ROIS SANS ROYAUME

 

CHAPITRE III. — UNE IDYLLE DE NAPOLÉON À SAINTE-HÉLÈNE.

 

 

La coquette ne nous a pas tracé son portrait ; mais d'autres ont pris ce soin : elle était blonde, de taille assez menue, et, malgré ses jupes courtes, elle paraissait plus que ses quatorze ans, avec ses jolis traits déjà formés, ses yeux luisants, son imperturbable aplomb et ses grâces félines. Elle se nommait Élisabeth, mais on l'appelait Betsy, suivant le traditionnel engouement des Anglais pour les diminutifs.

Son père, James Balcombe, un peu banquier, un peu armateur, un peu pourvoyeur de navires, habitait, depuis une douzaine d'années, l'île de Sainte-Hélène, avec le titre officiel d'agent payeur de la Compagnie des Indes. C'était un gros homme rubicond et jovial, très influent, assez hâbleur. On ne savait au juste quel genre de services avait rendus, jadis, sa mère, à S. A. R. le prince régent d'Angleterre ; mais le bruit courait avec persistance que James Balcombe était fortement protégé, et les plus hauts fonctionnaires le ménageaient. Les amiraux de passage à Sainte-Hélène logeaient volontiers chez lui, car, outre les diverses professions déjà énumérées, Balcombe exerçait encore, à l'occasion, celle d'hôtelier. Il avait bâti, à cet effet, au fond du délicieux jardin de la villa des Églantiers, un pavillon assez exigu, mais élégant, que les voyageurs de marque préféraient à la coûteuse et mesquine pension bourgeoise de Jamestown, la seule bourgade de l'île.

Mrs Balcombe était venue, quelques années après son mari, se fixer à Sainte-Hélène, amenant avec elle ses deux fillettes. Jenny, l'aînée, âgée de seize ans en 1815, était beaucoup plus naïve et calme que Betsy, sa cadette ; à vrai dire, elle paraissait assez insignifiante peut-être un commencement d'éducation avait-il influé sur ses manières et bridé son tempérament. Betsy, au contraire, qu'aucune contrainte n'avait maîtrisée, était indomptée et fougueuse comme un jeune faon du paradis terrestre ; elle s'épuisait en galopades sur les pelouses des Églantiers, laissant aux bosquets de rosiers blancs des lambeaux de ses robes légères et des frisons de sa chevelure, n'étudiant jamais, sachant, presque sans l'avoir appris, un peu de français, chantant agréablement, dansant comme Terpsichore, et jouant de la harpe en des poses si alanguies et avec des regards si candides et si cajoleurs que les auditeurs les plus moroses lui reconnaissaient beaucoup de talent.

 

UNE NOUVELLE QUI RÉPAND LA STUPEUR

A Sainte-Hélène, quand vint l'automne de 1815, on ignorait totalement les événements qui, depuis sept mois, avaient bouleversé l'Europe pas un écho n'était parvenu du débarquement sur les côtes de France de Napoléon interné à l'île d'Elbe, de la fuite de Louis XVIII, de la bataille de Waterloo et de la définitive défaite de Bonaparte. Dans les premiers jours d'octobre, Mr. Balcombe reçut la visite de deux officiers anglais, amenés par l'Icare, navire dont le canon de la forteresse avait, le matin même, signalé l'arrivée. La nouvelle qu'ils apportaient était si stupéfiante et si inattendue que Balcombe, abasourdi, se la fit répéter trois ou quatre fois. Betsy, qui se glissait partout, entendait tout et se mêlait à tout, apprit ainsi que Bonaparte, captif de l'Angleterre et condamné par l'Europe à la déportation, allait, dans quelques heures, débarquer à Sainte-Hélène, qu'il y vivrait désormais avec plusieurs compagnons, prisonniers comme lui, et qu'il fallait s'occuper sur-le-champ de trouver dans l'île une maison isolée dont la surveillance fût facile et l'abord inhabité.

