LE CHÂTEAU DE RAMBOUILLET

SIX SIÈCLES D'HISTOIRE

 

CHAPITRE XVI. — DEPUIS 1830.

 

 

Décadence. — Le château devenu guinguette. — Démolition de la vieille paroisse seigneuriale. — Le Second Empire. — Locataires de marque. — Le président Félix Faure. — Rambouillet, résidence présidentielle. — Les appartements. — Les parterres. — La Laiterie.

 

Bien qu'un mauvais plaisant ait affirmé que les chevaux de Marly, dressés à l'entrée des Champs-Elysées, sont l'image du peuple français, toujours bridé et toujours cabré, ce peuple est certainement de tous le plus docile, le plus conciliant, le plus facile à gouverner : pourvu qu'on lui assure la liberté du travail, la possibilité de l'économie et la protection contre les aventures, il se déclare satisfait et n'en demande pas davantage. On le vit bien, au cours du XIXe siècle, alors qu'aucun gouvernement n'atteignit sa vingtième année : à Rambouillet comme ailleurs on supportait stoïquement la secousse du changement de régime et on se reprenait à vivre, sans regards sur le passé et sans trop d'illusions sur l'avenir. Là, comme ailleurs encore, on fit disparaître les bustes de Charles X, ainsi que, quinze ans auparavant, on avait supprimé les bustes de l'Empereur ; on inaugura celui de Louis-Philippe par un grand bal dans les salons du château et on dépêcha à Paris une députation chargée de présenter au nouveau roi les hommages de la ville.

Elle pouvait cependant concevoir certaines inquiétudes : qu'allait-il advenir de la Forêt et du château, ces deux providences du pays ? La Cour bourgeoise du Roi-citoyen affectait un tran-tran familial fort opposé au luxe traditionnel de la monarchie défunte et l'on craignait de ne plus revoir les chasses princières et les lucratifs séjours de souverains auxquels le pays avait dû sa prospérité. On fut bientôt fixé : Rambouillet était exclu de la dotation accordée par les Chambres à Louis-Philippe ; la Vénerie était congédiée ; le château devait être employé ou vendu par l'État. En 1833 la chasse de la Forêt fut donc louée à des particuliers ; l'ancien palais du roi de Rome qui avait coûté 800.000 francs fut mis aux enchères et vendu 72.000 francs. Le château et le parc trouvèrent un locataire en la personne du baron Schikler qui l'occupa jusqu'en 1846 ; le comte Duchâtel lui succéda : pour 9 500 francs, montant du loyer annuel, il jouissait de cette propriété royale, — la Laiterie exceptée, — preuve éclatante que, en ce temps reculé, on se logeait à bon compte dans cette région de l'Ile-de-France...

Le 24 février 1848, la République étant proclamée à Paris, les Rambolitains confinèrent dans quelque grenier le buste de Louis-Philippe et adressèrent leur adhésion au gouvernement nouveau-né ; mais, l'année suivante, le comte Duchâtel résilia son bail et l'Administration des Domaines chercha vainement un locataire qui consentît à lui succéder. Malgré d'alléchantes réclames annonçant la mise en adjudication d'un château comportant plus de cent salons ou chambres, de ses pièces d'eau, de sa Laiterie, de ses immenses jardins d'agrément, d'une contenance de 128 hectares, et du droit de chasse dans le grand parc, le tout pour la somme totale de 10.900 francs, aucun amateur ne se présenta ! La vénérable demeure du comte de Toulouse risquait d'être mise en vente et démolie pour ses matériaux. Ce fut le chemin de fer qui la sauva. Le 5 juillet 1849 la ligne de Paris à Chartres avait été inaugurée et livrée, le 12, au public : cette nouveauté enchantait les Parisiens ; elle rapprochait d'eux une région presque inexplorée, en raison de son éloignement, une forêt réputée, un parc royal ; certains hommes d'affaires, spéculant sur ces attractions, imaginèrent de les mettre à la portée des moins fortunés : pour deux francs cinquante ils transportaient les voyageurs depuis la gare Montparnasse jusqu'à Rambouillet, et le retour était gratuit ; les salons où tant de rois avaient résidé devinrent des salles de restaurant à bon marché, — spécialité de gibier et de poisson. Des jeux de bague, des boutiques foraines, des amusements divers furent installés sous les Quinconces ; entre le château et la grande pièce d'eau s'établit un bal à grand orchestre ; des gondoles, — sans doute, celles qui jadis promenaient les impératrices, — conduisaient les visiteurs à la Laiterie royale et aux Iles où, le soir, on tirait un feu d'artifice ; même un Rambolitain avisé se procura une robe de bure à capuchon, s'agrémenta d'une longue barbe et prit possession de l'ermitage du jardin anglais où les candides promeneurs s'émouvaient de surprendre en prières ce pieux solitaire... Cette foire populaire connut d'abord une grande vogue ; l'affluence était telle que le chemin de fer n'y suffisait pas ; le restaurant du château refusait des dîneurs et toutes les auberges de la ville étaient assiégées. Mais ce succès, presque exclusivement dominical, ne couvrait pas les frais de l'entreprise et le château profané ferma ses portes.

