Marie, réconciliée avec son mari reconquis par sa générosité, pouvait espérer trouver en lui le protecteur nécessaire, le défenseur dévoué, c'est à ce moment qu'elle aurait fait allumer la mèche de cette mine infernale, de cette explosion dont les éclairs et le tonnerre épouvantèrent l'Europe.

Il y a là des contradictions et des incompatibilités qui éclatent aux yeux des intelligences sans prévention et des consciences impartiales, en dépit des témoignages mercenaires et des apparences accusatrices, habilement ménagées et chèrement soudoyées pendant tant d'années.

Le cri de la justice et de la vérité est que Marie fut innocente de la mort de Darnley, mort inutile pour elle, qui lui fut préjudiciable cent fois plus que sa vie, et que c'est là une fable inventée, pour la détrôner et la sacrifier, par les meurtriers déguisés en vengeurs, et par les usurpateurs déguisés en juges.

Ce n'est pas que Marie ait été sans erreur, sans faute, et que nous prétendions la béatifier. La justice et la vérité n'ont pas de ces maladroits excès, et nous n'excuserons pas, en outrant la défense, les hyperboles du réquisitoire.

Nous dirons donc en quoi Marie ne nous paraît pas avoir été sans faute ni sans reproche, et en quoi tous ses malheurs n'ont pas été immérités. Et nous ne saurions nous expliquer que par les tyrannies d'une situation terrible et les illusions d'une confiance parfois bien aveugle et d'une générosité parfois bien imprévoyante l'entraînement fatal, le défi inopportun qui firent de Marie l'épouse de celui qui avait dû se justifier, sans y parvenir à d'autres yeux que les siens, d'être l'un des meurtriers de Darnley.

Mais ce qui semble accuser le plus Marie est justement ce qui l'absout à nos yeux. Une coupable n'eût pas tenu précisément la conduite la plus conforme aux vœux et aux desseins de ses ennemis. L'innocence seule a de ces maladresses.

Toute la conduite de Marie, depuis la catastrophe jusqu'à sa chute qu'elle doit entraîner, respirera, avec un caractère de sincérité et d'honnêteté qui n'échappe qu'aux ennemis, cette loyauté et cette naïveté d'une princesse qui ne compte pas assez avec le danger des apparences fâcheuses et des interprétations malveillantes, et fait ce qu'elle croit son devoir ou se soumet à ce qu'elle croit sa destinée avec la sublime et fatale résignation des victimes prédestinées.

Examinons donc les faits qui suivirent immédiatement la mort de Darnley, faits pressurés par nos adversaires pour leur faire suer la culpabilité de Marie Stuart, et qui n'ont exprimé que son innocence.

Marie Stuart apprit seulement le matin du lundi 10 février que le corps de son mari avait été retrouvé sans vie. Ainsi, deux fois en moins d'un an, l'assassinat avait frappé autour d'elle, avec les circonstances les plus horribles. Écrasée et anéantie, noyée de larmes, elle tomba dans une morne stupeur. Sa douleur fut silencieuse, comme après la mort de François II. Personne alors n'en avait suspecté la sincérité ; cette fois, on l'inscrit à sa charge. Coupable cependant de la mort de Darnley, elle aurait plutôt cru donner le change par des cris et des éclats. Qui ne comprendra, en se mettant un moment à la place de cette veuve infortunée de vingt-cinq ans, qu'elle soit restée comme atterrée sous des coups si tragiques ? Elle prit le deuil ; son lit fut tendu de noir ; sa chambre, close hermétiquement, n'était éclairée que par une lumière dans la ruelle du lit[1].

 

Voilà l'attitude ; voyons la conduite. Marie fut-elle, comme on l'en a accusée, indifférente et inactive[2] ?

C'est donc une présomption contre une femme, qu'elle soit, à la nouvelle que son mari vient d'être assassiné, accablée et jetée dans un silencieux abattement ? De bonne foi, si elle avait eu la douleur éclatante, si elle avait percé l'air de ses cris, et s'était roulée en s'arrachant les cheveux, ne retournerait-on pas l'accusation, pour arguer contre elle d'une comédie de désespoir ? On oppose l'énergie qu'elle avait déployée lors du meurtre de Riccio. Mais combien la situation était différente ! C'était un premier coup, d'une horrible atrocité, il est vrai, niais porté en face ; un péril précis, et non pas déguisé sous le stupéfiant mystère d'un crime anonyme, comme l'explosion de Kirk-of-Field[3].

 

Voyons ce que fit Marie, et si ce qu'elle fit, fut ce qu'elle aurait dû faire.

Annoncer aux cours alliées et même aux cours ennemies le fatal attentat, et dégager sa responsabilité par la poursuite énergique de ses auteurs, tel n'était-il pas évidemment le double et urgent devoir de Marie ?

Y manqua-t-elle ? Point. Dès le 10 février même, dès le lendemain du crime, elle ordonna à son conseil privé de se constituer en cour de justice. Dès le mardi 11, le conseil siégea au Tolbooth, prison de la ville, sous la présidence du comte d'Argyle, chef héréditaire de la justice, et avec l'assistance de sir John Bellenden, clerc de justice. Immédiatement, il entama les informations et commença de recevoir des dépositions.

Ce conseil était composé des fauteurs et des complices de Bothwell et son enquête fut discrète et stérile. Soit ; mais la faute en est-elle à Marie qui l'ignorait ?

Le même jour, la reine écrivit au comte de Lennox, père de la victime et naturellement intéressé à la seconder dans la recherche des coupables.

Le même jour encore Marie écrivit ou plutôt fit écrire deux lettres en France, à Catherine de Médicis et à l'archevêque de Glasgow, pour les informer de l'attentat, de son horreur, de son indignation, de sa douleur, de son intention de ne rien négliger pour infliger aux coupables un châtiment proportionné au forfait, et des mesures déjà prises dans ce but.

Pour une femme qu'on nous présente comme indifférente, pour une reine qu'on prétend inactive, c'est là une première journée assez remplie.

Dès le 12 février, pour activer des recherches neutralisées à son insu par ceux-là même qui les faisaient, une proclamation fut publiée au nom de la reine, portant promesse d'une somme de deux mille livres et d'une pension viagère à quiconque éclairerait la justice ; et promesse d'un plein pardon au dénonciateur s'il était parmi les complices.

Le 15 février, en signe de deuil et par une précaution qui trahit des alarmes qu'elle n'eût pas éprouvées, si elle eût été coupable, car, en ce cas, elle se fût rendue d'avance maîtresse des hommes et des événements, Marie abandonna le palais d'Holyrood, et, se transporta avec son enfant au château d'Édimbourg, où elle pouvait braver les suites d'un attentat mystérieux et cynique, qui semblait en présager d'autres.

Le même soir eurent lieu les funérailles de Darnley, non furtivement et hâtivement, mais avec la convenance et en même temps la discrétion qu'imposaient le rang de la victime et l'état des esprits, dont la fermentation n'attendait qu'un prétexte pour éclater. Le corps du roi assassiné, embaumé trois jours auparavant, fut déposé dans le caveau sépulcral de la chapelle d'Holyrood à côté de celui de Jacques V.

Le licenciement de la maison du roi entraînait pour la reine l'obligation de replacer de fidèles serviteurs que la mort de leur maître laissait sans fonctions et sans ressources.

Marie y pourvut avec une généreuse sollicitude, incriminée. à tort, de même que le départ subit de Joseph Riccio, indigne frère de David. Des écarts de conduite avérés, mais sans rapport avec le crime, obligèrent Marie à le congédier et même à le faire arrêter un moment, pour rendre compte, non d'une participation quelconque à l'attentat, mais d'une simple escroquerie.

On n'a pas dédaigné de chercher des preuves dans des placards anonymes, des dénonciations ridicules, des artifices inspirés par une odieuse spéculation, et dont l'histoire ne doit pas tenir plus de compte que la justice ordinaire qui les méprise. Nous ferons comme elle.

Un de ces placards, évidemment rédigés à l'instigation des membres du conseil privé, qui cherchaient à compromettre pour n'être pas compromis, et dont la politique consistera, dès ce moment, à flatter Bothwell ouvertement et à le diffamer secrètement, le désignait comme coupable, mais en si étrange compagnie et avec un accompagnement de circonstances si invraisemblables que la reine, d'accord avec ses conseillers, ne put regarder cette manifestation honteuse que comme une attaque injuste et jalouse destinée à lui rendre suspect son plus énergique et plus fidèle serviteur.

N'oublions jamais d'ailleurs ceci :

Les intermédiaires de Marie dans les recherches du crime, les membres de son conseil, avaient trempé dans la conspiration. Leur intérêt était de ne rien découvrir et de tromper la reine... Celle qui n'avait jamais rien su du vaste complot ourdi en Écosse et en Angleterre contre Riccio, complot dont apparemment elle ne fit point partie, put fort bien ignorer que les nobles de son conseil privé fussent des traitres et se reposer sur eux de bonne foi du soin de trouver les assassins[4].

 

Sous le bénéfice de cette première considération, à laquelle il faut toujours ajouter la réserve de suspicion légitime qui doit frapper le crédit usurpé des témoignages et des récits sur cette période, tous de source, de provenance, de contrefaçon anglaise, nous traverserons avec un juste mépris cette embuscade de calomnie où l'on fait tomber l'acte le plus légitime, la pensée la plus innocente de Marie Stuart.

La vie d'une sainte n'échapperait pas à ces pièges d'une subtile et venimeuse interprétation. Il n'est pas d'innocence possible pour des gens si intéressés à la culpabilité, et qui fabriquent déjà le thème que brodera l'infâme imagination d'un Buchanan.

Que la vérité et la justice aient pu enfin se faire jour à travers l'amoncellement de mensonges sous lequel on les a étouffées si longtemps, c'est là ce qui nous surpasse, et ce qui prouve irrévocablement qu'elles sont immortelles !

La faute vraie de Marie, sa faute unique, celle qu'elle devait expier si cruellement, nous allons la dire tout à l'heure, en la plaignant plus qu'en la blâmant, car le concours des hommes et des circonstances les plus funestes suborna en quelque sorte sa volonté, aveugla son jugement et ne lui laissa d'autre issue que l'impasse où on voulait l'acculer.

Quand on examine les faits froidement, on doit réserver, dans la faute unique et fatale à laquelle nous faisons allusion, la part de trois mois de tromperies, de fraudes, d'intimidation, de fascination, d'ensorcellement moral en quelque sorte, trois mois employés à rendre l'absurde logique, l'impossible facile, à montrer à Marie le bien dans le mal et son salut dans sa perte.

Si Marie fut coupable, en ce sens qu'il est des erreurs que rien ne justifie alors même que tout les excuse, sa responsabilité, comme nous le verrons, doit être diminuée de toute celle de complices unis pour la faire déchoir, comme plus lard ils s'uniront pour la détrôner.