Betsy ignorait tout de l'histoire contemporaine, comme de celle des temps anciens, mais ce qu'elle savait, et à n'en pas douter — car toutes les Anglaises de son âge et bon nombre de ses concitoyens plus mûrs en avaient la certitude — c'est que Bonaparte était un grand ogre, un géant, avec un œil rouge, flamboyant, au milieu du front, et de longues dents en saillie. Ce monstre se nourrissait, à l'ordinaire, de jeunes enfants ; il n'avait rien d'humain ; sa scélératesse dépassait de beaucoup celle des plus fameux brigands des légendes et il avait enrichi d'un nombre incalculable de crimes sans pareils et d'horreurs inédites la longue liste des abominations de l'histoire. Aussi Betsy s'étonna-t-elle beaucoup du calme héroïque avec lequel son papa reçut la terrifiante nouvelle. Elle ne douta plus de l'intrépidité paternelle quand, le surlendemain, le canon de Eadder Hill ayant signalé l'arrivée du Northumberland qui portait Bonaparte, Balcombe courut au port pour se rendre à bord du navire. En reviendrait-il jamais ? Betsy l'attendit dans l'angoisse et, quand enfin il reparut, sain et entier, elle se précipita vers lui, criant : Eh bien, papa, l'avez-vous vu ?

Non, Balcombe ne l'avait pas vu ; mais il avait été présenté à différentes personnes de la bande, entre autres à Mme Bertrand et à Mme de Montholon, qui n'avaient pas l'air de bêtes féroces. Quant à Bonaparte, on le descendrait à terre dans la soirée et on le logerait quelque part en ville, en attendant qu'on eût consolidé la vieille maison de Longwood, située dans la partie la plus inaccessible de l'île et où on comptait l'encager.

Au crépuscule, la famille Balcombe tout entière était sur le port : tous les habitants de l'île s'y pressaient déjà, et jamais on n'eût imaginé que Sainte-Hélène renfermât tant de gens. Betsy, encore épouvantée, ne vit pas grand'chose. Un canot accosta le quai ; des soldats faisaient la haie. Elle aperçut trois hommes passant rapidement : l'un était l'amiral Cockburn ; un autre, disait-on, le maréchal Bertrand. Entre les deux marchait le monstre que la fillette distingua mal, à cause de son émotion et de la nuit ; elle vit seulement, sous le manteau entr'ouvert, l'éclat furtif d'une étoile en diamants. Puis il y eut une bousculade : les soldats repoussaient les curieux ; il fallut rentrer aux Églantiers et la petite Balcombe y rapporta le pressentiment d'un malheur. Elle comprenait bien que, maintenant, le bon temps était passé : avec un pareil homme, lâché dans cette île exigus, on n'oserait plus ni rire, ni sortir, ni courir dans le jardin ; la menace de le rencontrer allait gâter toutes ses joies et, cette nuit-là, elle eut des cauchemars.

 

PREMIÈRE RENCONTRE AVEC L'OGRE

Le jour suivant, l'ogre se promenait déjà sur les routes de l'île. Munie de longues-vues, et bien à l'abri derrière une haie d'aloès épineux, la famille Balcombe le vit, de très loin, gravir à cheval le chemin abrupt de Longwood : il était reconnaissable à son chapeau dont on percevait très distinctement les cornes diaboliques. Sans doute allait-il visiter sa future résidence ; quelques cavaliers l'accompagnaient ; ils disparurent avec lui à l'un des tournants de la montagne.

Vers quatre heures de l'après-midi, on les revit descendant vers Jamestown. Arrivés à la rencontre du grand chemin et de l'avenue des Églantiers, ils s'arrêtèrent, parurent délibérer, puis se remirent en route dans la direction de la villa des Balcombe. La frayeur de Betsy fut grande : le monstre venait vers elle, elle poussait des cris, voulait s'enfuir et se cacher ; mais Mr Balcombe la retint et s'avança avec l'enfant récalcitrante vers la petite troupe des cavaliers arrêtés devant l'entrée de la maison. Tous avaient mis pied à terre, sauf un seul — lui !

Betsy osa risquer vers lui un regard et l'aperçut, de tout près cette fois, vêtu d'un habit vert, avec une étoile de brillants sur la poitrine ; sa selle et la housse étaient de velours cramoisi brodé d'or ; son cheval, d'un noir de jais — le cheval fantastique des ballades — rongeait impatiemment son frein, la bouche blanche d'écume. Napoléon mit pied à terre ; l'amiral Cockburn lui présenta Mrs. Balcombe et les fillettes tremblantes ; et l'ex-Empereur, après un compliment sur la belle situation de la villa, s'assit familièrement sur un des sièges rustiques qui garnissaient la terrasse.

