LE MARQUIS DE LA ROUËRIE

DEUXIÈME PARTIE

 

IV. — LE PROCÈS.

 

 

A l'Abbaye, les dames Desilles vivaient en commun, ainsi que nous l'avons dit, avec Mme de la Guyomarais et Thérèse de Moëlien.

Ces cinq femmes, séparées de leurs coaccusés, employaient les durs loisirs de la prison à retourner de mille façons les incidents de leur arrestation, à en ressasser les circonstances, à supputer les faibles chances de salut qui leur restaient.

Il y avait pour elles bien des points mystérieux dans l'intrigue qui les avait réunies là : les péripéties mêmes du drame établissaient que les secrets de l'association avaient été trahis ; mais par lequel des conjurés ? Et cette question sans cesse se posant à leur esprit, elles en vinrent à se rappeler quelques réticences de Chévetel, quelques soupçons émis par cet ami sûr, qui avait su, à plusieurs reprises, désigner adroitement à leur défiance l'aide de camp Fontevieux. Celui-ci, depuis la mort de la Rouërie, n'avaient pas reparu en Bretagne : il avait quitté en hâte la Guyomarais le lendemain de l'inhumation ; depuis lors on n'avait pas eu de ses nouvelles. Cet étranger n'avait-il pas livré au gouvernement révolutionnaire les noms des associés et révélé leur rôle dans le complot ?

Fontevieux, comme on sait, n'était pas Breton, et, en se laissant aller à l'accuser sur de simples apparences, les pauvres femmes obéissaient à un sentiment bien naturel ; il répugnait à leur noble caractère de supposer qu'un de leurs compatriotes se fût rendu coupable d'un crime si odieux : le traître, à leur avis, devait donc être l'allemand Fontevieux.

Or le malheureux, incarcéré depuis les premiers jours de mars, était alors écroué à l'Abbaye et occupait un cachot situé exactement au-dessus de celui des dames Desilles. Il avait était informé de cette particularité par les geôliers ou par son défenseur, et il s'ingéniait, sans y réussir, à communiquer avec elles, soit pour concerter quelque moyen de salut, soit pour les assurer simplement de sa fidélité et de son amitié.

Un jour, les dames Desilles virent descendre, à travers les barreaux de leur fenêtre, un modeste bouquet de roses, suspendu à un fil auquel était également lié un papier. C'était une lettre de Fontevieux : le prisonnier, en des termes remplis d'intérêt et d'attachement, leur apprenait qu'il était leur voisin et s'informait de leur santé. Elles rattachèrent au fil fleurs et billets, après avoir tracé au verso de la feuille cette question :

Êtes-vous un de nos dénonciateurs ?

A peine le message fut-il parvenu à sa destination qu'elles entendirent à l'étage supérieur un grand bruit et beaucoup de mouvement ; et, le lendemain, elles apprirent que Fontevieux avait été saisi d'une attaque de nerfs, d'épouvantables convulsions, dont il avait failli mourir, n'ayant pu supporter la pensée que ses amis le soupçonnaient d'une pareille infamie[1].

La vie se passait ainsi, pour les prisonniers, dans des alternatives angoissantes de découragement et d'espérances : ils se sentaient entourés d'ennemis inconnus, et ils n'ignoraient pas aussi que des amis tenaces s'employaient à les sauver.

Les défenseurs de Pontavice avaient réuni une somme de dix mille livres pour faciliter son évasion[2] : mais cet acompte, augmenté d'une promesse de quinze cents francs de rente, n'avait pu séduire le gendarme chargé de sa surveillance ; d'un autre côté, Lalligand, qui ne tenait pas à ce qu'on guillotinât ses clients, attendu que, eux morts, il pourrait difficilement se faire payer les prétendus services qu'il leur avait rendus, Lalligand promettait de tout tenter pour sauver au moins les femmes. Il jouait si parfaitement la comédie du désintéressement que, plus tard, Mme de Virel affirmait que son dévouement ne s'était pas un seul instant ralenti[3].

En outre, des bruits vagues circulant dans Paris parvenaient jusqu'aux détenus. On assurait que les administrateurs du département avaient été informés d'une assemblée tenue à l'hôtel de Toulouse, rue des Vieux-Augustins, par quelques Bretons accourus pour tenter la délivrance de leurs compatriotes. Les journaux annonçaient que ces conjurés devaient ou distribuer de l'argent aux juges et jurés, ce qui n'impliquait pas une très haute opinion de l'intégrité de ces magistrats, ou séduire les gendarmes ; en désespoir de cause, ils comptaient employer la force[4].

Ces rumeurs entretenaient la confiance des prisonniers, et c'est sans trop de craintes qu'ils voyaient approcher le jour du jugement. Le Tribunal criminel extraordinaire, — on ne disait pas encore le Tribunal révolutionnaire[5], — n'avait pas, d'ailleurs, à cette époque, le terrible renom que lui valurent par la suite les fournées de l'an II. Il n'avait prononcé, depuis le jour de son institution, qu'une vingtaine de condamnations capitales, et le grand nombre des complices de la Rouërie permettait d'espérer que les juges hésiteraient, soit à faire un choix parmi les coupables, soit à les livrer tous ensemble au bourreau.

Le 24 mai, les Bretons avaient été transférés à la Conciergerie[6], et, le 3 juin au soir, on les avertit qu'ils comparaîtraient le lendemain devant le Tribunal.

A neuf heures du matin, l'audience fut ouverte. Une foule compacte de curieux remplissait le prétoire public ; le tumulte fut grand quand parurent les vingt-sept accusés : leur placement sur les bancs prit un temps assez long. On fit à M. de la Guyomarais les honneurs du fauteuil[7] : ainsi appelait-on, par ironie, la sellette ou siège élevé sur lequel s'asseyait ordinairement le principal coupable. Sur le premier banc prirent place Mme de la Guyomarais, ses enfants et ses domestiques ; les dames de Virel et leur oncle occupaient la seconde banquette ; Thérèse de Moëlien, dont l'air de jeunesse et la beauté attiraient les regards, fut mise au troisième banc avec Fontevieux et Pontavice[8].

