ROIS SANS ROYAUME

 

CHAPITRE PREMIER. — HERVAGAULT OU LOUIS XVII ?

 

 

A Meaux, pendant la foire de mai, en 1798, une marchande, venue de Paris pour la fête, aperçut, rôdant autour de sa baraque, un enfant vêtu, sur une chemise mousseline, d'une veste et d'un pantalon de nankin rayé : il avait à peu près treize ans, les traits fins, les cheveux blonds, les yeux bleus, et l'on distinguait, à sa lèvre supérieure, la trace d'une légère cicatrice.

Ses manières, d'ailleurs, semblaient distinguées, son allure était discrète, et, bien qu'il parût quelque peu timide et craintif, il était sans gaucherie et de mine intéressante.

Mme La Ravine — c'était le nom de la marchande foraine — invita le jeune garçon à faire son choix dans l'étalage ; mais il s'y refusa, alléguant qu'il n'avait pas d'argent. Elle s'étonnait qu'un enfant de tournure si élégante ne pût s'offrir un sucre d'orge ou un morceau de pain d'épice. L'enfant, subitement mis en confiance, raconta qu'il était étranger à la ville ; ses parents, riches fermiers de la Marne, habitaient aux environs de Damery ; il retournait en vacances chez son père ; mais, à Paris, on lui avait, par malheur, volé son porte-monnaie, et ses papiers, et il lui restait à peine un écu de six livres pour continuer à pied son voyage.

Encore, sur cette modique somme, devait-il prélever quelques francs pour désintéresser l'aubergiste de l'hôtellerie du Dauphin, où il avait pris son repas, et qui, en l'absence de passeport, refusait de l'héberger pour la nuit. Le petit voyageur ne savait donc où coucher, et c'était l'appréhension d'une nuit à la belle étoile qui le rendait si mélancolique.

Mme La Ravine avait bon cœur : elle offrit à l'inconnu l'hospitalité de sa baraque, qu'il accepta sans trop de façons. Le lendemain, réveillé à l'aube, il parlait de se mettre en route mais la brave femme, attendrie, lui conseilla vivement de prendre la diligence faisant le service de Paris à Strasbourg, et qui, en quelques heures, le déposerait au relais de Port-à-Binson, d'où il pourrait facilement gagner Damery. Elle lui remit, à cet effet, quatre louis, à titre de prêt : le jeune garçon remercia beaucoup, accepta l'argent, qu'il s'engagea à renvoyer dès qu'il serait rentré chez ses parents, et, dans l'après-midi, après avoir dit adieu à la charitable foraine, il se dirigea vers le bureau de la poste et s'assura une place dans la voiture publique. Le soir même, il quittait Meaux. Seulement, sans en avoir avisé Mme La Ravine, il avait retenu sa place, non pour Port-à-Binson, mais bien jusqu'à Strasbourg.

Quand, le lendemain, la diligence qui le portait, après avoir traversé Damery, arriva à Châlons, l'enfant était de nouveau à peu près sans argent le prix de son voyage avait absorbé presque en totalité les quatre louis de la foraine. Pourtant, comme il avait en poche quelque monnaie, il se fit servir à dîner, se garda bien d'avouer au maître de poste sa détresse, et, le repas terminé, il reprit sa place dans la voiture qui, suivant la rue Sainte-Croix, passant sous la porte ci-devant Dauphine, se lança sur la route de Strasbourg.

Elle n'était pas à une lieue de la ville quand le jeune voyageur demanda à descendre. Une telle prétention n'avait rien d'insolite en ce temps d'interminables parcours, et Pérotte, le conducteur de la diligence, consentit à l'arrêt : l'enfant mit pied à terre et gagna une haie voisine derrière laquelle il disparut. Au bout de quelques instants, les postillons perdirent patience ; Pérotte appela le petit voyageur ; nulle réponse. L'homme alla jusqu'à la haie : personne. Il tourna autour des buissons, maugréant, appelant encore : le jeune garçon ne se montra pas. Les occupants de la voiture étaient descendus, eux aussi, et fouillaient les broussailles ; le regard s'étendait loin, dans cette contrée plate ; pourtant nulle part n'apparaissait le fugitif. On le héla dans toutes les directions, on cria qu'on allait partir, le laisser là... Cette menace resta sans succès : il fallut bien reprendre les places et se décider au départ. La diligence enfin poursuivit sa route et s'éloigna vers Vitry-le-François, qu'on appelait alors Vitry-sur-Marne.

 

L'ENFANT DU MYSTÈRE

Quand elle fut hors de vue, l'enfant, qui s'était glissé de fossé en fossé pour échapper aux recherches de ses compagnons de voiture, sortit de sa cachette et erra dans les champs, à l'aventure. Il parvint ainsi au bord de la Marne, passa la rivière et se dirigea vers un hameau posé au pied des coteaux de la rive droite. C'est le village de Mairy, distant de Châlons de deux lieues environ. Au premier paysan qu'il rencontra, il exposa qu'il était sans asile et s'effrayait de passer dans les champs la nuit prochaine. L'homme l'examina, eut pitié, et offrit de recueillir l'enfant, s'il se contentait de partager le lit d'un garçon de labour ; mais, à cette proposition, le petit vagabond se révolta, demandant, avec insolence, au villageois interdit pour qui il le prenait et s'il le trouvait fait de mine à vivre avec les valets. Le fermier le crut fou. Vexé, il alla conter sa rencontre au juge de paix de Cernon qui mit aussitôt le garde champêtre en campagne. Le soir même, Le jeune aventurier était arrêté, et comme il se refusait obstinément à répondre aux questions que lui posa le juge de paix, celui-ci l'expédia, le lendemain, à Châlons, où on le mit en prison.