Betsy le contempla alors tout à son aise : sa terreur se fondait en admiration ; jamais elle n'avait imaginé qu'un simple mortel pût être aussi beau. Son pâle visage était imposant tant qu'il restait impassible, mais, à chaque instant, il s'éclairait d'un sourire enchanteur ; ses yeux étaient merveilleux d'éclat et de pénétration ; ses cheveux, d'un brun foncé, paraissaient aussi fins, aussi soyeux que ceux d'un enfant, et sa voix était prenante comme la plus douce des musiques. Il parlait avec simplicité, vantait les charmes des Églantiers, et manifesta le désir d'y séjourner en attendant que la maison de Longwood fût prête. Même il décida de s'y installer immédiatement ; le pavillon du jardin était vacant ; il ne comprenait, à la vérité, qu'une pièce, mais Napoléon donna l'ordre de dresser sur la pelouse une tente qui se trouvait dans ses bagages, restés à Jamestown, et, tandis qu'on s'empressait de lui obéir, il s'assit sur l'herbe et invita la petite Betsy à prendre place auprès de lui.

Elle n'avait plus peur, mais elle était bien intimidée et c'est à peine si elle balbutia un oui éperdu, quand il lui demanda si elle parlait français. Il la traitait en enfant et la questionna sur la géographie :

Quelle est la capitale de la France ?

— Paris.

— De l'Italie ?

— Rome.

— Et de la Russie ?

— Aujourd'hui Saint-Pétersbourg, autrefois Moscou.

A ce mot, il se leva brusquement, et, fixant Betsy de ses yeux vifs, il l'interrogea d'un ton sévère :

Qui l'a brûlé ?

L'idée que l'homme qui lui parlait avait été le maitre du monde, le héros extraordinaire de tant d'invraisemblables épopées, lui rendit son épouvante première. Elle se sentit défaillir et répondit :

Je ne sais pas, monsieur.

Il éclata de rire, d'un bon rire enfantin et joyeux.

Mais si, mais si, vous le savez parfaitement : c'est moi qui l'ai brûlé.

Conciliante, elle reprit, un peu plus hardiment :

Je crois, monsieur, que ce sont les Russes qui ont incendié la ville pour en chasser les Français.

Il parut très satisfait, rit encore et emmena Betsy se promener dans le jardin, tandis que ses serviteurs dressaient sa tente à proximité du pavillon. Après son dîner, il vint, en voisin, passer la soirée chez les Balcombe, et comme, à l'exception de Betsy, personne n'y parlait le français, il s'adressa encore à elle, la questionna sur ses études musicales, la priant de lui donner une audition. L'enfant prit sa harpe et exécuta de son mieux un chant populaire écossais : Ye banks and braes. Napoléon jugea que c'était bien pour de la musique anglaise, la plus pitoyable, la plus exécrable, la plus abominable de toutes les musiques. Et, afin que Betsy pût faire la comparaison, il se leva à son tour et, tout en marchant dans la pièce, il fit entendre une série de sons, plus semblables à des grognements qu'à des notes, sans rythme, sans mesure, sans justesse ; puis, quand il s'arrêta, il s'enquit de l'opinion de son auditoire qui venait d'entendre, assurait-il, Vive Henri IV ! un air français populaire et charmant. La petite Balcombe ne cacha point qu'elle n'y avait rien compris et que Vive Henri IV ! lui paraissait bien peu mélodieux.

