ROIS SANS ROYAUME

 

CHAPITRE II. — LES ADIEUX DE FONTAINEBLEAU.

 

 

Au bourg de Doulevant-le-Château, non loin de Vassy — à soixante lieues de Paris — Napoléon passe la nuit du 28 au 29 mars 1814 dans la maison du notaire, maître Jeausson.

Depuis soixante-deux jours, indomptable, dormant à peine, vivant dans la fièvre, harcelé des incessantes provocations de son propre génie, portant son armée, par des miracles d'entraînement, depuis les confins de la Bourgogne jusqu'aux limites de la Picardie, la ramenant de l'Aisne à l'Aube, pour la rejeter sur la Marne, il lutte en désespéré, suivi des débris de sa garde et d'une poignée de conscrits, contre trois cent mille ennemis auxquels leur victoire d'Arcis vient d'ouvrir enfin la route de Paris.

 

AU SECOURS DE PARIS

Que va-t-il faire ? Du soir au matin il est resté courbé sur ses cartes ; des épingles à têtes de diverses couleurs y figurent la situation de ses forces éparses et celle des armées étrangères. Peut-il gagner celles-ci de vitesse et les devancer sous les murs de sa capitale que défend son frère, le roi Joseph ? Va-t-il, au contraire, se jeter vers l'Est, rallier les garnisons de Lorraine et se ruer avec elles sur les envahisseurs qui, pris ainsi à revers, seront définitivement écrasés ? Il mesure les distances, essaie toutes les voies, perplexe, dévoré d'inquiétudes, hésitant pour la première fois.

Le mercredi 29, au matin, il est à cheval avant le jour. Ses officiers ignorent encore la décision qu'il a prise. La vieille Garde le suit, infatigable. A deux heures de l'après-midi, il est à Dolancourt ; un pont, à cet endroit, est jeté sur l'Aube. Une halte est ordonnée : dans un pré, au bord de la rivière, l'Empereur s'arrête. Plusieurs courriers, venus de Paris, l'attendent là, apportant des lettres du roi Joseph et de Clarke, le ministre de la guerre, dont il est sans nouvelles depuis trois jours. Anxieusement, il ouvre les dépêches, apprend que Meaux est au pouvoir de l'ennemi, que Marmont et Mortier se replient sur Paris... Il n'hésite plus : il semble qu'il entend le cri d'appel de sa grande ville humiliée, livrée à ses ennemis. Il va voler à son secours, abandonnant son projet de diversion, dans l'Est, et, sans tarder un instant, il dépêche l'un de ses aides de camp, le général Dejean, pour aviser les Parisiens de son imminent retour ; il faut qu'avant la nuit du lendemain, il soit aux Tuileries, qu'il parvienne, en vingt-quatre heures, à traverser tout le pays, infesté de colonnes ennemies.

Tout de suite l'ordre est donné ; les soldats harassés reprennent leurs sacs et leurs armes. Au crépuscule, on traverse Vendeuvre ; la nuit vient, on avance toujours. A minuit, l'Empereur est à Troyes sa garde a fait plus de dix-sept lieues depuis le lever du soleil. Elle prendra là un repos de quelques heures ; lui poursuivra seul sa route vers Paris. Il s'arrête dans un faubourg de la ville, au château de Pouilly ; tandis que ses chevaux soufflent, il trace l'ordre général de l'armée qui doit le rejoindre, le 2 avril, sous les murs de la capitale.

Au petit jour, sans répit de corps ni d'esprit, il est en route, à cheval, escorté de quelques généraux et de l'escadron de service. Il compte coucher à Villeneuve-l'Archevêque, qui est à dix lieues de Troyes. Mais arrivé là, vers dix heures du matin, l'angoisse le prend ; il veut repartir aussitôt. Les chevaux sont fourbus, ses équipages ne sont pas là n'importe, il décide de poursuivre sans perdre un instant. Caulaincourt, son grand écuyer, s'informe, se procure dans le village un cabriolet d'osier que consent à céder un boucher ; tandis qu'il conclut ce marché, Napoléon, écrasé de fatigue, attend, avec l'un de ses maréchaux, dans une maison de peu d'apparence. Là, dit Ségur, tous deux, assis près d'un foyer presque éteint, cherchent à le ranimer, tout en échangeant de tristes paroles : au milieu de cet entretien, l'Empereur jette un regard autour de lui et, le ramenant sur son compagnon : Eh bien, fait-il, que pensez-vous de cette chaumière et de notre position ? Ne croyez-vous pas qu'aujourd'hui nous serions bien heureux d'être assurés, pour nos vieux jours, d'une retraite semblable ?