A leur suite entrèrent les défenseurs : Tronson du Coudray, Chauveau-Lagarde, Julienne, Villain de Lainville, Labezardel et Pollet, qui s'assirent au bas des gradins où se tenaient leurs clients ; puis vinrent les témoins parmi lesquels on se montrait Ysabeau, le premier commis des Affaires étrangères et les conventionnels Lebreton, Du val, Billaud-Varennes, Bazire. Parurent ensuite les douze jurés[9] ; enfin l'huissier annonça le Tribunal, et l'on vit les magistrats gagner leurs places, vêtus de noir, la tête couverte du chapeau à plumes, portant au cou un ruban tricolore : c'était le président Montané, les juges Foucaut, Desmadeleines et Roussillon ; derrière eux marchaient l'accusateur public, Fouquier-Tinville et le greffier Fabricius.

Le tribunal observait à ses débuts des procédés réguliers, à peu près demeurés en usage jusqu'à nos jours dans les procès de cour d'assises. Il n'est pas inutile pourtant de donner une physionomie détaillée de ces premières audiences, où quelques garanties étaient encore, dans la forme tout au moins, laissées aux accusés.

Le greffier fit l'appel nominal, et tout aussitôt le président, se tournant vers le jury, invita chacun de ses membres à prêter individuellement le serment dont il lut la formule :

Citoyens, vous jurez et promettez d'examiner avec l'attention la plus scrupuleuse les charges énoncées contre les accusés ci-dessus nommés ; de ne communiquer avec personne jusqu'après votre déclaration ; de n'écouter ici ni la haine, ni la crainte, ni l'affection ; de vous décider d'après les charges et moyens de défense et suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l'impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme libre[10].

 

Les douze jurés se levèrent l'un après l'autre et, avançant la main, répondirent : Je le jure. Montané se tourna ensuite vers les accusés restés debout pendant cette cérémonie et, les ayant invités à s'asseoir, demanda à chacun d'eux son nom, son âge, sa profession et sa demeure. Ce premier interrogatoire terminé sans incidents, le président ajouta :

Soyez attentifs à ce que vous allez entendre. Et, s'adressant à Fabricius :

Greffier, dit-il, donnez connaissance de l'acte d'accusation[11].

Fabricius se leva, et, prenant un fort cahier[12] noué de faveurs bleu tendre, il commença la lecture. Nous n'analyserons pas cette pièce, les faits qu'elle rapporte n'étant que le résumé des événements que nous avons racontés : le rôle de Lalligand-Morillon y est exposé en détails, mais le nom de Chévetel n'est pas une seule fois cité[13] ; en revanche, les lieux communs révolutionnaires y reviennent à chaque ligne : le joug de la tyrannie, — les lâches oppresseurs, — les tyrans de l'Europe, — l'hydre étouffée dans sa naissance... etc.

Quand la lecture en fut terminée, Montané, s'adressant de nouveau aux prévenus :

Voilà, dit-il, de quoi vous êtes accusés ; vous allez entendre les charges qui vont être produites contre vous[14]. Huissier, faites l'appel des témoins.

Mais à ce moment l'un des défenseurs, Tronson du Coudray, se leva et prit la parole :

Le nombre des accusés, dit-il, comme celui des pièces à vérifier est si grand que ni mes collègues, ni moi, n'avons pu encore, quelque activité que nous y ayons apportée, nous mettre en état de défendre avec assez de connaissance les intérêts de nos clients : je requiers donc, tant en mon nom qu'en celui de mes collègues, pour tous les accusés, que le Tribunal consente à remettre la cause à un délai suffisant pour permettre aux défenseurs de connaître à fond cette importante affaire[15].

Fouquier-Tinville ayant acquiescé à cette requête, le Tribunal délibéra pendant quelques instants et le président déclara :

La cause est remise au vendredi 7 du présent mois.

Au jour dit, le Tribunal rentra en séance à neuf heures : les curieux s'entassaient aux barrières du prétoire, aussi nombreux qu'à la première audience. Toute la matinée fut prise par la lecture des pièces saisies, des procès-verbaux, des dépositions de témoins absents : le greffier récitait ces choses au milieu de l'inattention générale ; cela dura pendant six heures consécutives ; il était, lorsqu'il s'arrêta, trois heures de l'après-midi. L'audience suspendue pour permettre aux accusés et aux juges de prendre leur repas, recommença vers six heures par l'audition des premiers témoins.

D'abord on fit comparaître les experts en écriture, Blin[16] et Harger[17], auxquels on présenta les billets trouvés à la Fosse-Hingant et écrits de la main de Fontevieux, ce que celui-ci avait nié. En les comparant à d'autres lettres de l'accusé, les experts certifièrent que ces billets avaient été tracés par Fontevieux et qu'il ne pouvait subsister aucun doute à cet égard[18]. Puis parut à la barre le premier commis des Affaires étrangères, Ysabeau[19] : il avait été chargé de diriger l'affaire de Bretagne, mais ne connaissait personnellement que Fontevieux et Pontavice, et seulement depuis leur incarcération. Sa déposition ne présenta donc pas grand intérêt : il s'étendit cependant assez longuement sur les détails de leur arrestation, et, lorsqu'il se tut, il était dix heures et demie du soir.

La suite des débats fut remise au lendemain. Le 8, l'audience du matin fut remplie par la déposition des députés Lebreton, Duval et Billaud-Varennes ; de Lucas et de Le Poitevin, hommes de loi ; de Pierre Juet, secrétaire de la Convention, et d'un nommé Charles Bachet : aucun d'eux ne révéla de faits nouveaux : ils ne pouvaient connaître que l'envers de la conjuration. L'accusation ne faisait pas un progrès et perdait même visiblement du terrain ; jurés et public se désintéressaient de ces racontars sans effet sur l'issue du procès. Seul le citoyen Lebreton produisit deux billets anonymes, qui lui avaient été adressés et qui étaient ainsi conçus :

— Trois messieurs de Retenen (?) ont été ébergés à la Rouairie pendant six mois : les frères Fournier en étaient.

— Citoyen, Fournier[20] est un monstre ; sa belle-sœur et lui ont donné du poison à leur père ; la fille Dayot pourrait l'avoir fourni. Cela m'a été dit à Hédé, 23 mai[21].

 

Révélation qui n'apportait aucune lumière et qui resta inexpliquée.

La séance, suspendue à deux heures, fut reprise à cinq heures du soir : on entendit Bazire, beau parleur, qui ne savait rien et l'exposa en termes choisis, ainsi qu'un ci-devant noble, Kératry, qui n'en apprit pas davantage.