 

UN ÉPOUVANTAIL QUI NE FAIT PLUS PEUR

C'est ainsi que miss Balcombe entra en relations avec l'hôte illustre de ses parents. Il ne faut pas toucher aux idoles, la dorure en reste aux mains, écrivait un philosophe ; on peut en dire autant des épouvantails : dès qu'ils se sont familiarisés avec ces silhouettes fantomatiques dressées dans les champs et formées d'un vieux chapeau et de loques sinistres, les moineaux font de ces objets de terreur leur perchoir favori, et s'y installent en bandes gazouillantes. Ainsi advint-il des terreurs de Betsy : l'ogre, au bout de quelques heures, ne lui fait plus peur du tout. Dès qu'elle est levée, elle court au pavillon impérial, en force la porte, interrompt les conversations de Napoléon avec Las Cases, bavarde incessamment, touche à tout, brouille les papiers, entraîne son ami dans le jardin, le force à courir, l'oblige à marcher s'il veut s'asseoir, à se taire s'il parie, commande, régente, ordonne et exige qu'on lui obéisse. L'Empereur, toujours souriant et débonnaire, accepte la tyrannie de cette espiègle et se soumet à ses caprices. Il semble que cet homme, dont la vie jusque-là n'a pas cessé d'être laborieuse et grave, devienne enfant au contact de cette gamine, et, pour la première fois, goûte la joie d'une récréation.

Avec une irrespectueuse inconscience, Betsy abuse de ce camarade complaisant ; l'intrépide étourdie l'entraîne à travers le jardin, lui présente un vieux nègre, Toby, Malais de Sumatra, enlevé depuis bien des années à son pays, à sa femme, à ses enfants, vendu comme esclave à Sainte-Hélène et que les Balcombe emploient aux travaux du jardin. Betsy s'amuse beaucoup à mettre en présence ces deux exilés et à les entendre causer ensemble. Napoléon ne manque pas de glisser des louis dans la main de Toby, qui rit de toute sa face cuivrée et remercie le bon monsieur dont il ignore la gloire et auquel il conte ses malheurs.

Quand la petite Balcombe juge que l'entretien de ses deux amis a assez duré, elle renvoie Toby et emmène Napoléon qui la suit docilement ; elle n'a pour lui aucun ménagement. Elle lui montre un de ses jouets, un jouet articulé tel qu'en avaient alors tous les petits Anglais, et qui le représente, lui, grimpant à une échelle dont chacun des degrés figure une nation de l'Europe : parvenu au sommet et assis sur le globe terrestre, le pantin bascule, dégringole et tombe à Sainte-Hélène. L'Empereur ne garda pas rancune à Betsy de cette irrévérencieuse exhibition, et elle conta la peur que son nom seul lui causait naguère : même elle connaissait une fillette de son âge, miss Legg, qui avait de l'ogre corse si grande épouvante qu'elle n'osait venir aux Églantiers par crainte de le rencontrer. Et Betsy complote avec Napoléon une bonne plaisanterie ; elle se charge d'amener miss Legg à la villa lui fera la bête féroce et se jettera sur la visiteuse ; on rira bien.

L'Empereur consent et, au jour dit, comme Betsy et son amie flânent dans le jardin, il s'ébouriffe les cheveux, fronce les sourcils et s'avance avec des grimaces et des rugissements vers les deux promeneuses. Miss Legg, reconnaissant le monstre, reste glacée de terreur, puis se met à pousser des cris déchirants qui dégénèrent en une crise de nerfs, si bien qu'il faut l'emporter délirant et pâmée. Napoléon, satisfait de son succès, tente de le prolonger et d'effrayer Betsy à son tour ; il se hérisse de plus belle, reprend ses contorsions Betsy rit aux éclats. Il se précipite, elle crie bravo, et comme, en dernière ressource, il essaie d'un hurlement sauvage — imité de celui des Cosaques, assure-t-il — elle trépigne de joie à voir le mal qu'il se donne. Cette fois-là, et ce fut la seule, l'Empereur parut vexé du peu d'effet de sa comédie.

 