Quoi qu'il en soit, ce n'est ni dans le séjour calomnié au château de Seton, chez le lord fidèle de ce nom, où Marie, de l'avis de son conseil et de ses médecins, dut, dès le 16 février, aller chercher un peu de repos et un air salutaire, en compagnie de toute sa cour, dans un particulier de reine, c'est-à-dire avec cent personnes, et non dans une solitude animée par le seul Bothwell, ce n'est pas davantage dans le prétendu silence gardé vis-à-vis de lord Lennox que résident les torts de Marie que nous allons avouer.

Dans cette correspondance, si singulièrement appréciée par une certaine critique historique, avec le comte de Lennox, père du roi assassiné, ce n'est pas Marie qui est muette, c'est. lui qui est sourd ; ce n'est pas elle qui est inactive, c'est lui qui est indifférent, et qui chicane et marchande son concours, alors qu'il devrait l'offrir comme un triste hommage, dès le premier jour, à celle qui a tant besoin d'un ami sincère et d'un conseiller fidèle, et qui ne trouvera, dans son ambitieux et perfide beau-père, qu'un persécuteur et qu'un calomniateur de plus.

En réalité, dès le 11 février, Marie a écrit à ce père, qu'on représente comme ayant attendu jusqu'au 20 un mot de consolation, une promesse de justice de la part de sa bru. Et la lettre du comte de Lennox, du 20 février, dont on veut abuser, pour lui ménager une initiative qui retombe comme un reproche sur la tête de Marie, n'est pas le premier mais le quatrième anneau de la chaîne épistolaire qui unit, dès le lendemain de l'attentat, dans un effort commun vers la vérité et la vengeance, l'épouse et le père, bientôt déserteur de ce devoir d'union et de solidarité.

Lennox n'avait d'autre but que de contredire et de compromettre Marie.

Ce qui le prouve, c'est que, lorsqu'elle lui démontra que par l'attribution au conseil privé de l'instruction ouverte, dès le lendemain de l'attentat, contre ses auteurs et ses complices, par les promesses de récompense aux dénonciateurs, par les proclamations nécessaires pour la convocation prochaine d'un Parlement, elle avait devancé ses désirs et rempli son devoir, Lennox, loin de se montrer satisfait, réclama une convocation immédiate de la noblesse, à qui on ne pouvait cependant imposer la charge onéreuse d'un double déplacement, appelée qu'elle était déjà pour les fêtes de Pâques, tombant le 30 mars.

Il y avait donc bien peu à attendre, surtout en présence des lenteurs nécessaires et des inévitables stérilités d'une enquête entreprise à propos d'un tel crime et dans les conditions décevantes que nous avons révélées.

Lennox, qu'offusquait le crédit de Bothwell, justifié par son nom et ses services, et qui, sous prétexte de venger soit fils, voulait, par l'éloignement ou la diffamation des principaux conseillers de Marie, se ménager les moyens de lui succéder, demandait aussi l'arrestation de toutes les personnes désignées par la clameur publique, selon lui, en réalité par les auteurs intéressés des placards anonymes.

La réponse de Marie à cette étrange exigence fut péremptoire. (Lettre du 1er mars 1567.) Il y avait tant d'affiches et si peu concordantes pour les noms, qu'elle ne savait d'après laquelle se guider ; mais si parmi les personnages mentionnés, il y en avait que le comte soupçonnât particulièrement, elle le priait de les lui désigner, et elle procéderait contre eux suivant les lois du royaume. Elle terminait en l'invitant à continuer de lui communiquer ses pensées sur ce qu'il conviendrait de faire[5]. Mais le comte de Lennox, plutôt que de prêter à Marie le concours de son approbation et de sa présence, aima mieux demeurer à blâmer et à bouder dans son château de Houston, repaire d'intrigue et de conspiration permanente.

L'opinion, à Édimbourg et en Angleterre, demeura donc abandonnée à l'influence fanatique de Knox et de ses partisans ou à l'influence intimidatrice de Bothwell et de ses amis, et partagée en deux courants hostiles et contraires, également excessifs dans l'accusation ou l'apologie.

Mais ce qu'il y a de pire, c'est que Marie restait seule livrée à l'incertitude, en proie à une impopularité croissante, privée des conseils de son frère Murray, qui faisait la sourde oreille, dans cet équivoque séjour dans le Fife, auquel devait succéder un non moins équivoque voyage en France, asservie en réalité à ceux qui l'entouraient, gouvernée par ses défenseurs : Bothwell, chef de la force militaire ; Huntly, chancelier ; Argyle, chef de la justice ; enfin Maitland de Lethington, l'artificieux secrétaire d'État, du cerveau duquel étaient sorties toutes ces combinaisons également subtiles et atroces[6].

Abandonnée par Murray, trahie par son conseil, compromise par Lennox, humiliée par Élisabeth, dans une lettre d'aigres condoléances, d'équivoques sympathies et d'impérieuses adjurations, il ne demeurait plus à Marie, de quelque côté qu'elle se tournât, que des alternatives menaçantes. Et elle ne pouvait échapper — pour retomber plus tard entre leurs mains — aux lords du conciliabule de Dunkeld, chez le comte d'Athol, parent et mandataire de Lennox, confédérés pour sa déchéance, qu'en se jetant dans les bras du parti qui devait lui faire payer si chèrement sa fidélité.

Les lords de Dunkeld étaient Murray, Morton, Lindsay de Byres, Caithness, Athol.

Le groupe de Bothwell se composait surtout de lui-même ; mais eût-il été seul, t'eût été assez d'un homme si audacieux et si dominateur pour former à lui seul un parti redoutable, d'Huntly, Argyle, Lethington. Il avait pour lui l'innocence de la reine. Mais il allait la défendre de façon à rendre inviolables les coupables, c'est-à-dire en la faisant paraître coupable elle-même.

Marie Stuart revint de Seton à Édimbourg, le 7 mars 1567, avec toute sa cour, pour recevoir l'ambassadeur anglais, Henri Killegrew, ambassadeur d'Angleterre, porteur du message d'Élisabeth, si doucereusement insultant et si amicalement menaçant, auquel nous avons déjà fait allusion.

Il trouva Marie, fidèle aux convenances, dans sa chambre de deuil, de même qu'il eût pu la voir le 23 mars, fidèle à ses devoirs, faire célébrer une messe de Requiem pour le repos de l'âme de son mari, auquel, quoique père, quoique catholique, quoique prévenu, le comte de Lennox jugea superflu d'assister ; de même qu'il eût pu la voir, fidèle à ses regrets, priant, pleurant et veillant, de onze heures du soir à trois heures du matin, le vendredi saint, dans la chapelle d'Holyrood, et s'abimant dans la commémoration solitaire de cette Passion du Sauveur — culte plus cher encore aux âmes blessées —, qui renfermait tant d'allusions aux douleurs de sa vie passée et surtout de sa vie à venir.

La mère ne se conduisit pas avec une sollicitude moindre que l'épouse. Justement inquiète de ces trames mystérieuses auxquelles un avis de l'ambassadeur d'Espagne, transmis par son ambassadeur en France, qui allait être non moins inutilement renouvelé, l'avait tardivement avertie de prendre garde, Marie songea à mettre à l'abri de tout danger ce qu'elle avait de plus cher, son fils, et à garantir au moins de toute insulte son honneur de mère gardienne et tutrice, plus heureux que sa vertu de femme.

Le 19 mars 1567, elle chargea Argyle et Huntly de conduire le jeune prince à Stirling, la tutélaire forteresse qui avait abrité ses premières années. Le lendemain, le comte de Mar reçut le jeune prince qui devait rester sous sa garde jusqu'à l'âge de dix-sept ans. Lord Erskine, père du comte de Mar, avait été l'un des fidèles lords-gardiens de Marie pendant son enfance ; le comte lui-même lui avait servi de précepteur. Il était oncle du comte de Murray, et protestant décidé. Marie portait une vive amitié à la comtesse de Mar. Pouvait-elle confier le précieux dépôt à des mains plus indépendantes ?[7]

 

Et cependant il ne manquera pas de gens pour soutenir que Marie Stuart livra à Bothwell la sûreté de son fils, et c'est même au nom de cette sûreté que devaient se soulever les lords hostiles à Bothwell, rebelles paradoxaux de la fidélité.

Ce sont eux et leurs amis qui ont aussi répandu le bruit que Marie, en investissant naturellement le comte de Mar de la capitainerie héréditaire de Stirling, lui reprit, pour Bothwell, le commandement du château d'Édimbourg. Il est établi au contraire que dans ce poste Cockburn de Stirling succéda au comte de Mar et fut remplacé par sir James Balfour le 17 juin 1567.

Cependant Lennox qui, bien que requis itérativement par sa malheureuse bru, inquiète, mélancolique, maladive, abreuvée de soucis intimes, accablée de préoccupations financières et politiques, de venir à Édimbourg, afin d'assister au jugement et d'y travailler de son mieux, préférait ne pas bouger d'Houston et jouer impunément dans le lointain l'amour paternel, Lennox ayant signalé Bothwell comme accusé, par la rumeur publique, du crime du 9 février, provoqua, de la part de celui-ci, une démarche solennelle de justification et de satisfaction.

Bothwell, sûr de l'appui apparent de ses complices qui, déjà ligués contre lui à Dunkeld, feignaient de demeurer fidèles au pacte de Craigmillar, se leva, au conseil du 21 mars, et déclara que son nom ayant été mêlé publiquement à cette odieuse accusation, il demandait un jugement et, s'offrait à rester prisonnier jusqu'au jour qui serait fixé.

Le 28, dans une autre séance, à laquelle assistaient la reine, Huntly, Argyle, Bothwell, Caithness, les évêques de Boss et de Galloway, Lethington, le trésorier et le clerc de justice, sir John Bellenden, le procès fut appointé au 12 avril, et le comte de Lennox invité à venir de sa personne pour soutenir l'accusation[8].

Tandis que Bothwell se soumettait à une épreuve peu dangereuse pour lui, garanti comme il l'était par le bond signé d'Huntly, d'Argyle, de Lethington, et de sir James Balfour, qui le rendait invulnérable, Lennox, effrayé d'un vote qui le déclarait pourtant inviolable, éludait le défi, se retranchait dans un système d'atermoiements et d'échappatoires, invoquait enfin l'intervention dilatoire d'Élisabeth. Pour Murray, il se dérobait, suivant son habitude, à toute responsabilité dans la crise qu'il avait contribué subrepticement à amener, par un voyage en France, en passant par l'Angleterre, voyage dont le premier résultat est significatif.

Cecil, après avoir reçu sa visite, donna à Bedford l'ordre de se rendre à Berwick, afin d'être en mesure de soutenir les lords[9].

Le jour solennel arriva. Lennox persista, malgré des réquisitions tour à tour suppliantes et impératives, à éluder le débat et à déserter l'accusation qu'il avait soulevée.

Et cela sous les prétextes les plus dérisoires et contradictoires : refus d'un délai d'ailleurs illégal, alors qu'il n'avait cessé jusque-là d'aiguillonner et de précipiter l'épreuve qu'on retardait trop selon lui ; craintes pour sa personne, alors que tout la rendait sacrée et que ses partisans lui avaient ménagé dans Édimbourg l'appui passionné d'une population qui n'eût pas permis qu'on touchât impunément à un cheveu de sa tête.