L'événement risquait de tourner à la confusion de l'accusateur public : cette affaire, autour de laquelle on avait mené un si grand bruit, œ vaste complot qui avait failli renverser la République, n'était établi sur aucun témoignage concluant, sur aucune dénonciation formelle. On disait hautement dans le public que le procès ne serait pas continué ; que Danton, le trouvant impolitique, exigeait qu'on en restât là ; et que, d'ailleurs, aucune preuve ne pouvait être produite contre les prévenus. Cette pénurie des moyens de l'accusation s'expliquait ; du moment que ni Chévetel, ni Lalligand n'étaient appelés à déposer, on en était réduit à recueillir de vagues on-dit, ou des récits de seconde main, puisque pas un seul des affiliés, autre que ceux assis au banc des accuses, n'avait consenti à parler.

Fouquier comprit que ses victimes lui échappaient : vers la fin de cette troisième audience il demanda au Tribunal de suspendre de nouveau ses travaux jusqu'au surlendemain, afin d'avoir le temps de produire ses témoins à charge ou toutes autres pièces, ce à quoi, après en avoir délibéré, le Tribunal consentit[22].

Le lundi, 10 juin, l'accusateur public annonça, dès le début de l'audience, qu'il n'était pas encore prêt. A défaut de témoins introuvables, il s'était fait livrer par le Ministère de la Justice toutes les pièces de la procédure au nombre de deux cent soixante-treize. Il avait passé son dimanche à les classer et à en extraire les principales dépositions ; mais l'examen sommaire d'un si grand nombre de papiers exigeait au moins une journée, et il l'obtint encore de la complaisance servile des juges : ce travail fait, il se trouvait enfin prêt à conclure et, le mercredi 12, les débats s'engagèrent définitivement. On expédia quelques témoins, encore deux députés, Oblin et Chaumon, puis le gendarme Narbot, que Pontavice avait tenté de gagner à prix d'argent, et, en dernier lieu, la femme Noël, concierge de l'hôtel où le comte de la Vigne-Dampierre habitait pendant ses séjours à Paris.

Tout aussitôt commencèrent les interrogatoires des prévenus.

Nous n'avons point à résumer ces longues séances ; pendant trois jours pleins[23], le président Montané pressa les accusés de questions, et leurs réponses n'ajouteraient rien, pour la plupart, au récit détaillé que nous avons donné des événements de la Guyomarais et de la Fosse-Hingant ; nous devons seulement indiquer quels furent leurs moyens de défense, sans cependant ajouter plus de créance qu'il ne convient au compte rendu du Bulletin[24] : c'était un journal quasi-officiel, rédigé sous l'inspiration directe de Fouquier-Tinville, et ce patronage le rend sujet à caution.

M. de la Guyomarais, interrogé le premier, s'efforce d'assumer sur sa propre tête toutes les responsabilités. C'est lui qui a reçu la Rouërie sous le nom de Gasselin : ni sa femme ni ses enfants n'ont connu son hôte que sous ce pseudonyme ; d'ailleurs, Loisel dit Fricandeau s'occupa de tout : il fut présent à la mort, présida à l'inhumation. Loisel, on le comprend, étant parvenu à émigrer, pouvait être chargé sans danger[25].

Mme de la Guyomarais suivit le moyen que venait de lui indiquer son mari : elle ignorait le véritable nom de la Rouërie et ne fit qu'écouter les conseils de Loisel.

Perrin, questionné après elle, se montra aussi lâche qu'à la Guyomarais, ne cherchant qu'à sauver sa tête, assurant les juges de son repentir, compromettant tous les autres. Le médecin Lemasson avoua qu'il avait commis une imprudence en assistant à une inhumation clandestine ; mais il ignorait absolument la qualité du défunt. C'est là ce que répondirent tous les autres : pour eux, l'homme mort à la Guyomarais n'était qu'un hôte de passage, hébergé par charité et dont on avait fait disparaître le corps uniquement dans le but d'éviter les formalités d'usage et les déclarations obligatoires.

Pendant plus de trente heures les interrogatoires se succédèrent presque sans incident. Nous devons noter cependant celui de Mme de Virel, qui, questionnée sur les personnes présentes à la Fosse-Hingant lors de l'évasion de Desilles, répondit très naturellement :

Il y avait là, entre autres, un médecin de Paris, M. Chévetel, que mon père aimait beaucoup.

Où demeure-t-il ? interrogea Montané ?

Rue de Tournon, n° 6[26].

Mais il était entendu que le nom du traître ne serait pas prononcé : Montané n'insista pas et, le soir, sur les notes sténographiques destinées au Bulletin, ce nom fut supprimé ; même, pour mieux dérouter les soupçons possibles, on imprima : un médecin de Paris, M. de *** ; preuve que la rédaction du Bulletin était étroitement surveillée.

Mlle de Moëlien se défendit énergiquement : elle ne nia pas ses relations avec son coussin, assura que les épaulettes et autres insignes militaires trouvés chez elle provenaient du major Chafner[27], dont elle avait désiré conserver ce souvenir en raison de leur étroite amitié. Montané en revenait sans cesse à la déposition écrite de Boujard, ce domestique de la Rouërie, dont nous avons résumé les délations[28] ; mais Thérèse lui fit observer que cet homme était un ivrogne, qui, pendant son très court séjour au château, n'avait cessé de s'enivrer aux dépens de la cave du marquis. Le président insistant sur ce que Boujard avait affirmé que la Rouërie projetait de détruire Antrain et Pontorson après en avoir passé tous les habitants au fil de l'épée :

Mais, citoyen, objecta la jeune fille, si mon cousin avait été l'homme que vous dites, croyez-vous qu'il aurait compté de si nombreux amis et de si chauds partisans ?

Montané vit qu'il s'enferrait, et il tourna court. Mais une nouvelle question adressée à M'le de Moëlien faillit mettre les rieurs du côté des accusés : il s'agissait d'une liste des conjurés et de la somme de mille louis en or qu'elle avait fait disparaître, disait-on, au moment de son arrestation : Lalligand n'avait pu se consoler de la perte d'une si belle prise, et il en avait parlé, trop peut-être, à Billaud-Varennes qui, appelé comme témoin et interrogé à ce sujet, répondit malicieusement :

— En effet, Lalligand-Morillon m'a assuré que la prévenue avait soustrait cette somme... Mais mon collègue Bazire pourra donner à cet égard des renseignements lumineux.

