LA GRANDE-GRÈCE

PAYSAGES ET HISTOIRE

LITTORAL DE LA MER IONIENNE. — TOME DEUXIÈME.

 

CHAPITRE XIV. — SQUILLACE.

 

 

I

L'alba vinceva l'ora mattutina

Che fuggia 'nnanzi, si che di lontano

Conobbi il tremolar della marina.

 

Nous partons de Catanzaro pour aller rejoindre en bas le chemin de fer, dès avant le lever du soleil. Au triple galop des petits chevaux de la voiture qui nous attendait à la porte de l'hôtel, nous descendons la côte, si longue à monter, qui fait communiquer la ville avec la mer. Dans le premier moment cette descente d'une rapidité désordonnée effraie un peu ; mais on s'y habitue vite, et l'on prend plaisir à la sorte d'enivrement qu'elle donne. Nous l'effectuons à la lueur de ce crépuscule du matin qu'un des poètes de la Grèce moderne, Zalacostas, a si bien décrit :

L'étoile du matin tremble à l'horizon ; les coteaux, les bois, les montagnes, ne sont encore que des ombres douteuses, les prés s'abreuvent de la rosée nocturne, le rossignol chante, et de blanches lueurs paraissent et disparaissent sur les vagues irisées de la mer.

Les esprits invisibles tressent des couronnes d'or sur le sommet des montagnes, et les anges concourent à ce mystérieux travail. Tout est parfum, fleurs, feuilles et rameaux.

Je ne sais si c'est, faute d'être suffisamment vertueux, mais, je dois l'avouer, en France je n'ai ni l'habitude ni le goût de voir lever l'aurore. Mais ici, sous un climat brûlant, la fraicheur de cette heure matinale possède un charme inexprimable. L'air est doux et calme ; mille odeurs pénétrantes, échappées de la terre, exhalées du feuillage, apportées on ne sait d'où par la brise, se mêlent ensemble et embaument l'atmosphère. Peu à peu, à mesure que nous avançons, la voûte du ciel blanchit et s'éclaire. La cime des montagnes, dégagée de nuages, se revêt d'une teinte rosée ; c'est ce que la poésie homérique dépeint par les doigts de rose qu'elle prête à l'Aurore. A cette teinte rose succèdent des touches dorées ; l'imagination mythologique des Grecs y voyait Pan Phôsphoros ou porte-lumière, courant sur les sommets pour annoncer la venue du Soleil. Tout à coup, un rayon d'or court à la surface de la mer et de la terre, éclairant tous les objets d'une vive et subite lumière. Le disque du soleil commence à sortir des flots du côté de l'orient ; c'est Apollon Hêlios qui révèle sa présence en lançant ses traits vainqueurs.

Il est grand jour quand nous montons en wagon. Treize minutes suffisent à nous porter à la station de Squillace, que 7 kilomètres seulement séparent de celle de Catanzaro. Là, pas de voitures, mais seulement des chevaux et des ânes tout sellés, qui attendent les rares voyageurs pour les porter en ville. La station, comme toujours, est auprès de là mer. Le paysage qui l'entoure est sévère et saisissant. La vallée d'un torrent s'ouvre à cet endroit sur le rivage, entre les contreforts des grandes montagnes, qui offrent à la vue plusieurs étages successifs. A sa gauche, quand on regarde vers la vallée, on a le promontoire de Stalletti, formé par une montagne assez élevée, aux flancs rapides et dénudés, toute en rochers, qui s'avance dans la nier, où elle baigne le pied de ses escarpements, garni de récifs noirâtres, constamment lavés par les flots qui s'y brisent avec fracas. Virgile a bien caractérisé cette côte par l'épithète de navifragum Scylaceum. Tout bâtiment qu'y pousse le vent du nord est infailliblement perdu. La vallée, étroite à son ouverture sur la mer, s'élargit un peu plus loin pour former une sorte de bassin circulaire, au centre duquel s'élève, à 5 kilomètres ½ de la côte, un rocher escarpé, en forme de pain de sucre ; aux flancs de sa partie supérieure semblent se cramponner les maisons d'une petite ville, entourant un château du moyen âge qui les domine de sa masse, perché sur la pointe du cône. Cette ville est Squillace. Le mont Cappari, à l'aspect triste et sauvage, en partie couvert de grandes forêts qui semblent presque noires, forme le fond du tableau, vivement éclairé par le soleil du matin.

Nous sommes encore ici dans la partie la plus resserrée de l'isthme qui donne entrée dans la dernière portion du prolongement de la péninsule italienne vers le midi, dans celle qui primitivement portait seule le nom d'Italie, celle où les Sicules se maintinrent un certain temps après avoir été chassés du reste du continent, où ils continuaient à habiter lors de l'arrivée des premiers colons grecs. Ici finissait l'Œnotrie. Orographiquement, la dernière presqu'île montagneuse dont nous avons maintenant à suivre la côte jusqu'au détroit de Messine, constitue ce qu'on peut appeler le système de l'Aspromonte, d'après sa plus haute montagne. C'est dans la période géologique actuelle la continuation de la longue chaîne des Apennins, qui, étendue d'une extrémité à l'autre de l'It aile, forme comme l'échine de son ossature. Après s'être abaissée un moment vers le milieu de l'isthme Scylacien, la chaine se relève et poursuit son tracé par le monte Cappari et le monte Astore, puis se termine avec l'Aspromonte proprement dit, dont le point culminant, le monte Alto, a une hauteur de 1.974 mètres, un peu plus élevée, par conséquent, que celle de la Sila, mais inférieure à celle du monte Pollino (2.933 m.) et bien plus à celle de l'Etna (3.313 m.). Énorme croupe à peine découpée en sommets distincts, mais rayée sur tout son pourtour de ravins rougeâtres où de furieux torrents roulent en hiver, a très bien dit M. Élisée- Reclus, l'âpre montagne, encore revêtue de ses bois, étale largement dans la mer ses promontoires panachés de palmiers et disparaît enfin sous les flots, à la pointe désignée par les marins sous le nom de Partage des vents, Spartivento.

Comme la Sila, l'Aspromonte est un massif granitique de formation primitive, émergé du milieu des flots bien longtemps avant le soulèvement de la chaine de l'Apennin. Jusqu'à la période tertiaire, il formait une île au milieu de la mer, ile à laquelle se rattachait aussi probablement la Sila et la pointe de la Sicile au nord de l'Etna. Mais les montagnes de cette ile étaient moins élevées alors qu'elles ne le sont aujourd'hui. Une partie de leur base, actuellement à découvert, plongeait sous les eaux, et c'est dans ces conditions que s'y sont paisiblement déposés, pendant une longue série de siècles, les terrains de sédiment qui forment comme une ceinture autour du massif de granit. Lorsqu'éclata la formidable convulsion naturelle qui produisit le soulèvement de l'Apennin, la poussée des forces souterraines, se prolongeant jusque-là, releva fortement au-dessus de son niveau premier la vieille lie granitique, en même temps que, par suite des dislocations que produisait nécessairement un tel mouvement du sol, une rupture, suivie d'affaissement, se produisait au sud de l'Aspromonte et créait le détroit de Messine. C'est alors que les terrains stratifiés qui s'étaient formés sur les pentes sous-marines de la montagne de granit, soulevés avec elle, émergèrent en même temps que ses parties jusque-là submergées et furent fortement redressés sur les côtés de sa base par la même poussée. C'est à cette constitution géologique du sol que tiennent les changements si notables de sa surface qui se produisent dans certains cantons de la Calabre lors des grands tremblements de terre, tels que celui de 1783. Les terrains de sédiment, aux roches stratifiées, surtout quand un relèvement leur a donné une direction hors de l'horizontale, sont bien plus fortement agités, bien plus éprouvés par les secousses de ce genre que les terrains granitiques, qui forment une masse cristalline compacte. Il y a donc, à la jonction des deux sortes de terrains, une différence notable dans le degré d'ébranlement qu'ils subissent, et cette différence amène inévitablement des disjonctions, des dislocations, des glissements du terrain supérieur le long de l'inférieur, qui changent profondément la superficie du sol et se traduisent en effroyables désastres pour ses habitants.

 

II

Squillace a succédé à la ville grecque de Scyllêtion et à la ville romaine de Scylacium, dont elle conserve le nom.

Scyllêtion était un des plus anciens établissements helléniques de cette côte, un de ceux qui prétendaient faire remonter leur origine à l'époque de la guerre de Troie. Cassiodore revendique Ulysse comme fondateur de sa ville natale. Mais on ne trouve pas trace de cette tradition avant le ministre de Théodoric, et par conséquent on ne saurait attacher une grande valeur à ce dire d'aussi bas temps, d'une époque où les vieux souvenirs des cités avaient subi terriblement d'altérations. Une forme plus ancienne des traditions de Scyllêtion sur ses fondateurs fabuleux est celle qu'enregistrent Strabon et Solin, disant que cette ville avait été bâtie au retour de Troie par les Athéniens qui avaient suivi Menestheus, Il est vrai qu'à une date antérieure cette tradition demeure inconnue à Thucydide, qui n'aurait pas manqué de mentionner, dans son analyse de l'itinéraire suivi le long des côtes d'Italie par la flotte de Nicias et d'Alcibiade se rendant en Sicile, une ville qui eût été regardée de son temps comme une colonie athénienne, et aussi à Lycophron, qui pourtant a recueilli si curieusement, pour les grouper dans son poème, toutes les légendes relatives- à l'établissement en Italie de détachements des Grecs dispersés en revenant de Troie. On doit remarquer, du reste, qu'il n'est pas, entre les chefs grecs de la guerre troyenne, de personnage sur la destinée de qui, lors des Retours, les récits légendaires aient plus varié que sur celle de Menestheus. Le scholiaste de Thucydide dit que, chassé par les fils de Thésée, il alla former un État dans l'Ibérie. Strabon, dans son, treizième livre, après lui avoir attribué dans le sixième la fondation de Scyllêtion, prétend au contraire que Menestheus et les Athéniens qui l'accompagnaient bâtirent, sur le rivage de l'Asie Mineure, une ville à laquelle les Éoliens donnèrent plus tard le nom d'Élaia. Et en effet, les habitants de cette ville, à l'époque impériale, placèrent sur leurs monnaies l'image de Menestheus, comme celle de leur héros fondateur. Enfin, une quatrième version, qui est celle d'Eusèbe, de Georges le Syncelle et de Tzetzès, dans ses scholies sur Lycophron, porte qu'après la prise d'Ilion plusieurs chefs, au nombre desquels était celui des Athéniens, ayant fait voile ensemble jusqu'à la hauteur du mont Mimas en Ionie, se séparèrent en cet endroit, et que Menestheus s'établit dans l'île de Mélos, dont le roi venait de mourir.

Ce qui est positif, c'est que la forme du nom de Scyllêtion appartient au dialecte ionique, et par là tranche avec le reste de la nomenclature géographique des mêmes parages. Il y a dans ce fait l'indication positive d'une origine différente de celle des autres établissements de la Grande-Grèce. Scyllêtion a dû son appellation, et pari suite, bien évidemment, sa fondation à des Ioniens. Déjà nous avons rencontré à Siris une colonie ionienne isolée au milieu des territoires des Achéens, qui finirent par la subjuguer. Scyllêtion, placée dans les mêmes conditions, eut un sort pareil ; nous avons vu que dès avant la fin du VIIe siècle elle avait perdu son indépendance et était tombée sous la domination des Crotoniates. Siris avait été fondée par des Colophoniens fuyant devant la conquête lydienne, dans les années entre 860 et 650. Scyllêtion a pu parfaitement devoir son origine à un autre essaim d'Ioniens, émigrant dans les mêmes conditions et à la même époque. Et de cette façon l'on comprendrait assez bien comment se serait formée la tradition qui lui donnait des Athéniens pour fondateurs, puisque les cités de l'Ionie pré tendaient que leur population était venue de l'Attique. Il est vrai que la fondation de Scyllêtion pourrait être aussi bien rattachée au grand mouvement de colonisation des Chalcidiens d'Eubée, qui étaient également de race ionienne, vers l'Italie et la Sicile, dans la seconde moitié du VIIIe siècle av. J. C., alors qu'ils fondèrent Cymé (Cumes), et Rhêgion surie continent italien, Naxos, Leontinoi, Catane et Zanclê dans l'ile. Cependant, si Scyllêtion avait eu cette origine, il est probable qu'elle aurait été soutenue contre les Achéens par la puissance des autres cités chalcidiennes et ainsi se serait mieux maintenue, n'aurait pas succombé d'aussi bonne heure, ni aussi facilement. Mais tout ceci reste singulièrement douteux ; on ne peut émettre à ce sujet que des conjectures sans base suffisante. Un seul point est positif ; c'est que Scyllêtion fut primitivement une colonie ionienne et passa sous le joug de Crotone avant la fin du VIIe siècle. Elle perdit dès lors toute existence propre, et, cessant d'avoir le rang de cité, elle fut englobée dans le territoire crotoniate au même titre que les villes de Philoctète, c'est-à-dire sans garder aucun droit d'autonomie.

Une des causes qui ont dû aussi faire attribuer à Scyllêtion une origine athénienne mythique, c'est que c'était une ville consacrée à Athéné. De ceci nous avons la preuve formelle dans le fait que, lorsque les Romains y établirent une colonie, ils l'appelèrent Colonia Minervia, de même que celle qu'ils installèrent à Tarente, ville où le culte de Poséidon tenait le premier rang, fut Colonia Neptunia. Ce fait de la consécration à Athéné d'une ville à laquelle sa situation sur des rochers fertiles en naufrages, comme ceux de Scylla, avait fait donner le nom de Scyllêtion, a un véritable intérêt pour l'étude de la religion des Grecs de l'Italie méridionale.

Athéné, dans sa conception originaire, est une fille des eaux ; c'est ce qu'exprime son antique surnom de Tritogeneia. De là les fables qui, en quelques endroits, la faisaient naître de Triton ou de Poséidon ; de là son association fréquente, amicale ou bien en antagonisme, avec le dieu des mers. Il y a donc une Athéné marine. C'est celle que l'on surnommait dans la Mégaride Aithyia ou plongeon ; celle dont la numismatique de Tarente réunit l'effigie à la représentation de Poséidon, celle à qui certaines monnaies de Syracuse associent la figure d'un hippocampe ailé, comme son symbole. Et ce dernier fait nous conduit directement à la curieuse représentation d'une intaille antique du Cabinet de France, où l'on voit un être fantastique, formé par en haut d'un buste de femme, casquée, armée de la lance et du bouclier, comme Athéné, mais dont le corps se termine par en bas en Centaure marin, à queue de poisson. Une autre intaille du même cabinet montre Athéné, armée de la lance, assise sur un bouc marin qui court sur les flots.

Cette Athéné marine est celle qui a enseigné à l'homme l'art de construire les navires et de les diriger sur la mer. Dans l'Iliade, l'artisan qui a construit les vaisseaux de Pâris est un homme particulièrement chéri de Pallas-Athéné, qui lui a enseigné à fabriquer de ses mains toute espèce de beaux travaux. Quand Danaos se prépare à quitter l'Égypte avec ses filles, c'est Athéné qui lui apprend à carguer la voile du bâtiment qui doit l'emporter. C'est elle encore qui préside à la construction du navire Argo, et une monnaie de Phasêlis nous la fait voir debout à la proue d'un vaisseau, dont elle dirige et protège la course. On promenait une galère dans la procession de la grande fête attique de cette déesse, dans la procession des Panathénées. Et ce qui prouve qu'en ceci Athéné n'est pas seulement la déesse ouvrière, Erganê, en qui se personnifient toutes les industries du génie de l'homme, qu'elle y est tout autant une déesse marine, c'est qu'elle apparait comme destructrice des vaisseaux aussi bien que comme leur constructrice. Elle brise, détruit et brûle les navires qu'elle a appris à faire, dans les fureurs de la guerre ou de la tempête. Nausicaa, la virginale et gracieuse héroïne de l'Odyssée, n'est pas autre chose qu'une forme de la déesse virginale descendue aux proportions de l'humanité ; quand la poésie homérique la décrit présidant aux travaux dé la lessive dans l'île des Phéaciens, elle reproduit Athéné comme déesse des Plyntêria ; et son nom montre en même temps qu'elle sait être terrible à ses heures, car il signifie celle qui brûle les vaisseaux. Athéné gouverne les combats de la mer comme ceux de la terre. C'est ainsi que nous la voyons sur un vase peint du Musée Britannique, en attitude de guerre, brandissant d'une main sa lance, de l'autre l'acrostolion, emblème des victoires navales ; et cet acrostolion est décoré d'une tête de Persée, le héros dont on faisait l'ancêtre des Perses, allusion directe et incontestable à l'immortelle journée de Salamine.

D'un autre côté, sans aller jusqu'à admettre avec M. Schwartz, qu'Athéné a été à l'origine une personnification de l'éclair, il est incontestable qu'elle est fréquemment mise en rapports avec les tempêtes ; c'est ainsi qu'elle est revêtue de l'égide, symbole du nuage noir et horrible, gros de foudres, qu'accompagnent les vents furieux. De là la conception d'une Athéné qui, dans les tempêtes qu'elle suscite, brise les navires suries rochers, de même que Scylla. A cette conception correspond un type plastique propre aux monnaies des Grecs de l'Italie méridionale, celui d'une Athéné dont le casque est décoré d'une grande figure de Scylla, telle que nous la voyons dans la numismatique de Thurioi et d'Héraclée. Et sur les monnaies de la première de ces villes, pour préciser plus complètement le symbolisme de la figure de la déesse, on a représenté à l'exergue du revers le poisson échéneis ou rémora, que la superstition populaire considérait comme ayant le pouvoir d'arrêter les vaisseaux dans leur course, de même que Scylla les saisissait pour les entraîner sur ses rochers. C'est encore une variante du même type que nous devons reconnaitre sur une monnaie de bronze des Bruitions, où la tête d'Athéné a son casque formé d'un énorme crabe, tandis qu'un crabe est figuré sur le revers de la même monnaie. Cette dernière représentation offre une curieuse relation avec le nom du fleuve Carcinés (le crabe), situé, comme nous l'avons vu, sur le territoire de Scyllêtion, la ville d'Athéné dans le Bruttium. On est en droit d'en conjecturer qu'auprès de ce fleuve on adorait une Athéné Carcinia, comme sur les bords du Crastis une Athée Crastia, et qu'on la figurait comme une Athéné au crabe. En même temps, il suffit de se reporter à la numismatique d'Agrigente, où quelquefois un masque grimaçant, pareil à celui de la Gorgone, se dessine sur le dos du crabe qui en est un des types principaux, pour acquérir la conviction que, dans le symbolisme de ces contrées, le crabe est un emblème de la lune dans son plein, adéquat au Gorgoneion. Mais si ce masque de la Gorgone est placé très habituellement sur la poitrine d'Athéné, c'est qu'en tant que lune cette déesse s'identifie à la Gorgone elle-même ; Gorgô et Gorgôpis sont au nombre de ses principaux surnoms. De même, une Athéné dont Scylla décore le casque est une déesse des tempêtes et des naufrages qui tend à se confondre avec Scylla ; c'est la traduction atténuée et embellie par le génie de l'art des grands siècles, d'une divinité que l'on avait dû concevoir originairement comme ayant elle-même la forme d'un monstre marin, d'un être de la nature de celui dont nous relevions tout à l'heure la figure sur une intaille du Cabinet des médailles de Paris. Voilà pourquoi Ch. Lenormant avait proposé d'appliquer la désignation d'Athéné-Scylla au type de la déesse représenté sur les monnaies de Thurioi et d'Héraclée. Ce nom avait cependant le grave inconvénient de ne se justifier par aucun texte classique. Mais Lycophron nous en fournit un très voisin, dérivé de la même racine et appartenant à la mythologie de la Grande-Grèce, quand il qualifie de Scylêtria l'Athéné adorée sur les rochers du promontoire Japygien. Voilà sûrement celle qui était aussi la déesse de Scyllêtion, celle de la numismatique de Thurioi et d'Héraclée. Et nous pouvons ainsi retrouver les traces de son culte sur toute l'étendue de ces côtes dépourvues de ports sûrs, où sa puissance destructrice exerçait ses ravages. Ajoutons qu'il existe des monnaies de bronze d'Héraclée qui montrent, au revers de la tête d'Athéné, une divinité au corps de poisson surmonté d'un buste humain, casqué, avec le bouclier et la lance. Cette figure a une grande analogie avec celle de l'intaille du Cabinet de France. S'il était bien établi, comme le pensait R. Rochette, mais comme la chose reste encore douteuse, que cette divinité est féminine, je crois qu'il n'y aurait pas à hésiter à y reconnaître l'Athéné Scylêtria, conforme à sa donnée primitive et presque semblable à Scylla, sauf ses armes. En tous cas, cette monnaie prouve encore l'étroite relation de l'Athéné d'Héraclée avec les divinités marines.

L'état de sujétion auquel Scyllêtion fut réduit à partir de la fin du VIe siècle, à l'égard de Crotone, explique l'absence de tout monnayage de cette ville, la façon dont les Périples grecs la passent sous silence quand ils énumèrent les cités de la côte, bien que déjà Aristote et Antiochos de Syracuse parlent du golfe auquel elle donnait son nom, et aussi celle dont elle ne joue aucun rôle dans l'histoire de ces contrées jusqu'au temps de Denys de Syracuse. Pendant toute cette période, elle n'est mentionnée qu'une seule fois, lorsque Diodore de Sicile dit, d'après les anciens historiens syracusains, que la flotte athénienne, dans sa navigation vers Syracuse, rangea la côte devant Scyllêtion, sans y aborder. Après la défaite et la capitulation de l'armée des Grecs Italiotes auprès de Caulonia, en 390, Denys l'Ancien enleva le territoire de Scyllêtion aux Crotoniates pour le donner aux Locriens, ses alliés, dont il étendait les domaines jusqu'à l'isthme. Quant à la ville elle-même, il parait très probable, comme l'a pensé Brunet de Presles, qu'elle fut, aussi bien que Caulonia et Hippônion, du nombre de celles que Denys rasa pour en transporter les habitants à Syracuse. Nous verrons un peu plus loin que le Scylacium romain ne s'élevait plus au même endroit que le Scyllêtion grec ; un tel déplacement suppose une destruction, et dans le cadre historique des annales de la partie de la Grande-Grèce qui forma le Bruttium, cette destruction se place plus naturellement que partout ailleurs au moment des ravages du tyran de Syracuse, dont ces anéantissements de certaines villes, pour en agrandir d'autres, furent constamment un des systèmes politiques. On pourrait cependant aussi conjecturer que Scyllêtion, atteint gravement mais non détruit par Denys, ne succomba définitivement qu'un peu plus tard et fut au nombre des établissements grecs que les Bruttiens détruisirent avec tant d'acharnement. Il y a sur ce point une incertitude que l'on ne saurait trancher, en l'absence de textes formels. La seule chose qui semble tout à fait positive, c'est que la ville n'existait plus depuis un certain temps déjà lors de la seconde guerre punique. En effet, si elle avait subsisté, sa position en aurait fait un point stratégique capital, qui aurait joué un rôle important dans les dernières campagnes d'Hannibal au sein du Bruttium ; et elle n'y est pas une seule fois mentionnée, tandis que nous voyons, dans les récits de ces campagnes, passer successivement devant nous les noms des moindres bicoques de ces contrées. Il y a plus ; la création des Castra Hannibalis, à l'embouchure du Carcinês, me parait impliquer nécessairement que Scyllêtion était alors en ruines et son emplacement désert. Car le général carthaginois n'eût pas eu besoin d'établir en cet endroit un camp retranché pour couvrir ses cantonnements du côté de Locres, s'il y avait eu à quelques kilomètres delà, dans une position bien plus forte, naturellement presque inexpugnable, une ville dont il lui eût suffi de remettre les remparts en état pour se créer une bien meilleure défense.

Il est vrai que M. Marincola-Pistoja a cru récemment trouver, dans une petite monnaie de sa collection, la preuve que Scyllétion exista du temps des Bruttiens et acquit même alors l'autonomie monétaire. C'est une pièce de bronze, mal conservée, dont le module est celui du quadrans romain de la série de l'as de poids oncial, et dont les types sont aussi ceux de ces monnaies : d'un côté la tête d'Hercule jeune, coiffé de la peau de lion, de l'autre une proue de navire. Au-dessus de ce dernier type était une légende actuellement illisible ; mais en bas, à l'exergue, le savant cantazarais a cru discerner les lettres grecques ΛΑΚΙ, où il voit un débris du nom σκυΛΑΚΙον. Mais d'abord la lecture est plus que douteuse et je ne suis pas du tout sûr qu'il n'y ait pas en réalité, à cet endroit de la pièce, tout simplement MA, reste de la légende roMA. De plus, quand même la monnaie serait bien grecque et porterait effectivement ce que M. Marincola-Pistoja croit y lire, elle n'en serait pas davantage pour cela à attribuer à Scylacium. Cette forme de nom est exclusivement romaine et ne peut pas se trouver sur des espèces de l'époque hellénique ou bruttienne. La seule forme alors en usage était Scyllêtion. Une légende ΛΑΚΙ sur une monnaie de fabrique bruttienne ne pourrait se compléter qu'en ΛΑΚΙνιου ou ΛΑΚΙνιας. La pièce où on la lirait serait nécessairement une monnaie sacerdotale du temple de Héra Lacinia, comme on en possède du temple d'Apollon à Didymes, près de Milet, de celui de Zeus Casios à Cassiopé, dans l'ile de Corcyre, du sanctuaire d'Orthia en Élide, du Carnéasion, voisin d'Andania, en Messénie. Ces monnaies sacerdotales et sacrées tiennent une certaine place dans la numismatique grecque.

 

III

C'est seulement un siècle avant la fin de la République romaine qu'une ville, et cette fois une ville bien plus considérable que par le passé, fut rétablie vers le point où avait existé le Scyllêtion grec. Parmi les colonies de citoyens romains fondées en 123 av. J. C. sur la rogation de Caïus Gracchus, il y en eut une d'envoyée à cet endroit du Bruttium, sous le nom de Colonia Minervia Scolacium, parallèle à ceux de Colonia Neptunia Tarentum et de Colonie Junonia Karthago, décrétées en même temps. Scolacium est la forme qu'on lit dans Velléius Paterculus et qu'on retrouve encore dans une inscription latine du temps d'Antonin le Pieux ; c'est la vieille forme latine du nom de la ville ; celle de Scylacium, qui n'apparaît que chez les écrivains du Ier siècle de notre ère, est une forme purement littéraire, née du désir de se rapprocher du type grec Scyllétion.

Scolacium ou Scylacium, ville toute romaine par suite de l'origine de ses premiers colons, fut dès ses débuts une cité importante, et resta telle jusqu'à la fin de l'empire, Pomponius Mela, Strabon, Pline et Ptolémée la citent comme une des principales villes du Bruttium. Elle avait pour port Castra Hannibalis. Sous Nerva, la population en fut fortifiée par un nouvel établissement de vétérans comme colons. La ville prit alors les noms de Colonia Minervia Nervia Augusta Scolacium. Nous les lisons dans une inscription découverte en 1762, à 1.800 mètres de la moderne Squillace, entre cette ville et la mer, inscription qui mentionne la construction d'un aqueduc apportant des eaux à Scolacium, exécuté en 143 après J.-C. aux frais de l'empereur Antonin.

