LES GRANDS JOURS DU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE

 

IV. — LA VIE AU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE.

 

 

Depuis un mois, déjà, Fouquier-Tinville a quitté le logement de la place Dauphine où il habitait jusqu'alors et occupe avec sa femme, et ses deux jumeaux, un appartement au Palais même, dans la Tournelle : on y monte par l'escalier de la tour Bonbec ; quand on est parvenu au second étage, on se trouve dans un corridor prenant jour par deux fenêtres sur les toits des bâtiments qui enserrent la cour de Lamoignon. Au fond de ce corridor est une porte scellée, au-dessus de laquelle sont écrits ces mots : Grand Criminel. Derrière cette porte, ainsi qu'à l'étage supérieur, sont conservées les minutes et registres criminels depuis 1312.

L'appartement concédé à Fouquier ouvre sur le corridor : il comprend une antichambre, éclairée seulement par le couloir au moyen d'une cloison vitrée garnie de barreaux : on pénètre de là dans un salon, donnant vue sur la Seine, contre la Tour ; une chambre à coucher est à côté ; la cuisine et la salle à manger sont à l'étage supérieur, et au-dessus encore, dans les mansardes, se trouvent trois petites chambres à coucher, dont l'une sans jour.

Fouquier est, de la sorte, chez lui, au tribunal ; à l'aube, il rôde dans les corridors, il va au greffe, au parquet, à son cabinet, dont les portes sont toujours ouvertes, surveille l'arrivée des employés, monte à la buvette, où, dès sept heures et demie du matin les jurés arrivent, à l'ordre. C'est le moment des facéties : on cause du travail du jour. — Voilà des bougres qui seront bien travaillés. L'accusateur conseille les magistrats : au sujet d'une fournée où doit être compris l'huissier Damiens, un beau parleur, — quand il était quelque part, personne ne pouvait plus s'entendre, disait Fouquier qui le connaissait bien — il recommande à Coffinhal : — Il y a parmi ces accusés des bavards ; il faut leur serrer la botte ; tu ne les laisseras pas parler longtemps ; surtout ce bavard Damiens, tu lui fermeras la bouche. Aux bons jours, il se félicite : — Les têtes tombent comme des ardoises. Il aime à vanter la façon dont il congédie les importuns : — Tu vois cette femme qui sort de chez moi ? Elle ne cesse depuis longtemps de me tourmenter pour faire juger son mari : eh bien ! il sera dans la fournée d'aujourd'hui ; et voilà comment je sais me débarrasser des personnes qui sollicitent. Un autre matin, il raconte que, la veille, il a amadoué dans son cabinet, jusqu'à deux ou trois heures, un homme dont il a tiré des dénonciations et que, à peine était-il sorti il l'a fait arrêter, traduire au tribunal : A quatre heures, ce particulier était parti avec les autres. Les jurés admirent et font chorus : Châtelet ne se déclare satisfait que si un lui donne 80.000 têtes ; Prieur professe : — Peu importe que les accusés soient convaincus des faits qu'on leur reproche, si, d'ailleurs, ils sont nobles, prêtres, si enfin ils ne sont pas bons républicains ; c'est un moyen de s'en débarrasser. Un naïf s'informant de ce que deviennent les condamnés à la déportation et regrettant qu'on expose pour eux des vaisseaux de la République à être pris par l'ennemi, tous éclatent de rire : — Il est bon ! Exposer des vaisseaux !... On embarquera les déportés aux îles Sainte-Marguerite, et puis, à une demi-lieue de là... ils boiront.

Plusieurs jurés n'arrivent au tribunal, que vers dix heures ; ce sont les gardes du corps de Robespierre, ceux qui, chaque matin, vont le chercher à la maison Duplay, rue Saint-Honoré, y déjeunent quelquefois, et, redoutant un attentat, accompagnent l'Incorruptible jusqu'à la Convention. L'escorte habituelle se compose des amis Fillon et Emery, logés, près de là, cour des Jacobins, de Gravier, qui habite rue Saint-Honoré, n° 355, à quelques pas de chez Duplay, de Garnier-Launay, Didier, Girard, Nicolas, de tous les solides du tribunal de Fouquier-Tinville, et aussi de l'épicier Lohier, qui demeure rue Saint-André-des-Arts, mais qui fournit la maison Duplay : la bonne qualité de ses marchandises lui a valu de passer juge à l'époque du 22 prairial. Le luthier Renaudin est du cortège et quelquefois Brochet, logé, lui aussi, rue Saint-André-des-Arts, dans la maison qu'occupe Billaud-Varenne. Ainsi, toujours, on constate, entre ces hommes, inconnus l'un de l'autre il y a quelques semaines, un groupement, une étroite union, et encore l'inféodation au maître, à qui leurs façons d'agir ne déplaît point, puisqu'il supporte de se montrer en leur compagnie et accepte le secours de leur bras. On a beaucoup admiré un mot de Duplay à Robespierre, interrogeant son hôte sur ce qui se passait au tribunal : — Maximilien, riposta l'intègre menuisier, je n'ai jamais cherché à connaître ce que vous faites au Comité de Salut public. Robespierre, sans répliquer, lui serra affectueusement la main ; mais n'est-il pas mieux renseigné par son ancien secrétaire Didier, ou par son épicier Lohier, ou par son coiffeur Pigeot, ou par l'ancien bourreau Fillon, puisque ceux-là ne le quittent guère et que l'un d'eux affirme qu'il le voit tous les jours.

La camaraderie, entre tous, est si manifeste, leur influence si envahissante, qu'ils s'entr'aident l'un l'autre et placent leurs protégés. De cette affiliation est né un compérage constant : les jurés ne se contraignent plus ; ils vont à l'audience comme à une partie entre intimes, où chacun est à l'aise et sait n'être pas épluché : dès qu'on lui remet la liste des malheureux qui composent la fournée du jour, Châtelet griffonne un F en marge des noms, — ce qui signifie Foutu ; il passe le reste de l'audience à tracer sur son sous-main la caricature des accusés. Prieur dessine aussi, des cochonneries, des petites bêtises. Un autre assimile, d'après leur tournure, ceux qu'il juge à des cruchons de liqueurs : — Celui-ci c'est de l'anisette de Bordeaux ; celui-là du parfait de Mme Amphoux. Ils interpellent les accusés en ricanant, s'emportent s'ils répondent. Tu as un frère aristocrate, dit le juge Girard à un prévenu. — Je n'ai point de frère. — Eh bien, répliqua Girard furieux, si ce n'est toi, ni ton frère, c'est au moins ton père !