Dès son premier interrogatoire, il prit un air mystérieux il déclara son âge — treize ans — mais il ne pouvait faire connaître quels étaient ses parents, non plus que le lieu de sa naissance ni les endroits où il avait jusqu'alors séjourné. Pourtant, le magistrat insistant pour qu'il révélât au moins son nom, on entendit l'enfant murmurer : On le cherche assez, on ne l'apprendra que trop tôt ! Il fallut bien se contenter de cette vague déclaration. D'ailleurs, le détenu se montrait plein de douceur et de résignation : Mme Vallet, femme du geôlier, et sa fille Catherine, spécialement chargées de sa surveillance, le trouvaient charmant. La police fit insérer dans les gazettes un avis au public annonçant qu'il existait dans la maison d'arrêt de Châlons un jeune garçon qui disait être âgé de treize ans, à peu près, et dont l'extérieur n'accusait pas davantage ; sa conversation décelait une éducation plus qu'ordinaire, et son costume, qu'on décrivait, n'était pas sans élégance. Mais la note resta sans effet ; nul ne se présenta pour réclamer le prisonnier et personne ne put, à son sujet, renseigner la justice.

Cependant, une semaine s'était à peine écoulée quand parvint à la maison d'arrêt une caisse adressée à l'inconnu par un expéditeur dont on ne put découvrir le nom : la caisse contenait des comestibles de choix, une montre et un magnifique service d'argenterie dont on permit au prisonnier de faire usage et qu'il reçut en personnage habitué dès longtemps au luxe de la vaisselle Mate. Il se montrait, d'ailleurs, très délicat sur bien des points : il lui fallait du beau linge ; il ne supportait pas qu'on le fît coucher deux nuits dans les mêmes draps, et l'on dut changer tous les jours ceux de son lit. Il se commandait en ville des vêtements que le tailleur Hyacinthe lui fournit complaisamment ; chez l'apothicaire Melchior, il eut un compte de deux cents francs pour des eaux de toilette et des parfums. Il n'avait pas d'argent ; mais, avec une prodigalité qui semblait lui être naturelle, il n'en dépensait pas moins, et le geôlier payait pour lui : en quelques semaines, ce brave homme avança deux mille quatre cents livres, se déclarant, au reste, ravi de venir en aide à son intéressant pensionnaire.

 

SI C'ÉTAIT LE DAUPHIN ÉVADÉ DU TEMPLE ?

On pense bien qu'une si insolite aventure mettait le pays en émoi. La renommée de l'étrange vagabond que gardaient les prisons de Châlons s'était vite répandue dans la contrée ; chaque jour se présentait à la geôle quelque visiteur qui, sous prétexte d'identifier le mystérieux enfant, obtenait la permission de le voir et de causer avec lui. Une marchande de meubles de Châlons, Mme Saigues, qui avait fourni au prisonnier des tentures et des fauteuils pour rendre son cachot habitable, ne cessait de vanter à ses clients la gentillesse et la distinction de l'enfant sans nom. Les trois demoiselles de Pinteville, dont les parents habitaient le château de Cernon, furent des premières à s'intéresser à lui. Bientôt il eut une véritable cour, composée de la ci-devant noblesse de la région parmi les plus assidus étaient M. et Mme Jacobé de Rambécourt, M. Adnet, notaire, M. de Beurnonville, ancien garde du corps de Louis XVI, M. de Torcy, Mme Jacobé de Vienne et Jacobé de Princy, M. Jacquier-Lemoine... On venait de Vitry, attiré par la curiosité, et l'on questionnait l'énigmatique personnage, respectueusement, car pour personne ceci ne faisait doute : c'était le fils de quelque très grand seigneur, dont, comme de tant d'autres, la Révolution avait ruiné la famille et tué les parents. Lui se laissait aduler, gardait le silence sur sa noble origine, se contentant d'accepter gentiment les hommages et les cadeaux. Le geôlier lui avait procuré un habillement de fillette, et, par les beaux jours, il ouvrait les portes à son pensionnaire qui allait, sous les belles allées du Jard, promener sa mélancolie en compagnie de ses courtisans.

Un jour, l'un d'eux se permettant de le presser de questions, il répondit, comme par lassitude et pour se débarrasser d'un importun, qu'il s'appelait Louis-Antoine-Joseph-Frédéric de Longueville, et qu'il était le fils d'un défunt seigneur de ce nom et de la dame Sainte-Emélie, demeurant à Beuzeville. On écrivit à Beuzeville, dans l'Eure ; mais le maire de cette commune répondit qu'il ne connaissait dans le pays aucun Longueville et qu'il n'avait jamais entendu prononcer le nom de Sainte-Émélie. On s'informa aux autres Beuzeville de Normandie sans meilleur résultat, ce qui n'étonna aucun des fidèles de Châlons : il était manifeste, en effet, que l'enfant avait indiqué, au hasard et pour se délivrer des questionneurs, le premier nom qui s'était présenté à sa mémoire.

On remarquait pourtant que, des quatre prénoms qu'il s'était attribués, les deux premiers étaient ceux du feu roi et de la feue reine de France ; le troisième et le dernier ceux que portaient, à l'époque probable de sa naissance, l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse... A moins de supposer ce doux enfant doué du génie de l'imposture, il fallait bien le croire issu d'une des plus illustres familles, mais laquelle ? Treize ans, il avait treize ans ; de cela seulement on possédait l'assurance, tant par son propre aveu que par l'examen de toute sa personne. Mais, treize ans, n'était-ce point l'âge qu'aurait le fils de Louis XVI si, contrairement à la croyance populaire et à la version officielle, il n'était pas mort en juin 1795 ? Le petit roi Louis XVII se serait-il évadé du Temple, comme le bruit persistant en avait couru ? Ne serait-ce pas lui le prisonnier de Châlons ?