A la chute de l'Empire d'Occident, la ville de Scylacium n'avait encore rien perdu de son Importance et de sa prospérité. A cette époque, le premier rang parmi ses citoyens était tenu par une famille puissamment riche d'Aurelii, dont les membres occupaient les plus hautes dignités de l'État et siégeaient à la fois dans les deux Sénats de Rome et de Constantinople. Un de ceux qui étaient allés s'établir à Byzance, Aurelius Heliodorus, y tint pendant dix-huit années consécutives la charge de Préfet du prétoire d'Orient, au temps où Théodoric régnait en Italie. Mais la plus haute fortune fut celle des membres de la famille qui étaient restés en Occident. Le premier d'entre eux dont il soit question dans l'histoire, Aurelius Cassiodorus l'aïeul, illustrissime, fut chargé sous Valentinien HI et Maxime du gouvernement du Bruttium et de la Sicile, et parvint à préserver ces contrées, par une garde vigilante, des ravages de Genséric, roi des Vandales. Son fils, Aurelius Cassiodorus le père, reçut de Valentinien III les dignités de tribun et de notarius, ou de secrétaire. C'était l'ami le plus intime du célèbre patrice Aetius. Il fut, avec le consulaire Gennadius Avienus et Carpillon, le fils d'Aetius, un des ambassadeurs que l'empereur joignit au pape St Léon, quand celui-ci se rendit auprès d'Attila et parvint à obtenir de lui, moyennant un tribut annuel, la paix et sa retraite hors de l'Italie. Après cette mission, Aurelius Cassiodorus pouvait poursuivre plus brillamment encore sa carrière, arriver facilement aux charges les plus élevées. Mais le meurtre odieux de son ami Aetius par l'empereur lui-même, et presque aussitôt après la mort de Valentinien, avec l'état de décomposition et d'anarchie où cet événement fit tomber l'empire d'Occident, découragèrent ses espérances patriotiques et produisirent chez lui le dégoût de la vie publique. C'est seulement à force de bassesses qu'il eût pu se maintenir sur le terrain mouvant de la cour de Ravenne, où des fantômes éphémères d'empereurs se succédaient rapidement au gré des caprices des maîtres de la milice barbares. Il préféra renoncer aux affaires et finir sa vie à l'abri des orages, en jouissant de l'existence somptueuse que sa fortune lui permettait dans la vie privée. Il se retira donc, jeune encore, dans ses vastes domaines de Scylacium, et n'en sortit plus jusqu'à sa mort. C'est là que, vers 469 ou 470, il lui naquit un fils, Magnus Aurelius Cassiodorus, le grand Cassiodore. L'éducation de ce fils, qui annonçait dès son enfance les plus remarquables facultés, devint un intérêt nouveau dans la vie de l'homme d'État retiré des affaires. Il s'y consacra tout entier, et la gloire du fils est le vrai titre du père qui l'éleva, car ce fils fut le plus grand homme de l'Italie du VIe siècle, celui en qui se résuma le dernier éclat de sa civilisation, prête à disparaître au milieu de la barbarie triomphante. Chose bien rare, le caractère de Cassiodore fut toujours à la hauteur de son intelligence, et sa renommée demeure une des plus pures de l'histoire.

Son éducation terminée, Magnus Aurelius Cassiodorus, âgé de vingt ans à peine, quitta Scylacium pour Ravenne, afin de s'y pousser dans la carrière administrative, vers laquelle le dirigeaient ses traditions de famille, la seule, d'ailleurs, qui parût digne d'un clarissime de maison sénatoriale. C'était le moment où Odoacre venait de déposer Romulus Augustule, le dernier des mannequins couronnés qui se soient assis sur le trône impérial d'Occident. Cet événement n'avait pas eu aux yeux des contemporains le caractère et l'importance capitale qu'il a pris dans l'histoire par ses conséquences. La suppression de l'Auguste fainéant qui régnait nominalement à Ravenne ne fut pas considérée comme portant atteinte à la suzeraineté de la couronne impériale sur l'Occident ; au contraire, en droit et dans la fiction légale, elle était tenue pour un rétablissement de l'unité de l'Empire. La députation du Sénat de Rome, qu'Odoacre envoya à Zénon pour lui rapporter les ornements impériaux d'Occident, était chargée de lui déclarer qu'il n'y aurait plus désormais qu'un empereur, et que le nouveau roi d'Italie reconnaissait celui de Constantinople pour son souverain ; Zénon y répondit en consacrant l'autorité d'Odoacre par les titres de Patrice et de Maitre des milices d'Occident. Et ce titre devint même pour Odoacre le point de départ d'une prétention nouvelle, celle d'étendre son autorité sur tout l'Occident et de s'y faire reconnaître par les autres Barbares pour le vicaire de l'Empereur, prétention qui fut universellement repoussée en dehors de l'Italie. Voilà pour la fiction de droit, admise comme base de la légalité gouvernementale. En fait, la constitution de l'autorité royale d'Odoacre était pour l'Italie le rétablissement de l'ordre, la fin de l'anarchie et de l'avilissement de la dignité impériale, qui n'avaient cessé de désoler ce pays depuis la mort de Valentinien III. Le fils d'un homme dont le patriotisme romain s'était refusé à prendre part au gouvernement dans cette triste période, ne démentait pas les principes et la tradition de son père en se mettant au service d'Odoacre, dans sa tentative de restauration du principe d'autorité après une longue anarchie. C'était bien la romanité qu'il servait sous ce barbare.

Odoacre distingua rapidement le rare mérite du jeune Cassiodore ; il lui plaisait d'ailleurs de s'entourer de Romains de haute naissance ; c'était à ses yeux comme une confirmation de la légitimité de son pouvoir. Il appela donc Cassiodore, presque adolescent encore, au poste de Comes rerum privatarum, et peu après à celui, bien autrement important, de Comes sacrarum largitionum, qui lui donnait la haute main sur toute l'administration financière. Quand Théodoric, roi des Ostrogoths, envahit l'Italie et après plusieurs victoires, en 490, enferma Odoacre dans Ravenne, où il le tint assiégé trois ans avant de parvenir à se débarrasser de sa rivalité en le mettant à mort par trahison, Cassiodore se retira dans ses propriétés du Bruttium, et là consacra toute son influence à empêcher ses compatriotes et les Siciliens de se compromettre en prenant parti dans la lutte. Puis, Théodoric ayant définitivement triomphé, il les décida à se soumettre à son gouvernement, au lieu de tenter une résistance et surtout d'appeler les Byzantins à leur secours contre les Goths. Ce n'était pas un sentiment de lâche complaisance pour le succès qui lui dictait cette conduite, c'étaient des pensées plus hautes et plus nobles. Dès lors il avait arrêté dans son esprit les grandes lignes de l'œuvre politique à laquelle il allait consacrer sa vie. Cette œuvre finit par échouer, mais c'est déjà un rare honneur que de l'avoir conçue. Elle était tout ce qu'un patriotisme intelligent pouvait alors rêver. Par une véritable intuition de génie, Cassiodore avait compris avant tout autre comment les nations chrétiennes pouvaient sortir de la décomposition de l'Empire et du chaos des invasions barbares. Restituer à l'Italie son unité, sa vie nationale et indépendante, sous l'égide de la royauté germanique que le hasard des armes venait d'en rendre maîtresse ; guérir les blessures de cette noble contrée par une sage administration, y relever la civilisation prête à périr, sur les bases traditionnelles consacrées par l'expérience des siècles et par la majesté, encore si puissante alors sur les imaginations, du nom romain. Conquérir graduellement les conquérants barbares à cette civilisation restaurée, leur y donner une place et faire de cet élément plus jeune, qui infusait un sang nouveau dans la société, le bras armé de la romanité qu'il avait subjuguée. Réveiller l'étude des lettres, des sciences et des lois. Couler la nouvelle monarchie gothique dans le moule romain, en la faisant italienne. Empêcher Rome de passer sous la suprématie de Constantinople et d'y perdre son génie latin. Relever l'autorité de son Sénat jusqu'à lui faire rendre par le nouveau roi d'Italie son droit monétaire, supprimé par les Empereurs depuis Aurélien. Assurer la prépondérance du gouvernement civil dans l'État qui allait se constituer, en maintenant ce gouvernement dans des mains romaines, tandis que les choses militaires restaient l'apanage des Goths, ce qui n'était pas, du reste, une innovation, car depuis longtemps l'empire n'avait plus eu, sauf la glorieuse exception d'Aetius, d'autres soldats ni d'autres généraux que des barbares. Voilà le plan qu'avait conçu Cassiodore et qui en fait le véritable précurseur des grands Italiens. C'est ce plan dont il poursuivit la réalisation tant qu'il fut dans les affaires. Mais comme première condition il exigeait la soumission de la société romaine à la royauté gothique et la consolidation du pouvoir de Théodoric, qui devait être le pivot de l'œuvre de reconstitution nationale.

A peine devenu le seul maitre de l'Italie, Théodoric récompensa le service que lui avait rendu Cassiodore par le titre de Correcteur de la Lucanie et du Bruttium, c'est-à-dire par le gouvernement des provinces dont il lui avait assuré la soumission. Bientôt il l'appela près de lui. Le roi barbare et l'homme d'État romain étaient faits pour s'entendre, car le génie de Théodoric, inculte mais puissant et singulièrement enclin à la civilisation, avait de son côté conçu pour sa royauté un rôle tout à fait analogue à celui que lui désirait Cassiodore. Théodoric fut dans le VIe siècle comme un précurseur de Charlemagne, et l'œuvre avait entamée, dans des circonstances malheureusement trop prématurées pour qu'elle pût réussir, offre une frappante analogie avec celle que sut plus tard mener à bon terme le grand monarque clés Francs. Il affecta, d'une manière toute spéciale entre les Barbares, le rôle de champion de la romanité. -Son ambition à peine déguisée était de ressusciter l'Empire d'Occident et de prendre la place vacante des Césars de Rome, ou du moins, puisque son origine barbare, avec lés préjugés encore tout-puissants sur l'esprit des peuples, ne lut permettait-pas de prétendre au titre impérial, de devenir une sorte de vicaire de l'Empereur absent. C'est pour cela qu'il rétablit l'usage, interrompu pendant la domination d'Odoacre, de désigner, d'accord avec la cour de Byzance, un consul pour l'Occident, et qu'après de longues négociations il parvint à obtenir, d'Anastase, en 497, le renvoi à Rome des ornements impériaux d'Occident.

A ce moment c'était déjà Cassiodore qui dirigeait sa politique. Après l'avoir 'fait venir à sa cour, lui avoir confié plusieurs charges importantes auprès de sa personne et l'avoir admis dans son intimité quotidienne ; il en 'avait fait son ministre principal, sous le titre de A secretis. Et précisément la première lettre officielle que le nouveau secrétaire d'État ait rédigée pour le roi ; celle qui ouvre le recueil, formé par lui-même sous le titre de Variarum libri ; des actes officiels sortis de sa plume, est la lettre qui entamait les négociations avec Anastase. Cassiodore conserva cette situation de ministre dirigeant presque jusqu'à la fin du règne de Théodoric, joignant à son office de secrétaire toutes les plus hautes de ces dignités honorifiques que le roi des Goths avait conservées à sa cour, en imitation de celle des empereurs. Déjà sénateur, il reçut la dignité de Patrice, dont les rois barbares de l'Occident se faisaient gloire d'être décorés ; un peu plus tard (en 514), il fut le dernier grand homme pourvu de la dignité de consul, que Justinien allait bientôt abolir. Les barbares couronnés qu'il servit, tous épris des souvenirs de la grandeur romaine, comparaient volontiers le ministre dont ils étaient fiers aux grands hommes de la République, à Metellus et à Caton. Il alliait dans sa personne les vertus de ces vieux Romains à celles des nouveaux chrétiens, comme dans ses titres, les dignités de la République avec celles de l'empire. Plein de respect pour les Papes et les évêques, il était en outre, plein de sollicitude pour lès populations. Médiateur intelligent et courageux entre les conquérants germains et la population italienne, il jouissait à un égal degré de la confiance du prince et de l'affection de ses propres compatriotes. C'est lui qui sut donner à la royauté ostrogothe ce caractère civilisateur et protecteur qu'elle conserva quelque temps ; c'est à lui qu'il faut attribuer la plus belle part dans ce grand règne de Théodoric, qui fut comme une halte lumineuse au milieu des progrès de la barbarie, et sous lequel ce n'était pas une formule mensongère que l'inscription empreinte sur les briques destinées à la réparation des édifices de la Ville Éternelle, Roma felix regnante Theodorico. Les lettres et les rescrits qu'il rédigea, pour les princes dont il fut successivement le ministre, monuments infiniment remarquables d'élégance barbare, ne sont pas seulement, avec tous leurs défauts, l'expression la plus brillante de ce qui subsistait alors de la culture littéraire latine, ils se distinguent par la hauteur des pensées et la noblesse chrétienne des principes qu'on y trouve formulés.

Les questions religieuses constituaient peut-être le problème le plus délicat pour l'administration de Cassiodore, ministre catholique d'un monarque hérétique dont le chef de l'Église se trouvait le sujet. Mais, a dit Montalembert, quoique arien, Théodoric sut longtemps protéger la liberté religieuse des catholiques, et, pendant la plus grande partie de son règne, l'Église eut bien plus à se louer de son indifférence bienveillante que de l'intervention oppressive et vétilleuse des théologiens couronnés qui régnaient à Byzance.

Inspiré par son pieux et orthodoxe ministre, il disait noblement et sagement que, comme roi, il respectait ce qui était de l'Église et ne s'en mêlait pas autrement. Cassiodore, qui remplissait auprès de lui les fonctions de chancelier, faisait passer dans ses actes officiels les grands principes dont il était pénétré, et qu'avaient toujours invoqués jusqu'alors la plupart des docteurs chrétiens. Nous ne pouvons, faisait-il dire à Théodoric : commander la religion, car nul ne peut être forcé de croire malgré lui ; et à l'un de ses successeurs : Puisque la Divinité souffre l'existence de plusieurs religions, nous n'osons pas en imposer une seule. Nous nous souvenons d'avoir lu qu'il faut sacrifier à Dieu volontairement, et non par la contrainte d'un maître. Celui-là donc qui tente d'agir autrement, s'oppose évidemment aux ordres divins. Deux siècles après la paix de l'Église, il restait ainsi fidèle à la tradition des grands apologistes du temps des persécutions impériales : à Tertullien, qui avait dit : La religion défend de contraindre à être religieux ; elle veut être consentie et non contrainte ; et à Lactance, selon lequel, pour défendre la religion, il faut savoir mourir et non tuer.

Tout ceci changea malheureusement dans les dernières années du règne de Théodoric, où ce grand prince, affaibli par l'âge et devenu soupçonneux, souilla sa gloire par d'odieuses cruautés. Justin, parvenu à l'empire à Constantinople, avait rendu, dans son zèle outré pour le catholicisme, un édit de persécution contre les hérétiques et fait fermer les églises des ariens dans les provinces où s'étendait son autorité. Théodoric, profondément irrité de cet acte d'intolérance, députa à Constantinople le pape Jean Ier pour demander à Justin de retirer son édit. Au lieu de remplir la mission qu'il avait acceptée, le pontife, trahissant la confiance de Théodoric, encouragea l'empereur à persévérer dans la voie où il venait d'entrer. Il est facile de concevoir dans quelle fureur entra le roi des Goths quand il apprit cette nouvelle ; le barbare se réveilla dans toute la sauvagerie de sa nature, sous le vernis de civilisation qu'il avait revêtu, quand il se vit trompé. Par ses ordres, le Pape à son retour à. Ravenne, fut saisi et jeté dans la prison où il languit quelque temps avant de mourir. L'Église a décerné à Jean Ier les titres de saint et de martyr, à cause de la pieuse fermeté qu'il montra dans cette épreuve ; mais tout en s'inclinant devant sa décision, il est impossible de méconnaître le double et grave tort dont il s'était chargé, en ne refusant pas la mission que le roi lui demandait de remplir à Constantinople, s'il la croyait contraire à sa conscience, puis en agissant auprès de Justin en sens contraire de ce qu'il avait promis. Théodoric, après cet événement, ne vit plus dans les catholiques et dans les Romains que des traîtres qui conspiraient avec Constantinople pour le renverser. Son oreille s'ouvrit aux excitations des courtisans ariens qu'il avait fait entrer dans ses conseils, et qui mettaient à profit des dispositions si propices à leurs desseins. Cassiodore, après avoir vainement essayé de retenir le roi et de contrebalancer leur influence, abandonna la partie. Il se démit de ses charges et se retira dans ses propriétés de Scylacium, sans plus vouloir garder de part au gouvernement. Avec lui, Théodoric perdait son bon génie. Livré désormais à des conseillers pervers, il devint un tyran aussi sanguinaire qu'ombrageux ; un grand nombre de victimes innocentes furent sacrifiées à ses colères pendant les deux ans qu'il vécut encore. Race et son beau-père Symmaque, succombant devant les plus Injustes accusations de haute trahison, eurent la tête tranchée. Enfin le roi des Goths couronna tristement sa carrière par un édit qui chassait les catholiques de toutes leurs églises ; heureusement sa mort en empêcha l'exécution.

Théodoric n'ayant pas laissé d'enfants mâles, la couronne passa après lui à son petit-fils Athalaric, âgé de huit ans seulement, sous la tutelle de sa mère Amalasonthe. Digne fille du fondateur de la royauté ostrogothique, et par sa haute intelligence et par la fermeté de son caractère, Amalasonthe était catholique et avait reçu une éducation toute romaine. Pieuse et humaine autant qu'habile politique, elle reprit la tradition des grandes années de son père et s'étudia à réparer le mal qui s'était fait à la fin de son règne. La régence de cette princesse fut le temps le plus heureux et le plus prospère de l'Italie gothique. Elle nourrissait depuis de longues années pour Cassiodore des sentiments de respect et d'amitié. C'était lui qui était naturellement appelé à devenir son principal conseiller. Mais avant de le faire revenir près d'elle à Ravenne, elle voulut utiliser sa présence dans le midi de l'Italie, sérieusement menacé par les préparatifs de guerre qu'avait faits Justinien en prévision de la mort de Théodoric. Elle le chargea donc temporairement du commandement des côtes de cette région, qu'il mit si bien et si activement en état de défense que l'empereur renonça pour le moment à tout projet d'attaque. Cassiodore profita de cette mission pour améliorer la condition des villes de sa province natale, alléger leurs charges et redresser les torts dont elles avaient eu à souffrir. Les troupes, mal payées, y commettaient de graves désordres ; il n'hésita pas à pourvoir à leur solde sur sa fortune personnelle, afin de les ramener à la discipline.

Ceci fait, Amalasonthe l'appela au siège du gouvernement et lui rendit son titre de secrétaire d'État. Ce fut lui qui dirigea toute l'administration des huit années de régence, s'occupant activement des intérêts du peuple italien, sauvegardant les droits sacrés de l'Église, et appelant aux charges publiques les hommes les plus doctes et les plus probes. Un des actes les plus remarquables, rendus alors par ses soins, fut l'édit qui rétablissait les professeurs publics de grammaire, de rhétorique et de droit, que depuis plus de cinquante ans on avait cessé d'entretenir aux frais des finances de l'État.

Au commencement de l'année 534, Amalasonthe, pour récompenser les services de Cassiodore, l'éleva à la dignité de Préfet du prétoire, la plus haute de l'État après celle du souverain. Mais dans la même année, le jeune Athalaric mourait de la peste, Amalasonthe faisait ceindre la couronne à son cousin Théodahat et celui-ci payait sa dette de reconnaissance envers elle en la faisant assassiner. Quelques historiens modernes ont fait un reproche à Cassiodore de ne pas être sorti des affaires après le meurtre de sa bienfaitrice et d'avoir continué à servir l'indigne Théodahat, couvert du sang d'Amalasonthe. Il ne me semble pas qu'il y ait besoin de le justifier des motifs honteux que lui prêtent en cette occasion ses accusateurs. La vie entière du grand ministre de la monarchie gothique le met à l'abri de tout soupçon de semblables mobiles. Le fait est que Cassiodore ne jugea pas que le crime même de Théodahat suffit à le relever du fardeau de la tâche surhumaine qu'il avait assumée, consacrant sa persévérance et son énergie à préserver l'autorité de ses propres excès, à adoucir les mœurs des Goths et à garantir les droits des Romains. L'honneur lui commandait d'ailleurs de ne pas abandonner le timon du navire au moment de la tempête, et l'assassinat d'Amalasonthe fournissait à Justinien le prétexte, attendu par lui depuis bien des années, d'entreprendre de reconquérir l'Italie sur les Goths. Toute la politique de Cassiodore avait eu pour objectif d'empêcher l'absorption de sa patrie dans l'empire byzantin, où il voyait la perte de son individualité nationale, et d'assurer le maintien de cette individualité sous le sceptre des Goths, en établissant une intime union entre eux et les Romains. Il se devait à lui-même de ne pas abandonner son œuvre quand un grand péril la menaçait, de travailler énergiquement, à la maintenir au travers de toutes les tristesses et de tous les déboires, et de consacrer ses derniers efforts à organiser, dans tout Ce qui dépendait de ses fonctions civiles, la résistance de l'Italie à la conquête grecque.

Voilà pourquoi il resta Préfet du prétoire sous l'incapable Théodahat et sous son successeur, le vaillant Vitigès. Les papiers d'État compris dans les derniers livres des Variæ témoignent de l'inconcevable activité qu'il déploya dans ces circonstances critiques. Nous l'y voyons tantôt essayant de négocier la paix avec Justinien, tantôt s'occupant de faire rentrer exactement les impôts pour fournir aux dépenses de la guerre, veillant à la solde des troupes, travaillant à réfréner leurs désordres et à procurer quelque soulagement aux populations pressurées par les armées des deux belligérants, prenant des mesures pour assurer les approvisionnements, tantôt enfin s'efforçant de réveiller le zèle des provinces et des villes en faveur de la cause qu'il considérait comme nationale. Les dernières pièces officielles émanées de lui datent de l'année où Vitigès, repoussé de Rome qu'il avait inutilement essayé de reprendre sur Bélisaire, se vit, après la perte d'Ariminum, enfermé dans Ravenne par les armées de l'empire grec. A ce moment, Cassiodore désespéra de sa tâche et ne se sentit plus la force de continuer une lutte dont l'issue n'était plus désormais douteuse. Il était alors âgé de près de soixante-dix ans, et pendant un demi-siècle il avait soutenu sans faiblir le poids des plus grandes affaires. Il voyait l'œuvre de sa vie détruite. L'Italie, devenant byzantine, cessait d'être un État indépendant pour passer à l'état de province éloignée et sacrifiée, dans un empire dont le centre et l'esprit n'étaient plus romains. La monarchie italienne des Goths était frappée à mort ; il n'y avait plus d'espérance de la relever et de la maintenir. Sa catastrophe finale était désormais une question de temps, et à ce moment elle paraissait plus imminente qu'elle ne devait l'être en réalité, grâce à l'indomptable énergie de Totila. Dans ces circonstances, Cassiodore résolut de renoncer aux affaires et au monde, et de passer la fin de sa vie dans la solitude religieuse. Il ne voulait pas servir de nouveaux maîtres et se sentait impuissant à prévenir la ruine de ceux auxquels il s'était dévoué. Résignant donc toutes ses charges, il quitta Ravenne et se retira dans le Bruttium. Là, dans ses domaines patrimoniaux, à côté de Scylacium, il fonda un vaste couvent, le Monasterium Vivariense, où il fit lui-même profession de la vie monastique, prenant la direction de la communauté à titre d'abbé. Bélisaire respecta la retraite de ce noble adversaire qui se retirait de la lutte. Bien que la province où il venait fixer ainsi sa demeure fût depuis quelque temps déjà au pouvoir des impériaux, le vieux ministre des rois Ostrogoths n'y fut aucunement inquiété. Et un peu plus tard, quand la fureur de la nouvelle guerre entre Bélisaire et Totila se reporta sur le midi de l'Italie, sévissant du côté de Crotone et de Tarente, les deux partis s'accordèrent dans le même respect pour l'inviolabilité de l'asile de paix où Cassiodore prolongeait sa vieillesse dans la prière et l'étude.

Ce fut, dit Montalembert, la première, après la chute de l'empire romain, de ces conversions éclatantes, dont une innombrable série se déroule ensuite sous les yeux, et qui allaient jusque dans les plus hauts rangs de la société nouvelle chercher les grands du monde pour leur apprendre à expier leur grandeur, à se reposer de leur puissance et à mettre un intervalle entre les agitations du monde et le jugement de Dieu.

 

IV

Malgré son grand âge, Cassiodore, en revêtant la robe de moine, recommença une nouvelle vie, qui se prolongea encore pendant trente années. La profession religieuse offrit autant d'attraits à son âme que d'emplois à son activité. Il avait emmené comme compagnon dans sa retraite, pour trouver en lui un maitre dans la contemplation et dans la discipline ascétique, et aussi un auxiliaire dans ce qu'il voulait faire pour l'éducation de ses moines, le célèbre Denys le Scythe ou le Petit, ce moine de naissance gothique qui était devenu l'un des premiers savants de son temps, également versé dans la connaissance des deux langues grecque et latine, l'auteur de la première collection de canons conciliaires qui ait été formée, le réformateur du cycle pascal et l'inventeur du comput de l'ère chrétienne, dont nous continuons à nous servir sans avoir corrigé l'erreur de quatre ans commise par Denys au sujet de son point de départ. Le monastère, où de nombreux adeptes de la vie religieuse, entraînés par l'exemple de l'ancien ministre, vinrent bientôt se grouper autour de lui, était mie véritable ville cénobitique. Cassiodore avait consacré une part considérable de l'immense fortune reçue de ses ancêtres à en élever les bâtiments, aussi magnifiques qu'étendus, qui passaient pour un des modèles de l'architecture de l'époque. Le monastère de Vivaria n'était pas, d'ailleurs, sa seule fondation monastique. Ceux de ses disciples qui se croyaient appelés à une vie plus austère que celle des cénobites, dont la demeure était voisine de la mer, trouvaient, en gravissant la montagne qui les dominait, dans un site plus âpre et plus sauvage, des cellules isolées où ils pouvaient goûter, dans toute sa pureté, le suave et secret bonheur de la solitude absolue, si toutefois, ajoute le grand serviteur de Dieu, leur cœur s'y était préparé par un essor intérieur. C'est l'ensemble de ces cellules séparées, avec l'église qui en formait le centre, que l'on appelait le Monasterium Castellense.