Caulaincourt monte avec lui dans la carriole, à laquelle deux chevaux sont attelés et qui se lance, à fond de train, sur la route de Paris. Il est près de midi et demi lorsqu'elle s'arrête à Sens, devant l'hôtel de l'Écu. L'Empereur déjeune là, et Caulaincourt se met en quête d'un moyen de transport plus convenable. Le voyage se poursuit dans la calèche de M. de Fontaine : à l'auberge de Sens, Napoléon vient d'apprendre que les ennemis sont sous les murs de Paris : il presse le postillon ; il faut arriver aux Tuileries le jour même : vingt-sept lieues encore I Aux relais de poste, on perd du temps à changer d'attelage, et, malgré l'activité dus palefreniers et la vitesse des chevaux, il semble qu'on n'avance pas sur cette route interminable. On passe au crépuscule à la poste de Fossard, et c'est en pleine obscurité qu'on traverse Moret. Au grand trot des chevaux, la voiture s'engage dans la forêt de Fontainebleau et roule sous les futaies sombres. Voici la Croix de Montmorin, la plaine d'Avon, le carrefour Maintenon, l'obélisque, le château enfin ; tout y est éteint et silencieux ; le maitre n'est pas attendu ; il ne songe pas à s'arrêter, d'ailleurs. Vite, des chevaux, des nouvelles : l'impératrice et le roi Joseph ont quitté Paris et sont réfugiés à Rambouillet. Les Prussiens et les Russes occupent, depuis la veille, Romainville, le Bourget et Bondy... Pour peu que la garnison de Paris résiste, Napoléon arrivera à temps.

Déjà il est reparti ; ses chevaux brûlent le pavé ; encore une heure de trajet dans la forêt toute noire ; puis c'est le relais de Ponthierry, et plus loin celui d'Essonnes : on est à sept lieues de Paris, il est dix heures du soir. Vers minuit on peut atteindre les barrières. Mais que dit-on ? La bataille est engagée ? Oui, depuis le matin jusqu'à trois ou quatre heures de l'après-midi on a entendu le canon. En hâte, alors... Et la calèche file de nouveau sur le pavé, emportant, dans le fracas des roues, l'homme du destin, brûlant de fièvre, souffrant toutes les angoisses, voulant à la fois supprimer l'espace et arrêter le temps.

 

SIX HEURES TROP TARD

Un relais, l'avant-dernier enfin : c'est Fromenteau, non loin de Juvisy. La voiture fait halte ; Napoléon, par la vitre de la portière, regarde les palefreniers qui s'empressent, quand, tout à coup, dans l'ombre, il aperçoit une troupe de cavaliers allant dans la direction opposée à la sienne. Il crie : halte ! et s'élance hors de la voiture. A cette voix bien connue, le chef du détachement s'est approché : c'est l'aide-major général de l'armée, Belliard ; il saute à bas de son cheval. L'Empereur l'entraîne sur la route, marchant vers Paris, à pas rapides, comme si une force acquise l'entraînait vers ce but tant désiré ; et, tout en avançant, ïl presse le général de questions : Comment êtes-vous ici ? Où est l'ennemi ? Où est l'armée ? Qui garde Paris ? Où est l'Impératrice ? Le roi de Rome ? Joseph ? Clarke ? Mais Montmartre ? Mais mes soldats ? Mais mes canons ?...

Belliard, que troublent tant d'interrogations saccadées, parvient à peine à répondre : il dit cependant, en quelques mots, les événements de la journée, le combat de Belleville, le succès des ennemis, la convention signée entre les défenseurs de Paris et les généraux de l'armée alliée, l'évacuation de la ville. Marchant toujours, ne voulant pas perdre une seconde, l'Empereur s'emporte : Tout le monde a donc perdu la tête ! Ce... de Joseph qui s'imagine être en état de conduire une armée aussi bien que moi ! Et ce... de Clarke, qui n'est capable de rien, si on le sort de la routine des bureaux ! Caulaincourt et d'autres officiers l'ont rejoint et le suivent à courte distance ; il se tourne vers eux : Vous entendez, messieurs, ce que vient de dire Belliard ? Allons, il faut aller à Paris. Partout où je ne suis pas, on ne fait que des sottises... Caulaincourt, faites avancer ma voiture.

