FRANÇOIS Ier

 

LIVRE DEUXIÈME. — LE ROI ARTISTE - 1525-1547

CHAPITRE PREMIER. — MADRID.

 

 

Le désastre de Pavie, subi par François Ier dans la trentième année de son âge, la dixième de son règne, marque exactement, à notre sens, la seconde moitié de son histoire : c'est la fin de la jeunesse, dont la dernière fleur se flétrira en prison, c'est la fin de cet imperturbable bonheur qui faisait de François Ier l'enfant gâté de la fortune.

Comme ces printemps brusquement clos par le coup de tonnerre d'un orageux été, la vie de notre héros entre par un malheur dans la virilité. Ce malheur, le plus imprévu, le plus douloureux de tous, puisqu'il le frappe dans la passion la plus vivace de son esprit et de son cœur, dans sa passion pour l'Italie, achèvera l'éducation morale du roi, consommera son expérience. Il rira encore ; mais sa joie gardera toujours une ombre de mélancolie. C'est en Espagne qu'il sera initié à l'adversité. Quand il la quittera, il sera complet, puisqu'on ne l'est jamais tant qu'on n'a pas été malheureux. Après avoir réfléchi et rêvé pendant les longues solitudes de la captivité qui le feront poète, comme son grand oncle Charles d'Orléans, et lui dicteront plus d'un vers charmant ; après avoir mêlé les souvenirs et les images de la Renaissance italienne et de la Renaissance espagnole, il reviendra en France non plus seulement tel que nous l'avons connu, mais tel qu'il nous demeure à connaitre.

Le roi chevalier, si cruellement désabusé de ses belles illusions, de ses généreuses et funestes chimères, sera aussi et surtout désormais le roi artiste, le roi que les bonheurs de la plume ont consolé des revers de l'épée, le roi que la Muse a visité, le roi dont la poésie a épuré le goût, dont les voyages ont éveillé le sens critique, le roi sérieux de l'histoire après le roi aventureux du roman, le roi de Fontainebleau après celui de Chambord, le roi à jamais gagné par une longue privation aux charmes des conversations spirituelles et savantes, et auquel les lettres et les arts vont devoir la protection active d'un dilettante couronné, fatigué de tous les plaisirs, dégoûté de toutes les gloires, excepté des plaisirs et des gloires de cette protection.

Il nous demeure, après ces réflexions préliminaires, qui ont pour but de justifier d'avance le titre donné à notre seconde partie, à retracer en quelques traits caractéristiques l'histoire de la captivité de François Ier.

Cette captivité n'était pas un malheur seulement pour le roi, soumis à une de ces épreuves qui abattent les faibles, mais retrempent les forts ; c'était une calamité pire pour le royaume, abandonné sans chef à la direction d'une femme demeurée, au milieu de difficultés qui rappelaient les suites du désastre de Poitiers et de la captivité du roi Jean (1356), la gardienne des droits de l'absent et à son défaut des droits de ses trois enfants, dont l'acné avait à peine huit ans. Le roi d'Angleterre, l'empereur Charles-Quint, partageant les impatiences vengeresses du duc de Bourbon, voudraient-ils épuiser l'occasion, et profiter, pour écraser à jamais la France, de cette faible tutelle d'une femme aux prises, sans argent et sans troupes, avec la double menace d'un soulèvement intérieur et d'une invasion étrangère ?

La nouvelle du succès inespéré de ses armes surprit d'abord Charles-Quint plus qu'elle ne l'enivra. Il l'accueillit, la première émotion passée, avec une modestie et une dévotion qui n'empêchèrent pas ce prince politique de poursuivre, non sans une âpreté parfois brutale, les avantages de sa victoire.

Pendant qu'il délibérait sur les conditions qu'il imposerait à son royal prisonnier, l'implacable duc de Bourbon, tout entier à l'ambition et à la vengeance, s'efforçait de ménage r à une entreprise contre la France l'appui ou tout au moins les subsides d'Henri VIII. Ses demandes et ses projets trouvèrent d'abord le roi d'Angleterre et son ministre le cardinal Wolsey fort refroidis à l'égard de Charles-Quint, auquel ils reprochaient de n'avoir tenu aucun de ses engagements et de ne les avoir associés à ses desseins que pour garder le profit en leur laissant les charges d'une décevante alliance.

Henri VIII, toujours ombrageux et jaloux, n'était pas d'ailleurs sans être offusqué par l'éclat de succès qui permettaient à Charles-Quint d'aspirer à la monarchie universelle. Il n'avait pas combattu le vainqueur de Marignan pour faire docilement et aveuglément les affaires de son rival. Antérieurement même à ce désastre, des négociations avaient été ouvertes entre la régente et le cardinal, qui n'avaient avorté que par suite des trop grandes exigences de l'Angleterre.

Quand la nouvelle de la victoire de Pavie arriva en Angleterre, Henri VIII, moins sensible encore à l'envie qu'à l'intérêt, songea à en profiter et réclama le prix de son concours. Offrant de contribuer par son or et par ses armes à un plan d'invasion combinée de la France et de l'Italie qui les conduirait l'un à Rome pour y recevoir la couronne impériale, l'autre à Paris pour y ceindre la couronne de France, Henri 'VIII se réservait ce qui resterait du royaume, la Bourgogne, la Provence et le Languedoc une fois rendus à Charles-Quint, et le Dauphiné accordé au duc de Bourbon pour agrandir ses États héréditaires ; enfin Charles-Quint épouserait à Paris la fille de son allié.

Tel était le plan dont Henri VIII ne se dissimulait pas les chimériques hardiesses, et qu'il se montrait disposé à réduire. au cas où l'Empereur le rebuterait dans cette étendue, à l'acquisition des duchés de Normandie, de Gascogne, de Guyenne, d'Anjou, de Poitou, de Maine et de Bretagne. On abandonnerait le reste à François Ier, abaissé à la vassalité d'une souveraineté secondaire.

Ces propositions d'une ambition effrénée donnèrent à réfléchir à Charles-Quint et firent plus auprès de lui pour la cause de François Ier que des propositions modérées. Repoussant l'avis des partisans de la guerre à outrance, l'Empereur se rangea aux conseils de son chancelier Mercurin de Gattinara, qui le dissuadait de demander à une onéreuse continuation de la guerre les avantages que suffisait à lui assurer un traité de paix.

Gattinara, comme il le montra bientôt, n'était point mil par des considérations favorables à François Ier, mais il pensait avec raison qu'il valait mieux l'affaiblir saris l'accabler que de céder aux exigences de Henri VIII, allié brouillon, qui pouvait devenir un voisin gênant.

Charles-Quint projeta donc de traiter avec son royal captif en lui imposant les conditions les plus dures qu'il prit accepter, et d'éluder, sans le froisser, les propositions d'Henri VIII. Beaurain fut envoyé par lui en Italie avec mission de faire acquiescer François Ier aux stipulations suivantes, comme prix de la paix et de la liberté : restitution du duché de Bourgogne ; cession des comtés d'Auxerre, de Mâcon, de la vicomté d'Auxonne, du ressort de Saint-Laurent, de la seigneurie de Bar-sur-Aube, de la ville de Thérouanne, de la ville et du château de Hesdin ; renonciation à ses droits de suzeraineté sur la Flandre et l'Artois, à ses prétentions sur le royaume de Naples, le duché de Milan, le comté d'Asti, la seigneurie de Gênes ; abandon de la Provence au duc de Bourbon pour la réunir à ses États héréditaires et en former avec eux un royaume indépendant ; ses complices devaient rentrer dans leurs biens et leur liberté ; le prince d'Orange devait être remis en possession de sa principauté confisquée. Le roi de France se chargeait de désintéresser Henri VIII de toutes ses réclamations territoriales ou pécuniaires. Il devait faire ratifier le traité — avant de sortir de prison — par les états du royaume qui en jureraient la perpétuelle observation, le faire enregistrer par ses parlements, et le consacrer, aussitôt devenu libre, par une sanction solennelle.

Ces conditions étaient offertes à François Ier sous la menace, à défaut d'acceptation, d'une exécution militaire de son royaume, au moyen d'une double invasion combinée entre l'Empereur et ses alliés.

En apprenant la défaite et la captivité de son fils, Louise de Savoie, femme énergiquement trempée, fit bientôt trêve à ses afflictions maternelles pour se consacrer à ses devoirs de régente. Elle ne perdit point le cœur, comme elle le dit elle-même, ni la tête. Elle annonça l'événement dans des termes de nature à le faire accepter comme un malheur public. Elle appela près d'elle les princes et seigneurs du sang, les gouverneurs des provinces, les délégués des parlements et quelques notables personnages de Paris pour s'éclairer de leurs avis, et elle adjoignit ce conseil à ses ministres, le trésorier Florimond Robertet et le chancelier Antoine Du Prat.

Le royaume la seconda avec un accord tout à fait inusité et par un patriotisme jusqu'alors inconnu dans des circonstances semblables. Il fut ému sans être découragé, et l'agitation ne le jeta point dans la désobéissance. Pour la première fois, la royauté affaiblie obtint la fidélité qui ne s'accordait auparavant qu'a la royauté puissante. La France, unie et soumise, ressemblait à une vraie nation qui seule pense, agit avec ensemble, et que la vue de l'intérêt public conduit à des résolutions communes.... La capitale donna l'impulsion au royaume[1]...

Le Parlement de Paris prit l'initiative du mouvement de préservation et de défense, dont la direction fut confiée à une assemblée publique composée, avec plusieurs de ses membres, des députés de la cour des comptes, de ceux de l'Église et de la municipalité de Paris, qui tint ses séances au Palais de justice. L'archevêque d'Aix, gouverneur de Paris, le seigneur de Montmorency, père du maréchal et le plus puissant feudataire de l'He-de-France, s'y rendirent, et on prit de concert les mesures de sûreté publique indiquées par les circonstances. Les portes de la capitale furent fermées, ses murs réparés, le cours de la Seine surveillé, la garde bourgeoise mise sur pied. A l'Hôtel de ville siégeait une assemblée composée du prévôt des marchands, des quatre échevins, des vingt-quatre conseillers et d'un certain nombre de notables élus par quartier, qui se chargea de l'exécution des mesures délibérées au Palais de justice. La Normandie s'associa à ces dispositions, et ses notables, après avoir pourvu, de concert avec le grand sénéchal, à la sûreté de la ville de Rouen et des frontières du duché, envoyèrent des députés au Parlement de Paris pour l'assurer de leur concours dévoué à l'œuvre patriotique dont il avait pris la direction.

Traversant la capitale pour se rendre à Lyon auprès de la régente demeurée dans cette ville pour y rallier les débris de l'armée d'Italie et s'y tenir plus à portée de son fils, le prince que la trahison et la déchéance du connétable faisaient chef de la maison de Bourbon, et que la mort du duc d'Alençon allait rendre le premier prince du sang, le duc de Vendôme, n'eut qu'à louer et qu'à féliciter les Parisiens de leur zèle et de leur fidélité.

De son côté la régente employait à Lyon activement et habilement son temps. Elle faisait des débris de l'armée d'Italie le noyau d'une armée d'observation et de protection de la frontière. Elle pourvoyait par des envois de garnisons à la sûreté de quelques villes plus particulièrement menacées en cas d'invasion. Elle envoyait le comte de Guise mettre la Bourgogne et la Champagne en état de défense, comme le duc de Vendôme l'avait fait pour la Picardie. Elle payait exactement la solde des troupes ; elle réglait l'arriéré dû aux cantons suisses et se ménageait leurs renforts. Elle n'hésitait pas même, suivant la trace d'une première négociation ouverte antérieurement par François Ier, à invoquer l'appui du sultan Soliman II.

Une fois ces devoirs remplis, ces précautions prises, Louise de Savoie consacra à la délivrance du roi le zèle qu'avait d'abord réclamé le salut du royaume. M. de Beaurain venait d'arriver à Lyon apportant à la régente une réponse sèche et froide de l'Empereur à la lettre touchante qu'elle lui avait adressée par l'intermédiaire du commandeur Penasola, émissaire du roi de Naples, dont elle avait consenti à abréger le voyage en autorisant son passage par la France. Les conditions mises à la paix et à la délivrance du roi par Charles-Quint, qu'elle avait en vain essayé d'attendrir, lui parurent, ainsi qu'à son conseil, d'une rigueur inacceptable. Elle les repoussa fièrement, déclarant que, prête à tous les sacrifices pour acheter la délivrance du roi au prix d'une rançon royale, elle ne pouvait consentit, pressentant en cela sa pleine approbation, à ce qu'un résultat si désiré contât quoi que ce fût à l'honneur et à l'intégrité de la France.

L'assaut livré à la conscience du roi prisonnier, quoique repoussé par lui dans les termes plus modérés et plus conciliants que lui imposait sa situation, ne fut pas plus heureux. Soumis à la plus étroite surveillance par le capitaine Alarcon et ses arquebusiers dans la forteresse de Pizzighettone sur l'Adda, entre Pavie et Crémone, respectueusement mais sévèrement gardé, François Ier, cédant à la réaction amollissante qui suit toutes les grandes débauches d'action, languissait dans une mélancolie qui n'était pas complètement oisive, car elle lui dictait des vers où les regrets du passé l'emportaient sur les espérances de l'avenir. Sans autre distraction que quelques parties de paume, il adressait à sa mère, à sa sœur, à la dame de ses pensées des sonnets, des rondeaux, des épîtres, dignes d'un bon élève de Clément Marot, dans lesquels un tour spontané et heureux prévaut parfois sur l'inexpérience de formes archaïques, et où, à travers les subtilités et les afféteries de l'art poétique de son temps, coule par filets intermittents une veine naïve, claire comme son esprit, chaude comme son cœur.

Les premières nouvelles qui lui vinrent du dehors lui furent apportées par une visite du nonce du pape Clément VIII, porteur d'une lettre consolatrice du souverain pontife, qui n'eût pas mieux demandé que de jouer le rôle de médiateur, mais qui le trouvait encore trop ingrat pour le tenter.

En effet, quelques jours après cette visite qui laissa le roi, contrairement à son but, attristé, agité et traduisant par son costume couleur de cendre le deuil de ses pensées, arrivèrent le vice-roi de Naples et le duc de Bourbon, accompagnant Beaurain, porteur des conditions que Charles-Quint n'avait pas stipulées, ainsi qu'il en avait été prié par son prisonnier, d'un cœur d'empereur qui désirait plutôt se faire honneur que lui faire honte.

François Ier, informé de l'énergique attitude prise par sa mère et du dévouement patriotique de ses sujets, les en avait remerciés par une lettre où il les appelait ses amis, et protestait de sa résolution de demeurer digne d'eux. Comme pour mon honneur et celui de la nation, leur disait-il avec une véritable éloquence, j'ai plutôt élu l'honnête prison que la honteuse fuite, soyez sûrs qu'il ne sera jamais dit que si je n'ai été si heureux de faire le bien de mon royaume, pour envie d'être délivré, j'y fasse mal. Cependant, voulant espérer que les propositions qui lui étaient faites n'avaient pas le caractère définitif d'un ultimatum, le roi ne s'était pas refusé à les examiner et à exprimer sur chacune d'elles un avis motivé.

Veuf, depuis le 25 ou le 28 juillet 1525, de la reine Claude sa femme, il ne repoussait pas l'idée de chercher dans son union avec la reine Éléonore de Portugal, sœur de Charles-Quint, un gage de paix et d'alliance. Ce qui répugnait le plus au roi, dans le traité proposé, c'était évidemment la cession de la Bourgogne. Pour éluder cette dure condition, il proposa de reconnaître cette province comme dot de la reine Éléonore, avec héritage assuré aux enfants mâles qui proviendraient de ce mariage. Au cas où la reine mourrait sans enfants mâles, la Bourgogne reviendrait au second fils de l'Empereur ; à défaut au second fils du roi, qui épouserait une fille de l'Empereur. Toutes ces combinaisons trahissaient plus encore le désir d'échapper à la plus dure clause du pacte offert que celui de l'adoucir.

Pour le surplus, le roi se montrait assez accommodant. Il consentait à renoncer au duché de Milan, à l'État de Gènes, au royaume de Naples, à la pension de 100.000 ducats, constituée en sa faveur sur ce royaume et à ses arrérages, à la suzeraineté de la Flandre et de l'Artois. Il se résignait à restituer Hesdin et à abandonner toute prétention sur Tournai. Il se chargeait d'acquitter les engagements pécuniaires de Charles-Quint envers Henri VIII. Il admettait la réintégration du duc de Bourbon dans ses États, charges, offices, pensions. Il offrait de lui donner en mariage la princesse Renée, fille de Louis XII. Il lui permettait de poursuivre en justice le droit qu'il prétendait avoir sur le comté de Provence, et lui assurait, à son défaut, le commandement de l'armée qu'il enverrait au secours de l'Empereur, pour seconder ses entreprises en Allemagne, en Italie, et sa résistance aux agressions des Turcs.

Ces propositions dans lesquelles, faisant abnégation de ses ressentiments personnels, jusqu'au point de tout rendre au duc de Bourbon, excepté sa confiance, François Ier avait effacé autant que possible l'homme devant le roi, furent appuyées vivement par Lannoy, communiquées par don Ugo de Moncada, prieur de Messine, échangé avec le maréchal Anne de Montmorency, à la régente qui les trouva excessives, puis portées à Charles-Quint qui les jugea insuffisantes.

La guerre allait donc continuer si l'Empereur parvenait à trouver les ressources qui lui étaient nécessaires pour cela, et à conserver à une invasion en France le concours pécuniaire et armé de l'Angleterre. Mais il avait trop compté sur la docilité et la complaisance d'Henri VIII, qui, offensé par la nouvelle du prochain mariage de l'Empereur avec l'infante de Portugal, au mépris de ses engagements antérieurs avec la princesse d'Angleterre, refusa de continuer ce jeu de dupe, où tous les profits étaient pour son allié et toutes les charges pour lui.