 

C'EST LUI ! DÉCLARENT PLUSIEURS TÉMOINS

Une telle supposition flattait trop les sentiments des gentilshommes et des nobles dames qui s'intéressaient au détenu pour ne pas être transformée bien vite en une certitude, et, rapidement, d'hypothèses en constatations, tous en arrivèrent à cette conviction qu'ils avaient enfin retrouvé l'enfant royal sur qui, si longtemps, le malheur s'était acharné. Ils lui firent comprendre discrètement que son incognito était dévoilé ; l'enfant ne nia point, n'affirma rien ; mais quand la conversation de ses courtisans obliquait vers le passé tragique et vers les catastrophes révolutionnaires, on voyait rouler, dans ses beaux yeux, de grosses larmes qu'il avait peine à retenir. Certain jour, un maladroit, un sceptique peut-être, s'avisa en sa présence de rappeler d'un mot la mort de Marie-Antoinette : l'enfant eut un geste de désespoir, éclata en sanglots et s'enfuit dans la pièce voisine.

On raconte aussi qu'un voyageur, de passage à Châlons, voulut rendre visite à celui qu'on disait être le fils de Louis XVI : étant un jour de garde à la tour du Temple, il avait vu le Dauphin et gardait de cette rencontre un souvenir très net. Il obtint de Vallet l'entrée de la prison, pénétra chez le détenu qu'il trouva jouant aux billes et entouré de plusieurs personnes. L'enfant leva les yeux vers le nouveau venu, et, sans cesser son jeu, observa à haute voix : C'est un monsieur qui me connaît et qui peut bien le dire, s'il en a le courage. L'autre, hésitant à se compromettre et bien que du premier regard il eût reconnu le Dauphin, affirma que jamais il n'avait rencontré le jeune garçon qui se trouvait devant lui :

Oh ! reprit le petit prisonnier avec émotion, si vous aviez du cœur... Je vous reconnais, moi, je vous ai vu au Temple : je jouais avec mon volant et ma raquette ; mon volant s'est accroché au fil de la sonnette et vous, monsieur, vous l'avez décroché avec la baïonnette de votre fusil. Oh ! je vous reconnais bien !

Le visiteur n'y put tenir : s'inclinant profondément, il murmura plein de confusion :

Oui... je vous reconnais aussi, vous êtes le fils de mon malheureux roi !

L'anecdote est du genre de celles qu'il est bien difficile de contrôler et il est permis de la mettre en doute ; mais ce qu'on ne peut récuser, c'est la persuasion absolue, irréductible, de tous ceux qui approchaient le détenu de Châlons, et leur conviction qu'il n'était autre que le Dauphin évadé du Temple. Or, il convient de le remarquer, c'était risquer beaucoup, en l'an VI de la République, que témoigner à un proscrit de cette sorte un tel genre d'intérêt. La Terreur était passée sans doute, mais elle avait eu, depuis Thermidor, des retours inquiétants, et pour que de ci-devant nobles, déjà suspects à l'autorité, bravassent, en faveur d'un malheureux prisonnier, la déportation ou tout au moins la détention, il fallait bien qu'ils fussent mille fois certains de sa noble origine. C'est bien ce dont s'inquiétait Dondeau, alors ministre de la police, qu'embarrassait beaucoup cette étrange intrigue et qui, fort judicieusement, écrivait : Il me semble qu'avec un peu d'attention, il ne doit pas être difficile de faire parler un jeune homme peu familiarisé avec la dissimulation et les formes judiciaires.

 

UN COUP DE THÉATRE. — LES FIDÈLES S'OBSTINENT

Et, comme si l'on dit jugé qu'il était temps de tirer le ministre de ce mauvais pas et de couper court à la légende grandissante, un coup de théâtre se produisit. Vers la fin d'octobre de l'année 1798, alors que le prisonnier était depuis cinq mois détenu à Châlons, une lettre parvint aux magistrats de cette ville, annonçant que le père de l'enfant, enfin retrouvé, réclamait son fils. Ce n'était ni un roi, ni un prince, ni encore un bon gentilhomme, pas même un simple bourgeois... C'était un pauvre tailleur de Saint-Lô, nommé Jean-François Hervagault ; sa femme se nommait Nicole Bigot. Il exposait que l'aîné de ses enfants, né le 20 septembre 1781, était d'humeur vagabonde ; qu'à plusieurs reprises il s'était échappé de la maison paternelle où la gendarmerie l'avait ramené ; mais que, incorrigible, il avait pris de nouveau la fuite. Le signalement qu'on publiait du prisonnier de Châlons ne permettait au tailleur aucun doute : c'était bien là son enfant, disparu depuis plus de quatorze mois. Il se déclarait prêt à le recevoir et s'engageait à le surveiller sévèrement.

Le coup fut rude pour les fidèles royalistes champenois, si heureux d'avoir retrouvé le fils de leur roi. Eh quoi ! ce petit misérable auquel ils ont offert tant d'hommages, dont ils ont baisé respectueusement la main, auquel ils ont donné tant d'argent et passé de si coûteuses fantaisies, est le fils d'un ravaudeur !