Belliard objecte qu'il n'y a plus un soldat à Paris ; que la garde nationale seule occupe les barrières ; peut-être déjà les étrangers ont-ils pris possession de la ville ; l'Empereur risque, en s'obstinant, de se heurter aux avant-gardes russes et prussiennes. N'importe, insiste Napoléon, dans un état d'agitation extrême, je veux y aller ; ma voiture, qu'on fasse avancer ma voiture ! Et il marche toujours, à vive allure, dans la direction de sa capitale, comme s'il espérait gagner quelques minutes sur sa calèche qui tarde à paraître ; car Caulaincourt l'annonce, mais se garde de la faire approcher. Et, tout en avançant dans la nuit, l'Empereur se grise de ses paroles : Il entrera dans Paris, il fera sonner les cloches, illuminer les maisons, tout le monde prendra les armes. Il a tant vécu dans l'extraordinaire qu'il croit possible un miracle ; seul il n'est pas lassé de prodiges ; ses compagnons de fortune, la France, le monde entier n'en peuvent plus : lui demeure toujours l'aventureux héros de Vendémiaire et de Marengo. Pourtant, cette fois, il comprend qu'il ne sera pas obéi. Successivement, arrivent des gardes d'honneur, des chefs de corps, des officiers généraux qui ont concouru à la défense de Paris. Il les questionne, s'entête, se voit déjà engageant la bataille sur les boulevards mêmes, au moment de l'entrée des souverains alliés. Je n'en sortirai que mort ou vainqueur, dit-il. On lui observe que ce serait violer la capitulation ; que si cette audacieuse entreprise échoue, la capitale sera livrée au pillage, mise à feu et à sang. Et, tout à coup, il s'arrête ; de larges gouttes de sueur inondent son front ; sa bouche est contractée ; la pâleur de son visage est effrayante. Vous entendez, Caulaincourt ? fait-il. Et ses yeux s'attachent avec une horrible fixité sur ceux de son fidèle écuyer. Il s'assied au bord de la route et on l'entend répéter à plusieurs reprises : Six heures trop tard, et tout perdu !

On apercevait au loin les lueurs des feux de bivouac ennemis allumés sur l'autre rive de la Seine. L'endroit où l'Empereur s'était assis n'est pas éloigné d'Athis : sans qu'il s'en doutât, dans l'emportement de sa pensée et de tout son être, il avait parcouru, en marchant, près d'une lieue. Il se releva bientôt et demanda un abri. On le ramena à la maison de poste de Fromenteau qu'on appelle aussi la Cour-de-France. Il se laissa docilement conduire ; mais à peine entré dans l'auberge, il réclama ses cartes, et dès qu'elles furent étalées sous ses yeux, son agitation le ressaisit. L'empereur Alexandre, disait-il, va s'enorgueillir dans Paris ! Il va passer en revue son armée disséminée sur les deux rives de la Seine...

Il sembla méditer amèrement ; puis, revenant à ses cartes : Oui, je les tiens ! Dieu me les livre ! Mais il me faut quatre jours ! Ces quatre jours, vous pouvez me les gagner en pourparlers ! Il appela Caulaincourt, le dépêcha aux souverains alliés, lui donnant pleins pouvoirs : Courez à Paris, ventre à terre ; voyez s'il est encore possible d'intervenir au traité... Je suis livré et vendu... N'importe, partez à l'instant ; je vous attends ici... La distance n'est pas longue, ajouta-t-il en soupirant profondément.

La colère le reprit aussitôt : Les misérables Je ne leur demandais que de tenir vingt-quatre heures ! Marmont ! Marmont ! qui avait juré de se faire hacher plutôt que de se rendre... Et Joseph en fuite ! Mon frère ! Livrer ma capitale à l'ennemi... sans coup férir ! une ville de huit cent mille âmes ! Ah !

Caulaincourt le laissa abîmé de douleur ; des larmes roulaient sur ses joues. Soudain, épuisé de fatigue et d'émotions, il tomba dans un large fauteuil, et, s'affaissant, il s'y endormit d'un si lourd sommeil que, le lendemain, 31 mars, vers quatre heures du matin, il fallut des efforts réitérés pour l'en arracher et le rappeler à lui-même.

 

LES SOLDATS PRÊTS À MARCHER

Belliard, Gourgaud, Caulaincourt, le baron Fain, bien d'autres témoins de cet écroulement ont laissé des Mémoires ; des historiens tels que. Ségur, Thiers, Houssaye, en ont écrit le récit détaillé, et c'est à ces ouvrages que nous empruntons les éléments de ce rapide mémento. Ces grands faits ont aujourd'hui plus d'un siècle de date et il semble qu'ils sont tout proches, tant le souvenir du héros est encore vivant et sensible au cœur de la France.

