MONSIEUR DE CHARETTE

LE ROI DE VENDÉE

 

CHAPITRE PREMIER. — LE SAUT DANS L'ÉPOPÉE

MACHECOUL — LE CHEVALIER CHARETTE — RIVALITÉS — LA COUR DE LEGÉ.

 

 

I. — MACHECOUL

 

UN chemin du pays de Retz, défoncé, boueux, raviné par les pluies, tout en flaques et en fondrières, que suivent en longue file pataugeante 2 à 300 hommes marchant vers le bourg de la Gamache. Beaucoup sont des habitants du Marais de Challans, — les Maraichins, — reconnaissables à leur gilet en flanelle blanche, serré, sous la petite veste, d'une large ceinture de coton, rouge ou bleue ; ceux du Bocage sont coiffés de bonnets de laine dont la pointe se termine par un pompon, ou d'immenses chapeaux rabalets dont les bords sont légèrement rabattus. Quelques-uns portent un fusil ; ils sont, pour la plupart, armés de faux, de fourches, de bâtons ferrés, de couteaux de pressoir ou de simples gourdins. Dans cette troupe sans rangs ni discipline, pas de bourgeois ni de nobles, tous gens du peuple. Ce sont les vainqueurs de Machecoul, en quête d'un chef qui consente à les commander.

On est au 14 mars 1793 ; trois jours auparavant cette petite ville, ci-devant capitale du pays de Retz, aux confins de la Bretagne nantaise et du Bas-Poitou, a été surprise, à huit heures du matin, par une foule furieuse et menaçante : 10.000 paysans surgis au son du tocsin de tous les villages environnants. Dès l'aube, dans la brume, on l'avait entendu gronder de loin, en grande rumeur, sur les chemins de Bourgneuf et de Sainte-Pazanne ; la garnison, forte de 5 gendarmes et de 200 gardes nationaux, s'armait aussitôt, se massait à l'entrée du bourg ; mais, submergée par ce flot humain compact et irrésistible, les soldats se débandaient bientôt : en moins d'une heure la ville était conquise. Par malheur, quelques gardes nationaux, réfugiés dans une ruelle, faisaient feu sur les envahisseurs et, tout de suite, se déchaînait un sanglant tumulte. Plus de 20 bleus étaient massacrés par les paysans : des bourgeois, des fonctionnaires, le curé constitutionnel Le Tort, le juge de paix, le directeur de la poste, les gendarmes, tous ceux qu'on croyait, ou qu'on supposait, partisans de la République. Les villageois, subitement débridés, se revanchaient. — De quoi ? De deux années de tracasseries, d'intimidations, de leurres, de tyrannie.

Nul peuple de France ne s'était montré jusqu'alors plus docile, plus soumis aux lois ; nul n'était plus attaché à son sol, généralement ingrat, dont la nature et le manque de communications l'isolaient du reste du royaume. Pauvre, content de peu, il supportait allègrement sa misère. Sa joie fut grande quand il apprit, en 1789, que le meilleur des rois, soucieux de connaître les besoins de ses sujets et d'y remédier, permettait à tous d'élever la voix et de députer à Sa Majesté des émissaires chargés de leurs revendications. Les paysans auraient mal discerné l'avantage de ce grand changement s'il ne s'était trouvé partout des beaux parleurs pour leur monter la-tête, leur enseigner que, désormais, ils seraient libres, et prédire l imminence d'un retour à l'âge d'or ; grâce à quoi la révolution fut accueillie avec grande faveur par les populations du Bas-Poitou et du Pays des Mauges ; les innovations des beaux messieurs qu'on avait dépêchés auprès du Roi déroutaient un peu, il est vrai, et la félicité promise se faisait attendre. Les nouveaux impôts pesaient plus lourd que les anciens, les chemins n étaient pas meilleurs et la vie devenait plus coûteuse. Un grand malaise se propageait ; les marchés restaient déserts, les ouvriers des-champs chômaient plus souvent que par le passe ; seuls paraissaient satisfaits les enjôleurs des premiers jours, bourgeois des villes, membres de sociétés soi-disant littéraires, en relations constantes avec les clubs de Paris et qui trouvaient, dans l'eau trouble du nouveau régime, à pêcher de bonnes places et des occasions de s'enrichir. Pourtant le petit peuple des campagnes patientait : simple et confiant, quoiqu'il s'étonnât 4e la tournure que prenaient les choses, il comprenait que l'établissement du bonheur universel était œuvre de' longue baleine et qu'il se passerait du temps avant qu'on en ressentît les effets. Il commença pourtant à s'inquiéter quand, après les moines et les bonnes sœurs, la Révolution s'attaqua aux prêtres séculiers ; il était profondément attaché à ses curés et à ses vicaires, tous gens du pays, fils de maçons, de tisserands, de cultivateurs ; quand fut connu le décret fatal qui exigeait d'eux le serment de fidélité aux lois sacrilèges, quand on chassa de leurs presbytères ceux qui, en immense majorité, restèrent fidèles à leurs vœux, quand on vit les intrus prendre possession des églises, ce fut une grande désolation. Les prêtres sacrifiés, réduits à se cacher comme des criminels, prêchaient encore la modération et s'efforçaient à retarder l'explosion des colères populaires ; cependant les désastres se succédaient sans relâche ; on apprit bientôt l'emprisonnement de la famille royale, le massacre des ecclésiastiques par la populace parisienne, le jugement et l'exécution de Louis XVI. Consternés, les paysans vendéens pleuraient en silence et s'attendrissaient sur le sort du pauvre orphelin de huit ans, leur roi à présent, dont l'enfance s'étiolait dans une sinistre geôle. Pourtant espéraient-ils encore de quelque miracle la fin de tant de malheurs ; comme on les avait trompés ! Comme on s'était joué de leur confiance naïve ! Tandis que l'on voyait de longs convois de bons prêtres s'acheminer vers Paimbœuf où stationnaient les navires affrétés pour les déporter loin de France, les beaux parleurs du début, profiteurs de ces catastrophes, régnaient en maîtres : formés dans chaque bourgade en comités, au nom de la nation, de la patrie, — ils avaient toujours ce mot à la bouche, — ils dénonçaient, emprisonnaient, tourmentaient les honnêtes gens ; contre ces patriotes, ces patauds, ces tyrans locaux implacables et arrogants, s'accumulaient et montaient les haines qu'un reste de soumission atavique contenait encore. L'un d'eux, plus perspicace que les autres écrivait à cette époque : Il me semble entendre le bruit d'un volcan sous mes pieds. Enfin, dans les premiers jours de mars 1793, on sut que la Convention régicide ordonnait, pour parfaire son œuvre néfaste, une levée de 300.000 jeunes soldats ; à la pensée que leurs enfants allaient maintenant contribuer à cette révolution, cause de tant de mécomptes et de calamités, les Vendéens se révoltèrent. Ils ne refusaient pas de se battre contre les ennemis de la France, — ils l'ont bien prouvé depuis lors ! — ils ne voulaient pas servir la République régicide et sacrilège, en quoi ils se croyaient dans la légalité, car, pour excuser le renversement de la royauté et justifier les coups d'État du 10 août et du 21 septembre 1792, on leur avait rabâché cette maxime opportune et dangereuse qui bientôt prendra place au préambule de la Constitution : Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.

Sans une entente, sans un mot d'ordre, 600 paroisses s'insurgèrent le même jour. Partout un même cri : La paix ! la paix et nos bons prêtres ! On l'a tant répété à ces gens simples que le peuple est maître et que sa volonté est souveraine : pourquoi, puisqu'ils sont braves, hésiteraient-ils plus longtemps à l'imposer ? C'est ainsi que les gars du pays de Retz s'étaient rués sur Machecoul, ville où le despotisme de la faction dominante affectait des allures particulièrement tracassières et insolentes : une grande fête y avait été célébrée le 30 janvier en réjouissance de l'exécution du Roi et le bruit s'était répandu que, voulant châtier les campagnards de leur opposition tacite, le district faisait fabriquer une grande quantité de menottes afin de traîner enchaînés jusqu'aux casernes du chef-lieu, les jeunes gens liés deux à deux.

Machecoul conquis, rien n'est fait ; les vainqueurs, sans chefs, sans organisation, sans guides, s'inquiètent du lendemain. Déjà, pour contenir l'entassement désordonné dont regorge la petite ville, s'est constitué, le 11, un comité de pacification, sous la présidence — anonyme — d'un avoué de l'endroit, René-François Souchu, intelligent et instruit, sournois et dur. Le lendemain, 12 mars, le Comité de pacification se transforme en Comité royal, dont le premier acte est une proclamation solennelle déclarant à la face du ciel et de la terre que le peuple du pays de Retz, rassemblé en corps de nation dans la ville de Machecoul, ne reconnaît et ne reconnaîtra jamais que le Roy de France pour son seul et légitime souverain, auquel il jure obéissance et fidélité ; qu'il ne reconnaît plus la prétendue Convention, ni les départements, ni les districts, ni les municipalités, ni les clubs, ni les gardes nationales.... Les forfaits de tous ces scélérats doivent attirer sur eux la vengeance céleste et la punition la plus éclatante. Profession de foi téméraire parce qu'elle excitait les rancunes des paysans et leur donnait l'illusion qu'ils avaient rétabli dans son intégralité l'ancien régime. C'était, en même temps, une déclaration de guerre à la République. Reste à trouver des chefs capables de discipliner les paysans et de les conduire au feu quand la garnison de Nantes s'avancera, ce qui ne peut tarder, pour reprendre Machecoul à l'insurrection. Mais où chercher ces chefs et comment les décider ? Les nobles qui ont servi dans l'ancienne armée royale sont, pour la plupart, émigrés ; ceux qui demeurent au pays se désintéressent de ce mouvement exclusivement populaire ; les villageois de Chauvé, à mi-chemin de Machecoul à Pornic, en ont fait, dès le 11, l'expérience : comme ils cherchaient autour d'eux qui pourrait bien les commander, ils ne trouvaient rien de mieux que d'aller tirer, de sa gentilhommière de la Blanchardais, M. Danguy, ancien capitaine au régiment de Bassigny, chevalier de Saint-Louis, plus que sexagénaire et presque aveugle ; en vain exposa-t-il qu'il pouvait à peine se conduire ; les insurgés le mirent à cheval et le poussèrent devant eux, encore qu'il leur fît promettre qu'on le laisserait rentrer chez lui au coucher du soleil. Le malheureux, forcé d'agir, devait être, un mois plus tard, pris et guillotiné à Nantes comme chef de bande.... Ce n'était pas un fait isolé : le 11 encore, on avait vu arriver à Machecoul le marquis de la Roche-Saint-André, en robe de chambre, pour bien montrer qu'il ne marchait que contraint et forcé : ses paysans qui le voulaient pour chef, étaient allés le chercher à son château des Planches, près de la Garnache.

Souchu, le président du Comité royal improvisé, ne s'illusionnait pas sur les dangers de sa situation ; il souhaitait consolider son pouvoir éphémère en s'entourant d'officiers capables et énergiques, et divers indices autorisent à penser qu'il indiqua lui-même aux révoltés un certain chevalier Charette, ancien lieutenant des vaisseaux du Roi, démissionnaire depuis 1790, vivant maintenant en gentilhomme campagnard à son petit manoir de Fonteclose, distant de deux lieues de Machecoul.

C'est pourquoi, le 14 au matin, une troupe de paysans s'est mise en route, suivant le chemin de la Garnache, pour gagner à l'insurrection une nouvelle recrue.

Situé dans les terres, à l'est de la route qui vient de Machecoul, et prenant accès sur le chemin de l'Ardoisière, presque en face du vieux château de Puits-Rousseau, Fonteclose était, en 1793, une gentilhommière de construction très simple, bâtie de pierres grises, toute en longueur et comportant un seul étage sur rez-de-chaussée. Plus ferme que château, la maison, flanquée de deux pavillons étroits et couverte en tuiles, était cependant défendue par des douves que franchissait un petit pont rustique. Une sorte d'esplanade plantée d'arbres la précédait et elle n'avait pour jardin qu'un assez vaste potager clos de murs et divisé par des allées droites.

Le châtelain de Fonteclose était à sa toilette quand on lui annonça l'approche des moutons noirs, ainsi surnommait-on, dans le pays, les gars de Machecoul. Quelques jours auparavant, il avait déjà rembarré une députation de paysans le conjurant de se mettre à leur tête ; cette fois les solliciteurs se présentaient exigeants : leur récent succès, l'idée qu'ils avaient de leur force, la nécessité comminatoire, rendaient leur démarche impérieuse et les plus audacieux envahirent le jardin de Fonteclose en gens décidés à ne point quitter la place avant d'obtenir satisfaction. Leur attitude, leurs cris, leur agitation tumultueuse et menaçante, témoignaient de leur détermination. Or Charette était également résolu à ne point se commettre dans une pareille équipée. Ainsi que tout homme sensé ayant servi et fait la guerre, il considérait comme une tentative folle, condamnée d'avance au plus tragique désastre, cette levée de paysans sans armes, sans munitions, sans cadres, ignorant tout de la discipline et du" métier militaire, et prétendant entrer en lutte contre un gouvernement, — odieux et tyrannique, à la vérité, — mais disposant d'une armée qui passait pour la plus forte et la plus aguerrie du monde. Il est si convaincu de l'impossibilité du succès que, pour échapper aux insurgés, il se cache sous son lit dans l'espoir qu'ils se lasseront à ne point le voir paraître. Mais on sait qu'il est chez lui ; on le veut, on l'appelle en longues clameurs obstinées et suppliantes : Monsieur Charette !... Que monsieur Charette vienne à Machecoul pour commander les défenseurs de la Religion !... Il faut se montrer : soudain, la porte du manoir s'ouvre, Charette paraît : on l'entoure, on le presse ; il parle, tente de calmer l'excitation des révoltés, leur démontre l'absurdité de leur dessein ; jamais il ne consentira à les conduire au massacre, car que peut l'insurrection de quelques villages contre la France entière ? L'effet d'une si vaine manifestation sera nul et la répression terrifiante....