Quelle déception ! Mais bientôt on se prit à réfléchir. La réclamation du père Hervagault, bien loin d'éclaircir le mystère, l'obscurcissait davantage. D'abord on s'étonne que le tailleur normand soit resté si longtemps sans s'inquiéter de son enfant disparu. Comment cet homme a-t-il attendu pendant plus d'un an avant de signaler à la police la fugue de son fils ? N'est-il pas singulier qu'il fasse valoir ses droits paternels juste au moment où le prisonnier de Châlons devient un souci pour l'autorité ? Est-il bien le père de l'enfant ? Les lettres qu'il écrit à celui-ci sont d'un ton respectueux ; quel rôle joue donc cet Hervagault ? Comment admettre aussi qu'il ait pu donner à ce fils indocile une éducation si supérieure à celle d'un enfant du peuple, des manières si distinguées, une finesse et une distinction si singulières ?

Une autre remarque qu'auraient pu faire les partisans du jeune détenu, — remarque qui est, semble-t-il, capitale, — c'est que, si l'inconnu est le fils d'Hervagault, né en 1781, il est, en cette fin de 1798, dans sa dix-huitième année. Or l'enfant de Châlons n'a que treize ans et demi, l'âge du Dauphin. C'est celui qu'avant même sa déclaration lui ont assigné officiellement tous ceux qui l'on vu ; c'est celui qui figure dans l'avis publié par les gazettes, avis qui, si l'on en croit le tailleur de Saint-Lô, a mis en éveil sa sollicitude paternelle. Et parce que les journaux signalent en Champagne un enfant de treize ans dont on ignore le domicile, le père Hervagault s'émeut enfin et reconnaît dans cette indication son fils, qui en a plus de dix-sept ! Mais le jeune garçon que tous les Châlonnais connaissent n'en a pas quatorze, la chose est évidente ; il n'est donc pas le fils d'Hervagault.

Et pourtant, le pensionnaire du geôlier Vallet accepte sans étonnement et sans révolte ce nom d'Hervagault qui, ses fidèles en ont unanimement la certitude, ne peut être le sien. Quel lien l'attache donc au tailleur normand ? Il n'en dit rien, mais son attitude n'a pas changé ; il ne se pose pas en prince ; il garde, sur son passé, la même discrétion qu'auparavant ; il semble accepter l'événement comme un insignifiant incident de son existence mouvementée ; seulement, quand vient le jour de la Toussaint, il recommande à ses amis de prier pour son père qui a été guillotiné pendant la Révolution, et on le voit, à ce souvenir, pleurer à gros sanglots.

Ses partisans, un instant désorientés, comprennent maintenant que leur pauvre prince est rivé, par prudence, à une personnalité qui n'est point la sienne. Le malheureux enfant a subi tant de tortures, on l'a si souvent menacé, qu'il n'ose plus revendiquer son auguste nom. Celui d'Hervagault, que quelque mystérieuse intrigue lui a attribué, est du moins un refuge contre la méchanceté des hommes. S'il le repousse, il devra donc officiellement avouer qui il est ; et alors ce sera de nouveau la prison d'État, les geôliers, la mise en secret, l'empoisonnement peut-être pis encore, quelque nouveau Simon ! Un de ses plus exaltés partisans, l'ancien évêque de Viviers, Mgr Lafond de Savines, écrivait plus tard, parlant de son cher prince : Il faut qu'il soit Hervagault, ou il est mort !

 

À TRAVERS LES PRISONS DE FRANCE

C'est donc Jean-Marie Hervagault qui, le 13 avril 1799, fut condamné à un mois de prison, pour escroquerie, par le tribunal correctionnel de Châlons, lequel décida en outre que, à l'expiration de sa peine, l'imposteur serait conduit par-devant l'administration centrale du département de la Manche qui disposerait de son sort. Jusqu'au bout, le jeune Hervagault conserva son assurance réservée et ses airs de grandeur : lorsqu'il quitta Châlons, on le vit consoler ses fidèles, massés au seuil de la prison, assurant que le sort contraire se lasserait et qu'il n'oublierait jamais leur dévouement.

Il n'était pas au bout de ses infortunes. On le retrouve aux environs de Vire, dans l'été de la même année 1799 : il s'est refusé à demeurer chez le tailleur, son prétendu père, et a recommencé ses courses vagabondes : il est repris et condamné, vers la fin de juillet, à deux ans de prison. On s'explique mal la sévérité des tribunaux envers un enfant si jeune, et plus difficilement encore l'insouciance de ses parents. Seuls, ses amis champenois ne l'avaient pas abandonné : c'est avec eux qu'il correspond assidûment durant toute sa détention. Et, le jour où, les deux ans écoulés, s'ouvre la porte de son cachot, il trouve, pour l'accueillir, la marchande de meubles, Mme Saigues, qui a entrepris le voyage de Châlons à Vire afin d'éviter à son cher prince de nouvelles embûches. Bien vite, la brave femme l'emmène, le fait monter en voiture. On part : les précautions sont bien prises, la police est dépistée ; sans arrêt on traverse Caen, Rouen, Beauvais, Soissons et Reims. On arrive, en pleine nuit, à Châlons, où, dans la maison de Mme Saigues, sont préparés un bon souper et un appartement discret... Dès le lendemain, les invités se présentent : pas un ne fait défaut ; leur nombre même s'est augmenté, et l'on discute les moyens de mettre désormais à l'abri du mauvais sort l'enfant royal si miraculeusement échappé à tant de périls.