Qui peut visiter sans émotion le petit appartement de Fontainebleau, composé de cinq pièces, prenant accès au vestibule du grand perron de la cour du Cheval blanc, et dont les fenêtres ont vue sur le jardin de l'Orangerie ? C'est là que, refusant de rentrer dans ses grands appartements et fuyant peut-être les fantômes de son bonheur passé, l'Empereur, revenant de la Cour-de-France, se réfugia, le 31 mars, à six heures du matin. Deux officiers qui l'accompagnaient, Canouville et Corbineau, ont raconté que, lorsqu'il traversa la ville pour gagner le château, les habitants de Fontainebleau accoururent sur son passage, les mains jointes, la figure consternée, à l'aspect de leur souverain repoussé de sa capitale ; on entendit des sanglots et, de tous les yeux attachés sur cette grande infortune, coulaient des larmes.

Quelques heures de repos rendirent à l'Empereur ses forces abattues par tant d'anxiétés et de fatigues. Avant midi il était au travail et réorganisait son armée. Pour lui, la guerre n'était pas terminée : il était résolu à reprendre Paris aux ennemis. D'un coup d'œil il avait jugé que les armées étrangères, partagées en trois corps, s'offraient séparément à son attaque. Le 1er avril, il visita les positions de Marmont dont le corps d'armée s'était replié sur Essonnes ; en quittant le maréchal : A demain, Marmont, dit-il, et sur Paris avec quatre cents canons et cent mille hommes. Incessamment son armée grossissait, en effet ; aux bataillons qui, de tous les points du pays, se concentraient sur Fontainebleau, l'ordre était aussitôt donné d'aller renforcer la ligne de bataille. Le 3, arrivèrent la vieille et la jeune Garde, les divisions Friand et Henrion. Elles se rassemblèrent dans la grande cour du château et l'Empereur les passa en revue. Il appela en cercle, autour de lui, les plus anciens de chaque compagnie, officiers, sous-officiers et soldats ; il les harangua d'une voix vibrante à laquelle répondit' un immense cri de Vive l'Empereur ! A Paris ! A Paris ! Le défilé se fit au pas de charge, et cette troupe héroïque s'enfonça vers le nord sous les futaies de la forêt impériale.

 

LE REFUS DES GÉNÉRAUX

Si les soldats étaient enthousiastes, les généraux hésitaient. Napoléon, pressentant leur résistance, s'isolait d'eux et ne les consultait pas. Groupés dans un salon voisin de l'appartement du maître, ils se montraient librement inquiets ou irrités. Jusqu'où cet homme implacable prétendait-il les conduire ? Qu'espérait-il désormais ? Fallait-il donc joindre à tant de guerres étrangères la guerre civile ? Et pourquoi ? Pour une cause perdue i Ces compagnons de l'Empereur, qu'il avait tirés du néant, oubliaient, sous leurs habits chamarrés, leur simple capote de gros drap ; ils étaient las de combats et d'obéissance, et l'un d'eux, s'échauffant, s'écria que c'en était trop, qu'il fallait en finir ; que, se soumettre plus longtemps, ce serait pousser le respect jusqu'à la servilité ; que l'Empereur n'avait pas le droit de tout entraîner dans sa chute et que, ayant fait sa destinée, c'était à lui seul de la subir !

Et ceux qui parlent ainsi sont Berthier, Moncey, Lefebvre, Ney lui-même, le plus agité de tous, qui, entraînant les mécontents, les conduit vers le cabinet de l'Empereur. Celui-ci est seul, plongé dans ses pensées ; il se redresse, voyant soudain sa porte s'ouvrir, malgré son ordre. Ses lieutenants entrent, le teint animé, sans déférence ; Ney est en tête, et brutalement, il prend la parole : Sire, il est temps d'en rester là... Votre situation est celle d'un malade désespéré ; il faut faire votre testament et abdiquer pour le roi de Rome ! Napoléon, stupéfait de cette audace inouïe, ne répond rien d'abord ; puis, le maréchal poursuivant, il s'indigne, menace ; Ney riposte avec insolence, puis, tout à coup, s'attendrissant, il proteste de sa soumission, de ses regrets et se laisse congédier.

Mais l'affreuse scène se reproduit le lendemain, 4 avril ; à onze heures du matin, les maréchaux reparaissent ils sont réunis dans la pièce qui sert à l'Empereur de salle à manger. Celui-ci entre ; sa figure est sombre, ses yeux cernés. Restez, dit-il d'une voix impérieuse ; et, sans un mot de plus, il déjeune précipitamment ; les révoltés gardent le silence ; il les terrifie encore, et dès qu'ils sont en sa présence, ils se sentent dominés et petits. Il leur a donné leur nom, leurs titres, leur situation, leurs richesses, leur gloire ; mais ils ne veulent rien sacrifier de ce qu'ils lui doivent ; pour jouir en paix de ses bienfaits, il faut qu'ils l'abandonnent et ils y sont décidés. Il l'a compris, et c'est de ce moment seulement qu'il se sent vaincu...

