LE CHÂTEAU DE RAMBOUILLET

SIX SIÈCLES D'HISTOIRE

 

CHAPITRE VI. — L'ANGE GABRIEL.

 

 

M. d'Angiviller et madame Bivet de Marchais. — Belle carrière. — Mariage désiré, mauvais ménage. — Le gouverneur de Rambouillet.

 

Marie-Antoinette, curieuse de connaître la nouvelle acquisition de son mari, était venue visiter Rambouillet dès la fin de novembre 1783. Peut-être le temps était-il défavorable ; peut-être les yeux de la Reine, pleins des splendeurs symétriques de Versailles, furent-ils choqués par l'irrégularité vieillotte du château ? On ne sait ; mais la tradition veut que son impression se manifesta avec une franchise toute royale : Que deviendrai-je dans cette gothique crapaudière ? aurait-elle dit. Cette impression était celle de bien d'autres. A cette époque on aimait le neuf ; tout ce qui rappelait le moyen âge était dédaigné. D'Argenville, dans son Voyage aux environs de Paris, avait écrit déjà en 1768 : Le château de Rambouillet, antique et construit en briques, est dans un fond, environné d'eaux et de bois, ce qui rend la situation triste. Louis XVI jugeait différemment ; contrit que son cher Rambouillet ne plût pas à sa femme, et beaucoup plus galant que l'Histoire le montre, il s'empressa de mander M. d'Angiviller, directeur et ordonnateur général des Bâtiments et successeur désigné de Buffon dans l'intendance des jardins de la couronne. Ce personnage reçut l'ordre de faire en sorte que Rambouillet devînt un séjour attrayant et, dès le 2 janvier 1784, le Roi inscrivait dans son livre de dépenses, qu'il tenait soigneusement de sa main : J'ai payé à M. d'Angiviller, avance sur les dépenses de Rambouillet, les revenus n'étant pas encore perçus, cinquante mille quatre cents livres. C'était pour les arrangements d'urgence et, à chacun des trimestres suivants, la même somme reparaîtra dans les comptes du Roi.

D'Angiviller va tenir désormais une place importante dans l'histoire du domaine : son souvenir n'est pas totalement oublié à Rambouillet, puisque la municipalité a donné son nom à l'une des rues de la ville, honneur qu'elle avait décerné déjà au comte de Toulouse et au duc de Penthièvre. Les péripéties de la carrière d'Angiviller sont, d'ailleurs, savoureuses et fleurent si fort le XVIIIe siècle que l'on se reprocherait de les passer sous silence.

Il y avait à Versailles, au temps de madame de Pompadour, une certaine madame Bivet de Marchais, épouse d'un valet de chambre de Louis XV ; elle était vaguement parente de la favorite, ce qui méritait déjà quelque attention ; mais ses grâces et son charme lui en attiraient bien davantage : jolie, rieuse, futée, spirituelle, des dents éblouissantes, d'admirables cheveux blonds qui, déroulés, balayaient le tapis, tel était le portrait de la dame. En outre, elle chantait comme Euterpe, dansait comme Terpsichore et jouait la comédie comme Thalie elle-même aurait été incapable de le faire. Elle figura souvent sur le théâtre élevé par la marquise dans les petits appartements et, quand elle parut sur la scène pour la première fois, elle eut, dès son entrée, pour amoureux tous les spectateurs. Elle jouait de préférence les travestis et les déshabillés, emplois qui convenaient à sa délicieuse beauté. Son succès fut étourdissant. L'imprésario de la troupe, qui n était autre que le duc de la Vallière, consentait à s'enfermer avec elle durant des heures pour lui seriner ses rôles, et ceci conduisit la charmante femme jusqu'aux petits soupers du Roi, — un connaisseur, — où, parmi les Noailles, les Soubise, les Luxembourg et les Richelieu, elle acquit cette fleur de distinction et de politesse, ce ton léger et raffiné et cette élégance de manières qui firent d'elle une femme accomplie. Au reste, point de scandale ni d'esclandre, et M. Bivet de Marchais put se croire, sans ridicule, le plus respecté des époux. Mais voilà que, un jour, dans l'une des galeries de Versailles, madame Bivet rencontra par hasard un homme qu'elle n'avait jamais vu : c'était un simple exempt du Roi, un soldat d'antichambre ; il ne lui adressa pas la parole, mais il la suivit d'un regard si attendri, si ému, si implorant qu'elle ne put faire moins que de s'informer. Cet exempt est, apprend-elle, un fort mince personnage, mais de prestance si noble et d'une beauté si parfaite que ses camarades l'ont surnommé l'Ange Gabriel : de son patronyme il s'appelle Flahaut de la Billarderie ; il est timide, réservé, aussi brave que séduisant.