Bazire était, on se le rappelle, le cousin de Lalligand et très certainement de moitié dans ses spéculations ; mandé à la barre, il se drapa dans sa dignité et refusa de répondre.

Le président se le tint pour dit : cette mauvaise langue de Billaud-Varennes avait risqué de tout compromettre. Etait-il donc besoin de faire éclater aux yeux ce qui ne ressortait que trop déjà de l'attitude des prévenus et de la confusion des débats, à savoir que, dans ce prétoire de la justice révolutionnaire, les honnêtes gens se trouvaient au banc des accusés et que les autres, — juges, jurés, témoins, magistrats, — tous frères, tous fréquentant les mêmes clubs, obéissant au même mot d'ordre, n'ayant, du reste, sur leur délicatesse réciproque aucune illusion, jouaient là simplement une comédie et singeaient prétentieusement les formes solennelles des tribunaux réguliers.

Comment ! Pas un seul de ces jurés obstinément silencieux ne s'étonne de l'obscurité de l'instruction ? Aucun ne cherche à savoir par qui les victimes ont été désignées. Pourquoi celles-ci et pas d'autres ? Qui a découvert leur crime ? Où est le principal témoin ? Qu'est-ce que cet inconnu qui a tout conduit et dont le nom n'est jamais prononcé ? Où est ce Lalligand-Morillon dont, au contraire, il est mention à toute minute ? Non, ces bonnes gens se contentent de ce qu'on Jour donne ; ils sont là pour condamner et non pour s'éclairer et attendent placidement l'heure d'entrer en scène.

Il faut dire que Montané se montra le digne chef de cet aréopage : fut-il inepte ou pensa-t-il être plaisant en posant à Groult de la Motte cette stupide question :

N'êtes-vous point veuf ?

Oui, depuis le mois de septembre.

Votre femme n'est-elle pas morte d'aristocratie ?[29]

Elle est morte du chagrin de voir sa fille malade.

Et on se représente le pauvre homme se rasseyant, les larmes aux yeux, étouffant les sanglots de détente nerveuse qui lui montent à la gorge, tandis que les curieux s'esclaffent et le huent, mis en gaité par la facétie du président.

Pour Limoëlan aussi l'audience fut cruelle : il y avait contre lui une preuve accablante, une pièce à conviction terrible : c'était la lettre de sa fillette que nous avons citée plus haut[30] : on la lui lut et le malheureux père s'affaissa, ne cherchant plus à lutter.

Enfin, le 15 juin, vers midi, les interrogatoires se terminèrent. Le greffier donna lecture de quelques-unes des pièces saisies à la Fosse-Hingant, entre autres du manifeste du marquis de la Rouerie ; puis Fouquier-Tinville prononça son réquisitoire, et la séance fut suspendue.

A cinq heures les plaidoiries commencèrent et se poursuivirent jusque bien avant dans la nuit : elles prirent encore toute la journée du lendemain. De cette partie des débats nous ne connaissons qu'un incident : Tronson du Coudray s'était chargé de défendre Mm8de la Fonchais : la tâche était ardue, car, dans le focal de la Fosse-Hingant, sur les comptes de l'association, le nom de la Fonchais était porté en regard d'une somme de douze cents livres versée à la caisse commune. L'avocat s'étonnait que Desilles eût inscrit sur une pièce si compromettante le nom de sa fille : à force de questionner sur ce point sa cliente, il la vit se troubler, la pressa, mit toute son éloquence à lui arracher la vérité et obtint enfin l'aveu que cet argent avait été remis à la jeune femme par une autre personne, avec mission de le faire parvenir à la Rouërie.

Alors, Madame, s'écria Tronson du Coudray, vous êtes sauvée ! Faites-moi connaître le nom de cette personne.

Ah ! répondit Mme de la Fonchais, je ne serai point la dénonciatrice de celle qui a eu confiance en moi, quoi qu'il puisse advenir[31].

Madame, songez à vos enfants.

Celle-là aussi est mère, répliqua tristement la noble femme.

Et elle s'obstina dans son héroïque silence. Au cours de sa plaidoirie, l'avocat fit allusion à ce trait sublime d'abnégation : il chercha à attendrir les juges, à obtenir peut-être de la victime ce nom qui devait la sauver ; mais les magistrats furent insensibles, Mme de la Fonchais resta muette : bien longtemps après, seulement, on apprit que celle pour qui elle s'était dévouée n'était autre que sa belle-sœur, Mme Dauzance de la Fonchais...

Les plaidoiries se terminèrent le 17, dans la matinée Montané prononça le résumé des débats, puis rédigea les questions à poser au jury : il n'est pas superflu de faire remarquer que, sur la minute originale, figurent au nombre des accusés Ranconnet de Noyan et son confident Leroy : seulement, en regard de leurs noms, aucune question n'est inscrite[32] ; ceux-là avaient payé, la justice se déclarait satisfaite.

Après une suspension d'audience de trois heures, les jurés entrèrent dans la salle de leurs délibérations : les accusés furent réintégrés à la Conciergerie, où la nuit entière se passa dans l'angoisse de l'attente, le Tribunal resta en séance ; dans la salle vide qu'éclairaient des lampes, les curieux en nombre toujours croissant s'entassaient derrières les barrières.

Le jour parut et les jurés ne rentraient point : leur délibération s'éternisa pendant douze heures. A six heures du matin enfin l'huissier annonça que leur travail était terminé : un grand tumulte se fit dans la salle ; ils entrèrent et reprirent solennellement leur place ; puis le silence s'établit, et chacun d'eux, interpellé par le président, émit à haute voix sa réponse aux questions posées. Quand cet appel fut terminé, les juges opinèrent à haute voix, l'un après l'autre ; mais déjà les assistants, d'après le vote des jurés, prévoyaient la sentence, et tout aussitôt le bruit courut dans le Palais que douze au moins des Bretons seraient condamnés à mort.

Les avis de ses assesseurs recueillis et quelques écritures terminées, Montané donna l'ordre aux gendarmes d'introduire les deux fils de la Guyomarais, Mme de Virel et d'Allerac, David, les médecins Taburet et Morel, Micault-Mainville, la Vigne Dampierre, les deux Briot et le perruquier Le Petit. Pour ceux-là le verdict était favorable, et le Tribunal concluait à leur acquittement.