Avec l'insuccès de ces négociations coïncida le changement de résidence du roi prisonnier, qu'on ne trouva pas assez en sûreté à Pizzighettone. Le 18 mai 1521, il quitta cette forteresse, après trois mois de séjour, pour Gênes, d'où il devait être transféré au Château-Neuf de Naples.

François Ier se plaignit avec amertume d'un changement de prison dangereux pour sa santé, à laquelle l'air de la mer n'était pas favorable. Il essaya d'y échapper par une tentative d'évasion concertée avec l'aide de la flotte française, plus nombreuse que celle de l'Espagne, et à laquelle il renonça par prudence avant tout commencement d'exécution.

Mais ces projets, qu'il n'ignora pas entièrement, eurent pour résultat d'inquiéter tellement le vice-roi sur sa responsabilité, qu'il se prêta volontiers, à titre d'accommodement, au désir exprimé par le roi d'essayer de la suprême ressource d'une entrevue directe avec Charles-Quint.

Ce changement d'itinéraire fut secrètement résolu, et brusquement exécuté, au grand mécontentement du duc de Bourbon et du marquis de Pescaire. Le 10 juin, le vice-roi et son prisonnier, en vertu d'un accord conclu à Porto-Fino, avec le maréchal de Montmorency, firent voiles vers l'Espagne en toute sécurité, car c'est sur des vaisseaux français, montés par (les soldats espagnols, que s'accomplissait le voyage.

Entré dans le port de Palamos le 17, le roi arriva le 19 juin à Barcelone, où il reçut, avec les hommages dus à son rang, ceux qu'inspiraient à une nation chevaleresque l'admiration pour son courage et la pitié pour son malheur. Ces sentiments furent exprimés d'une façon touchante par une députation de vingt-deux des dames les plus considérables du pays, qui vinrent en grand cortège, sous la conduite de la comtesse de Palamos, dora Isabelle de Requesens, veuve de don Ramon de Cardona, ancien vice-roi de Naples, et de doua Juana de Requesens, femme de don Pedro de Cardona, gouverneur de Catalogne, visiter le roi prisonnier.

A Valence comme à Barcelone, François Ier reçut, au milieu de témoignages unanimes de la sympathie populaire, les honneurs royaux, et il put goûter à Benisano, château de plaisance du gouverneur, le plaisir de la chasse.

Charles-Quint reçut à Tolède la nouvelle imprévue et commentée par des lettres irritées du duc de Bourbon et de Pescaire, de l'arrivée de son prisonnier. Le vice-roi de Naples, qui jugea opportun de venir expliquer lui-même les motifs de sa résolution, trouva à la cour le maréchal de Montmorency, envoyé à l'Empereur par François Ier, pour solliciter de lui une entrevue, une trêve qui permettrait à l'archevêque d'Embrun et à Jean de Selve, premier président du Parlement de Paris, munis des pouvoirs de la régente sa mère, de conférer avec ses conseillers sur les conditions de la paix, enfin, un sauf-conduit pour la duchesse d'Alençon, sa sœur, dont la présence le consolerait et donnes talents ne nuiraient point au succès des négociations.

Charles-Quint, après avoir entendu l'avis de Lannoy, accorda la trêve de six mois nécessaire aux conférences, le sauf-conduit pour la duchesse d'Alençon ; mais, se méfiant de lui et ne voulant pas s'exposer à subir le charme du roi, ou à froisser ses susceptibilités, il éluda la proposition d'entrevue, ne voulant avoir affaire à l'homme que lorsqu'il en aurait terminé avec le roi !

Par ses ordres, François Ier fut conduit au château de Madrid, situé à huit lieues de Tolède. Il y arriva le 17 août sous la garde d'Alarcon, après avoir reçu durant son voyage des hommages solennels, avoir assisté à Guadalayarra aux fêtes magnifiques que lui offrit le duc de l'Infantado et avoir été complimenté à Alcala par les dignitaires de la célèbre université de cette ville, qui ne comptait pas moins de onze mille étudiants immatriculés.

François Ier fut d'abord enfermé dans la tour carrée de los Lujanes, ainsi nommée parce qu'elle appartenait à don Fernando Lujon. Elle avait été choisie comme la plus forte des tours qui flanquaient l'enceinte de Madrid. François Ier n'y resta pas longtemps. L'Alcazar, destiné à lui servir de demeure, étant pet à le recevoir, il y fut conduit et établi. Le donjon où il devait passer tant de mois dans les tristesses de la prison, les accablements de la maladie, les angoisses d'une négociation agitée et interminable, était haut, étroit et sombre. Il s'élevait non loin du Manzanares, presque à sec dans cette saison, et avait vue sur la campagne aride du vaste plateau de Madrid. La chambre disposée pour le roi prisonnier n'était pas très-spacieuse ; on y arrivait par une seule entrée, et l'unique fenêtre qui y laissait pénétrer la lumière s'ouvrait du côté du midi, à environ cent pieds du sol, à peu de distance du Manzanares. Cette fendre, pratiquée dans l'épaisseur de la muraille, était assez grande pour former comme un cabinet par son profond enfoncement. Vitrée intérieurement, elle se fermait au dehors par une double grille de barreaux de fer scellés dans le mur. Un lit pour le roi, des coffres pour les objets de sa toilette et de son service, quelques tables et des sièges pour ceux qui étaient admis à lui tenir compagnie ou à le visiter, composaient l'ameublement de cette chambre, dont les murailles se couvrirent bientôt de tentures à fleurs de lis apportées de France et sur lesquelles se détachaient, avec l'écusson royal, l'emblématique salamandre de François Ier et son F. Alarcon, placé dans le voisinage du roi avec sa troupe d'arquebusiers, qui occupait surtout la partie, inférieure de la tour, n'avait pas de peine à veiller sur le prisonnier confié à sa garde[2].

Bien avant que le roi eût pris possession de cette triste résidence, et commencé l'épreuve de cette vie claustrale dont il devait bientôt subir si impatiemment le joug, les plénipotentiaires de la régente, François de Tournon, archevêque d'Embrun, et Jean de Selve, premier président du Parlement de Paris, après avoir salué l'Empereur à Tolède, le 17 juillet, avaient inauguré leurs laborieuses et stériles conférences avec le conseil des délégués impériaux présidé par le rude chancelier Gattinara. Leurs instructions leur défendaient de consentir à aucune cession du territoire français, et ils devaient se borner à proposer une rançon en argent, ainsi que le double mariage du roi avec la reine Éléonore, sœur de Charles-Quint, et du Dauphin avec sa nièce, fille de la reine Éléonore.

Comme on le pense bien, c'est la cession du duché de Bourgogne qui fut la pierre d'achoppement de ces débats opiniâtres et ardents. Les conférences ne pouvant continuer entre gens qui avaient ordre exprès d'exiger cette cession et gens qui avaient ordre exprès de la refuser, elles furent rompues. François Ier, en apprenant cette rupture, comprit que le but de l'Empereur, en se refusant à une entrevue même de courtoisie, était d'exercer une contrainte morale sur lui ; et, craignant que l'ennui de la captivité et les nécessités de la France ne l'amenassent à fléchir, il dicta une protestation contre cette violence morale, désavouant d'avance tout consentement qu'elle pourrait lui arracher à la cession de la Bourgogne.

Pendant un mois, il demeura prisé de la visite de l'Empereur, çt les plénipotentiaires français attendirent, pour renouer leur négociation, le concours peut-être décisif que devait leur apporter la duchesse d'Alençon.

Pendant ce temps la régente travaillait à exploiter au profit de la cause de François Ier les mécontentements jaloux du roi d'Angleterre, à rompre les liens déjà si relâchés de son alliance avec Charles-Quint, et elle y parvenait au moyen d'un traité onéreux seulement pour nos finances.

D'un autre côté, les Italiens, qui n'aimaient pas mieux le joug des Impériaux que celui des Français, et qui avaient pour but de se délivrer d'un étranger par l'autre, songeaient, à l'instigation de nos diplomates, à conclure avec la France, chassée de la Péninsule, contre Charles-Quint qui l'en avait chassée, un pacte vengeur d'émancipation.

Fidèle à la tradition de ses prédécesseurs Jules II et Léon X, Clément VII favorisait le projet de cette ligue dont le succès devait faire de la Papauté la gardienne de l'indépendance de l'Italie confédérée. On visait non-seulement à enlever à l'Empereur le Milanais que garderait Francesco Sforza, devenu notre allié, mais encore le royaume de Naples, flattant de l'espoir de la couronne l'ambition du marquis de Pescaire, que les premières ouvertures à lui faites à ce sujet avaient trouvé plus indécis qu'indifférent. Les Vénitiens, les Suisses avaient adhéré aux négociations et s'armaient pour concourir à l'exécution du plan commun.

Malheureusement pour le succès on avait trop compté sur Pescaire, en le considérant comme un complice dévoué.

Dès le premier moment, il avait pris son parti. En lui, l'Espagnol l'avait emporté sur l'Italien, le ressentiment du serviteur maltraité avait cédé.au dévouement du vassal fidèle, et l'appât d'un royaume n'avait pas séduit son âme avide de grandeur, soit qu'il crût indigne de l'acquérir par une trahison, soit qu'il en regardât la possession comme chimérique. Il n'écouta ce qui lui fut proposé que pour connaître l'étendue et les ressources de la conspiration contre l'Empereur son maitre ; il n'objecta des scrupules et ne demanda des consultations que pour gagner du temps ; il ne rechercha des délais que pour prévenir Charles-Quint des dangers auxquels il était exposé en Italie et l'aider à s'en préserver. Ce scrupuleux en fait d honneur s'était condamné à une trahison[3].

En rendant à Charles-Quint le service signalé de cette dénonciation, service qu'il devait pousser jusqu'à livrer lui-même au bourreau ceux qui lui avaient si imprudemment donné leur confiance, Pescaire conjurait l'Empereur, dans l'intérêt de sa domination en Italie, menacée par trop d'ennemis, de désarmer par une paix raisonnable les ressentiments de la France. La nouvelle de l'accord conclu entre l'Angleterre et la régente était un motif de plus pour Charles-Quint d'obtempérer à cet avis.

Bientôt une grave maladie de son royal prisonnier, dont l'inaction et la solitude rongeaient le corps robuste, abattaient l'esprit plus brillant que fort, acheva d'incliner l'Empereur à la modération, et la crainte de tout perdre par l'abdication ou par la mort d'un adversaire désespéré lui fit accepter la nécessité de céder quelque chose de ses prétentions.

Un abcès profond s'était formé vers le haut de la tête du roi, et à la fièvre d'inflammation avait succédé une prostration qui touchait à la léthargie.

Informé de la gravité de son état, confirmée par le témoignage des médecins, Charles-Quint se décida, avec un empressement plus intéressé que généreux, à visiter François Ier pour lui donner la satisfaction trop longtemps différée et essayer de le ramener à la vie par l'espérance de sa prochaine liberté.

Il était à San-Agustin lorsqu'il reçut une dernière et pressante dépêche d'Alarcon. Il monta à cheval avec les ducs de Calabre, de Béjar et de Najara, Pedro Giron et don Beltran de la Cueva, et parcourut à franc étrier, en deux heures et demie, la distance de six grandes lieues qui le séparaient de Madrid. Il y arriva entre huit et neuf heures du soir et se rendit sans débotter à l'Alcazar. Laissant ses nobles compagnons à la porte du roi, il en franchit le seuil suivi du seul vice-roi de Naples, précédé par le maréchal de Montmorency, un flambeau à la main.

Le vainqueur et le vaincu s'embrassèrent avec effusion. L'entrevue, où ne fut abordée aucune autre question que celle de la santé du royal malade, fut tout entière consacrée à un échange cordial de témoignages de sympathie et de confiance.

Le lendemain, l'Empereur renouvela sa visite, ses assurances courtoises, ses propos réconfortants. Il acheva de soulager le roi en lui annonçant la nouvelle de l'arrivée de sa sœur, la duchesse d'Alençon. On sait le dévouement passionné que cette princesse avait voué à son frère. L'absence et l'adversité l'avaient encore exalté, et elle lui en donnait un témoignage touchant en bravant, pour le rejoindre, les fatigues de ce pénible voyage qui avait duré du 27 août au 20 septembre.

L'Empereur descendit jusqu'au bas de l'escalier de l'Alcazar pour la recevoir. Elle était vêtue tout en blanc à cause de la mort récente de son mari, le duc d'Alençon, et avait le visage en pleurs. L'Empereur l'embrassa, lui adressa quelques paroles de consolation et la conduisit auprès du roi, son frère. Après quelques instants passés avec eux, il les laissa et le même jour il repartit pour Tolèle[4].

La vue de sa sœur eût suffi à guérir le roi, s'il n'eût été malade que moralement ; mais après quelques jours d'un mieux décevant, les souffrances physiques, dont ou reconnaissait le siège dans la tête sans en deviner la cause, redoublèrent et empirèrent au point de faire craindre un dénouement fatal. Le 24 septembre le roi était sans mouvement, presque sans connaissance. Le désespoir de la duchesse d'Alençon recourut à ces remèdes de la religion qui quelquefois joignent à la guérison de l'âme celle du corps, par la secousse salutaire qu'ils provoquent.

On dressa un autel dans la chambre et l'archevêque d'Embrun y célébra la messe, à laquelle assistaient agenouillés et eu pleurs les gentilshommes du roi et les dames de la suite de sa sœur.

A l'élévation, le prélat officiant présenta le Saint-Sacrement au malade que cette vue parut ranimer. Il manifesta d'une voix affaiblie le désir de recevoir son Dieu. L'archevêque déféra à ce pieux désir, et la princesse s'y associant, le frère et la sœur communièrent des deux moitiés de la même hostie, au milieu des larmes de l'assistance.

Cette scène émouvante provoqua chez le roi une crise décisive. Le foyer de fièvre ardente qui consumait son cerveau fit explosion, son abcès creva en dehors, et, rendu à la vie par cet heureux accident, il n'eut plus qu'à reprendre ses forces. Le laissant dans cette langueur attendrie de la convalescence, Marguerite se voua à sa tâche de négociatrice avec un zèle aiguillonné à la fois par l'inquiétude et l'espérance. Elle arriva le mardi 3 octobre à Tolède. Elle reçut de Charles-Quint l'accueil dû à son rang, les hommages mérités par sa grâce, son esprit et son dévouement.

Mais l'entrevue qu'elle eut avec Charles-Quint, si elle la convainquit de sa courtoisie, la convainquit aussi de son obstination. Rassuré sur la vie du roi prisonnier, il persista à mettre sa délivrance au prix de la Bourgogne. Il n'exigeait pas d'autre rançon que celle-là ; mais il l'exigeait.

L'esprit de la duchesse s'épuisa eu combinaisons ingénieuses, en arrangements habiles pour adoucir cette condition fatale et l'éluder en paraissant l'accepter. Charles-Quint demeura inflexible, non-seulement eu ce qui touchait la cession de la Bourgogne, mais encore le rétablissement dans ses États, augmentés de la Provence à titre éventuel, du duc de Bourbon devenu son beau-frère, l'abandon par le roi de tous ses alliés, le duc de Gueldre, le duc de Wurtemberg, Robert de la Marck, Henri d'Albret.

Enfin il persistait à exiger que le roi l'accompagnât à Rome avec une armée, consacrât par sa présence son couronnement et le suivit ensuite comme un royal vassal dans ses entreprises contre les Luthériens en Allemagne, les Turcs en Hongrie.

Ces propositions, où Charles-Quint, emporté par l'égoïste enivrement de sa victoire, se montrait si peu modéré et si peu habile en affectant d'être l'un et l'autre, furent communiquées à François Ier, qui les repoussa avec fierté et avec ironie. L'Empereur ne fut touché ni de l'une ni de l'autre et s'en remit à l'ennui de la prison pour dompter et assouplir cette héroïque résistance. La duchesse d'Alençon prit congé de lui et retourna à Madrid auprès de son frère, n'espérant plus rien d'une négociation où elle avait échoué en dépit de son charme et des égards particuliers qui lui étaient dus.

François let, qui était en somme celui auquel cet échec coûtait le plus, puisqu'il y perdait la liberté et le repos, essaya par l'intermédiaire de Gabriel de Gramont, évêque de Tarbes, accrédité comme ambassadeur de France auprès de Charles-Quint, une dernière tentative d'accommodement. Il fit offrir trois millions d'écus d'or et son mariage avec la reine Éléonore, qui recevrait la Bourgogne en dot. L'Empereur refusa et persista à poser comme condition absolue de la paix sa mise en possession de la Bourgogne préalablement à la délivrance du roi, qui serait garantie par des otages.

François Ier, acculé par le fait de cette escrime sans pitié comme sans art qui consistait uniquement à tenir l'épée à la gorge de l'adversaire, chercha à désarmer Charles-Quint par la feinte habile d'un coup désespéré.

Ce qui faisait le prix du gage de sa personne entre les mains de l'Empereur, c'était sa qualité de roi. Il la dépouilla. En présence de l'archevêque d'Embrun, du maréchal de Montmorency, du premier président de Selve, de La Barre, prévôt de Paris, il abdiqua en faveur du Dauphin son fils et signa devant eux les lettres patentes destinées au couronnement de son successeur, dans lesquelles il prenait en termes éloquents l'Europe pour juge de la modération d'un vainqueur qui le réduisait à une telle extrémité. Il désignait sa mère comme régente, et, à son défaut, sa sœur, la duchesse d'Alençon. S'il était délivré plus tard, il se réservait de remonter sur le trône auquel il ne renonçait que pour ne pas le laisser vacant.