C'est à Vitry-sur-Marne qu'on fixe sa résidence. L'un des invités, M. Jacobé de Rambécourt, possède en cette ville un hôtel dans lequel il réserve au prince un somptueux logement. Au prince ? Non. Au jeune Hervagault, pour mieux dire. Car il est convenu que, pour ne point s'exposer aux sévérités de la loi, l'hôte de M. de Rambécourt conservera son nom roturier. On déjouait ainsi toute poursuite : chacun n'a-t-il pas le droit de recevoir chez soi le fils d'un tailleur et de le traiter comme il lui convient ?

 

ON NE BADINE PAS AVEC L'ÉTIQUETTE

La situation, il est vrai, donna lieu à quelques incidents assez comiques : une dame, mal au courant de l'aventure, resta ébahie de voir un soir, à table, honoré à l'égal d'un souverain, l'adolescent qu'on lui avait présenté comme un fils de bourgeois de passage à Vitry. Mais, dans l'intimité, les choses se passaient avec plus de pompe : Mme de Rambécourt témoignait à son hôte tous les hommages dus à sa haute naissance ; M. de Rambécourt servait au prince de valet. Il l'accompagnait partout et veillait sur ses jours précieux avec une sollicitude pleine de vénération. M. Gustave Laurent, qui a écrit un pittoresque récit du séjour d'Hervagault en Champagne, raconte que, dans les rues de la ville, lorsque le jeune garçon faisait sa promenade, escorté de son majordome, sa figure enfantine, les égards que lui marquait son compagnon le firent d'abord prendre pour une demoiselle déguisée, et la réputation de M. de Rambécourt subit quelque atteinte. Mais peu lui importait : il fallait, avant tout, dépister les soupçons.

Le 6 fructidor an IX, qui correspond au 24 août 1801, veille de la Saint-Louis, le grand couvert eut lieu, selon l'étiquette de Versailles, chez Mme Jacobé de Pringy : une fête brillante avait été organisée, au cours de laquelle on présenta à Jean-Marie Hervagault un superbe bouquet, aux acclamations de toute l'assistance. Il y eut baisemain, appartement, présentation... Si le personnage qui fut l'objet de cette manifestation était réellement le fils du tailleur de Saint-Lô, il dut prendre en pitié, ce soir-là, ces pauvres dupes qui s'empressaient autour de lui.

Il paraissait, d'ailleurs, trouver ces soins tout naturels, et ne pardonnait pas un manquement à l'étiquette : un jour que, suivi de ses fidèles, il avait fait au curé de Sompuis l'insigne faveur d'honorer le presbytère de sa présence, le bon ecclésiastique servit un repas qu'il jugeait digne de son illustre convive. Au cours du dîner, le prêtre suivait d'un œil inquiet tous les gestes de son invité : se rappelant la réputation de bel appétit des Bourbons, et voyant que leur rejeton touchait à peine aux plats recherchés qu'on lui présentait :

Monseigneur, hasarda-t-il, vous ne mangez guère ; j'ai cependant entendu dire que vos pères étaient intrépides à table...

Hervagault, s'estimant outragé, se leva brusquement et lança au curé cette réplique dédaigneuse :

Est-ce bien à un homme comme vous de douter de ma qualité ?

L'amphitryon, terrifié, se tint coi, de crainte d'une disgrâce plus complète.

 

NOUVELLE ARRESTATION

Il y avait pourtant, à Vitry, un homme que la présence du prétendu prince n'enthousiasmait pas : c'était le commissaire du gouvernement, l'ancien conventionnel Battelier. Il se renseigna, apprit qu'un premier jugement avait déjà convaincu Hervagault d'escroquerie : il prévint le ministre de la police, Fouché, de l'audacieuse insistance de l'imposteur. L'ordre vint de Paris d'arrêter immédiatement ce récidiviste et d'inculper avec lui Mme Saigues, M. de Rambécourt et M. Jacquier qui, dans sa belle maison de la rue Pavée, avait également donné asile à Hervagault.

Quand le commissaire se présenta pour se saisir du prétendant, celui-ci ne perdit rien de son sang-froid. En présence de tous les curieux qu'avait attirés l'événement, il ordonna à M. de Rambécourt d'aller dans sa chambre lui querir son habit. Le courtisan obéit, et, en valet bien stylé, présenta le vêtement à son hôte et l'aida respectueusement à en passer les manches. Hervagault, se tournant alors vers son aumônier, l'abbé Sarret, lui dit insolemment : L'abbé, donnez-moi mes lunettes qui sont sur ma table de nuit. L'aumônier, en hâte, apporta l'objet demandé qu'il remit, le front bas, en s'inclinant jusqu'à terre. Et, comme le commissaire emmenait son prisonnier, la foule, rasée dans la rue, vit cette chose incroyable : le notaire Adnet, repoussant les curieux, vint courageusement au prince et lui demanda la permission de l'embrasser. Hervagault, manifestement choqué d'une telle familiarité, tendit négligemment la main, sur laquelle le notaire appliqua humblement ses lèvres.

 

UN REDOUBLEMENT D'HONNEURS

Alors recommencent les épisodes de la prison de Châlons. A celle de Vitry, où on l'a écroué, l'idole a une table royalement servie : les invités s'y succèdent sans interruption ; il les reçoit avec dignité. Les domestiques de M. Jacquier sont tous à son service. Il a, sur sa toilette, un riche nécessaire dont toutes les pièces sont en argent, et, lorsqu'il assiste à la messe, il est suivi d'un laquais qui se tient debout auprès de lui pour lui présenter le coussin où il s'agenouille et pour tenir son livre d'heures.