Lorsqu'ils se retirent dans leur chambre, pour délibérer, ils affectent l'insouciance la plus inattentive ; on n'est plus au temps où ils s'effaraient d'avoir à prononcer un verdict de mort. — Moi, je suis convaincu d'avance, affirme Chrétien. — L'huissier Leclerc, chargé de disposer sur la table, les pièces à décharge des accusés, est accueilli par ces mots : Remporte ça, c'est tout vu ! Beaucoup, d'ailleurs, ne se donnent pas la peine de monter à leur salle ; ils attendent, en se promenant dans le corridor, pour rentrer à l'audience et voter la mort, que les accusés soient reconduits à la Conciergerie. Le jouvenceau Sempronius Gracchus, — de son vrai nom Vilate, — nommé juré quoiqu'il n'ait pas vingt-cinq ans, — est particulièrement facétieux. Cet élégant sybarite, bien en cour, — il occupe aux Tuileries l'ancien appartement de la princesse de Lamballe, — rôde par les couloirs du tribunal, un cure-dent à la bouche, sans daigner prendre part aux délibérations : un jour que l'audience s'est prolongée, il lance ce mot : — Les accusés sont doublement convaincus ; voilà quatre heures et je n'ai pas diné : ils conspirent contre mon ventre. Il est, du reste, sensible et déclare ne pouvoir se résoudre à tuer une mouche. Les plaisanteries, d'ordinaire, sont bien reçues, — il faut rire : à la fin d'une audience, quatre jurés entrent dans le cabinet de Fouquier, dont les portes ne sont jamais fermées, et annoncent qu'ils viennent d'expédier une nombreuse fournée. Fouquier demande de quoi les condamnés sont coupables. Cela égaye beaucoup : — Ma foi, disent les jurés, nous n'en savons rien ; mais si tu es curieux de l'apprendre, tu peux courir après eux, les charrettes les emmènent.

Après l'audience on se réunit à la buvette, au second étage du bâtiment neuf. Le tenancier du restaurant se nomme Morisan : il est assisté de sa femme et de sa fille. Fouquier déjeune là, chaque jour, vers une heure et demie, seul, à une petite table, dans le fond de la salle ; rarement il s'assied avec les juges et les jurés ; ceux-ci déjeunent à la buvette, le matin, et y reviennent dîner vers quatre heures. Ils sont sobres pour la plupart ; Dumas et Coffinhal, ainsi que Girard sont quelquefois, il est vrai, ivres dès le matin ; les autres boivent au déjeuner une carafe et le soir une bouteille de vin. Prieur ne veut que de l'eau, Vilate se fait servir du lait et Trinchard du café ou du chocolat. Parfois, quand la presse est grande, des accusés, escortés de gendarmes, prennent leur repas aux tables voisines de celles où mangent les magistrats ; leur dépense est portée au compte du tribunal.

***

Fouquier ne s'enivre pas ; mais il vient souvent à la buvette, non pour y séjourner longtemps, car il ne tient pas en place. A la première heure il est debout, arpente son domaine : du haut de la tour Bonbec, contre laquelle il habite, il descend à la Tournelle, court au parquet, avant que les employés soient arrivés, ouvre les cartons, prépare le travail, passe à son cabinet, houspille les huissiers, active les gendarmes ; dès qu'il est en mouvement le tribunal s'anime, chacun s'empresse à la besogne, formidable : au greffe où les commis, souvent, passent la nuit, il faut copier les actes d'accusation en autant d'expéditions qu'il y a de juges et de jurés ; un peintre, Lécrivain, a succédé à Paris-Fabricius, dans l'emploi de greffier en chef. Il a sous ses ordres un monde de commis et d'expéditionnaires : Wolf, Ducret, Tavernier, Ardouin, Goujon, Derbez, Filleul, Durand, Legris, Hervé, Contat, Hurot, Pesme, Jean Fabre, Noirot. — Ducret est le loustic de la bande ; il aime à faire ses farces et singe Dumas lui-même ; Legris est un neveu du vice-président Naulin qui lui a procuré cet emploi au tribunal. C'est un garçon peu bruyant, travailleur, modéré d'opinions ; marié d'ailleurs et très rangé.

Un matin, vers huit heures, comme Wolf arrive au tribunal, il rencontre, dans le couloir, le juge Foucault, exultant de joie : — Sais-tu la nouvelle ? dit Foucault. — Non, de quoi s'agit-il ?Legris vient d'être arrêt ; il aura le cou coupé aujourd'hui. Wolf court au bureau : c'est vrai, Legris qui a quitté le tribunal, la veille, à dix heures du soir, a été arrêté chez lui, à minuit il est à la Conciergerie et ses camarades sont occupés à copier son acte d'accusation, pour lequel Fouquier ne s'est pas mis en frais, se contentant d'ajouter, dans la marge, quelques lignes à l'acte déjà prêt, concernant les autres accusés qui doivent monter ce jour-là : Legris y est inculpé d'avoir surpris la confiance d'un tribunal qui punit les conspirateurs, sans distinction, d'avoir prodigué dans les mois de mars, avril et mai 1792, — c'est-à-dire sous l'ancien régime, — les titres de duc et de duchesse à des infâmes conspirateurs... etc. Prétextes : mais Fouquier s'ingénie de la sorte à stimuler le zèle de ses employés, et Naulin, d'ailleurs, emprisonné, comme on l'a vu, n'est plus là pour prendre la défense de son protégé. On signifie à celui-ci, à neuf heures, son acte d'accusation ; à dix il parait sur les gradins ; à deux heures il est condamné ; à quatre heures il n'existe plus. Les jurés en sont ravis : Prieur, en se frottant les mains, parcourt les bureaux du greffe, où, le nez sur leurs copies, travaillent sans relâche les employés terrorisés : — Eh bien, dit-il, ça marche. Allons ! voici enfin le greffe entamé ; le premier chaînon est dénoué ; ça ira de suite... Et Fouquier se promène à grands pas dans la salle, frappant sur les tables, criant à Hurot, en manière de réprimande : — J'ai déjà fait guillotiner l'un de vous : vous y passerez tous si la besogne ne va pas mieux.

Quand il a, de la sorte, réconforté ses collaborateurs, l'accusateur publie donne un coup d'œil à ses audiences ; les deux sections fonctionnent, maintenant, quotidiennement ; il n'y siège qu'irrégulièrement, laissant la besogne à ses substituts Grébeauval et Liendon ; mais il les surveille, dit son mot, rentre à son cabinet, écrit des lettres — il en part, de son officine, plus de quatre-vingts par jour, — passe chez son secrétaire Lelièvre, auquel sont attachés deux commis en chef, Château et Boutron, et qui occupe encore un expéditionnaire, Grillier.