A cette même heure, d'un bout à l'autre de la Vendée, d'autres gentilshommes, sollicités comme Charette, de prendre part à la révolte, tenaient aux insurgés semblables discours : à la Loge, chez d'Elbée, tout occupé, ce jour-là,. d'une fête de famille, les paysans se heurtaient a un refus brutal ; ils entraînèrent de force celui qu'ils voulaient pour chef. A son château de la Baronnière, Bonchamp résistait également ; ses paysans l'emmenèrent sans lui permettre de monter à cheval, tant ils craignaient de le voir prendre la fuite pour ne pas s'associer à une cause perdue d'avance. Le chevalier Sapinaud de la Verrie, ayant osé dire qu'une telle insurrection était une folie, fut menacé de mort par la foule qui avait forcé la porte de son logis. A Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, les révoltés assiégeaient la maison de M. de Couëtus et le contraignaient, par la violence, à devenir leur général. Les historiens qui persistent à écrire que les nobles et les prêtres insermentés, désireux de sauver leurs privilèges et leurs prébendes, ont imposé l'insurrection aux Vendéens, formulent une de ces bourdes excusables seulement chez ceux qui puisent leur documentation dans les manuels scolaires.

Le chevalier Charette, foulé maintenant par les moutons noirs dont la troupe entière a pénétré dans son jardin, se cabre et tient tête ; les paysans s'irritent, lui ordonnent de les suivre. Il résiste encore. De toutes parts s'élèvent des murmures et des objurgations : La République veut emmener à la guerre tous les jeunes gens du pays !C'est une chose honteuse pour un ancien officier du Roi de ne pas combattre les sacrilèges qui souillent les églises et emprisonnent les prêtres !... A voir l'animosité de ces gars, dont la placidité habituelle est proverbiale, leurs faces convulsées par la colère et l'indignation, a-t-il tout à coup l'intuition de tout ce qu'un chef énergique pourrait obtenir de tels hommes ? Se fait-il scrupule de laisser ces pauvres gens sans direction, alors qu'ils se montrent résolus à combattre ? Soudain il les fait taire d'un geste de maître, et sa voix stridente s'élève dans le silence. Il consent. Il marchera ; mais à la condition qu'on lui obéisse. Il entend être le chef de ses soldats de hasard, comme il l'était naguère de ses matelots à son bord. Toute désobéissance sera punie de mort.... Une acclamation ratifie ses paroles ; il se dérobe, ordonne qu'on selle son bidet de chasse, rentre à sa maison afin de s'équiper pour la vie d'aventures. Il reparaît bientôt, à cheval, haut guêtre, le sabre à l'arçon : A Machecoul ! commande-t-il. Toute la bande se bouscule à sa suite. Un drapeau a été hissé à l'un des ormes de l'esplanade ; Charette, en passant, salue l'étoffe blanche : un cri unanime de Vive le Roi ! répond à son geste. Au bruit d'un mauvais tambour, au. son de quelques musettes criardes, la troupe en désordre reprit, exultante, le chemin de la ville.

Machecoul, depuis trois jours au pouvoir des insurgés, présentait l'aspect d'une ville au pillage. Les maisons des patauds, c'est-à-dire des bourgeois convaincus ou simplement soupçonnés de républicanisme, avaient été dévastées : toits effondrés, vitres brisées, portes éventrées, et arrachées de leurs gonds. Le château des Gondi encore habitable, quoique démantelé depuis un siècle, servait de prison aux patriotes arrêtés par l'ordre du Comité royal de Souchu, tant à Machecoul que dans les villages environnants. Un vent de terreur soufflait sur le bourg où tout ce qui n'était pas royaliste se sentait menacé.

La petite phalange des moutons noirs, revenant de Fonteclose, atteignit les premières maisons du faubourg dans l'après-midi du 14. Leur mépris de la discipline était tel que, en apercevant les tours du vieux château, ils se débandèrent, franchirent en courant le pont du Falleron, abandonnant le chef qu'ils ramenaient, et regagnèrent au plus vite leurs cantonnements. Seuls demeurèrent avec Charette quelques Maraîchins, dépaysés dans cette ville morne qui, avec ses maisons basses, ses larges rues campagnardes, tortues et boueuses, leur faisait l'effet d'une capitale. L'arrivée de Charette n'eut rien de triomphal ; à peine fut-elle remarquée. Il conduisit ses hommes sur la grande place, presque déserte, commanda halte et leur adressa une harangue, leur promettant le retour de leurs prêtres et la réouverture des églises ; le petit roi prisonnier montera sur le trône ; les nobles reprendront possession de leurs châteaux. Il termine par le cri : Vive le Roi, vivent la noblesse et les aristocrates ! que ses compagnons et les gens qui se sont attroupés répètent avec lui. Il poursuit sa route jusqu'à l'extrémité de la ville où se trouve un calvaire, dans l'angle formé par le chemin de Bourgneuf et celui de Sainte-Pazanne. Là, nouvelle allocution : le nombre des auditeurs s'est accru et c'est une foule qui l'écoute, curieuse d'entendre ce nouveau venu dont on ignore le nom mais qui séduit par sa martiale allure. Il dit que les insurgés vont combattre pour Dieu qui ne peut leur refuser la victoire ; il prête le serment solennel d'être fidèle au Roi, de ne déposer les armes que quand la Religion sera rétablie ; et son discours est applaudi ; encore des cris de Vive le Roi ! Aux fenêtres de la place, au seuil des portes, les habitants acclament le gentilhomme dont l'éloquence chaude et la parole réconfortante propagent la confiance.

Il est difficile d'imaginer l'aspect de Machecoul devenu chef-lieu de la révolte ; les patriotes sont emprisonnés ou se terrent ; plusieurs, dans le désarroi du premier jour, sont parvenus pourtant à gagner Nantes, abandonnant tout pour fuir. Des 10.000 paysans qui se sont rués sur la ville, beaucoup sont retournés à leur village, persuadés, en gens à courte vue, que la Révolution est terminée puisque Machecoul est purgé des autorités républicaines, puisque les églises y sont rouvertes et que des bons prêtres y officient. Il semble bien que le Comité royal, et l'avoué Souchu lui-même qui règne en maître sur la bourgade, se bercent des mêmes illusions. Quoiqu'on pense de cet énigmatique personnage, on ne peut lui refuser l'audace, ou, tout au moins, un formidable aplomb. Il vient d'abolir, d'un trait de plume, la Convention nationale et de déclarer caduques toutes les réformes et toutes les institutions des deux Assemblées précédentes. Il consent cependant à parlementer avec les vaincus ; il offre la paix aux autorités départementales de la Loire-Inférieure et, pour leur faire connaître ses conditions, leur dépêche quatre ambassadeurs dont aucun ne devait revenir, Nantes étant résolu à s'ensevelir sous ses ruines plutôt que de pactiser avec les Brigands. Les démocrates de ce temps-là affectaient d'égaler en stoïcisme les fameux anciens et empruntaient volontiers, pour témoigner de leurs vertus civiques, l'emphase des mauvaises tragédies du répertoire. Certes, la fermeté s'imposait ; mais on l'aurait souhaitée plus adroite et moins impitoyable. Pourquoi ne point éclairer ces paysans, puisque les esprits forts s'accordaient à les reconnaître en retard de deux siècles sur le reste du royaume ? Pourquoi les pousser aux résolutions désespérées sans même tenter de les raisonner ? Ils ne voulaient pas la guerre ; ils réclamaient seulement leur liberté perdue et leurs prêtres persécutés. En ce même mois de mars 1793, avant d'attaquer les Sables-d Olonne, les insurgés adressaient aux autorités de cette ville une lettre fraternelle, tracée les larmes aux yeux et les armes à la main. — On nous assure, écrivaient-ils, que le peuple est souverain ; eh bien ! il réclame ses prêtres et le libre exercice de sa religion.... La France n'est plus qu'un chaos ; le trône renversé, nos propriétés usurpées, notre vie, celle de nos femmes et de nos enfants menacée, sont les trop justes motifs qui nous ont mis les armes à la main.... Combien de sang va couler ! Et ce sang est celui de nos frères, de nos pères, de nos amis !... Les farouches républicains des Sables se montrèrent aussi intraitables que ceux de Nantes ; ils ne daignèrent pas répondre et condamnèrent à mort le parlementaire qui leur porta ce manifeste, un jeune forgeron d'Aizenay, âgé de dix-huit ans !

L'exemple de cette théâtrale implacabilité venait de haut. Aux premières nouvelles, encore vagues, apportées de l'Ouest, les rhéteurs de la Convention décrétaient sans discussion que tout contre-révolutionnaire pris les armes à la main ou porteur d'un signe de rébellion, serait aussitôt livré au bourreau par une commission militaire ; tout individu arrêté sans armes, mais convaincu d'avoir pris part à l'insurrection, sera également mis à mort dans les vingt-quatre heures. Même peine contre les prêtres, les ci-devant nobles, les ci-devant seigneurs, les agents et domestiques de toutes ces personnes, les étrangers, ceux qui ont eu des emplois ou exercé des fonctions publiques dans l'ancien gouvernement ou depuis la révolution, et tous instigateurs de l'insurrection. La confiscation de leurs biens au profit de la République sera prononcée par les juges du tribunal criminel sur le procès-verbal de reconnaissance du cadavre. Seuls auront la vie sauve ceux qui déposeront les armes dans le délai de vingt-quatre heures, ou qui livreront les chefs de l'insurrection. Toute l'horreur de la lutte farouche qu'on entreprend, après tant d'autres, de conter ici, est en germe dans cet impitoyable décret.

Dès le lendemain de son arrivée à Machecoul, Charette était admis au nombre des membres du Comité royal, où Souchu, qui le jalousait déjà, flairant un rival, dut se résoudre à l'admettre. Le châtelain de Fonteclose ne s'emploie, d'ailleurs, qu'à mettre Machecoul en état de défense. Secondé par quelques chefs de paroisse, sans expérience militaire, — MM. de Goulaine, Lyrot de la Patouillère, d'Ésigny, qui sont ses premiers aides de camp, — il s'efforce de dresser à la discipline les paysans cantonnés dans la ville. Bien peu ont des fusils ; le plus grand nombre n'est armé que de bâtons et ils n'aiment pas beaucoup s'aventurer dans la campagne. Il les aguerrit peu à peu, essaie de former quelques artilleurs, ayant obtenu deux canons du marchand de volailles Pageot, qui commande à Bouin. Une quarantaine de garçons de ferme ou de gardes-chasse, montés sur des chevaux de maraîchers, sans selles ni étriers, formeront sa cavalerie ; du reste, il ne change rien au groupement des hommes par paroisses, leur laissant les chefs qu'eux-mêmes se sont choisis et s'appliquant seulement à leur inculquer l'esprit militaire. Ainsi les officiers des différents grades sont-ils proclamés et reçus sous les drapeaux en une revue solennelle, au son des tambours, des musettes et des cornes de bœuf, trompes rustiques, qui rendent un son prolongé et lugubre. Tout le jour Charette s'occupe de ses hommes, de leur santé, de leur nourriture et la nuit, il vient les surprendre aux postes où il les a placés, causant avec eux familièrement.

Pour les mettre à l'épreuve, il se propose d'enlever aux républicains le petit bourg de Pornic, port nautique que cinq lieues séparent de Machecoul. Quelques jours auparavant, le marquis de La Roche-Saint-André, assisté du chevalier de La Cathelinière, ont tenté la même prouesse : ils se sont emparés du bourg, mais leurs hommes indisciplinés se sont rués au pillage ; gorgés de vin, ivres-morts pour la plupart, un retour offensif de la garnison les a trouvés incapables de toute résistance, debout, les bras croisés, appuyés aux murs, ou vautrés dans les rues et sur les tombes du cimetière. Les bleus en ont fait un affreux carnage ; La Roche-Saint-André, presque seul, combattit vaillamment ; son épée brisée à la main, entraîné, renversé dans l'horrible sauve-qui-peut, il fut sauvé par un de ses officiers qui le prit en croupe et le ramena couvert de contusions à Machecoul. Il y fut mal reçu ; on l'arracha à Souchu qui voulait le condamner à mort ; le marquis put gagner l'île de Bouin où il possédait des propriétés et les survivants de sa troupe vinrent grossir la petite bande de Charette.