 

LE RENONCEMENT SUPRÊME

Son repas terminé, il passe dans son salon et les y appelle. Les voilà rangés en cercle, debout, dans une attitude immobile et toujours silencieuse. L'Empereur va et vient à grands pas, les yeux fixés à terre, les mains croisées sur les reins, essayant de se dominer, de comprimer le dégoût dont son âme est pleine. Après trois minutes de cette contrainte, se sentant maitre de soi, il s'arrête et relève brusquement la tête ; évitant les regards de Ney, il dit, avec effort, qu'il est prêt au sacrifice : il abdiquera. Il appelle Fain, son secrétaire, reçoit de sa main un projet de rédaction qu'il remet à Caulaincourt. Celui-ci le lit, déclare que c'est insuffisant, et indique quelques changements indispensables. Napoléon s'y refuse ; mais Ney, l'œil ardent, repris de son agitation de la veille, s'écrie que le temps presse, qu'il faut se hâter, et le malheureux empereur, prenant la plume, obéit. Une seconde lecture ne satisfait pas davantage les bourreaux : Cela ne termine rien ; il n'y a là que matière à des discussions nouvelles. Et Napoléon cède encore, il reprend l'acte fatal, entre dans son cabinet, et en ressort bientôt avec une troisième rédaction. Tenez, dit-il sèchement, la voici, et pour cette fois, je n'y changerai plus rien.

L'écrit était ainsi libellé :

Les puissances alliées ayant proclamé que l'empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu'il est prêt à descendre du trône, à quitter la France et même la vie, pour le bien de la Patrie, inséparable des droits de son fils, de ceux de la régence de l'impératrice et du maintien des lois de l'Empire. Fait à Fontainebleau, le 4 avril 1814.

On sait comment cette abdication, arrachée à l'Empereur par ses frères d'armes, parvint aux souverains étrangers prêts à l'accepter, au moment précis où Marmont passait à l'ennemi avec toute son armée. Puisque ses soldats l'abandonnaient, on pouvait exiger du vaincu de Fontainebleau plus qu'il n'accordait. Il fallait maintenant qu'il renonçât au trône, non seulement en son nom, mais en celui de son fils. Et les maréchaux, se faisant fort d'obtenir cette suprême concession, revinrent à la charge. Napoléon les reçut froidement, les écouta d'un air dédaigneux. Pourtant une dernière convulsion de désespoir, l'illusion aussi de réveiller en ces camarades de vingt ans le sentiment de l'honneur, le désir, peut-être, de s'ensevelir avec sa fortune, suscitaient en lui des rêves d'aventures. Ne pouvait-on lutter encore ? se replier sur la Loire avec les troupes restées fidèles P se jeter en Italie et s'y créer un nouvel empire ? II parlait à des statues. Alors, d'un ton de mépris superbe : Vous voulez du repos, ayez-en donc, dit-il. Et, résigné, il signa, sans le dater, le renoncement définitif et le remit à Caulaincourt avec ordre de ne le point produire avant que les vainqueurs n'eussent assuré et son sort et celui de l'impératrice.

C'est pour avoir été le théâtre de ces scènes tragiques que cette pièce du petit appartement de Fontainebleau est appelée Salon de l'abdication. Louis XVIII y fit même apposer sur un guéridon cette inscription, mentionnant une date erronée, et qui est ridicule jusqu'au sublime : Le 5 avril 1814, Napoléon Bonaparte signa son abdication sur cette table, DANS LE CABINET DE TRAVAIL DU ROI, le deuxième après la chambre à coucher, à Fontainebleau.

 

LA TRAGÉDIE DE L'ABANDON

C'était le 6 avril : dès le soir de ce jour-là, le château qu'avaient, depuis une semaine, animé des groupes nombreux d'officiers de tous grades et de fonctionnaires en habits brodés — car les états-majors et les divers services de la maison impériale, laissés en Champagne, avaient rejoint successivement — le château se vida d'heure en heure. Le temps presse de quitter celui qui n'est plus rien et d'aller à Paris mendier les faveurs du nouveau gouvernement. Chacun trouve un prétexte pour s'éloigner : celui-ci, dans l'intérêt de ses troupes ; celui-là, pour chercher de l'argent ; cet autre pour voir sa femme malade. Entre tous ces idolâtres de la veille s'établit une joute de vitesse où chacun s'efforce de devancer les autres pour protester de son dévouement au roi Louis XVIII que vient de proclamer le Sénat. Le Moniteur, dès le 7 avril, ne suffit point à insérer leurs lettres d'adhésion : Jourdan, Augereau, Maison, Lagrange, Nansouty, Oudinot, Kellermann, Milhaud, Latour-Maubourg, Berthier, Belliard renient le drapeau d'Austerlitz et d'Iéna ! L'Empereur savait ces défections ; mais il dissimulait sa peine : à Caulaincourt, l'un des très rares fidèles, il disait pourtant : Je suis humilié que des hommes que j'ai élevés si haut se ravalent si bas... Que doivent penser les souverains de toutes les illustrations de mon règne ? J'ai beau faire, cette France... tout ce qui la déflore m'est comme un affront personnel. Je m'étais tant identifié avec elle !

