FRANÇOIS Ier

 

LIVRE PREMIER. — LE ROI CHEVALIER - 1515-1526

CHAPITRE PREMIER. — LA JEUNESSE DE FRANÇOIS Ier.

 

 

François Ier est né au château de Cognac, dont il ne reste plus que des ruines.

La ville, toujours florissante, est placée au versant d'une légère colline dont la Charente baigne les pieds. C'est là qu'est l'extrémité de cette riche plaine, d'une fécondité lombarde, qui s'étend jusqu'aux environs de Saintes : plaine privilégiée, plaine sacrée pour les profanes, dont le sol électrique communique au jus du raisin une ferveur inspiratrice, et met une étincelle dans chaque grain. Ce pays, c'est l'ancienne Campania, la campagne par excellence : c'est l'immense et unique vignoble dont les produits portent l'étiquette honorée sur les tables du monde entier.

C'est bien à Cognac, dans la patrie (le la liqueur fameuse qui en porte le nom, dans ce pays plantureux et vermeil, fertile et commerçant, dont les habitants ont la vie heureuse, l'humeur vive et enjouée, les mœurs cordiales et hospitalières, que devait naître François Ier, le roi de la Renaissance, le roi qui tint la première cour digne de ce nom, le roi qui le premier donna au rang suprême toute sa grâce et toute sa majesté, le roi des vaillants chevaliers et des bons convives, des verts galants et des savants propos, dont le nom est demeuré, en Angoumois et en Saintonge, aussi populaire que celui de Henri IV en Navarre et en Béarn.

Tous deux ont été, pour ainsi dire, la glorieuse personnification de leur race et de leur pays. L'un a été le Béarnais ; l'autre, par une extension un peu arbitraire du mot, le Gascon. Il semble que chaque dynastie soit le passage sur le trône d'une famille représentant les aspirations et le caractère particulier d'une branche de la grande famille française. Les Mérovingiens et les Carlovingiens représentent l'élément conquérant, l'infusion du sang germain, violente et régénératrice, aux veines gauloises affaiblies par l'influence énervante de l'occupation romaine, qui a imposé à la fois le progrès de ses lois et la décadence de ses mœurs. Les Capétiens sont les députés couronnés du centre picard, normand, parisien.

Les Valois commencent la réaction méridionale, l'influence italienne, espagnole. La Renaissance leur fait porter son flambeau, trop tôt éteint par la guerre civile et religieuse. Race adorée sous François Ier, maudite sous Henri III, et tranchée dans sa décadence par le coup de poignard d'un fanatique, les Valois sont remplacés par les Bourbons.

Le sang du cœur français coule dans leurs veines. Ils représentent la race mixte des plaines de la Limagne et des montagnes du Bourbonnais. C'est la famille longtemps privilégiée où le caractère national trouve son idéal réalisé, famille brave, forte, spirituelle, galante, féconde, dont Louis XIV sera le type triomphant, et qui, de chute en chute, de Louis XIV en Louis XV et de Louis XV en Louis XVI, s'éteindra dans le martyre d'un prince aussi faible que vertueux.

La race augoumoise, robuste, alerte, intelligente, sensuelle, indulgente aux vices élégants et prompte aux généreuses colères, est montée sur le trône dans la personne de François Ier. Elle ne l'a jamais oublié. Il y a quelques années à peine, par les mains d'Antoine Etex, un maître militant, audacieux, universel, comme au bon temps de la Renaissance, elle a élevé à son enfant favori, à son roi de prédilection un monument digne de cette mémoire chevaleresque et littéraire, inauguré au milieu de solennités joyeuses et unanimes, de celles où l'on sent battre d'orgueil le cœur d'un pays.

Le 12 septembre 1494, la ville de Cognac se trouva donc en grande liesse, et il n'est si pauvre vigneron qui ne jetât le chapeau en l'air, en signe de bienvenue, et ne portât, de son meilleur vin et de son plus beau gobelet, la santé de l'héritier qui venait de naître au comte d'Angoulême, mari de Louise de Savoie, seigneur débonnaire et populaire de ce chaud, fécond et énergique petit pays, renommé pour la gaillardise de ses hommes et la beauté de ses femmes.

C'est bien parmi les pampres jaunissants, à l'heure même des vendanges, au milieu des rires et des chants de cette moisson de la grappe qui est une fête, et sème au flanc des coteaux ensoleillés des bacchanales de travailleurs enivrés, la serpe ruisselante de ce sang du raisin, dont se nourrit la grive titubante, glaneuse ailée du vigneron : c'est dans l'Angoumois, cette immense vigne, que devait être le berceau, sur lequel planeront, dès le premier jour, de joyeux parfums et de généreuses fumées, du premier roi chevalier, du premier roi courtisan, du premier roi poète, et, à tout prendre, d'un des plus grands rois qu'ait eus la France.

Le futur héros des épopées d'Italie, le futur fondateur du Collège de France, le futur constructeur de Chambord et restaurateur de Fontainebleau, le futur protecteur de Du Bellay, de Marot, d'Estienne, de Léonard de Vinci, de Benvenuto Cellini et du Primatice, avait de qui tenir, sous ce triple rapport du courage, du goût et de la libéralité.

C'est le moment de s'étendre sur ces influences locales et traditionnelles, sur ces transmissions héréditaires, sur cette éducation héroïque qui s'épanouirent en François Ier et firent à l'envi, du futur héritier de Louis XII, son parfait contraste et comme leur vivant chef-d'œuvre.

Cognac a un assez beau passé historique, qui toutefois ne s'étend pas jusque dans la nuit des temps immémoriaux. On ne constate l'existence certaine de cette ville qu'au onzième siècle. Mais elle était déjà une position militaire importante, gardée par des comtes dont le nom seul est connu.

