HISTOIRES DE POLICE ET D'AVENTURE

 

CHAPITRE VI. — LUCIEN DE LA HODDE.

 

 

Si la France ne connaît pas encore les délices de l'Age d'Or, ce n'est point faute de gens qui se soient ingéniés à assurer son bonheur. Jadis on laissait ce soin aux hommes qui, investis de la confiance du Roi, recevaient mission de traiter les affaires du pays ; ils composaient une élite, fort peu nombreuse, d'ailleurs, et nul en dehors d'eux n'était assez fou ou assez téméraire pour envier une si lourde tâche ni pour imaginer qu'elle était à la portée de toutes les intelligences.

Mais voilà que, il y a plus d'un siècle, il fut décidé, du jour au lendemain, que tous les Français, pourvu qu'ils eussent vingt et un ans, se trouvaient aptes à gouverner le royaume ; on les invita à -donner leur avis sur les graves questions de la politique dont l'étude avait été jusqu'alors réservée à quelques grands esprits et on réclama d'eux la solution de problèmes sur lesquels avaient pâli, sans les résoudre, les Colbert et les Montesquieu. Ce qu'on doit le plus admirer, c'est que le peuple, unanimement confiant dans la sûreté de son jugement, ne recula pas devant cette délicate et effrayante besogne. Nul ne se déclara incompétent et il n'y a point d'exemple que, parmi les centaines et les milliers de millions d'électeurs qui, depuis le printemps de 1789, ont été appelés aux urnes, il s'en soit trouvé un seul pour objecter qu'il n'entendait rien à ce qu'on exigeait de lui. On rencontre parfois des gens assez modestes pour déclarer qu'ils seraient incapables de ressemeler leurs chaussures ou qui acceptent, sans honte, qu'on leur rende des points au billard ; en ce qui concerne l'art si difficile de mener les hommes il n'est personne qui ne se croie d'une habileté consommée et ne juge sa propre opinion bien supérieure à celle de son voisin.

Il fallait que la France fût d'essence immortelle pour n'avoir point succombé à cette série d'extravagantes expériences de médication : son tempérament fut longtemps à s'y faire et, dans les débuts, le traitement n'opérait pas sans secousses ; ainsi s'expliquent les nombreuses révolutions dont s'égaya la première moitié du me siècle. Au temps de Louis-Philippe, particulièrement, le disparate des opinions et des diagnostics fut tel qu'on pût juger alors combien notre pays était adoré par ses enfants : chacun de ceux-ci s'opiniâtrait à le voir heureux ; mais ils ne s'entendaient pas sur les moyens d'étayer cette félicité : les uns préconisaient le retour à l'ancien régime et la reconstruction de la Bastille ; d'autres proclamaient qu'il suffisait de rétablir en permanence la guillotine ; beaucoup, après de mûres réflexions, déclaraient qu'il fallait d'abord supprimer le Roi ; on verrait ensuite !... De sorte que ce pauvre Louis-Philippe dut se résigner à essuyer, au cours de son règne, plus de coups de feu que la cible à surprise d'un tir forain. Il sortit, comme on sait, indemne de cette fusillade ; et la persévérance qu'il apporta à s'exposer aux balles des assassins est plus à l'éloge de son courage qu'à celui de l'adresse des tireurs de ce temps-là.

Outre les énergumènes, il y avait les chimériques, plus redoutables peut-être : phalanstériens, Fouriéristes, Saint-Simoniens, Cabetistes et autres Icariens ; il y avait les politiciens purs, socialistes, doctrinaires, réformistes, républicains, bonapartistes, anarchistes ; il y avait les partisans de Guizot, de Thiers, d'Odilon Barot, de Molé, de l'abbé Châtel, de Blanqui, de Raspail ; il y avait les rêveurs proposant comme remède à tous les maux l'annexion de la France à la Belgique ; tout Français, à peine sevré, s'affiliait à une société secrète ; on en trouvait pour tous les goûts : Société de l'ordre et du Progrès ; l'Union, la Société des condamnés politiques, les Réclamants de Juillet, Aide-toi le Ciel t'aidera, la Gauloise, les Francs régénérés, les Amis de la Patrie, la Société constitutionnelle, les Amis de la Vérité, les Amis du Peuple, les Saisons, les Nouvelles Saisons et même la société des Dissidents, réservée à ceux qui ne se trouvaient en conformité d'idées avec personne, Comme il n'était question, dans les plus modérés de ces clubs clandestins, que de renverser le Gouvernement et de mettre n'importe quoi à sa place, on comprend que le préfet de police, en cette époque heureuse, ne savait où donner de la tête ; ce n'était point une sinécure que d'assurer la tranquillité de Paris et de tenir en respect les cinquante ou soixante mille conspirateurs et le demi-million de mécontents dont se composait, à peu de chose près, la population de la capitale.