Celui-ci sentait l'impérieuse urgence d'effacer au plus tôt la néfaste impression de ces désastres. Le 26 mars, il se met en marche dans l'après-midi, fait sa jonction à Bourgneuf avec la troupe de La Cathelinière, et, le lendemain, à l'aube, la cohue des paysans poursuit sa route vers Pornic, drapeaux blancs déployés. On paresse, car on est las de la longue étape ; en vain Charette presse ses hommes ; ils s'attardent à bivouaquer dans les champs et ce n'est qu'à onze heures du matin qu'ils pénètrent dans la ville, en deux colonnes, l'une par la rue Tartifume, l'autre par la rue de La Touche, qui, toutes deux, aboutissent à la place du Marché où Babain, le commandant républicain, a posté aux fenêtres ses 200 gardes nationaux et braqué son unique pièce de canon. Charette a pris soin de placer, en tête de ses colonnes, les hommes armés de fusils ; mais il n'arrive pas à les entraîner ; ils font le coup de feu en s'abritant de leur mieux ; le tir du canon surtout les épouvante. Pour hâter le dénouement, Charette ordonne d'incendier les toitures de chaume ; le feu gagne de maison en maison ; les bleus reculent, évacuent la place, emportant leurs blessés, se repliant sur la route de Paimbœuf.... La ville est prise. Quel étonnement ! Deux paysans seulement ont été blessés ; on se félicite, on crie Vive le Roi ! on fait bombance des vivres, du vin et de l'eau-de-vie réquisitionnés chez les habitants, et ce n'est pas sans peine que Charette, coupant court à l'orgie qui menace, pousse ses soldats sur la route du retour. Ils passèrent la nuit à Bourgneuf et, le jour suivant, 28 mars, ils faisaient à Machecoul une rentrée triomphale, ramenant le canon qui leur avait causé tant de peur, un pierrier et un long convoi de voitures chargées d'approvisionnements et de munitions. Ces vainqueurs n'étaient pas éloignés de croire qu'ils venaient de porter à la République un coup mortel ; seul Charette ne s'illusionnait guère sur l'importance de ce petit succès ; pourtant son but était atteint ; pour la première fois il avait conduit ses hommes au feu et il les ramenait tout fiers d'avoir senti passer le souffle enivrant de la victoire.

 

II. — LE CHEVALIER CHARETTE

 

Ainsi le nommait-on ordinairement, sans accoler à son nom la particule, et lui-même signait de la sorte, quoi qu'il fût incontestablement de très ancienne noblesse et que sa généalogie remontât jusqu'à Galéas Caretto, marquis de Final, d'origine italienne, qui suivit Philippe Auguste en terre sainte. Le fils de ce croisé, Perrot Caretto, s'établit en Bretagne, s'y maria en 1240 et fit souche d'une longue et florissante lignée. Son descendant direct, le père du chef vendéen, Louis-Michel Charette, capitaine d'infanterie, tenait garnison aux Vans, dans le diocèse d'Uzès ; un jour qu'il se promenait, avec deux de ses camarades, officiers comme lui, par les rues de la morne garnison, ils avisèrent à une fenêtre trois jeunes filles dont les grâces attirèrent leur attention, et, par une sorte de gageure, ils décidèrent que chacun d'eux épouserait l'une de ces trois demoiselles. Les trois mariages se firent ; c'est ainsi que, au capitaine Charette, échut pour femme, dans ce singulier et galant partage, Mlle Lagarde de Mont jus. L'union fut des plus heureuses ; elle devait être aussi des plus fécondes : Louis-Michel Charette demeura plusieurs années aux Vans : sa femme y mit au monde trois filles ; quand le ménage se fut transporté en Bretagne, elle n'eut plus que des garçons, au nombre de sept, dont le dernier François-Athanase naquit le 21 avril 1763, près d'Ancenis, à Couffé, au manoir de la Contrie, disent les uns ; selon d'autres dans une maison voisine de l'église. Ce dernier eut pour parrain son oncle M. Charette de la Gascherie, conseiller au parlement de Rennes, et pour marraine Mme Busson de la Magazinière. On le mit en nourrice chez un fermier.

Quand il fut en âge d'apprendre, comme ses parents, chargés de famille, étaient de fortune très médiocre, le généreux parrain ouvrit sa bourse et plaça son filleul au collège des Oratoriens d'Angers. Vif, franc, sensible, libéral, jusqu'à la prodigalité, enjoué jusqu'à la dissipation, l'enfant montrait du goût pour les mathématiques et M. de la Gascherie décida qu'on ferait de lui un marin. En I779 le voilà donc aspirant et tout de suite il prend la mer : onze campagnes en neuf ans, dont six en temps de guerre, lui valurent un rapide avancement : en 1787, alors qu'il n'avait pas encore atteint sa vingt-cinquième année, il était premier lieutenant de vaisseau.

Lorsqu'un homme devient célèbre, il se trouve toujours des gens, l'ayant connu avant la gloire, pour assurer qu'ils avaient présagé, bien antérieurement à tous les autres, son brillant avenir et discerné son génie en germe : d'où une floraison d'anecdotes rétrospectives et de traits marquants que personne n'aurait songé à recueillir si le héros était resté ignoré. Pour Charette la légende est pauvre ; ses anciens camarades de la marine ne semblaient pas avoir gardé de lui un souvenir bien vivace. Au cours des entretiens de Sainte-Hélène, Las Cases qui avait été son condisciple à l'école de Brest, disait à l'Empereur : J'ai été fort surpris par ses exploits et sa brillante carrière ; tous ceux qui avaient été liés avec lui jugeaient Charette assez commun, de peu de distinction, volontiers atrabilaire et surtout entièrement indolent. Pas un de nous qui ne l'eût condamné à rester dans la foule des insignifiants. A quoi Napoléon répliquait qu'il y a des dormeurs dont le réveil est terrible. On citait pourtant quelques circonstances où le jeune lieutenant de vaisseau s'était révélé singulièrement énergique : plusieurs fois ses marins avaient dû leur salut à sa vaillance et à son sang-froid. Certains se souvenaient de ses éclats de gaîté, de sa générosité, de son mépris de l'argent ; à la Martinique, un capitaine américain lui ayant offert une somme considérable à condition qu'il fermât les yeux sur un débarquement en contrebande, Charette répondit simplement : Monsieur, je suis officier français, je ne sers que pour l'honneur. Au vrai, il s'était montré, au cours de sa carrière, très brave, très loyal, parfaitement désintéressé ; en quoi il se distinguait peu : c'étaient là des qualités communes au milieu dans lequel il vivait ; il n'est pas surprenant qu'elles n'eussent pas été remarquées.

En 1790 Charette quitta la marine pour se marier. Il épousa une veuve de quatorze ans plus âgée que lui, et riche, non par spéculation, mais par excessif scrupule de galanterie. Selon la chronique, en effet, cette respectable dame avait de son premier mariage une fille de dix-neuf ans que Charette désirait pour femme. A sa première démarche, la mère s'interposa : Ma fille, dit-elle, est trop jeune pour se marier, et moi je ne suis pas assez vieille pour renoncer à trouver un second époux. Le jeune gentilhomme comprit et demanda la main de la mère.... Un fils, destiné à mourir en bas âge, naquit le 2 février 1792, de cette union mal assortie qui, d'ailleurs, ne fut pas heureuse. Charette, confiné avec sa revêche épouse à la terre de Fonteclose, chercha en dehors les distractions dont manquait son intérieur : grand chasseur, il saisissait toutes les occasions de secouer le joug conjugal et de courir le pays ; avec son fusil et ses chiens il poussait ses randonnées jusqu'à la forêt de Princé ou à celle de Machecoul, admiré même des braconniers pour son audace et son endurance. La passion de la chasse n'était pas la seule qui l'attirât hors de son manoir : il courait les assemblées rustiques, les noces, les réunions joyeuses, en quête d'aventures aimables auxquelles il ne s'attardait pas. L'un de ses apologistes, obligé de toucher ce sujet délicat, l'a fait en phrases si discrètes à la fois et si pompeuses qu'elles sont presque inintelligibles : Cet empire sur lui-même, écrit-il, que Charette sut ravir à la beauté, ne le rendit pas moins délicat dans ses liaisons, et jamais l'indiscrétion frivole, la piquante ironie ou la critique amère, défauts presque inséparables de l'homme à bonnes fortunes, n'affligèrent l'objet dont il avait partagé les plaisirs. Femmes sensibles qui fûtes aimées de lui, vous aviez quelquefois à vous plaindre de sa légèreté ; mais vous sentiez le prix de sa délicatesse ; vous n'accusiez pas sa langueur et de beaux souvenirs peuvent vous enorgueillir d'avoir couronné des myrtes de l'amour celui qui devait l'être un jour des palmes de la gloire. Ce qui paraît signifier, si l'on ne s'y trompe, que le châtelain de Fonteclose se montrait amant aussi inconstant qu'il était époux peu fidèle. Sa femme délaissée souffrait plus que tout autre de sa versatilité amoureuse et l'on a quelque raison de croire qu'elle ne la lui pardonna jamais.

La Révolution venue, Charette, paraissait comme beaucoup d'autres gentilshommes campagnards de l'Ouest, sinon s'en désintéresser, car il était ardent royaliste, mais se résigner à l'inaction ; cependant, quoiqu'il désapprouvât hautement l'émigration, il sentit que l'honneur lui commandait de chercher à se rendre utile et, au début de 1792, il partit pour Coblentz où la noblesse de France se groupait autour des frères de Louis XVI. Ce qu'il y vit ne lui plut pas, il jugea déplacées la jactance de ces proscrits volontaires, leurs illusions, leur connivence avec l'étranger, leurs hâbleries ; d'ailleurs il fut mal reçu, en retardataire qui n'était pas du monde, trop peu muni d'argent, au reste, pour partager la vie de dépenses et de jeu que menait l'entourage des Princes. Il rentre en France, traverse Paris à l'époque du 10 août 1792, s'engage parmi les défenseurs des Tuileries, fait le coup de feu avec les derniers soldats de la monarchie contre l'émeute bientôt triomphante. Resté l'un des derniers dans le Château conquis par le peuple, il va être pris et fusillé, échappe au massacre en revêtant la carmagnole dont il dépouille un mort et, — détail macabre que lui seul peut avoir raconté, — portant comme un trophée la jambe d'un soldat suisse qui vient d'être écharpé, il passe à travers la populace qui dévaste les appartements royaux, parvient à s'évader sans malencombre, est recueilli par un cocher de fiacre dont il est connu, reste durant huit jours dans un grenier à foin et trouve enfin asile chez un étudiant en médecine, Davy-Desnaurois, qui. consent à le recevoir. Après quelques- semaines de retraite, Charette quitte Paris sous un déguisement, prend la route de la Vendée, est arrêté, conduit à Nantes et bientôt relaxé en considération des bonnes relations qu'il a entretenues avec Dumouriez, alors que celui-ci, — maintenant très populaire, — commandait en Vendée. Le ci-devant chevalier Charette ralliait enfin le domicile conjugal, d'autant plus déterminé à ne plus se mêler de politique que sa femme s'opposait énergiquement à ce qu'il se risquât en de nouvelles aventures, soit par peur que de si périlleuses péripéties se terminassent pour elle par un second veuvage, soit qu'elle espérât, en le retenant à Fonteclose, surveiller et assagir son volage mari. Peut-être est-ce là le motif de la résistance qu'avait d'abord opposée Charette aux pressantes sollicitations des paysans. On a vu comment, après y avoir cédé, il était devenu en deux semaines, par sa victoire de Pornic, et par la grâce de l'avoué Souchu, commandant général des insurgés du Pays de Retz.

Charette avait alors trente ans ; sa taille était avantageuse : 5 pieds 5 pouces (1 m. 76) ; mince, très vif, singulièrement leste et agile, il portait haut sa tête énergique, au front superbe, aux lèvres fines, au menton proéminent et volontaire. Des favoris blonds, taillés très court, descendaient des tempes sur ses joues maigres ; son air souriant et doux témoignait de son goût pour le plaisir ; mais quand il ne se croyait pas observé, ses traits prenaient une expression de dureté presque cruelle. Le regard, ordinairement enjoué et malicieux, se faisait à volonté si sévère et si pénétrant, qu'on avait peine à le soutenir. Quant au portrait moral, ne serait-il pas téméraire de l'essayer et ne vaut-il pas mieux attendre des circonstances la révélation de cette nature complexe, essentiellement variable, tantôt longanime et cordiale, parfois implacable et farouche ? Les seuls traits permanents de cet énigmatique caractère étaient la bravoure insolente, la ténacité chevaleresque, l'impatience de la gloire, le désir de plaire, de fasciner, engendrant l'ambition du premier rang, comme aussi le goût du panache et de la parure, poussé jusqu'à l'excès ; qualités et travers fort communs chez les Français de ce temps-là, dont il reste l'un des types les plus complets et les plus représentatifs.

A Machecoul, Charette s'était logé dans la maison de Mme de la Navarrière, non loin du couvent des Calvairiennes où siégeait le Comité royal de Souchu. Sous le même toit vivait Mme Josnet de la Violais, fille de Mme de la Navarrière ; elle avait épousé un officier au service de la République, alors employé à Saint-Domingue. Des liens de parenté unissaient ce bleu à Mme de Charette. Mlle Marie-Anne de Charette, sœur aînée du général, s'était également installée dans la maison de la Navarrière ; elle devait approcher de la quarantaine ; encore très séduisante, instruite, courageuse, elle avait voué à son frère une admirative affection, dont elle devait, au cours de la guerre qui commençait, donner des preuves éclatantes.

