LE CHÂTEAU DE RAMBOUILLET

SIX SIÈCLES D'HISTOIRE

 

CHAPITRE XV. — L'ARMÉE PARISIENNE.

 

 

Cent cinquante mille rations pour mille deux cents hommes. — Chasse dans les tirés. — Les diamants de la Couronne. — Dans les carrosses du Roi.

 

Pour parer à ce danger, la municipalité n'a que deux ou trois heures. Il faut, au plus vite, organiser une milice nationale, arracher les placards affichés sur les murs de la ville pendant le séjour de Charles X, confectionner des drapeaux tricolores, des écharpes pour les autorités, des cocardes pour tous les habitants. La garde du château est confiée à trente bons citoyens ; le maire court de l'hôtel de ville à l'auberge Saint-Martin où sont les commissaires du gouvernement de Paris ; il ne peut compter sur leur secours car ceux-ci s'apprêtent à suivre la famille royale afin de surveiller, de diriger et de hâter sa retraite. Ils sont, d'ailleurs, peu rassurants : le maréchal Maison dit à Delorme : Je plains votre pays : attendez-vous à recevoir cent cinquante mille hommes d'ici à quarante-huit heures : il en vient de toutes les directions. Cent cinquante mille hommes dans cette petite ville dont la population n'est pas de deux mille âmes ! Où les loger, comment satisfaire à leurs exigences ? Et vite, vite, les boulangers reçoivent l'ordre d'enfourner, les bouchers de s'approvisionner coûte que coûte ; il importe aussi que ces envahisseurs soient accueillis en frères : qu'on pavoise aux trois couleurs toutes les maisons ; qu'on illumine ; qu'une députation de notables s'avance à leur rencontre sur la route de Paris, afin de les haranguer et, si possible, de les amadouer.

Et, dans cette situation critique, voici une terrible complication. M. Chambellant, receveur-payeur de la liste civile, annonce que le fourgon resté dans la cour du château renferme tous les diamants de la Couronne ; la famille de Charles X les a, non pas oubliés, mais volontairement abandonnés, ne voulant pas, dans son absolu dénuement, conserver ce trésor dont seule la jouissance lui était attribuée. En hâte, pour les soustraire aux convoitises, on appose sur les caissons contenant ces inestimables richesses, le sceau de la mairie ; on pousse le fourgon dans la première cour des Communs ; on l'y enferme. Le maréchal Maison en prendra les clefs, dont le maire refuse de se charger. Et voici l'avant-garde des Parisiens qui approche : ils sont au nombre d'une douzaine, pas plus, dont un général qui se présente en fourrier : 80.000 hommes le suivent, annonce-t-il... Pourtant il ne paraît pas très informé du montant de ses effectifs, car, pour ces 80.000 hommes, il commande seulement 30.000 rations, chiffre qu'il réduit bientôt à 25.000, puis à 15.000. Il est accompagné de deux élèves de l'école Polytechnique qui se font ouvrir le château où ils vont passer la nuit. Vers sept heures du matin les premiers détachements de l'armée parisienne entrent en ville : trois à quatre cents très jeunes gens, fort exaltés et fort assoiffés, dont la plupart ne sont pas armés. On les Cantonne chez les habitants qui les accueillent avec cordialité ; mais ces gamins n'ont qu'un désir : chasser dans le parc royal, et ceux qui n'ont pas d'armes réclament des fusils qu'on ne peut leur fournir. N'importe, tous se répandent dans les tirés et ceux qui sont en possession d'un mousquet ou d'une carabine parviennent, grâce à des feux de file nourris, à abattre quelques pièces, — dont un de leurs camarades, qui mourut sur le coup. Au cours de la journée, arrivait, par petites bandes, le gros des insurgés parisiens : on en compta, au total, mille à douze cents. Ce fut tout. Le reste s'était évanoui en route : et c'est sous la menace de cette ridicule cohorte que s'était repliée l'armée royale, forte de douze mille hommes, de six mille chevaux et de trente-huit pièces d'artillerie !

D'ailleurs, cette folle invasion, à peine reposée et rafraîchie, ne pensait plus qu'à regagner Paris et à y faire une entrée triomphale. Ces joyeux lurons s'emparèrent, malgré l'opposition de quelques polytechniciens, dés sept rutilants carrosses abandonnés par la Cour et décidèrent de voyager dans ces somptueuses voitures. Ils mirent en réquisition une soixantaine de chevaux restés à la Vénerie, en attelèrent huit, — comme le Roi ! — à chacun des carrosses, s'y entassèrent qui dans l'intérieur, qui sur le toit, sur les brancards, sur le siège, Sur les marchepieds, voire sur les chevaux ; le maire supputa que plus de trois cents personnes réussirent à se jucher sur ces sept voitures ; il dut fournir aux autres tout ce qu'il put trouver de cabriolets, de charrettes et de tombereaux dans la ville et aux environs et l'étonnant cortège, grouillant, riant, braillant, chantant, prit en cet appareil la route de Paris.

Les diamants de la Couronne furent remis, le 4 août, en présence des fonctionnaires et des employés du château, à un aide de camp du duc d'Orléans, muni de pouvoirs en règle et assisté de deux élèves de l'école Polytechnique, qui, solidement escortés, emportèrent les précieux caissons. Ce que l'Histoire ne dit point, c'est comment les Rambolitains parvinrent à consommer les 80.000 rations de pain et de viande destinées à satisfaire l'appétit d'envahisseurs qui ne parurent jamais.