Il fallait en finir avec.une situation qui tenait tout en suspens. Le pire eût été d'attendre. Marie énervée, éperdue, convaincue d'ailleurs de l'innocence de Bothwell, dont la loyauté apparente triomphait facilement d'accusations dont le champion ne se présentait pas, laissa le procès suivre son cours.

Bothwell, à cheval au milieu d'un nombreux cortège de clients et d'hommes d'armes, naturellement attachés à la cause de celui qui était à la fois le chef de la force militaire du comté et le favori du parti aristocratique, en attendant qu'il devint sa victime, traversa, le front serein, les rues de la capitale de l'Écosse et se présenta dans l'enceinte du prétoire de Tolbooth.

Là siégeaient le comte d'Argyle, lord haut-justicier héréditaire d'Écosse, et l'un des conjurés contre Darnley ; lord Lindsay de Byres, Henry Balnaves, James Makgill, Pitcairn, commendataire de Dumferline ; les deux premiers beaux-frères, les trois autres créatures de Murray. Le jury se composait de quinze personnages de haut rang, les pairs de l'accusé, parmi lesquels lord John Hamilton, second fils du duc de Châtellerault.

On donna lecture de l'accusation contre Bothwell, et on appela successivement les témoins et le comte de Lennox. Personne ne répondit. Lennox s'était mis en route pour Édimbourg à la tête de ses amis.... A Stirling, en écrivant à la reine qu'il rompait le voyage commencé, il n'allégua que deux motifs : la maladie et le défaut de temps pour rassembler ses amis ; ce qui implique qu'on ne lui avait pas interdit de les réunir[10]...

 

Il se borna, en rebroussant chemin, à adresser à sou adversaire, par deux de ses serviteurs, la flèche du Parthe — telum imbelle sine ictu — d'une protestation dont le président du tribunal combattit péremptoirement, par les termes mêmes de ses lettres précédentes, les motifs illusoires.

Puis, faisant droit à la demande de Bothwell et de ses avocats que la cause fût vidée sans plus de délai, il passa outre. Bothwell affirma qu'il n'était pas coupable ; personne n'apporta de preuves contre lui. En conséquence le jury prononça -l'acquittement à l'unanimité[11].

 

Bothwell rentra au palais absous et triomphant, après avoir, suivant la coutume féodale et chevaleresque, défié au combat quiconque oserait prétendre qu'il avait eu part au meurtre du roi.

Nul champion, bien entendu, ne se présenta sur cet appel.

Qu'on s'indigne de cette comédie de jugement ; qu'on trouve scandaleuse et dérisoire une sentence rendue dans de telles conditions, rien de plus légitime ; mais où l'injustice n'est pas moins flagrante, c'est quand on prétend faire retomber sur Marie Stuart, qui n'en pouvait mais, la faute et la responsabilité de ce choix d'un tribunal composé de complices et de cet acquittement prononcé par eux sans débats.

Eux du moins savaient ce qu'ils faisaient en acquittant leur complice ; que pouvait-elle faire de plus, elle, ignorante, abusée, tenue par la crainte et la douleur dans la dépendance de conseillers qu'elle croyait fidèles, et d'un accusé qu'elle croyait innocent ?

Redisons-le : tout ceci est une machine aristocratique. Un des assassins de Darnley, patronné par d'autres assassins, est conduit devant des juges dont la plupart sont des assassins ou des ennemis de la victime ; ils ont pris la précaution de remplir Édimbourg de leurs clients ; ils acquittent l'accusé, leur homme. Cela se passe en dehors et au-dessus de Marie Stuart.

N'oublions pas que ces véritables assassins de Darnley ont déjà combiné entre eux, à Dunkeld, un nouveau plan pour le venger... Les grands, une fois délivrés de Darnley, détournent calomnieusement, par de secrètes manœuvres, l'odieux du meurtre sur la reine innocente, afin de la dépopulariser. Ils absolvent le vulgaire ambitieux, leur dupe, que depuis deux mois ils accusent en dessous.

Maintenant ils vont pousser dans ses bras, par un mariage déshonorant, la femme infortunée dont tant d'atroces malheurs ont consumé l'énergie. Encore un dernier coup, et, Marie Stuart détrônée, ils atteindront leur but final, l'anéantissement de la royauté sous le règne d'un enfant en bas âge... Là est la logique des faits ; là est la vérité[12].

 

Le 17 avril le comte de Lennox quitta l'Écosse, sans y être le moins du monde obligé, et alla chercher en Angleterre un refuge dont il n'avait pas besoin. Mais il importait à ses desseins et aux plans d'Élisabeth que ce brusque départ eût l'air d'un blâme indirect et d'une protestation muette.

Élisabeth fit d'ailleurs le meilleur accueil au père prodigue, au sujet rebelle dont elle avait, un an auparavant, séquestré les biens et emprisonné la femme.

Mais les temps étaient bien changés. Darnley mort était redevenu le cousin d'Élisabeth et le roi, et avait obtenu deux titres qu'elle lui avait refusés pendant sa vie.

Lennox devait donc être le bienvenu, lui apportant, pour ses reproches et ses rigueurs, l'autorité de son rôle usurpé de père disgracié en apparence pour avoir réclamé vengeance contre les meurtriers de son fils, en réalité exilé volontaire dans le but d'ourdir impunément des trames vengeresses de son ambition déçue, et correspondant affidé des conjurés de Dunkeld auprès de la rivale couronnée de Marie Stuart.

Lennox arrivait en Angleterre pour paralyser, d'accord avec les conseillers d'Élisabeth, les efforts conciliateurs et pacificateurs de Marie, et pour faire sortir de nouveaux dangers et de nouvelles discordes des délibérations de ce parlement chargé de ratifier les suprêmes sacrifices que la reine d'Écosse faisait généreusement à l'union et à la paix.

Les actes de ce parlement, dans lequel Marie ratifia, avec l'espoir de rassasier des ambitions insatiables, toutes les conquêtes surprises ou arrachées par l'aristocratie durant cinq années d'anarchie, et dans lequel elle crut désarmer à jamais, par une déclaration solennelle de tolérance, le fanatisme protestant, ont été, comme toutes les inspirations les plus irréprochables d'une reine condamnée à avoir tort quand même, l'objet des conjectures les plus hasardées, des interprétations les plus malveillantes.

On a voulu y voir, par exemple, la rançon payée à l'aristocratie des faveurs dont elle accablait, avant de lui donner impunément jusqu'aux droits de l'époux, son favori Bothwell.

La vérité est que Bothwell, dans cette curée de titres et d'honneurs, fut traité à peine conformément à ses services et à son rang ; et que Marie n'avait pas besoin de se faire pardonner d'avance ce suprême et fatal témoignage de confiance que la noblesse allait solliciter spontanément pour le prétendant dont l'élévation et la chute lui promettaient les avantages d'un double triomphe.

Ce funeste mariage auquel Marie allait se laisser entraîner par la terreur de son isolement, le besoin d'un défenseur, l'illusion de l'innocence de Bothwell et la généreuse tentation de le réhabiliter, enfin, et pour tout dire, par l'irrésistible fascination qui pousse le passant au-devant de l'abime, la colombe sous la serre du vautour, et la brebis sous la dent du loup, c'est la noblesse complice du crime de Bothwell, la noblesse complice de son impunité, la noblesse complice de son élévation, qui en encouragea, qui en favorisa, qui en décida le triple scandale, que Bothwell devait payer si cher et Marie si cruellement expier.

Mais s'il est incontestable que le troisième, prématuré, aveugle mariage de Marie est sa plus grande faute devant l'histoire et demeure le plus spécieux argument de ses ennemis, la faute n'en doit-elle donc retomber que sur elle, qui en fut la victime ; et ceux qui recueillirent les avantages maudits de cette fatale erreur ne doivent-ils pas subir la plus grande part de sa responsabilité ?

La session du parlement ouverte, le lundi 4, fut close le samedi 19 avril, sur cette séance consacrée tout entière à la ratification des conquêtes féodales et territoriales d'une noblesse que l'impunité allait exalter jusqu'à l'usurpation.

Marie retourna le jour même à Seton. Les lords ne quittèrent pas encore Édimbourg. Les meneurs en effet voulaient presser l'exécution de leurs plans. Après avoir acquitté solennellement Bothwell, ils avaient à le conduire jusqu'au trône, objet de la convoitise de leur brutal et aveugle auxiliaire. Ni lui ni eux ne perdirent de temps[13].

 

Nous avons démontré l'influence et analysé les ressorts secrets de cette fatalité qui semble dominer la période troublée de la vie de Marie Stuart où nous allons entrer.

Nous n'avons pas voulu parler de cette fatalité antique, aveugle, brutale, à laquelle obéissent servilement les passives combinaisons du drame païen. Le christianisme a inauguré le règne de la Providence, et rendu à leur liberté et à leur responsabilité les actes humains qui semblent le plus exclure l'idée de la délibération, du choix, de la peine ou de la récompense.

Marie Stuart ne fut donc point le jouet machinal d'une irrésistible domination ; mais elle fut, on peut le dire pour l'excuser, sinon pour la justifier, la dupe d'une conspiration des hommes et des événements, qui devait triompher sans peine d'une énergie épuisée et d'une intelligence troublée par les secousses qu'elle venait de traverser.

C'est durant une de ces défaillances des volontés les plus vivaces, une de ces éclipses des raisons les plus éclairées qu'elle allait, victime d'une fatalité morale, se décider, avec la logique de l'absurde, et une sorte d'empressement. désespéré à épouser Bothwell, qu'elle n'aimait point, mais qu'elle croyait pouvoir estimer, faire, dans l'intérêt de la reine, violence aux scrupules et aux répugnances de la femme, et chercher son salut dans ce qui devait être sa perte.

Nous avons mis le lecteur à même d'apprécier et de juger. Nous n'avons plus qu'à raconter, car le drame est maintenant noué, et la première catastrophe approche, qui décidera toutes les autres.

Le soir du 19 avril 1567, Bothwell invita les nobles, ses collègues au parlement, à souper à la taverne d'un certain Ainslie, d'où le nom historique de souper d'Ainslie. Lorsque plusieurs heures de libations eurent favorablement disposé les convives, Bothwell prit la parole. Il annonça que la reine consentait à lui accorder sa main et qu'elle désirait l'approbation de sa noblesse. Ensuite il présenta un bond qu'il les pressa de souscrire. Aucune difficulté ne s'éleva.

Cet acte comprenait deux parties.