En attendant, pour bien convaincre Charles-Quint de sa résignation à une captivité au besoin perpétuelle, il envoya le maréchal de Montmorency le prier de lui accorder un état de maison convenable à une telle condition ; sur cette liste des soixante serviteurs de sa captivité figuraient le prévôt de Paris, La Barre, Robertet comme secrétaire, Montchenu comme maître d'hôtel, Pommereul comme écuyer-tranchant, La Pommeraye pour portier, etc. Il y avait aussi un aumônier, un médecin, Burgancy, un apothicaire, un chirurgien, un barbier, des valets de chambre, de garde robe, de fourrière, un tailleur, un tapissier, des cuisiniers et des aides de bouche, (les sommeliers du gobelet, un fruitier, des officiers ordinaires tels que pâtissier, boulanger, garde-vaisselle, enfin, pour le distraire et le divertir, quatre pages chanteurs avec ses trois joueurs de luth, d'espinette et de viscontin.

La riposte de Charles-Quint consista à recevoir solennellement, avec un éclat et des honneurs affectés, le duc de Bourbon, au-devant duquel il alla avec toute sa cour, et dont l'influence néfaste l'encouragea dans son inflexibilité. Car, au mépris des conseils de Pescaire qui lui représentait sa domination en Italie comme compromise, malgré l'arrestation du chancelier Morone, instigateur de la ligue à Novare, et l'énergique démonstration faite contre Francesco Sforza, assiégé dans la citadelle de Milan, s'il ne désarmait les ressentiments de la France par une paix modérée, il préféra l'avis de Gattinara et se montra résolu à maintenir, jusqu'à acceptation de ses conditions, le roi en prison, dût son abdication être réelle, ce qu'il ne croyait pas.

François Ier, poussé à bout, essaya alors d'une évasion. Il devait sortir de l'Alcazar, et gagner la frontière par des relais préparés, en se teignant le visage et en prenant les vêtements d'un esclave nègre chargé d'entretenir son feu, qui entrait et sortait librement, grâce à l'entière sécurité des gardes.

Le subterfuge était assez bien conçu pour réussir. Il échoua par suite des révélations du valet de chambre du roi, Clément le Champion qui, frappé par M. de la Rochepot, frère du maréchal de Montmorency, et l'un des gentilshommes de la chambre du roi, et ne pouvant obtenir réparation, se vengea de son ennemi en trahissant son maître.

Charles-Quint, plus étonné qu'ému d'une telle révélation, se borna à prendre quelques mesures de punition et de précaution, ordonna les préparatifs et la translation du roi dans une résidence plus sûre et se disposa à se rendre à Séville afin d'y recevoir et d'y épouser l'infante de Portugal, dont la dot lui fournirait les ressources nécessaires à la reprise de la guerre dès l'expiration de la trêve.

C'est alors que Louise de Savoie, déterminée, par l'impatience de délivrer son fils, et la crainte d'inconvénients et de dangers pires que tous les sacrifices, à celui de la Bourgogne, fit partir pour l'Espagne Chabot de Brion, porteur pour ses ambassadeurs de pouvoirs nouveaux et illimités. Elle disait dans ses instructions que la paix était un bien d'un prix inestimable non-seulement pour le roi, mais pour le royaume exposé à la fois aux dangers d'une lutte inégale et aux troubles d'une minorité orageuse ; elle rappelait, pour justifier sa résolution de consentir à tout, même à l'abandon de la Bourgogne, que le traité d'Arras avait payé bien plus cher l'avantage de séparer le duc de Bourgogne du roi d'Angleterre et que la rédemption du roi Jean, fait prisonnier à la bataille de Poitiers, avait coûté en terre et en argent une rançon bien plus onéreuse encore que celle qui était exigée.

François Ier sembla prendre également son parti d'une inéluctable nécessité ; et des conférences définitives s'ouvrirent sur ses instances entre les délégués spéciaux de l'Empereur, le vice-roi de Naples, Charles de Lannoy, le prieur de Messine Ugo de Moncada, le premier secrétaire d'État Jean Lallemand, et les plénipotentiaires français, l'archevêque d'Embrun, le premier président de Selve et Chabot de Brion.

Le débat cette fois ne pouvait demeurer stérile, le roi offrant, avec ordre exprès à ses négociateurs de s'incliner comme lui devant la nécessité, tout ce que demandait Charles-Quint et se bornant à poser à la restitution de la Bourgogne la condition de sa mise en liberté préalable, nécessaire pour proposer une si dure clause à l'acceptation et l'imposer au besoin à la résistance des parlements et des états. François Ier consentait toujours à épouser la sœur de Charles-Quint et à donner ses deux fils aînés en otages de l'exécution de ses engagements.

La négociation rencontra un premier obstacle dans les susceptibilités du duc de Bourbon, à qui la reine Éléonore avait été formellement promise en mariage, et qui affectait de préférer, parmi les récompenses de ses services que lui devait l'Empereur, l'honneur de sa parenté à toutes les autres. Mais le goût marqué de la reine Éléonore pour le roi permit de lever cet obstacle. L'Empereur obtint du duc de Bourbon, qui ne pouvait s'obstiner à épouser sa sœur malgré elle, sa renonciation moyennant le dédommagement qu'il lui promit du duché de Milan, dont le duc Sforza serait dépouillé en punition de sa rébellion.

Restait une autre difficulté, celle de la mise en liberté préalable du roi prisonnier, compensée il est vrai par le gage le plus précieux, celui de la mise en otage de ses deux fils. L'optimiste Lannoy qui voyait là une garantie incontestable, et le sceptique Gattinara qui la trouvait illusoire, et refusait nettement de consacrer par sa signature une duperie, ne diminuèrent pas par la contradiction de leurs avis les perplexités de Charles-Quint.

Il se décida enfin, par politique plus encore que par confiance, à accepter l'offre de François Ier. Mais réduit à se contenter de sûretés morales, il les multiplia, enchaînant à la fois François Ier par le triple lien de ses sentiments de père, de ses devoirs de roi, de son honneur de gentilhomme. Il exigea sa signature, son serment, sa parole de chevalier. François Ier subit jusqu'au bout la contrainte de la nécessité, et accepta tout.

Le traité fut dressé le 19 décembre. François Ier promettait de le ratifier six semaines après être redevenu libre, de le faire accepter par les états et les parlements du royaume en moins de quatre mois, faute de quoi il s'engageait à venir reprendre dans sa prison la place du dauphin son fils allié et du duc d'Orléans son second fils, otages remis à l'Empereur au moment même de sa délivrance.

La veille du 14 janvier 1526, jour fixé pour la signature, François Ier réunit dans sa chambre le premier président de Selve, l'archevêque d'Embrun, le maréchal de Montmorency, le prévôt de Paris La Barre, le secrétaire Bayard, et, après avoir placé ce secret sous le sceau de leur serment, il protesta contre le traité auquel il allait être obligé de se soumettre, les prenant à témoins de la violence faite à sa volonté, et annulant en conséquence les obligations qui allaient lui être arrachées au prix d'une liberté indispensable à son royaume et à lui, comme attentatoires aux droits de sa couronne, dommageables à la France, injurieuses à son honneur[5].

Il déclarait dans ce document d'une casuistique trop subtile se dégager de ses promesses comme roi parce qu'on ne pouvait exiger d'un roi de nuire au royaume, et de sa parole de chevalier, parce qu'il n'était pas libre, et qu'aux termes des lois de la chevalerie une parole qui n'est pas donnée librement est nulle. Du reste, il ne prétendait pas frustrer l'Empereur, et se réservait de faire vis-à-vis de lui tout ce qu'un roi prisonnier de bonne guerre peut et doit raisonnablement faire.

Après avoir ainsi d'avance déclaré nul le traité qu'il allait signer et jurer, François Ier commanda à ses trois plénipotentiaires de le signer comme lui et avec les mêmes restrictions que lui, les associant ainsi complètement à son manque de foi.

Le 14 janvier, le traité, placé sur l'autel où l'archevêque d'Embrun venait de célébrer la messe, fut lu, signé, juré par le roi et les négociateurs. Le roi engagea en outre entre les mains de ce Charles de Lannoy, vice-roi de Naples, auquel il s'était rendu sur le champ de bataille de Pavie, sa foi de gentilhomme, et le secrétaire d'État Lallemand, comme notaire impérial, dressa acte de cette formalité chevaleresque. Après quoi le roi et l'empereur s'écrivirent, en attendant leur prochaine entrevue, dans les termes les plus amicaux, et échangèrent sans confiance des assurances de foi mutuelle et sans plaisir des congratulations réciproques. Six jours après, le vice-roi de Naples, muni de la procuration de la reine de Portugal, la représenta à la cérémonie de fiançailles assez inusitée qui engageait à une absente la foi d'un prisonnier. Mais comme cette union ne déplaisait pas à l'homme et ne lésait point le roi, elle devait être du pacte la condition la mieux observée.

Le 11 février, l'Empereur confirma par sa ratification le traité de Madrid, et le 13 eut lieu entre les deux souverains, devenus alliés et beaux-frères, une entrevue destinée à les faire amis.

Instruit de la venue de Charles-Quint, François Ier se rendit au-devant de lui. Monté sur sa mule, richement enharnachée, portant une épée et une cape à l'espagnole, ayant à sa droite le grand maure de Rhodes, Villiers de l'Isle-Adam, et à sa gauche le capitaine Alarcon, suivi de trois cents hommes de sa garde, il alla jusque vers le pont de Tolède sur le Manzanarès. Charles-Quint arriva bientôt à cheval, vêtu de velours noir, accompagné des principaux de sa cour, et ayant pour escorte une troupe magnifique de deux cent cinquante hommes d'ormes en costume de guerre et dont l'armure de tête était portée par des pages qui les suivaient à cheval[6].

Les deux souverains, après s'être cordialement embrassés, firent ensemble leur entrée solennelle dans Madrid en se prodiguant les témoignages de confiance et de courtoisie au bruit des acclamations populaires. Ils se rendirent à l'Alcazar où ils soupèrent et s'entretinrent ensemble dans les termes de la plus étroite intimité. Chacun d'eux en profita pour resserrer l'union par des concessions mutuelles. François demanda à voir la reine sa fiancée, et exprima le désir d'en être suivi à petite distance, lorsqu'il regagnerait la frontière de France, afin qu'elle pût le rejoindre sans délai, une fois les principales stipulations du traité accomplies. Charles-Quint accéda gracieusement à ce double vœu, et hasarda aussi une plus délicate requête. Il s'agissait du duc de Bourbon. L'Empereur, sans oser espérer le faire rentrer en grâce ni sans souhaiter pour lui un pardon qui lui eût repris un utile auxiliaire de ses desseins, renouvela en sa faveur la demande d'une pension de 20.000 livres jusqu'à ce que le procès concernant ses prétentions sur la Provence fût vidé, et de l'érection en souveraineté indépendante de ses États restitués. François accorda la pension, mais refusa nettement la souveraineté.

Le 16 février les deux monarques allèrent voir à Illescas, château du primat d'Espagne, dont le souvenir devait inspirer à François Ier la construction de son château de Madrid au bois de Boulogne, la reine Éléonore, qui reçut de François Ier l'accueil le plus courtois et le plus galant, et qui, sur sa prière, déploya devant lui, dans une fête intime, avec la marquise de Zenette, ses talents pour la danse.

Le 19 février François Ier et Charles-Quint se dirent adieu, le premier pour revenir en France, le second pour aller à Séville épouser l'infante de Portugal ; et dans cette dernière entrevue le roi, sur l'interpellation de l'Empereur qui, à la veille de perdre son prisonnier, redevenait méfiant, renouvela ses assurances de fidélité aux engagements pris.

Le 21 février François Ier quitta avec joie ce sombre donjon où il avait été enfermé six mois, où il avait connu ce que la solitude a de plus triste et la défaite de plus douloureux, où il avait vu la mort de plus près que sur le champ de bataille de Pavie, où il avait dû acheter la liberté au prix d'obligations telles qu'il n'avait pu les souscrire qu'avec la pensée de les violer, non sans dommage pour son honneur.

11 partit sous la conduite du vice-roi de Naples et sous l'escorte du capitaine Alarcon. A Aranda sur le Douero, à cinquante lieues du royaume de France, furent réglées entre eux les conditions de l'échange (26 février). Le 4 mars, arrivé à Vittoria, non loin du revers méridional des Pyrénées, dans la plaine de l'Alava, François Ier y attendit que sa mère, à laquelle il avait envoyé à Lyon le maréchal de Montmorency, porteur du traité de Madrid, et Chabot de Brion, porteur de la capitulation d'échange, se fût mise de son côté en mesure de remplir les conditions de sa délivrance.

Après avoir annoncé sans détails à ses peuples la nouvelle de la paix, dont elle se réservait de ne révéler les clauses qu'au moment où la joie de la délivrance et du retour du roi amortirait le sentiment du prix qu'ils coûtaient, la régente était partie de Saint-Just, sa résidence à Lyon depuis un an et demi, pour aller à Blois et à Amboise chercher les enfants de France, otages de la liberté paternelle.

Le traité lui laissait la faculté de remplacer le second des jeunes princes par douze des principaux personnages du royaume, parmi lesquels le duc de Vendôme, le duc d'Albany, le comte de Saint-Paul, le maréchal de Lautrec, le comte de Guise, le maréchal de Montmorency, le grand sénéchal de Normandie, Chabot de Brion, le seigneur de Laval de Bretagne, en un mot par l'élite des survivants du désastre de Pavie.

C'eût été se priver des plus utiles serviteurs du roi et fort inopportunément, car la régente ne pouvait ignorer les restrictions mentales du roi en signant le traité, et les conséquences de son infraction qui ne lui permettaient qu'une durée des plus précaires. La régente aima mieux, en présence de telles éventualités, affliger le roi que désarmer le royaume.

Elle s'achemina donc vers Bayonne, bien que malade de la goutte, conduisant au-devant de leur triste sort le dauphin, âgé de huit ans et demi, et le duc d'Orléans, qui allait atteindre sa huitième année, ne laissant, pour représenter la famille royale, que le duc d'Angoulême, d'un âge encore plus tendre.

Ce fatigant voyage ne fut pas sans retard, et le vice-roi de Naples dut quitter, avec son prisonnier, Vittoria, où venait d'arriver la reine Éléonore, pour le conduire à Saint-Sébastien, où une nouvelle convention régla les méfiantes formalités de l'échange de François Ier contre ses deux fils.

Cette cérémonie eut lieu le 17 mars 1526, à sept heures du matin, sur les bords de la Bidassoa, au milieu de laquelle s'élevait un ponton représentant la double frontière ; sur ce ponton devaient se croiser, dans la même minute, le roi rentrant en France, et les princes allant le remplacer comme otages et expier bientôt dans la rude captivité du château de Pedraza, dans les montagnes espagnoles, l'inexécution du traité léonin, dont ils étaient les gages et les victimes. Les deux princes baisèrent à la rencontre la main de leur père, qui les embrassa tendrement. S'arrachant à cette étreinte, il se jeta brusquement, pour oublier les autres, dans les émotions de la liberté, et, au sortir de la barque qui le conduisait, il s'élança sur un cheval qu'il mit au galop, en s'écriant : Maintenant je suis roi ! je suis roi encore !

Après s'être enivré à loisir, dans une traite à fond, de cette volupté de l'air libre, François Ier arriva à Saint-Jean de Luz, où le chancelier Du Prat, et l'ambassadeur de son récent et décevant allié le roi d'Angleterre, étaient venus avec la cour au-devant de lui. Le même jour le vit à Bayonne,. rendant grâces à Dieu, dans la cathédrale, de sa délivrance, et comblant sa mère d'hommages et de caresses, qui étaient la juste récompense de son habile dévouement.

Ces premières joies de la coupe furent vite épuisées et le roi délivré arriva à la lie, c'est-à-dire à l'exécution des conditions de sa délivrance. La violation de ce traité imposé par la nécessité était dans ses intentions. Mais il devait, avant de faire éclater sa résolution, en peser les conséquences, et à défaut de sa conscience qui ne pouvait que lui dicter l'exécution de ses engagements, prendre conseil des circonstances.

En ces temps de guerre et d'abus de la force, où les inspirations de la loyauté chevaleresque n'avaient plus qu'un crédit affaibli, il faut dire que peu de politiques en Europe comptaient sur cet exemple de la fidélité à des engagements tels que ceux que le roi avait pris sous la contrainte d'un incontestable abus de la victoire. Le nonce du pape n'avait pas hésité à faire connaître à Tolède ses doutes à cet égard. Pour le roi d'Angleterre, il ne se faisait point faute d'encourager son allié à profiter de sa liberté pour éluder des obligations abusives.

François Ier n'avait pas besoin de ces encouragements pour prendre un parti définitif. Après avoir pesé une dernière fois dans la balance les avantages et les inconvénients de sa décision, il s'arrêta à celle qui l'exposait à la fois aux hasards d'une nouvelle guerre et au juste reproche d'avoir manqué à sa foi. N'hésitons pas à le dire, cette résolution était blâmable et regrettable.

Certes, Charles-Quint avait abusé de sa victoire en imposant à un roi captif des obligations difficiles, mais non impossibles à tenir. Ce fut une faute ; mais plus grande encore fut la faute d'y manquer. Il n'y a pas deux morales : les rois sont soumis comme les autres hommes, plus encore, aux règles éternelles de la loyauté.