Les Lusignan, seconde dynastie héréditaire des comtes d'Angoulême, ont laissé plus de traces de leur gouvernement. Cognac leur dut une enceinte hexagone de fortes murailles, flanquée de tours et baignée de fossés profonds, vestiges tenaces de sa vie et de sa puissance féodale, qu'effaça seulement le dix-huitième siècle. Guy de Lusignan fonda les franchises commerciales de la ville par une charte datée de 1262, écrite dans l'idiome du pays. C'est lui qui fit bâtir, à l'entrée du pont de Cognac, aujourd'hui détruit, deux grosses tours, garnies de mâchicoulis, et réunies par une terrasse crénelée dont les restes subsistent encore.

Troublé et dévasté par les vicissitudes de la guerre séculaire entre les Anglais et les Français, le pays ne recouvra quelque paix et quelque prospérité que sous les Orléans-Angoulême.

Le premier fut Louis d'Orléans, frère de Charles VI, qui reçut l'investiture de ce bel apanage le 6 octobre 1394. On sait la fin tragique de ce prince, assassiné par ordre du duc de Bourgogne, en vengeance d'une double injure. Sa veuve inconsolable, Valentine Visconti, et son fils Charles, désespérant d'obtenir justice du roi en démence, prirent le parti désespéré de faire intervenir les Anglais dans leur querelle. En 1412, pour éloigner ces protecteurs importuns, il fallut payer rançon et leur donner en gage Jean d'Orléans. Son frère allié, Charles, fait prisonnier à la funeste bataille d'Azincourt, où notre vaillante mais imprudente noblesse tomba par hétacombes, demeura vingt-cinq ans captif en Angleterre, et, pour soulager ses ennuis, écrivit ces vers naïfs, subtils et gracieux, un des premiers monuments de notre littérature. Son frère Jean ne rentra dans son comté d'Angoulême qu'en 1445, après trente-deux ans de prison étrangère. Il se retira à Cognac, dans son château en ruines ; là, gagné par l'expérience du malheur à une pitié et à une charité profondes, il voua les restes de sa vie à réparer les maux dont il avait souffert, et à exercer ces vertus modestes et utiles, qui laissent dans l'histoire une trace moins brillante que des exploits souvent stériles, mais assurent aux princes le reconnaissant souvenir des peuples. Celui-là se fit bénir de ses sujets et mourut, pleuré d'eux, presque eu odeur de sainteté (30 avril 1467). Il avait eu, de son épouse Marguerite de Rohan, un fils, Charles, né en 1459, qui continua les vertus et les bienfaits auxquels son père avait dû d'être surnommé le bon comte. Lettré comme il était de tradition dans sa famille, Jean laissa un recueil de préceptes : Cato moralisatus, et quelques poésies insérées parmi celles de son frère.

Charles d'Orléans, héritier des penchants bienfaisants et des goûts lettrés de son prédécesseur, mais d'une humeur moins grave et moins triste, inaugura au château de Cognac, dont il fit sortir les habitudes d'une régularité et d'une monotonie presque monastiques, l'ère des réunions choisies et des fêtes chevaleresques. Il attira autour de lui et retint, par l'affabilité de son commerce, une petite cour de beaux esprits.

Parmi ces courtisans lettrés, ces virtuoses de conversation et de discussion, ces commensaux au titre des Muses, il est juste de citer Octavien de Saint-Gelais, né à Cognac en 1466, un des meilleurs poètes de son temps, qui a consacré au séjour d'honneur et de plaisir, dans un recueil qui porte ce titre, des vers pleins de grâce mélancolique :

Adieu vous dy le pays d'Angoulemoys,

Le plus plaisant qui soit dessoubs la nue !...

Adieu Coignac, le second paradis,

Chasteau assis sur fleuve de Charente

Où tant de fois me suis trouvé jadis

Mettant esbas et bonne chère en vente !...

A l'attrait et à l'éclat de cette hospitalité du château de Cognac, à l'enthousiasme des présents, aux regrets des absents ne nuisaient point la beauté, la grâce, l'esprit, dignes d'un plus vaste théâtre, d'une femme ambitieuse, habile, impatiente des plaisirs de la domination et des faveurs de la fortune, et tantôt tourmentée, tantôt enivrée des pressentiments de hautes et prochaines destinées. Cette femme, c'était la châtelaine même de Cognac, la fille de Philippe II Sans Terre, comte de Bugey, Louise de Savoie, née le 11 septembre 1476, mariée à Charles d'Orléans suivant contrat du 16 février 1487.

C'est de ce mariage que naquit cinq ans plus tard, le 11 avril 1492, au château d'Angoulême, dans la tour nommée depuis tour de Marguerite, aujourd'hui seul débris des constructions de cette époque, Marguerite d'Orléans, duchesse d'Alençon et de Berry, puis reine de Navarre, la spirituelle, savante, sémillante princesse qui fut la protectrice et l'émule des meilleurs écrivains de son temps, qui reçut de leur enthousiasme ou de leur gratitude le titre de dixième Muse, de Marguerite des Marguerites, et qui semble avoir mis tout son cœur dans une passion unique : l'admiration enorgueillie, l'affection dévouée, désintéressée jusqu'aux plus douloureux sacrifices, que lui inspira son frère.

Ce frère adoré d'avance, ensuite idolâtré à l'envi par la mère et la sœur dont il réalisait l'idéal, dont il personnifiait les espérances, naquit à Cognac, dans le château où le comte Jean son grand-père, le comte Charles son père avaient centralisé les manuscrits et les livres de leur bibliothèque, — trésor littéraire unique pour le temps, — et où le dernier, sous l'influence de sa femme, princesse élégante et raffinée, avait transformé, par de nombreuses reconstructions et restaurations, la forteresse féodale en palais de la Renaissance. L'antique manoir avait perdu sa physionomie rébarbative. Partout cet art merveilleux-que l'époque poussa si loin-du luxe architectural, de la décoration extérieure des habitations, attirait, flattait, enchantait l'œil par les colonnades sveltes, les balcons aériens, les dentelles de fer et de pierre des pignons, les escaliers imposants et lumineux suspendant leur lanterne aux flancs des pavillons et versant dans les galeries aux hautes cheminées sculptées, aux baies immenses, aux plafonds peints à fresque, les visiteurs qui montaient ou descendaient, sans se rencontrer, les degrés de leur double spirale de marbre.