Est-il besoin de dire que les jeunes littérateurs, les bohèmes, les poètes sans génie, les peintres sans talent, les romanciers sans éditeurs, se groupaient en un parti spécial, très acharné à la chute du Tyran, et résolu à mener de front le chambardement du pays et la joyeuse vie du boulevard : ces révolutionnaires folâtres furent nommés, un peu plus tard, les Bousingots ; leur organe était le Corsaire, petit papier d'opposition très vif, très mordant, que les ennemis du pouvoir savouraient avec empressement. La feuille s'imprimait au Faubourg Montmartre et comptait seulement quatre rédacteurs attitrés : Constant Laurent, Louis Reybaud, Clément Caraguel et Philibert Audebrand ; mais tout homme d'esprit, ayant son mot à dire, pourvu bien entendu que ce mot fût désagréable au Gouvernement, trouvait bon accueil au Corsaire, et c'est ainsi que Léon Gozian, Sandeau, Alphonse Karr, Méry, Félix Plat, et d'autres figuraient au nombre des rédacteurs occasionnels : ils passaient, lançaient quelques flèches, retournaient à des besognes plus sérieuses et plus lucratives et ne reparaissaient que lorsque l'idée les prenait de s'amuser à cette petite guerre de tirailleurs contre le plus pacifique et le plus bénin des Rois, couramment comparé par ces gens d'esprit à Tibère et à Attila.

Un soir se présenta aux bureaux du Corsaire un jeune provincial fraîchement débarqué à Paris : il apportait une chanson, qui fut insérée ; quelques jours plus tard il en offrit une seconde ; ni celle-ci, ni la première ne méritaient l'honneur d'être gravées sur l'airain : c'étaient de pâles pastiches de Désaugiers et de Béranger ; mais comme ces couplets étaient bourrés de traits mordants à l'adresse du Roi citoyen, comme le chansonnier frémissait de fureur démocratique au seul nom de Louis-Philippe, comme enfin il ne se montrait pas exigeant aux rares jours où la caisse du journal était en veine de largesses, on accepta sa collaboration qui devint bientôt régulière.

