LE CHÂTEAU DE RAMBOUILLET

SIX SIÈCLES D'HISTOIRE

 

CHAPITRE X. — NETTOYAGE.

 

 

La chasse aux aigles et aux abeilles. — Les ducs d'Angoulême et de Berri. — Le comte d'Artois.

 

Le 31 juillet 1814, le comte de Nugent était nommé sous-préfet à Rambouillet : c'était, comme bien on pense, un fanatique royaliste et il tenait à fournir au plus tôt les preuves de son dévouement à l'auguste famille des Bourbons, restaurée après vingt-trois ans d'exil. A peine installé, il s'avisa, en faisant sa tournée de début, que la grille du palais ci-devant impérial portait, sur des écussons de bois, l'initiale du nom honni de l'usurpateur. M. le comte de Nugent, rentré à sa sous-préfecture, manda aussitôt l'architecte et lui ordonna de faire disparaître cette majuscule subversive. L'architecte allégua qu'il ne disposait pas de fonds pour cet objet, et, le jour même, le sous-préfet signalait cette mauvaise volonté à monseigneur le comte de Blacas, ministre de la maison du Roi, auquel il ne dissimulait pas la gravité de la situation : En un quart d'heure, on enlèverait ces écussons sans dégâts, écrivait-il ; les yeux des voyageurs ne seraient plus choqués d'une telle inconvenance, les vagabonds n'en tireraient plus d'absurdes espérances. L'extrême évidence de ces chiffres, qui salissent l'entrée principale du château, choque les honnêtes gens et, qui plus est, autorise la fermentation.

L'architecte, — c'était, depuis 1806, Famin, ancien pensionnaire de l'École de Rome, médaillé en 1801, — n'osait rien entreprendre sans l'ordre de M. le baron Mounier, intendant des bâtiments de la couronne ; pourtant, sur les instantes sommations du sous-préfet qui pensait en perdre la tête, il fit dévisser et déposer au magasin, huit N en fonte dont s'ornait la grille du ci-devant palais dit du Roi de Rome. La chose était d'autant plus urgente que Rambouillet attendait la visite de S. A. R. monseigneur le duc d'Angoulême. Ce prince vint, en effet, le 12 août ; mais il ne s'arrêta qu'un quart d'heure, qu'il employa à visiter rapidement le château. N'importe, l'affaire des initiales Poursuivait son chemin, et Famin reçut l'ordre de dresser la liste des emblèmes impériaux dont le maintien, tant sur les façades extérieures qu'à l'intérieur des appartements, était de nature à scandaliser les bons Français.

Ces emblèmes étaient extrêmement nombreux ; on sait que, en rentrant aux Tuileries, après sa longue proscription, Louis XVIII avait été surpris de l'abondance des N, des abeilles, des couronnes impériales, semées sur tous les murs du palais. Le Roi, qui avait de l'esprit et possédait ses classiques, se contenta de sourire et dit, d'un ton narquois :

Il aurait volontiers écrit sur son chapeau :

C'est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau.

Il en était de même à Rambouillet. L'architecte Famin, après avoir fureté partout, dressa la liste qui lui était réclamée : elle fut longue, et, tout de suite, on se mit au nettoyage. A la grille de la cour d'honneur, deux aigles en plomb soutenaient des lanternes ; au fronton du château était un trophée d'armes, encadrant naguère l'écusson des Penthièvre, remplacé, sous l'empiré, par une aigle. Toutes les serrures et espagnolettes des appartements portaient en relief l'initiale maudite ; sur les boiseries de la chapelle, sur celles de la chambre de bains de Bonaparte, sur les tentures, les meubles, les marbres, les bronzes, les bateaux du canal, les tapis, les quinquets, elle se répétait à l'infini ; on la retrouvait à la Laiterie, à l'ermitage, au sommet de la grande grille de la route de Paris ; on la découvrait même dans les ferrures de la modeste grille aux lapins qui sépare le grand parc du parc aux daims. C'est pitié de feuilleter les mémoires des marbriers, peintres, serruriers, décorateurs, menuisiers, sculpteurs et autres qui, dans les six derniers mois de 1814, furent employés à faire la chasse aux abeilles impériales et aux N offensantes. On cloua des fleurs de lis et des rosettes en stuc ou en gros-blanc pour dissimuler ces inconvenances ; on transforma des aigles en cygnes, des N en deux L adossées ; on passa une couche de céruse sur des noms qu'il fallait oublier, tels que Marengo, Austerlitz, Iéna... et, à mesure qu'on effaçait ces pénibles attributs, on en retrouvait toujours d'autres, aussi choquants. Bernard, le nouveau concierge du château, s'inquiète d'un tapis qui se trouve dans la salle dite des grands officiers : au milieu de ce tapis est un grand aigle ; mais cet aigle n'a que le cou d'apparent et l'enverture (sic) ; il est évident que ce cou a été rapporté sur le corps d'un autre oiseau qui y était précédemment car ce tapis est ancien. Que faire ? — Et faut-il opérer le dessous des vases en porcelaine marqués Manufacture impériale de Sèvres ; cette inscription doit-elle être considérée comme séditieuse ?

Tandis que se poursuivaient activement ces mesquines représailles, le duc de Berri visita le château : c'était le 3 septembre ; il y revint chasser, avec son frère, le duc d'Angoulême, le 13 octobre ; le rendez-vous était à l'étang de la Tour. Le 16 novembre ces deux princes repassèrent au château avec leur père, Monsieur, comte d'Artois. La fréquence de ces visites princières déterminait l'administration des domaines de la couronne à rendre à cette résidence royale tous les agréments dont l'avait avantagée S. M. Louis XVI. M. le duc de Sérent fut nommé gouverneur de Rambouillet et les vieux habitants du pays pouvaient se croire revenus à leur printemps, quand, en mars 1815, un coup de tonnerre ébranla le monde : Bonaparte, sorti de son île, avait, en dix-huit jours, reconquis la France ; le Roi et tous les princes étaient en fuite sur les routes du Nord, vers la Belgique.

Quelle époque ! Quelles transes pour les fonctionnaires qui, depuis un an, s'étaient évertués à donner les preuves du plus ardent royalisme et qui se trouvaient obligés d'adorer ce qu'ils avaient brûlé la veille ! Depuis le temps du fier Sicambre à qui, le premier, fut imposée cette contrainte, le peuple de France est fait à ces sautes de vent politique et il s'en émeut modérément. A Rambouillet, la secousse fut peu sensible : la ville perdit son sous-préfet, M. de Nugent, qui crut prudent de passer en Belgique à la suite du Roi ; au château, Bernard, le concierge royaliste, dut céder sa place au concierge impérial, Hébert qui, destitué depuis le retour des lis, n'avait cependant pas quitté la ville. Charles-François Hébert, âgé de trente-six ans en 1815, avait eu l'honneur de servir le général Bonaparte en qualité de valet de chambre ; il le suivit en Egypte, en Italie, et reçut, en 1806, pour récompense de son dévouement, la conciergerie de Rambouillet ; marié, depuis 1797, avec Marie-Louise Larchevêque, il ne comptait dans la ville que des amis. Le 29 mars 1815, huit jours après la rentrée de Napoléon aux Tuileries, Hébert reprenait donc son logement au château, redevenu palais impérial, où il se réjouissait de revoir bientôt son maître.