Ce qui advient ensuite doit se deviner, car on n'en est instruit que par les faveurs qui pleuvent en grêle sur le bel exempt : madame Bivet a bien des amis à la Cour, son crédit n'est pas niable, puisque voilà Flahaut proposé, en 1754, pour la croix de Saint-Louis, créé comte d'Angiviller, nommé quatre ans plus tard maître de camp de cavalerie, avec autorisation de remplir ses fonctions sans quitter la Cour ; en 1760 il est promu gentilhomme de la manche des Enfants de France et coopère à l'éducation du jeune prince qui sera Louis XVI. A trente ans il possède douze mille livres de pensions, sans compter les gratifications d'usage ; et, bientôt, en récompense de ses services, on lui concède un hôtel à Paris. Madame Bivet est décidément bien éprise, et voyez comme les protecteurs de ce temps-là ont la main délicate : l'hôtel que va habiter d'Angiviller est précisément mitoyen de celui qu'occupe le ménage Bivet ; les deux jardins n'en font qu'un.

Toute la Cour et toute la ville, — sauf Bivet, bien entendu, — connaissent le secret de cette ascension prodigieuse ; les cœurs sensibles admirent et citent en exemple la tendresse réciproque qui unit l'ancien exempt à son ensorceleuse amie. Dès que Louis XVI est roi, d'Angiviller est nommé directeur général des Bâtiments, avec traitement de cinquante-quatre mille livres ; mais les grandeurs ne l'ont pas changé : il est resté, à l'égard de son idole, le céladon timide et soumis des débuts : elle reçoit les duchesses, son salon est peuplé d'artistes et de beaux esprits et, parmi cette cour empressée, le directeur général des Bâtiments du Roi apparaît toujours tel qu'elle l'a vu pour la première fois, la couvant des yeux, l'adorant de loin et savourant comme une ambroisie ses moindres paroles. On s'intéresse tant à ce couple d'amoureux modèles que l'on juge Bivet indiscret de vivre si longtemps : il est d'âge à disparaître ; d'autant plus que sa femme, elle, a trouvé le secret de ne pas vieillir : elle possède aussi celui de recruter sans cesse et de retenir de nouveaux amis : comme l'Ange Gabriel a dans ses attributions le célèbre potager du Roi, elle en distribue les produits à ses invités ; elle les comble de pêches, de poires et de raisins phénomènes, de pommes féeriques et de brugnons prodigieux, ce qui lui vaut le surnom de Pomone, la déesse qui préside aux miracles des espaliers.

Cédant enfin au vœu général, Bivet mourut. Après trente ans de passion mutuelle, contrariée par ce fâcheux mari, les deux amants allaient donc réaliser leur rêve : ce serait l'union du Philémon et de la Baucis du XVIIIe siècle ; tous les gens de cœur se réjouissaient, comme d'un bonheur personnel, de l'heureuse conclusion de leurs amours. Pomone, en effet, épousa l'Ange Gabriel et devint comtesse d'Angiviller. Quel délicieux ménage ! on les enviait... Ce fut un enfer.

Dès le soir de la noce, l'Ange Gabriel s'avise que son adorable maîtresse fait une épouse insupportable ; elle dépose dans l'intimité son affabilité et son sourire en même temps que ses bijoux et sa robe de soirée ; elle est sèche, querelleuse, calculatrice comme un usurier. Introduit dans les coulisses de la coquetterie de sa femme, d'Angiviller est initié aux mystérieux procédés qu'elle met en œuvre pour triompher des atteintes de l'âge : persuadée que la décrépitude n'a d'autre cause que le dessèchement des tissus, elle passe, à tremper dans sa baignoire, toutes les heures que lui laissent libres ses obligations mondaines, et si grande est sa foi en cette humectation salutaire qu'elle prétend imposer ce régime à son mari. Il se révolte et c'est lui, désormais, qui tiendra la cravache. Dès lors la vie commune devenait un supplice, supplice d'autant plus cruel qu'il leur fallait jouer la comédie du bonheur ; le monde ne revient pas sur ses jugements : il n'aurait pas supporté qu'une ombre de nuage obscurcît la sempiternelle lune de miel de ceux qu'il avait définitivement classés parmi les tourtereaux.

C'est alors que, cachant sa peine, d'Angiviller apparut à Rambouillet, dont il fut nommé gouverneur. On l'y retrouvera fréquemment ; mais comme on ne reverra plus Pomone, il faut dire, sans plus tarder, quelle fut sa fin. Quand vint la Révolution, le mari émigra ; la femme, pour sauver sa tête, réclama et obtint le divorce ; ainsi rassurée, elle parvint à se réinstaller à la Surintendance de Versailles, et, pour n'en être pas expulsée, joua la malade ; elle cajola même la Terreur, sacrifia ses bijoux en offrande aux sans-culottes et fit don d'un buste de Marat à la municipalité, moyennant quoi l'orage passa sans l'atteindre. A l'époque du Consulat elle remplaça par une effigie de Bonaparte l'épagneul empaillé qui trônait sur la cheminée de son salon et réussit à vivre tranquille, amadouant tous les régimes. Elle était, dans les premières années de l'Empire, une petite vieille, toute ridée, toute sèche, malgré sa cure d'humidité, se nourrissant exclusivement de bouillon de grenouilles. Son appartement était surchauffé, rempli de fleurs, arrosé de parfums, au point de suffoquer ceux qui s'y risquaient, et c'est dans cette atmosphère embaumée qu'elle mourut en 1808.