Naguère encore il demeurait au château de Cognac des vestiges de cet épanouissement architectural, de ce triomphe décoratif, de cette toilette d'apothéose qui suivit l'avènement de son plus illustre maître. Le vandalisme de 93, intimidé par les répugnances et les résistances du fétichisme local, survivant aux passions révolutionnaires, avait respecté ces restes, objet d'une superstition plus patriotique que monarchique. Il avait incliné devant les cheminées soutenues par des nymphes ou des satyres, devant les élégants phylactères chargés de devises d'amour et de gloire, devant les cartouches armoriés de l'écu des comtes, ses haches, ses scies et ses marteaux. La chapelle était restée intacte, protégée contre les iconoclastes et les pillards par des-souvenirs qui l'avaient fait épargner, malgré son caractère religieux et sa valeur artistique. On l'appelait chapelle de Louise de Savoie. François Ier y fut baptisé. Il y avait là, dit un chroniqueur attristé comme nous de n'y plus rien voir, un retable en porcelaine, trois camaïeux représentant saint François, patron du vainqueur de Marignan, une Visitation qui rappelait les espérances réalisées de la mère du roi-chevalier, un solitaire dans le désert à genoux devant une croix ; sous chaque colonne un écusson aux armes de France.

Que reste-t-il de tout cela ? nous demandera-t-on. Comment a pu être perdu tout ce que la Révolution avait sauvé ? Comment a pu être frappé ce qu'elle avait épargné de ces reliques ? D'après l'écrivain local auquel nous avons emprunté plus d'un utile renseignement, voici la réponse à la question

Le vandalisme de 93 avait respecté ces souvenirs et ces monuments. Le négoce a été plus hardi. Fresques et arabesques, armoiries et sculptures, chapelles et tours, il a tout détruit. A part un balcon, quelques salamandres sculptées, plusieurs médaillons, seule une cheminée richement décorée conserve quelques traces du blason du comte Jean. Le château qui existe encore dans sa grosse œuvre, et qui se développait dans le sens de la Charente, dont les flots battaient ses pieds, sert de chais[1].

Mais laissons ces souvenirs par trop rétrospectifs et ces regrets inutiles. Notons cependant, pour en faire justice, avec le respect dû à son antiquité, la légende locale qui raconte que Louise de Savoie, au retour d'une promenade dans le parc du château, parc existant encore, quoique séparé par un boulevard de la résidence comtale déchue à servir de chais (!), fut tout à coup saisie des douleurs de l'enfantement, et qui fait naître son fils sous un vieil orme à l'ombre duquel elle fut forcée de s'arrêter. A cette place fut érigé en 1818 un petit monument commémoratif de cette fable acceptée par Louis XVIII. Elle permit au monarque, érudit et bon latiniste, comme on sait, d'y faire graver une inscription latine, composée par lui et qu'on peut traduire ainsi :

A la mémoire éternelle du nom de François Ier, roi de France qui, grand dans la guerre, plus grand dans la paix, au-dessus de la bonne et de la mauvaise fortune, illustra son royaume par sa valeur, les arts et les lettres par son génie. Ce monument, placé au lieu même où il naquit, lui fut élevé par les Cognaçais, l'an du Seigneur 1818.

Cette petite colonne quadrangulaire fut démolie eu 1855, et, en dépit du caractère officiel et royal de sa destination, n'est pas à regretter ; car elle perpétuait, comme beaucoup d'autres du même genre, le souvenir d'une erreur ou, si l'on veut, d'une illusion qui ne supporte pas l'examen de la critique historique. La part de la vérité, dans l'histoire de François Ier, est assez belle, sans y mêler la fiction.

Nous ne serons pas, avec M. L. Audiat, plus indulgent pour l'attribution à Andrée Lignaige, nourrice de François et sa compatriote, d'une vieille maison existant encore rue de la Madeleine à Cognac, dont la porte est surmontée de la salamandre emblématique avec son énigmatique devise : nutrisco et extinguo (je nourris et j'éteins), et étale aussi à sa corniche, sous l'auvent, ce triple axiome favori de la sagesse du temps : Cito ne credasne maledicasinimicum evita (Ne sois point trop prompt à croire. — Ne médis jamais. — Évite ton ennemi).

Les deux faits avérés, incontestables qui survivent aux trop fragiles ornements dont les a enjolivés l'imagination populaire, amie du merveilleux ou tout au moins de l'extraordinaire, c'est que François Ier naquit au château de Cognac, et qu'il eut pour nourrice, comme sa sœur, une femme du pays, Andrée Lignaige.

Louise de Savoie a laissé un Journal ou Mémorial dans lequel elle enregistre les événements principaux de sa vie et de son temps. Aux premières pages du livre de famille s'étale cette triomphante mention :

François, par la grâce de Dieu, roi de France et mon César pacifique, print la première expérience de la lumière mondaine à Cognac, environ dix heures de l'après-midi I491, douzième jour de septembre.

Le jeune prince eut tour parrain un des principaux feudataires de l'Angoumois, François de la Rochefoucauld, seigneur de Barbezieux, et des fêtes magnifiques célébrèrent cette naissance et ce baptême, objet de tant d'espérances ; car le roi Louis XII n'avait que des filles et son héritier présomptif ne pouvait être que François d'Orléans, comte d'Angoulême, qu'il ne tarda pas à créer duc de Valois, lui faisant, en quelque sorte, gravir, par cet accroissement de dignité, le premier degré du trône.

L'enfance de François Ier s'écoula à Cognac. Sa mère lui donna, pour compagnons d'études et de jeux, des enfants choisis dans les plus nobles familles de la province, la Rochefoucauld, Jarnac, le jeune Prévost de Sansac, né aussi à Cognac, et destiné à devenir un des plus grands capitaines du siècle. Un peu plus tard fut aussi mêlé à cette première cour, le poète Mellin de Saint-Gelais, né à Angoulême, plus âgé de trois ans que François Ier.