Les vingt-sept accusés attendaient dans la même salle depuis la veille au soir qu'on statuât sur leur sort. Quelle dut être pour eux cette interminable nuit ! Le va-et-vient des guichetiers, une porte brusquement ouverte, le moindre bruit de la prison entretenaient leur anxiété. Quels groupes lamentables devaient former ces fils serrés contre leur mère, ces trois sœurs priant ensemble, ces malheureux torturés par l'incertitude, supputant leurs chances de vivre, se réconfortant l'un et l'autre, parvenant à échafauder des espérances tournées aussitôt en accès de désespoir. De toutes ces scènes tragiques qu'ont vues les cachots de la Conciergerie, l'attente du verdict restait peut-être la plus terrible. Et quand le petit jour commençait à poindre à travers les barreaux ; quand la prison se réveillait, les malheureux secouaient la torpeur de la nuit, subissant malgré eux le réconfort qu'apporte l'aube se raccrochant à la vie, jusqu'au moment où, d'une grille subitement poussée, surgissait la silhouette noire d'un huissier du Tribunal, accompagné de guichetiers, tenant au bout d'une courte laisse les énormes dogues chargés de la police de la geôle. L'huissier bredouillait la sentence, s'arrêtait à chaque nom, et brusquement la déchirante séparation s'opérait : il y avait dans ces formalités brutales un raffinement dont s'augmentaient les cruautés de la mort. Les douze prévenus dont l'acquittement allait être prononcé furent ainsi subitement arrachés aux derniers embrassements de leurs compagnons. Cette sélection instruisait ceux-ci de leur sort.

On dit qu'après avoir entendu lecture de l'arrêt qui les renvoyait des fins de la poursuite Mmes de Virel et d'Allerac ne pouvant plus conserver aucune illusion sur la condamnation de leur jeune sœur Mme de la Fonchais, furent prises d'une crise de désespoir si poignant, qu'attirés par leurs cris dans la salle de délibérations, trois des jures qui venaient de rendre le terrible arrêt s'empressèrent à leur faire reprendre leurs sens.

— Ayez du courage, Mesdames, disaient-ils, votre religion doit vous en imposer et vous fournir aussi des consolations[33].

Tandis que cette lamentable scène se passait dans les coulisses du Tribunal, comparaissaient devant les jurés le jardinier Perrin et le médecin Le Masson : celui-ci bénéficiait des privilèges de sa profession ; l'autre recueillait le prix de ses délations ; tous deux s'entendirent condamner à la déportation.

Enfin on fit monter M. et Mme de la Guyomarais, Pontavice, Fontevieux, la Chauvinais, Thérèse de Moëlien, Mme de la Fonchais, Picot de Limoëlan, Morin de Launay, Locquet de Granville, Groult de la Motte, Jean Vincent : ils prirent place sur les bancs, entre les gendarmes, et Montané debout, la tête couverte, donna lecture de l'arrêt qui les condamnait à mort et ordonnait que leurs biens seraient séquestrés et vendus au profit de la République.

Le jugement devait être exécuté le jour même sur la place de la Révolution.

***

Il était plus de dix heures du matin, le 18 juin, lorsque les condamnés descendirent du Tribunal. Ils ne rentrèrent pas à la Conciergerie et furent directement amenés à la salle basse, voisine du greffe, où devaient se faire les apprêts de leur supplice.

Douze ecclésiastiques les y attendaient ; jusqu'à l'époque de la pleine Terreur, Fouquier-Tinville ne manqua jamais d'informer, chaque jour, du nombre des condamnés l'archevêché, qui envoyait au Palais autant de prêtres que la fournée comprenait de victimes ; prêtres assermentés comme bien on pense, et qui, la plupart du temps, voyaient repousser leurs offres de service : beaucoup, cependant, soit par charité chrétienne, soit par habileté politique, s'obstinaient à suivre les condamnés jusqu'à l'échafaud.

Les Bretons refusèrent unanimement le ministère des intrus qui se retirèrent, et, tout aussitôt, commencèrent les préparatifs de l'exécution.

On apporta aux malheureux un dernier repas : quelques-uns mangèrent, assis sur les bancs qui garnissaient le pourtour de la salle ; d'autres se livrèrent de suite aux aides du bourreau ; tous, assure-t-on, causaient à voix forte, ricanaient fiévreusement ; seule, Mme de la Fonchais, se recueillant, s'assit à la table du greffe et se mit à écrire. Les lignes que traça la noble femme étaient destinées à sa belle-sœur, Mme Dauzance de la Fonchais, pour laquelle elle sacrifiait sa vie et qui n'apprit que plus tard l'héroïque dévouement auquel elle devait d'exister encore[34]. Ce testament de mort terminé, elle adressa à ses sœurs, plus favorisées qu'elle, le touchant billet que voici :

Séchez vos pleurs, mes bonnes amies, ou, du moins, répandez-les sans amertume ; tous mes maux vont finir et je suis plus heureuse que vous. Je viens d'écrire à ma belle-sœur pour lui recommander mes enfants ; vous voudrez bien, je l'espère, devenir avec elle les mères de ces pauvres petits orphelins. Que ce titre précieux vous aide à supporter la vie ! Je vous quitte pour me rapprocher de la Divinité.

Recevez, mes bien chères sœurs, l'adieu le plus tendre et le plus affectueux ! Je voudrais m'occuper de vous plus longtemps, mais cette idée m'affaiblit et je veux conserver toutes mes forces.

Adieu ! encore une fois, et modérez votre douleur ; nous nous rejoindrons un jour ! Je vous embrasse de toute mon âme. Adieu, mes amies ![35]

 

N'est-ce pas l'occasion de rappeler la remarque faite au début de cette étude : la renommée est injuste dans la distribution de ses faveurs ; son caprice s'attache à quelques-uns et en délaisse d'autres tout aussi méritants. Les circonstances de leur mort ont rendu fameuses la princesse de Monaco, Mme de Lavergne, Cécile Renault... Qui se souvient aujourd'hui du nom de Mme de la Fonchais ? Pourtant cette jeune mère, léguant ses enfants à celle dont elle prend volontairement la place sur l'échafaud, nous semble compter parmi ces victimes auxquelles l'histoire doit au moins la vaine revanche de la célébrité.