MAUVAISE FARCE DUREMENT EXPIÉE

Mais la petite Balcombe ne lui permettait pas de bouder ; elle tenait en réserve des revanches impitoyables. A quelques jours de là, Napoléon ne paraissant pas en humeur de touer. et ayant dressé sa table de travail dans le jardin des Eglantiers, au bord d'un bassin dont l'eau courante donnait quelque fraîcheur, la perfide Betsy introduit sournoisement le chien de l'amiral Cockburn, un grand Terre-Neuve appelé Tom Pipes, qui aimait l'eau et ne laissait échapper aucune occasion de se baigner. La fillette, d'un air innocent, conduit Tom Pipes jusqu'à ce bassin, l'incite, d'un geste, à s'y plonger, le rappelle aussitôt et le chien, à peine sorti de l'eau, à deux pas de l'Empereur que le travail absorbe, s'ébroue avec énergie. Avant que Napoléon, stupéfait, ait compris ce qui arrive, le papier sur lequel il écrit, sa culotte de casimir blanc, son habit, ses bas de soie, ses mains, son visage et ses cheveux sont éclaboussés comme par un jet d'eau, et, pour comble, Tom Pipes, qui a voyagé en compagnie de l'Empereur à bord du Northumberland, le reconnaît, lui fait fête, gambade et se frotte contre lui, aux grands éclats de rire de Betsy, enchantée de tant de dégâts.

Par malheur, Mr. Balcombe, qui ménageait son hôte, se montra moins ravi de la facétie de sa fille, et l'incorrigible espiègle dut subir une semaine d'arrêt. On la conduisit à un cellier fort sombre où on l'abandonna à ses remords. Ce n'était pas ce qui la gênait, mais l'endroit fourmillait de rats et la pauvre petite tremblait de peur : ils couraient de tous côtés, lui frôlaient les jambes, et, pour se défendre contre leurs incursions, elle saisit une bouteille dans le casier qui se trouvait à sa portée et lança ce projectile à toute volée. Le fracas du verre brisé et la douche de vieux bordeaux intimident les adversaires, mais bientôt ils reprennent audace et Betsy, affolée, leur décoche une seconde bouteille, puis une troisième, puis quatre, puis dix... Elle ne compte pas ! Sa lutte dura toute la nuit et, quand le vieux Toby, à l'aube, lui apporta son déjeuner, il la trouva étendue sur un monceau de tessons, dans une mare de vin, et ivre-morte des exhalaisons du sol détrempé.

L'Empereur manifesta ses regrets d'une punition aussi rigoureuse et ne cacha pas son admiration pour la belle défense de la fillette. Quand, quelques jours plus tard, ayant de nouveau mérité l'incarcération, elle fut recluse dans une resserre, moins bien garnie de précieux flacons, Napoléon vint s'installer à la fenêtre de la prison, et, à travers les barreaux, consolant sa jeune camarade, il cherchait h la dérider en contrefaisant ses mines éplorées. Ce devait être un singulier et émouvant spectacle que celui de ce Prométhée enchaîné sur l'affreux rocher, oubliant sa captivité pour sécher les pleurs d'une étourdie mise en pénitence.

 

UN NOM QUI NE PÉRIRA PLUS

Betsy Balcombe devait, de ces choses, conserver le souvenir durant toute sa vie ; ainsi qu'il arrive, elle n'en sentait, tant qu'elle fut à Sainte-Hélène, ni le prix ni la grandeur enfant gâtée et volontaire, elle avait rencontré en l'hôte de ses parents un compagnon de jeux indulgent et toujours prêt à excuser ses escapades. Que ce compagnon fût l'homme devant qui, durant vingt ans, l'Europe tremblante était restée agenouillée, Betsy ne s'en souciait guère. Elle ne voyait, dans cette camaraderie, qu'une occasion, toujours nouvelle, de distraction et de leçons manquées.

Mais à mesure que l'âge vint, surtout après que le grand Empereur fut mort et que son écrasant fantôme s'imposa au monde comme un remords, miss Balcombe fut, de nouveau, prise de peur. De son propre aveu, elle frémissait à la pensée de ses familiarités avec le vainqueur de tant de peuples ; elle se réveillait, la nuit, angoissée de s'être revue, en rêve, bousculant le conquérant vaincu, et poussant dans les ronces celui dont le front avait porté la couronne de Charlemagne.

Bon nombre de ces scènes n'avaient pas laissé trace en son esprit d'enfant ; mais quand, malheureuse à son tour, elle voulut dresser l'inventaire du trésor de ses souvenirs, elle écrivit, au courant de la plume, tout ce qu'elle n'avait pas oublié. Il a suffi que l'homme du Destin consentit à se prêter aux caprices d'une fillette de quatorze ans pour que fût, à tout jamais, assuré de la célébrité le nom de cette enfant qui mit dans l'agonie sublime du grand Empereur le dernier sourire et le dernier rayon.