Le nouveau passager du Corsaire se nommait Lucien de La Hodde ; c'était un très grand garçon, large d'épaules, au visage d'une pâleur jaunie et presque maladive ; une moustache noire, peu fournie, une bouche mince qui ne souriait jamais, des yeux bridés comme ceux d'un Chinois, lui composaient une physionomie peu attrayante. Mais il était serviable, facile à vivre et, recommandation suprême, il avait déjà souffert pour la sainte cause de la liberté. Né à Boulogne-sur-Mer, d'une famille de brasseurs peu fortunés, il avait interrompu ses études pour s'engager au 38e régiment de ligne en garnison à Soissons ; là il avait fait jouer, sur le théâtre de la ville, une pièce satirique farcie d'allusions mordantes contre la monarchie constitutionnelle. Le colonel du 38e ayant appris que l'auteur de cette subversive gaudriole était un caporal de son régiment, réprimanda vertement le coupable qui se vengea par une chanson. De sorte que, mal vu de ses chefs, noté comme mauvais soldat, De La Hodde avait dû renoncer à l'avancement. A l'expiration de ses sept années de service, Il était toujours caporal ; comprenant que, de ce train-là, il risquait d'atteindre l'âge respectable de Mathusalem avant d'obtenir sa première épaulette, il était rentré dans la vie civile, résolu à tenter la fortune littéraire. Ces mécomptes expliquaient, s'ils ne les justifiaient, sa haine farouche contre les tyrans en général et contre Louis-Philippe en particulier, ainsi que l'accueil empressé qu'il recevait de la bande joyeuse des nouvellistes et des gazetiers acharnés à larder d'épigrammes le Roi des bourgeois. De La Hodde se mit bien vite à l'unisson ; au bout de quelques mois de boulevard il était cité dans ce petit monde pour l'intransigeance de son républicanisme et la fermeté de ses opinions. Il plaçait ses chansons au Charivari, au Vert-Vert et ailleurs, fréquentait les tables d'hôte et les cafés connus pour leur clientèle avancée, pérorait beaucoup, se plaisait à la compagnie des anciens combattants des barricades et des coryphées des sociétés secrètes, et prenait respectueusement sa demi-tasse aux tables où buvaient entre eux les démocrates en réputation. Comme ses vers lui rapportaient à peine quelques francs dans les bons mois ; comme De La Hodde, sans être un élégant, portait des vêtements d'assez bonne coupe, des chapeaux honorables, voire parfois des gants noirs ; comme il n'avait pas de dettes et n'empruntait jamais d'argent, certains de ses camarades s'étonnaient de cette correcte tenue et parfois, entre bohèmes, on se demandait : — Comment fait-il ? et l'on arrivait toujours à conclure que ses parents lui servaient probablement une pension. En quoi l'on se trompait le chansonnier du Corsaire ne recevait rien de sa famille, qui était pauvre ; mais, pour échapper à la misère, il avait vendu son âme au diable.

 

Après quelques mois de Paris, un soir d'hiver que son gousset était vide, qu'il grelottait sans pardessus, que ses chaussures faisaient eau, et qu'il n'avait pas payé sa logeuse, épouvanté de l'avenir, sans courage pour affronter un travail sérieux, trop orgueilleux pour solliciter un emploi, il était entré dans l'une de ces tavernes démocratiques où il avait coutume de se montrer, et là, assis à une table voisine de celle où discutaient, en fumant des pipes, les vétérans du parti populaire, il avait écrit à M. Delessert, le préfet de police, pour lui proposer ses services. Il exposait cyniquement que, affilié à la société secrète des Droits de l'Homme, très répandu dans le monde des journalistes républicains, il brûlait du désir de se rendre utile au gouvernement, en lui signalant les agissements et les projets des ambitieux désappointés et des séides abusés ou ignorants parmi lesquels il vivait. Bref, il sollicitait humblement l'honneur de renseigner la police et d'être inscrit au nombre des mouchards. Trois jours plus tard il était convoqué à la Préfecture, interrogé, enrôlé séance tenante, et affublé d'un nom de guerre, celui de Pierre, dont il devait signer les rapports qu'il s'engageait à fournir régulièrement ; moyennant quoi il reçut une avance de vingt-cinq louis à valoir sur les appointements de trois cents francs par mois qui lui étaient attribués.