François Ier était donc tenu de remplir ses engagements ; sauf à lui, après les avoir remplis, à prendre l'Europe pour juge, et à profiter de toute occasion diplomatique ou militaire de reprendre ce qu'il avait dû donner. On verra par la suite que peut-être une telle conduite eût été à la fois là plus honnête et la plus habile ; car, bien que l'opinion publique n'eût pas alors la force qu'elle a acquise depuis, elle en avait assez pour donner un utile appui à un prince qui, en ne gardant aucun tort de son côté, eût mis tous les torts du côté de son adversaire ; et le hasard des batailles, qui n'est pas toujours aveugle, eut peut-être récompensé un tel sacrifice. En tout cas, François Ier, en remplissant ses engagements, faisait son devoir. A défaut du succès, il gardait l'honneur intact. Et l'honneur intact, pour un pays, vaut mieux encore que la frontière intacte.

François Ier essaya d'abord de gagner du temps et de traîner les choses en longueur, paraissant plutôt différer que refuser l'exécution du traité. Il ajourna, sous des prétextes plus ou moins plausibles, la ratification de ce traité que lui demandaient tour à tour l'ambassadeur de Charles-Quint, Louis de Praët, à Bayonne, et, à Mont-de-Marsan, le commandeur Penasola, envoyé du vice-roi de Naples, Lannoy.

François Ier allégua les difficultés insurmontables qu'il rencontrait dans la réalisation du traité, en ce qui touchait la cession de la Bourgogne, cession qui provoquait les murmures de ses sujets, les remontrances de son conseil, la résistance formelle des États de Bourgogne, prélude de celle des Parlements et des États Généraux du royaume.

Avisé de ces objections, Charles-Quint dépêcha à François Ier le vice-roi de Naples qui le rejoignit à Cognac, au milieu des réjouissances et des fêtes de son retour, animées par les témoignages d'affection et de joie des Saintongeois, deux fois les sujets de leur auguste compatriote (8 mai 1526). Lannoy réfuta de son mieux cet argument d'impuissance que démentait la popularité du roi. Mais il échoua dans ses représentations.

Le 10 mai, mandé avec l'ambassadeur Louis de Praët devant le conseil du roi, il y reçut du chancelier, et du roi lui-même, la déclaration que la cession de la Bourgogne était impossible, que l'engagement pris à cet égard était nul comme imposé par la contrainte de la captivité, qu'on espérait qu'en considération de la paix et de l'amitié qu'un tel procédé lui garantirait à jamais, l'Empereur ferait le sacrifice que le roi ne pouvait faire, et se contenterait de tel dédommagement et de telle compensation qu'il lui plairait fixer, soit en argent, soit autrement.

François Ier ne se faisait pas illusion sur les conséquences de son refus. C'était la guerre à brève échéance. Mais il ne devait pas la faire seul. La mort prématurée de Pescaire avait donné un nouvel essor aux aspirations italiennes. Le plan d'une confédération des États italiens dans un but apparent de concorde et d'appui mutuel, dans un but réel d'hostilité contre l'Empereur et d'émancipation de son joug, avait été repris ; des négociations actives avaient été renouées par les anciens tenants de la ligué, un moment déconcertée par la défection de Pescaire et ses mesures énergiques de résistance. Le pape Clément VII, aussi résolu maintenant qu'il s'était montré d'abord incertain, n'avait pas hésité à se déclarer et à brûler ses 'vaisseaux, au point de requérir l'Empereur d'entrer dans la ligue, à certaines conditions inacceptables, faute de quoi il serait traité en ennemi commun.

C'est à Cognac que le chevalier Copino de Capo, nonce de Clément VII, et messer Roberto, secrétaire de la sérénissime République de Venise, envoyé spécial du doge Andrea Gritti, trouvèrent François Ier, porteurs d'ouvertures d'alliance auxquelles le roi, par une coquetterie intéressée, ne garda pas tellement le secret que Lannoy n'en sût quelque chose et n'en avertit son maître ; on se flattait que cette révélation le rendrait plus accommodant et préviendrait la guerre.

En attendant qu'il se prononçât, ses ambassadeurs furent témoins sans le savoir, car ils n'y furent pas appelés, de la conclusion d'un accord qui ne dut pas leur demeurer longtemps mystérieux.

Par cet accord, signé le 22 mai 1526, et connu dans l'histoire sous le nom de Sainte Ligue, à cause du caractère sacré d'un des participants, et du but pacificateur et réparateur affiché par cet acte, ou de Ligue de Cognac, du nom de la ville où il fut convenu, le souverain pontife Clément VII, le roi très-chrétien François Ier, la république de Venise, la république de Florence, le duc de Milan Francesco Sforza, formaient entre eux, à l'instigation du roi d'Angleterre déclaré protecteur, une ligue du Bien public et de secours mutuel dans laquelle il était loisible à l'Empereur d'entrer.

Mais, pour fournir témoignage d'une adhésion sincère, il devait donner à la Ligue le gage préalable de la réintégration du duc Sforza dans ses États, de la remise des autres États italiens sur le pied où ils étaient avant la guerre (statu quo ente bellum), de la délivrance des princes fils de François Ier moyennant rançon, de la promesse de ne venir en Italie se faire couronner qu'avec une suite de représentation et de sûreté, non de menace et d'oppression, enfin du payement à trois mois de date de la signature de ses dettes envers le roi d'Angleterre. Dans la prévision de son refus, les confédérés avaient décidé la prompte réunion d'une armée commune, à la composition et à l'entretien de laquelle chacun d'eux devait contribuer dans la proportion de ses ressources et des avantages qui devaient résulter pour eux de la victoire.

En ce qui touchait la part faite d'avance dans le succès à François Ier, elle se composait territorialement de la seigneurie de Gênes et du comté d'Asti, et pécuniairement d'une redevance considérable payée annuellement par le duc Sforza, en échange de sa renonciation à ses droits sur le Milanais. Il gardait aussi un titre éventuel à la possession du royaume de Naples, dont il devait être disposé en commun par les confédérés, une fois sa conquête effectuée.

Charles-Quint, malgré ses soupçons, était loin de s'attendre à la double et brutale déception d'un refus de la Bourgogne et d'une déclaration de guerre déguisée sous l'invitation impérieuse d'adhérer à la Ligue. Cette double déception, toujours pénible, ne pouvait être plus inopportune ; car elle l'atteignait au moment où il se préparait à la fois à se marier avec l'infante Isabelle de Portugal, et, au moyen des ressources de sa dot, à la faveur de sa paix avec la France, à relever en Italie sa domination chancelante, à préserver par des exemples et des succès décisifs ses États d'Allemagne de la contagion de la Réforme et de l'invasion des Turcs, maîtres de la Hongrie. La Ligue de Cognac déconcertait ses projets et remettait tout à la merci d'une nouvelle guerre en Italie qui ne s'annonçait pas en sa faveur.

En effet, les États et princes confédérés n'avaient pas perdu leur temps en déclarations platoniques. Les troupes du contingent pontifical et florentin, avec le comte Guido Rangone et le fameux Jean de Médicis, celles du contingent vénitien sous le commandement de l'expérimenté et circonspect Jean-Marie de la Rovere, duc d'Urbin, futur généralissime de l'armée coalisée, se concentraient rapidement sur les frontières du Milanais ; et l'indécis, le timoré Clément VII en était arrivé non-seulement à vouloir, à agir, mais à menacer. Sur l'interpellation du duc de Sessa, ambassadeur de l'Empereur, protestant contre ses préparatifs suspects et demandant explications satisfaisantes ou congé, le Pape avait fermement répondu : Vous êtes libre d'aller ou de demeurer ; quand je voudrai faire la guerre, vous l'entendrez aux trompettes.

Peu de temps après, Charles-Quint recevait dans une audience solennelle notification de la conclusion de la Ligue de Cognac par la voix de l'ambassadeur de François Ier, Jean de Calvimont, second président du parlement de Bordeaux, du comte Balthasar Castiglione, nonce de Clément VII, et d'André Navagero, ambassadeur de la république de Venise. Dans sa réponse à l'envoyé du Pape, le comte Balthasar Castiglione, auteur du Parfait courtisan et modèle de son héros, l'Empereur déclara refuser d'entrer dans une ligue conclue en réalité contre lui sous le voile emprunté du bien public. Il garda les ménagements que méritaient le caractère discret de l'ambassadeur, la modération de sa requête, la qualité du personnage sacré au nom duquel il parlait, et que l'Empereur se flattait encore de ramener à lui.

Mais, piqué au vif par l'attitude, pleine de la raideur du légiste, et par les paroles d'une vivacité méridionale du président de Calvimont, Charles-Quint s'emporta en récriminations d'une telle énergie, que l'ambassadeur de François Ier n'osa point les transmettre à son maitre, redoutant que la provocation peu dissimulée de l'Empereur n'aboutit — comme il arriva plus tard — à un cartel.

Le véhément discours de Charles-Quint mérite d'être rapporté :

Si votre roi avait tenu ce qu'il m'avait promis, il ne serait pas nécessaire de proposer aujourd'hui de nouveaux arrangements. Il ne me convient pas de lui rendre ses enfants pour de l'argent ; je n'ai pas voulu d'argent pour le délivrer. Il m'a trompé, je ne me fierai jamais plus à lui, sans avoir de gage de sa parole. Aujourd'hui, il me semble en avoir de bons entre les mains. S'il compte les avoir par force, je l'assure qu'il n'y parviendra pas, tant qu'il restera pierre sur pierre dans un de mes royaumes, fussé-je forcé de reculer jusqu'à Grenade. J'ai usé envers lui de libéralité et de magnanimité, et lui a usé envers moi de pusillanimité et de perfidie. Il lia point agi en vrai chevalier ni en vrai gentilhomme, mais méchamment et faussement. Je vous demande, comme à son ambassadeur, que le roi très-chrétien me garde la foi qu'il m'a donnée de redevenir mon prisonnier, s'il ne satisfaisait point à ses promesses. Plût à Dieu que ce différend eût à se débattre entre nous deux, de sa personne à la mienne, sans exposer tant de chrétiens à la mort ! Je crois que Dieu montrerait sa justice.

Un tel éclat annonçait la guerre, rendue inévitable. Charles-Quint n'étant pas en mesure, pécuniairement ni militairement parlant, de prendre l'offensive, ni même de se défendre avec avantage, préluda, suivant son usage, par l'emploi de la ruse à celui de la force, et par la voie des négociations à celle des armes. L'habile et peu scrupuleux empereur, qui ne puisait pas dans ses Propres procédés le droit d'être trop sévère pour ceux de François Ier, s'occupa de désagréger le faisceau de la Ligue, dont il chercha à détacher François Sforza et Clément VII. La mission de Ugo de Moncada à cet effet échoua également à Milan et à Rome ; et, désespérant de ramener le Pape à l'Empereur par la persuasion, Ugo de Moncada alla dans le royaume de Naples ourdir avec les Colonna, ennemis implacables du Souverain Pontife qui les avait exilés, une conjuration dont nous ne tarderons pas à voir le funeste succès.

Cependant les hostilités s'étaient ouvertes dans la haute Italie. Sans attendre les 500 lances et les 4.000 hommes de pied du contingent de François Ier que devait amener le marquis de Saluces, l'armée confédérée s'était emparée de Lodi, et avait, à la faveur de ses intelligences dans Milan, fomenté dans cette ville une insurrection qui y tint deux mois les Impériaux en échec.

Malheureusement, le duc d'Urbin, général temporisateur d'une république cauteleuse, qui semblait redouter jusqu'au succès, et ne voulait rien livrer au hasard, n'avança qu'un pied après l'autre, laissa passer l'occasion de secourir les insurgés milanais, se contenta de démonstrations stériles ; et décidé enfin à bloquer la ville, il en était encore à trois milles lorsque le duc de Bourbon s'y jeta avec des renforts (5 juillet 1526).

Le soir du 7 juillet, après avoir tâté la ville pour l'acquit de sa conscience plus que dans l'intention sincère de l'attaquer, le duc d'Urbin s'en éloigna, sous prétexte qu'il y avait trop de risques à courir. Il ne put prendre sur sa circonspection même de ravitailler le château, dont François Sforza, faute de secours, dut rendre les clefs au duc de Bourbon.

François Ier, imitant par calcul politique les lenteurs qu'inspiraient à un général timoré ses scrupules militaires, ne se pressait pas de fournir son contingent en flotte et en armée, et continuait à négocier avec Charles-Quint, qu'il se flattait d'amener à résipiscence par de simples mesures comminatoires. En attendant, l'armée confédérée se décida à investir, au commencement d'août, Crémone, qu'elle devait occuper après un siège de deux mois, pendant lesquels le Pape allait expier cruellement sa participation à la Ligue.

A la suite de leurs conférences avec Ugo de Moncada, les Colonna, sûrs de l'impunité, surtout en cas de succès, prirent les armes dans le sud de l'État pontifical, où ils avaient leurs possessions, dont ils enrégimentèrent les vassaux. Avec une petite armée d'aventuriers, ils s'emparèrent d'Anagni et menacèrent dans Rome le Pape réduit à une garnison dérisoire, par suite de ses envois de troupes en Lombardie, en Toscane, sur les côtes de Gênes. Dissimulant leurs violents desseins sous des protestations conciliatrices, auxquelles sa faiblesse fit au Pape une nécessité de croire, les Colonna négocièrent, et un accord fut conclu le 22 août. Sur la foi de cet accord, le Pape acheva de se désarmer, envoya trois cents hommes à Anagni qui lui avait été rendu, en garda à peine autant dans Rome et licencia le reste.

Moins d'un mois après, certains de trouver la ville sans défense, les Colonna reprenaient les armes et arrivaient à l'improviste, dans la nuit du 20 septembre, sous les murs de Rome, où ils pénétrèrent après s'être emparés de la porte Saint-Jean de Latran. Clément VII fut obligé de se retirer, avec une partie des cardinaux et de la cour pontificale, dans le château Saint-Ange ; son palais et la demeure de plusieurs cardinaux furent mis à sac ; et il dut souscrire, pour éviter pis encore que l'affront fait en sa personne à la majesté de la tiare, et le dommage causé à Rome, une trêve de quatre mois avec les Colonna et l'Empereur, en gage de laquelle il donna des otages. Le Pape ne fut fidèle que dans la mesure de ce qu'il ne pouvait éviter à des engagements extorqués par la violence ; et il demeura attaché de cœur et de fait à la Ligue dont le contingent de François Ier venait enfin de renforcer l'armée, et à laquelle la prise de Crémone (23 septembre) rendait un prestige réparateur de l'effet produit par l'atteinte portée à l'inviolabilité de Rome.

Mais le duc d'Urbin laissa, comme toujours, passer l'occasion, et ne se décida que vers la mi-octobre à hasarder le blocus de Milan. Il donna ainsi le temps aux Impériaux aux abois, qu'il eût pu défaire en les attaquant immédiatement, de recevoir les secours qui allaient les mettre en mesure de repousser un effort tardif.

Charles-Quint préparait lentement, mais sûrement, avec cette persévérance souvent plus efficace et plus habile que l'audace, les mesures destinées à rétablir sa domination en Italie et à tirer de ses ennemis une exemplaire vengeance. Suivant son habitude, il employait à la fois, pour parvenir à son but, les moyens diplomatiques et les moyens militaires.

Il équipa une flotte et la chargea d'une armée de dix mille hommes commandés par Lannoy et Alarcon, récompensés de leurs précédents services, l'un par le titre de prince de Sulmona, l'autre par celui de marquis de la Valle-Siciliana. Il ordonna en Allemagne une levée de lansquenets. Il détachait en même temps de la Ligue le plus puissant feudataire du Saint-Siége, le duc Alphonse d'Este, en lui donnant l'investiture de Rubiera, de Reggio, de Modène, eu lui attribuant le comté confisqué de Carpi, en lui conférant le titre de son capitaine général en Italie, et en lui promettant pour son fils hercule d'Este la main de sa fille naturelle, la princesse Marguerite. Enfin, uniquement pour y trouver un moyen de compromettre François Ier aux yeux des confédérés et d'exciter leurs défiances, l'Empereur affectait de donner audience à un envoyé de la cour de France, chargé pour lui d'ouvertures pacifiques.

Conformément à ce plan, dont la communication soutenait dans Milan le duc de Bourbon aux abois, et le décidait à tous les sacrifices pour attendre les secours annoncés, le vice-roi de Naples débarquait à Gaëte, le 1er décembre 1546, les troupes destinées à la défense du royaume de Naples ; et, au commencement de novembre, le vaillant chef d'aventuriers, Georges Frondsberg, arrivait dans les Alpes avec douze ou treize mille lansquenets qu'il avait enrôlés sur la foi de sa réputation, et qui avaient préféré l'avantage de faire campagne sous ses ordres en Italie, au devoir de se réserver pour l'Allemagne menacée par les Turcs, victorieux à Mohacz, où le roi Louis de Hongrie avait été battu et tué.

En apprenant l'approche des lansquenets, le duc d'Urbin renonça au blocus de Milan et se porta à leur devant pour empêcher leur jonction avec les forces du duc de Bourbon. Mais, au lieu de profiter de la supériorité du nombre, il l'annula en divisant son armée. Sa démonstration se borna à un engagement d'avant-garde où la Ligue perdit, dans Jean de Médicis, son plus vaillant capitaine.

Le duc d'Urbin intimidé cessa de couper le passage aux lansquenets, qui purent se diriger impunément vers le Milanais.

Pour maintenir en obéissance ses troupes fatiguées et mécontentes, prêtes à la débandade, et garder la force de rejoindre Frondsberg, le duc de Bourbon saigna à blanc la malheureuse ville dont il était le gardien et le tyran. Il lui arracha une contribution de trente mille ducats, en obtint vingt mille de Morone, enfermé dans la forteresse de Trezzo, comme prix du pardon et rançon de la vie de ce fauteur de la Ligue italienne. Il engagea, comme ses capitaines Antonio de Leyva et le marquis del Vasto, ses joyaux, ses bagues, ses aulnes d'or. C'est ainsi qu'il parvint à faire rentrer ses troupes dans le devoir et à les conduire au-devant de l'armée de renfort (2 janvier 1527). Le 9 février, la jonction des Espagnols et des Allemands était accomplie.