Lorsqu'elle eut fini d'écrire, dévorant ses larmes, elle tendit ses mains au bourreau ; ses compagnons déjà étaient liés ; chacun à son tour prenait place sur l'escabeau de la toilette ; les chevelures tombaient sur les dalles, sabrées par les ciseaux de Sanson : Thérèse de Moëlien seule s'opposa à ce que le bourreau lui coupât les cheveux et releva elle-même ses magnifiques nattes, découvrant sa nuque[36] ; puis, docilement, tous, une fois prêts, venaient se ranger sur la banquette, attendant le signal du départ ; autour d'eux allaient et venaient les valets du bourreau ; à la grille de bois qui séparait la salle de l'avant-greffe, se rangeaient des guichetiers, des porte-clefs, des agents de police et des sans-culottes amateurs, venus pour jouir du spectacle : ces horribles préliminaires exigèrent plus de deux heures ; d'ailleurs on ne se pressait pas, Fouquier-Tinville ayant cru utile de réquisitionner une force armée imposante, dans la crainte de quelque mouvement en faveur des Bretons[37].

Le bruit s'était répandu dans la ville de l'exécution imminente de douze conspirateurs : pour la première fois l'échafaud allait recevoir une aussi nombreuse fournée, et il semble bien que l'accusateur public n'était pas sans inquiétudes sur la façon dont la population de Paris accueillerait cette hécatombe. La Terreur ne l'avait pas encore, à cette époque, asservie et hébétée : c'était toujours ce peuple poli et d'instincts délicats dont l'aménité et l'indépendance étaient proverbiales : plus tard on parvint à l'enrégimenter et à l'abêtir ; mais, en juin 1793, il avait peu perdu de ses qualités. Chose étrange et qu'on n'a pas assez remarquée, il frondait ouvertement le nouveau régime, comme il avait frondé l'ancien : le jeudi 6 juin, il avait exigé, en dépit du Gouvernement, que les processions sortissent dans les rues : Elles étaient aussi nombreuses, dit un journal[38], que les patrouilles dans une place assiégée.

Quand la procession de Saint-Sulpice passa à la Croix-Rouge, on remarqua que le commandant du poste de la Section ne se découvrit pas : il y eut des rumeurs, et cet homme, interpellant le prêtre qui portait l'ostensoir, cria :

Ne t'inquiète pas, fais ton métier !

Le soir même, la Section, — la fougueuse Section du Bonnet rouge ! — se réunissait en assemblée générale et cassait de son grade cet officier pour crime de sacrilège[39].

On comprend que Fouquier-Tinville n'était pas sans appréhender l'effet qu'allait produire sur ce peuple impressionnable et si difficile à brider la sanglante exhibition qui se préparait. A part, du reste, quelques exaltés qui suivaient de près la politique, la masse, depuis la mort de Louis XVI se désintéressait des événements : le 31 mai n'avait été qu'une révolution de palais à laquelle le peuple n'avait rien compris ; le procès des Bretons i n'avait pas causé plus d'émotion ; les journaux, : sauf le Bulletin du Tribunal, lui avaient à peine consacré quelques lignes ; on ignorait généralement les noms des victimes : on savait qu'elles étaient au nombre de douze, et que parmi elles se trouvaient plusieurs femmes ; ceci seulement excitait vivement la curiosité. Aussi, dès midi, l'animation était-elle grande dans les rues où devaient passer les charrettes. A la place Louis XV la foule s'amassait continuellement : ce n'était point la populace, spectatrice habituelle des exécutions de la Grève, mais un public de bourgeois, de gens comme il faut, dit un espion[40] : les retardataires couraient à toutes jambes, crainte de manquer le commencement du spectacle ; des hommes du peuple apportaient des échelles, traînaient des charrettes, improvisaient des estrades et offraient des places à cinq sous : la plupart des curieux s'étaient munis de lorgnettes, et se déplaçaient souvent pour chercher le point visuel le mieux accommodé à leur vue ; celui qui avait une bonne place ne l'aurait pas quittée quand il eût dû mourir de faim[41], et l'observateur ajoute : Jugez combien de bavardages ils ont fait pendant une heure et demie d'attente. Parmi ce chaos et cette confusion d'une populace très nombreuse, ce que j'ai vu de plus remarquable, c'est la posture d'un militaire en habit bourgeois, qui, tournant à demi le dos à l'échafaud dressé, ayant les pieds dans la troisième ou quatrième position, les bras l'un dans l'autre, a resté dans une attitude de consternation pendant plus de trois quarts d'heure.

Sans cesse de la rue Royale, de la rue de la Bonne-Morue, du cul-de-sac de l'Orangerie, des quais, accouraient de nouveaux groupes de curieux ; par ceux qui arrivaient du Palais après avoir assisté au départ, on apprit que les charrettes approchaient ; on sut que les condamnés montraient beaucoup de résignation, qu'ils s'étaient déclarés bien jugés et reconnaissaient avoir mérité la mort[42]. Au sortir de la Conciergerie, à peine montée sur la charrette, Mme de la Guyomarais avait crié à deux reprises : Vive le Roi !

Ces détails répétés dans la foule aiguillonnaient la curiosité ; chacun se hâtait de prendre place ; toutes les têtes se tournaient vers la rue Royale ; toutes les lorgnettes se braquaient sur ce point : les guinguettes des fossés de la place se vidaient, les balustrades de pierres se garnissaient de curieux ; l'immense espace était noir de têtes ; on eût cru voir tout le peuple de Paris assemblé[43].

Un peu avant trois heures, on vit poindre, tournant l'angle de la rue Saint-Honoré, l'escorte des gendarmes : ils entrèrent dans la place, fendant la foule : on remarqua leur air morne et leur silence[44]. Le peuple lui-même se taisait et regardait anxieusement les deux chariots parurent, se suivant, minuscules dans cet immense décor ; les baïonnettes de la troupe luisaient au soleil : on apercevait leur double ligne serpentant vers l'échafaud, encadrant les charrettes, où cahotaient les condamnés debout, pressés l'un contre l'autre, la tête découverte. Ils causaient paisiblement entre eux ; tous paraissaient tranquilles ; quelques-uns des hommes riaient. La foule ébahie de tant de sang-froid se taisait ; elle s'attendait à autre chose ; comme les condamnés ne montraient pas le poing, elle ne savait que dire et demeurait inerte ; on scrutait les attitudes et le moindre geste des victimes ; on se montrait surtout Mme de la Guyomarais, dont on ignorait le nom[45], mais dont le visage fier et le maintien noble frappaient les esprits : on prenait Mme de la Fonchais et Thérèse de Moëlien pour ses filles[46], et te rapprochement augmentait l'intérêt. Thérèse étonnait par sa beauté et son calme[47], Mme de la Fonchais par sa résignation et son air d'extrême jeunesse : elle paraissait n'avoir pas plus de quinze ans[48].