Quelle apparence que sous ces influences féminines où il se plaisait, Charette se fût, dès le premier jour, érigé en bourreau ? C'est sur lui pourtant que certains historiens rejettent la responsabilité des trop fameux massacres de Machecoul. Les royalistes, maîtres de la ville, la purgeaient des fonctionnaires républicains ; la légende de ces exécutions sommaires épouvanta le pays ; elle chemina, en s'aggravant, jusqu'à la Convention qui en frémit d'horreur, comme si l'impitoyable loi votée par elle, le I9 mars, n'eût pas été grosse de représailles. Il est vrai que, dès le 11, date de l'irruption des insurgés sur Machecoul, 22 habitants de la ville, gendarmes, gardes nationaux, magistrats, furent tués, — on l'a dit déjà, — dans le tumulte de l'envahissement ; pais-, dans la quinzaine qui suivit, on ne relève pas une exécution. Le 17, comme si l'on eut profité de l'absence de Charette en marche ce jour là sur Pornic, on met à mort dix bleus pris au cours d'une escarmouche à Port-Saint-Père. Le 3 avril, 54 républicains périssent fusillés au jardin des Calvairiennes ; 4 autres au château ; les documents mentionnent en outre une quinzaine d'exécutions isolées ; au total 100. C'est le nombre admis après de patientes recherches dans les archives du district de Machecoul, par A. Lallié, le plus impartial et le plus érudit des historiens de la révolution nantaise. Or ce chiffre est plus que quintuplé dès les premiers récits des partisans de la révolution : — 532 victimes, écrivent les députés à la Convention en mission dans la région ; — 575, renchérit Goupilleau de Montaigu.... Il atteindra bientôt 600 ; il montera à 800 au dire de Carrier.... Quant aux faux miracles machinés par Charette pour justifier ces boucheries, quant aux prêtres officiant les pieds dans le sang, ces imaginations semblent émaner de deux témoins des plus suspects ; l'un, originaire de Machecoul, n'avait que six ans en 1793 et n'a parlé évidemment que par ouï-dire, car on ne suppose pas que sa maman l'ait conduit à ce spectacle d'horreur ; l'autre est un pauvre homme, nommé Boullemer, qui, ayant fait partie du premier comité de Souchu, a cru, quand il tomba aux mains des bleus, ne pouvoir plus sûrement mériter son pardon qu'en accentuant l'épouvante à laquelle il avait cédé. Sa relation eut les honneurs du Moniteur ; il a été démontré, depuis lors, qu'elle fut une infâme imposture. Au vrai, ces exécutions sont imputables à Souchu ; encore est-il douteux que ce piètre proconsul eût pu s'y opposer et ne point donner satisfaction aux brutales rancunes des paysans déchaînés. Elles trouvèrent des approbateurs chez certains subalternes de Charette ; c'est probable ; quant à Charette lui-même, il s'efforça d'arrêter l'effusion du sang : on n'aperçoit pas pour quelle raison on ne croirait pas sur ce point son premier biographe, Le Bouvier-Desmortiers : il dédia à Mlle de Charette son livre publié en 1809, et fautif, on doit le reconnaître, sur bien des points ; cet ouvrage devant être lu par tous les survivants des guerres de Vendée, l'auteur ne se serait point risqué à mentir sciemment. Or il affirme que Charette, sans influence sur Souchu et son entourage, fit appel aux prêtres de la région, les invitant d'exhorter le peuple à la modération : il convoqua à Machecoul les religieuses du Val de Morière, couvent distant de trois lieues, dans l'espoir que leur présence et leur charité calmeraient les esprits surchauffés. Plusieurs de ces dames se rendirent à la ville le 8 avril et, dès le soir même, un prêtre, nommé Priou, vint, les larmes aux yeux, les prier de solliciter la grâce de 30 personnes amenées du côté d'Arthon, de Chémeré et de Princé. J'ai ordre, dit-il, de les confesser parce qu'on doit les exécuter dans la nuit. Il était neuf heures du soir ; ces vertueuses filles vont de corps de garde en corps de garde, solliciter pour ces malheureux ; mais, comprenant que leur démarche seront vaines, elles se rendent au Comité, y trouvent Charette, l'instruisent de ce qui se prépare et aussitôt il fait transmettre à tous les officiers de l'armée l'ordre de respecter la vie des prisonniers, sous peine d'être fusillés. Le Bouvier-Desmortiers rappelle plusieurs circonstances où le chef vendéen s'interposa personnellement entre les tueurs et les victimes ; même Charette se compromit en sauvant l'ancien procureur syndic de Challans, le citoyen Boursier, patriote ardent dont on réclamait la tête, et en le cachant à Fonteclose durant plusieurs jours.

 

Est-il, d'ailleurs, admissible qu'il eût autorisé, même tacitement, ses soldats à participer aux massacres ? C'était, pour lui comme pour eux, une question de vie ou de mort de les plier à la discipline ; durant les quinze jours qui suivirent l'heureux coup de main de Pornic, il exerce sans répit ceux qu'il parvient à retenir sous son commandement ; beaucoup de ces guerriers tout neufs ne consentent à manœuvrer et à rester au cantonnement que lorsque les travaux des champs ne les rappellent pas à leur village ; l'espoir du pillage, ou simplement d'une ribote, les ramène docilement quand, par le tocsin ou à son de trompe, est annoncé le rassemblement. Charette prépare une nouvelle expédition : deux divisions républicaines, sorties des Sables-d'Olonne, ont bousculé les bandes royalistes du vieux Joly qui commande à 25 paroisses des environs de la Motte-Achard et celles de Guerry du Cloudy, chef des insurgés de Saint-Gilles ; les bleus ont passé la Vie au Pas-Opton et marchent sur Challans, gros bourg, alors chef-lieu de district, à la lisière du Marais. C'est là qu'il faut arrêter les troupes de la République.

Charette fait appel à Angibaud, ex-juge de paix du canton de Beauvoir, et chef des révoltés de Bouin ; il lui donne rendez-vous à la Garnache et, le 10 avril, entre en campagne, conduisant un millier d'hommes mal armés, persuadés que cette affaire ne présentera pas plus de risques que la facile conquête de Pornic. A la Garnache on rejoint les bandes d'Angibaud, celles de Joly et de Guerry du Cloudy ; on fraternise en buvant force brocs d'eau-de-vie. Le 13, on prend les positions de combat et, à cinq heures du matin, les Vendéens, formés en arc de cercle au nord-est de Challans, se précipitent sur la ville en poussant de grands cris. Ce ne fut pas long : l'artillerie des républicains les accueille et ce tonnerre épouvante les paysans ; leur premier rang, seul pourvu de fusils, se rejette sur ceux qui suivent et qui n'ont pour armes que des bâtons ; la panique se propage sur toute la ligne, qui se rompt, s'égaille et fuit à travers la plaine en une débandade éperdue. La troupe de Charette se disperse la dernière ; lui-même tente de rallier les fuyards ; mais la terreur leur donne des ailes et Charette, poursuivi à portée de pistolet par la cavalerie républicaine, ne dut, ce jour-là, son salut qu'à la vitesse de son petit cheval breton. Il rentrait vers minuit à Machecoul, exténué, humilié de la piteuse conduite de ses contingents et résolu à la revanche immédiate. Ce soir-là même, avant de prendre du repos, il ordonnait un nouveau rassemblement et sommait, par un mot autographe dont l'original a été conservé, le comité royal de Bouin de lui envoyer sans tarder le plus d'hommes qu'il pourra réunir. Avec ce renfort, joint à sa bande de Machecoul, il se dirige, le 15 avril, vers Beauvoir-sur-Mer, que va occuper l'armée républicaine en marche sur Noirmoutier. Il rencontre en chemin Joly et sa troupe et l'on se met à la poursuite des bleus qu'on rejoint à Saint-Gervais. Grâce à leur nombre, — environ 7.000 hommes, — les royalistes enfoncent d une poussée les rangs de l'ennemi ; mais bien vite, la canonnade les terrorisent ; eux n'ont qu'une pièce d'artillerie qui leur inspire plus de peur que de confiance et qu'ils ne savent pas manœuvrer ; ils hésitent ; la mêlée devient confuse : Charette s'efforce de rassurer ses hommes et de les entraîner ; il parvient à les ramener et s'avance à leur tête dans la rue de Saint-Gervais ; les bleus s'étonnent de ce chef inconnu, si plein d'ardeur, un grand homme sec, à cheval, criant aux volontaires de la République : Rendez-vous, malheureux, rendez-vous ! Il traverse ainsi tout le bourg, mais sa troupe ne le suit pas, elle s'arrête, fait demi-tour, se débande en course folle à travers les ajoncs et les broussailles.... A la fin du jour, Charette rentrait à Machecoul battu encore, attribuant son échec à Joly qui ne l'avait pas soutenu. Le rude Joly, de son côté, maugréait contre les gars du pays de Retz, trop prompts à prendre la fuite et déjà réputés pour leur indiscipline.

Les journées qui suivirent n'allaient pas corriger cette impression défavorable : c'est contre des troupes sorties de Nantes, que Charette va se mesurer maintenant ; elles s'avancent vers Machecoul, sous la conduite du général Beyssier, brave soldat d'origine alsacienne, déjà connu comme l'un des meilleurs généraux de la République. Il a quitté Nantes le 20 avril, avec 3.000 fantassins, 200 cavaliers et 8 pièces de canon ; le 21 il campait aux abords du château de l'Hermitière, à une lieue de Machecoul. Ce jour-là était un dimanche, Charette est avisé de l'approche des bleus ; mais que faire ? La plupart de ses hommes sont égaillés ; à peine dispose-t-il de quelques centaines de paysans, épars dans Machecoul, et de 30 cavaliers novices. Personne pour établir un retranchement, couper les chemins, ou, tout au moins, élever une barricade à l'entrée des principales rues. D'ailleurs les rares défenseurs qu'on pourrait rassembler, le Comité royal, Charette lui-même sont sans ressort : les récents échecs des royalistes ont déprimé. les plus énergiques ; par contre, les patriotes de la ville qui, depuis plus d'un mois, supportent, avec une rage silencieuse, la présence et le joug des insurgés, frémissent d'impatience à la perspective de la délivrance prochaine ; ceux même qui, par crainte, ou par sympathie d'opinions, ont fraternisé avec les royalistes, ne seront pas les moins chauds à faire accueil aux bleus dont ils redoutent les représailles.

Dans cet abandon presque général, Charette affecte encore la confiance : ses récents déboires n'ont pas atténué son goût pour le théâtral et, ce dimanche matin, alors que son lendemain est presque désespéré, il assiste à une messe célébrée en plein air par l'abbé Priou qui, à la fin de l'office, bénit solennellement la petite armée vendéenne et les deux canons dont se compose son artillerie. Une jeune lingère, Marie Chevet, connue et estimée de toute la ville pour sa vie honnête et laborieuse et aussi pour l'exaltation de ses sentiments royalistes, se tient, vêtue de blanc auprès du drapeau fleurdelysé qui sert de guidon à Charrette. La cérémonie terminée, elle harangue les paysans, les exhortant à n'avoir pas peur, et à préserver la ville des bleus impies.... Ni cette édifiante parade, ni la présence de Charette entouré de ses officiers, ne suscitent l'enthousiasme ; la foule assiste morne à ces manifestations et Charette passe le reste de la journée à disposer les 3.000 hommes démoralisés qu'il est parvenu à réunir, dans la plaine qui s'étend au nord de Machecoul, au delà du faubourg de la Grange.

A l'aube du 22, Beyssier attaquait, d'abord prudemment ; le combat languissait ; mais dès que l'artillerie des républicains se mit à tonner et que leurs tambours battirent la charge, les paysans lâchèrent pied et, dans une débandade effrénée, se rejetèrent sur la ville qu'ils traversèrent sans se retourner, jetant leurs sabots pour mieux courir. Charette parmi ses cavaliers d'escorte et quelques fantassins aguerris, résistait à ce lamentable sauve-qui-peut ; devant l'inutilité de l'obstination, ne voulant pas sacrifier la petite phalange qui lui restait fidèle, il commanda la retraite. Il mettait ses gants pour monter à cheval quand un boulet emporta la selle et le dos de sa monture qui sauta plus de six pieds de haut et pensa l'écraser en retombant. Les bleus accouraient ; Charette bondit en croupe d'un de ses cavaliers et quitta le champ de bataille. Déjà les républicains étaient aux portes de Machecoul. Beyssier avançait avec précaution, ne pouvant croire à un si facile succès et redoutant une feinte. Mais, presque aussitôt, s'abattit le drapeau blanc qui flottait sur l'église et l'on vit un homme qui s'avançait en agitant un drapeau tricolore. Il annonça que la ville était évacuée. La troupe fit donc, sans tarder, son entrée triomphale ; les habitants, du seuil de leurs portes, l'acclamaient et témoignaient une joie délirante, sincère chez quelques-uns, simulée chez beaucoup d'autres dont la conscience n'était pas tranquille. Aucun d'eux, même des plus menacés par ce revirement imprévu, n'avait eu le temps de fuir ; Souchu, l'un des premiers, fut pris au moment où il cherchait à gagner les champs en sautant un mur ; son procès fut bref ; les vainqueurs lui refusèrent les honneurs de la fusillade ; un sapeur lui trancha la tête, sur un billot, d'un coup de hache. Quelques-uns des rebelles, recueillis dans la campagne, furent passés par les armes ; d'autres envoyés à Nantes pour y être jugés : de ce nombre, Marie Chevet, la jeune exaltée qui, la veille, avait figuré auprès du drapeau blanc, à la messe de Charette. Comme on l'engageait à renier ses opinions pour sauver sa tête, elle répondit crânement, qu'elle serait toujours aristocrate et qu'elle ne s'embarrassait pas de mourir parce qu'elle était ennuyée du torrent d'impiétés.