Le pacte conclu De La Hodde ne changea rien à ses habitudes ; il continua à chansonner le pouvoir, à déblatérer contre les ministres, à souhaiter hautement la chute du Roi. Peut-être, si l'on s'en était donné la peine, aurait-on pu discerner cependant que son opposition était subitement devenue plus âpre, sa verve plus incisive, son républicanisme plus ardent et plus combatif ; il en fut d'ailleurs aussitôt récompensé et le cercle de ses relations dans le parti démocratique s'étendit singulièrement. Il était assidu maintenant à l'estaminet Saint-Agnès où l'on discourait, entre purs, des affaires du jour il rencontrait là Ferdinand Flocon — déjà fameux comme conspirateur ; Grandrnesnil une espèce de colosse, apôtre du régicide ; Félix Avril, un combattant de Juillet, gérant du Journal du Peuple, Marc Caussidière dessinateur en rubans et ancien condamné d'avril, amnistié à l'occasion du mariage du duc d'Orléans ; d'autres encore, anciens héros des barricades, ou notoires socialistes de Lyon, réfugiés à Paris après l'insurrection de 1832. Tous écoutaient De La Hodde chanter ses couplets subversifs, l'applaudissaient, lui faisaient fête, admiraient sa jeune ardeur, l'admettaient à leur entretien et le prenaient pour confidents de leurs rêveries révolutionnaires ; même l'un de ces théoriciens de la démagogie avait conçu pour le chansonnier une véritable amitié c'était un grand garçon, vif et loyal, voyageur de commerce, nommé Victor Pilhes, voué par le destin à une existence mouvementée : huit ans plus tard, à l'avènement de la République, il devait être nommé préfet de l'Ariège par ses amis triomphants, puis impliqué dans l'émeute de Juin, condamné à la détention perpétuelle ; de retour à Paris, après le 4 septembre 1870, vieilli, usé par la proscription, il était enfin destiné à mourir gouverneur du Palais de l'Élysée sous la présidence de jules Grévy.

On comprend que, dans ce milieu turbulent, De La Hodde ne perdait pas son temps et trouvait matière à des rapports intéressants. Il avait su se créer d'autres champs d'exploration et réussit à former, rue Notre-Dame-des-Victoires, au restaurant Beaurain, une table uniquement composée de gens de lettres, d'artistes, de journalistes desquels on n'exigeait, pour seule condition de l'admission en ce cénacle, que d'être les adversaires du gouvernement : trente têtes à surveiller et à vendre ! On parlait là librement ; on y vilipendait sans prudence ni réserve la famille royale et les ministres en place ; à quoi bon se gêner ? N'était-on pas entre frères, et De La Hodde lui-même n'avait-il pas posé comme principe de ces réunions quotidiennes, qu'on y penserait tout haut et qu'on n'y dissimulerait rien des projets ou des déceptions du parti ? Il payait d'exemple et ne se ménageait guère : — Cette table-ci, c'est notre Club, proclamait-il ; et, certain soir que, au dessert armé d'un frêle couteau à lame d'argent, il venait de partager une poire, — S'il se présentait ici, cria-t-il, un espion de la police, je me changerais en Cassius pour l'immoler sur place à l'aide de cette arme tranchante. Même il avait imaginé de fonder une sorte de publication hebdomadaire, intitulée la Revue critique qui devait être en quelque sorte le moniteur officiel de ces agapes auxquelles se montraient assidus les éclaireurs de la future république. Beaucoup s'extasiaient du désintéressement de ce brave garçon payant de sa maigre bourse l'impression de cette gazette compromettante. On les eut trouvés absolument incrédules en leur révélant que la Préfecture en faisait les frais...