Si le prince se devait d'abord à ses vassaux directs et leur réserva en effet ce premier témoignage d'affection de son séjour, il avait aussi, envers le roi, des devoirs auxquels sa mère, l'ambitieuse et avisée Louise de Savoie, n'eut garde de le laisser manquer. C'est ainsi qu'on vit la jeune et belle veuve de Charles d'Orléans, mort deux ans après la naissance de son fils, en 1496, promener tour à tour à Chinon, à Blois et surtout à Amboise ces deux enfants dont s'enorgueillissait à la fois son affection et son ambition. Si les souvenirs de sa première enfance ramenaient volontiers François Ier à Cognac, où, devenu roi, il se plut à revenir plus d'une fois, c'est à son séjour à Amboise surtout que se rapportent ces anecdotes de son adolescence que Louise de Savoie enregistrait minutieusement dans son journal, tantôt avec l'émotion attendrie de l'amour heureux, tantôt avec le frémissement de ses craintes, le tremblement de ses angoisses, selon qu'elle souriait à la pensée des promesses et des succès qui flattaient son orgueil, où pâlissait et palpitait encore à la pensée des dangers que bravait une témérité par laquelle fut mise plus d'une fois à de rudes épreuves sa sollicitude maternelle.

Fils, petit-fils, arrière-petit fils de princes braves, polis, lettrés, le jeune comte d'Angoulême, élevé à côté d'une sœur intelligente et spirituelle, par une mère fière, ambitieuse, habile, qui avait placé en lui toutes ses espérances, et dont le caractère peu scrupuleux se prêtait à tous les moyens pour arriver au but, devait se ressentir de cette première éducation trop féminine, profane, frivole, indulgente, toute tournée vers le goût du mystérieux et du merveilleux, le culte, et on peut dire l'idolâtrie de l'honneur, la recherche de ces succès plus brillants que solides qu'applaudissent les femmes et que célèbrent les poètes. Ces influences, à certains égards heureuses, à certains autres funestes du début, furent médiocrement tempérées par les leçons et les exemples des deux gouverneurs successifs du jeune prince, le maréchal de Gyé, et Artus de Gouffier-Boisy : l'un rude et intrigant soldat, l'autre gentilhomme, mais surtout courtisan accompli.

Cette éducation héroïque et romanesque, trop conforme aux mœurs du temps, au caractère du prince et à l'idéal plus militaire que politique que se faisait du métier de roi une société impatiente du joug de deux princes justiciers, économes et d'une sagesse toute bourgeoise, fut, pour le malheur de la France et de François Ier, fort différente de celle que recevait au même moment, par les soins de Louis XII, à qui sa tutelle avait été confiée, le jeune archiduc Charles d'Autriche, futur Charles-Quint, digne élève de l'habile et sévère diplomate Guillaume de Crouy-Chièvres.

Artus de Boisy, comme Guillaume de Crouy, ne forma pas son élève à la connaissance des hommes, à la science des traités, ne l'aguerrit point de bonne heure au travail et à la réflexion. Au lieu de développer ses qualités intérieures en quelque sorte, et de lui apprendre à gouverner les autres en se gouvernant lui-même, il prit plaisir à cultiver ces dons heureux, cette éloquence native, cette élégance d'instinct, cette fleur d'imagination et de sentiment, ce goût des belles choses, toutes ces qualités extérieures enfin, qui ne devraient être que la parure des autres. Ainsi formé, François devint le plus séduisant des hommes, mais non le plus sage des princes. Il s'attacha plus à paraître grand qu'à l'être ; il enchanta de sa grâce ses contemporains et conquit tous les cœurs. Charles-Quint, son émule, son rival et son plus funeste ennemi, dut à une éducation dirigée par des principes contraires à ceux de Boisy, le dédain des vains succès et des frivoles suffrages, le goût de la réalité et non de l'apparence de la force ; il aima mieux dominer que plaire, et se passer des faveurs de la fortune que s'y asservir.

Il est juste de reconnaître d'ailleurs qu'Artus de Boisy fit tout ce qu'il put pour habituer François à économiser, à discipliner les dons de son heureuse et riche nature ; mais il le fit mollement ; il exhorta, il n'obligea pas. Il avait, dit un historien, trouvé dans son élève un tempérament plein de feu, capable de toutes les vertus et de toutes les passions. Il fallait diriger ce feu utile et dangereux, tantôt l'aviver, tantôt l'amortir ; c'est, dit-on, ce que Boisy voulut signifier par la devise qu'il fit prendre à François ; c'était une salamandre dans le feu, avec ces mots assez peu intelligibles : nutrisco ou nutrio et extinguo[2].

Ce n'était pas assez d'une devise, eût-elle été cent fois plus claire que celle donnée par Boisy à son élève, pour lui apprendre à modérer ses passions. Moins heureux que la salamandre emblématique, François n'en traversa point les flammes sans s'y brûler. C'est ce que son Mentor n'aurait pas dû se borner à dire à ce Télémaque. Pour que l'autorité d'un précepteur soit efficace et salutaire, il faut qu'elle puisse aller jusqu'à l'ordre et jusqu'à l'exemple. Boisy était un sage, mais selon le temps plus que selon tous les temps. C'était surtout un agréable type de ce qu'on nommait alors l'honnête homme, un modèle de prudhommie et de courtoisie. Pour faire un prince, il faut plus de lumières et de vertu.

Ce qui peut aussi servir à excuser Boisy sans l'absoudre, c'est qu'il manqua des occasions et des moyens, s'il en avait eu les facultés, de former son élève à l'art du gouvernement. Il était en effet tenu à l'écart des affaires et du secret d'État, dont Louis XII était jaloux, et qu'il ne semblait point pressé de communiquer à un prince qui n'était que son héritier éventuel, et à défaut d'hoir mâle. Or, jusqu'au dernier jour Louis XII, qui devait perdre en bas âge les deux fils qu'il avait eus d'Anne de Bretagne, et qui ne conservait que ses filles, se flatta de rompre le sort, de triompher de cette fatalité et poursuivit jusqu'à travers un troisième mariage, demeuré stérile, l'espoir d'un héritier de son sang.