Mlle de Charette, également surprise par l'événement, ne connut la déroute de son frère qu'en voyant les bleus envahir la maison qu'il avait occupée et où elle se trouvait elle-même. Elle n'était point femme à perdre la tête, fit choix d'une jupe et d'un bonnet dans la garde-robe de la cuisinière, espérant s'échapper à la faveur de ce déguisement. Comme elle descendait l'escalier, les bleus l'entourèrent : elle répondit à leurs questions, disant qu'elle était au service de Mme de la Navarrière et de sa fille, Mme Josnet de la Violais. Eh bien, va nous chercher une bouteille de vin et des verres. La courageuse fille obéit sans broncher ; les soldats burent à sa santé ; elle mit à profit leurs familières dispositions pour s'informer du sort de son frère : Citoyens, savez-vous ce qu'est devenue toute l'armée des brigands et leur général ?L'armée ? Il n'en reste que des sabots sur le champ de bataille. Elle remonta, sous prétexte d'aller à son travail ; un vieux royaliste qui, après la Révolution, vécut dans l'intimité de Mlle de Charette, recueillit d'elle la suite de l'aventure : Mme de la Violais, tremblante à la pensée qu'elle hébergeait une personne si compromettante, l'interpella vivement et ne lui cacha pas qu'elle était bien fâchée de la voir dans la maison, ajoutant qu'elle devait déguerpir au plus vite. — Je me dois plus à mes enfants qu'à une étrangère, dit-elle. — Je voudrais bien être ailleurs, répond Marie-Anne de Charette, mais les républicains ne m'ont pas prévenue de leur arrivée. Je ne connais pas les chemins. Veuillez, madame, me donner quelqu'un pour me guider. — J'en serais bien fâchée, ce serait vouer à la mort les personnes qui vous conduiraient. Mme de la Navarrière eut plus de sang-froid ; elle confia la sœur du général à une pauvre femme qui l'accompagna jusqu'à une métairie située à une demi-lieue de Machecoul, mais où l'on ne consentit pas à la recevoir. Marie-Anne se rendit de là à Paulx, sur la route de Legé, dans une ferme appartenant à sa famille et où elle resta cachée pendant plus d'un mois.

C'était cette même route de Legé qu'avait, dans sa fuite, suivie Charette, accompagné seulement d'une vingtaine de ses rustiques cavaliers.

 

III. — RIVALITÉS

 

Où va-t-il ? Il est sans but ? Machecoul occupé par les bleus, c'est tout le pays de Retz au pouvoir de l'ennemi. Or, en dehors de cette petite région dont les paysans l'ont acclamé et voulu pour chef, Charette n'a droit ni titre à commander nulle part. Comme tout le pays du Bocage et des Mauges jusqu'aux environs de Saumur, est en insurrection, il prévoit bien trouver en quelque bande à s'employer pour la cause du Roi ; mais, depuis un mois, il a connu la prenante griserie d'être un chef, et il rumine, tout en fuyant, le désastre qui l'efface et l'oblige à rentrer dans le rang.

A Legé, il espérait trouver un rassemblement dont il pourrait prendre le commandement afin d'arrêter la poursuite des bleus ; le bourg est vide de combattants ; tous les hommes disposant d'un fusil, ont rejoint, depuis longtemps, les bandes de Joly. Le fugitif poursuit donc vers la Rocheservière qui est à deux lieues de Legé ; quelques paysans y sont cantonnés ; ils invectivent contre le vaincu de Machecoul et menacent de l'arrêter. Charette passe avec ses 20 cavaliers et continue sa route vers Vieillevigne. Il se trouve là dans le commandement de Vrignault, ancien soldat, ouvrier sellier, que protège et domine la marquise de Goulaine dont le château de la Grange est proche de la Rocheservière. Vrignault, mal disposé, déclare ne pouvoir accueillir Charette sans l'autorisation de M. de Royrand, dont il dépend, et qui est le chef reconnu par toutes les paroisses de la région comprise entre Montaigu et la Roche-sur-Yon. M. de Royrand se trouve en ce moment à Saint-Fulgent. Charette bivouaque pour la nuit à Vieillevigne, afin de donner du repos à ses hommes et, au petit jour, il prend le chemin de Saint-Fulgent. Six lieues encore.

M. de Royrand, ancien capitaine au régiment de Navarre, vieux brave, chevalier de Saint-Louis, et manchot, avait réuni sous son commandement les bandes de plusieurs gentilshommes : Sapinaud de la Verrie, ancien garde du corps, Baudry d'Asson, ex-capitaine de l'infanterie royale, de Bulkeley, ci-devant sous-lieutenant au régiment de Walsh ; ces officiers auxquels Charette dut se présenter, le reçurent froidement. Royrand lui-même, qui lui accorda la faveur d'un entretien, l'écouta sans affabilité ; tous regardaient avec méfiance le chef dont l'impéritie venait de compromettre le succès de la cause. En vain le vaincu simula l'assurance, exposa qu'une panique de ses hommes était cause de tout le mal ; il attesta qu'il n'avait pas perdu un seul soldat et que, à son premier appel, se réuniraient 10.000 partisans. Ses affirmations furent jugées hâbleries. Royrand, quoique séduit par son air de résolution et par sa bonne humeur lui déclara ne pouvoir rien faire pour le pays de Retz ; son projet étant de se rallier à l'armée vendéenne des Mauges et de l'Anjou. Charette, dépité, retourne à Vieille vigne ; les soldats de Vrignault le saluent par des cris de mort. Cette fois, c'est trop d'affronts ; ce manque de solidarité l'indigne : parce qu'il a été malheureux est-il un paria pour le parti ? Il retrouve Royrand à Montaigu et se plaint, avec vivacité, du peu de bienveillance qu'il a trouvé sur son territoire. La discussion s'anime : Royrand reproche, sans ménagement, la perte de Machecoul ; il aurait même, dit-on, menacé Charette de la destitution ; mais c'eût été là s'arroger un droit qu'il ne possédait pas : le châtelain de Fonteclose ayant été élu général par ses paysans, eux seuls pouvaient le déposséder de ce grade, à la vérité, quelque peu apocryphe.

Du reste, les fuyards de Machecoul arrivaient en nombre à Vieillevigne et Charette retrouvait là les meilleurs de ses soldats, c'est-à-dire les désespérés, ceux qui, trop compromis dans leurs villages et n'ayant aucune grâce à attendre des républicains, n'apercevaient d'autre espoir d'échapper à la guillotine ou à la fusillade que dans la continuation de la vie d'aventures. Mais l'hostilité de Vrignault rend à ces malheureux l'existence impossible ; à peine consent-on à leur fournir le pain ; les rixes sont fréquentes et menacent de dégénérer en sédition. Écœuré de ces humiliations, Charette rassemble ses hommes, — une centaine à peine ; — J'en ai assez, leur dit-il, de mendier l'hospitalité. Retournons à Legé, si les bleus viennent nous y gêner, on les repoussera.

Les bleus n'étaient pas à Legé et le bourg abondait en provisions de toutes sortes. Ce qu'apprenant, Vrignault. y arriva avec sa troupe, presque en même temps que Charette, sous la prétexte d'alléger les paroisses de Vieillevigne et de la Rocheservière du lourd fardeau de nourrir les 1.000 ou 1.200 hommes qu'il commande. On soupçonne, en réalité que la marquise de Goulaine, fort hostile à Charette pour des raisons qui sont mal éclaircies, était l'inspiratrice de cet empiétement, dans l'espoir que Vrignault supplanterait le cadet de marine et le forcerait à chercher fortune ailleurs. Mais Charette affecte de ne s'émouvoir point de cette intrusion ; s'y opposer amènerait un conflit qu'il veut éviter à tout prix ; le plus pressant est de renforcer sa bande ; et il expédie dans toutes les paroisses environnantes, même jusqu'aux portes de Machecoul, des émissaires chargés de ramener des recrues., Bientôt les gars affluent à Legé, les uns attirés par le désir de servir la bonne cause, d'autres par la convoitise de bombances et de butin, beaucoup par le prestige déjà grand qu'exerce le nom de Charette. En quatre jours il se retrouve à la tête d'un millier d'hommes qu'il traite en camarades, s'engageant à les bien nourrir, leur promettant du vin et la victoire.

Elle ne tarda pas. Les bleus marchaient sur Legé, conduits par l'adjudant général Boisguyon. Prévenu de leur approche, Charette prend aussitôt le commandement de sa petite armée, et Vrignault n'essaie pas de le lui disputer. Le combat s'engage, le 30 avril, vers deux heures et demie, à la sortie du bourg, non loin du château de Richebonne ; aux premières décharges les paysans s'arrêtent ; Charette voit la panique imminente ; il rassemble ses plus braves, se précipite avec eux sur les rangs, ennemis, préférant la mort à une nouvelle défaite. Devant lui, tout fuit, tout se bouscule et s'écrase ; les poltrons, à son exemple se ressaisissent, se glissent derrière les haies, avancent, furtivement, dirigeant une fusillade continue sur les soldats de Boisguyon qui, tirant sans avoir rien devant eux se croient cernés et reculent vers la Logne, petite rivière profonde et encaissée, qu'ils ont à dos. Leur déroute s'achève au bord du cours d'eau qu'ils ne peuvent franchir que sur un ponceau formé de deux planches étroites et mal affermies. Cent des leurs, à peine, rentrèrent à Machecoul ; tout le reste, — environ 500 hommes, — fut tué, noyé ou fait prisonnier. Plusieurs chevaux, deux pièces de canon, deux caissons, un chariot de vivres, un chariot d'ambulance et beaucoup de fusils restèrent aux royalistes, sans compter un grand nombre de montres, de bijoux, de portefeuilles bien garnis d'assignats, dont le partage enflamma les soldats de Charette d'une ardeur guerrière qui promettait de nouveaux succès.

Un incident de la bataille vaut d'être rapporté : dans son élan furieux à travers la mêlée, Charette avisa dix bleus qui le regardaient, armes basses et ne semblaient pas prendre part à l'action. Il court à eux ; ces hommes l'entourent, le complimentent de son courage, protestant de leurs sentiments royalistes et le priant de les admettre au nombre de ses soldats. Charette serra toutes les mains qui se tendaient vers lui et, quand la victoire fut assurée, il rentra dans Legé, entouré de ces dix gardes d'honneur portant l'uniforme de la Nation. C'étaient des soldats du ci-devant régiment de Provence, devenu le 4e de ligne. Il les enrôla, ainsi que tous leurs camarades capturés au cours de la journée, sur la simple promesse de le servir fidèlement ; même il admit au nombre de ses officiers leur capitaine, M. de Méric, chevalier de Saint-Louis, qui servait à contre-cœur dans l'armée républicaine. Charette pensait généreusement que, dans ces guerres fratricides, l'opinion seule divise les hommes, mais que les qualités de la race, l'honneur et la loyauté demeurent vivaces dans les deux camps. Il se fiait à ses adversaires de la veille avec une sécurité qui fut critiquée.

 

Car il a, dans son entourage, des ennemis pires que les bleus : il le voit bien, le lendemain, quand, ayant réuni sa petite armée, il lui annonce qu'il va la conduire à la conquête de Machecoul : cette ville n'a pour défenseurs que les vaincus du jour précédent et l'occasion est venue de prendre une revanche glorieuse de la déroute du 22 avril. Un silence menaçant accueille sa proclamation ; du côté des gens de Vrignault s'élèvent même quelques murmures ; Charette s'étonne, marche droit aux mécontents, promène sur leurs rangs son regard acéré, dont le dur éclat, quand la colère l'enflamme, est réputé insoutenable. Mais les murmures se muent en huées : Non ! Non ! Pas à Machecoul ! Les habitants du bourg, eux-mêmes, s'insurgent, criant : Vous ne nous quitterez pas ! Nous vous tuerons plutôt ! Le mot de Traître, lancé par une voix, passe bientôt de bouche en bouche. Des fusils se braquent sur le général, prêts à faire feu. Ses cavaliers accourent, font cercle autour de lui. Il leur ordonne de charger les mutins à coups de plat de sabre ; lui-même, pistolet au poing, fond sur les révoltés ; plusieurs sont blessés ; les rangs se rompent, la place se vide, et Charette, frémissant, rentre chez lui où il convoque sur l'heure tous ses chefs de division.

On a noté la courte harangue qu'il leur adressa : A-t-il désiré ou sollicité le commandement ? A-t-il même jamais aspiré à cet honneur ? En se dévouant à la cause royale, il a fait le serment de mourir pour elle. S'il y a des traîtres dans l'armée, ce sont ceux qui, par des cabales, cherchent à la désunir. Ce sont les hommes ambitieux et jaloux du pouvoir qu'il n'a pas demandé, mais qu'il détient et dont il fera usage pour forcer à l'obéissance ceux qui tenteraient de s'en écarter. Tous les officiers présents protestent de leur attachement et de leur soumission ; ils supplient le général de pardonner aux mutins et de relaxer trois des plus coupables qu'on a conduits à la prison. Il ordonne qu'on sonne le rassemblement et que toutes les troupes reprennent sur la place leurs positions de parade. Lui-même monte à cheval, et n'ayant en main qu'un petit jonc, il se rend avec quelques cavaliers à la prison dont il se fait ouvrir la porte. Les trois malheureux qui y sont renfermés croient sonnée leur dernière heure. Tous trois sont de la division de Vrignault. Ils implorent grâce : on les a fait boire ; on leur a monté la tête ; on les a persuadés que le général voulait quitter l'armée, emmenant les canons et les munitions ; on leur a dit qu'il n'était pas bon royaliste.... Charette pardonne, et leur permet de rejoindre leur division. Ils lui jurent fidélité et promettent de le suivre partout où il voudra les conduire.