La correspondance du jour mise en train, Fouquier descend à son parquet où dix copistes, sous la direction du secrétaire Poinquarré, rédigent les assignations du lendemain, en laissant en blanc ies noms des accusés, non encore désignés. Puis il passe aux huissiers, dont les commis préparent les procès-verbaux d'exécutions, formules imprimées, rangées en piles sur leur bureau. Ils sont là neuf encore, Simon. Ch.-N. Tavernier, Tirard, Boucher, J.-B. Auvray, Eustache Nappier, Degaignié, Tripier, Simonet, chargés du service des audiences, de l'appel des accusés, de la distribution des actes d'accusation dans la prison : c'est Degaignié qui, habituellement, remplit cet office ; il appelle cela : le journal du soir. Les huissiers accompagnent encore les condamnés jusqu'à l'échafaud, et parachèvent, au retour, les procès-verbaux d'exécution. Des ordres au bourreau, pour les charrettes, les aides, le matériel nécessaire au supplice, Fouquier ne laisse le soin à personne. On voit, dès midi, Sanson flâner dans les couloirs, attendant les instructions du jour : l'accusateur public sait que celui-là est l'homme indispensable, et il est, pour lui, plein d'attentions ; il sait aussi que Sanson a tant d'ouvrage qu'il se ruine, menace de renoncer à une place si chargée et si peu lucrative : car l'exécuteur n'a pas ici, comme en province, droit à la dépouille des suppliciés : on lui a laissé, dans les premiers temps, les dessous, mouchoirs, bottes et souliers qu'il abandonnait à ses aides ; mais, vu l'importance grandissante de ce revenu, la République confisque le tout : aussi les commis du bourreau, les deux Demorets, Le Gros et Le Vasseur, s'adressent-ils à Fouquier-Tinville, faisant valoir que leurs habits se trouvent détruits en très peu de temps, malgré toutes les précautions, par le genre de travail qu'ils font. C'est alors que Fouquier sollicite le Comité de Salut public, en faveur de la guillotine : Cette partie, écrit-il avec un dégoût assez inexplicable et qui touche à l'ingratitude, cette partie, toute désagréable qu'elle soit, méritant de ne pas être négligée à raison de son utilité. A sa requête, le Comité se montre généreux et accorde 20.000 livres au bourreau pour solde d'avances faites en fournitures, depuis l'installation du tribunal révolutionnaire.

 

Sa tournée terminée, Fouquier monte à la buvette : c'est l'heure où les audiences finissent : les jurés reparaissent, et l'accusateur public s'informe des résultats du jour. Si la fournée n'est pas satisfaisante, il tempête : — Vous n'êtes point au pas : il m'en faut deux cents à deux cent cinquante par semaine ! Un jour que six ou sept accusés, sur quinze jugés à la salle Saint-Louis, viennent d'être acquittés, il éclate : — Foutre... ! Quels sont ces bougres de jurés-là : donnez-moi la liste de leurs noms. Et il répète : — Qu'on me donne les noms de ces bougres-là : on ne peut compter sur rien avec ces gens-là ; voilà des affaires sûres qui nous pettent dans la main ! D'autres fois, quand les audiences sont bonnes, il s'amadoue : — La dernière décade n'a pas mal rendu, il faut que celle-ci aille à quatre cents, quatre cent cinquante ; allons, mes bougres, il faut que cela marche. — La semaine prochaine, j'en déculotterai trois à quatre cents.

Et, sans s'attarder à la besogne acquise, il parle de celle du lendemain, annotant ses listes, pointant des noms. — Ce sera une tête de moins. Il parle de tuer comme d'une insignifiante formalité, qu'il est indispensable de remplir : un huissier auquel il commande d'amener au tribunal la duchesse de Biron, revient de la prison en faisant remarquer qu'il y a deux détenues de ce nom : — C'est bon, répliqua Fouquier tranquillement, elles y monteront toutes les deux. Le lendemain, en effet, elles sont toutes les deux exécutées.

Vers la fin de l'après-midi le mouvement, dans les salles et les dépendances du tribunal devient intense : le public, admis aux audiences, est toujours nombreux à l'heure des jugements : l'accès de la galerie des Peintres lui est ouvert et il circule librement dans les dépendances de la Tournelle, au moins jusqu'au corps de garde des gendarmes, installé dans la salle ronde de la tour Bonbec, ancienne buvette du Parlement, au bas des quelques marches qui montent au corridor du bâtiment vieux. Tous les locaux ouvrant sur la galerie des Peintres, les pièces desservies par le corridor qui lui fait suite, aussi bien que l'étage supérieur du vieux bâtiment et de la tour Bonbec, sont occupés par les services du tribunal, cabinets de juges, bureaux des secrétaires, bureaux des huissiers, des assignations, des témoins, des copistes, dépôts d'objets saisis sur les prisonniers ; plus loin, enserrant la Grand'Chambre, sont les nombreux cabinets du greffe, du parquet, du président, des vice-présidents, de l'accusateur public, des substituts, des attachés, des expéditionnaires, des secrétaires, des copistes ; la buvette, les huissiers, les gardiens, tous ceux qu'on appelle les officiers du tribunal : ce nombreux personnel va et vient sans cesse dans le corridor, seule artère de cet immense local, où l'on pénètre uniquement par la galerie des Peintres, puisque, sur la salle des Pas perdus ne se trouve d'autre issue que la porte réservée au public de la Grand'Chambre. A ce mouvement enfiévré, s'ajoute celui des gendarmes des deux compagnies spéciales attachées au service du tribunal, dont, continuellement, on aperçoit, dans les couloirs, parmi les manteaux et les chapeaux noirs des juges, les habits bleus, les buffleteries jaunes et les bicornes à pompons. Ils amènent de la Conciergerie, à l'audience, les accusés, qui passent, les uns, très animés, les joues en feu, les yeux brillants, causant haut, affectant la fanfaronnade, les autres déjà moribonds, le front bas, les joues blêmes, le regard fixe d'épouvante, des femmes âgées qui, soutenues par deux soldats, marchent en priant, les mains jointes ; des jeunes filles en larmes, des nonnes placides, des ci-devant encore hautaines, des magistrats à cheveux blancs toujours dignes. On se range pour faire place à la longue traînée que les habitués accueillent par des quolibets et des invectives. C'est un spectacle dont ils ne se lassent pas, plus attirant peut-être, quand les malheureux passent de nouveau, condamnés maintenant, l'air hébété, ne comprenant pas, se laissant conduire par les gendarmes, sans protestations, sans plainte. A peine un gémissement, un sanglot, tandis que le lamentable groupe disparaît dans la noire spirale de pierre de la tour Bonbec, redescendant vers la Conciergerie, où les bourreaux attendent. Et déjà le couloir a repris son animation coutumière ; les jurés rient à la buvette, les juges regagnent leurs cabinets où ils vont interroger ceux du lendemain : ils marchent vite, l'air soucieux ; souvent ils ont aux yeux des larmes qu'ils s'efforcent de rentrer, parfois surprises cependant.