Laissant dans Milan Antonio de Leyva avec une garnison à peine suffisante, lo duc de Bourbon s'avança, à la tête de l'armée impériale, vers les États pontificaux. Sans trouver grands obstacles dans les mesures de simple observation du duc d'Urbin, ni dans les dispositions plus actives du marquis de Saluces, qui dut se borner à préserver tour à tour Bologne et Plaisance, le duc campa à San-Giovanni, à la tête de ses troupes avides de combat et de butin, pour y attendre les vivres, les munitions, les charrois, l'argent du duc de Ferrare, et se préparer, suivant l'occasion, à frapper sur Florence ou sur Rome un coup à la fois décisif et lucratif.

Pendant ce temps, Clément VII, recevant le contrecoup de chaque vicissitude de la lutte, en traduisait tour à tour les alternatives de succès ou de revers par des négociations effarées ou des retours hostiles. Oscillant d'un extrême à l'autre, ce pontife, bien intentionné, mais mal inspiré, faisait succéder à de pressants appels à l'appui du roi d'Angleterre et du roi de France, des négociations avec les envoyés de l'Empereur.

Malheureusement le pontife irrésolu avait affaire à un prince plus prodigue de promesses que d'effets, qui se faisait illusion sur le danger et qui, réduit d'ailleurs à compter avec des ressources moins promptes que ses désirs, lui envoyait plus de conseils et d'espérances que de troupes et d'argent. Ce prince spirituel, dit le meilleur de ses historiens, qui l'a saisi et peint à merveille à ce moment d'ivresse du retour et d'insoucieux détachement des affaires, parlait à merveille et agissait moins bien. Il avait un prompt coup d'œil, mais il manquait d'application. Il s'occupait un moment avec beaucoup d'intelligence des plus importantes affaires, puis il se dérobait pendant huit jours pour aller s'amuser dans une de ses maisons de plaisance, ou prendre avec fureur son plaisir favori de la chasse. Il évitait la peine, recherchait les distractions, promettait beaucoup, tenait moins, exagérait avec vanité ses forces, multipliait sans hésitation ses engagements, et semblait croire que tout ce qu'il avait dit était comme fait[7].

Aussi éprouva-t-il une grande déception et témoigna-t-il d'un vif dépit en apprenant que le Pape alarmé, menacé par les Colonna qui venaient de prendre Ponte-Corvo et Ceperano, et par le vice-roi de Naples, qui assiégeait Frosinone, avait accepté et conclu, le 31 janvier 1527, une trêve avec l'Empereur, préliminaire d'un traité.

Quelques jours après, nouveau revirement. Les troupes pontificales, sous les ordres du général de l'Église Vitelli et du cardinal légat Trivulzio, attaquaient la petite armée impériale qui assiégeait Frosinone, la battaient et l'obligeaient à évacuer les États du Saint-Siège et à se retirer précipitamment dans le royaume de Naples. François Ier redoublait d'objurgations et de promesses ; et le Pape inclinait de nouveau vers la Ligue.

Mais l'expédition de Renzo da Ceri et du comte de Vaudemont contre le royaume de Naples échouait après quelques succès passagers, faute de moyens suffisants. Le vice-roi Lannoy reprenait l'offensive et menaçait de nouveau les États pontificaux. Le Pape découragé recevait à la fois des envoyés de Lannoy et un ambassadeur de François Ier, Guillaume du Bellay, seigneur de Langey, les uns ayant mission de le détacher de la Ligue, l'autre pour but de l'y maintenir. Le 15 mars 1527, Clément VII accédait aux propositions de ceux qui lui semblaient les plus forts, et il concluait un traité avec les envoyés de l'Empereur.

Ce traité, aussitôt communiqué au duc de Bourbon dans le but de le faire rétrograder, le trouva aux prises avec les dangers d'une sédition militaire. Son armée sans solde, sans provisions, fatiguée de son inaction sous des pluies torrentielles, s'était mutinée. Les Espagnols avaient donné le signal du soulèvement. Ils s'étaient portés tumultuairement au logis du duc de Bourbon, l'avaient pillé et l'auraient tué s'il ne se fût dérobé à leurs violences. Georges Frondsberg n'avait pas été plus heureux. Pour la première fois, ses lansquenets étaient demeurés sourds à sa voix. Le vieux capitaine n'avait pu survivre à l'affront de se voir désobéir, et une apoplexie foudroyante, causée par la honte, la douleur, la colère, l'avait frappé d'un coup dont il ne se releva pas.

Il fallut traiter avec les rebelles qu'on ne pouvait apaiser ni réduire. On parvint à leur donner un ducat par homme, et on leur promit le surplus du butin d'une victoire prochaine et facile. Florence et Rome étaient des proies faites pour les dédommager. Mais ils ne voulurent plus attendre. Ils se mirent en marche, entraînant le duc de Bourbon qu'ils gardèrent pour chef, à la condition de les mener en avant. Quand Fieramosca arriva avec le traité conclu par lui, qui rendait les États de l'Église inviolables, ils refusèrent de rétrograder. Le duc de Bourbon, mécontent de ne pas avoir été consulté, s'emporta en reproches menaçants. Fieramosca essaya de haranguer les capitaines et de gagner les soldats, en invoquant l'autorité et les intérêts de l'Empereur, leur chef suprême. Mais l'armée voulait combattre et piller. Cette paix tardive et imprévue fut reçue par elle comme un attentat à ses droits. Elle l'eût vengé dans le sang de l'importun diplomate, s'il n'eût fui à toute bride sur un cheval que lui donna Fernand de Gonzague. Délivré de ce dernier fâcheux, l'armée se rua en avant, sous les ordres du duc de Bourbon, que surveillait un conseil de douze délégués élus par les mutins, dignes représentants de leur féroce impatience de carnage et de pillage.

Le 30 mars 1527, l'armée d'aventuriers et de mercenaires, mi-partie d'Italiens, d'Allemands et d'Espagnols, que conduisait, ou plutôt qui entraînait le duc de Bourbon, obligé, prétendait-il, à la suivre pour la modérer, entra en Romagne. Clément VII, effrayé par la nouvelle du refus du duc de Bourbon d'obtempérer à la trêve, sous prétexte que la somme stipulée de 60.000 ducats était insuffisante, employa fiévreusement ses envoyés, et le vice-roi de Naples Lannoy lui-même, qui se trouvait à Rome, les uns à chercher la rançon supplémentaire exigée par le chef de l'armée impériale pour prix de son éloignement, l'autre à user de son ascendant pour obtenir, au nom de l'Empereur, le respect de la paix conclue. Florence fit les derniers sacrifices, et vendit jusqu'aux vases de ses églises pour fournir la somme libératrice de Rome et d'elle-même. On parvint à trouver les 100.000 ducats du premier versement, et on annonça leur arrivée au duc de Bourbon. Le Pape se crut sauvé, à ce point que, rendu à la sécurité, il licencia, par mesure d'économie, le peu de troupes qui lui restaient, et demeura sans garnison à Rome.

C'était ce que voulait le duc de Bourbon, décidé à frapper au cœur même de la Ligue italienne un coup décisif, à décourager à jamais la papauté de toute intervention dans les querelles de la Péninsule, et, appuyé sur la reconnaissance de son armée enrichie, à exiger, à obtenir de l'Empereur une récompense de ses services digne de son ambition, et proportionnée à la crainte de son prestige de victorieux.

Il est certain, toutefois, qu'il hésita d'abord entre Florence et Rome, dont le caractère, en quelque sorte sacré, lui imposait. Il n'eût peut-être pas mieux demandé que d'assouvir sur la proie plus profane de Florence la cupidité de ses soldats. C'est, en effet, Florence, non moins démunie et dégarnie que Rome, qu'il menaça tout d'abord, tout en amusant par des protestations pacifiques, et évitant par des marches décevantes le vice-roi, et le lieutenant du Pape, Guicciardini, qui couraient après lui avec l'argent. Quand il ne put s'empêcher de recevoir le vice-roi, il déclara que 150.000 ducats ne suffiraient pas à payer et à obtenir sa retraite, et éleva ses exigences au taux dérisoire de 240.000.

Le vice-roi, qui parait avoir été très-faible dans ses remontrances sur ces procédés de bandit, se retira à Sienne sous prétexte d'y attendre la réponse de Clément VII à un ultimatum qui n'en méritait pas, et, le 26 avril, cette armée de soldats harassés, affamés, impatients de jouissance et de butin, put contempler, à la distance de vingt milles de ses bivouacs de San Giovanni, le séduisant panorama de Florence.

Heureusement pour cette belle et riche cité, l'arrivée à l'est des reîtres de Bourbon coïncida avec l'apparition en forces, du côté du nord, des troupes du marquis de Saluces et de l'armée vénitienne, commandée par le duc d'Urbin. Florence protégée rentra dans la Ligue dès le 27 avril, rompant un accord avec l'Empereur qui ne l'avait pas préservée du danger d'une mise à sac par l'armée impériale ; et Clément VII en fit autant. Il eut raison de ne pas se fier aux assurances du général de Charles-Quint qui bravait, au point de menacer son allié, la signature des plénipotentiaires de son maître. Mais en justifiant par cette volte-face une attaque désormais inévitable, le pontife eut le tort de ne pas se mettre en mesure d'y résister. Florence ayant été mise à couvert de son agression, Bourbon dut marcher à ce dénouement fatal d'une expédition qui ne pouvait plus retourner en arrière, et que poussait une sorte d'irrésistible souffle de la colère d'en haut, celui qui pousse les fléaux de Dieu. Détourné de Florence, le torrent dévastateur se rejeta sur la Ville éternelle.

Le 5 mai le duc de Bourbon arriva avec son armée lassée et irritée d'une marche difficile sur le Monte-Mario, en face de Rome déployant à ces yeux cupides sur les deux rives du Tibre la double tentation de sa magnificence désarmée.

Clément VII, comptant toujours sur l'intervention protectrice des confédérés qui, après avoir sauvé Florence, ne pouvaient, suivant lui, faire moins que de sauver Rome, s'était enfermé dans le palais du Vatican, attendant les libérateurs. Dans l'aveuglement de sa confiance il n'avait rien fait pour préserver la ville d'une agression imminente. Cruellement désabusé par la nouvelle de l'approche de l'avant-garde de chevau-légers de l'armée impériale, conduite par Sciarra Colonna, il confia la défense précaire de Rome à Renzo da Ceri, qu'avait illustré celle de Marseille. L'ambassadeur d'Angleterre engagea sa vaisselle et ses joyaux pour subvenir aux frais des premiers enrôlements. Renzo leva en hâte 3 à 4.000 hommes, soldats licenciés, artisans ou valets. Il les plaça sur les murailles du Borgo et du Transtevere précipitamment remparés.

Rome n'était pas d'un accès facile. Traversée par le Tibre du nord-est au sud-ouest, elle se composait de trois parties fort inégales, et, pour ainsi dire, indépendantes entre elles. De la rive droite du fleuve jusqu'aux pentes extérieures du Vatican et du Janicule, s'étendaient en face de l'armée impériale le Borgo et le Transtevere, formant comme deux cités séparées que protégeaient des enceintes continues dont il fallait forcer successivement les murailles. Le Borgo, qu'on nommait aussi la cité Léonine, placé à la gauche des Impériaux, et dans lequel s'élevaient le palais pontifical et la grande église apostolique de Saint Pierre, était flanqué d'un côté par le château Saint-Ange et fermé de l'autre par les portes assez bien défendues de Torrione et de Santo-Spirito. L'enlever dans un assaut heureux ne suffisait pas. Il était nécessaire d'escalader ensuite les remparts du Transtevere, que les Impériaux avaient à leur droite, et dont ils ne pouvaient abattre sans canons les deux portes Settimiana et Saint-Pancrace, l'une tournée vers le Borgo, et l'autre s'ouvrant sur la campagne. Enfin, le Borgo et le Transtevere pris, restait à pénétrer dans la vieille et vaste cité du Forum, du Capitole, du Palatin, du Quirinal, qui, entourée de remparts et de tours, s'étendait sur la rive gauche du Tibre, large et profond en cet endroit. On n'y arrivait du Borgo et du Transtevere, que par trois ponts, faciles à rompre ou à garder. Il y avait donc trois attaques successives à livrer et comme trois sièges à faire pour s'emparer de Rome[8].

Le duc de Bourbon était impatient de brusquer l'attaque et de tenter l'assaut dès le soir du dimanche. Il était arrivé le matin. L'armée était sans vivres, presque sans munitions. On ne pouvait attendre. Tout ou rien. Telle était, ce jour-là plus que jamais, la devise du Sombre capitaine en proie à d'inquiets pressentiments, et d'avance peut-être au remords du crime suprême qu'il allait commettre. Cependant, on obtint de lui qu'il renvoyât l'escalade au lendemain. Les troupes harassées ne refusèrent pas une nuit de repos. On se relaya pout : dormir. Les éveillés préparaient des échelles, des fascines, visitaient et fourbissaient leurs armes. Il s'agissait de ne pas manquer la partie. Rome était un atout. Mais s'il décidait du gain, c'està7dire du profit et du salut, à ne pas le jouer on perdait tout. Si elle ne prenait Rome, c'en était fait de l'armée impériale et de son chef.

Le lundi, dès l'aube, les troupes gravirent les pentes du mont Vatican que défendaient les murailles du Borgo. La mousquetade s'engagea entre les assaillants et les assiégés. L'artillerie du château Saint-Ange, qui les surplombait, dominait parfois ce crépitement des arquebuses de la basse de son tonnerre intermittent. Bientôt le soleil, échauffant la plaine humide, en souleva un brouillard qui doubla de son voile le nuage de fumée de la mousqueterie. A la faveur de cette pénombre complice, Bourbon donna le signal. Il mit pied à terre, se dressa dans son armure dont une casaque blanche, signe de ralliement pour les siens, amortissait l'éclat, et joignant l'exemple à l'ordre, il prit une échelle, l'appliquant hardiment vers la muraille occidentale du Borgo, entre la porte Torrione et la porte San-Spirito. A peine s'en approchait-il, selon les uns, et selon les autres l'escaladait-il, qu'une balle d'arquebuse, que Benvenuto Cellini se vanta plus tard d'avoir tirée, l'atteignit à l'aine droite et le renversa. Le coup était mortel. Mais il n'expira pas sur-le-champ. On le transporta furtivement par son ordre, recouvert d'un manteau, dans une petite chapelle du voisinage, puis de là, quand le Borgo fut pris, au Campo-Santo, où, au bruit de l'orgie soldatesque de meurtre et de pillage qui commençait, il chargea son confesseur de ses recommandations suprêmes pour l'Empereur, exprima le vœu d'être enterré à Milan, et rendit le dernier soupir en murmurant dans le délire de son agonie : A Borne ! A Rome !

Cette mort ne fut pas assez tôt connue de l'armée assaillante pour la décourager ; quand elle l'apprit en pleine lutte, elle ne fit que l'animer d'une ardeur vengeresse. Le prince d'Orange, qui avait pris le commandement, n'essaya point de la modérer ; le Borgo fut envahi de tous côtés malgré l'énergique résistance de Renzo da Ceri ; et, avant de passer à l'assaut de la seconde enceinte, les soldats impériaux, méritant déjà le nom de brigands, avaient offert aux mânes de leur chef le féroce hommage de nombreuses victimes. En quittant précipitamment par une galerie extérieure l'asile précaire de son palais pour un plus sûr refuge au château Saint-Ange, Clément VII put entendre monter jusqu'à lui les cris menaçants des vainqueurs, mêlés aux cris plaintifs des habitants du Borgo égorgés sans distinction d'âge ni de sexe.

Le Pape effaré voulait, crainte de pires maux, négocier et traiter avec les assiégeants. Le seigneur de Langey l'en dissuada avec peine, en lui représentant qu'il était possible encore de les arrêter assez longtemps pour permettre à l'armée de la Ligue, déjà en marche pour secourir Rome, d'intervenir.

Renzo da Ceri se rendit au Capitole, où il avait convoqué, pour s'entendre avec eux sur la défense, les citoyens romains. Il proposa de mettre la ville à l'abri d'une invasion en empêchant les Colonna, qui venaient du sud, d'y pénétrer par la porte de Saint-Jean de Latran, qu'il avait fait barricader et en coupant les deux ponts Sixto et Capi, pendant qu'il attirerait et repousserait lui-même au Transtevere le principal effort de l'attaque. Les Romains refusèrent l'exclusion des Colonna qui étaient leurs concitoyens et le sacrifice de leurs ponts. Cette mollesse égoïste ne promettait pas une bien énergique résistance au Transtevere dont les défenseurs abandonnèrent en effet les remparts, dès les premières arquebusades, laissant ouvertes et sans garde les portes du pont de Sixte IV. Les Impériaux traversèrent lentement le Tibre au bruit des tambours et des trompettes, firent leur entrée dans Rome consternée, et campèrent la nuit dans le Champ de Flore et sur la place Navone. C'est de là que, dès le lendemain, ils se ruèrent sur leur proie désarmée.

Le sac de Rome dura huit jours. Il épouvanta et indigna les contemporains, blasés pourtant sur les horreurs de la guerre. Ce fut une orgie sans nom, pleine de scènes dignes de l'enfer. Les églises furent encore moins épargnées que les palais. Les Allemands étaient luthériens. Ils prirent un plaisir infâme à profaner les lieux bénis. Ils mêlèrent le sacrilège à tous leurs crimes. Ils massacrèrent les vieillards, les femmes et les enfants au pied des statues brisées et des tableaux crevés ; ils allumèrent l'incendie avec les flambeaux de l'autel. Ils burent dans les calices le vin et le sang. Ils firent des écuries des basiliques de Saint-Pierre et de Saint-Paul, la chapelle du Pape. Les riches marchands épargnés ne le furent que moyennant d'énormes rançons. On ne leur laissa que la vie. Plusieurs cardinaux durent l'acheter par la honte de servir de vivants trophées à des triomphes grotesques, à de dérisoires cortèges.