Lui-même, dit Montalembert, dont je me plais à citer les pages éloquentes qui résument si bien la vie de Cassiodore moine, lui-même, successivement moine et abbé, passa trente années dans cette retraite, occupé à gouverner sa communauté, à. y unir l'étude des sciences et des lettres à la poursuite de la vie intérieure. Pendant sa vie politique, il avait usé de son pouvoir avec une énergique sollicitude pour maintenir l'éducation publique et la vie intellectuelle dans cette pauvre Italie, que venaient périodiquement recouvrir des flots de conquérants ignorants et grossiers. Il avait même, au plus fort de ses occupations publiques, écrit en douze livres une histoire des Goths dont on ne saurait assez regretter la perte ; et on le voit sous Théodoric, à l'occasion de l'envoi d'un poète musicien que Clovis avait demandé à ce prince, se livrer à une longue dissertation sur la musique, qu'il appelle la reine de nos sens, en invoquant l'exemple de David avec cent autres empruntés à la mythologie et à la poésie classiques. On l'a proclamé, non sans raison, le héros et le restaurateur de la science au VIe siècle. Une fois moine, il fit de son monastère une sorte d'académie chrétienne et le foyer principal de l'activité littéraire de son temps. Il y avait rassemblé une immense bibliothèque où certains religieux, sous le nom d'antiquaires, copiaient les manuscrits, et où d'autres ravisaient leurs transcriptions, comme les correcteurs de nos imprimeries révisent nos épreuves. Il y imposait à ses religieux un plan d'études complet et sévère. Il prêchait lui-même d'exemple ; il leur enseignait avec un zèle infatigable l'Ecriture Sainte pour laquelle il avait essayé en vain, de concert avec le pape Agapit, d'établir à Rome même des professeurs publics. Il y joignait l'étude des sept arts libéraux et toute la littérature profane, ce qui ne l'empêchait pas de pratiquer humblement les moindres détails de la vie commune, et de se faire le lampiste et l'horloger, en même temps que le professeur de sa communauté. On aime à le voir, dans ses doctes traités, citer et commenter sans cesse, en même temps que les Pères de l'Église, ses chers poètes, Térence, Horace. Virgile surtout, et dans Virgile les Géorgiques, dont sa pittoresque retraite au fond de la Calabre lui faisait encore mieux sentir et vanter les beautés :

Rura mihi et rigui placeant in vallibus amnes !

Ce fut à Vivaria qu'il composa la plupart de ses ouvrages, et surtout son fameux traité Sur l'enseignement des saintes lettres, espèce d'encyclopédie élémentaire qui fut le code de l'éducation monastique et servit longtemps de programme à l'éducation intellectuelle des peuples nouveaux. A quatre-vingt-treize ans, il eut le courage de commencer un traité Sur l'orthographe, dans le but de concourir à la correction des anciens exemplaires des Saints Livres.

Cassiodore donna ainsi, du sein de sa nombreuse communauté, l'un des premiers et des plus illustres modèles de cette alliance de la vie religieuse avec la vie intellectuelle qui devait tant honorer l'ordre monastique. Cette passion littéraire qui enflammait le noble vieillard ne servait qu'à redoubler son zèle pour la stricte observance de la régularité monastique. Dieu nous fasse la grâce, écrivait-il, d'être semblables à des bœufs infatigables pour cultiver le champ de Notre Seigneur avec le soc de l'observance et des exercices réguliers. On ne sait trop quelle règle il avait adoptée. Quelques-uns ont cru que c'était celle de Saint Benoît, son contemporain ; mais il n'en fait aucune mention spéciale, en recommandant à ses moines de suivre les règles des Pères en général avec les ordres de leur propre supérieur, et de consulter les Institutes de Cassien. Cependant on reconnaît tout au moins une profonde analogie entre les usages pratiqués à Vivaria et les grands exemples de saint Benoît, dans les préceptes que donne Cassiodore au sujet du travail manuel. Il veut que ceux qui ne sont pas capables d'étudier ou de transcrire les manuscrits s'appliquent à l'agriculture et au jardinage, surtout pour le soulagement des hôtes et des infirmes. Comme Benoît, il leur recommande une affectueuse sollicitude envers les voyageurs, les pauvres et les malades du voisinage. Comme Benoît, il veut que les cultivateurs des terres monastiques aient part au bien-être temporel et spirituel de la vie religieuse. Instruisez vos paysans aux bonnes mœurs, dit-il ; ne les grevez pas de redevances onéreuses ou nouvelles ; appelez-les souvent à vos fêtes, afin qu'ils aient à rougir, s'il y a lieu, de vous appartenir et de si peu vous ressembler. Enfin, il semble suivre la règle de Benoît jusque dans ses moindres détails, en ce qui touche la psalmodie nocturne et quasi perpétuelle qui caractérisait le culte monastique, et dont il expliquait ainsi qu'il suit la signification à ses nombreux disciples ; pendant le silence de la nuit, la voix des hommes éclate dans le chant, et, par des paroles chantées avec art et mesure, elle nous fait retourner à celui de qui la divine parole nous est venue pour le salut du genre humain... Il ne se forme qu'une seule voix de toutes celles qui chantent, et nous mêlons notre musique avec les louanges de Dieu, que chantent les anges, quoique nous ne puissions pas les entendre.

Avant de mourir, Cassiodore abdiqua la charge d'abbé, afin de se livrer tout entier à la contemplation de l'éternité. Mais il n'en vivait pas moins dans une tendre et vigilante union avec ses religieux. Il terminait tous ses écrits en leur demandant avec instance, et comme l'acquit d'une dette de cœur, de prier pour son âme. Avec l'aide de Dieu, dit-il à la fin de son traité de littérature sacrée, j'ai pu beaucoup travailler à votre instruction : payez-moi de retour par vos progrès dans les saintes lettres, et par la persévérance de vos prières pour moi. Et à la fin de son Orthographe : Adieu, frères chéris, ne m'oubliez pas en priant. J'ai fait ce que j'ai pu pour vous séparer du nombre des ignorants ; à votre tour obtenez de Dieu que je ne sois pas confondu avec les impies et puni comme eux.

A l'âge de cent ans, Cassiodore travaillait encore. Dans ses Commentaires sur les Psaumes, arrivé au centième, il termine son explication par des actions de grâces à Dieu de lui avoir accordé de parvenir à cet âge si rare, l'implorant en même temps pour le salut de son âme. C'est vers le même moment que Narsès mourait à l'âge de 95 ans, suivant de bien peu dans la tombe Justinien, mort plus qu'octogénaire. Un monde et une civilisation s'éteignaient avec ces illustres vieillards.

On aimerait à savoir quand et comment Cassiodore mourut, dit encore Montalembert ; car suivre jusqu'à la fin les hommes auxquels on s'attache est un besoin pour le cœur. Mais nul ne nous l'a dit. Cette grande lumière de la chrétienté naissante, volontairement voilée au sein de la vie monastique, s'y éteignit sous l'œil de Dieu seul, et sans que le regard de la postérité ait été admis à contempler sa fin.

En 555, Cassiodore avait pu voir encore, du fond de son pieux asile, après tes fureurs de la guerre entre Bélisaire et Totila, les bandes austrasiennes, et en grande partie composées de païens, de Bucelin et de Lothaire porter la dévastation dans le Bruttium, sous prétexte de secourir contre les Grecs les derniers débris des Ostrogoths. Il dut mourir dans les environs de la date où les Lombards, sous la conduite d'Alboin, firent leur entrée dans le nord de l'Italie. Dieu lui épargna la douleur de voir sa terre natale foulée et désolée par ces nouveaux envahisseurs, quand le roi Autharis vint planter ses enseignes jusqu'en vue de la Sicile, en pillant tout devant lui, et quand Arichis, duc de Bénévent, s'empara de Crotone ainsi que du pays environnant, y compris Scylacium. Il est probable que la ruine des monastères de Vivaria et de Castellum fut un des épisodes de l'une ou de l'autre de ces deux invasions, où les Lombards, encore ariens, déployaient un acharnement féroce contre les églises et les couvents catholiques. Ils durent traiter les beaux monastères fondés par Cassiodore de la même façon que l'abbaye du Mont-Cassin. En effet, si la date précise de la ruine de ces saints établissements est ignorée, on sait positivement qu'ils ne survécurent que de bien peu à la mort de leur fondateur.

 

V

Les œuvres de Cassiodore nous fournissent les éléments les plus précis pour la solution d'une question fort controversée entre les érudits qui ont jusqu'ici traité de la topographie antique de la Calabre, celle de la situation précise de sa ville natale. Il y a sur ce point deux opinions différentes. Pour les uns, comme Barrio, Marafioti, Fiore, M. Mazocchi et M. Marincola-Pistoja, la moderne Squillace occupe l'emplacement exact du Scylacium antique. Pour les autres, la ville ancienne était au bord de la mer et sa population s'est retirée dans l'intérieur des terres, sur la hauteur de Squillace, à l'époque des incursions sarrasines. Lupis et Alberti ont même cru retrouver les ruines de Scylacium sur le penchant nord-ouest du promontoire de Stalletti.

Pour ma part, après une étude approfondie du terrain et des textes qui peuvent éclaircir le problème, je suis convaincu que les deux opinions sont vraies et sont fausses suivant qu'il s'agit du Scyllêtion grec et du Scylacium romain, qui n'ont pas occupé le même site. Et c'est ce dont je crois pouvoir fournir ici la preuve.

Squillace a succédé, juste à la même place, au Scylacium romain. Ceci ne me parait pas un seul instant douteux pour quiconque lit Cassiodore. Il nous a légué une description détaillée de la ville, telle qu'elle était de son temps ; et tous les traits de cette description s'appliquent à la situation de Squillace ; ils ne conviennent à aucun emplacement du voisinage, et moins peut-être qu'a tout autre aux ruines voisines de Stalletti. Cette description se trouve dans une lettre officielle écrite par le ministre des rois Goths, sous le règne de Vitigès, quand déjà la guerre avec les Grecs sévissait dans toute sa violence. Elle est adressée au chancelier de Lucanie et de Bruttium, pour lui prescrire de diminuer les charges financières abusives qui pesaient sur Scylacium. Cassiodore a saisi cette occasion pour insister sur les charmes de sa ville ; et il le fait dans des termes où respire une sorte de nostalgie du sol natal, qui laisse deviner les intentions de retraite dans ces lieux qu'il allait bientôt réaliser. La plupart de ceux qui ont eu l'occasion de parler de cette lettre, n'ayant pas vu Squillace, se sont imaginés que la description y était purement rhétorique. En la lisant sur les lieux, on constate, au contraire, qu'elle est singulièrement précise, tellement précise qu'elle constitue un document topographique du plus haut prix ; et l'on reconnaît même que, malgré les défauts d'un style à la fois quintessencié et entaché de barbarie, elle a, en réalité, autant de grâce que d'exactitude. C'est un des meilleurs échantillons du style propre à Cassiodore, style qui rappelle les ciselures contournées, compliquées, étranges et un peu sauvages, mais pourtant élégantes et remarquablement exécutées, de l'orfèvrerie de travail ostrogothique, ainsi que la chaude harmonie de leurs grenats enchâssés dans l'or.

La cité, dit-il, est établie au-dessus d'un golfe de la mer Adriatique (Cassiodore étend ici ce nom abusivement à la mer Ionienne). Elle pend sur le flanc d'une colline à la façon d'une grappe de raisin ; non qu'elle s'élève en présentant une ascension longue et difficile, mais comme pour fournir au regard l'occasion d'être charmé par la perspective des campagnes verdoyantes et de la surface azurée de la mer. Cette cité contemple le soleil naissant dans son berceau même, de telle façon que l'aurore n'a pas le temps d'y précéder la venue du jour ; mais dès que l'astre commence à se lever, son flambeau s'y distingue par son éclat vibrant. Elle regarde encore Phébus dans toute sa splendeur, elle brille à chaque heure de sa lumière ; c'est vraiment la patrie du soleil, et un tel nom lui conviendrait bien mieux qu'à Rhodes. Voilà un trait bien topique, et qui définit parfaitement la situation de Squillace sur un piton isolé au milieu d'un bassin circulaire, où elle reçoit librement les rayons du soleil à toute heure, sans que rien vienne pour elle en intercepter l'éclat, et aussi l'ouverture à l'est de la vallée qui débouche de ce bassin vers la mer, de telle façon que le premier rayon que le soleil levant fait courir sur les flots vient frapper cette ville. Tout ceci est d'une extrême précision, et la jolie comparaison avec une grappe de raisin ne l'est pas moins, car de quelque côté qu'on regarde Squillace la ville apparaît suspendue sur le penchant de sa colline, avec ses maisons qui s'étagent les unes au-dessus des autres comme les grains de la grappe.

Voici encore qui n'est pas moins précis, qui ne saurait convenir en aucune façon au site des ruines voisines de Stalletti, et qui caractérise, au contraire, de la façon la plus juste la position de Squillace au centre d'un bassin d'une merveilleuse fertilité, encore aujourd'hui tout cultivé, comme du temps de Cassiodore, mais qui fait payer cher sa richesse agricole par l'insalubrité que ses exhalaisons humides répandent aujourd'hui jusque dans la ville. De quelque côté qu'ils se retournent, ceux qui résident dans la cité jouissent du spectacle des travaux d'une magnifique culture. On voit de là les vendangeurs recueillir d'abondants raisins, les bœufs fouler sur l'aire les grasses moissons, et partout ce sont de verdoyantes plantations d'oliviers. Celui qui fait le tour de la ville, partout où il regarde, ne cesse pas d'avoir sous les yeux l'agréable perspective des champs. C'est à tel point que l'on oublie les murs qui forment l'enceinte et qu'on finit par se croire dans une cité rurale ou une villa urbaine. Participant à la fois de la ville et de la campagne, ce lieu mérite à un égal degré les louanges que l'on donne à l'une et à l'autre. Le voyageur de passage emporte le désir d'y revenir ; celui qui se sent fatigué du travail aspire à y chercher le repos. Le dernier trait a quelque chose de pénétrant dans la simplicité même avec lequel il est exprimé. Cassiodore y met à nu le découragement qui a saisi son âme et la résolution de retraite qui mûrit dans son esp rit.

Dans une autre lettre, de date antérieure, du temps où il n'avait pas encore commencé à rompre ses attaches mondaines, il écrit au chancelier de Lucanie et de Bruttium pour lui demander d'envoyer à la cour de Ravenne quelques-uns des produits gastronomiques de son pays, des fromages de la Sila et du vin de Palmi, qu'il a eu l'occasion de vanter à la table du roi. Il recommande de prendre le vin dans son propre cellier, pour être sûr de sa qualité. Et à cette occasion il se laisse aller, sur les mérites de ces fromages et de ce vin, à une petite amplification rhétorique, qui doit ici trouver sa place. Le fromage de la Sila (Silanus caseus), grâce à la qualité des herbages, se confectionne dans des conditions de telle bienveillance de la nature, qu'on dirait qu'il a 'un goût de miel, quoique rien d'étranger n'y ait été mêlé. Dans ce pays le lait coule, presque sans y être provoqué, des mamelles gonflées des bestiaux, de telle façon qu'il ne sort pas goutte à goutte comme du ventre des troupeaux d'autres contrées, qui passent cependant pour fécondes, mais que c'est un torrent qui s'échappe de lui-même à peine le pis a-t-il été touché. Son parfum est suave et comme pénétré des senteurs variées de toutes les herbes de la montagne ; à l'odeur on reconnait la qualité des pâturages d'où il provient, et il y a autant de plaisir à le flairer qu'à respirer une fumée d'encens. Ce lait contient tant de crème et si épaisse, qu'elle semblerait la liqueur figée de l'arbre de Pallas, si celle-ci n'était pas d'un jaune vert, tandis que la crème de notre lait est d'un blanc de neige. Les pâtres joyeux rassemblent dans des formes largement ouvertes l'abondance merveilleuse de cette crème, et en y mêlant de la présure la font se coaguler en fromages encore mous, auxquels on donne la figure d'une sphère. On les porte ensuite dans des caves souterraines, où on les garde quelque temps et où ils achèvent de prendre la solidité durable du fromage sec et de garde. Fais-en au plus tôt embarquer un certain nombre sur le premier bâtiment en partance, afin que par ce petit présent nous puissions donner satisfaction au désir royal. Quant au vin de Palmi (Palmatianum vinum), que l'antiquité a ainsi nommé pour le louer en le caractérisant comme méritant justement la palme, il faut t'en procurer qui ait perdu l'âpre verdeur qu'il a au sortir du pressoir, mais qui ait pris le suave bouquet qui s'y développe avec le temps. Car il a beau être, entre les vins du Bruttium, le dernier par l'éloignement de sa position géographique, le jugement unanime dès connaisseurs en fait le premier pour sa qualité. Il égale le vin de Gaza et ressemble à celui de la Sabine, mais se distingue de tous par son parfum. Voilà pourquoi il a acquis une si haute renommée. Il faut en chercher qui soit de premier choix dans son genre, pour bien prouver que la sagesse de nos ancêtres ne lui a pas donné un nom impropre. Il doit être liquoreux, mollement onctueux, chaud et excitant, parfumé au sentir, d'une blancheur limpide ; et c'est surtout l'arrière-goût qu'il laisse au palais qui le rend digne de la palme. Ce vin tonifie l'estomac fatigué, raffermit les entrailles, fortifie la poitrine, sèche les plaies qu'on en lave ; toutes les qualités que l'on cherche à donner à des vins composés, il les possède naturellement. Quel bon propriétaire de vignobles que ce Cassiodore ! et combien ces louanges hyperboliques données au vin de son cru sont un trait de nature ! Nous sommes tous comme cela, nous autres viticulteurs. Ami lecteur, il ne faudrait pas beaucoup me presser pour que je parte du même ton sur le vin de mes vignes et que je vous démontre ex professo que c'est le premier de l'Europe. C'est avec une vraie sympathie que je retrouve le même dada chez le vieux ministre, à qui l'enivrement des grandeurs et les soucis de la politique n'ont pas fait oublier ses chères vignes et le bon vin qui dort dans son caveau.

La lettre au Cancellarius Maxime ne détermine pas seulement la situation précise de la ville, mais aussi celle de la principale maison de campagne que Cassiodore avait dans le voisinage de Scylacium. C'est là, dit-il, que nous avons fait nos Claustra Neptunia. Au pied du mont Moscius, nous avons établi des appareils pour faire pénétrer l'eau des gouffres de Nérée dans les entrailles excavées des rochers. Là des troupes de poissons, se jouant dans une libre captivité, donnent un spectacle qui repose l'esprit et amuse le regard. Ils courent avides au-devant de la main des hommes et viennent y chercher leur nourriture, avant d'y devenir aliments eux-mêmes. L'homme nourrit ainsi les délices de sa table ; et la facilité qu'il a de les capturer fait que bien souvent, rassasié, il lei laisse en paix. Les vastes excavations, creusées de main d'homme dans le roc, dont Cassiodore avait fait ses viviers d'eau de mer, subsistent toujours au pied du promontoire de Stalletti, le mont Moscius de la lettre, tout auprès des ruines que quelques-uns ont regardé comme celles de Scylacium. On les appelle Grotte di San-Gregorio ou di Stalletti. Mais depuis des siècles elles sont à sec ; l'eau-de la mer n'y était introduite qu'artificiellement, au moyen d'appareils mécaniques et d'écluses.

C'étaient là les viviers qui avaient valu son nom au Monasterium Vivariense ; il avait été construit tout à côté, bien évidemment sur l'emplacement de la villa des Aurelii. Cassiodore nous l'apprend encore, dans le chapitre de son traité Sur l'enseignement des saintes lettres où il vante à ses disciples les charmes du monastère qu'il a préparé pour leur résidence.

La situation même du monastère de Vivaria, leur dit-il, vous engage à préparer bien des choses pour le soutien des voyageurs étrangers et des pauvres ; car vous avez des jardins bien arrosés et tout près de vous le cours poissonneux du fleuve Pellène — le Fiume di Squillace ou Alessi de nos jours, qui passe, en effet, très près de Stalletti avant de se jeter dans la mer —. Le volume de ses ondes ne le rend pas redoutable, et en même temps il n'est pas non plus à mépriser pour leur exigüité ; mais, soigneusement endigué et réglé avec art, il vient couler chez vous, divisé en canaux, partout où son arrosement est nécessaire, suffisant pour abreuver vos jardins et n'y devenant jamais une source de dégâts. Il est là quand on le désire, et il se retire quand il a accompli la tâche qu'on attendait de lui ; c'est donc un ornement sans importunité, qui ne manque jamais quand on en a besoin. A vos pieds, vous avez la mer, qui fournit aux pêches les plus variées et donne, si l'on veut, le poisson vivant à enfermer dans les viviers. Carnous avons préparé, avec l'aide de Dieu, d'agréables réceptacles où une multitude de poissons erre, retenue par une clôture sûre, et si bien habituée à ces cavernes de la montagne qu'elle ne s'y sent pas prisonnière, car elle peut librement prendre sa nourriture et se cacher comme elle veut. Nous y avons aussi fait construire .des bains disposés pour le traitement des malades, là où coulent des sources dont l'eau est également bonne pour boire et pour se baigner. Aussi les étrangers ont-ils plus de raisons de vouloir habiter votre monastère que vous de désirer chercher d'autres lieux.

Il résulte formellement de ceci que les ruines, étendues mais informes, qui se voient encore dans le voisinage des Grotte di Stalletti, et qui consistent presque exclusivement en débris de maçonneries romaines de basse époque, en briques séparées par une forte épaisseur de ciment, ne sont pas celles de la ville de Scylacium, mais bien celles du Monasterium Vivariense, véritable cité monastique, avons-nous dit, et de la somptueuse villa patrimoniale des Aurelii du Bruttium, englobée dans les constructions du monastère. On désigne le lieu de ces ruines sous le nom de Coscia di Stalletti.

Non loin de là, près du rivage, une belle source jaillit du sol rocheux, épanchant ses eaux abondantes et cristallines. Les habitants du pays l'appellent Fontana di Cassiodoro. C'est la fontaine Aréthuse, située sur le territoire de Scylacium[1], dont Cassiodore parle et raconte des merveilles dans une lettre officielle adressée, au nom du roi Athalaric, à un des magistrats de la contrée pour ordonner des poursuites contre les brigands qui avaient volé les mulets d'un fonctionnaire en voyage, tandis que lui et sa suite faisaient la sieste au bord de la route, près de cette fontaine. Il y a, dit-il, en cet endroit des champs fertiles et des prairies verdoyantes, qui s'étendent au pied des collines jusqu'au sable de la plage marine ; là sourd une abondante fontaine, dont les bords sont environnés de grands roseaux comme d'une couronne. L'ombrage des roseaux rend cette source délicieuse, mais elle se recommande surtout par une particularité merveilleuse. En effet, si un homme en visite les bords en se tenant dans le silence, il trouve les eaux de la fontaine tellement tranquilles qu'elles semblent dormir comme celles d'un étang, au lieu de courir. Mais si cet homme se met à tousser ou à parler à haute voix, aussitôt les eaux commencent à s'agiter comme sous l'action d'une force inconnue, son bassin bouillonne comme une marmite posée sur le feu. Silencieuse pour l'homme silencieux, elle répond à la voix humaine par son agitation et son bruit ; et l'on s'étonne d'en voir ainsi les eaux se mettre en mouvement sans qu'on les ait touchées. On dirait d'un animal endormi qu'on réveille, et qui répond au bruit qui l'a tiré du sommeil.

Quant au Monasterium Castellense, toujours d'après les indications de Cassiodore lui-même, il était situé dans la partie la plus haute et la plus âpre de la montagne qui s'avance dans la mer, c'est-à-dire au-dessus du village actuel de Stalletti. La tradition locale parait donc être exacte quand elle le place dans la Contrada di San-Martino, où l'on voit quelques débris épars de maçonneries antiques qui peuvent parfaitement être des restes des cellules isolées qui composaient cette agrégation d'ermitages. Une petite église s'élève en ce lieu ; elle est de construction peu ancienne ; mais son nom de Santa-Maria de Vetere indique positivement qu'elle a succédé à une église beaucoup plus vieille, très vraisemblablement à celle de Castellum.

La topographie de Scylacium et de ses environs au temps de Cassiodore est donc certaine jusque dans les moindres détails. Et du moment que la ville était au VIe siècle où est aujourd'hui Squillace, il est incontestable que c'est là qu'elle a été pendant tous les temps romains, là que la Colonia Minervia Scolacium fut établie en 123 avant l'ère chrétienne. Ceci est encore confirmé par la distance de 25 milles romains indiquée par la Table de Peutinger entre Vibo Valentia et Scylacium, distance qui fait tomber juste à Squillace, tandis qu'à la Coscia di Stalletti il y aurait 2 milles de plus. Quant aux distances exactement semblables entre elles, de 12 milles chacune, que l'Itinéraire d'Antonin compte entre Tacina et Scylacium, d'une part, Scylacium et Cocintus, de l'autre, elles pourraient également convenir aux deux localités, suivant que l'on ferait passer la route plus ou moins avant dans les terres.

Mais cette détermination du site du Scolacium ou Scylacium romain n'implique aucunement celui du Scyllêtion grec. Autant la position de Squillace correspond à ce que devait être celle d'une colonie de citoyens établie dans un lieu où ils pussent se livrer facilement à la culture des terres du domaine public qui leur était concédée, et en même temps dans une position stratégique, choisie en vue des guerres continentales, d'où la colonie commandât tout le pays à l'entour, autant elle s'accorde peu à ce qu'étaient d'ordinaire les sites choisis pour les établissements helléniques de la Grande-Grèce. Car ceux-ci, nous l'avons déjà dit plusieurs fois, et surtout les établissements remontant aux débuts de la colonisation, touchaient tous à la mer. Et il importe de remarquer ici que, s'il est impossible historiquement d'admettre un déplacement du Scylacium romain entre l'époque des Gracques et celle de Cassiodore, par contre, avec les vicissitudes éprouvées par Scyllêtion à la fin de la période hellénique, un changement de sa situation au temps où l'on en fit une colonie romaine, n'a rien que de naturel et de vraisemblable.

Scyllêtion a été sûrement l'appellation du promontoire qui fait saillie sur la côte au fond du golfe nommé d'après lui, avant d'être celle d'une ville. C'est, en effet, un nom éminemment significatif, qui désigne toujours des localités de même nature et d'un caractère spécialement déterminé. Qu'il s'agisse du Scyllaion de l'extrémité méridionale du Bruttium, à l'entrée occidentale du détroit de Messine, aujourd'hui Scille, du Scyllaion du golfe Saronique, dans la Trézénie, actuellement Kavo-Skyli, ou bien.de la pointe de Scyllai sur le Pont-Euxin, maintenant Kara-Bouroun, l'appellation s'applique constamment à une pointe de rochers escarpés, garnie de brisants à sa base, dangereuse pour les navigateurs, où réside la terrible Scylla et où les aboiements de ses chiens dévorants personnifient les vagues qui se brisent avec fracas, mettant les vaisseaux en pièces et faisant périr leurs matelots. Il n'en a sûrement pas été autrement de Scyllêtion, dont le nom n'est qu'une variante de cette appellation. Son nom s'est d'abord appliqué au promontoire, et s'il a passé ensuite à une ville, c'est que cette ville avait été bâtie sur le promontoire même, tout auprès de la mer.