De La Hodde, que son zèle semblait emporter, projetait mieux encore ayant remarqué que la presse républicaine manquait d'écrivains en renom, il rêvait d'un organe ayant pour protagoniste un homme sachant parler au peuple et soulever sans réticences les problèmes sociaux : à qui confier cette tâche ? Louis Blanc, Raspail, Cabet étaient de vils bourgeois, aucun d'eux ne possédait la grammaire qui convient aux masses. A force de s'évertuer, De La Hodde découvrit en province l'homme nécessaire ; il annonça l'heureuse trouvaille, un soir, à ses amis de la table d'hôte Beaurain : l'apôtre des temps nouveaux était à peu près inconnu ; il vivait en province de la vie des ouvriers ; c'était un prolétaire, un vrai, et, en même temps un polémiste et un dialecticien émérite. Celui-là ferait une rude guerre aux coffres-forts et prêcherait ardemment la haine de la monarchie... — Son nom ? réclamèrent les convives. — Pierre-Joseph Proudhon, actuellement teneur de livres dans une maison de commerce de Lyon, un nouveau Jean-Jacques, un Jean-Jacques perfectionné par les principes et les idées de la révolution française... Quelques dîneurs restaient sceptiques ; mais grâce à l'éloquence du chansonnier et à celle de son ami Pilhes, il fut convenu et voté qu'on appellerait Proudhon à Paris. Quelques jours plus tard le socialiste franc-comtois faisait son entrée chez Beaurain : il ne payait pas de mine : une Figure incorrecte et glabre, des lunettes de maître d'écriture sur un nez sans noblesse, un chapeau fort défraîchi un peu enfoncé sur les yeux, une longue redingote dont les plis descendaient jusqu'aux chevilles ; à la main, non une canne, mais un bâton de berger, ainsi est décrit le nouveau venu par l'un des jeunes journalistes qui se trouvaient là. Proudhon mangea fort et but beaucoup ; au dessert seulement il consentit à causer ; sa voix était criarde et sans euphonie, son débit saccadé et d'une rusticité brutale ; mais une sorte de lueur éclairait son front et à l'entendre il était impossible de ne point pressentir la grande place que cet homme ne manquerait pas d'occuper dans l'histoire sociale du XIXe siècle. On pense s'il fut acclamé par les convives, au nombre desquels étaient Félix Plat, Sobrier, Ribeyrolles, Favrot, Albert ; De La Hodde, l'organisateur du banquet, rayonnait de joie débordante : on allait donc enfin secouer la torpeur du peuple et l'on avait trouvé le porte-drapeau des revendications prolétariennes ! Quand on se sépara, à onze heures du soir, l'un des dîneurs qui demeurait au Faubourg Montmartre, prit le bras du chansonnier, logé dans ce même quartier, et lui proposa de faire route de compagnie. Impossible, fit De La Hodde en s'excusant, j'ai affaire du côté des Halles.

Du côté des Halles c'était une manière d'euphémisme : le traître se rendait à la Préfecture, ayant hâte de faire son rapport et de recevoir des félicitations pour le beau gibier pris à son piège.

 

Un an plus tard, le 24 février 1848, la monarchie s'effondrait subitement ; la république était proclamée. Tous ceux que les bourgeois appelaient dédaigneusement les culotteurs de pipe, toute la clientèle de l'estaminet Saint-Agnès, tous les habitués de la table d'hôte Beaurain, tous les amis de De La Hodde enfin, escaladaient les sommets du pouvoir Flocon allait être ministre, Pilhes, on l'a dit, recevait une préfecture, Caussidière était nommé préfet de police et s'installait dans le cabinet de M. Delessert. Soucieux de s'entourer de gens sûrs, il prit De La Hodde comme chef d'un bureau et notre homme troqua son garni de la rue Coquenard pour les beaux salons de l'ancien hôtel des premiers présidents, rue de Jérusalem. Pourtant il ne paraissait pas satisfait ; ses compagnons d'ascension lui voyaient une mine inquiète, et les employés remarquaient que le meilleur de son temps se passait à fureter fiévreusement dans les cartons qu'il ouvrait l'un après l'autre et visitait à fond comme s'il y cherchait quelque chose. Il aurait bien voulu fouiller ceux que gardait un meuble fermé d'une serrure secrète et placé dans le cabinet même du préfet ; mais celui-ci ne quittait point la place ; s'il s'absentait par aventure, il confiait la surveillance de ses papiers à une troupe de braves, recrutés par lui-même et qu'on appelait les Mousquetaires de Caussidière : sorte de gardes du corps choisis parmi les anciens combattants des barricades et dévoués corps et âmes à leur nouveau chef.

Un soir, le 14 mars 1848, après une conférence mystérieuse avec un employé subalterne de l'ancienne administration, Caussidière qui prenait fraternellement ses repas à la table de ses subordonnés, invita De La Hodde h venir avec lui jusqu'au Luxembourg où siégeait le gouvernement provisoire. Ils partirent ensemble, causèrent amicalement tout le long du chemin, et, lorsqu'on fut arrivé au palais de la rue de Vaugirard, le préfet et son compagnon se dirigèrent vers l'appartement qu'occupait Albert ; la porte s'ouvrit :

Passe, fit Caussidière en s'effaçant. De La Hodde obéit. Dès le seuil il a compris. Une quinzaine de ses anciens amis sont assis autour d'une table à tapis vert ; tous sont graves et silencieux ; aucun d'eux ne lève les yeux sur l'espion derrière lequel la porte s'est refermée au verrou. Des papiers en grand nombre sont dispersés sur la table, et, fout de suite, il a reconnu ses rapports au préfet Delessert ; plus de six cents feuillets tracés de son écriture et signés de son nom de mouchard, Pierre. Pilles qui est là, serre les poings et pleure de rage.