On le croyait, cette fois, condamné à mort : en vain d'autres spéculateurs tentèrent de lui procurer un sursis ; un cercle de Paris y créa un salon d'été ; d'autres, plus hardis, ayant constaté les vertus spéciales d'une source du parc, rêvaient d'un établissement thermal qui eût détrôné Plombières et Vichy. Le gouvernement coupa court à ces songeries en décrétant que le château serait transformé en une maison d'éducation destinée aux orphelines dont les pères auraient été décorés de la médaille militaire. Cette fois les Rambolitains protestèrent ; pris de la nostalgie des grands jours qu'avaient connus leurs pères, ils voulaient pour châtelains des chefs d'État et des Altesses et, par la voix de leur conseil d'arrondissement, ils implorèrent du prince président de la République l'honneur pour Rambouillet d'être compté parmi les immeubles nationaux affectés à sa résidence. Leur vœu fut exaucé ; trois mois plus tard l'Empire était restauré et le château de Rambouillet redevenait palais impérial.

Cette promotion lui valut d'être habité, durant plusieurs mois, par une cousine de Napoléon III, la princesse Bacchiochi, alors âgée de cinquante-trois ans ; mais l'Empereur n'y séjourna pas, Compiègne, Fontainebleau et Saint-Cloud étant plus logeables. A partir de 1859 seulement la Cour y vint chasser et les tirés du grand parc reçurent annuellement des fusils de marque. Napoléon III y chassa pour la dernière fois le 6 janvier 1870 ; huit mois plus tard, les Prussiens prenaient possession de la ville qui fut accablée de réquisitions, menacée d'incendie, soumise à des exactions sans nombre ; un officier de uhlans, faisant fonction de major, habitait le château ; le 15 mars 1871, enfin, Rambouillet était délivré de la présence des ennemis.

Au début de l'été, le bruit se répand que M. Thiers, chef du gouvernement provisoire, viendra passer une partie de la belle saison au château dont on prépare les appartements ; en septembre est inaugurée la nouvelle église dont la construction a duré trois ans et, l'année suivante, la séculaire paroisse, mêlée depuis tant de siècles à l'Histoire, est démolie ; des vieilles pierres qui ont vu prier Louis XIV, Louis XV, Louis XVI et Charles X, certaines sont employées à la construction de la villa le Jalon, la première qui fut élevée en bordure du chemin qui mène à Grenonvilliers : on utilisa ainsi quelques piliers de l'ancienne église portant l'écusson des d'Angennes ; quant aux ossements des membres de cette famille qu'on exhuma des caveaux mis à jour, ils furent réclamés par les châtelains du Tremblay.

Le château trouva enfin un locataire : le duc de la Trémoille qui, moyennant 10.000 francs par an, allait l'occuper, durant la saison des chasses, jusqu'en 1883 ; il y reçut magnifiquement le prince de Galles, le maréchal de Mac-Mahon, les princes d'Orléans. A l'expiration de son bail, il offrait de tripler le prix de la location pour en conserver la jouissance ; mais il était indispensable que le président de la République, alors M. Grévy, quand il chassait dans les tirés du grand parc, disposât des appartements du château pour y traiter ses invités, et le bail du duc de la Trémoille ne fut pas renouvelé.

Ni Grévy, ni Carnot, ni Casimir-Perier n'habitèrent le château ; ils ne firent qu'y passer aux jours des chasses officielles. Félix Faure fut le premier qui, sur l'invitation des sénateurs et des députés de Seine-et-Oise, s'y installa, en 1894, avec sa famille, et là population lui fit un accueil enthousiaste ; fidèle à son destin, le vieux château, théâtre de tant d'événements, abri de tant de figures d'Histoire, recouvrait, sur le tard, le privilège d'être la résidence d'été des chefs de l'État, et, depuis lors, tous les présidents de la République l'ont successivement habité. M. le président Gaston Doumergue, qui l'occupe maintenant durant les vacances parlementaires, s'est pris de curiosité pour les Annales de cette antique demeure ; grand liseur d'Histoire, il consacre les loisirs que lui laissent ses éminentes fonctions à recueillir les traditions du passé lointain ; il se plaît, chaque matin, à de longues marches dans les solitudes du grand parc dont les immenses garennes, les ombreuses avenues et les solennels carrefours dégagent un charme mélancolique dont il aime la grandeur. Le château et les jardins de Rambouillet lui devront beaucoup : il s'intéresse à leur entretien, s'attriste de l'abandon où sont laissées, faute de ressources ou de personnel, certaines parties de l'immense domaine. Ayant au deuxième étage ses appartements particuliers, prenant vue sur les parterres et le grand canal, le Président réserve les beaux salons du premier étage aux réceptions officielles. L'ancien appartement d assemblée du comte de Toulouse est superbement meublé, si l'on excepte la première pièce aux belles boiseries dont les sièges, plus remarquables par leur origine que par leur beauté, — ils sont l'œuvre des élèves de Saint-Denis, — détonnent quelque peu avec l'exubérante magnificence des lambris de chêne. C'est probablement dans le fond de ce salon, à la place où se voit aujourd'hui une grande tapisserie des Gobelins, qu'était tendue, au temps de Louis XVI et de l'Empire, la grande carte volée par les Prussiens ; restituée après la mort de Blücher, en 1819, cette carte n'est jamais rentrée au château : elle est actuellement à l'hôtel de ville de Rambouillet où elle occupe tout un panneau de la salle des séances du Conseil municipal.