Il n'existe à Squillace même aucun débris grec, et jamais l'on n'y a rien découvert de cette époque. Au contraire, dans les ruines de la Coscia di Stalletti, l'on remarque l'emploi de pierres de taille helléniques comme matériaux en plusieurs endroits des maçonneries subsistantes du Monasterium Vivariense. Dans ce canton j'ai même reconnu plusieurs lambeaux de murs helléniques formant des terrasses de soutènement, qui avaient été conservées aux époques postérieures. Les paysans m'y ont présenté quelques petites monnaies grecques, assez mal conservées, qu'ils venaient de trouver en cultivant leurs champs. Enfin les excavations que Cassiodore avait utilisées pour y établir ses viviers, présentent tous les caractères des latomies d'une ville grecque. Tout ceci m'induit à penser que le Scyllêtion hellénique était en cet endroit, si le Scylacium romain fut ensuite où est Squillace. Les vaisseaux qui venaient aborder à Scyllêtion devaient mouiller à l'embouchure de l'Alessi et y être tirés à sec sur la plage. Mais ce n'en était pas moins un lieu d'un accès et d'un séjour singulièrement dangereux. Aussi comprend-on facilement que, lorsque Scylacium fut devenu une ville importante et située dans l'intérieur des terres, elle préféra adopter pour port Castrallannibalis, à l'embouchure du Carcinès, lieu distant de quelques kilomètres de plus, mais infiniment moins périlleux.

La différence de site que nous constatons ainsi entre la ville grecque et la ville romaine, vient confirmer les arguments historiques que nous faisions valoir un peu plus haut pour établir que Scyllêtion avait dû être détruit par Denys de Syracuse, ou par les Bruttiens un peu après lui, et que ç'avait été seulement après deux siècles au moins d'intervalle qu'une colonie romaine était venue succéder à cette ancienne ville grecque, sur un emplacement quelque peu différent.

 

VI

C'est avec intention que, dans ce qui précède, je ne me suis pas borné à extraire des œuvres de Cassiodore les passages qui intéressent la topographie et l'histoire locale de Scylacium, mais que j'ai insisté sur les faits de sa vie comme homme d'État et comme moine. J'ai tenu à faire pénétrer le lecteur, ce qui n'est possible qu'avec ce personnage, dans l'existence et dans l'esprit d'une famille de clarissimes du Bruttium au Ve et au VIe siècle, et à bien mettre en lumière le rôle si nettement déterminé que s'était assigné à lui-même, au milieu de la tourmente des invasions barbares, le dernier et le plus illustre d'entre eux. Cassiodore naît dans une cité latine, au milieu d'une population latine ; il est dans les mauvais Jours le champion et comme la suprême incarnation de la romanité latine. Tout son effort tend à en préserver les traditions et l'esprit, dans la politique, dans lei lois, dans la culture scientifique et littéraire. C'est elle qu'il veut arracher au naufrage. Homme d'État et ministre, l'objectif principal de sa politique est de sauvegarder Rome et l'Italie contre l'absorption dans l'empire grec, où il redoute à bon droit la perte de leur individualité nationale, de leur génie propre et de leur caractère latin ; pour les en préserver, il n'hésite pas à consommer une alliance étroite avec les conquérants germaniques et à identifier leur cause à la cause italienne, telle qu'il la comprend, pour faire de leur bras, aguerri la, défense du romanisme contre l'invasion du byzantinisme. Moine et chef de communauté, c'est une véritable académie latine, un dernier foyer de conservation des lettres romaines, qu'il fait de son monastère. L'étude du grec n'y a presque pas de place, ou du moins elle n'y est que l'étude d'une langue étrangère, poursuivie seulement par quelques-uns à cette fin de doter l'Occident de traductions latines des principaux Pères orientaux. A côté de saint Benoît, à un rang inférieur mais qui pourtant a bien aussi son importance, Cassiodore est un des pères et des législateurs du monachisme latin.

Cinq cents ans, plus tard, au Xe siècle, lors de la conquête normande, Squillace ou Skyllax, comme on disait dans le grec d'alors, est une ville purement grecque, située dans un pays tout hellénique, où le grec est la seule langue que l'on parle et que l'on comprenne. Son évêché, latin et dé l'obédience patriarcale de Rome au temps où les évêques Zacharie et Gaudentius siégèrent dans les synodes romains tenus sous les papes Vigile et Hilaire ; au temps où le massacre de deux évêques successifs, dont on ignoré les noms, par la population, donna lieu à une lettre foudroyante du pape Gélase ; au temps où saint Grégoire le Grand adressait plusieurs de ses lettres à l'évêque Jean ; au VIIe siècle même, quand Paul, évêque de Scylacium, figura au synode tenu à Rome par le pape Agathon ; son évêché, dis-je, est de rite grec et relève du patriarcat de Constantinople. Au Monasterium Vivariense de Cassiodore a succédé, sur le même emplacement, le monastère basilien de Stallacti, dédié à saint Grégoire le Thaumaturge, saint éminemment oriental, et c'est le nom grec de ce couvent qui est devenu la source de l'appellation à t village actuel de Stallatti ou Stalletti. D'autres monastères grecs, suivant aussi la règle de St Basile, sont établis dans Squillace même (il est dédié à la Vierge) et dans son voisinage, au lieu qu'on appelle hî Rokella ou Ronkella toü Skyllakos, c'est-à-dire à La Roccelletta del Vescovo di Squillace. Tel est l'état de choses que nous révèlent un certain nombre de diplômes des princes normands de la fin du XIe siècle. Ils contiennent des listes de paysans donnés comme serfs à tel seigneur ou à tel établissement religieux, et tous les noms y appartiennent à la grécité byzantine ; ils ont même un caractère singulièrement néo-hellénique.

D'où a pu provenir un semblable changement ? Comment s'est-il opéré ? Nous voici mis en présence d'un des plus importants, et jusqu'ici des plus obscurs problèmes de l'histoire de l'Italie méridionale, celui de l'hellénisation de ces contrées sous la domination des empereurs de Constantinople, de la façon dont elles-redevinrent alors de nouveau, et pour plusieurs siècles, une véritable Grèce occidentale, une Grande-Grèce comparable à celle du VIIe au Ve siècle avant l'ère chrétienne.

Il n'est pas de fait historique qui ait été jusqu'à présent plus mal compris ; et ceci n'a rien qui doive surprendre. il implique, en effet, dans l'hellénisme byzantin une puissance de propagande, de vitalité, d'assimilation, égale à celle de l'hellénisme des beaux temps classiques. Et c'est là une chose qui allait trop complètement à l'encontre des préjugés depuis longtemps enracinés en Occident au sujet du byzantinisme, pour que les causes et le véritable caractère de ce fait n'aient pas dû être complètement méconnus. Seul et le premier, M. Zambellis a discerné sur ce point la vérité et s'est efforcé de la mettre en lumière, éclairé par l'esprit de patriotisme grec qui anime tous ses écrits et qu'il pousse souvent jusqu'à l'exagération. C'est incontestablement son titre principal à la reconnaissance de ceux qui s'occupent des études d'histoire ; c'est par là que sa trace se marquera surtout d'une manière profonde dans ces études. Il est pourtant juste d'ajouter qu'il avait eu un précurseur dans Pasquale Baffa, d'une famille originaire de l'Épire, le plus grand helléniste de l'Italie à la fin du XVIIIe siècle, l'auteur de l'admirable catalogue analytique et raisonné des diplômes grecs de l'abbaye de La Cava, qui avait aussi commencé celui des diplômes grecs du Mont-Cassin, quand la vengeance sanguinaire de la reine Caroline, secondée par la honteuse complaisance de Nelson pour les charmes de lady Hamilton, l'accrocha au gibet avec tant d'autres nobles et pures victimes. En effet, Baffa avait embrassé ardemment les principes de la Révolution française et s'était dévoué au triomphe de la liberté, comme en général tous les hommes marquants parmi les familles grecques du Napolitain, comme Logoteti, son collègue dans le gouvernement provisoire de la République Parthénopéenne ; Agamemnone Spano, l'un des généraux de cette république ; Antonio Gerocadi, le poète patriote ; l'éminent jurisconsulte Cinigb, les frères Albanese et Macri, tous originaires de la Calabre. Bien que couvert, comme tous les autres, par les termes formels de la capitulation de Naples, Pasquale Baffa fut pendu le 9 novembre 1799, avec Vincenzo Russo ; Logeteti et les frères Albanese lui succédérent le 29 à ce même gibet, qui n'était infamant que pour les bourreaux.

Rien n'a été plus mal jugé des Occidentaux que l'empire grec de Constantinople ; il n'y a pas, je crois, d'exemple d'un travestissement historique .plus complet que celui qu'ont subi, pendant longtemps, ses annales et la manière dont on les appréciait. Par une fortune bizarre, deux ordres de préjugés, aussi aveugles l'un que l'autre, se sont trouvés d'accord pour le caricaturer : les préjugés catholiques exagérés, vivant sur de vieilles rancunes et des malentendus qui remontent aux Croisades, et ne pouvant pas admettre la puissance de vie spirituelle et civilisatrice qu'a. su conserver, au travers de toutes ses vicissitudes, une Église séparée de l'unité romaine ; les préjugés philosophiques du XVIIIe siècle, incapables de comprendre un Empire chrétien avant tout, et presque servi-ecclésiastique, où les grandes questions de théologie agitaient profondément les esprits, où les évêques et les moines ont toujours tenu un rang prépondérant. De là est sorti le point de vue aussi faux qu'injuste qui a, pendant plusieurs siècles, dominé les esprits et qui a trouvé sa dernière expression dans le livre beaucoup trop vanté de Gibbon. Ce n'est que d'hier que l'on commence à rendre justice au monde byzantin, à comprendre l'étrange et ridicule inconséquence qu'il y avait dans les jugements consacrés à son égard, lorsqu'on le dépeignait comme le dernier terme de l'affaissement moral, de la corruption sénile et de l'imbécillité, puisque, tout à coup, on racontait qu'il avait suffi de l'arrivée des quelques fugitifs qui gagnèrent l'Italie en quittant Byzance, prise par les Turcs, pour changer la face de la société occidentale, y rallumer le flambeau des études et y produire le mouvement de la Renaissance. On découvre aujourd'hui, un peu tard et avec un certain étonnement, les grandeurs de l'histoire byzantine, et les travaux des érudits hellènes, des Paparrhigopoulos, des Zambellis et des Sathas, ont fortement contribué à cette heureuse révolution dans les idées. On s'aperçoit, pour la première fois, de ce grand fait que l'empire de Constantinople a été pendant neuf siècles le rempart toujours armé, toujours assiégé et toujours résistant de l'Europe chrétienne et civilisée contre le flot de la barbarie la plus dangereuse, de celle qui n'était pas susceptible de la même conversion que les Germains, celle .des Slaves, des. Bulgares et surtout des Musulmans. Nous autres Occidentaux, nous sommes fiers, et à bon droit, du souvenir des croisades. Mais- qu'est-ce que cet épisode si court, et qui n'a rien produit de durable, à côté de la lutte non moins acharnée, non moins héroïque, non moins mêlée d'éclatants triomphes et de revers inouïs, que les Byzantins ont soutenue sans un moment d'interruption contre toutes les forces de l'islamisme, depuis Héraclius jusqu'à Constantin Dragazès . Pendant les siècles les plus sombres du premier moyen âge, alors que toute culture intellectuelle et toute vie policée semblaient éteintes en Occident, Constantinople a été un foyer lumineux de civilisation, dont l'influence a rayonné plus d'une fois sur les contrées occidentales. Les grandes traditions scientifiques et littéraires ne s'y sont jamais abaissées, et la suite ininterrompue des écrivains byzantins a droit à une place honorable dans l'histoire de l'esprit humain. L'Église grecque, même après Photius, même après Michel Cérulaire, a eu des légions de docteurs, de saints et de martyrs, et c'est à bon droit qu'elle revendique le titre d'Orthodoxe, car jamais à aucune époque elle n'a glissé du schisme dans l'hérésie. Sa part dans la propagation du christianisme a été immense ; elle a conquis à l'Évangile la moitié de l'Europe. Les missions de l'Église grecque ont été remarquablement nombreuses et fécondes : sous Justinien, chez les Huns de la Mésie, chez les Goths Tétraxites de la Crimée, chez les Abkhazes du Caucase, et bien plus loin encore, jusqu'en Éthiopie, jusqu'à Socotora, à Ceylan, au Malabar, à la Chine, d'où les missionnaires byzantins rapportèrent le ver à soie, encore inconnu à ; l'Europe ; sous Héraclius, chez les Croates et les Serbes ; sous Michel III, chez les Bulgares, les Moraves, les Khazars, les Russes ; sous Basile Ier, chez les Narentans ; sous Constantin VII chez les Hongrois ; sous Constantin XII, Monomaque, chez les Petchénègues. Aussi l'un des titres dont le Basileus de Constantinople aimait à se parer, était-il celui d'Isapostolos, qui remplit le rôle d'un apôtre de la foi. Les annales de l'empire de Byzance peuvent supporter sans désavantage, le parallèle avec celles de l'Occident aux mêmes siècles. Elles ont leurs turpitudes et leurs misères, leurs pages honteuses et sanglantes ; mais n'en avons-nous pas, nous aussi, de pareilles dans notre histoire ? Et à côté de ces taches, qu'il n'y a aucune raison de pallier ou de dissimuler, que de pages glorieuses et réellement épiques ! Que de services rendus à l'humanité et à la civilisation ! Ce peuple grec du moyen âge, que l'on s'est plu si longtemps à représenter comme amolli, efféminé, abruti, incapable d'effort viril, a eu dans sa longue carrière des époques incomparables d'énergie guerrière, des triomphes sur des ennemis formidables et supérieurs en nombre, qui valent les plus beaux épisodes dont se glorifient en ce genre les races germaniques et latines. Nicéphore Phocas et Jean Zimiscès n'ont rien à envier à Charles Martel, Basile Ier à Charlemagne, Basile II à Othon le Grand. Comme culture, comme mouvement intellectuel et comme génie des arts, la Constantinople des Comnènes peut marcher de pair avec la France des XIIe et XIIIe siècles. Et si l'on a singulièrement exagéré le rôle des fugitifs de 1453, qui ne fut que secondaire, la venue des grands lettrés constantinopolitains, de Bessarion, de Gennadios, de Gémiste Pléthon, de Marc d'Éphèse, à Florence, comme représentants de l'Église grecque au concile, les relations qui s'établirent alors entre eux et les savants italiens, furent une véritable illumination pour l'Italie ; c'est à ce moment que la Grèce antique fut révélée à l'Occident, et c'est de là qu'on doit faire dater la renaissance des lettres.

Voilà ce que l'on commence à reconnaître aujourd'hui, et pourquoi l'on rend maintenant à l'empire byzantin la justice que mérite son rôle de premier ordre dans l'histoire générale de l'Europe et de la civilisation. C'est aussi ce qui permet de comprendre comment l'hellénisme byzantin, du VIIIe au Xe siècle, sut conquérir à sa langue, à ses mœurs, à sa religion, à son génie, l'Italie méridionale, et en particulier la Calabre, aussi complètement que l'hellénisme classique l'avait fait quinze siècles auparavant. Ce fait capital de l'hellénisation absolue d'un pays longtemps latin, devait demeurer lettre close, et même être complètement méconnu, tant que l'on vivait sur les préjugés d'autrefois à l'égard du byzantinisme.

Une théorie bizarre s'était, en effet, formée alors pour expliquer, en dehors de toute influence byzantine, l'origine de l'hellénisme de l'Italie méridionale au moyen âge, et même des populations qui parlent encore aujourd'hui le romaïque dans ces contrées, à Bova dans la Calabre, à Corigliano, Martane, Calimera et dans nombre d'autres villages de la Terre d'Otrante. Cette théorie a eu sa période de succès, et elle compte encore en Italie de nombreux partisans ; niais l'on s'étonne qu'elle ait pu être adoptée par un philologue et un historien de la valeur de Niebuhr. Pour elle, cet hellénisme italien n'aurait rien à faire avec la méprisable imbécillité byzantine, dont l'Italie méridionale n'aurait supporté le joug qu'en frémissant et en cherchant à le secouer à tout prix, comme un servage étranger. Il aurait été un héritage ininterrompu des antiques colonies grecques de la grande époque, qui se serait perpétué au travers des temps romains jusqu'au moyen âge et jusqu'à nos jours. Cet hellénisme aurait vécu pendant vingt siècles d'une vie complètement indépendante, sans rien emprunter au monde byzantin ; il posséderait ainsi une antiquité et une noblesse qui le rendraient bien supérieur à celui de la Grèce, dégénérée par la longue et déprimante domination d'un césarisme bâtard.

 Je laisse de côté dans ce moment, pour y revenir un peu plus tard, la question des Grecs de Bova et de la province de Lecce, dont il me sera facile de démontrer, par des preuves irréfragables, que le sang a été à tout le moins renouvelé par des immigrations récentes, contemporaines de la conquête de la Grèce par les Turcs ou peut-être postérieures. Mais même en se bornant à ce qui touche à l'hellénisme de la Calabre et du reste de Malle méridionale jusqu'à Naples, tel que nous le prenons sur le fait dans les documents de la domination normande, la théorie qui le rattachait à la vieille colonisation achéenne et dorienne de l'antiquité ne saurait aujourd'hui se défendre. Dans une discussion serrée et décisive, M. Zambellis n'en a rien laissé debout. Philologiquement, la grécité des diplômes italiens du moyen âge, comme de la nomenclature géographique des Calabres modernes, n'a rien de ce qui ferait nécessairement l'individualité d'un dialecte issu directement de l'antique parler dorien de la Grande-Grèce, en dehors de tout contact et de toute influence de la grécité médiévale de l'empire de Constantinople. Dans les actes écrits par des scribes lettrés et dans les vies de saints composées au sein des monastères, c'est le pur grec byzantin, tel que l'employaient la chancellerie impériale et les hagiographes d'Orient ; dans les actes rédigés entre particuliers illettrés, c'est un parler plus populaire, mais dont les altérations n'ont rien de propre ; elles sont, au contraire, absolument romaïques, et la seule chose dont puissent s'étonner ceux qui ont étudié le grec moderne, c'est de les y trouver si conformes à une époque aussi ancienne et hors de la Grèce. Cette dernière catégorie des diplômes grecs de l'Italie méridionale est d'un intérêt linguistique de premier ordre, car c'est là que nous avons les monuments qui nous permettent de saisir la transition du grec littéraire et officiel byzantin au romaïque. Mais loin d'offrir un dialecte à part, c'est le langage populaire oriental, sans même une particularité provinciale, sauf l'adoption de quelques mots italiens. L'idiome est un entre Constantinople et la Grèce propre, d'une part, la Grèce italienne, de l'autre, à cette époque du moyen âge ; preuve incontestable que la vie morale et intellectuelle était une entre les deux contrées, que l'Italie méridionale était alors, non seulement hellénisée, mais profondément byzantinisée, que c'était de l'empire de Constantinople qu'était venue sa culture grecque.

Historiquement, l'accord unanime de tous les textes et de toutes les inscriptions établit, à n'en pouvoir douter, que, dans ce qui avait été jadis la Grande-Grèce, la tradition de l'hellénisme avait été absolument interrompue dans les premiers siècles de l'ère chrétienne Déjà Strabon, qui avait parcouru cette contrée, atteste que de son temps Néapolis, Rhêgion et Tarente résistaient seules encore à la latinisation ou, pour parler son langage, à la barbarisation ; partout ailleurs le grec avait fait place au latin, comme les mœurs romaines s'étaient substituées aux mœurs helléniques. Les trois seuls foyers d'hellénisme qu'il signalait encore s'éteignirent pendant la -durée de l'Empire ; pour chacun d'eux on peut fixer la date où il fut définitivement latinisé. Quand l'Église chrétienne se constitua dans l'Italie méridionale, ce fut sous l'action directe et la suprématie du siège de Rome, et comme lui elle fut latine. Pour s'y implanter de nouveau, il fallut que la langue et la culture grecques en fissent une seconde fois la conquête, comme elles l'avaient déjà faite sept siècles avant notre ère, et cela après un hiatus de cinq cents ans au moins, pendant lequel le pays avait été entièrement et exclusivement latin.

Il suffit d'ailleurs de mettre en parallèle le tableau du Bruttium latin du VIe siècle après J.-C., tel que nous venons de l'extraire des œuvres de Cassiodore, et le tableau de la Calabre grecque du Xe siècle, tel que noua l'avons tiré de la vie de saint Nil de Rossano, pour être assuré qu'entre ces deux états si absolument divers de la même contrée, à 400 ans de distance, il n'y a pas une tradition qui se continue, mais au contraire un des changements les plus radicaux dont l'histoire nous offre l'exemple.

C'était là le résultat naturel et presque inévitable que devaient produire quatre siècles de domination byzantine, avec la supériorité de civilisation qu'avait alors l'Orient grec sur l'Occident latin, surtout dans un pays où l'antique origine d'une partie des habitants, même après une longue latinisation, avait laissé chez eux des affinités géniales avec l'hellénisme, qui ne pouvaient manquer de se réveiller. C'est ce qu'avait admirablement compris Cassiodore. Bélisaire avait beau se présenter comme un restaurateur de la romanité, qui venait la faire revivre en l'arrachant aux barbares, le grand homme d'État ne s'était pas laissé prendre à ce masque, qui, dans le premier moment, inspirait aux populations italiennes des illusions bientôt dissipées. Il avait reconnu derrière ce masque la puissance absorbante de l'élément grec, tendant de plus en plus à étouffer les dernières traces de latinisme dans le gouvernement de l'empire qui, en Orient, continuait pourtant à s'intituler romain, et qui allait travailler énergiquement à s'assimiler l'Italie. Il 'avait senti le danger, plus grand que tout autre, que le génie latin de cette contrée, que sa glorieuse tradition nationale romaine, allaient courir par suite de la conquête grecque. Et comme il voulait avant tout que l'Italie restât elle-même,- au lieu de devenir une annexe de l'empire byzantin, absorbée graduellement dans la sphère de l'influence de cet empire en perdant sa propre conscience, que Rome continuât sa grande mission historique au lieu de devenir une dépendance de Constantinople, il s'était tourné vers les barbares germains, cherchant en eux une sauvegarde de la latinité.

Ce qu'il avait redouté s'accomplit après l'écroulement de l'œuvre à laquelle il avait consacré ses efforts, après la destruction de la monarchie des Goths. Mais, par une véritable ironie du sort, ce fut son pays natal que la grécité byzantine parvint seul à enlever au latinisme pour le conquérir à sa langue, à sa religion, à sa vie nationale, en le séparant moralement du reste de l'Italie. Sauf les provinces de son extrémité méridionale, de l'ancienne Grande-Grèce, la péninsule resta latine et italienne, parce que la domination grecque y fut toujours précaire et disputée. Deux forces, en arrêtant le progrès de la conquête grecque et l'extension de l'hellénisme, sauvèrent alors le génie latin de l'Italie et son individualité nationale, la force matérielle et brutale de la monarchie des Lombards, les derniers venus des envahisseurs germaniques, la force morale et religieuse du siège pontifical, qui devint le centre et le foyer de vie d'une nouvelle romanité, celle qui a enfanté la civilisation de l'Occident moderne.

 

VII

Mais nous ne sommes pas réduits à constater seulement le fait de la transformation qui, entre le VIe et le Xe siècle, de latine fit de nouveau l'Italie méridionale entièrement grecque. Nous pouvons en suivre les principales étapes et leur attribuer des dates précises.

Pendant les deux premiers siècles de la domination byzantine, aucun changement appréciable ne se produit. L'Italie impériale, pressée, ravagée et chaque jour restreinte par les Lombards, s'enfonce dans la barbarie, mais reste latine, aussi bien dans le midi qu'autour de Ravenne, dans la Pentapole et à Rome. Pendant tout ce temps, l'Exarchat de Ravenne subsiste, tel qu'il a été organisé par Justinien, et assure aux provinces italiennes une existence à part dans l'Empire. Le latin y demeure la langue officielle. D'ailleurs, à Constantinople même, si la seule langue vivante, parlée dans toutes les classes de la population, usitée dans la liturgie, employée par les écrivains, est le grec, pendant une notable partie de ce temps le latin demeurait encore l'idiome de la diplomatie et de certains actes officiels ; jusque sous Constantin Copronyme il fut seul employé dans les légendes monétaires, et même n'acheva de disparaître complètement, dans cet usage spécial, que sous Michel Rhangabé. L'organisation administrative donnée à l'Italie par la Pragmatique de Justinien faisait encore une large part à l'élément indigène et lui constituait des garanties de conservation de sa nationalité. Sous l'autorité supérieure de l'Exarque, grec et envoyé de Constantinople, chaque ville importante avait son duc, son comte, ou son consul, choisi parmi les nationaux, et qui, dans bien des endroits, devint rapidement héréditaire ou électif. Sans doute, ces magistrats indigènes étaient surveillés, tenus en bride, battus en brèche dans leur autorité par les chefs militaires, maîtres des milices et patrons, qui étaient Grecs comme l'Exarque et envoyés comme lui de la capitale, et qui, avec lui, représentaient la centralisation impériale. Sans doute aussi, toute la part d' administration civile indépendante et nationale, laissée aux indigènes, avait été savamment combinée de manière à produire un profond morcellement local, à ne pas laisser subsister une nation italienne fortement constituée, comme Cassiodore avait voulu la faire sous le sceptre des Ostrogoths, mais une infinité de petites républiques à magistrats temporaires ou de petites principautés viagères, divisées entre elles par des rivalités et des jalousies que l'on avait soin d'entretenir, et sur lesquelles s'étendait la suprématie du représentant direct de l'empereur. Mais tant que Rome appartint à l'empire, tant que le Pape demeura le sujet de l'Auguste de Constantinople, son autorité spirituelle et sa juridiction patriarcale restèrent incontestées sur toute l'Italie, impériale aussi bien que lombarde. Des Alpes au détroit de Messine, l'Eglise d'Italie était une et latine, et de cette façon la religion, à défaut de la politique et de l'administration, maintint entre les Italiens, si cruellement morcelés et divisés, un lien national, qui conservait partout leur latinité, sous les Lombards et sous les Grecs. Les empereurs du VIe et du VIIe siècle s'étudièrent avec persistance à asservir la Papauté à leurs caprices, à restreindre son indépendance spirituelle, à la placer dans leur main et à s'en faire un instrument docile. Ils poursuivirent l'élévation du patriarche de. Constantinople à un rang d'égalité complète avec le pontife de Rome ; ils auraient même voulu donner au patriarche de la nouvelle Rome d'Orient, décoré du titre de patriarche œcuménique, une primauté et une suprématie sur celui de l'ancienne Rome. Mais aucun d'eux ne parait avoir eu la pensée de porter atteinte à l'autorité du pape et de restreindre, en lui enlevant les églises de certaines provinces, l'étendue de sa juridiction comme patriarche de l'Occident.