Les bandits, indignes du nom de soldats, qui promenèrent huit jours dans les rues ensanglantées l'ivresse brutale de leur victoire, couverts de la soie, du brocart, des chaînes d'or du butin, ne s'arrêtèrent que lorsqu'ils furent las de tuer, de violer, de piller, de brûler, de boire, de jouer, que l'épuisement de Rome leur fit craindre la famine et que son infection leur fit redouter la peste. Le massacre avait fait quatre mille cadavres. Le pillage avait ruiné des milliers de familles, causé des dommages énormes, des pertes immenses.

Pendant qu'ils pillaient et souillaient Rome, les Impériaux avaient épargné le château Saint-Ange et le Pape, qui y avait trouvé un refuge avec la plupart des cardinaux, les ambassadeurs des États confédérés, un grand nombre de nobles romains, de marchands et même de femmes. Clément VII crut-il pouvoir attendre impunément les secours qui lui étaient annoncés, ou se fit-il un noble scrupule d'abandonner à un sort funeste les compagnons de son infortune ? On ne le sait. Toujours est-il qu'il ne profita point de la faculté qu'il eut pendant plusieurs jours de sortir de Rome par la rive gauche du Tibre demeurée libre, et de l'occasion qui s'offrait ainsi à lui d'éviter aux vainqueurs d'ajouter à leurs crimes et aux malheurs de la capitale de la papauté la captivité du souverain pontife.

Le 7 mai au soir, lendemain de la prise de Rome, Guido Rangone arriva au port de Salava avec ses chevau-légers et 800 arquebusiers. Quand il apprit l'occupation de Rome par les Impériaux, il n'eut garde de se risquer dans la fournaise, quoiqu'il pi t encore pénétrer dans le château Saint-Ange, dont l'accès était resté libre, et tenter avec succès de délivrer le Pape ou de le défendre. Imitant, suivant son habitude, cette circonspection, le duc d'Urbin manqua au rendez-vous fixé au marquis de Saluces pour tenter de concert une diversion sur Rome, et n'arriva à Nepi que le 22 mai, seize jours après la prise de la ville. Les conséquences de ces temporisations trop politiques, ou de ces trop pusillanimes hésitations, ne tardèrent pas à devenir irréparables. Clément VII, entré en négociations avec les Impériaux, qui avaient investi le château de tranchées et l'y cernaient rigoureusement, rompit les conférences quand il apprit l'approche de l'armée de la Ligue ; mais il comptait sans l'incurable et égoïste mollesse du généralissime. Avec de l'énergie et de l'à-propos, il était cent fois assez fort pour forcer le blocus du château et délivrer le Pape. Il objecta les difficultés par lui démesurément exagérées de cette entreprise et se retrancha dans une inaction fondée sur la nécessité d'attendre des renforts. Cette expectative ne tarda pas à se changer en retraite, et Clément VII, abandonné, dut se résoudre à la plus humiliante des capitulations, au plus écrasant des traités.

Le Pape s'obligea à payer aux Impériaux 400.000 ducats, dont 100.000 tout de suite, 50.000 dans vingt jours, et 250.000 dans deux mois. Il donna en garantie les forteresses d'Ostie, de Cività-Vecchia, de Cività-Castellana, les villes de Plaisance, de Parme et de Modène ; et en otage, les archevêques de Siponte et de Pise, les évêques de Pistoia et de Vérone et plusieurs personnages considérables de sa parenté, notamment Jacopo Salviati et Lorenzo Ridolfi. Il dut enfin accepter de demeurer prisonnier dans le château Saint-Ange avec les treize cardinaux qui l'y avaient suivi, jusqu'au payement des 150.000 premiers ducats.11 y fut placé sous la garde du capitaine Alarcon qui, dans l'espace de deux ans, devait être tour à tour le geôlier d'un roi et d'un -pape, tous deux prisonniers de son maitre.

Charles-Quint était trop heureux pour le demeurer longtemps, d'autant plus qu'il usait sans scrupules des faveurs de la fortune, et ne ménageait pas sa veine. La défaite de Pavie et la captivité de Madrid avaient ému l'Europe. La prise et le sac de Rome, la captivité du pape Clément VII l'indignèrent. Tout le monde se sentit menacé par de tels exemples. Pour en caractériser l'effet d'un seul mot, les événements que nous venons de raconter rapprochèrent et allièrent François Ier et Henri VIII, plus sensibles à l'intérêt commun qu'à tant de griefs réciproques et de fâcheux souvenirs.

Dès la fin d'avril 1527 de nouveaux traités avaient mis fin à ces rivalités que menaçait l'affront, plus encore que le danger d'une sorte de suprématie européenne.

Il était convenu que la princesse Marie, fille de Henri VIII, alors âgée de onze ans, naguère promise à Charles-Quint, qui s'était dégagé d'une façon assez blessante envers elle, épouserait ou François Ier, ou son second fils le duc d'Orléans. La paix était déclarée perpétuelle entre les deux princes. Henri VIII renonçait aux prétentions qu'il avait jusque-là maintenues à la couronne de France, moyennant une redevance annuelle de 50.000 écus pour lui, et de 15.000 pour ses successeurs. Des ambassadeurs extraordinaires iraient de la part des deux rois exhorter l'Empereur à la paix, et l'inviter à délivrer, en recevant deux millions d'écus d'or comme rançon, les deux fils de François lei, qu'il tenait en otage, et à payer les sommes d'argent qu'il avait depuis longtemps empruntées au roi d'Angleterre[9].

Eu cas de refus, une guerre simultanée dans les Pays-Bas, où Henri VIII enverrait dix mille hommes, et en Italie où François Ier devait faire une nouvelle expédition, donnerait à l'alliance la sanction de l'a force, et on l'espérait, du succès.

Le 25 avril 1527, cinq jours après le traité conclu entre Henri VIII et François Ier et onze jours après la prise de Rome, les ambassadeurs ordinaires d'Angleterre en Espagne avaient sondé Charles-Quint sur ses dispositions et l'avaient trouvé inflexible et rebelle à toute conciliation, se répandant en plaintes et en reproches sur la conduite de François Ier et celle du Pape. La nouvelle des événements d'Italie n'était pas faite pour encourager et favoriser une nouvelle tentative de médiation.

Henri VIII donna immédiatement au cardinal Wolsey les pouvoirs nécessaires pour aller sur le continent s'entendre avec le roi de France et avec les Vénitiens, sur les moyens d'exécuter sans délai les traités récents et de porter secours au Pape. Décidé à parvenir, au moyen d'un divorce régulier avec Catherine d'Aragon, tante de Charles-Quint, à satisfaire sa passion qu'il avait conçue pour Anne de Boleyn et à l'épouser, Henri VIII devait chercher dans l'amitié de François Ier un appui contre le ressentiment de l'Empereur, et dans la reconnaissance du souverain pontife la protection nécessaire à ses projets matrimoniaux. Aussi, modifiant le 29 mai le traité du 30 avril, accéda-t-il volontiers aux représentations de François Ier sur la nécessité de jeter de préférence dans la balance des affaires italiennes le poids de leur effort commun. Dès la fin du mois de juin en effet, conformément à ces dispositions nouvelles, le maréchal de Lautrec, chargé de réparer en 1527 les échecs de 1522, prit le commandement d'une expédition aux frais de laquelle devaient pourvoir en partie les subsides anglais.

Le nonce Acciajuoli engagea vivement le lieutenant général du roi de France à ne pas perdre de temps en sièges et en conquêtes, et à profiter du désordre d'une armée repue, indisciplinée, décimée par la peste, pour la chasser de Rome et délivrer le Saint-Père.

Lautrec, impatient surtout d'effacer la trace de ses revers du Milanais, ne céda qu'à demi à ces objurgations qui lui suggéraient le plan de campagne le meilleur à suivre. Arrivé le 16 juillet 1527 à Lyon, le 26 à Grenoble, le 30 de l'autre côté des Alpes par le pas de Suse, il ne résista pas à la tentation de battre d'abord les Impériaux dans les plaines du Piémont et de la Lombardie. Il s'empara en effet d'Alexandrie, passa le Tessin, occupa Abbiate-Grasso, et opéra sa jonction avec les troupes vénitiennes. Puis, se détournant de Milan où s'était enfermé Antonio de Leyva, il prit Pavie d'assaut, et laissa piller par ses soldats, qu'il eut de la peine à empêcher de la brûler, la ville cause et témoin de la défaite et de la captivité ainsi vengées exemplairement.

A ces succès en Lombardie correspondit, sur la côte ligurienne, l'important avantage du rétablissement de Gènes sous la domination de François Ier, grâce à une double attaque par terre et par mer d'André Doria et de César Fregose, dont les partisans provoquèrent une de ces révolutions si fréquentes dans cet État agité, dont le résultat fut l'expulsion du doge Antoniotto Adorno, et la nomination du maréchal Théodore Trivulzi comme gouverneur de la République.

Maître du Milanais moins sa capitale, qu'Antonio de Leyva n'était pas en mesure de lui disputer longtemps, Lautrec n'avait que peu d'efforts à faire pour en achever la conquête. François Sforza le suppliait de terminer ce qu'il avait si bien commencé. D'un autre côté, le cardinal Cibo et le Pape lui-même pressaient le général de ne pas épuiser ses forces à une victoire inutile et lui montraient Rome comme le but imposé à son obéissance par les ordres des deux rois d'Angleterre et de France, et désigné à son zèle par les intérêts de la foi et même de la guerre. Car, frappée au cœur dans Rome même, la puissance impériale était perdue en Lombardie, et les tronçons dispersés de l'armée de Charles-Quint ne parviendraient jamais à se rejoindre. Lautrec, soit qu'il crût avoir suffisamment affaibli les Impériaux dans la haute Italie, soit qu'il craignit l'attiédissement du zèle et du concours des Vénitiens dans l'entreprise de Naples s'il les délivrait de toute inquiétude sur leurs possessions de terre ferme dans la vallée du Pô, ajourna à son retour, qu'il supposait victorieux, la consommation de la reprise du Milanais et s'apprêta à donner au Pape, comme il l'avait fait pour François Sforza, une première satisfaction.

Cependant la nouvelle de la catastrophe de Rome avait éclaté sur le monde. Charles-Quint, après avoir donné à la mort du duc de Bourbon des regrets sincères, jugea à propos d'atténuer l'effet de la prise de Rome et de la captivité du Saint-Père par des protestations hypocrites, se justifiant par une circulaire aux princes chrétiens de toute participation à un excès dont il rejetait la faute sur l'inimitié ingrate de Clément VII et sur l'opiniâtre déloyauté de François Ier.

Mais le Pape n'en demeura pas moins prisonnier, et, bien que sa captivité même Mt un obstacle à l'exécution de ses engagements envers les vainqueurs, ceux-ci, ne tenant aucun compte de la ruine de son crédit dont ils étaient cause, de la spoliation de ses États consommée à l'envi par le duc de Ferrare et les Vénitiens, de la révolution de Florence, dont la conséquence avait été l'expulsion de ses deux neveux, Alexandre et Hippolyte de Médicis, et le rétablissement du gouvernement républicain avec Nicolo Capponi pour chef, redoublaient d'exigences, d'impérieux devenaient menaçants et cherchaient à intimider le pontife en accablant ses otages de mauvais traitements. Le 21 juin, il n'avait pu payer qu'à grand'peine 80.000 ducats sur les 150.000 du premier à-compte de sa rançon. L'armée impériale irritée était prête à se porter aux suprêmes excès. Elle était sans chef : le prince d'Orange, blessé devant le château Saint-Ange d'une arquebusade qui lui avait traversé le visage, s'était retiré à Sienne. Les chefs espagnols avaient essayé de le remplacer par le vice-roi de Naples, Lannoy qui, après de vains efforts pour se faire obéir, s'était retiré et avait été arrêté à jamais à Aversa où il mourut de la peste (23 septembre).

Ugo de Moncada lui avait succédé et avait appelé la sollicitude de l'Empereur sur le danger que courait le Pape, et sur l'impossibilité où était de résister longtemps à une attaque son armée réduite de moitié par les combats, l'orgie et la peste. Charles-Quint, se rendant à ces représentations, envoya auprès de Clément VII son ancien confesseur Fray Francisco de los Angelos, général des Observantins, et fit partir en même temps son chambellan Pierre de Veyre, pour négocier, moyennant des conditions qui l'inféodaient à sa politique, la délivrance de Clément VII.

Pour répondre à ces négociations, les deux rois d'Angleterre, par l'intermédiaire du cardinal d'York, triomphalement reçu le 4 août à Amiens, se concertaient afin de resserrer leur alliance et de pourvoir de concert au gouvernement de l'Église.

Le puissant et fastueux Wolsey, accompagné d'un cortège magnifique, reçut à Amiens, où l'attendaient le roi, sa mère la régente, sa sœur Marguerite de Valois devenue reine de Navarre par son récent mariage avec Henri d'Albret, et leur triple cour, des honneurs souverains. Les négociations commencèrent aussitôt, entre le roi, la régente et le cardinal d'York. Il fut convenu que la princesse de Galles, Marie, épouserait le duc d'Orléans dès qu'elle serait nubile ; que le roi de France ne renoncerait pas perpétuellement au duché de Milan, qui serait provisoirement revendiqué en faveur de François Sforza ; qu'il refuserait à Charles-Quint le subside stipulé par le traité de Madrid pour subvenir aux frais de son couronnement en Italie ; que les Vénitiens seraient compris dans le traité de paix ; enfin que, durant la captivité du Pape, les deux rois ne souscriraient pas à la convocation d'un concile général, que les deux Églises seraient administrées par leurs évêques, ce qui permettait au besoin au cardinal Wolsey, investi de la suprématie en Angleterre, et dépositaire par sa qualité de légat des pouvoirs pontificaux, de sanctionner le divorce entre Henri VIII et Catherine d'Aragon. Les deux souverains célébrèrent leur accord par des actions de grâces solennelles, des réjouissances publiques, l'échange de leurs ordres ; et François Ier rendit à Henri VIII par l'envoi d'une brillante ambassade à Londres, présidée par le grand maitre de sa maison, Anne de Montmorency, ses avances d'Amiens. Il se crut aussi autorisé à adresser à Clément VII une lettre pleine d'hommages consolateurs, d'encouragements à continuer son héroïque résistance à toute manœuvre de la force ou de la ruse, de promesses d'une prompte et décisive intervention en sa faveur.

En attendant que leurs préparatifs de guerre fussent achevés, les deux souverains alliés affectaient d'épuiser les voies diplomatiques. Dès le 4 juillet, sir Francis Poyntz et Gabriel de Gramont, évêque de Tarbes, s'étaient présentés devant l'Empereur en leur nom pour lui demander de délivrer les deux jeunes princes français moyennant la rançon offerte, de payer au roi d'Angleterre les sommes qu'il lui devait, de rétablir François Sforza dans le duché de Milan, et de rétablir Clément VII dans la liberté et l'autorité du souverain pontificat.

L'Empereur fit un accueil assez ironique et piquant à l'ambassadeur de François Ier, et traîna en longueur la négociation, qui ne tarda pas à s'envenimer lorsqu'il connut les progrès inquiétants de Lautrec en Italie, aggravés par la défection du duc de Ferrare, et fut informé des arrangements d'Amiens. Ce changement dans l'état de ses affaires l'agita sans l'intimider. Il se prépara à y faire face, ordonna une levée de lansquenets en Allemagne, donna le commandement de l'armée impériale au prince d'Orange, la vice-royauté de Naples à Ugo de Moncada, et fit presser auprès du Pape les négociations qui devaient le rendre libre sans lui permettre d'être hostile.

Sous l'impression de terreur que lui causèrent le 26 novembre les mauvais traitements subis par ses otages, qui n'échappèrent à la mort que grâce à l'intervention du cardinal Pompéio Colonna, résolu à réparer les fautes de sa famille, et sous l'influence de ce nouveau conseiller, Clément VII se décida, non sans hésitation et sans regret, à entrer en accommodement avec l'Empereur, auteur indirect mais responsable de ses derniers malheurs. Par cette nouvelle et dure capitulation, le Pape achetait sa liberté au prix d'une rançon onéreuse, se liait à la fortune de Charles-Quint et donnait en garantie de ses engagements des villes et des otages. Le 7 du mois de décembre était le jour fixé pour sa libération. Mais soit qu'il redoutât de voir l'armée impériale y mettre obstacle, soit que les envoyés eux-mêmes de Charles-Quint craignissent un conflit avec ces troupes indisciplinées, furieuses de voir leur proie leur échapper, il ne l'attendit pas. De concert avec eux, le Pape substitua une évasion furtive à une délivrance plus hasardeuse encore ; dans la nuit du 6 décembre il quitta, déguisé, suivi d'un seul serviteur, le château Saint-Ange, se jeta sur un cheval et courut d'une traite s'enfermer dans Orvieto, et ne respira que sous l'abri de ses fortes murailles.

Là, il écrivit à Lautrec pour le remercier d'avoir contribué par son approche à sa délivrance, et à François Ier pour se justifier ou plutôt s'excuser d'avoir cédé à la nécessité en traitant avec l'Empereur. Il exhortait le roi à faire aussi sa paix avec Charles-Quint. En même temps, le même conseil lui était donné par son frère l'archiduc Ferdinand et son chambellan, Pierre de Veyre, ce dernier avec l'autorité d'un témoin oculaire de le décadence de la domination impériale en Italie.