Le bruit de ces étranges incidents s'était répandu dans toute la France : aux prisons de Vitry se trouvait un jeune homme qu'on assurait être le fils de Louis XVI sauvé du Temple. Des religieuses, de passage en cette ville, crurent devoir en aviser la future duchesse d'Angoulême, alors à la cour de Vienne, et la princesse reçut avec émotion cette nouvelle stupéfiante qui ne la trouva pas tout à fait incrédule. Mgr Lafond de Savines, dont le nom a déjà été cité, se déclara convaincu de l'identité d'Hervagault avec le Dauphin. H lui consacra dès lors toute sa vie et lui témoigna un dévouement que même un internement à Charenton ne devait point lasser. A l'époque où l'on emprisonnait son protégé, le zélé prélat s'occupait, paraît-ii, de lui chercher une femme il avait découvert, dans une lointaine province de France, une petite princesse à peu près authentique et il s'en fallut de peu qu'Hervagault, issu, officiellement du moins, d'un tailleur de Saint-Lô, n'épousât une petite-fille de Louis XV.

Le jugement du tribunal de Vitry, en date du 17 février 1802, condamnant le prétendant à quatre ans de prison, suspendit ces brillants projets d'alliance entre les lys frappés de l'orage. Deux mois plus tard, ce jugement était confirmé en appel et le gouvernement, soucieux de mettre fin aux intrigues des royalistes champenois, ordonnait que le condamné subirait sa peine à Bicêtre. Mgr de Savines, considéré comme atteint d'aliénation mentale, ce qui dispensait de discuter ses arguments, fut enfermé dans un hospice d'aliénés.

 

À BICÊTRE. — LES HEURES SOMBRES

Dans l'antique et sordide prison de la banlieue parisienne, Hervagault, soumis à l'impitoyable régime des détenus, tomba en une mélancolie profonde. Son dénuement était affreux : plus de courtisans, plus de serviteurs, plus d'amis, plus de soins empressés, plus de lettres, même. Son désespoir, dit-on, fut si violent que l'infortuné prince résolut de se laisser mourir de faim... Mais bientôt il reprit goût à la vie ; sa mansuétude, ses malheurs, son honnêteté, sa piété naïve et franche désarmaient les plus brutaux de ses geôliers. Les années passèrent : au commencement de 1806, son temps de détention touchait à sa fin. Il avait, à cette époque, vingt et un ans si l'on en croyait ses assertions, vingt-cinq si l'on admettait qu'il fût le fils du tailleur de Saint-Lô. Napoléon, victorieux, régnait aux Tuileries que pouvait redouter le maitre du monde de ce chétif adolescent, épuisé par tant de mois de captivité et de misère, et corrigé sans doute à tout jamais de jouer le rôle de prince ? L'écrou du malheureux fut levé le 27 février i8o6 il reçut l'ordre de se rendre, sans délai, à Saint-Lô, avec défense de s'arrêter plus d'un jour à Paris, Quand il se mit en route, il ne possédait pas un sou.

Que faire ? Obéir, retourner en Normandie, se résigner à vivre chez l'homme dont il portait le nom ? La moindre incartade à ce dur programme l'exposait à une nouvelle détention, perpétuelle peut-être. Mais chez qui se loger dans ce Paris où il ne connaissait personne ? De qui implorer la pitié ou l'assistance ? On a su depuis que, parti de Bicêtre dans la matinée, le jeune libéré, encore vêtu du misérable costume de la prison, se dirigea d'abord vers le faubourg Saint-Germain, s'informant de la demeure de certains gentilshommes de l'ancienne cour dont il s'était procuré les adresses : il frappa à plusieurs portes ; mais les valets éconduisirent ce quémandeur déguenillé.

 

UN DRAME DANS UNE PATISSERIE

A la nuit, il regagne le centre de Paris ; un de ses compagnons de Bicêtre lui a indiqué la maison d'une femme Emmanuel, où il trouvera un abri. C'est dans la rue des Écrivains, non loin de la vieille église Saint-Jacques-la-Boucherie. Mais la femme Emmanuel est absente ; il faut l'attendre. Le rez-de-chaussée de la maison est occupé par une pâtisserie, et voilà Hervagault, épuisé de fatigue, posté devant les vitres derrière lesquelles sont rangées les brioches et les tartes. La pâtissière, Mme Boisard, qui veille à son étalage, aperçoit cet homme souffreteux et d'aspect misérable : elle s'informe de ce qu'il fait là, l'invite à entrer dans son magasin où, du moins, il se trouvera à l'abri jusqu'au retour de la femme Emmanuel. Mais ce pauvre hère, en costume de prisonnier, fait piteuse mine parmi les friandises étalées et peut-être sa présence va-t-elle éloigner quelque client délicat. Mine Boisard engage Hervagault à passer dans l'arrière-boutique, y pénètre avec lui, l'installe sur une chaise auprès de la cheminée et revient à son magasin.

Quelques instants plus tard, elle retourne voir ce que fait l'inconnu ; elle le trouve le front dans les mains et sanglotant de tout son cœur. Qu'a-t-il ? Il ne peut parler, tant son émotion est vive, et Mme Boisard aperçoit qu'il tient à la main un petit cadre, détaché de la cloison, et contenant un portrait de Louis XVI, peint sur soie.

Alphonse de Beauchamp, qui, en 1818, fit une enquête sur cet incident, raconte, avec grands détails le dialogue échangé entre la charitable pâtissière et son hôte de hasard. Elle presse celui-ci de révéler la cause de son chagrin.

Répondez, monsieur, est-ce que vous auriez connu le roi ?