Remarquons encore, pour ce qui touche spécialement aux provinces méridionales, à ce qui avait jadis formé la Grande-Grèce, que pendant le VIIe siècle tout entier la possession de ces provinces par les impériaux fut infiniment plus précaire et plus disputée que celle de l'Exarchat proprement dit, de la Pentapole et de Rome. Impatients de repos, les ducs lombards de Bénévent en poursuivaient avec acharnement la conquête et n'y laissaient pas un, seul moment de paix. Il y eut là, durant tout ce siècle, une série de vicissitudes guerrières, dont il nous est impossible aujourd'hui de suivre les phases, mais qui bien des fois, même dans la Calabre, réduisirent les Byzantins à ne plus posséder qu'un petit nombre de places fortes. L'étendue des conquêtes et de l'influence des ducs de Bénévent, à cette époque, est du moins attestée par un fait incontestable et d'une importance capitale, l'adoption de la loi lombarde comme loi civile par toute l'Italie méridionale, jusqu'au fond de la Calabre. Car nous nous trouvons ici en présence de ce phénomène singulier de contrées qui ont été rattachées à l'Empire sous le règne de l'empereur législateur par excellence, du compilateur des Institutes, des Pandectes et du Code, qui plus tard sont devenues entièrement grecques, et où pourtant, après cette hellénisation, ce n'était ni le droit romain de Justinien, ni le droit byzantin des Basiliques, qui régnait dans la vie civile et dans l'organisation des tribunaux, mais bien le droit lombard. Aussi, dans le Xe siècle, quand on n'y parlait plus que grec, fallut-il faire pour elles une traduction dans cet idiome des lois rédigées pour les Lombards par ordre du roi Rotharis. Dans les diplômes grecs des Xe et XIe siècles, rédigés en Apulie et en Calabre, les uns sous les empereurs byzantins, les autres sous les premiers Normands, toutes les formules légales, toutes les juridictions mentionnées, toutes les pratiques de procédure et de jugements appartiennent au droit lombard.

Et les observations que nous venons de faire sont encore confirmées par l'étude des diplômes officiels du duché de Naples, si passionnément attaché, dans l'ordre politique et jusqu'à la conquête normande, à la cause de l'empire grec, mais en même temps, dans l'ordre religieux, toujours resté soumis à la juridiction papale, comme faisant partie de la Campanie, province suburbicaire. Au VIIIe siècle ils sont encore rédigés en latin ; mais ceux du Xe siècle y sont grecs.

L'état de choses que je viens de décrire, qui s'était maintenu deux siècles, changea brusquement avec l'explosion de l'hérésie des iconoclastes et l'avènement de la dynastie isaurienne à Constantinople.

La tentative d'une sorte de calvinisme anticipé, dans laquelle Léon l'Isaurien se jeta avec toute la fougue de son tempérament violent et à demi barbare, souleva en Orient des luttes acharnées, qui se prolongèrent pendant près d'un siècle. La doctrine nouvelle y rencontra, de la part de l'orthodoxie, des résistances héroïques, qui finirent, après bien des vicissitudes, par avoir le dernier mot. Mais elle y eut aussi, jusque dans les rangs du clergé, des partisans fanatiques et nombreux. Pendant un certain temps, à Constantinople, dans l'Asie Mineure et dans la majeure partie des provinces orientales de l'empire, il y eut en faveur des idées iconoclastes un véritable mouvement national, qui entraînait toutes les classes de la société, mouvement sincère et profond, analogue à celui du protestantisme dans une portion de l'Europe au XVIe siècle, et répondant de même à un besoin réel et sérieux de réforme dans l'Église.

Dans l'Italie, au, contraire, les doctrines nouvelles, que venait d'embrasser la cour impériale, soulevèrent une réprobation unanime. Quand Léon l'Isaurien y promulgua ses édits contre le culte des images et voulut les y faire exécuter, cette tentative fut le signal d'insurrections qui firent perdre à l'empire la plus grande partie de ses possessions italiennes et qui devinrent le premier pas vers la séparation religieuse de l'Orient et de l'Occident. Rome chassa le duc impérial Basile, se déclara indépendante et remit aux mains du pape Grégoire II l'autorité temporelle, que les ducs avaient jusqu'alors exercée au nom de l'empereur. Ravenne s'insurgea, massacra l'exarque Paul et se donna à Luitprand, roi des Lombards ; et si l'exarque Eutychios la reconquit l'année suivante, avec l'aide des Vénitiens, ce ne fut que pour peu de temps ; tout le gouvernement d'Eutychios fut occupé par le soin de contenir une population frémissante, prête à tout moment à se soulever de nouveau.

La suppression du culte des images n'était qu'une partie du programme des iconoclastes ; il comprenait aussi une reconstitution de la société sur des bases exclusivement laïques, où l'Église était réduite à un rôle dépendant et subordonné, et l'abolition de l'ordre monastique. Ce fut donc dans la société civile et dans le clergé séculier que la doctrine hétérodoxe recruta des partisans ; les moines furent unanimes à lui résister, et dans ces circonstances cruelles l'ordre de Saint-Basile acquit une gloire éclatante par son indomptable fidélité à l'orthodoxie. Aussi lorsqu'en 730, Léon déposa le patriarche Germain, qui résistait à ses innovations, et entra dans les voies de la persécution violente contre les orthodoxes ou iconophiles, ce fut surtout contre les moines que cette persécution fut dirigée. Il s'ensuivit un véritable exode monastique dans la direction de l'Occident. Non seulement un certain nombre de prêtres et de moines fuyant les bourreaux se refugièrent à Rome, qui leur offrit un asile empressé, mais un bien plus grand nombre, quittant l'Orient, vinrent s'établir dans les provinces de l'Italie méridionale qui restaient soumises à l'Empire.

Dès l'année 733, on comptait mille moines grecs d'Orient réfugiés dans la seule province de Bari. D'après les données des écrivains byzantins et des chroniqueurs italiens, on peut évaluer à 50.000 le nombre des orthodoxes, prêtres, moines et laïques, qui s'étaient transplantés de la Grèce dans la Calabre et dans la terré d'Otrante pour échapper à la persécution, sous les deux règnes de Léon l'Isaurien et de Constantin Copronyme. Ce fut dans ces provinces une véritable colonisation grecque, et une colonisation en grande partie monastique. D ans la Calabre seule, on connaît les noms de quatre-vingt-dix-sept couvents de l'ordre de Saint-Basile, qui se fondèrent à cette époque. Et un plus grand nombre ont disparu ensuite sans laisser même la trace de leur nom, car il y en avait plus de deux cents. Sur le territoire de Rossano l'on en comptait dix, renfermant en tout plus de six cents moines.

Otrante, Barletta, Amalfi, Salerne et beaucoup d'autres localités du Napolitain, de même que Messine et Palerme, se vantent de posséder d'antiques images byzantines, autrefois objets d'un grand culte en Orient, qui auraient été sauvées de la fureur des iconoclastes et apportées par les réfugiés du VIIe siècle. La plus intéressante de toutes par sa légende est, sans contredit, celle de Bari.

Tous ceux qui ont étudié l'histoire byzantine connaissent la renommée de la Vierge Hodîgîtria. C'était une image qui passait pour peinte par saint Luc, que l'on avait envoyée de Jérusalem à Pulchérie, la sœur de Théodose II, après le concile d'Éphèse, et qui était conservée à Byzance dans l'église de l'Hodigos. Considérée comme le palladium de la ville de Constantinople, on la faisait sortir pour la porter à la tête des armées dans les occasion s de danger suprême ; et bien des fois elle fut ramenée en triomphe par la Porte Dorée, au chant de l'hymne Τή ύπερμάχω στρατηγώ et des cantiques d'actions de grâces, pour avoir sauvé le siège de l'empire des attaques des Avares, des Persans, des Sarrasins et des Bulgares. Léon l'Isaurien condamna au feu l'Hodîgîtria, comme les autres images. Alors, raconte le Synaxarion de l'église grecque de Bari, rédigé sous la domination byzantine, vers le Xe ou le XIe siècle, par le papas Glêgoris (sans doute une corruption de Grigorios), alors deux moines résolurent de sauver ce précieux trésor. Ils enlevèrent secrètement l'image et la cachèrent dans une caisse, mise à bord d'une des galères de la flotte qui portait l'armée destinée à châtier la rébellion du pape Grégoire II. La flatte mit à la voile en janvier 733, mais, à l'entrée de l'Adriatique, une tempête terrible la dispersa et en fit périr une partie. Alors, au-dessus du vaisseau dans lequel était cachée cette image miraculeuse, un ange descendit du ciel sous la figure d'un jeune homme de la plus grande beauté, qui rendit confiance à l'équipage épouvanté, et, se saisissant du gouvernail, conduisit le bâtiment sain et sauf dans le port de Bari, le premier mardi du mois de mars. On vénère encore, dans la cathédrale de Bari, une vieille Vierge grecque, peinte sur panneau, tout enfumée et à demi rongée des vers, et on la donne pour être l'Hodîgîtria de Constantinople, ainsi conduite miraculeusement dans la ville[2]. Je laisse aux habitants de Bari le soin de défendre l'authenticité de leur image miraculeuse contre les dévots grecs de Constantinople, qui, de leur côté, prétendent aussi vénérer à Blachernes la véritable Hodîgîtria, sauvée non moins miraculeusement, mais d'une manière différente, à Constantinople même. Sans me mêler de cette querelle de clocher, je me borne à retenir leur légende comme un poétique symbole de la transplantation de l'hellénisme en Italie par les fugitifs orthodoxes.

Les faits que nous avons groupés suffisent, d'ailleurs, à indiquer que les empereurs iconoclastes suivaient dans l'Italie méridionale une autre politique religieuse qu'en Orient. Puisque les orthodoxes fuyaient vers ces provinces, c'est qu'ils étaient assurés d'y trouver une paix au moins relative. Le zèle iconoclaste du duc de Naples, Exhilaratus, y fut une exception. Le peuple de sa ville le massacra, et ses successeurs, Pierre d'abord, et surtout Théodore Ier, tout en restant énergiquement fidèles à l'empire, se montrèrent de zélés orthodoxes, qui accueillaient avec empressement et respect les réfugiés iconophiles venant d'Orient. Léon l'Isaurien avait les ardeurs d'un sectaire, mais quand cette passion ne l'aveuglait pas, c'était un grand homme de guerre et un habile politique. L'exemple de ce qui s'était passé à Rome, à Ravenne et à Naples l'avertit de la nécessité de suspendre l'exécution de ses édits religieux dans ses provinces italiennes. C'était l'unique moyen de conserver ce qui lui en restait encore.

Rome perdue, Ravenne à la veille de l'être, Léon résolut de consolider du moins sa domination dans les provinces méridionales lis. plus voisines de la Grèce et les plus faciles à conserver pour lui, en les rattachant par un lien plus étroit à l'empire, en les arrachant au latinisme et en rompant leur lien religieux avec Rome. Tandis que de Ravenne l'exarque Eutychios continuait en son nom la lutte à la fois théologique et politique avec les Papes, et s'efforçait d'armer des assassins contre Grégoire II, protégé par le dévouement enthousiaste des Romains, l'empereur, par sa fameuse Novelle qui a été longtemps attribuée par erreur à Léon le Philosophe, sépara du patriarcat d'Occident, pour les donner au patriarcat de Constantinople, les Églises d'Illyrie et de Sicile, et en Italie tous les diocèses dépendant des métropolitains de Reggio, de Severiana ou Santa-Severina et d'Otrante. C'était les faire sortir de la latinité, les conquérir au rite grec et par suite les rattacher à l'Orient par le lien puissant de la religion, qui garantirait leur fidélité. C'était en même temps répondre à la révolte du Pape contre l'empire en mutilant sa juridiction et en lui enlevant une vaste étendue de territoire.

L'intérêt politique de cette entreprise pour l'empire grec était évident. Mais elle était déjà par elle-même quelque chose d'assez grave et d'assez délicat pour ne pas la compliquer de la question iconoclaste. Au lieu de heurter de front, par la poursuite ardente de nouveautés théologiques que réprouvaient les Italiens, les évêques que l'on enlevait ainsi à la juridiction de Rome pour les donner à celle de Constantinople, il était nécessaire de les amadouer, de les flatter, de les combler de privilèges et surtout de ne pas inquiéter leur orthodoxie. Aussi Léon l'Isaurien adopta t il, à l'égard de l'Italie méridionale, la même ligne de conduite qu'à l'égard des fies de l'Archipel, quand la question religieuse y eut provoqué une formidable insurrection. Ses courtisans furent étonnés de la mansuétude avec laquelle il les traita après les avoir vaincues, de la façon dont il laissa la plupart d'entre elles conserver leurs images et offrir un asile aux moines persécutés. C'est qu'il avait la sagesse de s'arrêter quand il rencontrait un obstacle trop difficile à vaincre, et qu'il ne poussait à outrance ses entreprises religieuses que là où il les sentait soutenues par un courant considérable dans l'opinion publique. Les magistrats impériaux, dans l'Italie méridionale, eurent pour instructions, tout en se conformant dans leur conduite personnelle et dans leur pratique religieuse à l'exemple de l'empereur, de laisser liberté entière aux orthodoxes, de ne pas inquiéter les fugitifs, et de leur faire trouver dans ces provinces un asile paisible. En effet, du moment qu'il voulait les acquérir à la juridiction de l'Église grecque et les enlever au Pape, l'exode monastique d'Orient vers l'Italie était un fait qui servait puissamment la politique impériale, qu'elle avait tout intérêt à favoriser, au lieu de l'entraver. Adversaires indomptables des projets de Léon l'Isaurien dans l'Orient, les moines de Saint-Basile, transplantés en Occident, y devenaient les agents, inconscients peut-être mais singulièrement actifs, des plans du même empereur. Ils couvraient la Calabre et la Terre d'Otrante d'une véritable colonisation monastique, hostile aux nouveautés hétérodoxes, mais non moins passionnément attachée au rite grec, aux prêt entions du siège patriarcal de Constantinople, imbue des préjugés orientaux contre les Latins et professant ce respect quasi-religieux que l'église byzantine a toujours montré pour les successeurs du grand Constantin. Cette colonisation devait nécessairement, en peu d'années, noyer sous sa masse l'ancien clergé indigène, en même temps que les moines qui la composaient ne pouvaient manquer d'exercer sur ce clergé l'ascendant auquel leur donnait droit leur qualité de confesseurs de l'orthodoxie. Elle était donc appelée à devenir le plus puissant instrument de l'hellénisation religieuse et politique du pays.

C'est là ce qu'avait compris la haute intelligence de Léon l'Isaurien, et d'après quoi il régla sa politique à l'égard du midi de l'Italie. Après lui, même sous son fils Constantin Copronyme, qui avait hérité de ses passions de sectaire, mais non de son génie, et qui poursuivit avec bien plus de fureur sanguinaire et d'aveuglement l'entreprise iconoclaste, les gouverneurs de ces provinces persistèrent dans la tradition qu'il avait inaugurée. Sous les empereurs qui se montrèrent en Orient les persécuteurs les plus acharnés de l'orthodoxie, la Calabre et la Terre d'Otrante jouirent d'une paix religieuse presque absolue. Tout au plus fallait-il de temps à autre garder quelques ménagements extérieurs à l'égard des passions impériales, employer certaines précautions pour ne pas les contrecarrer ouvertement et tourner habilement leurs volontés trop formellement exprimées. C'est ainsi que Naples, qui tenait à rester à la fois impériale en politique et soumise ecclésiastiquement à la juridiction de Rome, sut à plusieurs reprises éluder, sans la violer en face, l'interdiction que l'empereur lui faisait de laisser instituer et consacrer son évêque par le Pape.

Sous Constantin Copronyme, la chute de l'exarchat de Ravenne, en réduisant définitivement les possessions impériales d'Italie à l'ancienne Grande-Grèce, vint resserrer ses liens politiques avec le reste de l'empire, comme la Novelle de Léon l'Isaurien avait resserré ses liens religieux. Toute trace de latinité disparut alors de l'administration de la Calabre et de la Terre d'Otrante. Elles cessèrent d'avoir un régime particulier, et, comme nous l'avons déjà dit, furent englobées dans le système de l'organisation des Thèmes militaires, qui les faisait dépendre directement de Constantinople et les rattachait à la centralisation générale de l'empire. Ce fut un nouveau pas dans la voie de leur assimilation à l'hellénisme byzantin. Nous avons eu l'occasion de le remarquer plus haut, le VIIIe siècle tout entier fut pour ces provinces constituées en annexe de l'Empire grec de l'autre côté de la mer Ionienne, une période de paix et de prospérité singulière, qui contrastait avec les agitations religieuses de l'Orient, et avec les maux que le réveil de l'activité militaire des Lombards, et leurs querelles avec les Francs, déchaînaient sur le reste de l'Italie. C'est à l'abri de cette paix que la transformation de ces contrées de latines en grecques, préparée par la grande immigration des orthodoxes orientaux fuyant la persécution iconoclaste, jeta ses premières racines.

Ce qui est remarquable, c'est que la papauté, satisfaite d'avoir soustrait le centre du catholicisme à la sujétion byzantine et d'avoir préservé la latinité de la contagion de l'hérésie orientale, ne parait avoir tenté d'opposer alors aucun obstacle à l'hellénisation du midi de l'Italie, et même no souleva pas de sérieux conflit au sujet de la mesure, qui avait pourtant dû lui être fort sensible, par laquelle les Eglises de cette contrée, de la Sicile et de l'Illyrie lui avaient été ravies en faveur du patriarcat de Constantinople. Sans doute son attitude, singulièrement pacifique et modérée à cet égard, fut en grande partie l'œuvre de saint Zacharie, né à Severiana en Calabre d'une famille grecque établie dans le pays, et homme de deux langues. En effet, tout en maintenant, par une politique à la fois sage et énergique, l'indépendance récemment acquise de Rome, ce grand Pape se montra très favorable à l'autorité impériale sur les autres points de l'Italie où elle subsistait encore. Ainsi ce fut lui qui, sans se laisser détourner de cette résolution, qu'il considérait comme juste, par les fureurs iconoclastes de Constantin Copronyme, négocia avec Luitprand la restitution à l'exarque Eutychios des villes de la Pentapole, que le roi des Lombards avait prises sur les Grecs. Il semble d'ailleurs que les Papes du VIIIe siècle aient compris que les évêchés de l'Italie méridionale, sauvegardés de l'hérésie par l'esprit que leur avaient insufflé les réfugiés iconophiles, avaient dans l'Église grecque un rôle à jouer en faveur de l'orthodoxie et du maintien de l'unité catholique, plus considérable et plus utile que celui qu'elles eussent pu tenir dans l'Église latine, si elles y étaient restée s. Et ceci fut justifié par la part que les évêques de l'Italie grecque eurent dans le second concile de Nicée à la condamnation des doctrines iconoclastes et à la pacification de l'Église d'Orient, comme dans le concile de Constantinople de 869 à la déposition de Photios et à la réintégration d'Ignace au trône patriarcal.

 C'est une mode aujourd'hui, parmi les historiens hellènes, que d'exalter les empereurs iconoclastes et leur entreprise religieuse, de les dépeindre comme les représentants du véritable esprit de l'hellénisme et les précurseurs de son avenir ; et chez nous une certaine école s'est avidement emparée de cette thèse. Nous avons vu récemment un érudit, connu par son ardeur radicale, en venir jusqu'à soutenir sérieusement que l'œuvre de Léon l'Isaurien et de Constantin Copronyme n'était pas autre chose que celle de la révolution de 1789, tentée mille ans trop tôt et étouffée alors par le cléricalisme, cet éternel ennemi de tout progrès. Ceux qui soutiennent de semblables théories savent surtout aux iconoclastes un gré infini d'avoir fait la chasse aux moines. Sans doute, il y avait quelque chose à réviser dans les jugements courants et stéréotypés au sujet de ces empereurs. Dans la figure de Léon l'Isaurien, malgré les excès du fanatique, il y avait de grands côtés à remettre en lumière ; il fallait accorder la justice qu'elles méritent à ses lois civiles et politiques ; et surtout il était bon de montrer que les iconoclastes avaient rendu à l'Église grecque, au VIIIe siècle, le même service que les protestants à l'Église latine, au XVIe, en la forçant à opérer sur elle-même une réforme devenue absolument nécessaire. Mais si ces rectifications historiques étaient justes, aller au delà est tomber dans l'absurde. Il n'y a rien à changer d'essentiel à la manière dont la conscience de la postérité a jugé la doctrine des iconoclastes, leurs violences sauvages et le mal que leur triomphe eût fait à la civilisation. La meilleure et la plus décisive réponse à des théories fantaisistes, qui introduisent à tort des préoccupations et des passions contemporaines dans une histoire d'il y a onze siècles, c'est le fait que nous constatons ici. Sur un seul point l'hellénisme byzantin est parvenu à faire une conquête durable sur le monde latin ; il y a montré une puissance d'active vitalité, de propagande et d'assimilation, égale à celle de l'hellénisme classique des grands siècles. Et cette conquête, si merveilleuse qu'elle a été longtemps méconnue comme impossible et qui était en même temps une conquête de la civilisation sur la barbarie, elle a été l'œuvre de l'orthodoxie au moment même où les iconoclastes cherchaient à l'exterminer. Ses agents ont été ces moines qu'ils persécutaient. On a fait avec une incomparable éloquence l'histoire des moines d'Occident ; celle des moines d'Orient reste à écrire et n'est pas moins glorieuse. Un de ses plus beaux chapitres, sans contredit, serait l'exode du VIIIe siècle vers la Calabre et la conquête de ce pays, redevenu presque barbare, à la culture grecque, conquête faite par des proscrits que leur patrie égarée rejetait de son sein comme indignes. Les enfants de saint Basile ont été là les dignes émules du rôle civilisateur des enfants de saint Benoît.

En effet, ces couvents basiliens de la Calabre, fondés par les moines qui fuyaient la persécution d'une dynastie militaire, peu soucieuse des lettres, devinrent bien vite d'admirables foyers de culture théologique, philosophique et littéraire, des asiles pour la tradition des sciences et des lettres helléniques. Ils semblèrent avoir repris, en faveur du dépôt d'une autre civilisation, la suite de l'œuvre que Cassiodore avait tentée dans son monastère de Vivaria. Leur influence sur les pays où ils s'étaient établis devint par là toute naturelle ; ils les firent grecs parce qu'ils y portèrent le suc même de l'hellénisme dans ce qu'il avait de plus élevé. De l'état florissant des hautes études intellectuelles dans ces pieuses demeures, il n'est pas besoin d'autre preuve que la belle grécité des vies de saints qui y furent composées au IXe et au Xe siècle, alors que tout était barbarie dans l'Occident latin, et que la façon dont leurs auteurs se montrent nourris de l'Écriture, des Pères et même des grands auteurs profanes. On ne faisait pas mieux à Constantinople même. Dans une de ces vies, celle de saint Nil de Rossano, par son disciple le bienheureux Barthélemy, l'auteur vante parmi les mérites du saint, son habileté comme copiste, le soin qu'il apportait à ce travail de la reproduction des manuscrits, auquel il consacrait régulièrement trois heures par jour, et la beauté de son écriture. Le disciple suivait sous ce rapport les traditions de son maitre ; car la vie du bienheureux Barthélemy raconte, à son tour, que celui-ci excellait dans le métier de copiste autant que dans la composition littéraire, et que nul de son temps ne savait transcrire un livre avec une correction plus parfaite. Les manuscrits grecs, exécutés en Calabre, sont nombreux dans les grandes bibliothèques de l'Europe, car dans les trois derniers siècles, profitant de la décadence et de l'abandon des monastères grecs de cette contrée, on suivit largement l'exemple que le cardinal Sirlet avait donné le premier, en les dépouillant de leurs trésors littéraires, dont presque rien n'est resté dans le pays. Montfaucon vante l'élégance et la correction habituelles de ces manuscrits calabrais.

Je n'ai jamais pu lire sans émotion un passage de la vie de saint Fantin, l'un des plus grands hégoumènes grecs de la Calabre, dans la première moitié du Xe siècle. Éclairé d'une vue prophétique sur ce que devait être un jour la destinée de cette Église grecque de l'Italie méridionale, alors si florissante et si lettrée malgré les maux sans nombre que faisaient peser sur elle les incursions des Sarrasins, il allait dans sa vieillesse de monastère en monastère, raconte son biographe, et partout versait d'abondantes larmes en pensant au temps où ces asiles de prière et de civilisation deviendraient des écuries d'ânes et de mulets, où toute tradition d'études serait interrompue, où les livres de leurs belles bibliothèques seraient dispersés, déchirés et jetés au feu.

 

VIII

Avec le IIe siècle s'ouvre, pour les provinces byzantines du midi de l'Italie, l'ère des invasions musulmanes, c'est-à-dire une période d'effroyables souffrances, sur lesquelles nous avons eu plusieurs fois déjà l'occasion d'insister, dans les chapitres précédents de ce livre. Ces souffrances se prolongeront encore dans le siècle suivant, mais le IXe est surtout horrible. Il semble par moments que la conquête arabe va s'implanter sur le continent comme en Sicile. Bari, Tarente, Severiana en Calabre de viennent des places musulmanes, autour desquelles se groupent bien d'autres colonies moins importantes. Au milieu de ces dévastations ceux des couvents basiliens fondés au siècle précédent, qui échappent au ravage, demeurent des foyers de civilisation et de culture intellectuelle. Mais combien sont détruits par la fureur des infidèles !

Sur la population chrétienne des provinces ainsi soumises à des épreuves pareilles à celles que les Normands infligent aux parties occidentales du royaume des Francs, l'influence latine et l'influence grecque s'exercent alternativement, suivant les vicissitudes diverses de la lutte contre les musulmans. Tantôt ce sont les armées de l'empire de Constantinople qui débarquent à Otrante, à Rossano ou à Crotone et qui viennent pour un temps délivrer le pays des pilleries et du joug des Arabes. Tantôt ce sont les princes lombards de Bénévent, de Salerne, de Capoue, qui refoulent devant eux les hordes musulmanes et leur enlèvent une portion de l'Apulie ou de la Calabre, pour la reperdre bientôt après. D'autres fois, les empereurs germains eux-mêmes entrent en lice, comme Louis II, et conduisent de grandes armé es dans le midi de l'Italie pour l'enlever à la fois aux Arabes et aux Byzantins. Dans l'ordre religieux, les moines bénédictins du Mont-Cassin, favorisés activement des princes lombards et bien vus des impériaux, étendent leurs possessions jusqu'en Calabre et y répandent, à côté des établissements basiliens, des essaims sortis de leur grande ruche. Malgré la différence des rites, il règne, du reste, une remarquable fraternité entre les deux familles de saint Benoît et de saint Basile. Tant que la domination byzantine a subsisté dans une portion de l'Italie, l'abbaye du Mont-Cassin ne lui a témoigné aucune hostilité ; elle s'est soigneusement maintenue en bons rapports avec l'administration impériale grecque ; plus d'une fois même elle lui a rendu des services signalés et s'est attiré ainsi des marques éclatantes de la gratitude et de la faveur du Basileus de Constantinople. Dans plusieurs des couvents bénédictins, établis dans la Calabre au temps des Byzantins, comme celui de Sancta Maria de Turre, auprès de Squillace, la liturgie se faisait parallèlement dans les deux langues latine et grecque.