Les prévenus que les gendarmes amènent individuellement à l'interrogatoire, sortis de la Conciergerie, sont affaiblis par le régime de la prison ; ils ont la barbe longue et sale, les vêtements couverts de brindilles de paille hachée dont se compose leur lit. Cette comparution devant le juge, est une aubaine, qui, pour une heure ou deux, soustrait le détenu au grouillement de la geôle. Ce vaste préau des hommes qu'enserrent tous les bâtiments du tribunal, et que cerne la belle ordonnance du cloître gothique de saint Louis, ce vaste préau, vu de haut, ressemble à une fosse de fauves. Il y a, au premier étage, à la rencontre du corridor et de la galerie des Peintres, une petite fenêtre par laquelle le regard plonge à l'aise dans cette cuve d'agonisants. C'est par cette fenêtre que les huissiers appellent les prévenus à l'instruction. C'est par là aussi que Fouquier, qui ne se risque jamais à descendre dans la Conciergerie, va explorer des yeux son domaine et épier ses prisonniers. Ils sont bien à lui et rien qu'à lui ; il est parvenu à exclure de la Conciergerie tous les prévenus de droit commun, pour n'y garder que ses justiciables. Ceux-ci la remplissent, d'ailleurs, au point que la place lui manque. De tous les points de la République, les comités révolutionnaires et les représentants en missions expédient à Fouquier de nouveaux pensionnaires. L'entassement est tel qu'on ne sait où les loger. Tous les cachots, dont les noms ont des relents d'argot, sont encombrés : la Paillerie, Belair, le Grand César, la Gaillote, le Paradis, la Chambre du Noviciat, la Morgue, la Chambre des Mouchards, la Petite Anglaise... L'un des plus redoutés est Bonbec, ne recevant l'air pur que par le dessous d'une galerie qui éloigne son entrée du jour direct ; les prisonniers y sont couchés dans des lits en forme de cercueil, dont tous les pieds tendent à un même centre commun.

Dans ces caveaux rampe une population étrange, dont une partie semble y être oubliée depuis plusieurs mois, tandis que l'autre se renouvelle presque quotidiennement. Beaucoup de nobles, d'ecclésiastiques, de militaires ; les Parisiens, qui sont nombreux, se retrouvent et fraternisent ; mais il y a aussi des provinciaux, des villageois même, harassés par un long voyage et qui ont l'allure de naufragés. Un groupe de paysans du Mont-Blanc après vingt-deux jours de marche n'y séjourne guère ; Fouquier le réclame pour l'échafaud ; vingt pauvres femmes du Poitou sont étendues à côté de leur maigre bagage et dorment sur le pavé. Leurs regards, dit un prisonnier qui les vit là, leurs regards où ne se peint aucune intelligence du sort qui les menace, ressemblent à ceux des bœufs entassés dans les marchés. Au moment où on les appelle pour le supplice, il faut arracher à l'une d'elles un enfant qu'elle nourrit et la mère pousse des cris aigus qui épouvantent toute la prison.

Le désordre est tel que des témoins, amenés de province, par la gendarmerie, en compagnie des prévenus contre lesquels ils doivent déposer, sont écroués avec eux, à la prison ; longtemps après que les accusés ont comparu devant le tribunal, ces témoins qu'on a négligé d'entendre sont encore sous les verrous et réclament leur liberté.

Le spectacle qu'il ne faut point manquer, c'est le passage des condamnés, descendant du tribunal et traversant le préau pour gagner le greffe où les bourreaux attendent. Des fenêtres de la buvette, où les jurés se groupent pour voir, on n'en perd pas un incident ; dès que les gendarmes apparaissent aux grilles qui ferment, sur la cour, l'escalier Bonbec, les prisonniers se massent avec une avidité sans pareille, anxieux de connaître le nombre de ceux qui vont mourir. Les voilà : les uns graves, marchent les yeux baissés ; on en voit d'autres qui, essayant de rire, se passent la main sur le cou, pantomime expressive et rapide. Ceux qui restent, font escorte, en double haie, à ceux qui partent on se serre les mains, on s'embrasse ; malgré les gendarmes qui activent le défilé, les condamnés vident leurs poches entre les mains des détenus, réclament de leur obligeance un dernier service : une dette à payer, une lettre à faire parvenir, un adieu aux êtres aimés ; ce sont des noms, des adresses indiqués à tout hasard, une dernière confidence dont on charge un ami de trois jours ou même un inconnu ; ce sont des exhortations à ne pas faiblir, des gémissements : Adieu ! Courage !

Un jour, ces embrassements sont interrompus par des cris, que jette un homme posté à l'une des fenêtres du greffe. C'est Fouquier : cette scène le met hors de lui : il trépigne, il montre du doigt un détenu qui a serré la main du condamné Nicolaï, le fils d'un ci-devant président de chambre au Parlement : — c'est à ceux-là, surtout, qu'il garde rancune. Là, là, cet homme habillé de noir. Renfermez-le ! ordonne-t-il aux guichetiers. Le prisonnier est mis au cachot de la tour Bonbec Fouquier fait prendre son nom : il s'appelle Louvatière : le lendemain il est guillotiné.

Peu à peu, après cette tragédie quotidienne, le préau reprend son calme habituel : dans les longs jours de l'été, les détenus s'y promènent jusqu'à huit heures : chacun y vit à sa guise ; du greffe, où les employés préparent les actes d'accusations du jour suivant, on perçoit le bourdonnement de ces vivants voués à la mort imminente : les uns se recueillent pour prier ; d'autres chantent on chante beaucoup à la Conciergerie. Les nouveaux venus sont ébahis de se trouver à pareille fête. Tant d'insouciance, tant de résignation, tant de gaieté même déconcertent ceux qui débarquent de leur province : ces rires en présence de la mort leur semblent plus sinistres petit-être que les larmes.

Le jour tombe : la voix des huissiers de Fouquier crie : le journal du soir ; c'est la distribution des actes d'accusation à ceux qui doivent monter demain. Les chansons cessent, car chacun écoute si son nom est prononcé : dès qu'un prisonnier entend le sien, il va à la grille de l'escalier Bonbec, derrière laquelle se tiennent les appeleurs ; ils n'entrent pas dans le préau et présentent, à travers les barreaux, l'imprimé, en l'accompagnant d'une facétie : — Tiens, voilà ta feuille de route. — Ton extrait mortuaire. Tous les subalternes ont pris, dans la maison, le ton du maître. C'est encore une scène qui vaut d'être vue. Be la buvette, où il remonte, le soir, Fouquier la guette, sans mot dire : il voit les malheureux parcourir avidement le feuillet pour connaître de quel crime ils sont accusés. Beaucoup se montrent rassurés : l'inculpation est, la plupart du temps, si vague et si ridicule ! Quels jurés oseraient prononcer, sur de telles bases, une condamnation — Si encore cela avait le sens commun ! dit le vieux Malesherbes en recevant sa feuille. Certains, aveuglés jusqu'au dernier moment sur la justice du tribunal, gardent confiance, exposent à leurs camarades de cachot ce qu'ils diront pour leur défense : un magistrat invoque le droit romain ! Un autre, récemment arrivé de Toulouse ricane qu'il ne voudrait pas être à la place des juges et qu'il les embarrassera bien. Pauvres gens ! Demain, dès qu'ils auront répondu à l'appel de leur nom, le classique Tu n'as pas la parole, de Dumas, ou le traditionnel Assez causé ! de Coffinhal les aura vite désillusionnés.