La première rappelait que le comte de Bothwell, accusé calomnieusement, par placards et par lettres du comte de Lennox, de participation au détestable meurtre du roi, avait été déclaré innocent par les nobles, ses pairs, et autres barons de bonne réputation ; qu'il avait offert le combat à quiconque l'accuserait, et, ainsi, n'avait négligé, pour se purger entièrement de l'accusation, aucun des moyens que les lois et l'honneur mettaient à la disposition d'un noble homme. De là, considérant l'ancienneté et l'illustration de sa maison, ses services dans l'État, la vieille amitié qui existait entre sa famille et toutes les autres, la condition générale de la noblesse, dont la réputation, l'honneur et le crédit sont exposés constamment aux vains discours du peuple et aux accusations calomnieuses des envieux, les signataires déclaraient sur leur foi et honneur, sur leur vie, aussi vrai qu'ils étaient nobles, et qu'ils en répondraient devant Dieu, que si quelqu'un venait à incriminer calomnieusement le comte de Bothwell d'avoir eu part dans ce meurtre détestable, tous, et chacun d'eux en particulier, soutiendraient sa querelle de leur corps, de leur héritage, de leurs biens, contre les calomniateurs, cachés ou publics, passés ou à venir...

 

Cette protestation énergique quant au passé, comportait forcément, comme conclusion pratique, une promesse d'aide et d'appui pour l'avenir, qui formait la seconde partie du bond.

Attendu, si l'on considérait le temps actuel, que la reine étant privée d'époux, que le bien du royaume n'admettait pas sa viduité, et qu'un temps viendrait où Sa Majesté se laisserait incliner au mariage ; alors, dans le cas où le service cordial et dévoué que le comte lui avait fait de tout temps, ainsi que ses autres bonnes qualités et sa conduite porteraient Sa Majesté à condescendre à préférer l'un de ses sujets aux princes étrangers, eux, les soussignés, et chacun d'eux, sur leur honneur et loyauté, s'obligeaient, non-seulement d'aider à la célébration d'un tel mariage de leurs vœux, conseils, appui et assistance, en paroles et en action ; mais encore, si quelques-uns osaient, directement ou indirectement, ouvertement ou sous quelque prétexte que ce fut, arrêter, empêcher ou troubler le dit mariage, ils les regarderaient et tiendraient pour leurs ennemis communs ; ils aideraient le comte à parvenir à ce mariage, autant, du moins, qu'il plairait à leur souveraine de s'y prêter ; ils y dépenseraient et emploieraient leur vie, leurs biens, contre tout ce qui vit ou meurt, aussi vrai qu'ils en répondraient devant Dieu, sur leur loyauté et leur conscience ; et, s'ils agissaient contre leur promesse, ils voulaient n'avoir plus jamais ni réputation, ni crédit, et consentaient à passer pour d'indignes et infâmes traîtres[14].

 

Cette pièce, datée du 20 avril, reçut la signature de l'archevêque de Saint-André, des évêques d'Aberdeen, de Galloway, de Dumblane, de Bréchin, de Ross, des Îles, d'Adam, évêque des Orcades, des comtes d'Huntly, d'Argyle, de Morton, de Cassilis ; de Sutherland, d'Errol, de Crawford, de Caithness, de Rothes ; des lord Boyd, Glammis, Ruthwen, Sempill, Herries, Ogilvy, Fleming ; tout cela certifié dans la suite par sir James Balfour, clerc du registre et du conseil privé, et par conséquent gardien de l'acte original.

Les efforts faits pour entamer non l'authenticité mais l'autorité de cette adhésion unanime ne résistent pas à la critique, soit qu'on l'attribue à la surprise, à l'intimidation, soit qu'on l'attribue à l'influence d'un billet approbatif de la reine présenté par Bothwell.

Bothwell n'eût pas facilement, au milieu d'une population hostile, intimidé des gens comme ceux qui étaient ses convives, et il était incapable, malgré l'impatience de son ambition et la violence de son caractère, d'une telle maladresse ; quant à un billet approbatif de la reine, il n'en fut jamais question que plus tard pour les besoins de la cause.

Il ne fut jamais produit et il faut le considérer comme une fraude de Bothwell ou comme un mensonge de ses complices, devenus ses ennemis ; car outre qu'une telle démarche, fâcheuse pour sa dignité et pour sa pudeur, eût été indigne de Marie, qui en était incapable, elle eût été par trop contradictoire avec la pression qu'elle subit pour arriver au fatal dénouement, et le pardon qu'elle dut accorder le 44 mai aux signataires du bond, auteurs et auxiliaires de cette pression exercée sur elle par Bothwell.

Ce prétendu billet approbatif de la reine qui, selon ses calomniateurs, détermina l'adhésion de l'assemblée et la signature du pacte d'Ainslie, est une invention de ces imaginations fécondes, mais peu soucieuses de la corrélation et de la logique des faits, d'où sont sortis également les prétendus contrats ou promesses de mariage trouvés, dit-on, dans cette fameuse cassette d'argent, dépositaire des témoignages accusateurs exploités plus tard si audacieusement contre Marie Stuart.

Parmi ces faux témoignages, figure naturellement la suite de ce ridicule roman par lettres entre deux personnes qui pouvaient se voir journellement, destiné à déshonorer dans Marie l'épouse, la femme et jusqu'à la mère.

Car on n'a pas craint de dénaturer en elle jusqu'à ce sentiment de ses devoirs de mère, qu'elle remplit cependant toujours avec une sorte de religion passionnée. On n'a pas craint de la montrer prête à livrer à Bothwell, comme mie proie, ce berceau dont il aspire à faire un tombeau, et tentant même d'épargner à son complice la peine d'un crime eu le commettant elle-même.

On a oublié que, dès le 19 mars, Marie avait éloigné d'elle son fils et confié au comte de Mar, oncle du comte de Murray, gardien non suspect, le soin de veiller, à l'abri de l'inexpugnable Stirling, sur son éducation et sur sa sûreté.

On oublie que dans les anxiétés de sa tendresse, justement facile à alarmer, elle allait, au moment même de courber la tête sous le joug de son tyran Bothwell, envoyer secrètement par Leslie, le fidèle évêque de Ross, une lettre au comte de Mar, portant injonction la plus formelle de ne remettre l'enfant à personne autre qu'elle-même, sous quelque prétexte que ce fût.

Nous n'insisterons pas sur ces documents, contradictoires et apocryphes, indignes de l'histoire, tirés pour les besoins de la haine de cette cassette, remplie par la calomnie de pièces fabriquées par elle, et qui toujours citées, jamais produites, n'osèrent jamais affronter le grand jour de discussion et de la publicité, justement redouté par leurs auteurs, habitués à spéculer sur l'anonyme, le mystère et l'impunité.

La maladresse des pamphlétaires égale leur perfidie, heureusement pour Marie, qu'ils prétendent avoir conspiré contre un enfant dont la sûreté est au contraire l'objet de ses préoccupations les plus constantes, et dont la vie atteste son innocence, ou contre laquelle ils invoquent le témoignage de Kirkcaldy de Grange. Celui-ci, en effet, après avoir été un moment le général des lords rebelles, se repentit, devint le chef, le héros, le martyr de la cause de la reine, et protesta eu mourant de son dévouement et de son admiration pour celle dont la réputation put avoir ses calomniateurs, mais eut aussi de ces champions rares, de ces témoins irrésistibles qui signent leur témoignage de leur sang.

La but de ces calomnies, que la date qu'elles choisissent pour redoubler d'art et de fureur ne révèle que trop, est de diffamer complètement le mariage de Marie Stuart et de lui ôter l'autorité de l'adhésion unanime de la noblesse qui le provoque, et l'excuse de cet enlèvement et de cette captivité qui le précipitent.

Cet enlèvement, il faut en faire une comédie concertée, et cette pression réelle qui ne laissa point d'autre issue à Marie éperdue que l'accomplissement des volontés de son maitre, il faut la présenter comme simulée.

Il est cependant plus facile, comme on va le voir, de croire à ce qui fut qu'à ce qu'on prétend avoir été, et le vrai en cette circonstance, comme en bien d'autres, est plus vraisemblable que le faux.

Les historiens hostiles, sur les causes et les moyens de ce funeste mariage entre Marie Stuart et Bothwell qui allait précipiter tant de catastrophes, ont jusqu'ici écouté et adopté tous les témoignages, excepté celui de Marie elle-même.

Il leur importait trop de présenter cette union comme un dénouement concerté, et les obstacles qui semblèrent s'y opposer comme le vain appareil d'une fausse défense, pour ne pas faire violence aux événements, aux caractères, pour ne pas aller au-devant de tout ce qui rendait leur conclusion spécieuse, pour ne pas réprouver systématiquement tout ce qui la contrariait.

Mais nous n'avons ni leurs intérêts, ni leurs passions, ni leur parti pris. Nous ne recherchons, de bonne foi, que la vérité.

Voyons donc si la thèse de la résignation forcée de Marie Stuart à un joug qu'elle chercha à éviter jusqu'au moment où il devint inévitable, n'est pas au moins aussi plausible que les autres, et si la justification formulée par ses défenseurs, dans les termes que nous allons citer, est dénuée de preuves.

Nous disons que Marie Stuart n'aimait point Bothwell, qu'elle rejeta ses premières ouvertures, et qu'alors Bothwell, armé des deux bonds de Craigmillar et de la taverne d'Ainslie, prit la résolution d'employer la force, et de s'approprier par un rapt celle qui le repoussait. Et pourquoi, là-dessus, n'écouterions-nous pas Marie Stuart elle-même, puisque les documents que Buchanan élève contre elle sont convaincus de mensonge ?[15]

 

Nous lirons tout à l'heure la propre version de Marie et son récit, qui respire la sincérité, quoique écrit sous les yeux d'un tyran dont elle doit subir désormais le joug et réhabiliter la domination vis-à-vis des puissances dont il a offensé la susceptibilité. Mais auparavant, exposons les faits dans leur nudité déjà justificative.

Il est très-vraisemblable que Bothwell, muni du bond signé dans la nuit du 19 au 20 avril 1567, se présenta le jour même devant Marie Stuart comme prétendant à sa main, ainsi qu'elle l'affirme. Elle partit de Seton le lendemain, 21 avril 1567, pour Stirling. Un mois s'était passé depuis qu'elle avait confié son fils à la fidélité du comte de Mar et aux solides murailles de la forteresse. Elle passa la nuit à Callander chez lord et lady Livingstone, et arriva le lendemain mardi 22 à Stirling[16].

 

Que venait-elle y faire ? Nous en appelons à toutes les mères. Elle venait y embrasser son fils. Ce redoublement de sollicitude, ce besoin de tendresse ne suffisent-ils pas à la disculper de toute autre pensée ?

Elle venait y encourager dans sa vigilance, y confirmer dans son incorruptibilité le comte de Mar et lui renouveler les instructions prévoyantes, qu'elle pouvait lui rappeler à sa décharge en décembre 1568, quand elle fut déchue par suite de la rébellion à laquelle le comte de Mar lui-nième, bien que convaincu qu'elle avait été abusée et violentée, devait prendre une part qu'elle devait lui pardonner.

Souvenez-vous, lui écrivait-elle alors, sans crainte d'être contredite, quand je vous baillay mon fils, comme mon plus cher joïau, vous me promistes le garder et ne le délivrer sans mon consentement, comme depuis avez aussi fayt par vos lettres.