Mais pour bien préciser la situation de François d'Angoulême, il importe d'en retracer. les vicissitudes et d'esquisser le tableau de la cour de France pendant les dernières années du quinzième siècle.

C'est en 1498 que la mort prématurée de Charles VIII appela au trône, dans la personne de Louis XII, fils de Louis, frère de Charles VI, assassiné rue Barbette, la branche aillée de la famille d'Orléans. Jean, comte d'Angoulême, aïeul de François r, avait fondé la branche cadette de cette maison. Les droits (le son petit-fils à la couronne, au moment où Louis XII la mit sur sa tête, étaient encore des plus précaires, et pouvaient être interceptés par toute une lignée d'héritiers directs. Eu effet, dès 1499, Louis XII, rendu à la liberté par l'annulation de son mariage avec Jeanne de France, fille de Louis XI, accomplit le vœu de son esprit et de son cœur, et fit à la fois acte de chevalier fidèle à sa dame et acte de roi politique, en offrant à la veuve de Charles VIII, Anne de Bretagne, de partager son trône, et en épousant ainsi, pour ainsi dire, la duchesse et le duché.

Mais cette prévoyance, qui assurait à la France une province de plus, ne laissait pas d'être contrariée par l'opiniâtre répugnance à cette absorption d'une princesse qui distinguait toujours dans son cœur les droits de son pays et ceux de son époux[3]. Pressée par les armes de Charles VIII, elle s'était sacrifiée au salut de la Bretagne et avait désarmé son vainqueur en l'épousant. Elle avait subi alors, comme on subit un traité de paix onéreux, mais nécessaire, la double clause insérée, dit-on, à son insu, dans son contrat de mariage. Il y avait été stipulé en effet que, si le roi mourait sans enfants, Anne épouserait son successeur, et que, si elle mourait avant lui, soit qu'elle eût des enfants, soit qu'elle n'en eût pas, la Bretagne serait réunie à la France. Devenue volontairement l'épouse d'un prince qui l'aimait depuis longtemps, et auquel elle rendait ses sentiments, si longtemps contrariés par les circonstances, et fortifiés par cette épreuve même, Aune profita de son légitime ascendant sur son mari, sinon pour s'affranchir du joug d'un contrat léonin, du moins pour en relâcher les nœuds. Elle fit souscrire Louis XII aux deux conditions suivantes : que si elle mourait sans enfants, le duché de Bretagne retournerait aux héritiers de sa maison ; que si elle avait plusieurs enfants, le puîné aurait le duché de Bretagne.

Toute l'histoire intérieure de la France, de 1499 à 1514, roulera sur ce second contrat, sur les moyens de l'exécuter ou de l'éluder, sur la lutte où Louis XII interposera en vain sa médiation entre les deux mères rivales, implacablement brouillées par les intérêts opposés de leur ambition et l'exemple si différent de leur vie. L'une, Anne, épouse heureuse, mère disgraciée, qui ne pouvait conserver de fils, voulait du moins marier Claude, rainée des filles de France, à son gré, et lui donner en dot, fût-ce au profit d'un prince étranger, fût-ce au profit de Charles d'Autriche, auquel elle avait songé et dont elle encourageait la brigue, le duché de Bretagne. L'autre, Louise, était jalouse d'une vertu et d'une piété qu'elle n'avait point, de l'hommage universel qui entourait cette reine si digne d'être respectée ; mais elle était aussi la mère triomphante d'une fille aussi brillante que Claude l'était peu, et d'un fils beau de corps, souple d'esprit, admiré du populaire, adoré de la noblesse, porté au trône par le vœu secret du parti, toujours nombreux même sous les règnes les plus irréprochables, des mécontents et des amoureux de nouveauté, dans lequel enfin tout le monde voyait l'époux indiqué, presque imposé par toutes les convenances, de la fille athée du roi de France.

Le duel entre les deux femmes, la reine de France et celle qui aspirait à être mère d'un roi de France, l'une forte du légitime empire qu'elle exerçait sur son époux et du prestige de sa vertu, l'autre acharnée au succès et capable, pour l'obtenir, de tous les artifices que peuvent inspirer l'amour maternel et l'ambition, eut les péripéties et les alternatives d'une lutte dramatique. Anne avait pour elle, dans Louis XII, le mari qui lui accordait tout en disant avec raison : Il faut souffrir beaucoup d'une femme, quand elle aime son honneur et son mari ; mais elle avait contre elle le roi, qui ne pouvait s'empêcher de voir le grand intérêt national, d'entendre le vœu public presque unanime qui réclamaient le mariage de l'héritier du trône avec sa fille aînée. Pourtant il avait ratifié les traités successifs qui en 1501 à Trente, en 1501 à Blois, en 1503 à Lyon avaient enregistré la promesse de la main de la princesse Claude à l'archiduc Charles, prince d'Espagne. C'était là autant de gages qui semblaient favoriser les espérances de la reine Anne, et contrarier celles que Louise de Savoie ne nourrissait pas moins passionnément qu'elle.

On le vit bien lorsque, profitant d'une maladie grave qui mit Louis XII aux portes du tombeau, Louise, escomptant témérairement un triomphe qu'elle croyait certain, osa prendre sur elle de faire arrêter au passage par le maréchal de Gyé, gouverneur de l'Anjou, les bateaux chargés des meubles les plus précieux de la reine, qui se préparait à se retirer en Bretagne. Malheureusement pour l'instrument de cette vengeance prématurée, Louis XII revint à la vie et à la santé ; et il ne put refuser à la juste colère de la reine la réparation qu'elle réclamait. Le procès fut fait au maréchal de Gyé, qui fut suspendu pendant cinq ans de l'exercice de sa dignité et exilé à dix lieues de la cour. Cette surprise de la fortune ne coûta rien à Louise de Savoie que le désaveu et l'abandon d'un serviteur disgracié pour avoir cédé à ses suggestions ; elle le sacrifia avec l'insouciance égoïste d'une ambition qui ne voit que le but et ne compte pas les victimes.