En attendant, on se reprend à chanter : du fond des cachots où, sur un signal de la cloche du préau, les détenus sont renfermés quand la nuit est close, le bruit de leurs rires, assourdis par l'épaisseur des murs, met encore une rumeur dans la cour déserte : la tradition exige que les habitants d'une même cellule régalent celui d'entre eux qui doit les quitter le lendemain pour paraître devant le tribunal : il est bien rare que celui-là ne chante pas, au dessert, quelques vers de sa composition ; on boit sec, on entonne le refrain, on discute, on se grise de paroles. Les guichetiers circulent faisant la ronde, portant des flambeaux ; de gros chiens à l'attache hurlent lugubrement, et l'on entend le gémissement régulier de la pompe du préau, où, bien avant le jour, remplit des seaux, Bergerat, le porteur d'eau de la prison.

 

Au greffe, au parquet, on travaille, car l'accusateur public ne dort pas. Les locaux du tribunal sont éclairés durant toute la nuit : le lampiste, Lenfumé, entretient dans les couloirs et bureaux du Palais, deux cent vingt becs dont vingt seulement sont éteints à dix heures du soir ; les deux cents autres brûlent jusqu'à l'aube.

Dans le silence des hautes salles et des escaliers déserts, Fouquier continue à rôder, furetant dans les dossiers, notant un nom, donnant un ordre aux commis fourbus. Par moments, un dégoût l'oppresse : il se plaint de succomber à la tâche. Il confie à la buvetière qu'il est las de ses fonctions ; depuis le 22 prairial il n'a pas de répit. Il aimerait mieux labourer la terre ; et sans doute, en parlant ainsi, revoyait-il dans le grand lointain, les champs d'Hérouël et la ferme paternelle où la vie était si ordonnée et si digne. Quand il allait, naguère aux Jacobins, la foule et le bruit l'empêchaient de penser ; maintenant, le temps lui manque. Il faut que chaque soir il se rende aux Tuileries, afin de prendre les ordres des Comités de la Convention : il quitte le Palais vers dix heures, toujours escorté d'un ou de deux gendarmes. Bien qu'il ait maintenant voiture, il préfère marcher et n'emploie que très rarement François, le cocher du tribunal. Sa fatigue pourtant est telle qu'il a des hallucinations ; un soir, qu'il passe sur le Pont-Neuf, encadré de ses deux soldats, et suivi de Sénar, employé au Comité de Sûreté générale, il s'arrête prêt à s'évanouir. — Je ne suis pas bien, gémit-il, je crois voir les ombres des morts qui me poursuivent..., surtout celles des patriotes que j'ai fait guillotiner. Sénar essaye de profiter de ce malaise pour risquer quelques observations ; mais déjà Fouquier s'est ressaisi : il traite son compagnon d'indulgent et le menace : — J'aurai soin de toit ! Plus tard, sous le guichet des Tuileries, il aperçoit trois hommes mal vêtus, qui semblent embusqués le long d'un mur : — Si j'avais été seul, dit-il, il me serait arrivé quelque malheur.

Au Comité de Salut public, là aussi on veille jusqu'au jour, — l'accusateur public est reçu, privilège unique, dans la salle même des séances, la salle à deux colonnes, qui a été la Chambre de la Reine. Depuis un arrêté des 24 et 25 floréal, c'est le Comité qui discute et rédige la liste des accusés : la loi du 22 prairial a rendu à l'accusateur public le droit de traduire directement, lui donnant en cela, un pouvoir égal à celui de la Convention elle-même néanmoins le Comité fournit une liste : mais il est permis à Fouquier de faire le plein, c'est-à-dire de remplacer, par un autre accusé, celui qui, porté sur la liste du Comité, manquerait à l'appel pour une raison quelconque. Il n'est pas facile de découvrir, dans les vingt ou vingt-cinq maisons d'arrêts de Paris, parmi les huit à dix mille suspects qui s'y trouvent entassés, un prévenu distingué par le Comité : la recherche occupe plusieurs jours : heureusement la Conciergerie est là, où l'on peut puiser, pour faire nombre. C'est ce qui explique qu'un jour quelqu'un racontant avoir vu la veille, à la prison des Oiseaux, la ci-devant princesse de Chimay qu'on croyait émigrée. — Aux Oiseaux ! s'écrie Fouquier, il y a trois mois que je la cherche ! Et la princesse est guillotinée.

Du Comité de Salut public, Fouquier passe au Comité de Sûreté générale : car si le premier lui a remis des noms, le second lui fournit des éléments d'accusation. C'est là, en effet, que, depuis le 17 octobre 1792, s'accumulent les dénonciations émanées de tous les points de la France : cent mille suspects, plus peut-être, y ont leur dossier, et cet innombrable répertoire est une mine qu'il est indispensable d'exploiter.

S'il faut en croire Fouquier-Tinville, ses entrevues avec les membres du Comité de Sûreté générale n'ont rien eu que de correct et d'administratif ; mais une nuit qu'on l'y attend à une heure du matin, il arrive, fort ému, et très en retard, se plaignant d'avoir été maltraité dans un corps de garde. Un détenu de la Force, Ferrière-Sauvebœuf est là, où on l'a amené, de sa prison, pour l'interroger : il voit Fouquier entrer dans un cabinet voisin de la salle où, lui, Ferrière, est gardé par un gendarme, et il l'entend dire : — J'en ai aujourd'hui trente-neuf qui vont à la Barrière renversée pour les complots de Bicêtre ; demain j'en mettrai soixante. Et des voix s'exclament Bravo ! Sur quoi on appelle Ferrière-Sauvebœuf, on lui annonce qu'il va être reconduit à la prison de la Force et Fouquier, l'interpellant — : Tu devrais, insinue-t-il, nous faire connaître les complots de la Force. C'était l'époque, où l'on venait d'entreprendre les prétendues conspirations des prisons d'où résultèrent de si terribles hécatombes : — Allons, tu les connais, ces complots, disent à Sauvebœuf les membres du Comité. Comme il se défend d'en rien savoir, l'un des conventionnels insiste : Tiens, il y a une chose toute simple : tu es un ci-devant ; tu connais donc tous les ci-devant ; ils sont tous contre-révolutionnaires : par conséquent, ou tu les fréquentes, et alors tu dois être leur complice, ou tu les fuis, et, dans ce cas, tu dois nous dire pourquoi. Malgré cette menace insidieuse, le prisonnier persiste à ne rien révéler.

On le voit, Fouquier n'hésite pas, du moins quand il est en présence de ses chefs, à se tailler lui-même de la besogne. Il ne marchande pas sa peine. A deux ou trois heures du matin seulement, souvent plus tard, quand il fait grand jour, il regagne, toujours accompagné de ses gendarmes, la maison de justice : ses scribes travaillent encore. Il ne prend pas le temps de monter à son logement de la Tournelle, où dorment sa femme et ses deux enfants jumeaux : il s'étend tout habillé sur un matelas, jeté dans son cabinet, y reste deux ou trois heures, essayant de sommeiller ; mais au petit jour, Dancel, le balayeur du tribunal, le réveille, et l'écrasant labeur recommence.