 

De Stirling, le 22 avril, celle qu'on va nous montrer tout à l'heure sacrifiant non-seulement ses devoirs de mère, son orgueil de reine, ses pudeurs de femme, mais encore sa foi de catholique, à une oppression apparente dont elle est à la fois la victime et la complice, celle qui subira bientôt l'obligation d'un mariage célébré uniquement suivant le rite protestant, écrit au nonce du pape en France, l'évêque de Mondovi, pour lui marquer le désir de communiquer avec lui, lui annoncer qu'elle lui dépêchera un homme exprès dès qu'elle sera de retour à Édimbourg, et le prier d'assurer le pape de la dévotion qu'elle a de mourir en la foi catholique et pour le bien de son église[17].

Et c'est le moment où on lui prête les trois plus affolées, les trois plus apocryphes de ces huit prétendues lettres à Bothwell, dont le tissu fragile ne supporte pas le moindre rayon d'une critique impartiale, et trahit aussitôt la contrefaçon !

Cependant les agents anglais étaient à l'affût et mieux informés que Marie, qui ne se doutait de rien — sans doute par Melvil ou Lethington —, ils attendaient avec impatience que la reine se prit aux pièges que lui tendait Bothwell, tout en activant la propagande calomniatrice et en favorisant les desseins des lords confédérés de Dunkeld, bientôt grossis, tant l'anarchie et la contagion étaient facilement contagieuses en Écosse, par la plupart des signataires du pacte de la taverne d'Ainslie, â la fois ligués en faveur de Bothwell et contre lui.

Bothwell rassemblait en armes ses clients et ses amis, sous prétexte d'une expédition dans le Liddisdale, où couvait toujours le feu de l'insurrection, attisé par l'Angleterre, et il approvisionnait et munitionnait le château de Dunbar.

Pendant ce temps, allant sans le savoir au-devant de sa perte, Marie Stuart repartait de Stirling pour rentrer dans sa capitale, le mercredi matin 23 avril 1567.

A peine en route, elle fut prise d'une indisposition subite et violente — calomniée comme les circonstances les plus innocentes de ce fatal voyage —, et obligée de s'arrêter dans une chaumière. Le jeudi, 24 avril, elle quitta Linlithgow, sa dernière étape avant Édimbourg.

Elle n'avait avec elle qu'une suite de douze personnes, parmi lesquelles Huntly, James Melvil et Maitland de Lethington qui la menait au piège[18].

En même temps, Bothwell qui savait que l'occasion est chauve par derrière et voulait brusquer la fortune, sans laisser le temps de se reconnaître et de se révolter â celle dont il était si peu sûr qu'il ne pouvait espérer la vaincre que surprise et désarmée, Bothwell sortait d'Édimbourg par la porte de l'Ouest, à la tête d'une troupe d'environ mille hommes à cheval, dévoués à ses intérêts.

Marie Stuart, que, suivant miss Strickland, le comte d'Huntly, complice malgré lui de Bothwell, effrayé des conséquences d'un aussi audacieux attentat que celui dont il avait reçu la confidence, avait prévenue tardivement, précipitait sa route et allait échapper au danger, touchant déjà Édimbourg. Encore trois quarts de mille et dix minutes et elle était en sûreté à Holyrood, asile inviolable vers lequel elle éperonnait sa monture.

Mais au pont de Foulbriggs, hameau suburbain, situé à un mille à peine d'Édimbourg, et non, comme le prétend Buchanan, à Almond-Bridge, à un mille de Linlithgow, ce qui est bien différent, et exclut toute idée de collusion, elle rencontra Bothwell et son parti, qui s'avançait au-devant d'elle, comme pour lui faire cortège, en sa qualité de shériff du Lothian.

Il saisit son cheval par la bride pour l'empêcher d'entrer dans la ville ; et en même temps ses gens enveloppèrent l'escorte royale, qui était peu nombreuse, car la reine en ce moment ne soupçonnait aucun piège, moins encore de la part de Bothwell que de tout autre de ses sujets. Aussi, ne songea-t-elle point à résister, d'autant que, suivant son propre témoignage, Bothwell lui lit entendre, pour l'entrainer plus facilement, qu'un grand danger la menaçait. Ceux qui l'accompagnaient eurent la permission de s'en aller où ils voudraient, à l'exception de Huntly, Lethington et James Melvil, qui furent emmenés avec elle[19].

 

La scène se passait trop près d'Édimbourg pour que la population, avisée par quelque fugitif, ne fût point mise en alerte. En effet, au premier bruit de l'enlèvement, le beffroi sonna l'alarme, et les bourgeois coururent aux armes pour secourir leur reine. Mais le prévôt d'Édimbourg, Simon Preston de Craigmillar, l'un des ennemis de Riccio et des complices de l'assassinat de Darnley, fit fermer les portes, pendant que le château pointait ses canons sur la ville, tenue en respect. En même temps, on répandait dans la population un bruit qui attiédissait singulièrement son zèle et débarrassait Bothwell de toute opposition au détriment de la réputation de la reine, à laquelle il faisait partager, par un flétrissant mensonge, son impopularité. On disait, et le peuple croit toujours ces choses-là, que le rapt n'était qu'un enlèvement concerté avec un homme qui avait su inspirer à Marie une passion telle, que, comme le lui faisaient dire les correspondances de ses ennemis, elle était prête à le suivre au bout du monde en simple jupon blanc.

Après avoir ainsi traitreusement surpris la noble personne de la reine, avoir porté sur elle des mains violentes, et l'avoir ravie de force, Bothwell l'entraîna, sans lui donner de relâche, vers la forteresse de Dunbar, ils arrivèrent de nuit. En entrant au château, qui devait être une prison pour Marie, l'audacieux bandit se vanta qu'il épouserait sa captive, qu'on le voulût ou qu'on ne le voulût pas, qu'elle-même y consentît ou non.

Cette parole, recueillie de la bouche de Bothwell, écarte tout soupçon de connivence entre la reine et son ravisseur[20].

Ce qui la disculpe encore mieux, c'est le témoignage de ses complices eux-mêmes, devenus ses ennemis, ce sont les actes du parlement, tenu par Murray en décembre 1567, et qui motiva d'abord la sentence de forfaiture contre Bothwell par le meurtre du roi Henri, ensuite par une accusation de lèse-majesté, pour avoir traîtreusement arrêté la très-noble personne de notre très-illustre mère — c'est Jacques, son fils, au nom duquel l'acte est promulgué — Marie, reine d'Écosse, etc.[21]

Bothwell, maître de la reine, la traita en véritable prisonnière. Il éloigna d'elle tous ses serviteurs, tous ceux dont la fidélité et les conseils auraient pu lui venir en aide. Il ne laissa, pour lui tenir compagnie, d'autre dame que sa propre sœur, la veuve de lord John Caldingham, et, pour la servir, que des personnes dévouées à ses criminels projets.

Dès le lendemain, il renvoya du château James Melvil, dont il se méfiait ; mais il garda Huntly, son beau-frère, et Lethington qu'il croyait son ami.

A partir de ce moment jusqu'au jour de sa chute, Marie Stuart n'eut plus autour d'elle que les serviteurs et les satellites de Bothwell, ce sont ses ennemis eux-mêmes qui nous l'apprennent ; personne ne pouvait arriver jusqu'à elle qu'à travers les piques de ceux qui la gardaient et avec la permission du ravisseur, à qui la conscience de son crime faisait craindre à chaque instant que quelque révélation ne vînt tout à coup ouvrir les veux à sa victime. Quelle situation ! Et pas un de ses nobles n'osa venir à son secours ! pas un effort ne fut tenté, pas un bras levé, pas une épée tirée pour l'arracher à cette prison dégradante ? Bien plus, il ne se trouva pas un homme assez honnête ou assez courageux pour l'avertir et lui montrer l'abîme où elle allait se précipiter en épousant Bothwell[22].

 

Tel est, en effet, le fidèle tableau de la séquestration de Marie. C'est là, grâce à l'isolement, à la dévorante absorption de sa volonté par un système de compression morale et matérielle inouï et habilement mêlé de menaces et de caresses, de violence et de douceur, que son geôlier et son maître arriva, sur la personne la moins faite pour le supporter, à un tel empire, qu'il ne l'expliquait lui-même plus tard, comme la légende populaire, que par cet art du sortilège où il se plaisait à se dire savant.

Au succès progressif de cet enivrement malsain, au premier comme au dernier tour de roue de cet engrenage fatal sous lequel Marie, incapable de résistance, désarmée comme elle l'était, devait peu à peu passer tout entière, quelqu'un pour elle essaya-t-il de s'opposer ?

Non, le silence de l'opinion précéda seul la violente protestation qui n'allait pas être moins funeste à la reine que cette improbation muette sur le sens de laquelle Marie put se tromper d'autant mieux que tout y conspirait.

Nulle ombre fidèle et affligée, nul billet préservateur, nul cri d'alarme ne pénétrèrent dans cette lourde, sourde et énervante atmosphère où Marie sentait une sorte de léthargie morale envahir jusqu'à sa conscience, tandis que le corps, complice des défaillances de l'âme, quand il n'en est pas l'auteur, s'endormait de la fatigue et de l'accablement de tant de secousses.

Des historiens étonnés de cette conspiration universelle contre Marie, d'un universel abandon, ont parlé d'avertissements de lord Herries, de conseils énergiques de Melvil, murmurés au péril de sa vie.

Mais comment croire au rôle prêté à ces prétendus censeurs, à ces prétendus prophètes, protestant, au nom du passé et de l'avenir, contre l'erreur et la faute d'un mariage fatal, et se dressant, vivantes images du devoir et de la conscience indignés, devant Marie, quand ou les trouve, au contraire, tous deux parmi les signataires du bond d'Ainslie et les témoins du mariage qu'on leur a fait gratuitement maudire ?

Rien ne saurait donc prévaloir contre la déclaration postérieure de la reine, confirmée par lord Herries lui-même que jusque sa chute, Marie ne sut rien du crime de Bothwell, et qu'aucun de ses sujets ne l'en avertit ni ouvertement ni en secret, et ne lui laissa voir d'aucune manière qu'il blâmât ou désapprouvât ledit mariage.

Les seigneurs, confédérés déjà secrètement contre leur créature, avaient trop intérêt à l'élévation de Bothwell et à l'abaissement de Marie pour protester soit en amis, soit en ennemis, et provoquer peut-être une réaction défavorable à leurs desseins contre tous deux.

Ils se bornaient à s'indigner dans leurs lettres à l'Angleterre et à se ménager, en la menaçant respectueusement de s'adresser à la France, l'appui de la reine Élisabeth.

Ils s'organisaient, se comptaient et attendaient avec impatience, au milieu de ce calme sourd et décevant qui précède toutes les tempêtes, que Bothwell, en montant sur le trône, leur donnât le signal de l'en précipiter, fût-ce avec celle qu'il avait entraînée malgré elle dans son infamie et dans son indignité.

Les lettres de Kirkcaldy de Grange, entraîné par sa haine contre Bothwell et son ambition jalouse à des violences de langage et à des erreurs de conduite qu'il devait déplorer et réparer bientôt par un dévouement sublime, et les lettres de Robert Melvil, frère ambigu de l'équivoque James, nous édifieront à la Ibis sur les vues et les desseins des confédérés de Dunkeld, leur nouveau pacte de Stirling et leurs relations avec Murray, travaillant à diffamer Marie et à lui enlever l'appui de la France, tandis que ses partisans se ménageaient le concours de l'Angleterre.