A quelque temps de là elle trouva, dans une manifestation assez habilement inspirée, pour paraître spontanée, du vœu national, conforme à ses désirs maternels, l'occasion d'une décisive revanche. Louis XII, qui appréciait et qui aimait le jeune comte d'Angoulême, et qui admirait ses qualités tout en redoutant déjà ses défauts, lui donna le duché de Valois. Le futur François Ier prit aussitôt ce nom et ce titre, dont hérita la dynastie qui le porta après lui jusqu'à l'avènement d'Henri IV. Le jaloux mécontentement de la reine Anne ne fut apaisé que par la clause du second traité de Blois (1504), qui confirmait le traité de Lyon et renouvelait la promesse de la main de Madame Claude au prince d'Espagne.

Mais la reine avait compté sans la nation, dont cette alliance offusquait les susceptibilités, sans les grands du royaume et les députés des villes qui redoutaient avec raison un mariage en vertu duquel une fille de France allait transporter dans la maison d'Autriche les droits maternels sur le duché de Bretagne, les droits paternels sur le Milanais, patrimoine de la maison d'Orléans. L'assemblée de Tours, enhardie par le sentiment unanime d'une sorte de danger public, porta à Louis XII, sur les suites de l'alliance proposée, les remontrances les plus respectueuses, mais les plus énergiques. Le roi, qui était au fond de son avis, lui sut gré secrètement de ces protestations, grâce auxquelles il pouvait éviter une grande faute. Il feignit d'avoir la main forcée et accorda la main de sa fille Claude au duc de Valois, selon le vœu imposant qui lui était exprimé. Les fiançailles eurent lieu solennellement le 22 mai 1566[4].

La reine Anne en fut malade de douleur, et ne songea plus qu'à se dédommager en mariant sa fille puînée Renée au prince d'Espagne, et en lui donnant pour dot le duché de Bretagne. Cette fois le roi trouva dans la conscience d'un devoir supérieur à toute affection la force de résister aux suggestions, aux prières, aux plaintes, aux reproches de sa vertueuse mais opiniâtre et implacable épouse. Il refusa de marier la princesse Renée au prince d'Espagne et d'aliéner la Bretagne. Mais il ne voulut pas non plus infliger à la reine le spectacle du triomphe de Louise de Savoie. Contrariée par toutes sortes d'obstacles, que la reine trouva le moyen de multiplier, l'union de l'héritier du trône et de la fille aînée de Louis XII, que retardait d'ailleurs aussi l'âge des futurs conjoints, fiancés l'un à douze, l'autre à sept ans, ne fut célébrée que le 18 mai 1514.

La reine Anne ne vit pas ce mariage qu'elle avait tout fait pour empêcher. Elle était morte à trente-sept ans, le 9 janvier précédent.

La mort d'Anne de Bretagne débarrassait Louise de Savoie de sa plus dangereuse ennemie, et mettait fin à la lutte qui avait agité sa vie sans troubler son âme énergique. Elle touchait au but de son ambition et de son orgueil maternel. Son fili avait vu disparaître un à un, grâce à ses efforts, grâce aussi à la faveur des circonstances, les nombreux obstacles qui semblaient lui fermer à jamais les avenues du trône. Il était devenu, par un mariage dont nous avons donné la date par anticipation, et sur lequel nous aurons bientôt l'occasion de nous étendre plus amplement, le gendre de Louis XII ; l'époux d'une femme pieuse, vertueuse, modeste, dont la sagesse et la douceur lui assuraient le bonheur domestique. Il possédait le cœur du roi auquel il devait succéder, et le possédait sans partage, la mort héroïque de Gaston de Foix[5] enseveli à vingt-quatre ans dans les trophées de sa victoire de Ravenne (11 avril 1512) l'ayant délivré, non d'un concurrent à la couronne, mais d'un rival peut-être importun d'affection, de gloire, de popularité.

Désormais la sollicitude maternelle de Louise de Savoie n'avait donc plus rien à craindre pour le prince ; mais elle ne devait guère jamais cesser de trembler pour le fils. Elle devait redouter sans cesse les dangers auxquels il s'exposait avec la témérité naturelle d'un tempérament ardent, d'un caractère audacieux, d'une force impatiente, d'une curiosité insatiable, d'une émulation exaltée par la lecture passionnée des romans chevaleresques, dont il faisait ses livres de chevet, ses bréviaires de promenade. Le jeune preux, émule des Lancelot et des Amadis, se faisait non-seulement un devoir, mais un jeu, de braver le péril. Toutes les occasions de déployer son habileté à l'escrime, sa grâce à cheval, de prodiguer dans les joutes, les tournois, la chasse, images de la guerre où il rencontrait parfois les dangers de sa réalité, les ressources de son exubérante nature, étaient bienvenues pour François, dont l'éducation n'avait été qu'une sorte d'apprentissage héroïque, que sa haute taille, sa légèreté, son adresse, sa physionomie spirituelle et martiale semblaient avoir prédestiné à renouveler les exploits des paladins épiques.

De telles dispositions, de tels excès, tour à tour généreux ou futiles, n'étaient pas faits pour rassurer Louise de Savoie, qui, son journal l'atteste, ne cessa guère d'avoir à craindre pour les jours de son fils, quand elle cessa d'avoir à craindre pour son rang. Quelques détails à ce sujet ne sont pas inutiles à l'intelligence du caractère de François le` et de sa vie, et compléteront ceux que nous avons déjà donnés sur sa jeunesse.