Vers la fin du siècle, c'est l'influence helléno-byzantine qui prend définitivement le dessus, quand les généraux de Basile Ier reconquièrent entièrement l'Apulie, la Terre d'Otrante, la Basilicate et la Calabre. A dater de ce moment, ce sont les Grecs, remis en possession d'un ascendant militaire qui se maintiendra dans le siècle suivant, malgré quelques éclipses, ce sont les Grecs qui deviennent les protecteurs en qui les populations de cette partie de la péninsule italienne mettent leur espérance pour être défendus contre les Arabes. Ce sont eux qu'elles invoquent, à qui elles ont recours dans le besoin. Et cette confiance n'est pas trompée, en ceci que les musulmans pourront recommencer encore des invasions accompagnées d'affreux désastres, mais qu'ils ne parviendront plus à créer des établissements permanents comme ceux qu'ils avaient faits à Bari, à Tarente et à Severiana. Certains des généraux de Basile, comme le premier Nicéphore Phocas, assurent à l'empire oriental la reconnaissance des habitants du midi de l'Italie par la façon généreuse dont ils les traitent. En même temps l'élément grec est renforcé dans le pays par des colonies amenées du Péloponnèse ou d'autres parties de la Grèce pour y remplir les vides de la population, comme celle que nous savons avoir été envoyée personnellement par Basile et composée d'une partie des esclaves qui lui avaient été légués par Daniêlis. Le grec devint dès lors la langue prédominante dans ces provinces ; cependant le latin s'y maintenait encore à côté de lui, jusque dans la Calabre même, comme langue officielle. Ainsi les deux diplômes rendus en Calabre, en 982, par le protospathaire Georgios et par Sympathicios, protospathaire et stratigos de Macédoine, Thrace et Longobardie, étaient rédigés en double exemplaire, en grec et en latin ; et nous n'en possédons plus que le texte de cette dernière langue. C'est en latin que le protospathaire Lupus a fait graver à Brindisi, sur le piédestal d'une des colonnes monumentales antiques qui marquaient la terminaison de la Voie Appienne, l'inscription commémorative de la reconstruction de la ville par ses soins, après taie des destructions de Brindisi par les Musulmans, à une date que l'on ne saurait préciser dans la fin du IXe siècle ou le commencement du Xe.

En 921, la Calabre, poussée à bout par le mauvais gouvernement du stratigos Jean Muzalon, se révolta et se donna à Landolfe, prince de Capoue, qui, du reste, lui-même était compté comme vassal de l'empire et en avait reçu les titres honorifiques d'anthypatos patricios. Cette insurrection, comme nous l'avons raconté au chapitre de Rossano, devint pour le pays la source d'effroyables désastres, qui dégoûtèrent les habitants de toute velléité de chercher un autre protecteur que l'empereur et ses officiers. Aussi fut-elle la dernière tentative de cette province pour sortir de la sphère de l'action byzantine directe. Lorsqu'à l'avènement de Romain Lécapène, l'habile éloquence du patrice Cosmas de Thessalonique eut décidé Landolfe à évacuer de bonne grâce les parties du territoire à e la Calabre qu'il détenait encore, les Calabrais prouvèrent leur fidélité à l'empire en lui rendant un service des plus signalés. Ils arrêtèrent à la fois les ambassadeurs bulgares qui revenaient de la cour du khalile fatimite de Kairoân, et les ambassadeurs arabes qui allaient avec eux conclure un traité d'alliance offensive et défensive avec Siméon, roi de Bulgarie. Ils fournirent ainsi à Romain les moyens de dissoudre, avant qu'elle n'eût été formée, la coalition des Bulgares et des Musulmans d'Afrique, qui eût pu devenir fatale à l'empire. Le Basileus paya ce service en accordant de nombreuses faveurs à leur pays. La Calabre du Xe siècle, à partir de ce moment, devint telle que nous l'avons vu dans la vie de saint Nil, complètement grecque de cœur comme de langue et de mœurs.

Survint, après de nouveaux désastres encore, la grande mission de restauration, de relèvement et de réorganisation des provinces italiennes de la monarchie, confiée par l'empereur Nicéphore Phocas au magistros Nicéphore. Elle ouvre réellement une ère nouvelle pour l'Italie byzantine, pour la Calabre et la Terre d'Otrante, qui à dater de ce moment, sans avoir complètement repris la sécurité, commencent à respirer, guérissent leurs plaies, et qui souffriront encore à diverses reprises des incursions musulmanes, mais ne reverront plus des maux pareils à ceux qu'elles ont souffert pendant près d'un siècle et demi. C'est alors que Tarente est rebâtie, Catanzaro fondé, avec la localité voisine de Rocca Niceforo et peut-être Taverna. Ces rétablissements et ces fondations de villes sont accompagnées d'une colonisation nouvelle, amenée de l'autre côté de la mer Ionienne, qui vient encore renforcer l'élément grec et assurer sa prépondérance exclusive.

Aussi, quelques années après, la grande expédition d'Othon II ne rencontre-t-elle aucune sympathie dans la population de la Calabre et de la Terre d'Otrante. Les Allemands et les italiens qui servent sous leur bannière emportent Tarente, Rossano, Crotone, et s'avancent jusqu'à Stilo. Tout plie sur le passage du torrent ; mais il suffit d'une grande bataille perdue pour faire évanouir tout l'édifice de cette conquête étrangère, qui n'a pas su se faire un ami. L'empereur d'Occident parvient avec peine à s'enfuir presque seul jusqu'à Rome, et l'échec de sa tentative pour se rendre maître du midi de l'Italie fournit à Basile II l'occasion de donner à la domination grecque, sur ces contrées, plus de cohésion et d'étendue, en la portant sur l'Adriatique jusqu'au Tronto. C'est alors que le gouvernement byzantin des provinces italiennes s'organise d'une manière plus forte et plus centralisée sous l'autorité du catapan qui réside à Bari. L'origine du titre bizarre donné à ce vice-roi, dont les pouvoirs offrent la plus grande analogie avec ce qu'avait été celui des exarques, demeure fort douteuse. Beaucoup de philologues voient dans catapanos une corruption de capetanos. Mais les contemporains, peut-être par un calembour plutôt que par une véritable étymologie, trouvaient dans cette expression caca et pan et la regardaient comme impliquant la réunion de la plénitude de l'autorité civile et militaire dans les mêmes mains. C'est ainsi que l'explique Guillaume de la Pouille :

Quod Catapan Greci, nos juxta dicimus omne ;

Quisquis apud Danaos vice fungitur hujus honoris,

Dispositor populi parat omne quod expedit

Et juxta quod cuique dari decet, omne ministrat.

Pendant toute la première moitié du IXe siècle, sous l'administration des catapans, un contraste absolu s'observe, dans ce qui est de la nationalité, de la langue, des rapports avec le gouvernement impérial de Constantinople et de la façon dont il est accepté, entre l'Apulie, d'une part, la Calabre et la Terre d'Otrante, de l'autre. Ces deux dernières provinces sont grecques de langue, d'esprit et de religion. Nicéphore Phocas, en y interdisant l'usage du rite latin et du pain azyme dans la célébration de la messe, n'a rencontré aucune résistance à cette destruction des derniers vestiges de latinité ecclésiastique. Mais ni lui, ni ses successeurs n'ont osé étendre l'application de semblables mesure à l'Apulie, qui est restée latine en religion. En dehors des villes de la côte, où l'élément grec, introduit par l'administration et le commerce, est nombreux et puissant, la population de l'Apulie reste en grande majorité italolombarde d'origine et de langage. Aussi ne se résigne-t-elle pas volontiers à l'administration des Byzantins. Les mouvements populaires qui s'y produisent à chaque instant, les grandes rébellions de Smagardo et de Melo, attestent la naissance d'un sentiment national propre, qui se développe avec une énergique vitalité. Il compte de nombreux partisans jusque dans les villes maritimes, où les deux éléments, grec et italo-lombard, se balancent également. Bari même, le siège du gouvernement, passe incessamment de la soumission à la révolte, suivant que l'un des deux partis y prend le dessus. Ce que réclamait alors le sentiment national de l'Apulie, ce n'était pas précisément la rupture de tout lien avec l'empire d'Orient ; Mela lui-même, quoique lombard d'origine, n'y a pensé et n'a été mendier des secours en Allemagne que dans le désespoir de l'échec de sa troisième tentative. Ce que voulaient les Apuliens du XIe siècle, c'était échapper à l'autorité de gouverneurs étrangers, qui ne venaient dans le pays que pour le pressurer, c'était acquérir, sous la suprématie de l'empire, la liberté de leur vie nationale, s'administrer eux-mêmes, former une principauté vassale possédant son autonomie intérieure, aux mêmes conditions que les principautés de Capoue et de Salerne, qui reconnaissaient la suzeraineté de Constantinople, ou que le duché de Naples et la république d'Amalfi, bien plus attachées à l'empire, et dont la fidélité même tenait au respect que les Byzantins avaient toujours eu pour leurs libertés nationales. Il eut été facile aux empereurs d'Orient de donner satisfaction à ces vœux de l'Apulie. Si leur politique avait eu la sagesse de le faire, tout en maintenant le système de l'administration directe par les fonctionnaires envoyés de Constantinople dans la Calabre et la Terre d'Otrante, qui n'y avaient aucune répugnance, il est probable que la domination byzantine aurait pu se prolonger encore dans le midi de l'Italie. Car l'entreprise des Normands n'aurait pas rencontré à ses débuts les facilités et l'appui que lui offrit le mécontentement de la population de l'Apulie. Là ils se présentèrent et furent accueillis d'abord comme des libérateurs ; dans la Calabre, au contraire, ils furent toujours des conquérants, qui durent soumettre le pays péniblement et pied à pied.

Il faut le noter cependant, tout en résistant encore à une hellénisation complète, l'Apulie commençait à entrer dans la voie de cette transformation quand les fils de Tancrède de Hauteville l'arrachèrent aux Byzantins. Sa soumission à l'autorité impériale devenait plus grande ; il y avait près de trente ans qu'on n'y avait vu d'insurrection. Les mœurs gréco-byzantines prenaient chaque jour plus d'empire sur la population italo-lombarde de cette contrée. Déjà dans le début du Ier siècle, Mela lui-même, le grand patriote apulien, l'indomptable adversaire de la domination grecque, est décrit par Guillaume de la Pouille comme portant, à la mode des nobles de son pays, le costume grec, quand il a sa première entrevue avec les chevaliers normands venus en pèlerinage à Monte-Sant-Angelo

. . . . . . . . . . Ibi quemdam conspicientes

More virum Greco vestitum nomine Melum,

Exulis ignotam vestem, capitique ligato

Insolitos mythre mirantur adesse rotatus.

Son fils Argiro (Argyros, un nom grec), élevé à Constantinople dans les mœurs et dans les lettres byzantines, fut proclamé duc d'Apulie par le peuple de Bari à la suite des premiers succès des Normands à Melfi, sur l'Ofanto et à Montepeloso. Les Normands, mécontents d'Aténulfe, frère du prince de Bénévent, qu'ils avaient mis à leur tête après s'être débarrassés du Milanais Ardoino, lequel les avait le premier conduits à la conquête du pays, se donnèrent un moment, en 1042, à Argiro, et c'est avec lui qu'ils firent le siège de Trani. Mais bientôt le fils de Melo s'aperçut que ces nouveaux venus ne se contenteraient pas d'être des aventuriers bien payés, comme les Varanges, ces autres -Normands venus de la Norvège, qui servaient dans les armées byzantines et que Basile Boidannis opposa victorieusement, en 1019, sur le champ de bataille de Cannes à Gilbert Drengot et à ses compagnons, Georges Maniacês, en 1042, entre Monopoli et Matera, à Guillaume Bras-de Fer et à ses frères. Les aventuriers venus de Normandie voulaient mieux, s'emparer du pays, gaigner terre comme on disait alors ; Argiro devina vite en eux, au lieu de simples auxiliaires, de nouveaux maîtres, dont le joug serait plus difficile à secouer que celui des Grecs. Il profita donc des circonstances particulières qu'avait produites la rébellion du catapan Georges Maniacés, assumant à Tarente la dignité impériale, pour se rapprocher de la cour de Constantinople et en faire reconnaître l'autorité que lui avait décernée par acclamation le peuple de Bari. L'empereur en fit son représentant dans la Pouille, avec les titres pompeux de protospathaire, de patrice, de catapan, de sebastos, de duc d'Italie et de Sicile. C'est alors que les chevaliers de Normandie renoncèrent à masquer le véritable but de leur entreprise en se donnant pour les subordonnés d'un chef indigène, et, réunis à Melfi en septembre 4043, élurent Guillaume Bras-de-fer comte des Normands de la Pouille. Argiro devint à dater de ce moment leur adversaire le plus implacable. Réunissant dans une même pensée de résistance à ces nouveaux venus les deux partis des patriotes indigènes et des byzantinophiles, qui avaient jusqu'alors divisé Bari et les villes maritimes du voisinage, il en fit une principauté qui resta plus longtemps que la Calabre elle-même aux mains de l'empire de Constantinople, et ne fut réduite par les Normands qu'en 1069. Ainsi le fils de celui qui, au commencement du siècle, avait été le principal adversaire de la domination grecque, au nom du patriotisme apulien, était devenu, vingt-cinq ans plus tard et par le même sentim.mt, le dernier champion de cette domination.

Est-il besoin de rappeler ce que les Normands eux-mêmes, après la conquête, dans la première période de leur domination sur le midi de l'Italie, empruntèrent à la civilisation gréco-byzantine ? Non seulement ils adoptèrent le grec comme une des langues officielles de leur chancellerie, parce qu'elle était celle d'une partie de leurs sujets, mais leur architecture reste entièrement byzantine jusque vers 1125. Les premières monnaies qu'ils frappent dans la Pouille et dans la terre d'Otrante sont imitées de celles de l'empire d'Orient. Le costume nouveau, caractérisé par la robe longue à l'orientale et par une sorte de bonnet phrygien, que l'Occident tout entier adopte vers 1090, un peu avant la première Croisade, à la place du costume court qui prévalait jusqu'alors, leur y a dû, comme l'a remarqué M. Quicherat, sa première introduction. Et il n'est pas autre chose que le costume grec que nous avons vu porté par Melo dans les vers de Guillaume de la Pouille.

 

IX

La conquête normande eut pour résultat d'établir le régime féodal dans l'Italie méridionale, où, jusque-là, il n'avait pas été introduit, ou du moins constitué d'une manière complète et régulière. La plupart des villes importantes parvinrent cependant à échapper à ses rigueurs. Suivant l'exemple que Melfi avait donné, en faisant jurer aux Normands de respecter ses franchises avant de leur ouvrir ses portes et de se déclarer pour eux, elles ne se soumirent aux conquérants qu'en stipulant, par des capitulations en forme, le maintien du régime municipal qui, dans l'empire byzantin était resté comme une tradition romaine, et qui, chez elles, s'était puissamment renforcé dans les épreuves du VIIIe et du Xe siècle, alors que les villes n'avaient guère à compter que sur elles-mêmes pour leur défense contre les musulmans. Elles gardèrent donc le caractère de personnes franches de leurs bourgeois, et leurs magistrats propres, archontes, gerontes, magistri. Les communes urbaines (en latin commune ou communitas, en grec plemicon ou homas) avaient une existence de corps civils et politiques, quelquefois en possession de droits féodaux. Ainsi, un diplôme grec sans date, mais appartenant à la fin du XIe siècle, mentionne des vilains établis sur les terres d'un monastère et d'un feudataire, qui payaient le tribut du servage personnel à la commune de Gerace.

En revanche, la population rurale, celle de ce que l'on appelait en latin rustici ou villani, en grec paroicoi ou vellanoi, fut presque toute entière réduite en servage. Il y eut, en effet, deux ordres de vilains, ceux qui gardaient la franchise de leurs personnes et étaient tenus envers le seigneur féodal par un lien purement réel, consistant en redevances fixes d'argent et de denrées payées pour l'occupation de la terre, qui appartenait à ce seigneur. Les artisans des villes, qui n'étaient ni serfs, ni bourgeois, étaient compris dans cette classe. Quelques documents latins du midi de la Calabre semblent désigner les personnages qui y appartenaient par le nom de rustici, opposé à villani, les serfs proprement dits. Mais cette distinction est toute locale, et dans la majeure partie du pays les deux termes sont exactement synonymes. En général, et M. Amari a indiqué très ingénieusement les raisons de ce fait, ce ne sont que les diplômes grecs (ou arabes en Sicile) qui distinguent soigneusement les deux classes de vilains ; nous ne connaissons donc qu'en grec la désignation officielle de la première, de celle qui n'était pas soumise au servage personnel. Ce sont les exographoi ou gens qui ne sont pas inscrits sur les rôles, par opposition aux serfs ou villani proprement dits, qui sont qualifiés en grec d'enapographoi et en latin d'adscriptitii, c'est-à-dire de portés aux rôles. En effet, une fois la conquête terminée, on procéda à un recensement général de la population rurale réduite en servage, travail qui paraît avoir été terminé vers 1093. Toutes les familles furent inscrites nommément sur des rôles ou platee, comprenant celles qui appartenaient à chaque seigneur, ou celles qui restaient au domaine royal dans tel ou tel canton. Et tout possesseur féodal de terre, dans la nouvelle organisation politique et sociale du pays, reçut la platea des serfs de son domaine, extraite des registres publics. Ces rôles étaient ensuite, quand cela devenait nécessaire, corrigés et tenus au courant des changements qui se produisaient dans la population des vilains, en y inscrivant les nouvelles familles auxquelles les mariages avaient donné naissance, ou en rayant celles qui s'étaient éteintes. Toutes les fois que le roi faisait à un baron ou à une église une concession de terres du domaine, on dressait une nouvelle platea, donnant la liste des serfs joints à la propriété ainsi constituée pour la cultiver.

Établi ainsi, non pas dans le désordre et la confusion des temps barbares, mais en pleine civilisation et avec une régularité administrative, le servage des paysans dans les États des Normands, en Italie et en Sicile, fut beaucoup moins dur qu'ailleurs ; car les villani ou adscriptitii y possédaient deux droits précieux : celui d'avoir une personnalité légale à laquelle étaient attachées certaines garanties ; celui de pouvoir posséder une propriété franche et libre, en dehors des terres qu'ils tenaient du seigneur. Il est vrai que nous voyons, par les nombreux actes de concessions de terres et de serfs du domaine émanés des princes, qui sont parvenus jusqu'à nous, qu'en pareil cas les biens héréditaires des serfs, ainsi concédés, se trouvaient inféodés avec leurs personnes au nouveau seigneur. La condition de ceux qui appartenaient aux barons ou à l'Église était donc inférieure à la condition de ceux du domaine. D'un autre côté, la situation des serfs dans ces mêmes contrées, sous la domination normande, avait ceci de pénible qu'étant moins qu'ailleurs attachés à la glèbe, s'ils pouvaient, avec la permission du seigneur, s'établir hors de ses domaines, moyennant une redevance qu'ils continuaient à lui payer, on pouvait, en revanche, les dépayser et les transplanter avec une singulière facilité. Ainsi beaucoup de diplômes de cette époque contiennent-ils des concessions d'un certain nombre de familles de villani, pris quelquefois dans des districts différents, et destinés à former une cultura (dans les actes grecs coltoura), c'est-à-dire un nouveau village agricole. Par exemple, dans une charte grecque du grand comte Roger, datée de l'an 1099, une trentaine de serfs, portant tous des noms grecs, sont accordés au monastère de Sancta Maria de Turre près de Squillace, et pris, partie sur le territoire de Squillace, partie sur celui de Santa-Severina, partie sur celui de Tropea, partie enfin sur celui de Rocca Niceforo, dans le voisinage immédiat de Catanzaro.

Il ne faut pas croire, du reste, que l'établissement de ce système de féodalité et de servage des paysans par les Normands ait été quelque chose d'aussi nouveau, ni, par suite, d'aussi violent que la plupart des historiens du royaume de Naples le représentent. Ce ne fut guère, dans le fait, que la régularisation et la généralisation d'un état de choses qui s'était établi sous la domination byzantine, sans avoir reçu de consécration légale. Il est positif que tous les récits des historiens et tous les documents juridiques nous font assister, pendant le IXe et le Xe siècle, dans les diverses provinces de l'empire grec, à la formation d'une riche et puissante aristocratie territoriale, qui tend de plus en plus à prendre les caractères d'une véritable féodalité, et dont le pouvoir arrive à son apogée du XIe au XIIe siècle. C'est celle des archontes ou phylarchoi, des dynatoi ou plousioi, car on emploie indifféremment ces termes pour les désigner, et ils n'ont pas de qualification fixe, officielle et légale. Peu à peu ils absorbèrent toute la propriété du sol et l'amenèrent entre leurs mains, spoliant et supprimant la classe des petits propriétaires ruraux par des usurpations violentes ou par le moyen plus lent, mais encore plus sûr, de l'usure, ou bien l'asservissant -à la sorte de patronat féodal que les édits impériaux, qui ne veulent pas en admettre la légitimité, appellent adicos prostasia. Dans ce dernier cas, l'inféodation de la terre et de son propriétaire était bien souvent le fruit naturel d'un temps de violences et de troubles, le résultat d'un contrat volontaire, par lequel le faible avait cherché la protection du fort contre les exactions des gouverneurs et du fisc, ou contre les ravages des hordes étrangères et barbares qui désolaient l'empire. Le petit propriétaire avait recommandé sa terre au grand propriétaire, qui lui assurait l'appui de ses serviteurs, therapeuontes, et de ses hommes d'armes, doryphoroi. Il avait renoncé à la condition de propriétaire libre pour échapper à de pires malheurs que le servage. C'est en vain que les empereurs multiplient les lois et les novelles pour arrêter cette spoliation et cet assujettissement des pauvres, penites, ou vilains, chôriatai, par les riches, plousioi, et les puissants, dynatoi. Elles restent lettre morte et ne peuvent opposer aucun obstacle efficace au développement d'un fait qui était alors dans la force des choses.

Ceci s'était produit dans le midi de l'Italie comme dans les autres provinces, et même peut-être plus que partout ailleurs. Car les nécessités de la défense locale, pendant près de deux siècles d'incursions continuelles des Sarrasins, avaient dû nécessairement enfanter dans ces contrées une féodalité guerrière, entre les mains de laquelle les paysans abdiquaient leur franchise pour en acheter la protection, prostasia. Bien des districts de ces pays, d'ailleurs, surtout du côté de l'Apulie, avaient été pendant un certain temps en possession des princes lombards, qui n'avaient certainement pas manqué d'y établir, suivant leur usage constant, le régime des fiefs. Lorsque les territoires étaient revenus sous la domination byzantine directe, ce régime n'y avait pas été reconnu légalement ; mais il s'y était maintenu en fait, le feudataire restant un dynatos et continuant à exercer son autorité à titre d'adicos prostasia. Cette influence de la féodalité lombarde sur l'Italie byzantine est attestée par le fait que, dès avant la Conquête normande, les nobles grands propriétaires et exerçant une autorité réelle sur les paysans de leurs domaines, qui correspondaient eut archontes du Péloponnèse, eux phylarchoi d'autres provinces, étaient désignés par les termes de gerôn ou stratiôtîs, calqués sur les expressions latines senior et miles. Les Italiens, confondant stratiôtîs avec stratigos, en firent stradigotto, terme employé ensuite à l'époque normande dans certaines provinces, en particulier dans la Calabre, comme synonyme de baron. Dans d'autres endroits, la désignation était le mot hybride, moitié italien et moitié grec, capodechorio. A titre de chefs de villages, l'autorité de ces nobles terriens avait fini par être acceptée du gouvernement byzantin ; une fiction légale destinée à voiler l'irrégularité du fait, leur donnait le caractère d'officiers locaux de l'empereur, subordonnés à la puissance suprême du catapan, qui était toujours choisi parmi les protospathaires ou maréchaux ou bien les drongaires ou amiraux, et à celle des spatharocandidats, qui, sous ses ordres, avaient à la fois le commandement militaire et l'administration civile des principales divisions territoriales de son gouvernement. Dans l'Apulie, un Delfino Calochiri, marchant sur Bari, en 984, à la tête des paysans armés de ses domaines, un Melo et un Data, son beau-frère ; en Calabre, le Pierre de Bisigriano que Robert Guiscard rançonna si bien dans les premiers temps de sa carrière d'aventurier, ou bien le châtelain des en virons de Seminara, que nous avons vu, dans la vie de saint Nil, courant les campagnes à la tête de ses hommes d'armes habillés à l'arabe, pour y recueillir les fugitifs à la suite du passage des musulmans et leur donner un asile dans son château ; tous ces personnages ressemblent terriblement à des seigneurs féodaux de l'Occident. Ils sont surtout pareils à ces archontes du Péloponnèse que l'histoire byzantine nous montre, sous le règne de Romain Lécapène et la stratégie de Bardas Platypode, exerçant en toute liberté le droit de guerre privée, comme des barons contemporains de nos contrées.

Lorsque les chevaliers français, à la suite de la ive Croisade, firent la conquête de la Morée, ils y trouvèrent une véritable féodalité d'archontes grecs, qui défendirent énergiquement le pays contre eux, moins comme une province de l'empire que comme leur propre terre. Puis, une fois vaincus, ces archontes se soumirent, devinrent des gentilshommes, entrèrent sans difficulté dans la nouvelle organisation féodale que leur apportaient les Français et avec laquelle l'organisation sociale des provinces de l'empire présentait beaucoup d'analogie. Les textes, dit à cette occasion M. Alfred Rambaud, nous montrent une scission radicale entre la classe dominante et les serfs ou les petits propriétaires, confondus sous le nom de paysans ou, comme disaient les Français, de vilains. Quand les archontes font leur soumission aux étrangers, ils ne stipulent que pour eux : les paysans resteront ce qu'ils étaient auparavant. En revanche, lorsque, les archontes se révoltent contre les Francs pour le maintien de leurs privilèges, ils ne trouvent aucun appui dans les vilains, leurs compatriotes. Les choses se passèrent exactement de même dans l'Italie byzantine au moment de la conquête normande. Italo-lombarde dans la Pouille, grecque en Calabre et dans la Terre d'Otrante, la noblesse territoriale, dont la condition était imparfaitement définie sous la domination constantinopolitaine, mais le pouvoir effectif, sut, ici en faisant cause commune avec les Normands, là en composant après une résistance honorable, sut se faire ouvrir les rangs de l'aristocratie conquérante, faire reconnaître, du moins en partie, ses possessions et avoir ainsi son lot dans le nouveau partage des terres conquises. Mais elle ne s'inquiéta pas du sort des paysans de même race qu'elle, elle ne stipula rien pour eux, et au lieu de s'opposer à leur réduction en servage, elle en profita.