 

HISTOIRE D'UNE ROBE DE BAL

On songe, invinciblement, au chétif et gracieux chevreau que certains dompteurs donnent pour compagnon au lion captif et qui, fort de sa faiblesse, devient bientôt le maître de la cage. Que de traits devrait-on citer où se révèle, avec l'insouciance hardie de la fillette, l'attendrissante mansuétude du héros !

Un soir, elle lui montra une robe neuve à peine terminée, sa première robe de bal, qu'elle devait étrenner deux jours plus tard à une réception chez l'amiral Cockburn. L'Empereur jugea fort jolie la fraîche toilette qui, après examen, fut étalée sur un canapé. On fit une partie de cartes : l'enjeu de Bonaparte était un napoléon, celui de Betsy une pièce indienne valant dix francs, toute sa fortune. La partie s'engage donc, angoissante pour l'enfant qui, bien vite, s'aperçoit que son adversaire triche. Elle lui en fait l'observation, protestant qu'elle ne paiera point si elle perd. Il rit et bat les cartes ; alors Betsy indignée lui saisit les mains et le prend en flagrant délit. Dispute, gros mots, récriminations ; on se traite, de part et d'autre, de voleur et de malhonnête ; Napoléon exige ses dix francs, la fillette refuse de les lui donner ; il se lève, s'empare prestement de la robe, prend la fuite et, tout courant, gagne son pavillon où il s'enferme.

La pauvre miss, épouvantée à l'idée que sa toilette sera chiffonnée entre les mains de ce brutal, se jette sur la porte verrouillée, parlemente, sanglote, menace des plus terribles représailles ; elle ne reçoit aucune réponse et, de guerre lasse, elle quitte la place. Quelques instants plus tard, on lui remet un billet, un billet de l'Empereur, confirmant sa ferme résolution de ne pas rendre la toilette et lui conseillant de faire son deuil du bal de l'amiral. Quelle nuit ! Le désespoir tint la pauvre petite éveillée jusqu'à l'aube. Ah ! elle comprenait maintenant l'exécration justifiée de l'Europe pour cet homme néfaste et jugeait que les pires tourments ne pourraient expier ses forfaits.

Quand le jour vint, elle reprit un peu d'espoir : il n'était pas possible qu'un homme, fût-il comme celui-ci le plus cruel des tyrans, commît l'infamie de la priver du bal. Elle alla tourner autour du pavillon, essaya d'y pénétrer comme à l'ordinaire, mais elle se heurta à un mot d'ordre formel : Sa Majesté reposait. Et, de toute la journée, Sa Maudite Majesté ne se montra point. Betsy, étouffant de rage, dut assister aux préparatifs de sa mère et de sa sœur s'habillant pour la fête : déjà on attelait la voiture qui devait les conduire à Jamestown ; déjà le petit nègre était sur le siège et les manteaux sur les banquettes quand Napoléon parut, portant sur le bras la blanche toilette : Tenez, miss Betsy, dit-il, voici votre bien ; soyez sage maintenant et amusez-vous. Et, de ses mains soigneuses, il présenta la robe dont il avait pris la précaution de faire réparer le désordre et que, sur son ordre, on avait garnie de roses fraîches.

 

DES FACÉTIES QUI PASSENT MESURE

Cet événement n'eut pour conséquence que d'accroître la familiarité de l'enfant ; assurée de son pouvoir et de l'indulgence de son grand ami, elle abusa de l'une et de l'autre. Comme il lui montrait, certain jour, une magnifique épée, dont le fourreau était d'écaille incrustée d'abeilles d'or et la poignée garnie de brillants, elle demanda hypocritement la permission de toucher cette merveille pour la mieux admirer et, dès qu'elle l'eut entre les mains, elle mit vivement la lame au clair et en dirigea la pointe contre la poitrine de Napoléon : il recula, elle poussa sa pointe et le poursuivit, l'accula dans un angle de la pièce, l'engageant à recommander son âme à Dieu, parce qu'elle allait le tuer. Elle maniait l'épée avec tant de fougue et de maladresse, et menait un tel vacarme que le comte de Las Cases accourut : à la vue de son maitre attaqué par cette étourdie, il devint blême et resta muet et immobile d'effroi. Napoléon riait comme un enfant, rompant pour éviter la pointe de l'épée menaçante, qui, trop lourde pour la petite main de l'escrimeuse, lui échappa enfin et tomba sur le parquet.