Tout ce qui s'est passé avant le parlement, écrivait, le 8 mai, à Bedford Kirkcaldy de Grange, comme suite à sa lettre du 26 avril, je l'ai fait connaître en détail à Votre Seigneurie. A cette époque la plupart de ceux de la noblesse, par crainte pour leur vie, ont fait plusieurs choses contraires à leur honneur et leur conscience.

Depuis ils se sont assemblés à Stirling, où ils ont signé mi bond pour se défendre mutuellement en toutes choses qui concernent la gloire de Dieu et l'intérêt de leur pays. Les points sur lesquels ils sont d'accord jusqu'à présent sont les suivants : le premier, de rendre la liberté à la reine, qui a été enlevée et est détenue par le comte de Bothwell son ravisseur, lequel dispose de toutes les forces du royaume ; le second, de veiller à la conservation du prince ; le troisième, de poursuivre les meurtriers du roi. Les confédérés, pour atteindre à ce triple but, ont promis de sacrifier leurs vies, terres et tous leurs biens.

Les trois points indiqués— ajoute l'historien auquel nous empruntons cet extrait — n'étaient que des prétextes pour tromper le peuple ; le véritable but des conjurés, Drury l'avait révélé à Cecil deux jours auparavant ; c'était, après avoir détrôné in reine, de couronner le prince, qui n'avait pas encore dix mois, afin de pouvoir gouverner à leur gré durant les longues années de sa minorité, et s'assurer pendant ce laps de temps, les biens qu'ils avaient usurpés. Grange poursuivait ainsi :

Les lords qui se sont concertés à Stirling sont les comtes d'Argyle, Morton, Athol et Mar. Ce sont eux qui ont désiré que je vous écrivisse, afin que je puisse savoir par vous si votre souveraine consentirait à les aider. Je prie donc Votre Seigneurie de me donner une réponse prompte et nette, car en ce moment les lords sont travaillés par Du Croc, qui leur offre, au nom de son maitre, s'ils veulent suivre ses conseils, de leur fournir l'appui nécessaire pour détruire Bothwell et sa faction...

 

Il énumérait ensuite les forces de la ligue en les exagérant beaucoup pour décider la reine d'Angleterre à leur fournir des secours.

Grange terminait cette lettre, pleine d'injures et de calomnies contre Marie, par un passage qui est important, en ce qu'il révèle le rôle que jouait Murray dans cette noire intrigue.

Votre Seigneurie voudra bien, disait-il, envoyer en toute hâte ces autres lettres pour milord Moray et le presser de revenir en Normandie, afin qu'il soit à portée quand les lords auront besoin de lui[23].

 

Robert Melvil joignait ses sollicitations auprès de Cecil aux adjurations de Grange à Bedford.

Les lords, écrivait-il, sont décidés à ne point considérer leur souveraine comme jouissant de sa liberté, tant qu'elle restera en compagnie d'un meurtrier, quoi qu'il fasse pour la forcer à dire le contraire... J'apprends qu'ils ont l'intention de demander l'appui de votre maîtresse, à cause de sa proche parenté avec le roi, qui est maintenant près de Dieu... Je crois qu'il suffira d'un léger secours pour mettre la reine en liberté et punir les meurtriers ; je veux toutefois faire savoir à Votre Honneur que la France s'est offerte à entrer dans la ligue de la noblesse, à enrôler une compagnie de gens d'armes et à donner des pensions à certains nobles et gentilshommes, ce qui les tente beaucoup. Mais les plus honnêtes ont résolu et retourné le reste à leur résolution, qu'ils ne feraient rien qui pût offenser votre maîtresse, ou bien ce sera sa faute. Tous, paraît-t-il, protestants et papistes, sont animés du même zèle pour le bien de leur pays[24].

 

En présence de cette occasion unique, de ces tentations répétées, de cet agaçant épouvantail de la prétendue imminence de l'intervention française, que les correspondances de ses conseillers agitaient habilement à leurs yeux, quelle fut la double attitude de la politique Élisabeth, l'apparente et la réelle, la fausse et la vraie ?

Tout d'abord elle manifesta comme femme une prude indignation contre l'irrévérente et soldatesque âpreté des lettres de Kirkcaldy de Grange, et lui fit adresser des réprimandes à ce sujet.

Il ne convenait point à la vertu d'Élisabeth qu'un sujet pût s'exprimer avec cette rudesse, même sur les faiblesses d'une personne royale.

Elle ne se montra pas moins offusquée, en sa qualité de reine pénétrée de l'inviolabilité des droits suprêmes, de l'audace des projets des lords confédérés, osant songer à déposer leur souveraine et à couronner le fils mineur du vivant de la mère.

Bien que son égoïste orgueil ne dût jamais exposer Élisabeth aux partages qu'impose le titre d'épouse et aux sacrifices qûi font partie des devoirs de la mère, bien que son cœur desséché ne fût plus susceptible de ces dangereuses tendresses, elle aimait à réserver l'avenir, et se trouvait atteinte dans sa Propre sécurité par le mauvais exemple de ces usurpations.

Mais le tribut payé aux effarouchements d'une pudeur d'autant plus susceptible qu'elle n'était point celle de la vertu, plus modeste, et aux ombrages de cette religion du trône qu'elle exagéra, on peut le dire, jusqu'à une méfiante et implacable superstition, Élisabeth était trop ambitieuse, trop jalouse, trop positive pour ne pas se sentir irrésistiblement attirée par cette avance de la fortune, par cette occasion inespérée de se venger en l'humiliant des supériorités de Marie, d'infliger à l'influence française un décisif échec, de dominer et de diriger enfin au gré de ses desseins ces perpétuels orages de l'anarchie écossaise, que le voisinage rendait si dangereux pour elle.

Mais il fallait prévoir les vicissitudes des choses et les revirements des hommes, et profiter au besoin du succès sans se compromettre en cas d'issue moins heureuse.

Toujours prudente, patiente, avisée et fidèle à son principe de tergiversation et de temporisation, Élisabeth ne prit ostensiblement et directement aucune résolution favorable aux lords prêts à s'insurger.

Mais secrètement décidée, dès que l'occasion serait mûre et le conflit flagrant, à vertueusement déshonorer son innocente rivale, à fraternellement déposséder sa royale voisine, à exciter la guerre en Écosse au nom de la paix et à plier sous son joug, au nom de la liberté, après l'avoir entravée dans ses liens, sa turbulente aristocratie, elle prit les mesures nécessaires pour favoriser ce dessein.

Elle fit ordonner à Bedford de se rendre immédiatement à Berwick pour encourager les lords et se tenir prêt à les soutenir s'il en était besoin. En même temps Cecil leur écrivit pour les engager tous, et particulièrement ceux qui avaient signé le bond du souper d'Ainslie, à prendre les armes, s'ils ne voulaient pas être regardés comme les complices du meurtre de Darnley[25].

 

Bothwell, lui aussi, ne perdait pas de temps, et tout entier à sa proie attaché, faisait tomber, impatiemment et hâtivement, le dernier obstacle qui le séparait de Marie et du trône.

Qu'était-ce, pour un homme si peu scrupuleux, et habitué à obéir à ses passions, que dénouer légalement, au risque d'un peu de fraude et de scandale, les nœuds légitimes et récents, mais déjà bien relâchés, qui l'unissaient à Jane Gordon ?

Celle-ci, qui l'avait apprécié à sa juste valeur, ne manifestait point l'intention de demeurer malgré lui la femme d'un homme qu'elle avait épousé malgré elle.

Les conseils de son frère, les concessions lucratives par lesquelles son mari acheta son acquiescement à une séparation, surtout son maintien dans la jouissance des revenus de la seigneurie de Nether-Hales, achevèrent de disposer à la résignation une personne raisonnable — le pamphlet de Buchanan n'a pas reculé devant le ridicule de la peindre comme jalouse et inconsolable —, qui marcha au divorce d'un pas fort résolu et dont la philosophique longévité enterra encore deux maris, après avoir survécu cinquante ans au premier[26].

Le 16 avril, Bothwell ouvrit contre sa femme une instance en divorce fondée sur l'empêchement dirimant de la parenté ; le même jour, la comtesse lui répliqua par une instance dans le même but, motivée sur une cause plus plausible et moins honorable, une accusation d'adultère, dont elle ne songeait pas plus à se plaindre que Bothwell ne songeait à s'en excuser. Les deux juridictions ecclésiastiques, respectivement saisies, hâtèrent une instruction qu'aiguillonnait une mutuelle impatience, et le 3 mai la cour consistoriale d'Édimbourg, la cour consistoriale de l'archevêque de Saint-André, le 7 mai, prononcèrent le divorce au nom de la foi catholique et de la foi protestante, et mirent dos à dos deux époux enchantés de ne plus l'être.

La délivrance de Bothwell fut le signal de l'affranchissement au moins apparent de Marie. Sa séquestration cessa le 6 mai, après avoir duré depuis le 24 avril ; et toujours captive, malgré d'hypocrites simulacres d'obéissance et des hommages affectés qui ne la rendaient pas plus libre, elle fut transportée au château d'Édimbourg par celui qui, sous le masque de serviteur, la traitait en maitre.

Quand le cortège entra dans la ville, Bothwell ordonna à ses gens d'abaisser leurs piques, pour faire croire que la reine était libre. Mais au lieu de la laisser poursuivre vers Holyrood, il saisit la bride de son cheval et l'entraina vers le château, où l'artillerie salua son entrée comme si elle n'avait pas été prisonnière[27].

 

Cette répétition, qui semblait ne pouvoir être que concertée, de la scène de Foulbriggs discréditait Marie auprès de la puritaine population d'Édimbourg, qui sentait se refroidi sa pitié et son zèle, en même temps qu'elle disculpait Bothwell, dont l'oppression réelle ne paraissait qu'une fiction.

A Edimbourg comme à Dunbar, Marie demeura sans partage, sans diversion, sans secours, sous l'influence croissante d'un ombrageux tyran qui ne laissait pénétrer auprès d'elle que des complices de ses desseins.

Comment s'étonner que celle que tout le monde abandonnait, ait fini, désespérée, par se laisser aller au fil d'une inexorable destinée et par s'abandonner elle-même ?

Comment s'étonner qu'à travers les mirages d'une imagination malade et d'une vie de prison, elle ait fini par voir la liberté dans l'obéissance, l'empire réel dans la servitude apparente, son triomphe dans sa chute, son salut dans sa perte, peut-être dans son abaissement même la vengeance de tant d'ingrats abandons ?

Qui peut savoir à quelles obsessions, à quels artifices, à quelles nécessités, dut céder en gémissant, en rougissant peut-être, une femme soumise, durant quinze jours, à ce régime de captation et de domination, pendant lequel un homme capable de tout ne dut reculer devant aucun moyen d'assurer le succès et l'impunité, et d'extorquer un consentement ? Ce consentement, il fut attribué par lui-même à la puissance de sortilèges qui rendirent Marie sa dupe ; il fut attribué par d'autres, Melvil par exemple, à d'infâmes violences dont Marie ne fut que la victime.