Caussidière, d'une voix tremblante, a pris la parole : Citoyens, il y a un traître parmi nous ; depuis dix ans ce judas nous dénonçait à la police du régime déchu dont il était l'un des agents secrets. Vous êtes constitués en jury pour décider quel sera le châtiment de son crime ; mais auparavant il faut qu'il signe sa honte et qu'il reconnaisse la justice de la condamnation que vous prononcerez. Le misérable, appuyé au marbre de la chambre, immobile, vert de peur, semble éperdu ; il promène sur ses juges un regard d'angoisse et ne rencontre que des visages méprisants et des mines de dégoût. Son corps, d'abord droit, se tasse peu à peu, se courbe, se ramasse ; maintenant prostré, le front bas, l'homme balbutie, sanglote, se met à geindre : il accuse la misère ; c'est la faim qui l'a poussé à l'abjection ; il est coupable d'une faiblesse ; il la déplore ; mais sa faute n'a pas eu de résultats néfastes puisque tous ses amis sont là, aujourd'hui triomphants et qu'aucun d'eux ne manque au succès. Tout ce qu'il lui reste de vigueur, il promet de l'employer au service de la République, il le jure...

— Sur l'honneur, probablement ? fit une voix sarcastique.

Alors l'espion se tait ; on le pousse vers la table ; il s'en approche, vacillant, s'accrochant aux sièges ; on lui tend une plume : on lui présente une feuille de papier, il écrit : Je déclare que les rapports signés Pierre sont de moi, Lucien De La Hodde. Le verdict maintenant : à l'unanimité, d'un grand murmure, la mort est prononcée. Le condamné est là, effondré, vieilli, en dix minutes, de trente ans, le dos voûté, la lèvre pendante. Mais qui exécutera le jugement ? Qui s'offre comme bourreau ? Personne. Pilhes, sortant de sa poche un pistolet chargé, le pousse à travers la table, vers le traître : Allons, prenez cet arme, et retirez-vous dans la pièce voisine on vous accorde trois minutes. Mais De La Hodde repousse le pistolet. Quelques-uns, d'ailleurs, font remarquer qu'un coup de feu donnerait l'alerte : il faut que l'expiation demeure secrète. Un des juges propose le poison. Un verre est apporté ; on y verse de l'eau, Caussidière jette dans cette eau une poudre blanche. Il ne faut pas oublier que tous ces Bousingots étaient non seulement hantés des grands souvenirs de la Révolution, mais aussi imbus de romantisme : il y avait des regains d'Antony et de Lucrèce Borgia dans leurs conceptions politiques ; et ils attendaient là, sombres et résolus, que le condamné s'empoisonnât devant eux. Lui, farouche, inerte, les yeux fixes, il murmurait des mots suppliants, implorant qu'on le laissât vivre ; son front ruisselait de sueur. Écœuré, Albert se leva le premier, s'approcha du misérable et lui cracha à la figure ; les autres suivirent, chacun stigmatisant d'un soufflet ou d'un jet de salive cette face blême. Puis De La Hodde, livré aux Mousquetaires du Préfet, fut conduit à la Conciergerie et mis au secret. Un mois plus tard, Caussidière ayant démissionné, le prisonnier recouvra sa liberté : il s'empressa de quitter la France.

Paris le revit à l'époque du Coup d'État, en décembre 1851 : il gagna ses grades dans la police du second empire, s'y rendit utile, fut apprécié, obtint une retraite et alla se fixer à Bruxelles où, dit-on, il épousa une héritière. On croit qu'il mourut, riche et honoré, dans le mois qui précéda la déclaration de guerre en 1870.

 

FIN DE L'OUVRAGE