Une telle aventure n'était pas pour augmenter le crédit de miss Balcombe auprès des compagnons de l'Empereur. Si les serviteurs la supportaient, si le maître d'hôtel, Cipriani, aimait à la voir dépecer les belles pièces montées de sucreries qu'il échafaudait pour la table impériale, les aides de camp ne pouvaient pas la souffrir, et Las Cases surtout, très méfiant, la tenait à distance : Betsy n'en avait souci, comme bien on pense, et son entrain endiablé n'en était pas un seul instant refroidi A toute heure du jour, elle rôde autour du pavillon, entre, sort, sans respect de l'étiquette, interrompt le travail de l'Empereur, lui prend ses papiers, les disperse, se bat avec lui, et, si elle ne le juge pas assez docile, lui réserve des punitions exemplaires : C'est ainsi qu'un jour, et non par mégarde — elle l'avoue elle-même — elle arrose la main impériale de cire brûlante. Elle bourre de coups le petit Las Cases ; elle fait des grimaces à Mme de Montholon, dont elle singe malicieusement les grands airs et les mines dédaigneuses ; même il lui vient à l'idée, un soir que toute la compagnie, se rendant à la villa pour une partie de whist, suit à la queue leu-leu un étroit sentier, de faire un massacre général de tous ces grands personnages. Napoléon marche le premier ; Gourgaud, Las Cases, son fils et Jenny Balcombe s'avancent derrière lui. Betsy, la dernière, s'attarde d'une dizaine de pas et, prenant un élan furieux, elle se précipite sur sa sœur, qui tombe les bras en avant, renversant le petit Las Cases, lequel s'effondre à son tour, entraînant son père qui se raccroche à Gourgaud ; et celui-ci, perdant l'équilibre, bouscule l'Empereur et le fait vaciller fortement.

Cette fois Las Cases, outré, ne cherche pas à maîtriser son indignation : il empoigne la vilaine gamine par les épaules et la pousse violemment contre le talus pierreux qui borde le sentier. Betsy éclate en sanglots : elle appelle au secours son ami : Oh, monsieur, il m'a battue ! s'écrie-t-elle. — Il a eu tort, répond l'Empereur : ne pleure pas, Betsy, je vais le tenir et tu le battras aussi. Saisissant Las Cases par les poignets, il l'immobilise, et la fillette s'en donne à cœur joie, griffant le chambellan si fort et si consciencieusement qu'il demande grâce, et, enfin délivré, se met à courir autour de la pelouse pour échapper à la fillette qui le poursuit et dont la vengeance n'est pas satisfaite. Une scène de ce genre, et d'autres similaires, font comprendre comment et pourquoi l'entourage de l'illustre captif ne partageait pas l'excessive tolérance du maitre pour les caprices de cette indomptable enfant.

Napoléon n'exerçait contre elle qu'une représaille très anodine : elle consistait à taquiner Betsy en lui présentant, comme un futur mari le petit Las Cases qu'elle détestait de toute son âme. Rien ne la mortifiait plus que de se voir fiancer à ce bambin français. L'Empereur riait de bon cœur de ses colères, invitait les deux enfants à sa table, taquinait la fillette sur les sentiments tendres, que, disait-il, éprouvait pour elle le petit garçon, et invitait celui-ci à embrasser sa jolie convive. Le pauvre mioche, contraint à obéir, s'exécutait d'assez mauvaise grâce, certain, par expérience, que sa douce fiancée répondrait à ses avances obligées par des avalanches de gifles.

Et voilà comment, aux Églantiers, dans l'automne de 1815, il n'y avait qu'un maître et qu'un tyran ; et ce n'était pas, comme on le croyait en Europe, l'ancien souverain du monde, cherchant à prolonger sa domination en l'exerçant sur les fidèles qui l'avaient suivi, mais une enfant de quatorze ans, impétueuse et désinvolte, devant laquelle courbait la tête le héros fabuleux que, durant tant d'années, toutes les puissances humaines, conjurées contre lui, n'avaient jamais pu réduire.