Charette se dirige alors vers l'emplacement de l'artillerie : tous les canonniers sont à leur poste : ils crient Vive le Roi ! Vive Charette ! Lui, impassible, commande la manœuvre ; il fait atteler les canons et les caissons pour la revue des pièces, ordonne qu'on attende de nouveaux ordres, et se rend sur la place, où sont alignés les fantassins. Des cris de bienvenue saluent son arrivée : il s'arrête à quelques pas de la troupe, lève son chapeau empanaché de plumes blanches, parcourt lentement du regard tout le front et, de sa voix nette et cassante, qui vibre avec autorité :

Messieurs, et vous, soldats, dit-il...

Un grand silence s'établit ; il poursuit : L'accueil honorable que je reçois à la suite d'un soulèvement auquel je ne devais pas m'attendre, prouve qu'il n'était pas l'effet du mécontentement général de toute l'armée.... Mais je ne puis me dissimuler qu'il y a des hommes ambitieux qui aspirent à l'honneur de vous commander. Une faction puissante demande hautement pour général en chefs le commandant de Vieillevigne....

Il interrompt, et, se tournant vers son rival :

Monsieur Vrignault, fait-il.

Un cri unanime s'élève : Non ! Non ! Vive Charette, notre brave général, nous n'en voulons pas d'autres....

On voit Vrignault s'avancer vers Charette et l'embrasser fraternellement. Un grand souffle d'émotion passe sur les paysans que cette scène attendrissante secoue profondément. Charette en profite pour dicter ses volontés :

Je dois vous prévenir que je veux être le maître de conduire l'armée où bon me semblera. L'attaque de Machecoul dont le succès était infaillible, a manqué par l'insubordination de quelques mutins. J'espère que, à l'avenir, chacun obéira à l'ordre de ses chefs.

Oui, général ! A Machecoul ! A Machecoul !

Mes amis, il n'est plus temps. L'ennemi est instruit du désordre qui a régné un instant parmi nous. Peut-être va-t-il nous attaquer. Tenons-nous sur nos gardes.

Il commanda de rompre les rangs, et les divisions rentrèrent à leurs quartiers.

 

Dans la soirée du lendemain, 2 mai, les bandes royalistes quittaient Legé, se dirigeant vers Machecoul par la forêt de Touvois, le Val de Morière et le village de Paulx. Charette avait divisé sa troupe en deux corps : le premier groupe qu'il commandait se composait d'une centaine de cavaliers et des grenadiers du régiment de Provence, déserteurs bleus, enrégimentés de l'avant-veille, auxquels était confié la garde du drapeau. Vrignault devait suivre avec sa division. L'attaque était concertée pour le petit jour.

Il y a cinq bonnes lieues de Legé à Machecoul et Charette n'arriva en vue de cette ville qu'à une heure du matin. Vrignault ne paraissait pas ; des éclaireurs envoyés à sa rencontre le trouvèrent au hameau de Grenis, à mi-chemin de Paulx ; ses hommes étaient arrêtés là et refusaient d'aller plus loin. Après les promesses et les embrassements tout récents, cette défection était inquiétante. Charette, averti, courut au Grenis, interpella vivement Vrignault qui se contenta d'alléguer la fatigue de ses hommes.... Mais il était évident qu'il n'avait manqué au rendez-vous fixé, que pour exposer Charette à un nouvel échec ; on n'aurait pas tardé à lui trouver des torts dans la conduite de l'attaque et à l'accuser d'incapacité ; d'ailleurs il pouvait y périr et, dans un cas comme dans l'autre, Vrignault était assuré de le remplacer.

L'affaire était manquée. On rentra à Legé ; le premier appel permit de constater que 10 des grenadiers de Provence avaient disparu avec le drapeau. Tout se conjurait pour perdre Charette ; ses hommes maugréaient contre son imprévoyance et sa légèreté et parlaient de fusiller en masse les bleus dont il avait imprudemment grossi sa division. Il dut désarmer ses suspectes recrues et les loger à la prison de Legé pour les sauver d'un massacre. Cette demi-mesure ne satisfît pas les paysans ; sourdement travaillés par les compagnons de Vrignault, ils reprenaient Charette en méfiance et désertaient en grand nombre, sous prétexte de retourner chez eux pour changer de linge, revoir leur famille et reprendre les travaux des champs. La petite armée des Maraichins fondait à vue d'œil ; d'autre part on annonçait une prochaine attaque des bleus contre Legé et Charette, dans la crainte d'une nouvelle défection de Vrignault, résolut d'évacuer le bourg. Alors les habitants s'ameutèrent : comment ! après les avoir ruinés et compromis par son séjour chez eux, il allait les abandonner aux représailles des bleus ! Ils le traitèrent de lâche, s'opposant à ce qu'il emmena les munitions, l'artillerie, — deux pièces de canon et un pierrier, — prétendant qu'ils sauraient bien s'en servir et qu'ils se défendraient eux-mêmes. Charette laissa passer l'orage et déguerpit dans la nuit, emmenant ses deux canons et ses prisonniers.

Il se dirigeait vers la Rocheservière ; mais là régnait Mme de Goulaine, la protectrice de Vrignault ; l'intrigante châtelaine mit en œuvre toutes les ressources de son animosité et quand, après une halte de repos, Charette commanda le départ, sur les i 200 hommes qu'il avait, 7 à 800 restèrent groupés autour de Vrignault goguenard. Charette ne laissa rien paraître de son dépit ; il se mit en route vers Vieillevigne, conduisant sa troupe réduite à 400 soldats et presque uniquement composée, maintenant, de déserteurs républicains. A Vieillevigne, en voyant arriver cette bande lamentable et lasse, — les habits retournés, la doublure en dehors, cocarde de papier blanc aux chapeaux, — les habitants, du pas de leurs portes, l'insultèrent. Au Comité royaliste où Charette se rendit, on lui déclara que ses hommes n'obtiendraient des vivres que contre argent comptant. Charette paya sans discuter ; mais on lui refusa le logement et il dut installer ses compagnons harassés dans des hangars à l'abandon.

Le lendemain, 5 mai, avant de les traîner jusqu'à Montaigu où se tenait M. de Royrand, il crut prudent de dépêcher l'un de ses officiers en parlementaire afin de s'assurer des dispositions de ce général ; la réponse rapportée fut sévère : M. de Royrand avertissait en termes très secs M. Charette qu'il n'eut pas à se présenter dans ses cantonnements. Chassé de partout, comprenant l'impossibilité de séjourner plus longtemps à Vieillevigne, il évacua ce bourg inhospitalier et, marchant vers le Nord, au hasard, arrêta sa bande dans la première lande qu'il rencontra : on improvisa le bivouac en dressant des abris de feuillage et de branches. On était dans la lande de Bouaine, vaste étendue de terres incultes, qui s'étendait alors depuis le village de Montbert jusqu'à Saint-Philbert-de-Bouaine et des rives de l'Ognon à celles de la Boulogne.

On passa dans ce désert la nuit du 5 au 6 et la journée suivante. Que faire ? Quel plan adopter ? Comment reconquérir l'éphémère prestige des premiers jours et la confiance des hommes que ces marches sans but décourageaient ? La situation se présentait tragique d'autant plus que, à moins d'une lieue de la lande, une garnison républicaine, forte de 4 ou 500 fantassins, venait de prendre position au hameau de Pont-James et à celui des Noyers, séparés l'un de l'autre par le cours de la Boulogne. Ne serait-ce point le salut ? Ne trouverait-on pas là l'occasion d'une victoire ? En pleine nuit, Charette éveille ses hommes, il les forme en colonnes ; en tête marchent les soldats de Provence sous la direction du capitaine de Méric ; derrière eux s'avancent les quelques maraichins demeurés fidèles : trois gentilshommes de Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, trois frères, Joseph, Prudent et Hyacinthe Herouët de la Robrie, les commandent ; Charette marche en flanc avec ses cavaliers ; à l'arrière-garde suivent les deux canons chargés à mitraille. En silence on passe le hameau de la Chetardière, puis celui de la Grimaudière ; à gauche coule la Boulogne vers le lac de Grand-Lieu. Le 7, au matin, on arrive en vue de Pont-James ; l'ennemi est là : une compagnie d'infanterie occupe une grande maison du village ; elle est cernée et désarmée sans avoir pu donner l'alarme. Charette alors franchit le pont, lance ses hommes sur le gros bourg des Noyers qu'ils attaquent au cri de Vive le Roi ! Un bataillon de l'ex-régiment de Provence y est cantonné ; les bleus surpris par cette invasion soudaine, plus surpris encore de reconnaître dans les assaillants les camarades perdus à Legé, se rendent sans résistance, livrant leur drapeau, la caisse du régiment, leurs armes, une pièce de canon et des munitions. Quelques hommes seulement échappèrent en traversant la Boulogne à la nage. 200 prisonniers implorèrent Charette de les admettre au nombre de ses soldats ; sa fière prestance leur imposait. Il leur parla du bon vieux temps où l'on était frères, du Roi qu'ils avaient servi, promit de les bien traiter, de leur donner l'occasion de rudes combats et de franches lippées, de leur distribuer de l'argent et du vin. Ceux qui, en nombre égal, à peu près, refusèrent de prendre la cocarde blanche, ne furent aucunement maltraités. On regagna, avec tout ce renfort, la lande de Bouaine ; on retrouva le sommaire bivouac de la nuit précédente ; mais on ramenait de Pont-James des tonneaux de vin qu'on défonça, ce qui mit en joie la bande, réconfortée par ce succès, Charette montant un beau cheval conquis sur le commandant du bataillon des Noyers, parcourt les rangs, acclamé tout autant par ses nouveaux soldats que par ses maraichins ; il les aligne, leur annonce qu'on retourne vers Vieillevigne d'où l'on a été chassé l'avant-veille et où l'on va s'enorgueillir des trophées de la victoire ; et tandis qu'il passe sa revue, il aperçoit une forte troupe de paysans armés prenant position dans la lande : à leur tête marche M. de Royrand qui, avec quelques officiers, se dirige vers le vainqueur de Pont-James reconnaissable à son plumet blanc et à sa ceinture blanche. Ils s'avancent vers lui, résolus, a-t-on dit, à provoquer sa démission ou à lui livrer bataille s'il résiste ; selon d'autres, au contraire, ils venaient offrir aide à Charette qu'ils savaient exposé à une attaque des bleus. Quoiqu'il en soit, celui-ci affecte de ne pas les voir : il a sur le cœur l'affront de Vieillevigne ; il poursuit la revue de ses soldats sans tourner la tête. Royrand se décide à l'aborder ; il a discerné sans peine à l'aspect joyeux des gars maraichins, à l'importance du butin, au nombre des prisonniers, qu'ils viennent de remporter une victoire ; non sans embarras, il se résigne à féliciter : Cela vaut mieux, Charette, que d'être venu à Montaigu. — Vous m'avez rendu service sans le savoir, riposte dédaigneusement Charette. Mais Royrand veut réparer ses torts ; il entraîne Charette à l'écart ; une franche explication dissipera le malentendu.... On y parla, sans doute, de la marquise de Goulaine, de son inimitié persistante, d'une lettre, adressée par elle à M. de La Roche-Saint-André, où elle s'exprimait en termes inqualifiables : Charette est incapable de commander, ainsi qu'une quantité de soi-disant officiers qu'il a sous ses ordres et qui ne sont pas plus braves les uns que les autres, écrivait-elle ; et, plus loin : Charette ne fera rien, tant que la peur le dominera. Le Bouvier-Desmortiers, qui conte cet incident, relate aussi un nouveau combat livré à Pont-James, combat auquel Royrand aurait pris part et où, stimulée par sa présence, la bande de Charette fit merveille ; mais on n'aperçoit pas quelle date assigner à cette nouvelle victoire : le 8 mai, en effet, avait eu lieu, à la lande de Bouaine, entre Charette et Royrand, l'entrevue que l'on vient de noter ; le même jour, tous deux rentraient à Vieille vigne, triomphalement, les femmes remplissaient les rues, distribuaient à pleines mains des couronnes et des bouquets aux vainqueurs. Ils y trouvaient une députation des habitants de Legé, venus pour supplier Charette de fixer sa résidence dans leur bourgade ; même on remit à celui-ci une lettre par laquelle la marquise de Goulaine le félicitait du succès de ses armes. Le général rendit la lettre au porteur : Dites à celle qui vous a envoyé que je fais aussi peu de cas de ses compliments que de ses injures. Le lendemain, 9, il rentrait à Legé, où Vrignault venait humblement se mettre à ses ordres.