Le cabinet de bains de Napoléon Ier a conservé sa décoration impériale, assez maladroitement corrigée par les nettoyages de la Restauration ; l'ancienne grande salle qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles et jusqu'en 1820, formait, on croit pouvoir l'assurer, l'antichambre et le premier salon de l'appartement du Roi, est décorée de deux splendides tapisseries dont l'une surtout est particulièrement intéressante : elle représente, d'après les cartons d'Oudry, Louis XV, — très ressemblant, dit-on, — descendant de son soufflet, petite voiture à une place au moyen de laquelle il se rendait sur le terrain de chasse ; tandis qu'on le botte, il écoute le rapport que lui présente le Grand Veneur. Cette vaste salle est aujourd'hui la salle à manger du château ; on la désigne, — à tort peut-être, — comme étant la salle de l'abdication de Charles X ; c'était, en 1830, le grand salon de la duchesse d'Angoulême. Une autre désignation est certainement erronée ; c'est celle attribuée par les guides au charmant cabinet de bains, tout en faïence de Delft, qu'on montre au rez-de-chaussée du château et qu'on nomme la salle de bains de Marie-Antoinette. Autant qu'on peut se débrouiller dans l'ancienne distribution des appartements, la Reine habitait l'aile de l'Est, démolie sous le Premier Empire ; elle aurait dû, pour se baigner, soit descendre au jardin et faire le tour du château, soit traverser tous les appartements du Roi. Ce cabinet dès faïences fut, très probablement, la salle de bains du comte et de la comtesse de Toulouse.

On est là au niveau des parterres qui sont agréablement fleuris durant les séjours du Président. Ce n'est pas, certes, une opulente décoration composée, comme à Trianon, sous Louis XIV, de 1.900.000 pots de fleurs que l'on mettait en terre et dont on changeait l'arrangement deux fois par jour si on le souhaitait ; ce sont de modestes bégonias, de simples géraniums et quelques très belles pyramides de roses grimpantes, telles, peut-être, que le grand Roi n'en a jamais eu. Dans le jardin anglais du duc de Penthièvre, la chaumière des coquillages est toujours, à l'intérieur, dans l'état de dégradation qu'on a décrit plus haut. Quant à la Laiterie, la perle du parc, elle attire un grand nombre dé visiteurs ; mais le rocher qu'elle abrite est toujours veuf de la Chevrière de Julien ; celle-ci est au Louvre et sa place, dans sa grotte natale, est occupée par la Baigneuse de Beauvallet qui n'est ni à l'échelle, ni dans le style du joli temple. Cela date de 1816 : c'était alors du provisoire, et, depuis cent quatorze ans, ça duré encore ! Ça durera toujours, à moins que quelque fonctionnaire, vraiment artiste, passe là et constate cette profanation. Il serait si facile de restituer sa beauté première à ce délicieux décor en y replaçant la statue pour laquelle il fut créé. Qu'on recueille au Louvre les marbres qui, dans nos jardins, sont exposés aux injures des passants ou du climat, rien de plus justifié ; mais tout vestige du passé, lorsqu'il se trouve à l'abri des intempéries et des dégradations, doit rester à sa place, ou la reprendre, s'il en a été malencontreusement dépossédé. Tel est le principe adopté dans ses décisions par la Commission du Vieux Paris, — et c'est le bon.

Une femme d'humeur romanesque et d'imagination ardente se disait persuadée que les esprits des grands artistes ne se résignent pas à se séparer des belles choses qu'ils ont laissées sur terre et qu'ils reviennent, à certaines nuits, quand la foule des badauds s'est écoulée, errer autour des monuments, temples, tableaux ou statues, œuvres préférées de leur génie. On pense à cette jolie fable en visitant la Laiterie de Rambouillet : qui sait si le petit pâtre de Saint-Paulien n'avait pas reproduit là, pour charmer la reine de France, quelque scène réelle aperçue, alors que, tout enfant, il gardait les troupeaux dans la campagne ? En cette œuvre se concrétait peut-être toute sa vie d'artiste, depuis les tâtonnements du début jusqu'à la maîtrise de l'âge mûr, et son âme en peine s'indigne de voir une intruse usurper la place de sa pastourelle qui, elle, dans une salle de musée, perdue parmi la cohue d'autres statues innombrables, languit loin de son rocher...

On peut en sourire ; mais les dévots de la Laiterie, — il y en a, — n'auront de paix que lorsque la Chevrière de Pierre Julien aura regagné sa grotte sombre.