 

Un seul sentiment semblait rattacher Fouquier-Tinville à l'humanité : celui de la confraternité envers ses anciens camarades de la Société des Procureurs. Il en avait sauvé deux, Lot et Berthereau, dont un Comité révolutionnaire avait ordonné l'arrestation. Berthereau avait rendu, à Fouquier, lorsque celui-ci était à ses débuts, d'importants services : il était l'oncle de Lot.

Au plus fort de la Terreur, alors que trente ou quarante têtes tombaient journellement, Berthereau, qui n'avait plus d'autre souci que celui de se faire oublier, se promenait un jour mélancoliquement sur le Port au blé : il vit venir à lui, dans ce lieu désert, l'accusateur public qui errait, le front soucieux, l'œil aux aguets. Berthereau s'efforce de l'éviter ; mais Fouquier-Tinville l'aborde et la conversation s'engage :

Fouquier, toi qui fus un homme de loi, peux-tu concevoir qu'on juge cent personnes par jour ?

Ne m'en parle pas ! réplique Fouquier en portant ses mains à son front. Ces bougres-là veulent me perdre ; mais ils ne me tiennent pas encore : il n'est pas tombé sur l'échafaud une seule tête que je n'en aie un ordre écrit.

Mais comment obéis-tu à de pareils ordres ?

Si une de ces têtes-là ne fût pas tombée, c'eût été la mienne qui eût roulé sur l'échafaud mais j'ai tous les ordres signés du Comité, bien en règle, dans mes cartons. S'ils me font un jour mon procès, je les entraînerai tous avec moi je ne périrai pas seul.

Fouquier mentait, d'ailleurs : il n'avait pas, dans ces cartons, tous les ordres signés ; mais c'était l'excuse qu'il alléguait auprès de ses anciens collègues, non point pour se laver du sang versé, mais plutôt pour parer, en quelque façon, au discrédit qui pouvait rejaillir sur lui, ancien homme de loi, du mépris des procédures et de la suppression des formes judiciaires. Scrupule d'autant plus singulier qu'il subsistait seul dans cette âme dévoyée.

Il conservait quelques relations avec un autre procureur, Bligny, celui-là même auquel, dix ans auparavant, il avait cédé sa charge ; Bligny allait voir, parfois Fouquier, dans son cabinet, au Palais : il entrait là comme un belluaire dans la fosse d'un tigre. S'il consentait à s'y risquer, c'était dans l'espoir de sauver quelque vie humaine : il causait familièrement avec son redoutable confrère, lui parlait de sa famille, de ses enfants, évoquant les vieux souvenirs du Châtelet, certain d'intéresser ainsi Fouquier, qui s'en montrait toujours friand. Bligny glissait alors le nom du malheureux qu'il désirait arracher à la mort ; mais l'accusateur public résistait : — J'ai des ordres, disait-il. L'autre revenait à la charge : — Voyons, Fouquier, fais cela pour moi, un vieux camarade, le seul de tous les anciens du Châtelet qui ait conservé des relations avec toi.

Et Fouquier faiblissait parfois : il sortait le dossier, le mettait à l'écart et renvoyait Bligny en bougonnant.

Il eut un jour l'audace... Mais l'anecdote est si pittoresque qu'elle perdrait à ne point être citée dans son texte original : la voici telle qu'elle fut écrite d'après les souvenirs de ceux-là même qui furent, bien malgré eux, les témoins de ce fait étrange :

— Avant la Révolution de 1789, il existait déjà, depuis plusieurs années, une société composée de procureurs au Châtelet de Paris qui se réunissaient à un jour donné de chaque mois pour dîner chez un restaurateur. Cette réunion était connue sous le nom de Société du Châtelet. Le nombre de ses membres était de 20 à 24. Lorsqu'une place devenait vacante, on proposait le procureur qui désirait entrer dans la Société, et le mois suivant, il était admis, si dans l'intervalle il ne s'était manifesté aucune opposition. La suppression du Châtelet, les premiers orages de la Révolution, les événements de 1791 et de 1792, le règne de la Terreur même, ne suspendirent pas la réunion mensuelle de la Société du Châtelet.

Un jour de l'année 1794, la Société du Châtelet était réunie chez le traiteur Legacque. L'entrée de ce restaurant se trouvait sur l'emplacement actuel de la rue de Rivoli, en face de la rue du Dauphin. Les fenêtres du côté opposé s'ouvraient sur la terrasse des Feuillants. Les membres de la Société venaient de se mettre à table lorsqu'un garçon de service ouvre la porte et place un couvert. A l'instant paraît Fouquier-Tinville. Tous les convives sont frappés de stupeur. — Il est déjà tard, dit Fouquier, je n'avais pas dîné, je me suis rappelé que c'était votre jour de réunion, et j'ai pensé à vous demander à dîner. — Un silence glacial est la seule réponse, et les deux voisins de Fouquier s'écartent de lui. — Ah ! il paraît que je vous gêne... Je suis de trop ici ? — Même silence. Il y avait dans le regard des convives et dans leur mutisme solennel quelque chose de si énergiquement réprobatif que Fouquier, comme s'il y eût été provoqué par son juge, se sentit obligé de se défendre. — Voyons, dit-il, qu'avez-vous à me reprocher ? Nul de vous n'a à se plaindre de moi ; c'est moi plutôt qui aurais à me plaindre de vous. J'étais votre confrère, vous m'avez renvoyé et forcé de vendre ma charge. J'étais sans ressources ; la Révolution a éclaté, et je m'y suis jeté sans prévoir où cela me conduirait ; plus tard, on m'a nommé accusateur public, et j'ai accepté avec la même imprévoyance... J'aurais dû sortir de là. Le courage m'a manqué, et il n'était plus temps. — Il s'arrête, sa voix tremble, il pleure. Alors toutes ces bouches, muettes jusque-là, font explosion ; un concert de malédictions s'élève contre lui. On lui reproche la mort des malheureux que chaque jour il envoie du tribunal à l'échafaud. Il essaie quelques explications, mais les interpellations partent de tous côtés. Les noms des plus illustres victimes lui sont jetés à la face. — Et M. Angran d'Alleray, lui crie une voix, M. Angran d'Alleray, qui t'avait protégé si longtemps ; qui, dans sa trop grande bonté te soutenait contre tes confrères lorsqu'ils voulaient te chasser de leur sein, celui-là aussi, tu l'as assassiné. — J'ai voulu le sauver, s'écria Fouquier, et il m'a repoussé... Mais à ce nom d'un magistrat qui avait laissé parmi les hommes de Palais la mémoire la plus chère et la plus vénérée, les imprécations redoublent. M. de Vauvert, emporté par un mouvement d'indignation furieuse, d'une main prend Fouquier-Tinville au collet, et de l'autre saisissant un couteau : — Je veux délivrer la France d'un monstre tel que toi. On se précipite sur M. de Vauvert et on le désarme.