En une semaine, malgré la défection de ses hommes, malgré l hostilité des chefs royalistes, ses émules, malgré la pénurie de ses moyens d'action, malgré la sédition, la calomnie, les humiliations, la trahison même, il avait, grâce à son indomptable ténacité, décuplé son prestige et rassemblé presque une armée ; au bruit de ses exploits, les paysans accouraient en foule à Legé pour s'enrôler sous sa bannière ; ils arrivaient, par groupes isolés, de tous les points de la Vendée maritime et du Bas-Poitou ; il en venait de plus loin encore, et c'est ainsi que s'attachèrent à sa fortune ces braves du Loroux qu'une chanson fameuse a rétrospectivement célébrés ; les gens du Loroux-Bottereau, gros bourg situé sur la rive gauche de la Loire, aux confins de l'Anjou, étaient tous de belle taille, vigoureux, aguerris et bons tireurs, ils quittèrent leur chef, M. de Lyrot, pour s'engager sous les drapeaux du général dont la réputation s'étendait maintenant jusqu'en Bretagne. Charette les appela ses grenadiers ; ils devaient lui rester fidèles jusqu'à la fin.

Une attaque malheureuse sur Palluau, bientôt suivie d'une revanche, fut l'occasion d'un riche butin en armes et en provisions ; elle procura aussi à Charette un officier dévoué ; comme il pénétrait, le 16 mai, dans ce bourg, à la tête de ses cavaliers, on lui amena un prisonnier qu'il reconnut aussitôt ; c'était Davy-Desnaurois, cet étudiant en médecine chez qui, après le 10 août, il avait trouvé, à Paris, un refuge. Engagé dans la garde nationale, Desnaurois servait, à contre-cœur, la République : Que fais-tu là ? lui demande Charette. J'attends du plomb, répond avec philosophie le prisonnier. Tu n'en recevras pas tant que je serai général. Il amène Desnaurois à Legé, le nomme son aide de camp ; plus tard, il fera de lui son chef d'État-major.

L'occupation de Palluau par les royalistes coupait toute communication entre Nantes et les Sables-d'Olonne et faisait presque inexpugnable la position de Legé ; restait à prendre la revanche de la débâcle du 22 avril et à enlever Machecoul aux bleus. Charette y porte, le 10 juin, toutes ses forces ; la défense des républicains est héroïque ; mais les soldats du Cadet de marine ne sont plus les conscrits timides des premiers jours. Pied à pied, ils repoussent l'ennemi, pénètrent dans le bourg, prennent d'assaut les vieilles tours de Barbe-Bleue, gagnent la place, atteignent le faubourg qui, naguère, a vu leur déroute. Vrignault y est tué ; mais les Vendéens ramènent 600 prisonniers, 15 pièces de canon ; la ville est prise ; tout le pays de Retz est maintenant au pouvoir de Charette. Deux mois, à peine, lui ont suffi pour en chasser les bleus, qui se replient, au nord, sur Nantes, au sud, vers les Sables, et le vainqueur acclamé, ayant rendu à Vrignault les honneurs funèbres avec tout l'apparat des pompes militaires, rentre à Legé où il a décidé d'établir sa capitale.

 

IV. — LA COUR DE LEGÉ

 

Legé est une bourgade grise et sans élégance, posée sur une butte à demi encerclée par la Logne. Quoique le village ait été incendié dix fois au cours des guerres civiles, quoique, si l'on excepte quelques vieux porches ruinés, quelques pans de masures bâties de moellons noircis, on y retrouve peu de constructions anciennes, son aspect général doit être aujourd'hui sensiblement le même qu'au temps de Charette : rues irrégulières, grande place en triangle, maisons basses à toits plats ; l'église, trapue, à quatre pignons et à trois portails, n'a pas subi depuis 150 ans grandes modifications, si ce n'est que, sur sa lourde tour carrée, un toit quadrangulaire a remplacé le clocher qui la surmontait à l'époque de la Révolution, et dont on peut voir la représentation dans l'église même, sur un tableau qui orne l'autel de la Vierge. Si la tradition locale n'est pas en défaut, Charette installa son quartier général dans une maison élevée d'un étage sur rez-de-chaussée et comportant trois fenêtres de façade, située en bordure de la rue qui mène au champ de foire ; l'autre face de cette maison prenait vue sur des prairies déclives où campait la garde du général.

Bien des choses demeurent et resteront toujours énigmatiques : nous ne connaissons cette armée d'aventure que par les documents émanés de ses adversaires. Charette n'avait pas d'archives, pas un contrôle de troupes qu'on puisse consulter, pas une comptabilité qui nous renseigne sur les conditions du ravitaillement, de l'habillement, de la solde, du cantonnement indispensable à tant de gens rassemblés. Sans doute, les troupes vendéennes n'étaient au complet que les jours de bataille ; on n'aurait pu retenir plus de quelques jours les paysans qui mettaient à profit toutes les occasions de retourner chez eux afin. de bêcher leur jardin, de tailler leur vigne, ou de faire les semailles ; quand le tocsin ou l'appel des sonneries de cornes annonçaient le rassemblement, ils revenaient au quartier général et rejoignaient leurs officiers. La seule troupe permanente se composait de ceux qui, trop éloignés de leur village ou le sachant au pouvoir des bleus, renonçaient à revoir leur famille, et des transfuges de l'armée républicaine qui, par crainte du châtiment réservé aux déserteurs, s'abstenaient de tout écart. Les effectifs de Charette étaient donc très variables ; tantôt 6 à 7.000 hommes, ou même davantage, tantôt 7 à 800 seulement ; encore, ces 800 hommes, fallait-il les loger, dans le bourg ou, tout au moins, dans les métairies et les hameaux immédiatement environnants. Or Legé était encombré par nombre de bourgeois et de châtelains du Bocage qui, mal en sûreté dans leurs domaines isolés, venaient chercher protection auprès de Charette. Plusieurs familles nantaises, même, fuyant les tracasseries et les menaces des comités révolutionnaires, s'étaient groupées autour du chef victorieux. Où s'entassait ce surcroît de population ? Comment parvenait-il à vivre ? Il est certain que garnison et immigrants se déclaraient très satisfaits. L'abondance, écrivait l'un, régnait dans nos camps ; les habitants du pays, ayant peu de confiance dans les assignats, avaient gardé depuis deux ans les bœufs qu'ils ont coutume de vendre ; ils donnaient volontiers, pour des bons payables à la paix, ces bestiaux qui les surchargeaient ; la récolte de vin avait été abondante ; les habitants patriotes, en s'enfuyant, laissaient leurs celliers remplis. On prit, sans ménagement, leurs grains, leur cave, leur bétail et, excepté le sel qui nous manquait, parce que l'ennemi occupait les bords de la mer, on était traité comme aux noces.

Ainsi, faut-il le croire, cette bourgade sans attraits prenait des circonstances un charme insoupçonné jusqu'alors : c'était, pour des gens attachés à l'ancien régime, une oasis reposante après la harcelante surveillance des clubs et la tyrannique intolérance des agents du pouvoir. On retrouvait ici un coin de la vieille France, une sorte d'îlot que ne submergeait point la marée révolutionnaire. On y pouvait entrer à l'église sans être dénoncé, et entendre d'autres messes que celles d'un intrus déconsidéré. On conserve à la mairie de Legé le registre de catholicité tenu par un ecclésiastique réfractaire, l'abbé Gillier, qui, caché dans les forêts voisines quand les bleus occupaient le pays, réapparaissait lorsqu'il tombait au pouvoir des royalistes, et qui desservit la cure du bourg pendant le séjour de Charette. Ce prêtre inscrivait sur ce cahier les naissances, les mariages, les décès et y consignait brièvement les événements survenus dans la paroisse. Nul document n'est plus représentatif des alternatives de calme et de terreur auxquelles la petite ville était soumise. Dès que Charette est dans la région, le culte est libre : le 17 mars 1793, l'abbé Gillier note : Caché depuis dix-huit mois dans ce bourg, j'ai repris à exercer mes fonctions. Le 13 juin, autorisé par une délibération du général de cette paroisse, — Charette — il bénit un nouveau cimetière, l'ancien étant rempli par suite du grand nombre de victimes de la guerre ; la cérémonie a lieu à l'issue des vêpres, au milieu d'un grand concours de peuple. Avant qu'un an soit écoulé, le nouveau cimetière sera plein à son tour et il devra en ouvrir un troisième. On retrouvera, au cours de ce récit, l'abbé Gillier et son registre.

 

Quoiqu'on suivît ses offices avec assiduité, il ne faut pas croire .que ces pieuses cérémonies fussent les seules distractions qu'offrit le séjour de Legé ; on y menait joyeuse vie et le quartier général, toujours en fête, donnait le ton. Une escorte de cavaliers était allé chercher Mlle de Charette, cachée, depuis la fin d'avril, dans une ferme voisine du village de Paulx ; la présence de sa sœur autorisait donc le général à recevoir, dans sa petite maison du champ de foire, les nobles femmes qui, chassées de leurs châteaux, privées de leurs maris, émigrés ou combattants, trouvaient à Legé un refuge. La première qui se présenta fut la voisine de Fonteclose, Mme de la Rochefoucauld. Après avoir soulevé les paysans de La Garnache et créé dans cette paroisse un comité royal, elle avait suivi pendant quelque temps l'armée de Joly, commandant de la Motte-Achard ; mais quoiqu'il fût le plus bel homme de son armée, ce vieux chirurgien paysan, dur et brutal, n'aimait ni la galanterie, ni les nobles et Mme de la Rochefoucauld vint chercher auprès de Charette un accueil moins rude et plus empressé. Elle y fut bientôt rejointe par Mme de Bulkeley, la châtelaine de la Brossardière, près La Roche-sur-Yon ; celle-ci approchait, de la quarantaine et venait d'épouser le second des quatre maris qu'elle devait avoir. C'était une luronne : pistolets à la ceinture et sabre au côté, dès le premier bruit des succès du général des Paydrets, — Paysans de Retz — elle avait pris, avec M. de Bulkeley, le chemin de Legé, où elle devint bientôt fameuse, plus encore par son entrain héroïque, que par sa beauté.

On s'est montré sévère pour la Cour de Charette et pour certaines des aimables femmes qui la composaient. Les fêtes qu'on y donna détonnèrent parmi les sombres tableaux de la guerre civile et l'on comprend qu'elles fussent critiquées par les contemporains qui n'y prenaient point part. Mais lorsqu'on ramène les choses à leurs véritables proportions, on reconnaît que la rumeur publique et la tradition malveillante les ont singulièrement défigurées. Charette aimait le plaisir et la société des femmes ; certaines prirent sur lui quelque influence ; sans doute même entrait-il une grande part de galanterie dans son hospitalité ; — il avait trente ans ; — mais il est bien certain que l'installation à demeure de Mlle de Charette au quartier général de Legé est une garantie que l'on y respectait les plus strictes convenances ; l'intimité de cette noble et charitable fille avec Mme de la Rochefoucauld et avec Mme de Bulkeley interdit toute supposition désobligeante. D'autres femmes, tout aussi irréprochables, plusieurs jeunes filles même, quelques dames et demoiselles du pays, écrivait l'un des lieutenants de Charette, fréquentaient également au quartier général, les unes amenées par leurs maris, leurs pères, leurs frères, d'autres avec des protecteurs de rencontre, ou même toutes seules, sous la sauvegarde de l'honneur vendéen. Quelle vraisemblance qu'elles eussent été plus aveugles ou moins susceptibles que ne le sont, après cent ans écoulés, certains historiens qui, pour le besoin de leur cause, nous représentent Charette comme un débauché vulgaire et sa maison comme un mauvais lieu ? Croit-on que Mme Suzanne de la Rochefoucauld, cousine de la châtelaine de Puy-Rousseau, et qui fut aussi l'une des familières du quartier général, eût souffert la moindre dérogation à la bienséance et au bon ton ? Elle avait soixante-dix ans ; l'âge n'avait alourdi ni son cœur ni ses bras ; — dès le début de l'insurrection, elle s'était enfermée avec 80 de ses métayers dans son château de Boislièvre, bien décidée à s'y faire brûler par les bleus plutôt que de le leur abandonner. De cette forteresse improvisée, elle opérait d'incessantes sorties à la tête de sa petite garnison, inquiétant les colonnes républicaines, leur enlevant des convois de bestiaux, de fromages et de vins qu'elle escortait ensuite jusqu'au camp de Charette.

Une femme manquait à ces réunions de Legé, et peut-être son absence n'y était-elle point regrettée : c'était Mme de Charette, qui parut toujours se désintéresser des exploits de son jeune mari ; elle vécut à Nantes tout le temps de la Révolution. Jamais elle ne prit part aux fêtes du quartier général, fêtes plus champêtres que mondaines, malgré l'aristocratique société qui s'y complaisait. Point de recherche ni d'embarras ; point de dîners en cérémonie ; si le général invitait parfois à sa table un hôte de passage, c'était pour manger le pain des soldats et boire le muscadet du pays, d'ailleurs excellent. La sobriété de Charette est demeurée légendaire et l'on en cite nombre de traits : un jour, on lui servait un poulet dans un moment où les vivres étaient rares : Avez-vous, dit-il, des poulets pour toute l'armée ? Son mets préféré était la soupe à l'oignon : souvent, il allait dans les chambrées de ses officiers : Messieurs, vous avez de bonne paille et de bon pain ; je soupe et je couche avec vous.