Oisif pour la première fois de sa vie, il passait ses journées assis auprès d'une fenêtre donnant sur le jardin de l'Orangerie. Ses traits altérés, ses yeux brillants de fièvre, la lenteur inaccoutumée de ses mouvements accusaient d'atroces douleurs.

Une convention, signée le 11 avril, mais non ratifiée encore, lui attribuait la souveraineté de l'île d'Elbe et stipulait qu'il lui serait permis d'emmener et de conserver dans son nouveau royaume quatre cents hommes de sa garde pris à son choix ; les commissaires des puissances étrangères devaient l'accompagner jusqu'au port d'embarquement ; mais de ces arrangements, il ne s'occupait pas. Retranché du monde, en pleine action, à quarante-quatre ans, il se refusait à envisager l'avenir ; il semblait concentrer dans une idée fixe toutes les forces de son esprit. L'un de ses officiers, M. de Turenne, inquiet de cette torpeur grandissante, avait cru devoir placer les pistolets de l'Empereur hors de sa portée et les avait déchargés.

 

UNE NUIT D'HORREUR

Dans la nuit du 12 au 13 avril, le valet de chambre Constant, avant couché l'Empereur à dix heures et demie, s'était retiré dans le petit entresol qu'il occupait au-dessus de la chambre impériale. Il dormait profondément lorsque, vers minuit, il fut réveillé par son collègue Pelard, de garde, cette nuit-là, auprès du maître. Pelard avait un air effrayé. Sa Majesté, balbutia-t-il, a délayé quelque chose dans un verre et l'a bu... Constant sauta de son lit, où il s'était étendu tout habillé, descendit l'escalier et entra dans la chambre : devant la cheminée on apercevait jetés à terre, les débris d'un sachet de peau et de taffetas noir. L'Empereur était dans son lit, agité de mouvements convulsifs ; il tenait l'oreiller contre son visage, pour étouffer les cris que lui arrachait la souffrance. Constant, dit-il d'une voix rauque, je vais mourir. Avertissez Caulaincourt et Yvan.

Yvan, le médecin de service, réveillé par Pelard, parait le premier. Il s'approche, tout tremblant : Croyez-vous que la dose soit assez forte ? demande Napoléon. — Je ne sais ce que Votre Majesté veut dire, répond le médecin ; il ignore, en effet, que l'Empereur porte sur lui, en campagne, un sachet de poison, afin d'être maitre de sa destinée, s'il est fait prisonnier par l'ennemi. A ce moment entre Caulaincourt ; il se penche sur le lit et recule épouvanté : le moribond est d'une pâleur livide ; ses lèvres sont contractées, ses cheveux collés à son front par la sueur. Caulaincourt, je vais mourir, répète-t-il, je vous recommande ma femme et mon fils ; défendez ma mémoire... Je ne pouvais plus supporter la vie.

Constant, tout en sanglotant, a préparé, en hâte, un bol de thé ; Yvan le lui a pris des mains : Monsieur le duc, dit-il à Caulaincourt, il est perdu s'il ne boit pas : il refuse tout ; il faut cependant- qu'il boive, qu'il rejette... Au nom de Dieu, obtenez qu'il boive ! Caulaincourt, en larmes, présente la tasse à l'Empereur qui la repousse : Laissez, laissez ! Sa voix s'éteint ; ses yeux sont fixes. Caulaincourt approche le bol des lèvres du mourant et, mettant à profit un instant de faiblesse, lui verse dans la bouche le breuvage tiède : un spasme violent se produit, suivi d'un vomissement ; l'Empereur retombe épuisé sur sa couche.

Yvan, l'air égaré, répète : Mais il faut qu'il boive encore, il le faut... il est perdu... il est perdu s'il ne boit pas !

Quelques bougies allumées çà et là éclairent cette scène tragique qui se prolonge durant deux heures. Caulaincourt ne cesse de supplier, tenant toujours une tasse de thé chaud que lui passe Constant ; l'Empereur s'obstine et résiste. Enfin, à force d'instances, de prières, il boit à plusieurs reprises et des soulèvements réitérés amènent d'abondants vomissements. Les douleurs d'estomac se calment, les membres raidis reprennent leur souplesse, la contraction des traits cesse peu à peu ; l'Empereur s'assoupit.