C'est à Amboise que se passa en grande partie cette jeunesse ; le château et ses jardins furent le théâtre de ces jeux et de ces exercices qui mirent plus d'une fois en danger la vie du fougueux adolescent, et changèrent la tendresse idolâtre de sa mère et de sa sœur en une admiration sans cesse tremblante, en une toujours inquiète sollicitude. Louise de Savoie nous fournira, dans le minutieux registre des faits et gestes de la jeunesse héroïque, exaltée par la lecture des vieilles épopées et les récits des compagnons de guerre de Charles VIII et de Louis XII, nourrie en un mot de moelle de lion, de celui qu'elle appelle, avec un orgueil emphatique et naïf, son roi, son seigneur, son César et son fils, plus d'une anecdote typique.

Louis XII, dès son mariage avec Anne de Bretagne, avait partagé sa résidence entre les châteaux de Blois et d'Amboise, ce dernier surtout, qui avait vu grandir une passion enfin couronnée par le mariage, et que les doux souvenirs de sa jeunesse lui rendaient plus cher. Il y créa le jardin royal, digne de son nom, et fit construire une belle galerie qui bordait du côté de la rivière l'auguste manoir.

C'est là que Louise de Savoie, quittant pour la cour sa retraite de Cognac, amena ses deux enfants, Marguerite et François, alors âgé de cinq ans. Le roi, séduit par sa belle mine et sa gentillesse précoce, l'entoura de soins paternels, lui donna d'abord le maréchal de Gyé, Pierre de Rohan, puis Artus de Boisy pour gouverneurs, et choisit ses compagnons d'étude et de jeu parmi les enfants d'élite qui formaient comme la fleur de la noblesse française. C'étaient Montmorency, le futur connétable, Brion de la maison de Chabot, Montchenu et le fils de Robert de la Marck, le sanglier des Ardennes, le jeune Fleuranges.

Celui-ci était bien fait pour servir d'écuyer à ce chevalier de cinq ans, qtii reporta sur le fils du seigneur de Sedan, audacieux et jovial comme lui, la tendresse qu'avait éveillée d'abord ce bon chien Hapegay, dont la mort lui avait coûté ses premières larmes.

C'est Louise de Savoie qui, dans le Journal maternel tenu par elle de 1501 à 1521, nous apprend que le petit chien chéri de son fils, Hapegay qui estoit de bon amour et loyal à son maistre, mourut le 24 octobre 1502. Et elle semble attacher plus d'importance à cette mort qu'à la naissance d'un fils de la reine Anne, qu'elle mentionne en même temps sans phrases.

Fleuranges, dont Petitot et Buchon ont publié les Mémoires et qui s'appelait lui-même d'un nom qui peint le temps et le peint lui-même : le jeune Adventureux, fut donc donné à François par Louis XII.

Mon fils, lui avait-il dit, soyez le très-bien venu. Vous êtes trop jeune pour me servir, et pour ce, je vous envoie de vers Monsieur d'Angoulême, qui est de votre âge, et je crois que vous tiendrez un bon ménage. — J'irai où il vous plaira me commander, avait répondu Fleuranges ; je suis assez vieil pour vous servir et pour aller à la guerre, si vous voulez. — Non, mon ami, non, répliqua le roi ; vous avez bon courage, et j'aurais peur que les jambes ne vous faillissent en chemin ; je vous promets que vous irez ; et quand j'irai, vous manderai.

Alors commencèrent en commun pour le jeune prince et son menin ces études et surtout ces jeux dont Fleuranges nous a laissé une curieuse et naïve description :

Monsieur d'Angoulesme et le jeune Adventureux jouoient à l'escaigne, qui est un jeu venu d'Italie, de quoi on n'use pas ès-pays de par de çà, et se joue avec une balle pleine de vent qui est assez grosse ; et l'escaigne, qu'on tient dans la main, est faicte le devant en manière d'une petite escabelle, dont les deux petits pieds sont pleins de plomb, afin qu'elle soit plus pesante et qu'elle donne plus grand coup.

Monsieur d'Angoulesme et le jeune Adventureux et tout plein de jeunes gentils-hommes passoient le temps à tirer de l'arc, vous assurant que c'estoit l'un des plus gentils archers et des plus forts que l'on a point veü de son temps.

Le dict sieur d'Angoulesme et le jeune Adventureux laschoient des gants de reti, et toute manière de harnois pour prendre les cerfs et les bestes sauvages.

Mon dict sieur d'Angoulesme et le jeune Adventureux tiroient de la serpentine avec les petites flèches après un blanc en une porte, pour veoir qui tireroit le plus près.

Le dict sieur d'Angoulesme et Montmorency jouoient à la grosse boule contre le jeune Adventureux et Brion, qui est un jeu d'Italie, non accoustumé par de çà, qui est aussi grosse qu'un tonneau, pleine de vent, et se joue avec un bracelet d'estain bien feultreux avec des corroyes de cuir, et s'estend depuis le coude jusques au bout du poing, avec une poignée d'estain qui se tient dedans la main. Et est un jeu fort plaisant à ceux qui s'en sçavent aider, duquel le dict seigneur jouoit merveilleusement bien plus qu'homme que j'ai veu de son temps ; car il estoit grand et faict pour ce faire. Car ce jeu demande grande adresse et grande puissance.

Mon dict sieur d'Angoulesme et le jeune Adventureux faisoient de petits chasteaux ou bastillons et assailloient l'un l'autre, tellement qu'il y en avoit souvent de bien battus et frottés, et estoit en ce temps le jeune Adventureux l'homme de la plus grande jeunesse que jamais se visse.

Mon dict sieur d'Angoulesme et le jeune Adventureux et autres jeunes gentilshommes faisoient des bastillons et les assailloient tout armés pour les prendre et deffendre à coups d'espée ; et entre aultres, il y en eust un auprès du jeu de paulme à Amboise, là où M. de Vendosme, qui estoit venu voir M. d'Angoulesme, cuida estre affolé[6] et tout plein d'autres.