Les charrettes étaient arrêtées au pied de l'échafaud, et l'on vit les condamnés descendre ; il y eut un moment d'attente solennel ; ceux qui, haut juchés, voyaient bien, disaient :

Ils s'embrassent !...

Ils s'embrassaient, en effet[49] : et si l'imagination peut suppléer au laconisme de ce seul mot laissé par les chroniqueurs, est-elle capable de se représenter l'horreur d'une telle scène ? Les mains liées qui ne peuvent s'étreindre, les lèvres qui tremblent sous un suprême appel d'énergie, les joues qui blêmissent, les yeux qui se mouillent, les mots : adieu ! courage ! à peine murmurés... et les aides qui se bousculent, le bourreau qui prend sa place, le panier qu'on apprête, l'ordre dans lequel on se place, les supplications muettes pour le pas cédé à ceux qu'on craint de voir faiblir, l'appel des noms, les regards d'épouvante affolée échangés à la première tête qui tombe...

Ce fut un des hommes qui, d'abord, parut sur la plate-forme : il se retourna vers la foule pour saluer : en hâte il fut entouré, lié, basculé. Le couteau tomba ; déjà un autre était là, puis un troisième, puis une femme[50]... ils montaient pour disparaître aussitôt par l'effet du mouvement de bascule que leur imprimait la planche : le reste de l'opération était masqué par le groupe des aides, la chute régulière du triangle annonçait seule qu'elle se consommait ; il remontait, vite épongé, et retombait lourdement, à intervalles égaux, avec une régularité de mâchoire : à chaque bouchée, le panier s'emplissait de têtes roulantes ; à droite de la bascule le tas de corps tronqués haussait...

Pontavice mourut le dernier[51] : l'exécution avait duré douze minutes[52].

Tandis que les charrettes prenaient le chemin du cimetière de la Madeleine, la foule se dispersait en discutant ; les gens comme il faut, notait l'espion du ministre Garat, péroraient fortement, longuement, sur cet événement. Les gens du peuple, et surtout les femmes, disaient de la grande demoiselle[53] : — Ah ! comme elle avait une belle peau ! Comme elle avait les cuisses blanches ! parce que son jupon s'était accroché lorsqu'on l'avait jetée sur le monceau ensanglanté.

 

 

 



[1] Journal de Rennes, 1847.

[2] Journal de Rennes, 1847.

[3] Journal de Rennes, 1847.

[4] Le Thermomètre du Jour, 1793.

La tentative de corruption de Pontavice sur son gardien avait, sans doute, donné naissance à ces bruits. La somme de 10.000 livres que cet accusé avait reçue prouverait, d'ailleurs, qu'ils n'étaient pas dénués de toute vraisemblance.

[5] Le Tribunal prenait cependant ce titre dans ses imprimés : dès le premier jugement, l'en-tête des procès-verbaux est ainsi libellé : ... Séances du Tribunal criminel révolutionnaire, établi à Paris par la loi du 10 mars 1793...

[6] Archives de la Préfecture de police.

[7] Archives nationales, W, 273.

[8] On mit sous les yeux des juges un catalogue des accusés, afin d'éviter les confusions. Cette liste est restée au dossier. Comme elle indique la place de chacun d'eux et qu'il n'est pas inutile de rappeler leurs noms, nous donnons copie de celte pièce :

Ordre dans lequel sont placés les accusés :

Fauteuil : Laguyomarais père.

Premier banc : Femme Laguyomarais, Laguyomarais l'aîné, Laguyomarais cadet, Perrin, Thehault, David. Taburet.

Deuxième banc : Morel, Lemasson, Picot-Limoëlan, dame la Fonchais, veuve Virel, dame Dalleyrac (sic), Delaunay.

Troisième banc : Locquet de Granville, Grout de la Motte, Thomazeau père, Dlle de Fougères (Thérèse de Moëlien), Fontevieux, Pontavis (sic), Vincent.

Quatrième banc : Micault-Mainville, Dampierre (la Vigne-Dampierre), Lepetit, Briot père, Briot fils.

[9] Voici leurs noms : Dumont (de la Somme), Coppins (de Provins), Jourdeuil, Brochet, Duplain, Gannet, Chrestien, Saintex, médecin ; Gaudin, homme de loi ; Hattinguair, commissaire national à Meaux ; Fallot, ancien procureur de la commune de Saint-Cloud ; Leroy-dix-Août (ci-devant marquis de Montflabert), de Coulommiers. — Archives nationales, W, 273.

[10] Archives nationales, W, 273.

[11] Archives nationales, W, 273.

[12] Il compte trente et une pages.

[13] Voici comment le nom de Chévetel était escamoté : Ce projet contre-révolutionnaire avait été dénoncé au Comité de Sûreté générale de la Convention nationale qui avait chargé des commissaires d'en poursuivre les auteurs et complices. Ces commissaires, assistés des officiers de police, ont fait les recherches et perquisitions nécessaires... etc.

[14] Archives nationales, W, 273.

[15] Archives nationales, W, 273.

[16] Blin, Jacques-Nicolas, rue Saint-Paul.

[17] Harger, Alexis-Joseph, rue des Rosiers.

[18] Archives nationales, W, 273.

[19] Ysabeau, François-Germain, trente-cinq ans, rue Taitbout, n° 36.

[20] Il s'agit peut-être de Fournier, ci-devant procureur à Rennes.

[21] Ces deux billets tracés en caractères contrefaits sont restés Joints au dossier. — Archives nationales, W, 273.

[22] Archives nationales, W, 273.

[23] Mercredi 12, jeudi 13 et vendredi 14 juin.

[24] Voici ce qu'à propos du procès de A. Clootz, Georges Avenel a dit de ce recueil : Subleyras et Coffinhal, préposés en ce jour à la rédaction du Bulletin, étudiaient les physionomies de l'audience afin de défigurer patriotiquement après coup la compte rendu que rédigeait l'avocat Ferral.