Caulaincourt veilla sur son sommeil, qu'agitaient, de temps à autre, des mouvements nerveux. Avant l'aube, le malade se réveilla ; ses yeux enfoncés et ternes cherchaient à reconnaître les objets environnants ; tout un monde de tortures se révélait dans ce regard vague et désolé. — Dieu ne l'a pas voulu, murmura-t-il, je n'ai pu mourir. Il respira longuement, demeura silencieux, et comme le fidèle Caulaincourt, assis dans un fauteuil au chevet du lit, s'efforçait à des propos réconfortants : Ce n'est pas la perte du trône qui me rend l'existence insupportable, dit vivement Napoléon ; savez-vous ce qui me broie le cœur ? C'est la bassesse, c'est la hideuse ingratitude des hommes... En présence de leurs lâchetés, de l'impudeur de leur égoïsme, j'ai pris la vie en dégoût... La mort, c'est le repos... le repos enfin Ce que j'ai souffert depuis vingt jours ne peut être compris.

Nous suivons ici les souvenirs que, douze ans plus tard, Caulaincourt, malade et las à son tour, évoquait en présence d'une amie qui notait aussitôt ses confidences. A ce moment, racontait l'ex-grand écuyer en poursuivant le récit de cette nuit d'horreur, à ce moment la pendule sonna cinq heures. Les scintillements du soleil levant perçaient à travers les rideaux d'un rouge éclatant, et coloraient de tons vigoureux la sévère et expressive figure de Napoléon... Il se releva, saisit le rideau qu'il rejeta en arrière et, s'accoudant sur son lit : Caulaincourt, fit-il en portant la main à son front, dans ces derniers jours il y a eu des instants où j'ai cru que j'allais devenir fou... où j'ai senti là une chaleur dévorante... La folie, c'est le dernier degré de l'abjection humaine... Plutôt mourir mille fois !

 

DERNIERS JOURS DE SOLITUDE

Après un nouveau sommeil, il se leva : à dix heures il était habillé ; rien clans son maintien ne révélait les convulsions de son âme. Il déjeuna comme à l'ordinaire, seulement un peu plus tard que de coutume, et jamais il ne Fit allusion à sa tentative de suicide. Huit jours encore devaient s'écouler avant qu'il eût atteint le sommet de son calvaire.

La solitude où il vivait était maintenant à peu près complète : sa femme, ses frères, n'avaient point paru ; presque tous ses maréchaux, ses amis, étaient partis sans un mot d'adieu ; les galeries et les salons qui avoisinaient son appartement étaient déserts : Yvan, son médecin, avait fui, terrifié, pendant la nuit fatale ; son valet de chambre, Constant, qui le servait depuis les jours d'aurore de la Malmaison, avait disparu ; le mameluk Roustan lui-même, ce chien qui couchait en travers de sa porte, avait déserté. A l'une des dernières visites de Caulaincourt, personne ne se trouva là pour ouvrir la porte au grand écuyer qui dut s'annoncer lui-même... Seuls, les grognards de la vieille Garde qui occupaient les postes du château, demeuraient fidèles à leur Empereur abandonné et souffraient de ses peines.

Un matin, comme il se promenait, solitaire et rêveur, dans le petit jardin de l'Orangerie, un cuirassier en grande tenue sortit de la galerie des Cerfs et s'avança vers lui. C'était le lendemain du jour où les quatre cents qui devaient accompagner le proscrit à l'île d'Elbe avaient été désignés. Que veux-tu ? demanda Napoléon. — Mon empereur, je réclame justice. J'ai vingt-deux ans de service, je suis décoré, et je ne suis pas porté sur la liste de départ Si on me fait ce passe-droit-là, il y aura du sang de répandu. Je ferai une vacance dans les privilégiés, ça ne se passera pas comme ça. — Tu as donc envie de venir avec moi ? — Ce n'est pas une envie, mon empereur, c'est mon droit, c'est mon honneur que je réclame. — As-tu bien réfléchi qu'il faut quitter la Franc ; ta famille, renoncer à ton avancement ? Tu es maréchal des logis... — Je leur en fais la remise, de l'avancement. Quant au reste, je m'en passerai... Et pour ce qui est de la famille, il y a vingt-deux ans que vous êtes ma famille, vous, mon général. J'étais trompette en Egypte, si vous vous rappelez. — Allons, tu viendras avec moi, mon enfant, j'arrangerai cela. — Merci, mon empereur. J'aurais fait un mauvais coup, c'est sûr !