Il n'y eut donc pas, comme on l'a cru quelquefois, dans la substitution de la domination des Normands à celle des Byzantins sur l'Italie méridionale, asservissement d'une race conquise à une race conquérante. Il n'y eut même, pas changement radical de l'organisation sociale. Le servage des paysans existait presque partout en fait ; il fut seulement généralisé, régularisé et défini par la loi. Et ce changement, en précisant mieux, en soumettant à des règles fixes la condition et les obligations des villani par rapport à leurs seigneurs, en leur garantissant aussi certains droits, améliora peut-être leur sort plutôt qu'elle ne l'aggrava. Surtout aucune acception de race et de religion ne fut faite dans l'établissement du nouveau régime politique et social. La population rurale fut placée en état de servage dans toutes les provinces, sans distinction entre ceux qui étaient Italiens ou Grecs de race, latins ou grecs de religion. De même, parmi ceux des nobles indigènes qui se firent accepter sur le pied d'égalité dans les rangs des barons normands, il y eut autant de Grecs d'origine et de langue que d'Italo- Lombards ; et la question du rite qu'ils suivaient n'établit aucune différence entre eux. le ne trouve à relever qu'un seul fait qui établisse une infériorité pour la population grecque de race et de religion. C'est celui-ci, qui s'observe principalement dans les diplômes de la Calabre. Le papas, c'est-à-dire le membre du clergé inférieur et marié du rite grec, né dans les rangs des vilains, n'est pas affranchi par son ordination ; lui et sa famille restent en condition de servage, malgré son caractère sacré. L'exemple le plus frappant qu'on en puisse citer est un diplôme grec du grand comte Roger, rédigé en 1086, par lequel il attribue à l'évêché, récemment fondé, de Mileto, 95 familles de serfs du domaine royal dans le territoire de cette ville, sur lesquels 30 sont des prêtres grecs, avec leurs femmes et leurs enfants. Mais il est évident, pour quiconque veut examiner à fond les faits, que ceci tenait au caractère de rusticité et d'infériorité dans lequel la société du rite grée a tenu son clergé séculier et marié, qui se confond avec les paysans dont il mène la vie, et aussi au mariage même de ce clergé, qui par là devenait souche de nouvelles familles, issues de la classe des vilains, sûr la terre du seigneur, qui n'entendait pas être frustré du bénéfice de cet accroissement de la population de ses domaines. L'affranchissement du fils de paysan qui entrait dans l'Église latine ne pouvait avoir pour conséquence que d'émanciper sa seule personne ; celui du fils de paysan qui se faisait prêtre grec eut amené bientôt la naissance d'une classe à part de fils de papas, qui n'eût pas trouvé naturellement sa place dans les cadres de la société féodale, et qui y fût même devenue avec le temps une sérieuse cause de trouble. Et ce qui prouve bien que ce sont ces raisons sociales qui produisirent le fait, au premier abord assez étrange, dont je parle, et non pas une intention d'abaisser systématiquement le clergé grec, de porter atteinte à sa liberté religieuse, c'est qu'en revanche le clergé monastique et célibataire de ce rite, qui dans tous les pays grecs constitue une classe supérieure dans la hiérarchie ecclésiastique et d'où sortent l'épiscopat et le haut clergé, était mis exactement sur le même pied que le clergé latin et jouissait des mêmes privilèges.

C'est, du reste, un des faits les mieux connus, en même temps que les plus extraordinaires de l'histoire, que l'exemple merveilleux de tolérance et d'impartialité religieuse que surent donner, en plein VIIIe siècle, les princes normands de l'Italie méridionale et de la Sicile, et cela en se faisant en même temps les vassaux et les champions de la Papauté. On a peine à comprendre comment, de la même race et du même pays, purent sortir dans le même siècle des conquérants aussi opposés, dans leur système de conduite à l'égard des vaincus, que Guillaume de Normandie en Angleterre, et Robert Guiscard et ses frères en Italie. On ne saurait avoir assez d'admiration pour le génie politique et l'esprit de modération grâce auxquels les fils de Tancrède de Hauteville surent faire vivre en paix sous la même autorité, et attacher également à leur domination, les éléments les plus hétérogènes et les plus hostiles partout ailleurs entre eux, Normands, Lombards, Italiens, Grecs, Arabes, des hommes de toute race et de toute langue, de toute religion et de tout rite, chrétiens grecs et latins, musulmans et israélites. Ils se firent obéir et respecter de tous, tinrent entre eux une balance équitable, et leur inspirèrent à tous le même dévouement. Ces conquérants étrangers parvinrent à grouper et à fondre tant d'éléments divers dans une même nationalité. Ces rudes batailleurs, qui n'avaient pas rougi de faire un métier de véritables brigands de grand chemin à leurs débuts (ce fut en particulier le cas de Robert et de Roger) et qui certainement étaient tout à fait illettrés, furent d'admirables promoteurs du progrès et des lumières. Ils favorisèrent avec amour, dans leurs États et à leur cour, les lettres, les arts et les sciences, sans faire de différence, dans leurs encouragements à ceux qui les cultivaient, entre catholiques, grecs et musulmans, se faisant eux-mêmes hommes de trois langues, excitant le talent, récompensant le mérite et la capacité dans quelque classe, dans quelque race et dans quelque religion qu'ils se manifestassent.

 

X

Les plus impérieuses raisons politiques imposaient aux premiers princes normands d'observer des ménagements tout particuliers à l'égard de l'élément grec et de lui témoigner une haute faveur. Il formait une très large part de la population de leurs États. Grand par l'intelligence et par la civilisation autant que par le nombre, c'était l'élément chez lequel on pouvait craindre le plus de regrets du régime tombé ; c'était donc celui qui, pour se l'attacher, réclamait le plus de soins. En outre, l'Italie méridionale et la Sicile une fois conquises, les princes normands aspiraient ouvertement à s'emparer de l'empire d'Orient, à s'asseoir comme une nouvelle dynastie sur le trône de Constantinople. C'est ce qu'à la fin de sa carrière tenta Robert Guiscard, d'abord en prenant pour prétexte de soutenir les prétentions de Michel Parapinacès, puis, après la mort de celui-ci, en agissant sans voiles pour lui-même. Il se pare même du titre impérial dans l'inscription dédicatoire qu'il fit graver en lettres énormes sur la façade de la cathédrale de Salerne : Maete evangeliste patrono urbis Robbertus dux r(ex) imp(erator) maxim(us) triumphator ex erario peculiari. En 1097, quand les croisés furent réunis à Constantinople, Bohémond leur proposa de s'emparer de la ville et d'y proclamer un empereur, comptant bien l'être lui-même. Il est probable que si on l'eût écouté, il eut mieux su comprendre les conditions de ce nouveau rôle que Baudouin de Flandres en 1204. De même qu'il se fit à moitié arabe et à moitié grec dans sa principauté d'Antioche, il aurait eu la souplesse et l'habileté de se faire, à Constantinople, assez byzantin pour asseoir son pouvoir et installer, d'une façon durable, une maison normande sur le trône des Basileis, ce qui n'eut pas été plus extraordinaire que l'avènement de tant de familles étrangères à l'hellénisme, qui ceignirent la même couronne, sans se mettre aussi maladroitement en lutte avec le sentiment national du peuple grec que les Latins de la IVe Croisade. C'est encore ce projet favori de sa famille que reprit le roi Roger de Sicile, dans la grande guerre contre Manuel Comnène, qui le rendit, en 1146, maitre pour un moment de toute la Grèce propre. Et il avait certainement une part à la tentative que Guillaume le Bon fit encore, quarante ans après, contre l'empire grec, sous prétexte de restaurer le jeune Alexis Comnène.

Au reste, Roger, le grand comte de Calabre et de Sicile, témoigna encore plus de propension et de bienveillance que son frère Robert Guiscard pour l'hellénisme du midi de l'Italie. C'était dans la logique des choses. La population grecque de langue et de religion formait la presque totalité de ses sujets de Calabre et une part considérable de ceux de Sicile, précisément la part chrétienne sur laquelle il devait s'appuyer pour tenir en échec l'élément musulman, tout en le traitant, lui aussi, avec ménagement. Roger admit de nombreux Grecs à sa cour, dans sa maison, parmi les capitaines de ses armées, comme le Sergios qui le trahit au siège de Capoue. En matière ecclésiastique, il partagea d'une manière égale ses libéralités et ses faveurs entre le clergé du rite latin, qu'il suivait lui-même et qui était celui de ses compagnons de conquête, et le clergé grec indigène. D'un côté, il appela en Calabre saint Bruno et ses disciples, et il fonda dans ses États les premières abbayes cisterciennes, qui y devinrent des foyers de latinisation. De l'autre, en Sicile et en Calabre, il fonda autant de monastères basiliens du rite grec que de monastères latins, les dotant magnifiquement et accordant aux hégoumènes de quelques-uns d'entre eux la qualité de barons au temporel. H multiplia les donations à ceux qui existaient antérieurement. Sur le seul territoire de Squillace, il agrandit, réorganisa et enrichit le monastère grec de Saint-Grégoire le Thaumaturge de Stalletti, et en fonda un nouveau, celui de Saint-Nicolas de Mariota.

Ce fut même à tel point que, pendant près de vingt ans, les évêques gréco-italiens se bercèrent de l'espoir d'attirer entièrement le comte Roger à l'Église orientale. Mais en 1096 et dans les années suivantes, pour obtenir en échange du Pape Urbain II la bulle qui lui accordait, à lui et à ses successeurs, le privilège exorbitant de jouir de l'autorité ecclésiastique de légats a latere, il enleva les évêchés de ses États à la juridiction du Patriarche de Constantinople pour les remettre, comme avant Léon l'Isaurien, sous celle du siège de Rome. Il ordonna en même temps qu'au fur et à mesure de l'extinction de leurs titulaires grecs, ces évêchés passeraient au rite latin, combla nt de faveurs toutes spéciales ceux des évêques qui consentirent à changer eux-mêmes immédiatement de rite. Les fidèles, les prêtres et les moines qui voulaient rester au rite grec étaient soumis à l'autorité spirituelle de l'évêque, désormais latin ; mais ils ne devaient pas être directement administrés par ce lui-ci ; on instituait un protopapas pour les diriger sous la surveillance de l'évêque ; enfin les garanties les plus sérieuses leur étaient données du maintien de leur rite, de leurs usages et de leurs droits. Cette série de mesures, dont Urbain II vint lui-même assurer l'exécution dans les Etats de Roger, donnait au latinisme la supériorité et la prépondérance en matière religieuse, comme le fait de la conquête les lui avaient assurées dans l'ordre politique ; mais elles ne détruisaient pas l'hellénisme, dont elles assuraient, au contraire, les conditions et l'existence. La nouvelle organisation ecclésiastique s'opéra, du reste, sans violence et à l'amiable. La soumission au Souverain Pontife, en consacrant le rite grec intact, comptait dans le clergé italo-grec des partisans ardents tels que l'archimandrite sicilien Neilos Doxopatrios, qui écrivit en grec son célèbre traité Des sièges patriarcaux pour glorifier l'œuvre de Roger et la justifier aux yeux de ses coreligionnaires. Les conditions de l'union de l'Église grecque d'Italie méridionale et de Sicile à l'Église de Rome furent, d'ailleurs, solennellement débattues, en 1099, au concile de Bari, où l'éloquence et la science théologique de saint Anselme amena les députés du clergé grec à confesser la même doctrine que les Latins sur la procession du Saint-Esprit, et où, en même temps, l'énergique revendication par les moines basiliens du droit de suivre leurs anciens usages, fit maintenir aux Gréco-Italiens le privilège, reconnu depuis à tous les Grecs Unis par le concile de Florence, de continuer à réciter le Symbole sans l'addition du Filioque. Enfin le clergé et les fidèles du rite grec voyaient une garantie contre les tendances que pourrait avoir là Papauté à les latiniser par l'interposition, entre eux et l'autorité du pape, de la suprématie de la couronne en matière ecclésiastique, établie dans une certaine mesure par la bulle d'Urbain II en faveur du comte Roger et de ses successeurs. Cette suprématie religieuse du souverain est une chose vers laquelle l'Église grecque a toujours eu une propension très marquée. Neilos Doxopatrios la proclame formellement dans son traité ; il soutient que la primauté papale dérive de ce que Rome était le siège de l'Empire. Aussi son livre, écrit pour justifier l'union et le retour à la juridiction romaine, n'en fut pas moins vu d'un fort mauvais œil par le Pape.

L'union de l'Église grecque de l'Italie méridionale et de la Sicile avec Rome, et sa soumission à la juridiction papale, ne rompirent pas, du reste, tout d'abord ses liens de relations fraternelles et intimes avec l'Église grecque d'Orient. Bien que l'entreprise de Michel Cérulaire eût dès lors succédé à celle de Photius, la rupture entre les deux moitiés de la chrétienté n'était pas encore consommée d'une manière définitive à la fin du XIe siècle et dans le XIIe. La tunique du Christ, malgré les efforts de l'esprit de division et de haine réciproque, n'était pas déchirée en deux parts. L'hostilité permanente et profonde, mais tantôt plus sourde et tantôt plus ouverte, entre les deux sièges de Rome et de Constantinople, n'avait pas encore creusé un fossé infranchissable entre les fidèles qui relevaient de l'un et de l'autre. Leurs rapports variaient suivant les lieux et les temps. Malgré la façon dont les malentendus et les préjugés réciproques allaient toujours en s'accentuant, la communion entre les deux Églises se maintenait encore sur bien des points. Les Croisades, où trop d'incidents contribuèrent à aggraver les malentendus et à soulever de part et d'autre de déplorables rancunes, virent aussi des manifestations bien significatives d'union entre Grecs et Latins sur le terrain religieux ; Telles furent les alliances matrimoniales contractées entre les princes Francs de la Syrie et la maison impériale de Byzance. Telle fut surtout la construction à frais communs de l'église de la Nativité à Bethléem par Amaury lei, roi de Jérusalem, et Manuel Comnène, empereur de Constantinople, qui y firent représenter dans les mosaïques de la nef les églises où s'étaient tenus les huit premiers conciles œcuméniques, représentations accompagnées de l'inscription, en latin et en grec, des décisions de ces conciles servant de base à la foi commune de l'Occident et de l'Orient. Il pouvait donc y avoir alors intercours, communion fraternelle, relations religieuses et intellectuelles entre les couvents de la famille de saint Basile dans l'Italie et dans la Grèce, bien que les premiers fussent soumis au Pape et les seconds au patriarche de Constantinople. Le schisme ne devint formel et irrémédiable qu'à la suite de la fatale, et, disons le mot, de la criminelle entreprise dans laquelle les Vénitiens entraînèrent la ive croisade, la détournant de la Palestine sur Byzance et dirigeant contre un empire chrétien les armes qui avaient été prises pour repousser les musulmans. C'est de 1204, de la prise de Constantinople par les Latins que date la séparation définitive du christianisme oriental d'avec le christianisme occidental. C'est alors que dans le cœur des Grecs, traités par les Latins comme des infidèles, germèrent les haines que la politique habile de Mohammed II sut raviver encore en 1453, haines contre le catholicisme et la papauté, que l'Occident catholique eut pu éteindre au XVe siècle s'il avait eu la générosité de porter secours, sans arrière-pensée, à Constantinople prête à succomber sous l'effort des Osmanlis.

Après la mort du grand comte Roger, son fils et successeur le roi Roger continua sa politique de bienveillance pour les Grecs de terre ferme et de Sicile. Cet élément de la population reçut même sous son règne de nouvelles recrues par la transplantation en Calabre et en Sicile des milliers de pris ormiers ramenés de la Morée et de la Livadie, et choisis avec soin parmi les ouvriers de métiers. On sait que ce furent ceux d'Athènes et de Thèbes qui introduisirent dans les États des Normands la culture du mûrier, l'élève des vers et la fabrication des étoffes de soie.

Aussi sous les deux Roger, c'est-à-dire pendant tout près d'un siècle, la littérature grecque, encouragée par la protection de ces princes, eut-elle dans l'Italie méridionale et dans la Sicile une floraison magnifique. La cour des princes normands rivalisait alors sous ce point de vue avec celle des empereurs de Constantinople. C'est, en effet, le temps où la poésie helléno-byzantine y était représentée par Eugène de Palerme, Constantin de Sicile, Roger d'Otrante et le Calabrais Jean Grasos. C'est le temps où brillent dans la littérature ecclésiastique Neilos Doxopatrios, dont nous venons de parler ; Prosper, évêque de Reggio, surnommé le Philosophe, théologien et historien renommé ; Théophanios Cérameus, archevêque de Taormine, dont on possède soixante-deux homélies grecques ; le diacre Amandos ou Adelphirios d'Atrani, historien, poète et auteur de la vie de saint Nicolas le Pèlerin ; Jean, archidiacre de Bari, qui a écrit la vie et les miracles de saint Nicolas de Myre, ainsi que l'histoire de la découverte des reliques de saint Sabin de Canosa. A la même époque la Sicile donne à Byzance Constantin Manassès, qui va se fixer à la cour des Comnènes et y compose une histoire byzantine en vers politiques.

Cependant, malgré la faveur des Roger, malgré ce développement littéraire qui atteste sa vitalité et sa culture, l'hellénisme italien, dépouillé de la suprématie par la conquête normande, perdait rapidement du terrain. De même que la vie de Cassiodore nous a fourni le tableau du Bruttium latin du VIe siècle et celle de saint Nil de Rossano le tableau de la Calabre grecque du Xe siècle, c'est dans la vie du bienheureux Jean Joachim de Flore, également rapportée pas nous plus haut, que l'on peut saisir sur le fait la marche progressive de la latinisation dans la région de la Sila, pendant le cours du VIIIe siècle. Il est vrai que, dans la région de l'Aspromonte, l'hellénisme se maintenait compacte à la même époque et résistait victorieusement aux influences qui cherchaient à l'entamer. Les établissements monastiques latins, fondés dans cette région, restaient isolés au milieu d'une population d'autre langue et d'autre religion. En 1217, la charte latine d'une donation faite au célèbre couvent de San-Stefano del Bosco, charte rédigée dans la ville de Stilo, se termine par ces mots bien curieux : Et quia latinum non potuimus habere scriptorem, Fr. Guilelmus, monacus S. Stephani, precepto D. Petri, venerabilis Abbatis predicti cenobii, et rogato nostro, paginam islam dictavit et scripsit. Ainsi, au commencement du XIIIe siècle, il ne se trouvait pas dans cette ville un seul notaire sachant écrire le latin. On possède aussi une sentence rendue en 1224, à Stilo, par le camerarius ou administrateur des finances de Calabre contre le baiulo de la ville, qui avait molesté les moines de San-Stefano del Bosco ; elle est rédigée en latin, mais toutes les signatures des témoins sont grecques.

Avec la mort du roi Roger finirent les jours heureux de la grécité de l'Italie méridionale. Sous Guillaume le Mauvais, l'effroyable répression de la révolte de la Pouille, cette desolatio Apulie, comme l'ont appelée les contemporains, dirigée par l'odieux favori du roi, Majone de Bail, fut marquée par une véritable persécution contre l'élément grec, et en particulier contre les moines de Saint-Basile. C'était la vengeance de l'appui que Manuel Comnène avait fourni aux insurgés et de l'accueil enthousiaste que la flotte impériale avait reçu dans les villes maritimes. Les moines grecs furent par centaines suppliciés ou transportés comme esclaves en Sicile. Beaucoup de leurs monastères furent détruits ; d'autres transférés à des ordres latins. C'est ainsi, par exemple, que le couvent basilien de Saint-Jacques, sur le territoire de Bari, fondé en 892 par l'archevêque Jean d'Otrante, sous l'empereur Léon de Philosophe, fut donné aux Olivétains, qui l'ont possédé jusqu'à nos jours.

Bientôt commencent, pour ces moines de Saint-Basile, qui avaient été les propagateurs de l'hellénisme en Italie et qui restaient les soutiens de sa vie et de sa culture, une série de tracasseries religieuses continuelles de la part du Pape et des prélats latins. La rupture des deux Églises étant devenue complète, à la suite de la prise de Constantinople par les Latins, le clergé grec du royaume de Sicile devint, par le fait même de son rite particulier, suspect de tendance au schisme. On résolut donc d'interdire ses relations avec le clergé d'Orient, de surveiller de près son enseignement pour y réprimer tout ce qui semblerait malsonnant, d'expurger ses bibliothèques des livres dangereux, de réviser sa liturgie pour la rapprocher du latinisme, enfin d'organiser une grande enquête sur les opinions de ses membres. C'est la mission dont le Pape Honorius III chargea, en 1221, l'évêque de Crotone et l'abbé de Grotta-Ferrata dans la Terre de Labour, la Pouille et la Calabre, et que Frédéric II leur laissa accomplir librement, parce qu'à ce moment il tenait encore à ménager le Saint-Siège. Plus tard, quand il fut entré en lutte ouverte avec la papauté, il témoigna beaucoup de faveur aux Grecs de ses États, comme en général à tous les éléments qui pouvaient sympathiser avec son hostilité pour le pontife de Rome. Sous son règne nous rencontrons encore deux poètes grecs d'un certain mérite dans l'Italie méridionale. Jean d'Otrante et George de Gallipoli, qui dédient leurs œuvres à Frédéric. Lui-même avait appris le grec ancien et le grec vulgaire, comme l'arabe ; il écrivait ces idiomes avec élégance et facilité, et il aimait à se servir du grec. Ainsi c'est dans cette langue qu'il rédigea l'inscription de l'anneau d'or passé aux ouïes du fameux brochet qu'il fit lâcher dans un lac voisin de Manheim : Je suis ce poisson que l'empereur Frédéric a fait jeter le premier dans ce lac, le 5 octobre 1230. Les constitutions de Frédéric II, promulguées à Melfi en 1231, furent publiées en grec en même temps qu'en latin, tant était alors considérable le nombre de ceux de ses sujets qui, sur le continent et dans l'île, ne parlaient et ne comprenaient que le grec.

Cependant, malgré cette faveur personnelle du prince, l'avènement de la maison de Souabe et surtout le règne de Frédéric II marquèrent la date où la décadence définitive de l'élément grec, submergé par l'élément italien, se précipita dans le royaume de Sicile. Ce royaume fut dès lors trop mêlé aux affaires et à la vie du reste de l'Italie pour qu'une nationalité distincte pût s'y maintenir. Dans l'acharnement que la Papauté mettait à abattre la dynastie de Souabe, elle avait outrepassé le but si bien défini de ses premières luttes contre l'Empire, et, après avoir éveillé la vie nationale de Malle, en l'armant contre les Allemands, elle combattait ses véritables intérêts. Aussi, par une révolution qu'il importe de ne pas, oublier lorsqu'on veut juger les événements de l'histoire d'Italie au XIIIe siècle, ce n'étaient plus alors les Guelfes, comme dans les deux siècles précédents, c'étaient les Gibelins, au contraire, qui portaient le drapeau de la cause nationale. Frédéric H, une fois que ses affaires eurent été ruinées en Allemagne, devint le promoteur et le précurseur de l'unité italienne, et ce rôle fut encore plus celui de Manfred, avec qui l'indépendance de l'Italie succomba pour six siècles sur le champ de bataille de Bénévent. Devenu ainsi la tête et le cœur de la vie nationale de l'Italie, le royaume sicilien commença par se transformer lui-même, et, de la mosaïque de nationalités diverses qu'il avait été jusqu'alors, se et franchement et complètement italien.

C'est à ce moment que, signe éclatant de cette transformation, la poésie italienne prit naissance dans le royaume de Sicile, en même temps qu'y déclinait la poésie grecque, florissante au temps des Roger.

. . . . . . . . . . . . . . . I Siciliani

Che già fur primi, e quivi eran da sezzo,

a dit Pétrarque. Ciullo d'Alcamo, le poète lauréat de la cour de Frédéric H, rivalisait par ses vers italiens avec le talent des poètes provençaux, quand rien ne présageait encore en Toscane l'approche d'un semblable éveil. Manfred lui-même fut poète en italien, et poète d'un véritable talent. Pendant ses séjours à Barletta, il aimait à parcourir les rues de la ville en chantant des strombuotti, strophes rimées de huit vers, chacun de onze syllabes, qu'il se plaisait à composer. Sa cour, que les Guelfes appelaient un foyer de corruption, était le rendez-vous de tous les poètes que comptait alors l'Italie, et des plus hab iles musiciens de France et d'Allemagne, aussi bien que de la péninsule. Souvent, dans ses promenades nocturnes, il se faisait suivre par deux Siciliens qui excellaient à chanter des romances. La poésie en langue vulgaire, telle qu'elle était alors dans ses premiers balbutiements, célébrait exclusivement l'amour, et restait étrangère à la politique, aux événements qui mettaient toute l'Italie en feu. Pendant que le chef de l'Église appelait des étrangers à la conquête du royaume sicilien, qu'il lançait l'excommunication sur le fils de l'empereur et poussait les peuples à la révolte ; que, dans le nord, Ezzelino da Romano trouvait à peine assez de bourreaux pour tuer ses victimes, les poètes de la cour de Manfred et Manfred lui-même chantaient, avec une exagération toute méridionale, les désirs des amants, les rigueurs des belles, et ces théories de l'amour chevaleresque qui nous, paraissent bien peu en rapport avec l'état de violence de la société italienne au moyen âge.

 

XI

Dans les conditions où se trouvait ainsi l'hellénisme de l'Italie méridionale, de la Calabre et de la Terre d'Otrante, suivant une voie progressive de décadence et d'extinction, la conquête brutale de Charles d'Anjou ne pouvait manquer de lui porter le dernier coup. Les Grecs de ces contrées avaient été chauds partisans de Frédéric II et de Manfred ; ils furent traités en conséquence. Le clergé de rite grec fut livré sans protection aux effets des malveillances romaines. Les monastères de l'ordre de Saint-Basile qui étaient ses foyers de vie et de lumières, se virent en butte à des vexations de tout genre, soumis à une inquisition constante et tracassière, dont l'étroitesse d'esprit n'était égalée que par sa minutie. Les études, entravées de toute façon, y devinrent impossibles, et bientôt l'ignorance la plus complète y régna. C'était le but que l'on poursuivait comme pouvant mieux que tout autre faciliter la latinisation ecclésiastique du pays, à laquelle le Pape et les évêques travaillaient activement. Et pourtant, ce clergé monastique grec, que l'on s'étudiait systématiquement à abaisser, à contrecarrer, à réduire à la misère et à l'ignorance, donnait d'admirables exemples de vertu et de piété ; on n'avait aucun reproche grave à lui adresser. Au contraire, tous les historiens ecclésiastiques du royaume de Naples proclament qu'alors, dans leur état d'abaissement, comme dans l'âge de fer des IXe et Xe siècles, les Basiliens demeurèrent absolument irréprochables dans leurs mœurs, dans leur doctrine, dans l'observance fidèle de leur règle, et qu'aucun de leurs monastères ne tomba dans cette corruption qui n'était que trop fréquente chez les couvents latins, plus riches et plus favorisés.

Au XIVe siècle, beaucoup des localités où se conserve encore l'usage du rite grec ont abandonné le parler hellénique pour l'italien et ne comprennent plus leur langue liturgique. Dans la Calabre, au nord de l'isthme de Squillace, les bourgs et les villages où l'on parle encore grec ne forment plus que des îlots isolés au milieu de populations de langue italienne. Dans les actes privés qui y sont alors rédigés ; la langue est profondément corrompue, envahie par une multitude de mots italiens. Ce qui se présentait, au contraire, dans les diplômes de la fin du XIe siècle et du commencement du XIIe, c'étaient des mots français introduits par les conquérants sortis de la Normandie, et grécisés. Tels sont phion pour dire fief — l'italien a aussi emprunté flo au français, comme doublet de feudo, pris du latin —, ancouman depsis tiré du verbe encomander. Il y aurait même à ce point de vue toute une étude intéressante à faire des chartes grecques de la période normande, pour les philologues qui s'occupent de l'histoire de notre ancienne langue française.