Après que mon dict sieur d'Angoulesme et le jeune Adventureux et autres gentilshommes devinrent un peu plus grands, commencèrent à eulx armer, et faire joustes et tournois de toutes les sortes qu'on se poux où adviser ; et ne feust qu'à jouster au vent, à la selle dessainglée ou à la nappe ; et croy que jamais prince n'eust plus de passe-temps qu'avoit mon dict sieur, et estre mieux en doctrine que madame sa mère l'a toujours nourri[7].

Fleuranges ne parle point de la chasse, qui fut cependant un des divertissements favoris de François Ier dès sa première jeunesse. C'est Saint-Gelais qui nous apprend que cette distraction royale par excellence n'était pas négligée dans le programme de ces héroïques ébats faits pour fortifier le corps et le courage dans les proportions homériques dont la gigantesque armure de Marignan et de Pavie, faussée de coups de pique et d'arquebuse, est la mespre et le martial symbole.

Pour ce que le jeune prince, dit Saint-Gelais, aimoit la chasse sur tous autres déduicts, le Roi faisoit prendre des bestes en la forest de Chinon et partout ailleurs, pour apporter dedans le parc et pour donner désennuy à son jeune nepveu qui tant y prenoit plaisir.

Ce plaisir n'était pas sans émotions et sans dangers, surtout pour un jeune prince avide des uns et des autres. Plus d'une fois des accidents effrayants, perpétuel objet des alarmes maternelles, mirent à l'épreuve le sang-froid précoce et la téméraire énergie de cet enfant nourri dans le goût du péril et le mépris de l'obstacle. Il est impossible d'énumérer toutes les circonstances mémorables dans lesquelles l'imprudence vraiment indomptable de François Ier l'a exposé à une mort prématurée et stérile. Vingt fois, des chutes terribles de cheval, des ruades imprévues, des coups malheureux dans ces assauts enfantins auxquels il se précipitait avec une sorte de belliqueux délire, des pierres égarées qui rencontraient son front, des volte-face subites de sangliers furieux ou de cerfs exaspérés menaçaient les jours de ce jeune homme ivre de force et de vie, affamé de victoire et de gloire. Nous trouvons dans le Journal maternel des anecdotes qui font frémir, qui expliquent et justifient la popularité légendaire, dès sa jeunesse, de ce prince qui semblait sorti tout armé de l'école des Chroniques de Turpin ou de la Chanson de Roland, pour prendre sur l'Espagnol la revanche de Roncevaux.

Un jour, à l'âge de six ans, il fut emporté d'un galop furibond à travers les prés et les bois, par une haquenée que lui avait donnée son premier gouverneur, le maréchal de Gyé. Voici le récit encore palpitant que Louise fait de cette dangereuse aventure :

Le jour de la Conversion de saint Paul, 23 janvier 1501, environ deux heures après midi, mon roi, mon seigneur, mon César et mon fils, auprès Amboise fut emporté au travers des champs par une haquenée que lui avoit donnée le maréchal de Gyé ; et fut le danger si grand, que ceux qui estoient présents l'estimèrent irréparable. Toutes fois, Dieu, protecteur des femmes veufves et deffenseur des orphelins, prévoyant les choses futures, ne me voulut abandonner, cognoissant que si cas fortuit m'eust si soudainement privée de mon amour, j'eusse esté trop infortunée.

Sept ans plus tard, François, se promenant dans un jardin de Fontevrault (là le hasard seul était coupable), une pierre lancée apparemment avec une fronde par-dessus les murs lui porta au front un coup dont la violence fit craindre pour sa vie.

Bientôt le moment vint où le jeune prince, émancipé par les circonstances, dont la rigueur ne pouvait attendre sa virilité, dut faire, après l'apprentissage de la vie de cour, son noviciat militaire. Nous allons le suivre dans cette seconde phase de sa vie, justifiant par des qualités précoces l'espérance des peuples, et le choix de la Fortune d'abord si favorable, qu'elle allait lui permettre d'inaugurer à vingt ans son avènement par une victoire.

 

 

 



[1] Ce détail et plus d'un autre nous a été fourni par un excellent travail intitulé Cognac et la statue de François Ier, d'un écrivain versé dans l'érudition provinciale et auteur d'une remarquable biographie de Bernard de Palissy, M. L. Andiat (Revue des Provinces des 15 décembre 1864, 15 janvier et 15 février 1865).

[2] Histoire de François Ier, par Gaillard, de l'Académie française et de l'Académie des inscriptions, 1 vol. in-8°, éd. de 1819, t. Ier, p. 35. L'auteur a consacré une dissertation spéciale, à la fin de son premier volume, à la devise de François Ier. On croyait en ce temps là que la salamandre avait la double propriété, reconnue aujourd'hui usurpée, de vivre dans le feu et de pouvoir l'éteindre. La salamandre couronnée de François Ier, se dressant impunément au milieu des flammes, semble donc vouloir signifier que le roi se flattait de pouvoir traverser impunément et éteindre au besoin le feu de sa ou de ses passions. Il faut s'en tenir à cette explication que Gaillard ne donne que pour ce qu'elle vaut ; car, après avoir exposé l'opinion du père Bouhours, de Guichenon, de Mezeray, il finit par se rallier à celle du père Daniel, qui convient qu'il n'entend point cette devise. Elle est en effet beaucoup moins claire que celle de Louis XII, assez caractéristique de ce bourru bienfaisant. Elle représentait un porc-épic avec ces mots : cominus et eminus, De près et de loin. On prétendait en effet alors que le porc-épic, outre les piquants fixes dont il se hérissait à l'approche de l'ennemi, pouvait encore lui décocher par contraction des traits, flèches ou fuseaux dont il se dépouillait.

[3] Gaillard.

[4] De quoi, par tout le royaume de France, dit un contemporain, furent faits feux de joie.

[5] Gaston de Foix était le fils de Marie-Madeleine d'Orléans, sœur de Louis XII.

[6] Faillit être tué.

[7] Mémoires de Fleuranges.