Ah ! madame, oui, je l'ai connu, il m'était bien cher !

Est-ce que vos parents étaient auprès de ce malheureux prince ? Quel est le nom de votre père ?

Hervagault est incapable de répondre, les larmes l'étouffent. M. Boisard entre dans l'arrière-boutique : il s'étonne, demande ce qui se passe, reproche à sa femme d'avoir été trop confiante, interroge l'homme qu'elle a recueilli :

A-t-il des papiers ?

Oui, monsieur, répond Hervagault, et il a tiré de sa poche la feuille de route qui lui a été délivrée à la prison.

Comment ! Vous sortez de Bicêtre ?

Oui.

Pour quelles fautes étiez-vous détenu ?

Ah ! monsieur, des malheurs inconcevables que je ne puis vous raconter.

Vos parents vivent-ils encore ?

Ils sont morts...

Et, de nouveau, le malheureux éclate en sanglots.

M. Boisard et la pâtissière étaient fort émus et intrigués : royalistes et charitables, ils pensaient que leur visiteur appartenait à quelque noble famille émigrée ; très curieux, d'ailleurs, d'en apprendre plus long, et n'ayant pas le courage de renvoyer un garçon sans ressources qui avait l'air si honnête et si doux, ils lui proposèrent de rester chez eux pour la nuit, et lui dressèrent un lit dans leur chambre même. Le lendemain, pourtant, non plus que les jours suivants, ils ne tirèrent de leur pensionnaire aucune confidence. Je suis un enfant du malheur, disait Hervagault, et il priait qu'on le fît conduire jusqu'à deux lieues de Paris, et qu'on le laissât là, sans plus s'occuper de lui. Comme ils le voyaient faible et souffrant, ils n'eurent pas de peine à le retenir jusqu'à ce qu'il fût en état de partir. Ils le firent habiller par un tailleur de la rue Saint-Jacques-la-Boucherie, le conduisirent à l'Opéra, aux Variétés ; ils étaient pleins d'attentions et de prévenances pour cet abandonné, ne doutant plus, à le voir de près, qu'il ne fût l'enfant d'un très grand seigneur. Enfin, tourmenté de questions, il consentit à déclarer qu'il était le fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette.

Quel émoi pour ces boutiquiers ! Ils avaient reçu chez eux, ils hébergeaient dans leur chambre le petit Dauphin de Versailles, l'enfant de la tragique légende, le pupille de l'odieux Simon ! Ils avaient l'honneur insigne de posséder le fils de leur roi ! Ils ne se lassaient pas de l'interroger, de lui entendre conter ses souvenirs de Versailles, de Varennes, des Tuileries, du Temple ; jamais Hervagault ne se trouvait embarrassé : il n'était pas, écrit Beauchamp, un personnage marquant de l'ancienne cour qu'il ne nommât et dont il n'indiquât la demeure ; il désignait toutes les personnes qui, au Temple, avaient eu la garde de la famille royale. Et il suppliait qu'on lui jurât le secret. J'ai peur d'être arrêté, disait-il, j'ai déjà été si malheureux !

M. et Mme Boisard, stupéfaits de l'extraordinaire aventure, n'en soufflaient mot à leurs voisins ; les garçons de boutique même ignoraient le nom du personnage illustre que le logement du patron recélait. Cependant, n'y tenant plus, la pâtissière alla confier ses angoisses à un ecclésiastique qu'elle vénérait, M. le curé de Saint-Germain-des-Prés.

C'est un imposteur : le Dauphin est mort, dit le prêtre. Puis, après un instant de réflexion, il ajouta : Il y a pourtant des choses si étranges ! Il était surveillé et n'osait s'assurer par lui-même de l'identité du personnage. Revenez dans quelques jours, je vous dirai définitivement mon avis, conclut-il, Mme Boisard revint, en effet, peu après, et le curé, celle fois, fut très affirmatif : Le Dauphin est mort, débarrassez-vous de cet homme.

Et voilà comment, bien muni d'argent, bien pourvu d'effets et de livres par ses hôtes qui lui firent en outre présent du portrait de Louis XVI, Hervagault quitta Paris, par la diligence de Normandie, vers la fin de mars 184 reprenant ainsi son vagabond et mystérieux destin.

 

ÉTRANGES CONSTATATIONS

La suite de son histoire est trouble, mal connue ; d'ailleurs il serait fastidieux de poursuivre le récit d'incidents identiques à ceux qu'on vient de lire : ce qu'on sait, c'est que, partout où il se présenta, la bonne mine et la candeur apparente du libéré de Bicêtre produisirent même effet. Il n'avait qu'à se montrer pour être bien reçu et pour obtenir tout ce dont il avait besoin. Quel charme singulier dégageait donc sa physionomie ? Qui était-il ? Car enfin il n'est point interdit de poser la question, Officiellement, l'incorrigible vagabond reste le fils du tailleur Hervagault, puisque celui-ci, par-devant toutes les autorités de la Manche et en maintes circonstances, le reconnut pour tel et puisque, de son côté, l'enfant ne s'inscrivit jamais en faux contre cette attribution de paternité. On pourrait donc s'en tenir là et se contenter d'admirer l'étonnante virtuosité du jeune imposteur qui soutint si longtemps et avec tant de succès son double rôle.