A cette scène violente succède le silence glacial qui l'avait précédée... quelques minutes se passent ; puis Fouquier se lève et dit en se retirant : — Pardonnez-moi d'avoir troublé votre réunion ! J'ai eu tort de venir ici ! A peine fut-il sorti, que chacun, tremblant pour M. de Vauvert, le supplia de veiller à sa sûreté, et l'engagea à ne pas coucher chez lui. Mais M. de Vauvert, sous des manières simples, cachait un caractère ferme et énergique. Fouquier, dit-il, n'osera pas me faire arrêter. Et il refusa de quitter son domicile. Ni M. de Vauvert ni les autres membres de la Société du Châtelet ne furent inquiétés. Peut-être le faut-il attribuer à un reste de cet esprit de confraternité qui, dans l'ancien Barreau surtout, exerçait une puissance singulière.

En 1806, la Société du Châtelet comptait encore dans son sein M. de Vauvert et plusieurs des témoins de la scène que nous venons de raconter, c'est de leur bouche que les détails en furent alors recueillis.

 

Pourtant quelqu'un avait envié la place de ce paria. Dumas cabale pour se faire nommer accusateur public : Fouquier, avisé, obtint pour Dumas la présidence, et, depuis lors, les deux compères restèrent en apparence très unis. Au fond, ils étaient des ennemis mortels. C'est Fouquier, maintenant, dont le Comité de Salut public cherche à se débarrasser. L'accusateur prend cependant bien de la peine ; chaque jour accroit son souci. La Conciergerie ne suffisant plus à lui fournir des victimes, on lui a concédé les immenses collèges du Plessis et Louis-le-Grand, rue Jacques, où il entasse des prisonniers et qu'on appelle le magasin de Fouquier : il possède l'Archevêché, devenu l'hospice national du tribunal révolutionnaire ; malgré ces annexes, la place manque encore ; il lui faut une nouvelle prison et l'on a fait choix de l'ancien collège des Quatre-Nations, dont il hâte les travaux d'aménagement. Pour tant de justiciables, les salles d'audiences sont bien étroites. Dumas rêverait, a-t-on dit, de transformer la salle des Pas perdus en un colossal prétoire, où l'on pourrait juger à la fois, en feu de file, c'est son mot, trois cents accusés ; mais le temps fait défaut et l'on se contente d'agrandir démesurément les gradins de la Grand'Chambre.

Pour satisfaire aux commandes, il faut que redoublent d'activité les employés de cette manufacture nationale d'assassinats. Danton avait coutume de dire que en révolution il faut bâcler et non régler. On bâcle donc. Les actes d'accusation, — simples formules toujours les mêmes, — sont remis incomplets aux secrétaires du parquet qui les copient par morceaux. Souvent, à huit heures et même neuf heures du soir, ils ne les ont pas encore. Il leur arrive d'être si pressés qu'ils ne peuvent prendre les noms des prévenus, laissés en blanc sur les minutes, qu'au moment de l'ouverture de l'audience, dans le bureau des huissiers. Ordinairement, on attend pour remplir ces blancs, qu'on ait découvert les accusés dans les diverses prisons : on a un homme payé pour les rechercher et, à mesure qu'on les trouve, on remplit leurs noms dans les actes. Un jour on avait mis en jugement, sur l'ordre du Comité, cent cinquante-huit prévenus. L'acte d'accusation était dressé ; Fouquier, contrairement à ce que pensait Dumas, estima que c'était trop. On divisa donc la fournée en trois, dont la première fut de soixante ; l'affaire alla si vite que Anne Ducret, le commis-greffier, n'eut pas le temps de recopier la pièce et les juges signèrent ainsi l'arrêt de mort de cent cinquante-huit personnes dont soixante seulement avaient été jugées : la nuit suivante, on bâtonna, sur l'acte, les noms qui n'y devaient pas figurer.

Soixante, le 10 messidor ; cinquante, le 21 ; quarante-six, le 22 ; ces chiffres semblent maintenant normaux. Outre les grandes fournées des conspirations de prison, on juge des isolés, des petits groupes de sept, de dix, de douze accusés, — des misères, dit le juré Vilate. Dumas, souvent ivre, ne pose à chacun qu'une seule question, celle de son nom ; il siège en furieux, ayant sur sa table deux pistolets, car il a peur : chez lui, rue de Seine, il vit tapi avec sa femme et son enfant ; sa porte est percée d'un judas au moyen duquel il observe les visiteurs. Coffinhal, le vice-président, s'enivre également : il va boire chez Morisan ou au cabaret. Sous la direction de ces deux hommes, les débats simplifiés, comme on l'a vu, allégés des interrogatoires, de l'audition des témoins, des plaidoiries, sont devenus une des formalités de l'exécution, une sorte de première toilette, qui n'a pas même pour résultat d'assurer l'identité des condamnés.

Et, chaque jour, sauf le décadi, l'usine de Fouquier fonctionne de la sorte : le public, fidèle au spectacle, s'en désintéresse, tant la chose est écourtée : il n'applaudit plus aux condamnations : en revanche, il manifeste hautement sa joie et sa satisfaction quand survient, par hasard, un verdict d'acquittement. Les amateurs d'émotions fortes préfèrent à ces audiences toujours les mêmes, le chargement des charrettes qui, bien avant midi, attendent dans la cour du Mai : la guillotine a ses habitués, ses enthousiastes, ses dévots. On connaît le mot du conventionnel Amar : — Allons au pied du grand autel voir célébrer la Messe Rouge, allusion aux cérémonies de jadis, alors que, le lendemain de la Saint-Martin, les cours du Parlement, en grand costume, assistaient à l'office de réouverture, devant la chapelle des Procureurs, dans la salle des Pas perdus. Fouquier, resté l'homme des traditions, s'offrit une de ces fêtes, lors de l'exécution des cinquante-quatre accusés de tentatives criminelles sur Collot d'Herbois et sur Robespierre. Le jugement n'avait pas prononcé que les condamnés seraient revêtus de la chemise rouge des assassins ; l'accusateur public exigea, néanmoins, qu'on procédât à leur travestissement : il fallut attendre longtemps avant qu'on pût se procurer, dans les magasins du voisinage, assez d'étoffe pour en revêtir toutes les victimes : encore se contenta-t-on d'une bigarrure ; et c'est de coupons de serge amarante ou d'autres nuances du rouge, qu'on enroula les moribonds au moment de les hisser sur les charrettes.