Par les beaux soirs de cet été de 1793, on dansait sur les prairies voisines du quartier général ; paysans et paysannes, soldats, nobles jeunes filles, officiers, le général lui-même prenaient leur part de ces bals rustiques ; l'orchestre se composait de cornemuses et de musettes ; les dames ne prenant point part à la danse se groupaient pour travailler à l'aiguille et brodaient des drapeaux pour l'armée ou des écharpes et des objets de toilette pour M de Charette ; toutes, sachant lui plaire, contribuaient à sa parure : des cadeaux de toute espèce, en plumes, en broderies, en divers ouvrages tissus par la délicatesse, offerts par la reconnaissance et peut-être par un sentiment plus vif, attestaient publiquement l'empire qu'il avait sur elles, écrivait, en termes précieux un survivant de ces temps chevaleresques.

Car Charette, malgré la vie de hasards qu'il menait depuis son départ de Fonteclose, n'avait rien perdu de son goût pour l'élégance ; semblable en cela à un autre batailleur qui surgira bientôt dans l'Histoire, Murat, il poussait même jusqu'à l'extravagance la recherche du costume et de l'apparat. Un de ses portraits, conservé au Musée de Nantes, nous le représente coiffé d'un chapeau de feutre noir garni de ganses d'or bouclées d'argent et opulemment empanaché de plumes blanches ; l'habit est en drap vert, à large collet, revers et parements rouges ; culotte blanche, bottes à retroussis jaunes, éperons à larges molettes. D'autres fois il se montrait le cou entouré d'un flot de rares dentelles retombant sur un vêtement violet brodé de soie verte et d'argent ; ou bien il portait une veste de couleur chair à brandebourgs d'or, et toujours il avait, sous son chapeau, en manière de cache-nuque négligemment noué, une pièce de fine mousseline brodée de mouches d'or. Une large écharpe blanche, également frangée d'or, — insigne de son commandement, — ceignait sa taille mince ; au côté gauche de sa poitrine était brodée, soit l'image du Sacré-Cœur percé d'épines, soit celle d'une colombe.

 

L'esquisse ne serait pas complète si l'on n'ébauchait, à côté du chef, la silhouette de ses officiers et de ses soldats : au nombre de ses aides de camp comptaient à cette époque quelques gentilshommes du pays, MM. de la Noë, du Chaffaut, Lucas de la Championnière, de Saint-Pol, les trois frères de La Robrie. D'autres sont de la bourgeoisie, tels Le Moëlle et Davy-Desnaurois qui, comme on l'a dit déjà, pris à Palluau dans les rangs des bleus et reconnu par le général, est entré dans son état-major. On y voit aussi de simples cultivateurs et des ouvriers dont l'un, Le Couvreur, tisserand de profession, est des plus braves. Même le domestique de Charette, Lapierre, personnage insubordonné et cupide, a été promu capitaine de cavalerie parce qu'il sait se tenir à cheval. Sauf les chefs de division qui ont, noué autour du corps, un morceau d'étoffe blanche sans broderie ni franges, nul de ces commandants n'arbore d'autre emblème de son grade qu'un modeste bouquet de plumes de poulet piquées au chapeau. Ils ont pour camarades les deux officiers bleus ralliés à la cause royale : de Méric et Pinaud, auxquels Charette accorde toute confiance, mais que certains paysans regardent encore de mauvais œil. L'état-major comprend un aumônier, l'abbé Gogué qui, plus tard, paiera de sa vie sa fidélité. On aura aussi à citer au cours de ce récit, les noms des deux domestiques de Charette : Bossard, garçon timide et héroïque et Pfeiffer, déserteur d'un régiment de la République, alsacien d'un dévouement implacable et d'une docilité farouche. Pfeiffer, que nous voyons toujours auprès du général comme un bourreau, note un contemporain, deviendra l'homme à tout faire de Charette et son exécuteur des hautes œuvres.

Quant aux soldats, ils sont sans façon ; pas d'uniformes ; des vestes de bure ou de berlinge, des peaux de bique, des ceintures de laine rouge, des sabots ou des souliers, parfois des guêtres ; au chapeau ou au bonnet de laine qui coiffe la tête, une cocarde de papier blanc. Comme armes, des fusils pris aux bleus, des canardières, des bâtons ferrés, des fourches. Les déserteurs républicains se distinguent à leurs habits retournés montrant les loques de la doublure. L'artillerie a des attelages de bœufs qui, les jours d'expédition, traînent les pièces à petits pas sûrs dans les terribles chemins creux du pays. La cavalerie est misérable : chevaux sellés de bâts ou d'un simple sac, harnachés de cordes ; hommes en sabots portant en bandoulière leurs fusils que retiennent des ficelles, et munis en guise de sabres, de briquets d'infanterie ou de couteaux, de sabotiers. Dans l'ensemble troupe d'attitude bruyante et dissipée. Cette turbulence ne déplaisait pas à Charette ; il voulait que tout ce qui l'entourait ressentît l'influence de la gaieté et que la joie fût dans ses camps. Il se mêlait à ses soldats, allumait sa pipe à la leur, leur distribuait des sous pour acheter du tabac et de l'eau-de-vie, donnait ainsi tout ce qu'il avait, sans compter ; son désintéressement n'a pu être suspecté que par des chroniqueurs auxquels est resté complètement inintelligible cette étrange nature de paladin moderne, infiniment mobile et variable en tout ce qui n'est pas une présomptueuse et constante intrépidité.

Comment, en effet, pénétrer un tel homme et lui départir de sang-froid telles qualités et tels défauts ? Autant vaudrait analyser l'ouragan. On ne saurait trop répéter que, — sauf les souvenirs de ses compagnons d'armes qui tous l'aimaient et l'admiraient, — on dispose seulement, pour connaître Charette, de documents hostiles ou contradictoires : lui n'a laissé ni mémoires, ni correspondance ; il n'eut ni chancellerie ni archiviste, ni comptable, bien probablement. Il vécut au jour le jour, aux prises avec des difficultés troubles ou mal connues, mais qu'on devine insurmontables pour tout autre que lui ; il lui fallut, à trente ans, sans ressources, sans aide, ni assistance, ni conseils, créer une armée, se démêler des roueries de la politique la plus retorse et la plus louche ; il eut à lutter, lui novice, commandant une bande de paysans mal armés, non seulement contre les plus illustres généraux et les troupes les mieux aguerries de la République, mais batailler même contre ceux qui servaient comme lui la cause royale. Et on le voudrait impassible, ou, comme l'on dit, tout d'une pièce ! Quoi d'étonnant qu'au heurt de telles péripéties, il apparaisse tantôt sensible, généreux, affable, confiant, humain, cordial, souriant, tantôt sombre, aigri, dur, méfiant, rude, impitoyable et rancunier, avec des retours subits à des enfantillages, à des susceptibilités de vanité, à des besoins d'indulgence et de séduction juvéniles. Moins sujette à revirement, cette complexe figure perdrait de sa grandeur et il serait tout aussi injuste de choisir, pour la peindre, le côté de l'ombre que de la montrer exclusivement sous son aspect favorable et lumineux.

On n'entreprend pas ici une apologie de Charette, on voudrait seulement exposer les faits caractéristiques et dire, autant que possible, en complète indépendance, leurs causes et leurs résultats. Le temps n'est plus où les récits d'Histoire affectaient le ton des réquisitoires ou des plaidoiries ; les unes et les autres abondent au sujet de Charette ; la seule thèse nouvelle qu'on puisse adopter, est celle de l'impartial résumé que nos anciennes législations réclamaient du président des tribunaux criminels, appelés à tenir la balance égale entre l'accusation et la défense. Impartialité périlleuse, d'ailleurs, car, alliés ou ennemis, Charette n'eut que des adversaires. Ayant repoussé les bleus du pays qui s'étend des bords de la Loire aux Sables-d'Olonne, il n'en est pas cependant le maître incontesté. Au nord, du côté de Port-Saint-Père, commande un autre chef royaliste, La Chatelinière ; il n'est pas hostile à Charette, mais il tient à son indépendance ; à Bourgneuf, règne Guérin, autre chef local, également jaloux de son autorité ; à Bouin, trône l'ancien colporteur, marchand de volailles, Pageot ; dans son ignorance et sa prétention, parce qu'il malmène ses paysans et qu'on n'ose lui résister en raison de sa cruauté, Pageot se croit le restaurateur de la Monarchie et ne dissimule pas qu'il attend, à ce titre, la croix de Saint-Louis. Il se donne tous les airs d'un grand seigneur et s'est formé un sérail de Maraichines ; homme grotesque et féroce, il eût tué son père s'il l'avait trouvé parmi les bleus. Aux Lucs commandent les deux frères Savin, peu disciplinés et de docilité intermittente ; Couëtus, à Saint-Philbert de Grand-Lieu, est seul bien disposé pour Charette et d'un dévouement sûr ; mais, plus bas, vers Aizenay et La Motte-Achard, tout le pays appartient à Joly, ayant exercé vingt métiers et se disant chirurgien ; il commande plus de 6.000 hommes qu'il tient bien en main ; la violence de son caractère est telle qu'il exécute lui-même ses soldats insubordonnés ; il déteste nobles et prêtres qui l'ont, pré- tend-il, frustré de l'honneur d'être le général en chef de la Vendée maritime. Jamais il ne reconnaîtra comme son supérieur le vice-roi de Legé, qu'il envie et qu'il dénigre. On retrouvera Joly en plusieurs circonstances.

A l'est des cantonnements de Charette campe Royrand, dont on connait déjà les procédés désobligeants ; il a, comme chefs de division, MM. de Sapinaud et de la Roche-Saint-André qui partagent les préjugés de leur général. Leurs troupes forment l'armée du Centre, ainsi désignée pour la distinguer de la Grande armée catholique et royale dont le territoire s'étend plus à l'est encore, jusqu'au delà de Vihiers, d'Argenton-le-Château et de Bressuire. La grande armée a des chefs éminents, gentilshommes de grands noms, de Lescure, de Bonchamps, de la Rochejaquelein, de Donnissan, d'Elbée ; et aussi des gens du peuple : Cathelineau, colporteur, et Stofflet, étranger au pays, lorrain de naissance et garde-chasse de profession. Aucun d'eux ne connaît Charette ; mais sa renommée, déjà grande, les importune. Ils parlent de lui, sinon avec dédain, du moins d'un ton d'ironie péjorative ; c'est là qu'on l'a surnommé le petit cadet, on l'appelle aussi le Savoyard, sans doute en raison de l'origine italienne de ses anciens ancêtres. Sa troupe, dont on raille le dénuement, est l'armée des piques ; elle a mauvaise réputation ; on blâme son indiscipline et son dévergondage et on en reporte la responsabilité à l'exemple de son chef, homme de plaisir et aimant les femmes.

D'ailleurs, même entre eux, ces illustres généraux de la grande armée se surveillent et se jalousent. Tous sont également dévoués au Roi ; mais leur ambition de le servir, de le rétablir sur le trône est susceptible ; ils ne supporteraient pas qu'un d'eux prît le pas sur les autres ; aussi, quand il leur faut élire un général en chef, ces gentilshommes choisissent Cathelineau, le colporteur. De cette façon, quand le Roi recouvrera sa couronne, leurs droits à sa reconnaissance, — qui, bien sûr, n'ira pas s'égarer sur cet humble paysan des Mauges, — resteront égaux. C'est pour cela qu'on s'inquiète des succès de Charette et de sa popularité croissante. Il ne peut grandir qu'au détriment de ses émules.

Lui, instruit par l'expérience, sait bien qu'il ne doit compter sur aucun des chefs royalistes qui l'entourent. Il est allé, à Vieillevigne, réclamer une place dans les cantonnements de Royrand, il a été durement repoussé ; sa fierté ne se risquera plus à semblable affront : il combattra donc isolément ; sans doute, pour quelque expédition importante, il ne refusera pas de s'allier avec l'un ou avec l'autre ; mais, il le discerne déjà, ceux dont il sollicitera le concours ne le lui accorderont que s'ils y trouvent un avantage personnel. Ce défaut d'union sera fatal à la Vendée. Sans cet antagonisme, maîtresse de 100.000 hommes, elle aurait tenu, temporairement tout au moins, la Convention en échec ; elle l'aurait suffisamment inquiétée pour épargner peut-être à la Révolution, le sanglant déshonneur de la Terreur, et l'on sera tenté d'incriminer de petitesse cette vue étroite des chefs de l'insurrection, si l'on ne songeait que le Roi pour lequel ils combattent n'est pas un puissant monarque, disposant de trésors et de places bien rétribuées, mais un pauvre enfant de huit ans que les régicides gardent captif dans une sombre tour ; il ignore même qu'il a des partisans et que son nom est inscrit sur les drapeaux qui flottent, là-bas, bien loin, sur le clocher de villages dont il n'a jamais entendu les noms. C'est ce Dauphin qu'il faudrait avoir comme chef ; toutes les rivalités s'inclineraient devant sa faiblesse ; toutes les ambitions se feraient humbles ; et c'est pourquoi Charette rêve déjà d'attirer, à défaut de l'enfant royal sur la terre de Vendée, l'un des frères de Louis XVI, le comte de Provence ou le comte d'Artois, dont la seule présence unifierait tous les efforts et ferait, de toutes les bandes sans lien, une immense année enthousiaste qui, d'un élan, de Saumur à Tours et à Paris, irait, aux acclamations du monde entier, châtier les régicides et délivrer le petit Roi prisonnier.