Mais ceux qui voyaient en lui le Dauphin évadé du Temple faisaient valoir, à l'appui de leur conviction, des arguments qu'il n'est point inutile d'exposer brièvement. D'abord la question d'âge sur laquelle nous avons déjà insisté : le jeune Hervagault, le vrai, était né en 1781 ; le Dauphin était de 1785. Or les royalistes de Vitry, parmi lesquels comptait, dit-on, un ancien garde du corps de Louis XVI, savaient parfaitement la date de naissance du jeune prince : si le personnage qu'on leur présenta sous son nom, en 1798, avait eu l'aspect d'un gaillard de dix-sept ans, aucun d'eux n'aurait été dupe de l'imposture ; il faut donc admettre que le gamin incarcéré à Châlons ne paraissait avoir que treize ans, et c'est en effet l'âge que, même avant qu'il eût dit un seul mot, les magistrats lui assignèrent, assurant, on l'a vu, que son extérieur n'annonçait pas davantage,

Il convient d'appuyer sur ce détail important, car cette même différence d'âge s'est retrouvée lorsqu'on exhuma, en 1894, le corps de l'enfant, apporté le Io juin 1795, de la prison du Temple au cimetière Sainte-Marguerite. Les ossements retrouvés à l'endroit même où ils avaient été déposés après une première exhumation, en 1846, furent examinés par divers médecins qui tous tombèrent d'accord pour reconnaître le squelette d'un jeune homme de quinze à dix-sept ans, — l'âge qu'aurait eu, à peu près, le fils du tailleur Hervagault à l'époque où mourut le Dauphin. Sans nous perdre dans l'inextricable dédale de discussions mille fois reproduites, et qui jamais, d'ailleurs, contrairement au proverbe, n'ont fait jaillir aucune lumière, il faut bien dire que si le corps inhumé était celui d'un défunt de quinze ans au moins, ce même défunt ne paraissait pas en compter plus de dix lorsque quatre éminents médecins de Paris en avaient fait, la veille même de l'enterrement, l'autopsie dont fut dressé un procès-verbal authentique et qu'il n'est pas permis de suspecter. Mais passons...

 

UN ROMAN POUR EXPLIQUER UNE ÉNIGME

On remarque aussi que l'acte de décès constatant officiellement la mort du fils de Louis XVI est signé de deux témoins l'un est le gardien de la prison, Lasne ; l'autre est un certain Rémy Bigot, employé, rue Vieille-du-Temple, âgé de 57 ans, et qui déclare être ami du défunt. Quel est ce Bigot ? Que vient-il faire là ? Comment expliquer l'ingérence de cet inconnu en une si grave circonstance ? Mais ne se souvient-on pas que la femme du tailleur Hervagault s'appelle, de son nom de fille, Nicole Bigot : quel lien de parenté l'unit au signataire de l'acte de décès ? Aucun ; c'est prouvé, mais quelle étrange coïncidence ! Et c'est ainsi que, de rencontres en hypothèses, on parvient à échafauder une sorte de roman qui manque, à la vérité, de base historique, mais dont l'ingéniosité est assez frappante le tailleur Hervagault a livré aux royalistes son fils qui a pris, à la tour du Temple, la place de l'enfant royal, et qui y est mort, tandis que le Dauphin, soustrait aux geôliers, remplaçait dans la famille Hervagault l'enfant sacrifié ; et ainsi se trouvait expliqué, à la satisfaction unanime, tout ce qui, dans l'histoire de l'un et de l'autre, paraît obscur ou mystérieux.

Ainsi s'expliquerait également l'inconcevable sévérité du gouvernement impérial envers un vagabond qui n'était l'objet d'aucune plainte en escroquerie, dont tant de gens honorables s'offraient d'être les répondants, et dont les délits méritaient, au plus, une réprimande... Et on le traite en prisonnier d'État ! C'est comme tel qu'il est, à la suite de nouvelles escapades, embarqué sur la Cybèle dont le commandant, au dire du médecin du bord, a l'ordre de fusiller le prétendu prince si les Anglais attaquent le navire ; c'est comme tel encore qu'il est de nouveau écroué à Bicêtre, pour avoir déserté, en 1809 ; c'est comme tel toujours qu'il aurait été exclu, en 1810, d'une amnistie générale, et, de ce jour-là, il comprit que sa détention ne finirait qu'avec sa vie.

Il mourut, en effet dans sa prison le 8 mai 1812 ; son décès est inscrit au registre de Bicêtre conservé aux archives de la préfecture de police. Le tailleur de Saint-Lô se fit délivrer un extrait de l'acte mortuaire qui mettait fin à son rôle dans cette ténébreuse intrigue. On sut que, voyant approcher ses derniers moments, celui que tant de fidèles royalistes avaient considéré comme étant le Fils de Louis XVI fit appeler le curé d'Arcueil et sollicita les consolations de la religion. Arrivé au grabat du Dauphin, le prêtre s'efforça d'obtenir du mourant l'aveu de son imposture ; mais soit que Hervagault s'obstinât dans son mensonge, soit qu'il se fût identifié avec son rôle, il déclara avec indignation que Dieu seul et lui-même pouvaient connaître la vérité... Je ne crains pas, dit-il, de paraître devant lui... J'y paraîtrai comme fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette... Il retomba sur sa couche, tourna la tête vers le mur et garda un morne silence. Deux jours plus tard, il expira.

Le bruit courut, assure Beauchamp, que le malheureux mourut empoisonné. Depuis lors, on a trouvé mieux : il ne serait point décédé à Bicêtre, en 1812, et l'acte mortuaire n'aurait été rédigé que pour dissimuler une évasion : Hervagault devait reparaître, quatre ans plus tard, sous le nom de Mathurin Bruneau.

Mais ici commencerait une autre histoire, non moins surprenante...