Ce qui rendait les audiences monotones, c'est que, depuis les amalgames, la sentence était prononcée en l'absence des accusés l'interrogatoire terminé, le président clôturait les débats et l'on reconduisait les comparants à la Conciergerie où les huissiers venaient donner lecture du jugement. Cette innovation supprimait les chances d'incident. L'aspect des immenses gradins, qui occupaient maintenant tout un côté de la Grand'Chambre et s'élevaient jusqu'à la corniche du plafond, n'en était pas moins épouvantable, tant en raison de la stupeur résignée de ceux qui y figuraient, que par l'étonnante diversité de leur âge et de leur condition. Le 1er thermidor c'est Saint-Pern, un enfant de dix-sept ans, appelé au tribunal par erreur, qui n'est pas compris dans l'acte d'accusation, mais qui n'en est pas moins condamné à mort ; pendant le réquisitoire, il tient la main du gendarme placé près de lui, pour montrer à cet homme qu'il n'a pas peur ; c'est le soldat qui retire sa main parce qu'elle tremble. Le 4, on amenait les femmes Noailles, la maréchale, qui avait soixante-dix-neuf ans et sa fille, la vicomtesse Anne-Dominique : toutes deux étaient sourdes ; il fallut pour leur demander leurs noms que le président les fit approcher de son bureau ; la maréchale, toute cassée de vieillesse descendit des gradins au bras d'un gendarme. C'est tout ce qu'elles surent du procès.

Un autre septuagénaire, Puy de Vérine, ex-maitre des comptes, y comprit moins encore : il était non seulement sourd, mais aveugle depuis trois ans, tombé en enfance, et, dans la prison, on s'était vu obligé, par crainte d'infection, de le changer de linge plusieurs fois par jour. On eut, dit un témoin, toutes les peines du monde à lui faire entendre ce dont il s'agissait. Quand on crut l'avoir mis au courant, on l'envoya à l'échafaud. Certain jour, on vit rouler des gradins une accusée qui avait le corps et la langue paralysés. Fouquier à qui on expliquait les causes de la chute, dit : — Ce n'est pas la langue, c'est la tête qu'il nous faut. Il y avait plus lamentable encore : bien des femmes affolées par l'idée de mourir, se déclaraient sur le point d'être mères et obtenaient ainsi un sursis : les médecins du tribunal décidaient de leur sort : il leur eût été facile de sauver, par un mensonge, bien des existences ; mais ces gens-là ne mentaient pas : eux aussi, sans doute, étaient esclaves de leur impitoyable devoir et la plupart du temps leur diagnostic concluait à l'exécution immédiate. Dans certains cas, pourtant, la femme était expédiée à l'hospice de l'Évêché, en attendant le terme fatal. Pour quelques-unes ce fut le salut : thermidor survint avant qu'elles fussent mères, c'est à leur enfant qu'elles furent redevables de la vie. L'une d'elles, Mme de Blamont, condamnée à mort et échappée ainsi à la guillotine, vécut jusqu'en 1870. De toutes les personnes ayant comparu devant le tribunal révolutionnaire, c'est vraisemblablement elle qui disparut la dernière. Quelques-unes avaient été moins chanceuses : tout autre que Fouquier-Tinville eût oublié ces malheureuses dans leur prison ; sa responsabilité était couverte par le certificat des médecins. Mais il ne perdait pas de vue les futures mamans ; il se faisait rendre compte de leur état, guettait son heure : hélas ! elle sonnait, inéluctable. La fin du siècle de Voltaire connut ces choses monstrueuses : des femmes, voyant approcher, dans l'angoisse et dans l'épouvante, le moment de la maternité : il se trouvait des bourreaux pour arracher de leurs bras l'enfant à peine dans ses langes, et, toutes chancelantes encore, elles étaient traînées à l'échafaud. La Terreur atteignait là son apogée : les collaborateurs de Fouquier, eux-mêmes, quelque blasés qu'ils fussent, bronchaient devant l'horrible besogne. Un jour, l'un d'eux, terrifié, entrant au greffe, osa dire à ses camarades : — C'est fini ; on ne juge plus ; nous y passerons tous, nous sommes tous perdus ! Et l'on vit, au parquet, un portier de prison, Blanchard, fondant en larmes, déclarant, à travers ses sanglots, qu'il en avait assez, qu'il démissionnait, qu'il n'était pas fait pour occuper une pareille place et que cela le rendait malade.

Le 9 thermidor on jugeait à la Grand'Chambre vingt-trois accusés : Mme de Maillé était du nombre : elle aurait dû passer l'avant-veille avec son fils. Le jeune homme fit partie de la fournée ; mais quand on appela sa mère au quartier des femmes de la Conciergerie, les huissiers se trompèrent et amenèrent au tribunal, à sa place, une dame Mayet ; on reconnut l'erreur, et on passa outre. Mme Mayet fut condamnée, puisqu'elle était là, et le surlendemain Mme de Maillé retrouva son tour. En apercevant les gradins sur lesquels s'était assis son fils, un enfant de dix-sept ans, elle fut prise de convulsions nerveuses si violentes, que quatre hommes réussirent avec peine à la maintenir et à l'emporter dans la salle des témoins. Elle resta là, sans soins, exposée aux regards des passants, tant que dura l'audience ; on ne la reconduisait pas à l'infirmerie parce que le président Scellier attendait qu'un moment de calme permît de la mettre en jugement. Mais la crise fut plus longue que les débats, et il fallut bien renvoyer Mme de Maillé au lendemain.

A la salle Saint-Louis, le même jour, autre incident : Dumas préside, entouré des juges Maire, Deliége et Félix. Fouquier est à son siège : vingt-quatre accusés ont pris place sur les bancs. Vers trois heures, des agents du Comité de Salut public se présentent à l'audience, et interrompent les débats. Qu'y a-t-il ? Ordre de la Convention d'arrêter le président Dumas. Très pâle, celui-ci se lève de son siège et dit — : Je suis perdu ! Dumas, en effet, n'a pas la conscience tranquille : il sait que, depuis cinq jours, on l'a signalé au Comité de Sûreté générale comme ayant fait acquitter à prix d'argent, un accusé traduit au tribunal révolutionnaire. C'est à cette dénonciation que, dans sa pensée, il attribue son arrestation. Il suit les agents qui l'emmènent. Les gens d'alors vivaient dans l'inattendu et dans l'incroyable : ils y étaient faits : aussi le départ de Dumas ne causa point d'émoi. Maire prit sa place au fauteuil, et prononça la condamnation de tous les accusés, moins un. Comme Fouquier sortait de l'audience, à trois heures et demie, il rencontra, dans le corridor, l'huissier Simonet. Celui-ci l'avertit qu'on battait la générale dans la rue Saint-Antoine et qu'il y avait peut-être danger à faire sortir les condamnés pour les conduire au supplice. Fouquier qui était pressé, car il allait dîner à l'île Saint-Louis, répondit que ce n'était rien, qu'il fallait procéder comme à l'ordinaire.

Il quittait donc son cabinet où il avait déposé son manteau d'audience et son chapeau à plumes, quand il fut abordé par Comtat, employé au greffe, qu'accompagnait Sanson, l'exécuteur, fort perplexe. Comtat, lui encore, représente qu'il y avait des mouvements dans Paris et qu'il serait prudent de remettre au lendemain l'exécution. Fouquier s'adressant au bourreau, répliqua : — Va ton train, il faut que la justice ait son cours.

Puis il s'éloigna. La dernière tête qu'il avait obtenue, ce jour-là était celle de la veuve du paralytique aveugle, Puy de Vérine. C'était, depuis un mois, la millième que lui accordait le jury. La millième !