François Ier et Charles- Quint étaient l'un et l'autre disposés à écouter ces conseils, l'un par le désir de recouvrer ses enfants et de soulager son royaume obéré, l'autre par le désir d'écarter de l'arrangement de ses affaires en Italie leur plus redoutable obstacle, et de réaliser les desseins de sa politique en Allemagne : la ramener à l'unité religieuse et la défendre coutre les Turcs. Mais une méfiance réciproque paralysait encore ces dispositions. Résigné à renoncer à la Bourgogne et à se contenter d'une rançon de deux millions d'écus d'or, Charles-Quint exigeait impérieusement l'évacuation de l'Italie et l'.exigeait préalablement à la libération des princes. C'était là une condition que François Ier trouvait d'autant plus humiliante pour lui qu'il y voyait un reproche indirect de l'inexécution de ses engagements de Madrid. Il n'y avait donc pas encore un moyen de s'entendre. Il fallait trancher par les armes une situation que la raison ne suffisait pas à dénouer. Les deux rois alliés décidèrent de renouveler, dans des termes uniformes et solennels, leur sommation à Charles-Quint, et envoyèrent dans ce but des instructions identiques à l'évêque de Tarbes, au président de Calvimont, à l'évêque de Worcester et à sir Francis Poyntz.

Pendant que ceux-ci s'apprêtaient à remplir leur délicate mission, François Ier cherchait à se procurer le nerf de la guerre ou l'instrument de la paix, l'argent, et il trouvait une consolation à ses revers, un encouragement à ses espérances dans l'empressement et le désintéressement avec lequel toutes les classes de la nation répondirent à son appel. Il avait convoqué une assemblée de notables composée de cardinaux, d'archevêques et évêques pour le clergé, des princes du sang, de grands seigneurs chevaliers de l'ordre de Saint-Michel, et de gentilshommes pour la noblesse, des présidents et conseillers députés par les parlements de Toulouse, Bordeaux, Rouen, Dijon, Grenoble, Aix pour le tiers état.

Cette assemblée se réunit le lundi 16 décembre 1527 au Palais de Justice. Le roi s'adressa à elle en termes pleins de cordialité, de confiance, de bonne grâce qui la charmèrent et triomphèrent de tout scrupule, de tout regret. Il obtint ainsi de son bon gré ce qu'il lui demandait et ce qu'elle eût sans doute refusé à des ordres. Il lui fallait deux millions d'écus d'or pour la rançon des princes en cas d'accommodement, et en cas de guerre, de quoi l'entretenir en Flandre et en Artois (le roi n'osait plus parler de l'Italie), conjointement avec le roi d'Angleterre qui y contribuerait pour un tiers en hommes et en argent. Fortifié par les témoignages d'approbation et de dévouement qu'il reçut en cette occasion des grands corps du royaume, François Ier attendit sans crainte le résultat des négociations suprêmes engagées auprès de Charles-Quint. Ces négociations, placées sur le terrain étroit d'une réponse par oui ou par non, ne pouvaient aboutir qu'à une déclaration de guerre.

Le 22 janvier 1528, en effet, la guerre fut solennellement déclarée à l'Empereur suivant les formes usitées en pareil cas, par les deux rois d'armes de France et d'Angleterre, Guyenne et Clarence, qui accompagnaient, en prévision d'un refus des conditions qu'ils offraient, leurs ambassadeurs respectifs.

Charles-Quint voulut recevoir ces déclarations de guerre entouré de toute sa cour et dans tout l'appareil de la majesté royale. Assis sur son trône, environné de ses grands officiers, des gens de son conseil, des dignitaires de l'Église, des grands d'Espagne, il fit introduire les deux rois d'armes. Ceux-ci s'avancèrent révérencieusement, et arrivés, après trois génuflexions, au pied du trône, se revêtirent de leurs cottes aux armes de France et d'Angleterre, qu'ils portaient sur le bras gauche. Ils sollicitèrent la permission de déclarer ce qu'ils avaient à dire de la part de leurs maîtres, suppliant l'Empereur de respecter les privilèges de leurs fonctions et de pourvoir à leur sûreté dans ses États, en attendant de leur communiquer sa réponse.

Sur les assurances conformes à la requête données par l'Empereur, le héraut Guyenne lut une sorte de manifeste signé de sa main, et exposant surtout les griefs sur lesquels la déclaration de guerre était fondée : refus de délivrer, moyennant rançon, les princes français captifs, persécution du Saint-Père, profanation de la ville sacrée, domination tyrannique en Italie qui avait mis dans le parti du roi de France les Vénitiens, les Florentins, le duc Sforza, négligence de ses devoirs d'empereur et abandon de l'Allemagne à la merci des Turcs.

L'Empereur se contint assez pour faire remarquer ironiquement, après avoir ouï la conclusion comminatoire du factum qui ressemblait à un défi, qu'un vaincu et un prisonnier n'avaient pas droit d'user d'un tel langage. Parmi les griefs invoqués il ne se montra touché que d'un seul, celui de la captivité du Pape, et déclara, en repoussant toute responsabilité dans le sac de Rome, fait sans son sçu ni commandement par gens désordonnés et sans obéissance à nuls de ses capitaines, que cette captivité avait cessé.

Le roi d'armes Clarence ayant à son tour fait son office au nom du roi d'Angleterre, alléguant, lui aussi, les progrès du Grand Turc, le sac de Rome, le refus d'échanger contre rançon les princes français, le non-paiement de sommes dues en vertu d'engagements ainsi éludés, Charles-Quint réfuta et rétorqua l'incrimination en termes relativement modérés. Mais poussé à bout par la double déception, le double affront de cette provocation en commun avec un prince qu'il se flattait de garder toujours pour allié, l'Empereur rappela vivement le héraut Guyenne, et, passant de la défensive à l'offensive, et de la protestation à l'outrage, il s'étonna que son maître ne l'eût chargé d'aucune réponse aux paroles qu'il avait prononcées à son adresse devant le président de Calvimont, son ambassadeur, à Grenade. Requis de se les rappeler, celui-ci, qui avait eu le tact de ne point paraître les entendre et la prudence de ne pas les répéter, s'excusa de n'en avoir gardé aucun souvenir.

Loin de regagner son calme à cette leçon indirecte, Charles-Quint, résolu, plus encore par politique que par tempérament, à faire un esclandre et à casser, comme on dit vulgairement, les vitres, ne se contint, sur le moment, que pour s'emporter le 18 mars à écrire, à l'ambassadeur de François Ier, une lettre de rappel qui était une véritable provocation : Vous ne voulez avoir souvenance, déclarait-il dans cette étrange épître, de ce que je vous ditz pour en avertir le roi votre maitre. Je vous dis que le roi votre maitre avoit fait lâchement et méchamment de n'avoir gardé la foi que j'ai de lui selon le traité de Madrid, et que s'il vouloit dire le contraire, je le lui maintiendrois de ma personne d la sienne. Ce sont les mêmes paroles que je ditz au roi votre maitre à Madrid, que je le tiendrois pour lâche et méchant, s'il me failloit de sa foi que j'ai de lui. En les redisant, je lui garde mieux ce que je lui ai promis qu'il ne fait à moi. Je le vous ai écrit, signé de ma main, afin que d'ici en avant, vous ni aultres n'en fassiez doute.

Le propos était vif et exigeait une réponse. François Ier avait l'oreille chatouilleuse. Dès que son ambassadeur, qui ne pouvait cette fois feindre d'en ignorer, lui eut transmis la notification de l'Empereur, signée de sa main, François se hâta de repousser l'affront par le démenti le plus blessant, et de répondre à la provocation par un cartel[10]. Il donna à sa riposte un éclat égal à celui de l'injure. Assis sur son trône, entouré de toute sa cour, il reçut en audience solennelle de congé l'ambassadeur de Charles-Quint, Nicolas Perrenot, seigneur de Granvelle, détenu un moment au château de Vincennes, en représailles de l'arrestation des ambassadeurs de France et des puissances confédérées, un moment confinés, par ordre de l'Empereur, dans des forteresses voisines de Burgos.

Après s'être excusé courtoisement de la nécessité de ces représailles, le roi de France, rétorquant pied à pied les incriminations de son adversaire, rappela ironiquement qu'il ne l'avait jamais vu ni rencontré à la guerre, et caractérisa sévèrement la contrainte matérielle et morale dont il avait usé envers un vaincu et un prisonnier pour lui arracher des engagements nuls comme entachés de dol et de violence.

En réponse à la provocation de l'Empereur, il déploya un cartel écrit de sa main qu'il requit l'ambassadeur de porter à son maitre, après en avoir donné lecture à l'assemblée.

Granvelle refusa respectueusement mais fermement cette double commission, incompatible avec le caractère d'un ambassadeur dont la mission est terminée et qui prend congé.

François Ier donna alors ordre à un de ses secrétaires d'État, Jean Robertet, de lire ce cartel finissant par les mots suivants : Si vous nous avez voulu charger d'avoir fait chose qu'un gentilhomme aimant son honneur ne doit faire, nous dirons que vous avez menti par la gorge, et autant de fois que le direz vous mentirez, étant délibéré de défendre notre honneur jusqu'au bout de notre vie... Parquoi... assurez-nous le camp et nous vous porterons les armes, protestant que si après cette déclaration vous écrivez ou dites paroles qui soient contre notre honneur, la honte du délai du combat en sera votre, vu que, venant au dit combat, c'est la fin de toutes les écritures.

C'est ainsi que la querelle entre les deux peuples fut mise en voie de règlement par un combat entre les deux rois, à la mode chevaleresque ; et il est vraiment dommage, pour l'exemple, que ce précédent n'ait pas abouti. Peut-être les guerres seraient-elles moins fréquentes si elles se résolvaient par ces duels royaux engageant ainsi directement, non plus seulement la responsabilité morale, mais la personne même de leurs auteurs.

Certes les deux adversaires étaient fort animés, et il n'est pas permis de douter de leur courage, surtout de celui dont François Ier avait donné tant de preuves. Mais la façon violente dont la procédure préliminaire au combat en champ clos fut engagée soulevait mal à propos des susceptibilités qui devaient la faire avorter. Des questions inextricables de forme rendirent impossible cette rencontre que les deux adversaires semblaient désirer passionnément, et les préservèrent l'un et l'autre de cet héroïque ridicule d'un combat corps à corps dont le monde attendait le spectacle.

Le 8 juin, le héraut de François Jet, Guyenne, présenta à l'Empereur, entouré de toute sa cour, le cartel de son maitre en déclarant qu'il avait mission de ne recevoir et rapporter d'autre réponse que la sûreté du camp, c'est-à-dire l'indication du lieu du combat et le sauf-conduit d'inviolabilité pour s'y rendre et s'en retirer.

Charles-Quint fit donner lecture du cartel par son premier secrétaire d'État, Jean Lallemand, et l'écouta avec calme, se bornant à protester contre le démenti en le renvoyant à son auteur. Puis il dressa un cartel de réponse où il repoussait les arguments de François let, en maintenant et aggravant ses accusations. Il déclarait, en finissant, accepter de lui livrer le camp, et lui proposait le combat sur la rivière de la Bidassoa qui séparait les deux royaumes, entre Fontarabie et Hendaye. Il demandait qu'une conférence de gentilshommes, désignés par égale moitié par les deux contendants, fixât les conditions de la rencontre et fit le choix des armes.

Charles-Quint envoya ce cartel à François Ier par son héraut d'armes Bourgogne, avec commission expresse d'en donner lecture avant de le remettre. Les termes de cette réponse étaient tels, qu'il fallait bien peu connaître le roi de France pour supposer qu'il autoriserait une seconde édition du spectacle scandaleux d'une lecture offensante et impunie.

Le 10 septembre, en effet, le héraut d'armes Bourgogne, après avoir attendu plus d'un mois et demi à Fontarabie le sauf-conduit sollicité pour pouvoir remplir sa mission, et subi des retards et des traitements qui témoignaient d'une mauvaise humeur croissante, fut introduit dans la grande salle du Palais où François Ier l'admit à remplir son office, mais en le limitant strictement et inflexiblement à la partie pratique de sa mission. Les provocations étant épuisées, la procédure devait être close, suivant le roi, et il n'y avait plus qu'à s'entendre sur la sûreté du camp, c'est-à-dire les conditions du combat. Le roi d'armes ayant persisté respectueusement, mais opiniâtrement, à remplir sa commission intégralement, sans en rien supprimer, et à donner lecture du cartel avant de procéder aux autres charges de son office, d'autant plus que ce cartel se terminait par la promesse de la sûreté du camp, la scène, qui était devenue orageuse, se termina, heureusement pour la dignité royale, par un congé donné au héraut, qui sollicita en vain une autre audience.

Ainsi finit, par l'abus tenace des écritures, ce curieux, dramatique et caractéristique incident où chacun des adversaires rejeta sur l'autre, avec égale raison peut-être, la faute de l'avortement final d'un projet de duel qui et pu être fécond en conséquences. Charles-Quint adressa à ses peuples un manifeste apologétique de sa conduite, où il n'épargnait pas l'adversaire qui le réduisait à la guerre, et qui ne jugea pas à propos de répondre. On avait en effet assez, on n'avait que trop parlé ou écrit. Il était temps d'agir. François Ier s'arracha à ses plans de constructions et au commerce de ses artistes familiers ; Charles-Quint ajourna ses projets politiques sur l'Allemagne ; et les deux princes donnèrent des ordres à leurs généraux pour pousser à outrance vers son dénouement cette lutte qui se poursuivait depuis sept années avec des alternatives de revers et de succès faites pour la perpétuer.

Dans cette dernière passe, le sort des armes parut d'abord favoriser François Ier. Nous avons laissé Lautrec, son général, marchant vers Bologne, où il s'était rendu après avoir remis presque toute la Lombardie milanaise sous l'autorité du duc François Sforza, et reçu l'adhésion à la ligue du duc de Ferrare et du marquis de Mantoue.

Il s'empara des villes d'Imola et de Rimini qu'il rendit au Saint-Siège, et, n'ayant plus à délivrer le Pape réfugié à Orvieto, ne voulant pas le réintégrer dans sa capitale tant qu'il ne serait pas rentré dans la ligue, il concentra, avec son concours secret, tous ses efforts sur l'expédition du royaume de Naples, où ses progrès rapides furent favorisés par la connivence du parti angevin, encore puissant dans ce pays, et le mécontentement de la population lasse du joug espagnol.

Après s'être rendu maître dés Abruzzes, Lautrec descendit en Pouille, et y trouva fort à point, pour payer l'arriéré de son armée, les cent mille ducats que rendait annuellement la grande douane des bestiaux de passage en ce moment dans cette province. Il prit ensuite, presque sans coup férir, les trois villes de San-Severo, de Lucera et de Foggia. Ces progrès menaçants pour la domination impériale eurent pour conséquence indirecte de délivrer Rome. Le prince d'Orange, après avoir obtenu du vice-roi de Naples, ligo de Mon-cade, les 70.000 écus nécessaires pour remettre l'armée impériale eu mouvement, parvint non sans peine à tirer des orgies de Rome, devenues meurtrières et vengées par la peste, les débris de ses troupes réduites à une douzaine de mille hommes. Arrivé à Troja, où il barrait la route de Naples, le prince d'Orange s'était retranché dans cette position relativement forte, mais où il ne pouvait tenir sans artillerie — et il n'en avait pas — lorsque Lautrec parut en vue de ce camp avec des forces très-supérieures et impatientes d'y écraser dans son dernier asile, devenu son tombeau, l'armée de la domination impériale en Italie.

Lautrec parut déférer au vœu de ses troupes, et, casque en tête, épée au poing, il conduisit à l'ennemi ses 28.000 hommes d'infanterie allemande, suisse, gasconne et italienne, et ses 900 hommes d'armes sous la protection de ses vingt-quatre canons (16 mars 1528). Soudain, au lieu de céder à cet élan qui eût été victorieux, Lautrec l'arrêta brusquement et mit le comble à la surprise et au mécontentement de ses troupes en leur donnant le signal de la retraite. On ne peut expliquer une semblable aberration que par cette timidité de l'impéritie que les belles occasions effarouchent et qui se change en témérité aveugle pour courir aux mauvaises. Il faut y faire aussi la part du calcul de la plupart des généraux de ce temps, qui, plus soucieux de leurs intérêts que de leur gloire, préféraient les demi-succès aux succès complets, les premiers ayant l'avantage à leurs yeux de perpétuer la guerre, les autres ayant l'inconvénient de la clore.

Quoi qu'il en soit des motifs de cette résolution et de la question de savoir s'ils furent coupables ou désintéressés, elle n'en eut pas moins un résultat funeste. Le prince d'Orange délogea dans la nuit sans encombre, et se mit en retraite vers Naples qu'il résolut de conserver à tout prix à l'Empereur, tandis que son adversaire perdait encore le temps le plus précieux en de faciles et stériles conquêtes. Le prince d'Orange, lui, ne perdait pas son temps, et, en attendant les secours qu'il demandait à l'Empereur avec instance, se préparait à tenir le plus longtemps possible, faisait remparer Naples et plaçait dans le fort Saint-Elme, construit par ses soldats et gardé par leur élite, la clef de la ville.

La marche de Lautrec, qui avait suivi l'armée impériale à Naples, sembla favorisée par l'effet démoralisateur d'un grand revers de la cause impériale.