 

L'IDYLLE TOUCHE À SA FIN

Il fallut bien que cette singulière camaraderie prît fin : la maison de Longwood étant prête à le recevoir, l'Empereur dut quitter les Églantiers. L'amiral Cockburn vint le prendre pour le conduire à sa nouvelle prison et Betsy pleura à chaudes larmes. Napoléon la consola, lui fit don d'une jolie bonbonnière qu'elle avait souvent admirée dans son écrin : Cela fera quelque jour un gage d'amour pour le jeune Las Cases, dit-il, poursuivant sa taquinerie coutumière. Mais la jolie miss ne pensait plus à s'en formaliser ; elle s'enfuit, toute en larmes, alla se poster à la fenêtre de sa chambre pour revoir encore celui auquel — elle le sentait bien dans sa petite âme de coquette — elle serait redevable d'une renommée immortelle, puis elle se jeta sur son lit, et longtemps, longtemps, elle continua de pleurer.

Les relations de Napoléon et de Betsy Balcombe ne cessèrent point après l'installation à Longwood, mais elles se modifièrent. Longwood est éloigné et d'un abord difficile ; on y va rarement ; le captif, d'ailleurs, ne rit plus : l'odieuse mesquinerie du traitement que lui infligent ses geôliers l'assombrit de jour en jour. Il ne peut sortir de la misérable masure qu'il habite sans apercevoir, à courte distance, l'uniforme rouge des sentinelles chargées d'espionner ses moindres mouvements.

Et puis, Betsy est oublieuse ; l'enfant, très rapidement, est devenue femme ; Betsy flirte, Betsy a des amoureux. Tantôt c'est le major Fehrsen qui lui fait la cour, tantôt elle s'affiche avec des officiers du 53e régiment campé sur le plateau de Longwood, et Napoléon s'impatiente ; on parle trop de cette petite ; après tout c'est une fille comme une autre.

Elle est devenue bien jolie, et tient grande place dans les préoccupations des détenus de Longwood. Lorsque sa visite est annoncée, l'Empereur lui-marne est nerveux : une longue vue à la main, il guette d'avance son approche sur la route qui traverse le plateau désolé et, après qu'elle est repartie, il parle d'elle. avec une sorte d'insouciance contrainte, commentant ses toilettes, ses façons d'être, sa légèreté, son air inconscient, comme un bourgeois de chef-lieu de canton potinant sur l'unique élégante de sa petite ville. Effroyable évolution de ce génie de l'action condamné, par les rancunes de l'Angleterre, à la plus déprimante oisiveté

 

VINGT ANS APRÈS

Quand Hudson-Lowe, le sinistre geôlier, eut pris possession du gouvernement de l'île, il s'inquiéta de ces rares et pauvres joies que les relations avec les Balcombe pouvaient procurer à ses victimes ; le propriétaire des Églantiers dut quitter Sainte-Hélène : il emmena avec lui tous les siens et partit pour l'Australie. Plus tard, encore éloignée de l'Europe, Betsy se maria et devint Mrs Arbell ; mère d'une fille et veuve vers 1835, elle revint à Londres et s'y fixa. La vie, semble-t-il, lui avait été rude ; elle n'était point riche ; à mesure qu'elle avançait dans l'existence surgissait davantage le fantôme du géant de gloire, jadis si docile à ses caprices enfantins.

Le Retour des cendres fut le signal d'une apothéose qui, depuis lors, n'a cessé de grandir et d'étreindre le monde.

Mrs Arbell jugea qu'elle aussi pouvait contribuer à la glorification du héros. C'est alors qu'elle publia ses souvenirs de Sainte-Hélène. Leurs successives éditions, dont l'une est toute récente, n'enrichirent pourtant point l'auteur et quand, en France, l'Empire ressuscita, elle sollicita une place de dame d'honneur auprès de l'Impératrice Eugénie. Elle ne put l'obtenir niais, à diverses reprises, Napoléon III lui manifesta l'intérêt qu'il lui portait, lui octroyant, entre autres faveurs, une importante concession de terrains en Algérie.

Mrs Arbell mourut en 1872.