Quoi qu'il en soit de ce triste mystère, que l'acquiescement de Marie soit tombé des lèvres seulement ou du cœur, il n'est que trop certain qu'elle le donna et accorda à Bothwell l'honneur de sa main et l'absolution de ceux de ses crimes qu'elle ne pouvait ignorer.

Écoutons-la maintenant elle-même. Elle ne pouvait éviter, sauf à l'éluder de son mieux, la nécessité de faire part aux cours de l'Europe des circonstances de cette romanesque et tragique aventure, de ce troisième mariage si précoce et si disproportionné.

Tout en faisant, par exemple dans les instructions qu'elle donna à l'évêque de Dumblane, chargé de la délicate mission de la justifier aux yeux de la cour de France, où Catherine de Médicis et le comte de Murray avaient si fort ébranlé son prestige, et l'avaient si cruellement diffamée, en ne paraissant que la plaindre, tout en faisant, disons-nous, dans ces instructions la part de justes réserves ; tout en ne voyant pas toute la vérité dans ces confidences officielles qui ne pouvaient être une confession, nous trouvons à ces aveux de Marie un accent irrésistible et infaillible de sincérité.

Ce n'est pas sans émotion qu'on voit exprimés en termes si simples des sentiments si compliqués, et que, dans cette relation, écrite sous l'œil de Bothwell, destinée à l'excuser et à faire accepter par tous, comme elle l'avait accepté elle-même, un dénouement irréparable, on devine sous ce que dit Marie tout ce qu'elle ne dit pas.

Écoutez donc ce fragment autobiographique dans quelques-unes de ses déclarations, dont la douceur a tant d'amertume, dont la résignation cache la fatigue des impuissantes résistances et peut-être le désespoir des repentirs inutiles, dont le silence même, sur certains points, murmure éloquemment l'excuse des fautes inévitables : comment eussé-je pu faire autrement ?

Elle récapitulait d'abord les fidèles services que le comte lui avait rendus pendant sa minorité, et depuis son retour en Écosse jusqu'à la mort du roi : elle continuait ainsi :

Nous pensions que sa persévérance à nous servir et son empressement à remplir tous nos ordres procédaient seulement du sentiment du devoir sans aucune arrière-pensée, puisqu'il était né notre sujet. De notre côté, nous lui faisions bon visage, bien loin de penser que ce qui n'était que notre accueil ordinaire aux nobles affectionnés à notre service pourrait l'encourager et lui inspirer la hardiesse de viser à la faveur extraordinaire de notre main. Mais lui, comme la suite l'a bien montré, profitant de tout ce qui pouvait servir son dessein, nous cachant ses intentions et le plan qu'il roulait dans sa tête, se contentait d'entretenir notre faveur par sa bonne conduite extérieure et par tous les moyens possibles. En même temps, il se mit à pratiquer les nobles secrètement pour en faire ses amis et obtenir leur adhésion à ses vues ; il y réussit tellement, sans que nous en eussions aucune connaissance, que lors de l'assemblée de nos états en parlement, il obtint un écrit revêtu de leurs signatures dans lequel non-seulement ils accordaient leur consentement à notre mariage, mais s'obligeaient à s'y employer aux dépens de leur vie et de leurs biens, à se déclarer ennemis de quiconque essayerait de la troubler ou de l'empêcher. Cette lettre, il l'obtint en donnant à entendre que tel était notre désir.

Ce point gagné, il commença de nous manifester ses intentions sur nous, et il essaya s'il pourrait, par une humble demande, obtenir notre consentement. Mais trouvant notre réponse contraire à ses désirs  il se résolut en lui-même à suivre jusqu'au bout sa bonne fortune ; et, tous respects laissés de côté, ou bien de tout perdre en une heure, ou bien d'achever l'affaire qu'il avait prise en main...

... Dans les quatre jours, trouvant l'occasion favorable lors du voyage que nous fîmes sans appareil pour aller visiter à Stirling le prince, notre cher fils, il nous attendit à notre retour sur le chemin, accompagné d'une force considérable, et nous conduisit en toute hâte à Dunbar. Comment primes-nous cette action, niais surtout combien la trouvâmes-nous étrange chez lui, qui était le dernier de nos sujets dont nous l'aurions redoutée, c'est ce qu'on imagine facilement...

 

Après avoir retracé les vains efforts pour se délivrer, dans lesquels elle s'était débattue, sans réussir à autre chose qu'à resserrer ses liens, ses appels stériles au dévouement aveugle et à la fidélité sourde, ses reproches à l'ingrat ravisseur, Marie esquissait le système de violence et de douceur 'mêlées qui avait abusé de sa bonne foi et triomphé de ses résistances :

Quant à lui, si sa manière d'agir était violente, ces paroles n'étaient que douceur ; il voulait, disait-il, nous honorer et nous servir sans jamais nous offenser. Il nous demandait pardon de la hardiesse qu'il avait eue de nous conduire à un de ses châteaux ; c'était malgré lui qu'il en était venu là, contraint à la fois par l'autour, dont l'impétuosité l'avait fait passer par-dessus le respect qu'il nous devait comme notre sujet, et par la nécessité de garantir sa propre vie...

 

Ici une admirable page, dont la vérité humaine est palpitante, et qui rappelle la scène si intimement dramatique où Desdémone écoute rêveuse, sur sa terrasse, le récit aventureux d'Othello, se sent peu à peu gagnée par la pitié à l'admiration de cette nature étrange, trouve le More de Venise moins laid à mesure qu'il devient plus éloquent, et l'aime dans son âme malgré son visage.

L'assimilation ne doit pas aller au delà de certaines analogies. Mais si Marie ne fut jamais, selon nous, séduite de cœur par le sombre Bothwell, par ce pirate héroïque, il dut exercer sur elle, surtout à ces premières entrevues où la surprise et l'illusion décuplaient son charme brutal, une certaine fascination malsaine de curiosité et de sympathie.

Alors, il se mit à nous raconter toute sa vie ; quel avait été son malheur de trouver des ennemis chez des hommes qu'il n'avait jamais offensés ; comment leur malice n'avait jamais cessé de s'attaquer à lui dans toutes les occasions, quoique injustement ; quelles calomnies avaient été répandues sur lui au sujet de l'odieux attentat perpétré sur la personne du feu roi notre époux ; qu'il lui était impossible de se sauver des complots de ses ennemis... ; qu'il était donc dans cette malheureuse position de ne se trouver en sûreté qu'autant qu'il serait certain de conserver notre faveur sans altération ; qu'il ne croyait pas pouvoir y compter à moins qu'il ne nous plût de lui faire l'honneur de le prendre pour époux, protestant toujours qu'il ne prétendrait pas à d'autre souveraineté que de nous servir et de nous obéir comme par le passé, tous les jours de notre vie ; avec tout cela le langage le plus honnête que l'on puisse employer en pareil cas...

..... Nous voyant en sa puissance, séquestrée de la présence de nos serviteurs et des autres à qui nous aurions pu demander conseil, que dis-je ? voyant que ceux sur les conseils et la fidélité desquels nous nous étions toujours reposée, dont la force était le soutien de notre autorité, sans lesquels il est vrai de dire que nous ne sommes rien — car qu'est-ce qu'un prince sans son peuple ? — voyant que ceux-là avaient cédé d'avance à son ambition, et qu'ainsi nous lui étions abandonnée seule pour être sa proie, nous avions beau réfléchir en nous-même, il ne nous était pas possible de trouver une issue. Et il ne nous laissait guère le temps de méditer, nous harcelant sans relâche de son incessante et fâcheuse recherche.

..... A la fin, quand nous vîmes qu'il n'y avait pas d'espoir de sortir de ses mains, que pas un homme en Écosse ne remuait pour nous délivrer... alors il nous fallut bien modérer notre déplaisir et commencer de songer à ce qu'il nous proposait.

Nous voulûmes bien nous rappeler les services qu'il nous avait rendus auparavant et qu'il offrait de continuer ; l'éloignement de nos peuples pour un étranger qui ne connaitrait pas nos lois et nos coutumes ; leur disposition à ne pas souffrir longtemps que nous restassions sans époux ; les factions qui tiennent ce royaume divisé, l'impossibilité de maintenir l'ordre, si notre autorité n'est pas soutenue et rehaussée par l'appui d'un homme qui se charge de faire respecter la justice et de réprimer l'insolence des rebelles, labeur auquel nous ne pouvons pas suffire davantage de notre propre personne, fatiguée et presque brisée que nous sommes par les désordres et les rébellions toujours renaissantes contre nous depuis notre retour en Écosse ; considérant que parmi nos sujets il n'y avait personne qui, pour la réputation de sa maison, le mérite personnel, sagesse, vaillance et autres bonnes qualités, pût être préféré ou même comparé à celui que nous avons pris, nous consentîmes à ratifier le vœu de nos propres états, qui, comme nous venons de le dire, avaient déjà déclaré ce qu'ils désiraient.

..... Après qu'il nous eut amenée par ce moyen et beaucoup d'autres à incliner vers ses projets, il nous extorqua en partie et en partie obtint de nous la promesse de le prendre pour époux ; et cependant, peu satisfait encore, craignant toujours quelque changement, il ne voulut pas se rendre aux très-justes raisons que nous lui alléguions pour retarder l'accomplissement du mariage, comme il eût été très-raisonnable, afin que nous pussions le communiquer au roi, à la reine, à notre oncle et à nos autres amis.

Mais de même que par un coup d'audace en commençant il avait gagné le premier point, de même il n'eut pas de repos que par persuasion et importunité accompagnées de violences, il nous eût obligée d'achever l'œuvre dans le temps et de la manière qu'il jugeait le plus utile à ses desseins. Sur tout cela, nous ne pouvons dissimuler qu'il ne nous a pas traitée comme nous l'aurions souhaité, et comme nous l'aurions mérité de sa part. Il était plus pressé de satisfaire ceux au consentement préalable desquels il attribue le succès de ses plans, quoiqu'il ait trompé à la fois eux et nous, que de regarder à notre propre satisfaction et de penser ce qui nous convenait quant à la religion dans laquelle nous avons été nourrie, et que nous n'entendons pas quitter jamais ni pour lui, ni pour qui que ce soit au monde...[28]

 

Certes, cette relation authentique, trop négligée par des historiens qui ont préféré accorder à des documents apocryphes une créance qui frise la crédulité, cette relation, confirmée d'ailleurs, dans ses affirmations essentielles, par le témoignage du parlement de décembre 1567 et les correspondances anglaises elles-mêmes, est la version exacte, adoucie en plaidoyer, des événements dont la pente irrésistible, vertigineuse entraîna Marie à une chute, qui ne parut pas corn-piétement imméritée.

C'est une version atténuée, car Bothwell, placé derrière Marie, dut lire au sortir de sa plume, connaître du moins, de gré ou de force, une lettre de cette importance, datée des premiers jours de sa tyrannie domestique et de son empire définitif. Mais cette relation est fidèle et sincère, car elle ne le flattait pas et il ne la contredit pas.