Le départ pour l'île d'Elbe a été fixé au 20 avril déjà les commissaires des puissances étrangères sont à Fontainebleau, les bagages préparés ; l'Empereur a fait choix lui-même des cartes et des livres qu'il veut emporter. Il emmènera trois généraux fidèles, désintéressés, Drouot, Bertrand, Cambronne, que ce choix rendra immortels, et quelques centaines de vieux soldats formeront le bataillon sacré qui veillera sur ses jours. Mais ces grenadiers qui sont là, pleurant, mais ses autres compagnons d'armes, frémissants, dans la grande cour du palais, ils ne suivront pas leur empereur ils veulent, du moins, lui faire leurs adieux. Le général Petit, qui les commande, a obtenu pour eux cette faveur, ou plutôt cette consolation.

 

L'ADIEU A LA VIEILLE GARDE

Le 20, à midi, Napoléon sort de son appartement. Dans l'immense cour du Cheval blanc sont alignés, face à la vieille aile du palais, la droite au perron, le premier régiment de grenadiers à pied de la vieille Garde, et les marins de la jeune Garde. La balustrade de pierre qui divise aujourd'hui la cour n'existait pas alors, et tout près du grand escalier sont rangés les voitures de voyages avec les commissaires étrangers. D'anciens serviteurs ont pris place aux portes et aux croisées du château ; sur la place de Ferrare se bouscule toute la population de la ville. L'Empereur parait en haut du perron. Il serre la main à une quinzaine d'officiers, placés là pour le saluer une dernière fois, puis il descend vivement les degrés du fer à cheval, s'arrête un moment sur les dernières marches et jette un regard autour de lui, Il porte son habit de colonel des chasseurs, mais, contre son habitude, un pantalon bleu avec des bottes à l'écuyère.

Le général Petit s'est avancé jusqu'au bas de l'escalier pour prendre les ordres de l'Empereur qui lui tend la main et lui commande de faire former le cercle ; lui-même va se placer au milieu des officiers, face à l'aile neuve. Au-dessus de la ligne des grenadiers, immobiles, présentant les armes, flotte le drapeau du régiment, sur lequel on lit, brodées en or, ces lignes :

Garde impériale. — L'empereur Napoléon au 1er régiment de grenadiers à pied.

Et, sur l'autre face :

Marengo — Austerlitz — Iéna — Eylau — Friedland — Wagram. — Moskova — Vienne — Berlin — Madrid — Moscou.

 

Le soleil du printemps éclaire cette scène auguste où le recueillement d'une douleur solennelle s'unit à la majesté des souvenirs. L'Empereur fait signe qu'il va parler : un frémissement passe sur les rangs, et, dans le plus religieux silence, s'élève sa voix.

Officiers, sous-officiers et soldats de la vieille Garde, je vous fais mes adieux... Depuis vingt ans, je suis content de vous. Je vous ai toujours trouvés sur le chemin de l'honneur... Il poursuit, sans faiblir, cette harangue, devenue si populaire ; mais si son cœur est ferme, ceux auxquels il s'adresse éclatent d'émotion. Lit général Petit, qui s'est fait trop longtemps violence, oublie le premier la consigne qu'il a donnée. Il agite son épée, et crie frénétiquement : Vive l'Empereur ! Une formidable acclamation lui répond.

Très ému, Napoléon poursuit : Je ne puis vous embrasser tous, mais j'embrasserai votre général. Approchez, général Petit ! Il presse le général dans ses bras. Qu'on m'apporte l'aigle ! Le drapeau quitte le rang et vient à lui ; il en saisit la soie brodée, la porte trois fois à ses lèvres, disant : Chère aigle, que ces baisers retentissent dans le cœur de tous les braves ! Adieu, mes enfants !

Et, rapidement, il s'arrache à ses serviteurs qui lui baisent les mains, au général Petit qui le suit en sanglotant ; il se jette dans sa voiture dont la portière se referme, et qui, déjà, roule sur le pavé de la cour, franchit les grilles, traverse la foule, et se lance sur la route de la forêt.

 

Remis, en 1815, à Bourges, par le général Drouot au général Petit, ce drapeau qui avait reçu les baisers et les larmes du héros, fut voilé d'un crêpe et caché à tous les yeux indiscrets. Vingt-cinq ans plus tard, quand les restes de Napoléon, ramenés de Sainte-Hélène, entrèrent aux Invalides, le général Petit consentit à se séparer de ce vieux témoin de sa gloire, et l'étendard portant les noms de victoires fut déposé, avec l'épée d'Austerlitz, sur le cercueil de l'Empereur. Il figura, au temps de Napoléon III, dans les vitrines du Musée des Souverains après la dispersion de ces précieuses collections, il rentra chez les descendants du général Petit qui l'ont conservé pieusement.