[25] En publiant, il y a quelques années, les notes laissées par son père, Mlle de la Guyomarais s'est élevée avec indignation contre les assertions du Bulletin : celui-ci prête à M. de la Guyomarais une réponse assez peu chevaleresque : — S'il avait su, aurait-il dit, que l'hôte auquel il offrait l'hospitalité était le marquis de la Rouërie, il lui aurait fermé sa porte.

Il serait bien étonnant, en effet, que M. de la Guyomarais eût fait au Tribunal une semblable réponse après avoir avoué tout le contraire à Lalligand-Morillon lors de l'enquête ouverte en Bretagne. Peut-être espérait-il cependant, en arguant de son ignorance de la personnalité de son hôte, sauver de l'échafaud sa femme et ses fils et leur indiquer un moyen de défense. Le Bulletin ment en bien des endroits, et cette réponse de M. de la Guyomarais est en tel désaccord avec ce que nous savons de son abnégation et de la noblesse de son caractère que nous ne pouvons y ajouter foi.

[26] Chévetel avait quitté en 1792 l'hôtel de la Fautrière. — Journal de Rennes, 1847.

[27] Le Bulletin, imprimerie Chatenai.

[28] Première partie, le château de la Rouërie.

[29] Bulletin du Tribunal révolutionnaire.

[30] Deuxième partie, la Fosse-Hingant.

[31] Frère et Sœur, par S. Harvut, membre de la Société archéologique d'Ille-et-Vilaine, Saint-Malo, 1885.

[32] Archives nationales, W, 273.

[33] Journal de Rennes, 1847, d'après les souvenirs des membres survivants de la famille Desilles.

[34] Nous n'avons pu retrouver la lettre que Mme de la Fonchais écrivit à sa belle-sœur.

[35] L'original de ce billet a été communiqué à Levot, l'historien de la Biographie bretonne. Le texte en a été également publié paf M. Harvut dans Frère et Sœur.

[36] Souvenirs inédits de C. de la Contrie, secrétaire du marquis de la Rouërie.

[37] Attendu le grand nombre des condamnés, j'invite le citoyen commandant à donner des ordres pour qu'il y ait le plus de cavaliers possible et une force armée imposante, d'autant mieux que ce sont de grands conspirateurs qui ont une suite. — Archives nationales, AFII, 48.

[38] Courrier français, 10 juin 1793.

Il se passa dans la rue Saint-Denis un fait qui prouve bien quel était encore l'esprit de la population parisienne. Le même journal raconte ainsi l'anecdote : Une charrette, chargée d'une pierre énorme, traversait la rue, tandis que passait une procession du Saint-Sacrement. Tout à coup l'essieu de la voiture se rompt et la pierre se renverse sur un enfant de dix ans. Soudain la rue retentit de cris douloureux : on accourt pour dégager ce petit infortune de dessous le poids énorme sous lequel il est enseveli. On parvient enfin à le retirer. On le croyait écrasé ; mais, ô surprise ! voilà que cet enfant saute de joie et dit : Heureusement je n'ai pas de mal ! Alors le peuple crie : Au miracle ! On demande-au prêtre qui portait le Saint-Sacrement de faire là une station et de donner le salut. On porte ensuite l'enfant sous le dais, à côté du Saint-Sacrement, et pendant toute la marche on ne cesse de crier : Au miracle !

[39] Courrier français, 19 juin 1793.

[40] Tableaux de la Révolution française, par Schmidt, t. II.

[41] Tableaux de la Révolution française, par Schmidt, t. II.

[42] Bulletin du Tribunal révolutionnaire.

[43] Rapport de Dutard à Garat, Ad. Schmidt.

[44] J'ai donc vu avancer les gendarmes l'œil morne et silencieux (sic). — Rapport de Dutard à Garat.

[45] J'y ai remarqué surtout une mère de famille dont les traits de la figure, encore bien marqués, annonçaient une femme qui avait eu des mœurs et une bonne éducation. — Rapport de Dutard à Garat.

[46] La dame de la Guyomarais et ses deux filles ont montré un courage au-dessus de leur sexe. — Courrier français, 19 juin 1793.

[47] Une demoiselle ayant à peu près vingt-cinq ans, qui, par sa beauté et son maintien, me parut être du nombre de celles qui faisaient jadis les charmes de la société. — Rapport de Dutard à Garat.

[48] Enfin une autre demoiselle qui paraissait n'avoir guère plus de quinze ans. — Rapport de Dutard à Garat.

[49] Bulletin du Tribunal révolutionnaire.

[50] On en a fait monter un qui s'est retourné pour saluer le peuple. Trois ou quatre hommes ont précédé les femmes. — Rapport de Dutard à Garat.

[51] Bulletin du Tribunal révolutionnaire.

[52] Voici en quelle forme était rédigé le procès-verbal d'exécution : nous donnons celui concernant Thérèse de Moëlien, qu'on appelait, en raison de son pays d'origine, de Fougères. Une pièce semblable était dressée pour chacun des exécutés : les mots en italiques seuls sont manuscrits, le reste est une formule imprimée.

PROCÈS-VERBAL

D'EXÉCUTION

DE MORT

MOELIEN-DEFOUGÈRES

L'an mil sept cent quatre-vingt-treize, deuxième de la République française, le dix-huit juin après midy, à la requête du citoyen accusateur public près le Tribunal criminel extraordinaire et révolutionnaire, établi à Paris par la loi du 10 mars 1793, sans aucun recours au tribunal de cassation, lequel fait élection de domicile au greffe dudit Tribunal séant au Palais,

Nous,. . . . . . . . . ., huissiers audianciers (sic) audit tribunal, demeurant à Paris, rue . . . . . . . . . ., section . . . . ., soussignés, nous sommes transportés en la maison de justice dudit Tribunal pour l'exécution du jugement rendu par le Tribunal ce jourd'huy duement en forme contre Thérèse Moëllien De fougère qui le (sic) condamne à la peine de mort pour les causes énoncées audit jugement, et de suite l'avons remis (sic) à l'exécuteur des jugements criminels et à la gendarmerie qui l'ont conduit (sic) sur la place de la Révolution cy-devant Louis XV, où sur un échaffaud dressé sur ladite place, ladite Moëllien De fougère a, en notre présence, subi la peine de mort, et de tout ce que dessus avons fait et rédigé le présent procès-verbal pour servir et valoir ce que de raison, dont acte.

BOUCHER. - TAVERNIER.

Enregistré gratis à Paris, le 20 juin 1793.

[53] Thérèse de Moëlien.