Le 28 avril, une bataille navale s'était livrée à la pointe du golfe de Salerne entre la flotte d'André Doria et de Filippino Doria son neveu, tous deux au service de la France, et celle de l'Empereur. La défaite des Espagnols fut complète, ils perdirent les deux tiers de leurs galères et de leurs brigantins ; et le vice-roi Ugo de Moncada, ainsi que le grand écuyer Cesare Ferramosca, furent tués. Parmi les prisonniers figuraient le marquis del Vasto, le connétable du royaume et une foule de personnages de marque. La victoire d'André Doria et surtout de Filippino Doria, car ce dernier en garda la plus grande part d'honneur comme de peine, eut pour résultat de fermer à Naples l'issue de la mer du côté de la Sicile et des îles voisines. Bloquée à peu près exactement par la flotte génoise et la flotte vénitienne, investie par l'armée de Lautrec, Naples respira de plus en plus difficilement sous cette étreinte progressivement resserrée. Le 14 juin 1528, dans un appel désespéré à l'Empereur, le prince d'Orange lui écrivait : Il y a dix jours que nous sommes au pain et à l'eau. Il insistait pour que le duc de Brunswick, dont les troupes étaient déjà arrivées en Lombardie, se hâtât de venir à son secours, faute de quoi il serait trop tard. Le 22 juin, la défense, après deux sorties infructueuses, était à l'agonie et Lautrec regardait la reddition comme imminente. En Lombardie, mettant à profit l'absence des Français, Antonio de Leyva, dont le duc d'Urbin, suivant son habitude, n'avait gêné en rien la jonction avec le duc Henri de Brunswick, qui lui amenait 10.000 lansquenets, 600 chevaux et 400 mousquetaires, avait repris à François Sforza Abbiate-Grasso, Novare, Pavie, et il assiégeait Lodi. Mais un assaut stérile découragea les lansquenets qui, le 13 juillet, refusèrent d'en tenter un second et rentrèrent en Allemagne, bien vite dégoûtés d'une campagne sans solde et presque sans vivres, à l'exception de 2.000 plus aventureux et plus aguerris aux misères du métier ; les soldats mercenaires de Henri de Brunswick avaient ainsi déserté en masse le drapeau impérial.

François Ier, sentant le moment décisif, redoublait d'efforts ; une nouvelle armée française se réunissait à Asti sous le commandement de François de Bourbon, comte de Saint-Paul, et une flotte nombreuse, commandée par le seigneur de Barbezieux, renforçait, ravitaillait et munitionnait les assiégeants devant Naples.

Les affaires des assiégés affamés, épuisés, n'entretenant leurs forces qu'avec les maigres ressources que leur procuraient quelques sorties, étaient in extremis quand elles furent subitement relevées par la rupture des Doria avec François Ier et leur défection. Le 4 juillet, Filippino Doria abandonna le golfe de Naples, sur l'ordre d'André Doria son oncle, se rendit dans le golfe de la Spezia avec les galères génoises et déboucha le blocus que l'éloignement de la flotte vénitienne, sous prétexte de renouveler son biscuit sur les côtes de l'Adriatique, fit cesser entièrement. Naples put recevoir des vivres et des munitions et prolonger sa résistance en proportion même de la décroissance des forces de l'armée assiégeante.

La rupture si funeste d'André Doria avec François Ier fut causée par la légèreté imprévoyante avec laquelle le roi traita les susceptibilités et irrita les griefs du grand condottiere de mer, du grand patriote génois, qui, sentant le prix de ses services, ne se résigna pas à la disgrâce, et, loin d'en mourir comme Trivulzi, porta à Charles-Quint le secours de l'expérience et de l'habileté dont ce politique avisé sut tenir plus de compte que François Ier. Ce dernier, qui avait dû à Doria la supériorité sur la Méditerranée, la perdit, non sans grand dommage pour tout le reste de son règne, le jour où il mécontenta l'illustre amiral par des retards de solde, des refus de rançon — pour les prisonniers faits par lui, notamment en son temps, le prince d'Orange —, où il offensa ses susceptibilités militaires en l'écartant de l'expédition de Catalogue, et ses susceptibilités patriotiques quand il voulut faire de Savone la rivale de Gênes.

Non-seulement François Ier commit la faute de faire la sourde oreille aux adjurations et aux reproches d'André Doria, mais il le destitua, au profit du seigneur de Barbezieux, du commandement de ses navires dans la Méditerranée, et se décida même, en dépit des représentations de Lautrec, à le faire arrêter dans Gênes. C'en était trop. Le vase déborda. Lorsque le roi, mieux informé, voulut réparer la faute qu'il avait faite, il était trop tard. En vain multiplia-t-il les offres et fit-il intervenir jusqu'à la médiation de Clément VII : le cœur ulcéré de Doria ne pouvait lui revenir. Déjà, échappant aux poursuites de Barbezieux, puis aux offres du roi et aux exhortations du Pape, il avait, sous l'influence du marquis del Vasto et d'Ascanio Colonna ses prisonniers, négocié et traité avec l'Empereur.

Pendant que la cause royale perdait, que la cause impériale gagnait cet homme qui valait une armée, l'armée assiégée dans Naples recevait des vivres et reprenait des forces ; et l'armée assiégeante, découragée parla longueur de la lutte, l'insuffisance des renforts et de l'argent amenés le 17 juillet par le seigneur de Barbezieux, était de plus ravagée par une fièvre pestilentielle. La contagion en avait été rapidement développée par le séjour dans les tranchées et les exhalaisons des marécages creusés par l'imprévoyante rupture des aqueducs de Poggio-Reale. Du 18 juillet au 6 août, la peste enleva une partie de l'armée et paralysa le reste, dans ce camp infecté, devenu un immense tombeau (on y enterrait les morts dans les tranchées) où Lautrec, malgré les avis contraires de ses lieutenants, notamment Renzo da Ceci, s'obstinait à séjourner. Il paya cette opiniâtreté de la vie. Il succomba dans la nuit du 16 au 17 août au mal qui avait atteint autour de lui ses meilleurs capitaines et avait décimé ses troupes. Réduits, sous le commandement du marquis de Saluces, à 7.000 hommes de pied dont 4.000 seulement en état de combattre, et à moins de 700 hommes d'armes, ces malheureux débris harcelés, assiégés par le prince d'Orange, menacés d'un assaut, essayèrent de l'éviter par une furtive retraite.

L'armée victorieuse devenue une armée fugitive abandonna dans le camp fatal ses munitions, son artillerie, ses malades, tout ce qui pouvait retarder sa marche. Mais bientôt elle perdit son avance ; son arrière-garde poursuivie, enveloppée, tomba presque tout entière au pouvoir des impériaux. Le vieux comte Pedro Navarro et le jeune prince de Navarre furent faits prisonniers. Le marquis de Saluces et le comte Guido Rangone parvinrent à atteindre Aversa, où ils s'enfermèrent. Le prince d'Orange les assiégea, et les obligea à capituler. Les deux vaillants chefs ne tardèrent pas à succomber en captivité aux atteintes d'un mal dont ils portaient les germes envenimés par le désespoir.

Ainsi change de face la fortune des armes. En juin, Charles-Quint était vaincu ; en septembre, il était vainqueur. L'armée française avait fondu. Il n'en restait que quelques bandes rejoignant leur pays d'un pied boiteux. C'en était fait à jamais pour l'ambition française du royaume de Naples ; c'en était fait de Gènes où André Doria avait mérité le titre de libérateur de l'État, de père de la patrie, en repoussant les efforts du comte dé Saint-Paul, qui essayait de remettre cette cité, comme il venait de le faire pour Pavie, sous le joug français, en réduisant à la servitude Savone impuissante rivale, en dotant la République d'un régime assez heureusement combiné pour durer jusqu'en 1796. Un dernier revers en Lombardie consomma, à la reprise de la campagne en 1529, la ruine de la domination française. Les trois chefs des forces de la ligue, le comte de Saint-Paul, le duc d'Urbin et le duc François Sforza s'étaient entendus pour bloquer Milan. La valeur irréfléchie du comte de Saint-Paul, impatient des lenteurs d'une telle opération, le détourna vers une plus tentante occasion de gloire ; et il crut pouvoir profiter, en reprenant Gênes par surprise et de vive force, de l'absence d'André Doria, parti avec ses galères pour convoyer, de la Catalogne aux côtes d'Italie, l'empereur Charles-Quint.

Malheureusement le projet fut éventé, et le trop entreprenant comte de Saint-Paul, qui comptait surprendre Gênes, fut surpris lui-même par une impétueuse et imprévue démonstration d'Antonio de Leyva, sorti de Milan sur ses derrières. Après une énergique mais inutile résistance la troupe, au milieu de laquelle combattait le comte de Saint-Paul, se débanda, et son chef, culbuté par un écart de son cheval dans un canal, y fut pris. Le reste de sa petite armée se dispersa. Le sort de la guerre était décidé ; et tout autre que le fier et tenace François Ier se fit résigné à accélérer, comme un arrêt définitif de la fortune, le double avortement de la campagne de 1528 et de celle de 1529. Mais les choses étaient poussées des deux côtés à l'extrême.

Il ne convenait pas à François vaincu de se déclarer satisfait ; il convenait encore moins à Charles-Quint vainqueur de faire les avances. Tous deux sentaient le besoin impérieux de la paix ; mais les relations directes étaient devenues entre eux impossibles à la suite de la réciproque injure de leurs cartels.

Pendant que François Ier animait à une lutte suprême les États confédérés d'Italie, et cherchait en vain à ramener dans son parti Clément VII, rendu méfiant par une douloureuse expérience, et qui ne voulait plus être que l'allié du plus fort ; pendant que Charles-Quint, plus pacifique parce qu'il était plus heureux, n'en cherchait pas moins à ménager à son voyage triomphal en Italie le prestige d'une nouvelle victoire, deux femmes, montrant en cela un courage et une prévoyance qui manquaient aux hommes, travaillaient à renouer les fils des négociations interrompues. La mère de François Ier prenait l'initiative des nouvelles ouvertures et s'assurait l'intermédiaire de l'archiduchesse Marguerite, gouvernante des Pays-Bas. A la suite de ces pourparlers, auxquels succédèrent des conférences mystérieuses au château de Saint-Germain, entre la duchesse d'Angoulême, François Ier, peu à peu gagné à l'idée d'une solution conciliatrice, le seigneur de Rosimbos, chef des finances de l'archiduchesse, et Guillaume des Barres, son secrétaire d'État, ces deux diplomates, partisans comme elle d'un accommodement destiné à épargner, aux Pays-Bas menacés, les horreurs de la guerre, furent chargés de porter et de recommander à Charles Quint les préliminaires concertés entre sa tante et la mère de son adversaire.

Après avoir hésité quelque temps entre son orgueil et son intérêt, l'Empereur donna ses pleins pouvoirs à l'archiduchesse sa tante, qui fixa à Louise de Savoie rendez-vous à Cambrai. Leurs conférences s'y ouvrirent dès le 5 juillet 1529. Elles furent laborieuses et faillirent ne pas aboutir. Enfin la paix fut conclue aux conditions que François Ier avait primitivement offertes à Madrid en 1525, et que Charles-Quint avait admises à Burgos en t 527, non sans quelques réserves.

Par le traité signé le 3 août et célébré le 5 dans la cathédrale de Cambrai, le roi de France abandonnait complètement l'Italie, rendait Asti, Alexandrie, Barlette, ne gardait pas un morceau de terre dans la Péninsule, n'y conservait pas un allié, s'obligeait même à presser les Vénitiens de restituer les places qu'ils tenaient encore sur le littoral du royaume de Naples, et, s'ils n'y consentaient pas, à les y contraindre en fournissant 30.000 écus par mois à l'Empereur pour leur faire la guerre... Outre ce pénible abandon de ses possessions, de ses espérances, de ses amitiés au delà des Alpes, il cédait vers la frontière du nord la ville, le château et le bailliage de Hesdin, renonçait au rachat des villes et châtellenies de Lille, Douai et Orchies, délaissait toute prétention sur Arras, Tournay, Saint-Amand et Mortagne, dégageait de la dépendance féodale l'Artois, la Flandre et tous les territoires qui, depuis les temps les plus anciens, relevaient de la couronne de France. La grandeur du royaume était arrêtée et même restreinte de ce côté, où le roi perdait aussi ses alliés, le duc de Gueldre et le duc de Bouillon vaincus ou dépouillés dans la dernière guerre.

Il est vrai qu'il conservait à la France le duché de Bourgogne, le comté d'Auxerre, le comté de Mâcon, la vicomté d'Auxonne, que le traité de Madrid le forçait à donner comme prix de sa liberté. Il devait aussi tenir à jamais réunies à sa couronne les provinces du centre qu'il avait confisquées sur le duc de Bourbon, dont il s'était engagé à casser la condamnation et à restituer l'héritage, ce qu'il ne fit point. Il ne rendit pas davantage la principauté d'Orange enlevée à Philibert de Châlons, lieutenant général de Charles-Quint en Italie et tué devant Florence une année après.

Au lieu de la Bourgogne et de ses vastes dépendances il devait remettre pour la délivrance de ses enfants les deux millions d'écus d'or, qu'il avait toujours offerts et selon le mode de payement qu'il avait toujours proposé. n n'avait plus à fournir des troupes qui fissent cortège à son heureux rival en Italie, et les cent mille écus d'or que le traité de Madrid l'obligeait à payer pour le voyage triomphal de l'Empereur en Italie, l'Empereur les ajoutait à la dot de sa sœur la reine Éléonore, dont le mariage déjà convenu et à moitié célébré en 1526 semblait destiné à assurer, en 1530, son union avec François Ier[11].

Pendant que les négociations du traité de Cambrai arrivaient enfin à leur dénouement, Charles-Quint débarquait à Gênes le 12 août. C'est là qu'il apprit la conclusion du traité qu'il ratifia à Plaisance, et qui modifia ses desseins. Venu, en effet, en Italie en vainqueur, résolu à briser par la force les dernières résistances que rencontrait sa suprématie, il se transforma aussitôt en médiateur, en protecteur, décidé à tout pacifier, et même à acheter, par des concessions et des sacrifices, la sécurité de sa domination. Il traita avec ceux qu'il projetait de soumettre, et, le 23 décembre 1529, il devint le chef d'une confédération dans laquelle entrèrent tous les anciens alliés de François Ier. La République de Venise, le duc de Milan, le souverain pontife, Frédéric de Gonzague, dont le marquisat de Mantoue fut érigé en duché, le marquis de Montferrat, le duc de Savoie, qui reçut le comté d'Asti, les républiques de Gênes, de Lucques et de Sienne, plus tard le duc de Ferrare, complétèrent ce réseau de commune défense contre toute invasion étrangère.

L'Empereur répara, au gré du souverain pontife, l'affront de la prise de Rome et de sa captivité, dont il avait rejeté la faute sur le duc de Bourbon, qui l'avait expiée par sa mort, en faisant le siège de Florence, et en y restaurant, dans la personne du duc Alexandre, neveu de Clément VII, et devenu son gendre par son mariage avec sa fille naturelle Marguerite, l'autorité des Médicis.

Le 16 octobre, il avait ratifié et juré solennellement à Florence le traité de Cambrai, ratifié et juré à Notre-Dame de Paris le 18 par François Ier, non sans regret et sans protestation secrète. Enfin il quitta l'Italie, après avoir reçu à Bologne, le 23 février 1530, des mains de Clément VII, la couronne de fer du royaume d'Italie, apportée de Monza, et le lendemain, le 24 février, anniversaire de sa naissance et de sa victoire de Pavie, la couronne d'or du Saint-Empire romain.

Tandis qu'après avoir réalisé en Halle les desseins de sa politique, l'Empereur allait chercher à les faire triompher en Allemagne, François Ier réunissait, non sans quelque peine, et n'obtenait de sa noblesse qu'après l'avoir rassurée sur le dommage que ce précédent lui semblait faire à ses privilèges, les 1.200.000 écus d'or, rançon de la liberté de ses enfants. Les deux jeunes princes avaient subi pendant quatre ans à Pedrazza della Sierra, forteresse des montagnes de la Castille, une détention si sévère et si resserrée qu'ils en avaient oublié la langue maternelle, et que le duc d'Orléans, futur Henri II, en garda toujours depuis, dans son caractère et sur son visage, comme un pli de gravité et de tristesse.

Pendant ces quatre années de captivité étroite, les deux princes n'avaient eu aucune communication avec le dehors. Ce n'est que dans l'été de 1529, pendant les négociations du traité de Cambrai, que Bordin, huissier de la régente Louise de Savoie, put pénétrer auprès d'eux, afin de transmettre de leurs nouvelles à la cour de France et de les réconforter par la nouvelle d'une prochaine délivrance. La relation naïve et émue du vieux serviteur, pleine de détails caractéristiques, nous a été conservée. Il ne put retenir ses larmes en trouvant le Dauphin et le duc d'Orléans dans une chambre très-obscure et tout à fait nue, où ils étaient assis sur de petits sièges de pierre, près d'une fenêtre pratiquée dans une muraille épaisse de huit à dix pieds garnie d'un double treillis de fer, tamisant avarement l'air et le jour.

Les deux princes étaient assez pauvrement vêtus, et n'avaient d'autre compagnie que deux petits chiens dont ils recevaient tristement les caresses.

Enfin cette rude et sombre captivité cessa.

Enfin ils revirent à Bordeaux, où les attendaient le roi et sa cour, et où les ramena la reine Éléonore, que le vicomte de Turenne avait épousée à Tolède, au nom de François Ier, la famille et la patrie (1er juillet 1530).

 

 

 



[1] Mignet, t. II, p. 84.

[2] Mignet, t. II, p. 113-114.

[3] Mignet, t. II, p. 136.

[4] Mignet, t. II, p. 145.

[5] Le texte de cette protestation du 13 janvier, dont la lecture est nécessaire à une appréciation impartiale de l'acte, se trouve dans l'ouvrage déjà cité : Captivité de François Ier, p. 467-476.

[6] Mignet, t. II, p. 187.

[7] Mignet, t. II, p. 286.

[8] Mignet, t. II, p. 316-317.

[9] Mignet, t. II, p. 338-339.

[10] Mignet, t. II, p. 394.

[11] Mignet, t. II, p. 471 à 473.