Marie ne pouvait rendre aux autres un compte exact de cette influence, plus forte que sa volonté, et dont la victoire la laissait encore toute troublée.

Elle ne s'en rendait pas compte elle-même, et dut plus d'une fois songer à l'expliquer, comme la légende contemporaine, par une sorte d'ensorcellement.

Elle ne dit pas tout, car à défaut d'autre sentiment, un scrupule de dignité devait l'empêcher de discréditer celui qu'elle voulait faire accepter par les autres, après l'avoir subi, et l'empêcher de s'abaisser elle-même en abaissant l'objet d'un choix volontaire en apparence, si peu qu'il le fût en réalité. Pour se défendre décemment, il ne faut point trop accuser, et elle avait trop d'esprit, de délicatesse et de tact pour tomber dans un excès contraire à son but. Car qui veut trop prouver ne prouve rien. Il est d'ailleurs des choses d'intimité et de conscience sur lesquelles une femme et une reine ne peut et ne doit point livrer à une cour étrangère et prévenue un secret qui n'appartient qu'à Dieu.

Mais à travers certaines contraintes et certaines réticences inévitables, on sent partout circuler dans ce récit, contenu et frémissant à la fois, tracé par Marie sous l'impression toute chaude encore des événements, un souffle incontestable de naïveté et de sincérité. Elle n'y dit point la vérité tout entière, mais tout ce qu'elle y dit est la vérité.

Désormais le drame se précipite sans obstacle. Marie, après avoir épuisé toute défense possible, devient passive, et marche sans révolte à l'inévitable dénouement, dissimulant les impuissantes craintes et les inutiles regrets qui lui rongent le cœur et bientôt ravageront son visage. Il n'y a plus qu'à conduire le vainqueur au triomphe et la victime à l'autel.

Dès le 8 mai, le comte requit l'Église réformée de publier les bans de son nouveau mariage à la cathédrale de Saint-Gilles. Sur le refus du lecteur, John Cairnes, il envoya Thomas Hepburn porter injonction au ministre John Craig de faire lui-même les publications. Celui-ci ayant demandé s'il avait un ordre écrit de la reine, et le messager ayant répondu que non, il déclara qu'il ne ferait rien sans cela, d'autant plus que le bruit public accusait le comte d'avoir enlevé la reine et de la retenir prisonnière. Mais le 9, arriva le clerc de justice, sir John Bellenden, porteur d'un écrit signé de Marie, où il était dit qu'à la vérité elle avait été enlevée, mais qu'elle n'était pas prisonnière, et qu'il était ordonné au ministre de publier les bans. L'Église réformée d'Édimbourg, après une longue discussion, rendit une décision conforme. Le courageux ministre protesta néanmoins qu'il n'approuvait ni ne célébrerait ce mariage, et qu'il se bornerait à faire connaitre aux fidèles la volonté de la reine. Il demanda même à être admis dans le conseil privé et là, en présence de Bothwell et contre lui, il déduisit ses motifs d'opposition : la loi sur l'adultère, la règle de l'Église, la loi sur le rapt, le soupçon de collusion entre lui et sa femme, la précipitation du divorce, les publications dans les quatre jours — après le divorce —, enfin le soupçon sur le meurtre du roi, que ce mariage confirmerait[29]...

 

Malgré la violence connue de Bothwell, qui se modéra cette fois politiquement en présence d'une contradiction qu'il valait mieux apaiser que heurter, cette orageuse entrevue s'en tint aux éclairs, et le digne émule de Knox se sentit désarmé pour ainsi dire par la tolérance inattendue d'un homme décidé à ne pas gâter son rôle, à ne pas offenser l'Église, et à triompher par la douceur de scrupules de forme,. sauf à obtenir au besoin le fond par la force.

Il n'en eut pas besoin. John Craig renouvela ses protestations, mais passa outre au mariage.

Le dimanche suivant (11 mai) John Craig obéit à l'ordre de faire les publications, mais en pleine église, congrégation assemblée, il déclara ce qu'il avait fait : Je prends le ciel et la terre à témoins, ajouta-t-il, que j'abhorre et déteste ce mariage parce qu'il est odieux et scandaleux aux yeux du monde. Puisque la meilleure partie de ce royaume l'approuve, soit, par les flatteries, soit par le silence, j'exhorte les fidèles à prier ardemment pour que Dieu tourne au bien du royaume ce projet contraire également à la raison et à la conscience[30].

 

Cette protestation unique et qui ne précisait pas les griefs, pouvait parfaitement passer pour une explosion de la haine de parti, parlant, comme elle l'a fait plus d'une fois, le langage de la religion ; aussi, elle ne souleva que de faibles et de rares échos. Aucun ne parvint aux oreilles de Marie, et il y a loin de cet assentiment tacite de toute une population, — soit que la nouveauté, si hardie qu'elle fût, tentât ses espérances, soit que la fibre nationale fût agréablement chatouillée par le choix d'un seigneur écossais, et que sur ce point le peuple se sentit gagné aux sympathies aristocratiques, — il y a loin de ce silence, plus favorable que désapprobateur, à cette clameur de la réprobation universelle, dont parlent hyperboliquement des historiens habitués à discipliner les faits à une certaine moralité puritaine qu'ils n'ont pas toujours d'eux-mêmes.

Marie put donc croire jusqu'au bout à cette raison d'État, à ce désir unanime de la noblesse manifesté par le bond d'Ainslie, à toutes ces circonstances qui avaient dominé des répugnances qu'elle ne trouvait qu'en elle et qu'elle sacrifiait au bien commun.

On ne peut expliquer que par cette continuité d'illusion la docilité triste, niais résignée avec laquelle elle suivit au Tolbooth, devant la cour de session, cour suprême du royaume, grossie ce jour-là d'un grand nombre de membres de la noblesse et du clergé, un fiancé qui, malgré son audace et son cortège d'amis, eût été arrêté ou massacré indubitablement, si la reine, racontant son supplice, en eût demandé la vengeance.

Marie, au contraire, dans un costume de deuil et avec un visage attristé qu'expliquaient trop bien les vicissitudes qu'elle avait traversées depuis un récent, veuvage, mais d'une voix ferme et d'un geste libre, proclama le rétablissement du cours de la justice, que les lords avaient suspendu pendant sa captivité. Elle déclara pardonner à Bothwell l'attentat commis contre sa personne en raison de sa bonne conduite depuis l'enlèvement, de ses services dans le passé et dans l'avenir. Elle accorda la même amnistie plénière à ses complices. Elle annonça enfin son intention d'élever son futur mari à des dignités en rapport, avec la faveur suprême qu'elle allait lui accorder.

Au sortir du Tolbooth, Bothwell ramena la reine au palais d'Holyrood où il l'avait réinstallée la veille. Le soir, elle le créa solennellement duc des Orcades, et seigneur des Shetland.

Le 14 mai fut signé le contrat de mariage.

Cependant le pardon accordé à Bothwell et à ceux qui avaient joué un rôle dans l'enlèvement ne rassurait pas les signataires du bond d'Ainslie, tant il est vrai que c'était ce bond qui avait engendré l'enlèvement. Ils sollicitèrent et obtinrent le 14 mai un pardon en forme... Auraient-ils pris cette précaution, si la reine avait gratifié Bothwell de son fameux warrant lors du souper d'Ainslie ?

 

Le lendemain 15 mai 1567, à quatre heures du matin, Adam Bothwell, évêque protestant des Orcades, assisté de John Craig, célébra, suivant le rite réformé, non dans la chapelle du palais, mais dans la salle du conseil privé à Holyrood ce mariage funeste, triomphe de la nécessité sur des répugnances dont Marie portait, dans la pâleur de son visage, dans le deuil de ses habits, dans celui de son cœur, le douloureux sacrifice.

La moindre de toutes ces concessions, qu'elle se reprochait déjà comme une faute, n'avait pas été sa renonciation, exigée par Bothwell, à la célébration antérieure, suivant le rite catholique, d'une union qui, exclusivement protestante, la rendait, pour ainsi dire, complice de l'hérésie ; et elle en voyait le blâme dans l'absence de l'ambassadeur de France, Du Croc, qui avait persisté à refuser aux instances de Bothwell un satisfaction contraire à son opinion personnelle et aux instructions de sa cour.

En revanche, un nombre de seigneurs et de prélats très-suffisant pour représenter le consentement aristocratique figurait à la cérémonie, où l'on remarquait les comtes de Crawfort, de Huntly et de Sutherland, l'abbé d'Arbroath, les lords Oliphant, Fleming, Levingston, Glammis, Boyd, l'archevêque de Saint-André, les évêques de Dumblane, de Ross, d'Orkney et plusieurs gentilshommes de distinction.

Ces tristes noces furent d'ailleurs sans joie comme sans amour, sans présents, sans festin, sans bal, ni aucune des réjouissances et des libéralités habituelles. Le peuple s'en étonna, s'en irrita, et bouda, par un placard ironique, la reine qui semblait cacher comme une faute ce mariage de raison succédant, pour n'être pas plus heureux, à deux mariages d'inclination.

Ces mécontentements populaires ou plutôt ces haines religieuses et ces jalousies aristocratiques plus savantes, qui profitaient de toute occasion de critiquer et de diffamer Marie, trouvèrent une formule vraiment insultante et vengeresse dans une boutade d'Ovide, qui devait être une trop prophétique épigramme. Le 16 mai, on trouva inscrit sur la porte du palais, d'une main déguisée, ce vers :

Mense malas maïo nubere vulgus ait[31].

 

 

 



[1] Wiesener, p. 272.

[2] Mignet, t. I, p. 280.

[3] Wiesener, p. 273.

[4] Wiesener, p. 287.

[5] Wiesener, p. 295.

[6] Wiesener, p. 291.

[7] Wiesener, p. 299.

[8] Wiesener, p. 302-303.

[9] Wiesener, p. 304.

[10] Wiesener, p. 311-312.

[11] Wiesener, p. 313.

[12] Wiesener, p. 314.

[13] Wiesener, p. 320.

[14] Wiesener, p. 320-321.

[15] Wiesener, p. 355.

[16] Wiesener, p. 357.

[17] Wiesener, p. 358.

[18] Wiesener, p. 356.

[19] Histoire de Marie Stuart, par Jules Gauthier, 1869, t. II, p. 42-43. — Wiesener, p. 357.

[20] Jules Gauthier, t. II, p. 45.

[21] Wiesener, p. 558-359.

[22] Jules Gauthier, t. II, p. 44.

[23] Jules Gauthier, t. II, p. 46-47.

[24] Jules Gauthier, t. II, p. 47-48.

[25] Jules Gauthier, p. 11, 49.

[26] Wiesener, p. 289.290, d'après miss Strickland.

[27] J. Gauthier, t. II, p. 49-50.

[28] Recueil Labanoff, t. II, p. 31-44. — Wiesener, p. 335 et 361.

[29] Wiesener, p. 371.

[30] Wiesener, p. 372.

[31] C'est-à-dire : Ce sont les méchantes, dit-on, qui se marient au mois de mai.