Cependant, au commencement du siècle, surie versant de l'Aspromonte, du côté de la mer Tyrrhénienne, autour de Tropea et de Nicotera, et surtout de Palmi, de Seminara et de Sinopoli, dans un canton où le grec resta d'usage gérai jusqu'à l'entrée du XVIIe siècle, il y avait un noyau de population hellénique resté intact. Les monastères y étaient florissants et la tradition des fortes études s'y maintenait. C'est de là que sortit Léontios Pilatos, le maitre de grec de Boccace, fondateur de l'enseignement de cette langue à Florence et auteur de la première traduction latine des poèmes homériques. C'est là aussi que fut élevé le moine Barlaam, natif de Seminara, qui joua un si grand rôle dans les querelles théologiques de l'empire grec et enseigna son idiome natal à Pétrarque. Écrivain d'un atticisme très remarquable pour son époque, mathématicien, théologien de la science la plus vaste, métaphysicien profond et d'une singulière hardiesse (c'est toujours le trait propre des Calabrais), Barlaam est une des plus puissantes et des plus originales figures de l'hellénisme du XIVe siècle. Mais c'était un caractère inquiet et peu honorable, et surtout un esprit extraordinairement versatile : tantôt, à Constantinople, défenseur attitré de l'orthodoxie orientale contre les erreurs des Latins, tantôt, à la cour papale d'Avignon, dénonçant au. Souverain Pontife les hérésies des Grecs ; tantôt novateur téméraire autant qu'on pouvait l'être dans son siècle, tantôt ultra-conservateur comme le plus scolastique des moines de Byzance. Après avoir quitté la patrie italienne pour aller en Étolie se perfectionner dans les sciences ecclésiastiques grecques, après s'être fixé à Constantinople en 1327, y avoir été le protégé de Jean Cantacuzène, avoir obtenu l'hégouménat d'un des principaux monastères de la ville et avoir été chargé d'une grande mission diplomatique en Occident, Barlaam quitta cette ville en 1341, outré de colère de l'issue, peu flatteuse pour son amour-propre, que venait d'avoir sa fameuse querelle avec Georges Palamas et les moines du mont Athos, au sujet de la lumière incréée du Thabor. Rompant avec éclat avec les Orientaux, le moine calabrais de l'ordre de Saint-Basile vint se fixer à Naples, où le roi Robert le Sage le combla d'honneurs et le mit à la tête de sa bibliothèque. Il écrivit alors des pamphlets théologiques contre l'Église de Constantinople, comme auparavant il en avait écrit contre l'Église de Rouie ; il y prouvait la procession du Saint-Esprit, du Père et du Fils, après avoir prouvé dans ses traités antérieurs qu'il procédait du Père seulement. Le Pape Clément VI récompensa la palinodie de Barlaam en le nommant, en 1342, évêque de Gerace. C'est là qu'il mourut, encore dans la force de l'âge, en 1348, et eut pour successeur, dans son évêché, un autre moine basilien, de naissance orientale cette fois, qui n'avait pas donné moins de gages à la cause romaine, Siméon de Constantinople. L'évêché de Gerace, comme nous le montrerons au chapitre de cette ville, resta de rite grec jusqu'en 1472. Vers le temps où florissait Barlaam, Jean Couropalatis faisait venir à grands frais, à Constantinople, le moine calabrais Aspasios, pour servir de précepteur, dans les lettres latines, à son fils Constantin Harménopoulos, ce qui suppose que ce moine était célèbre par son érudition égale dans les deux langues grecque et latine.

Les noms que je viens de rappeler sont les derniers dont la grécité calabraise puisse se parer. Le foyer qui les avait produits s'éteignit lui-même bientôt. L'ignorance envahit tout, et la nationalité gréco-italienne marcha de plus en plus vers une fin obscure. En 1370, le Pape Urbain V se préoccupa de l'état de décadence intellectuelle où étaient tombés les moines basiliens de l'Italie et de la Sicile et de l'altération de leurs livres liturgiques. Il confia à l'archevêque d'Otrante la mission de réveiller chez eux quelques études et de rechercher le texte authentique de la règle de saint Basile. La Papauté entrait à leur égard dans une voie plus libérale et plus généreuse, en même temps qu'elle se préoccupait de ramener à l'union l'Eglise d'Orient. Elle comprenait, mais trop tard, de quelle utilité eût pu lui être pour cette œuvre un clergé grec instruit, versé dans les traditions de son rite et en même temps attaché à l'unité catholique, tel qu'elle eût pu l'avoir en Calabre et en Sicile, si l'on s'était conduit autrement à l'égard de celui de ces contrées. Mais c'était dès lors un cadavre que l'on cherchait à galvaniser. Urbain V échoua dans sa tentative et après lui Martin V. Au lendemain du Concile de Florence, le grand cardinal Bessarion décrivait ainsi l'état où en étaient venus ses frères en saint Basile, dans l'Italie méridionale : La plupart des moines des couvents basiliens de l'Italie, ignorants de la langue grecque, en tant qu'Italiens, et fils de pères qui parlent un idiome latin, ne savent pas même lire l'alphabet de Saint-Basile. D'autres, qui ont appris à lire le grec, font des fautes à chaque mot à la lecture et ne comprennent pas le sens de ce qu'ils lisent. Enfin il n'y en a qu'un très petit nombre qui, un peu mieux instruits, entendent que bien que mal les leçons. Mais aucun de ces moines ne comprend complètement le grec, d'où suit qu'aucun d'eux ne sait bien et ne peut vérifier sur le texte les canons et les règles auxquels ils sont soumis, règles portées par leur grand instituteur et' qui doivent diriger le gouvernement de leur sainte vie. On croirait lire une description des moines actuels de Grotta-Ferrata et de ce qui reste de clergé grec-uni dans l'ancien royaume de Naples, pauvres gens aussi ignorants que respectables, qui, par manque de connaissances, commettent à chaque instant les plus étranges fautes de liturgie, prennent des cérémonies latines d'introduction récente chez eux pour de vieux usages grecs qu'ils auraient mieux conservés que les Orientaux, et dont la plupart lisent péniblement, sur un imprimé en caractères latins, les prières grecques qu'ils ne comprennent plus.

Cependant Bessarion, demeuré passionnément grec malgré son adhésion au catholicisme, s'efforça, par le plus noble sentiment de patriotisme national et religieux, de faire revivre, en le relevant intellectuellement, l'hellénisme calabro-sicilien. Et, certainement, si quelqu'un avait été capable de réussir dans cette tâche, t'eût été lui. Grâce à ses persévérants efforts, le Pape Calliste III et le roi Alphonse s'entendirent pour fonder à Messine des écoles et une académie grecques, destinées à l'instruction du clergé, et même des laïques de rite grec de la Terre d'Otrante et de la Sicile. Il voulait en faire à la fois un instrument de relèvement pour les derniers débris d'une Église qui avait eu ses gloires et dont la fondation était liée au souvenir de l'héroïque résistance de l'orthodoxie aux iconoclastes, un centre d'enseignement de la langue et de la littérature des Hellènes pour l'Italie et l'Espagne, et un foyer où se conservât, presque aux portes de la Grèce, asservie à ce marnent parles musulmans, la tradition des grandes études, d'où elle pût rayonner de nouveau sur l'Orient, en y réveillant la nationalité hellénique. Bessarion lui-même, venu à Messine comme abbé commendataire du monastère ; basilien du Sauveur, ne dédaigna pas de professer en personne dans récole dont il avait été le fondateur. Le célèbre Constantin Lascaris, fugitif de Constantinople prise par Mohammed II, devint son successeur dans la chaire de Messine, après avoir passé quelques années à Milan et à Rome. Il y professa le grec avec le plus grand éclat, de 1462 à 1493, année où il mourut. Ses leçons, du reste, ne paraissent pas avoir beaucoup profité aux Grecs de la Calabre et de la Sicile ; car le seul Basilien calabrais dont le nom soit connu dans la littérature grecque du XVe siècle, le moine Angelos ou Ange de Calabre, ayant été élevé en 1463 à l'évêché de Martorano, doit nécessairement avoir été l'élève de Bessarion, et non de Lascaris. Mais les leçons de celui-ci eurent une influence considérable sur la Renaissance italienne, en groupant autour de lui de nombreux élèves de toutes les parties de l'Italie, entre autres Bembo, qui dans ses lettres et dans son dialogue sur l'Etna, vante l'éloquence de Lascaris, son goût exquis pour les arts et sa philosophie sublime, disant de lui : Nihil sene humanius, nihil sanctius.

On possède quelques lettres de Constantin Lascaris, écrites pendant son professorat à Messine. Elles respirent toutes les amertumes de l'exil et le plus poignant regret de la patrie perdue. L'avarice des princes, écrit-il à Giovanni Pardo, a relégué dans la Calabre Théodoros[3], élevé si haut dans l'étude de la philosophie. Elle a fait fuir Andronicos, fils de Callistos, jusque dans les Iles Britanniques[4], où il est mort sans amis. Elle a forcé Dêmêtrios[5] de retourner dans sa patrie, pour vivre esclave des Barbares. Je ne parle pas de mon maitre Argyropoulos, qui souffre la pauvreté dans Rome et vend successivement ses livres. Rome n'est plus. Ils n'existent plus ces grands citoyens de Rome qui aimaient également les lettres latines et les lettres grecques. Elle n'est plus cette Naples, colonie de Chalcis et d'Athènes, gymnase de l'éloquence grecque, où les Romains accouraient pour s'instruire. Tout est changé. Préoccupé de ces pensées et d'autres semblables, je demeure ici, les yeux attachés sur la mer, sur Charybde et Scylla, et sur ce périlleux détroit. Je m'afflige de rester en ce lieu ; je gémis de ne pouvoir m'embarquer ; je ne sais que faire ni dans quelle terre aller.

Lascaris mort, son œuvre et celle de Bessarion fut abandonnée. On ne fit plus rien de sérieux pour réveiller et pour maintenir l'esprit de l'hellénisme chez les Grecs de Calabre et de Sicile, chez qui, dans le cours du XVIe siècle, achevèrent de périr les derniers vestiges de leur langue. Même la belle bibliothèque de Constantin Lascaris, qui lui avait servi dans son enseignement et qu'il avait léguée à la ville de Messine, en fut enlevée par les Espagnols. Elle est aujourd'hui presque entière à Madrid, et nous la connaissons par le savant catalogue d'Yriarte. Plusieurs ouvrages, transcrits de la main même de Lascaris, y portent des épigraphes qui rappellent quelques détails curieux ou témoignent de quelque noble sentiment. Sur une belle copie de la Politique d'Aristote, on lit ces mots : Louange à Dieu, auteur de tout bien ! Ce livre est le travail et la propriété de Constantin Lascaris, de Byzance, et après lui de quiconque saura le comprendre. Les manuscrits d'Hérodote, de Thucydide, d'Euripide, de Sophocle, de Platon, etc., portent diverses notes relatives au séjour de Lascaris en Italie et en Sicile. Un abrégé d'histoire universelle, demeuré inédit, que Lascaris avait conduit jusqu'à la prise de Constantinople, se termine par le récit de la mort de l'Empereur et par ces paroles touchantes : Avec lui périt la royauté des Romains, et la liberté, et la civilisation, et les sciences, et tout ce qu'il y a de bon.

Aujourd'hui l'on parle encore grec dans quelques localités de la Calabre et de la terre d'Otrante. Mais ce ne sont pas les descendants de ceux dont cette langue était l'idiome, national au temps des Byzantins et des Normands ; ce sont les petits-fils de colonies de réfugiés de la Grèce, venus chercher un asile en Italie après la conquête turque. Nous les retrouverons à Bova et nous les étudierons à propos de ce bourg, qui est leur chef-lieu dans la Calabre.

 

XI

Nous nous sommes laissé entrainer à jeter un coup d'œil d'ensemble sur l'origine, le développement et les vicissitudes de l'hellénisme calabrais. Ceci nous a mené fort loin de Squillace. Il faut maintenant y revenir, pour achever de résumer ce que l'on sait de l'histoire de cette ville.

Comme Crotone, Squillace paraît être parvenue, grâce à sa forte position, à l'énergie de ses habitants, et sans doute aussi à sa situation un peu éloignée de la mer, à se mettre à l'abri des ravages des Sarrazins au IXe et au Xe siècle. Du moins, dans aucune chronique authentique, ni italienne, ni byzantine, ni arabe, il n'est question d'une prise ni d'un pillage de cette ville. Les histoires au sujet d'un établissement des musulmans à Squillace, persistant pendant un demi-siècle, ainsi que des exploits de son chef Olcbec ou Usbec, histoires accueillies par quelques écrivains italiens, n'ont pas d'autre source que les fausses chroniques forgées par Pratilli, et l'on ne doit pas en tenir compte. En réalité, les habitants de Squillace, à l'abri de leurs remparts, virent passer à leurs pieds, sans en être atteints autrement que parla dévastation de leurs campagnes, le flot des 'principales invasions musulmanes, les armées qui, débarquées à Reggio, marchaient vers le nord et s'avançaient jusque du côté de Tarente, toutes les fois du moins que ces armées prenaient, comme celle d'Othon II en sens inverse, la route du littoral de la mer Ionienne, au lieu de se diriger par Seminara, Nicotera, Monteleone et Cosenza.

Nous lisons dans la chronique de Lupus Protospatharius qu'en 1044 Guillaume Bras-de-Fer fit une pointe en Calabre avec Guaymar, prince de Salerne, que les Normands, à ce moment, avaient reconnu pour leur suzerain féodal. Ils s'emparèrent de Squillace et y construisirent au-dessus de la ville, sur le sommet de la hauteur, le château-fort qui fut nommé Stridula. La ville revint au bout de peu de temps aux mains des Grecs, et ce fut seulement en 1060 que Roger parvint à s'en rendre définitivement maitre, quelques mois après la reddition de Reggio à Robert Guiscard. Au partage de la Calabre entre les deux frères, qui eut lieu en 1062, Squillace fut mise dans le lot du comte Roger, lequel vint fréquemment y résider.

L'évêché de cette ville fut au nombre de ceux que Roger fit les premiers passer au rite latin. L'évêque Theodoros Mesimerios, qui assista en 1093 à la consécration de l'église de Sancta Maria de Turre, érigée tout auprès de l'ermitage de saint Bruno à San-Stefano del Bosco, lieu compris dans le diocèse de Squillace ; qui en 1095 accorda au même saint Bruno de nombreux privilèges temporels et spirituels par un acte en double texte, grec et latin ; cet évêque était grec de rite et de nation. Mais il mourut en 1096, et le comte Roger profita de cette occasion pour opérer sans difficulté et sans secousse le changement de rite. Le premier évêque latin de Squillace fut Jean, fils de Nicéphore, doyen de l'église de Mileto. Le grand comte accorda des richesses considérables et des privilèges étendus à l'évêché ainsi transformé, lesquels-privilèges furent confirmés en 1145 par son fils, le roi Roger, lors de la révision générale qu'il fit faire de tous les diplômes de concessions princières octroyés avant lui. En même temps, pour atténuer le mauvais effet de cette mesure sur la population toute grecque de la ville, le comte Roger enrichissait et développait le monastère grec de Saint-Grégoire de Stalletti et fondait celui de Saint-Nicolas de Mariota. De l'année 1096 est encore un diplôme latin, conservé aux archives de Naples, diplôme par lequel Roger gratifie le normand Armenfroi, son chapelain, abbé du monastère latin de - Saint-Mathieu, récemment fondé, de la concession de cent quarante-neuf vilains du domaine royal, dont les noms, tous grecs, sont énumérés dans l'acte, avec leurs familles. Ils sont divisés en quatre groupes : trente-neuf familles du district de Squillace ; soixante des districts de Stilo et de Castelvetere (alors appelé en grec Castron Alarou) ; trente-six du district de Squillace, dont les chefs, cette fois, sont presque tous prêtres ou fils de prêtres ; quatorze enfin, du district de Squillace encore, qui doivent, à la mort d'Armenfroi, passer en la possession de l'évêque de la ville.

En 1113, nous voyons tenir à Messine, par la comtesse régente Adélaïde, un parlement féodal des barons du comté de Calabre et de Sicile. L'histoire n'en mentionne qu'un petit nombre d'autres, celui de Salerne, en 1129, où la couronne royale fut décernée au jeune Roger, et celui de Palerme, en 1130, où il fut couronné ; quant à celui que le grand comte Roger avait tenu à Mazara, pour régler la question des dîmes ecclésiastiques de la Sicile, on en ignore la date. Le parlement de 1113 eut entre autres objets les affaires de l'évêché de Squillace. Trois ans auparavant, Adélaïde avait donné à l'évêque Pierre et à ses successeurs, à titre de fief noble, La Roccelletta (appelée en grec hî Ronkella toû Skillakos), où se trouvait un monastère basilien administré par l'hégoumène Gerasimos. Le diplôme latin original de cette donation est conservé aux archives épiscopales de Squillace, et a été publié par Ughelli, En outre, la même donation est mentionnée, avec une platea de l'état des vilains du fief, dans le visa grec ajouté en ne au bas d'un des plus célèbres diplômes du grand comte Roger. C'est la charte latine, rédigée à Mileto en na, par laquelle le comte donne à saint. Bruno, pour son monastère de San-Stefano del Bosco, comme esclaves et vilains, servi et villani, cent douze des soldats de race grecque composant la compagnie du capitaine Sergios, qui avait comploté de le livrer à l'ennemi lors du siège de Capoue. C'est à la fois le châtiment de leur trahison et le paiement de la dette de reconnaissance dont Roger se considérait somme lié envers Bruno, pour la vision miraculeuse dans Laquelle le fondateur des Chartreux lui était apparu la nuit dans sa tente, lui révélant le complot qui le menaçait. La charte dit que tous ces hommes avaient été levés dans le district de Squillace et de Soverato.

L'année 1133 nous fournit encore un diplôme des archives de Naples, relatif à l'histoire de Squillace. C'est celui par lequel Donato, évêque de cette ville, confirme à Sicrio, abbé du couvent de Sancta Maria de Turre, les libertés qui avaient été accordées à son monastère par le comte Roger, d'accord avec le Pape Urbain 11. Jonas, archimandrite du couvent basilien situé dans Squillace même, signe en grec parmi les témoins de ce diplôme latin.

Quand, en 1296, Roger de Loria vint en Calabre avec Frédéric d'Aragon, roi de Sicile, pour enlever le pays à Charles II d'Anjou, il s'empara de Squillace, succès qui fut considéré comme important au début de la campagne. Mais la retraite de l'armée sicilienne et aragonaise hors du continent italien suivit de près, rendue nécessaire par la rupture violente qui avait éclaté, au siège de Crotone, entre l'amiral et le jeune roi.

A la fin du XIIIe siècle, la seigneurie de Squillace fut érigée en comté et concédée à Bertrand de Baux, auteur de la branche de cette illustre maison provençale qui s'établit au royaume de Naples. Bertrand de Baux était aussi comte de Montescaglioso et d'Andria ; il épousa Béatrix, fille du roi Charles II d'Anjou et veuve d'Azzone VIII, marquis d'Este et de Ferrare. Le comté de Squillace, peu avant la fin du XIVe siècle, était venu en héritage à Marino Francesco Ruffo de Martano, prince de Rossano. Les mesures de répression de la Conjuration des barons firent revenir ce comté à la couronne, en 1485, par voie de confiscation, et le roi Ferdinand, l'érigeant en principauté, la donna à son second fils Frédéric, avec plusieurs autres seigneuries confisquées sur Luigi Caracciolo, comte de Nicastro, et Antonio Centiglia, marquis de Crotone.

Lors de la conquête éphémère du royaume de Naples par Charles VIII, Squillace se soumit d'abord sans résistance aux Français de Stuart d'Aubigny. Mais le cœur de ses habitants était resté attaché à la maison d'Aragon. Ils furent des premiers à se soulever à la nouvelle du débarquement du roi Ferdinand II à Reggio ; et après la première bataille de Seminara, gagnée par le général français, dans les quelques mois où la situation de Gonzalve de Cordoue, qui commandait pour Ferdinand dans le midi de la Calabre, demeura extrêmement critique, Squillace fut, avec Reggio, l'une des rares places sur lesquels le grand capitaine s'appuya pour soutenir une guerre de postes contre Stuart d'Aubigny. En 1497, le roi Frédéric, devenu maître de tout son royaume, donna la principauté de Squillace, dont il avait porté le titre jusqu'à son avènement, à Goffredo Borgia, comte de Cariati, le quatrième des fils naturels du Pape Alexandre VI et de Vanozza, qui avait épousé, en 4494, Sancia, bâtarde du roi Alphonse II. La possession de la principauté lui fut confirmée en 1502, au nom de Ferdinand le Catholique, par Gonzalve de Cordoue, quand il s'empara de la Calabre pour le monarque espagnol. Un village voisin de Squillace, et qui dépendait de sa seigneurie, porte encore aujourd'hui le nom de Borgia, monument du passage de la principauté entre les mains de cette famille. De la descendance de Goffredo Borgia, éteinte au commencement du XVIIe siècle, la principauté de Squillace vint à celle de son frère aîné, le duc de Gandia. C'est ainsi que Francisco de Borgia, fils du commandeur d'Azuaga et petit-fils de saint François de Borgia, lequel fut vice-roi du Pérou sous Philippe III, portait le titre de prince de Squillace, ou, comme on disait à la cour d'Espagne, principe de Esquilanche. Il a imprimé diverses poésies espagnoles, entre autres un poème héroïque assez étendu sur l'établissement de la maison d'Aragon à Naples, intitulé Napoles recuperada por el rei D. Alonso (Saragosse, 1651). Sans être un poète de premier ordre ce grand seigneur, qui était arrière-petit-fils d'un Pape, et du plus criminel qui ait jamais souillé la chaire de Saint-Pierre, et petit-fils d'un général des Jésuites qui fut un grand saint, a su, mieux que la plupart de ses contemporains, se préserver des ridicules boursouflures du gongorisme. Comme vice-roi du Pérou, il se montra un administrateur fort habile. C'est lui qui fonda, sur les bords du Maragnon, une ville de Borja, comme ses prédécesseurs de la même famille dans la principauté de Squillace avaient fondé la localité calabraise de Borgia. Le passage du titre de prince de Squillace, non dans la branche de la famille Borgia établie à Velletri, mais dans la maison de Sansevero, son extinction dans le XVIIIe siècle, enfin l'érection d'un marquisat de Squillace pour Leopoldo di Gregorio, faite en 1744 par le roi Charles III de Bourbon, sont des faits qui intéressent médiocrement l'histoire.

Zavarroni enregistre les noms d'un certain nombre de littérateurs nés à Squillace, et presque tous gens d'église. Ils sont de la plus complète obscurité. Sous ce rapport, Squillace n'a pas été aussi féconde que Stilo, où nous rencontrerons les grands noms de Sirleto et de Campanella. Le premier, du reste, tient aussi à Squillace, puisque le fameux cardinal Guglielmo Sirleto en a été évêque, et après lui trois de ses neveux. Mais, parmi ses enfants, Squillace a dû une illustration toute moderne aux deux frères. Pepe, dont le nom est resté profondément populaire en Calabre, où leur portrait se rencontre dans presque toutes les maisons.

La famille Pepe, inscrite au Livre d'or de la noblesse de Messine, était fort ancienne. Établie à Squillace, son domaine patrimonial était celui de la Coscia di Stalletti, emplacement de l'antique Monasterium Vivariense de Cassiodore. C'est là que naquit, en 1780, l'aine des frères qui ont rendu ce nom célèbre, Florestano Pepe. Il sortait, en. 1798, du collège militaire de l'Annunziatella, à Naples, avec le grade de sous-lieutenant au régiment de Bourbon, quand fut proclamée la République Parthénopéenne. Embrassant avec ardeur la cause libérale, il servit dans les troupes de la république et fut fait successivement lieutenant et capitaine sur le champ de bataille, dans les derniers combats soutenus par son gouvernement expirant. Après la défaite, il parvint à éviter les prisons royales et à gagner la France sain et sauf. Il s'engagea dans la légion italienne formée par le premier Consul, et qui prit part à la campagne de Marengo, puis continua à servir avec distinction dans l'armée française jusqu'en 1806, qu'il rentra dans son pays à l'avènement du roi Joseph. Nommé adjudant-général en 1809, il fut fait chef d'état-major de la division napolitaine envoyée à l'armée d'Espagne, et se distingua par sa bravoure et ses talents dans les campagnes de Catalogne, en 1810 et 1811, sous les ordres des maréchaux Macdonald et Suchet. Ils le recommandèrent d'une manière toute spéciale à Murat, qui le nomma général de brigade et l'emmena avec lui à l'expédition de Russie. Florestano Pepe y prit une part glorieuse aux combats de géants dans lesquels les Napolitains, transportés au milieu des neiges et des glaces, si loin de leur beau climat natal, montrèrent par leur héroïsme que le roi Joachim avait su faire d'eux, chose qu'on n'eut pas cru possible, de dignes émules des soldats français. Quand les débris désorganisés de la grande armée atteignirent, après d'épouvantables souffrances, la frontière de Prusse, Pepe prit le commandement d'une division de cavalerie napolitaine restée en réserve dans ce pays et couvrit avec elle la retraite des troupes qui gagnèrent Dantzig. Enfermé dans cette place en 1813, il fut un de ceux qui, dans le dernier conseil de guerre tenu avant la capitulation, soutinrent le plus énergiquement, sans parvenir à le faire prévaloir, l'avis de tenter de se faire jour l'épée à la main au travers des ennemis, pour essayer de rejoindre à Hambourg le maréchal Davout. Dantzig rendu, Florestano Pepe allait être emmené prisonnier en Russie, lorsque les arrangements séparés de Murat avec l'empereur Alexandre lui rendirent la liberté et lui permirent de rentrer en Italie. Il y fut employé à comprimer, en 4814, un commencement d'insurrection bourbonienne dans les Abruzzes, fomenté par les Autrichiens et les Anglais. L'année suivante, Murat, grisé par le spectacle du succès du retour de Napoléon de l'ile d'Elbe, déclarait imprudemment la guerre à l'Autriche pour l'affranchissement de l'Italie et lançait de Bologne la fameuse proclamation, rédigée par le généreux Rossi, où, pour la première fois, en appelant les Italiens aux armes, il leur était parlé de l'unité nationale de leur patrie. Mais bientôt après, forcé de se replier de la ligne du Pô sur les Marches, le beau-frère de Napoléon y perdait la bataille de Tolentino. Cette journée, aussi fatale à la France qu'à l'Italie, fut honorable pour les troupes napolitaines, qui y firent la plus belle résistance aux Autrichiens, supérieurs en nombre, bien qu'elles n'eussent plus leurs cadres français des précédentes campagnes. Florestano Pepe y déploya une vigueur intrépide et Murat, bon connaisseur en fait de courage, le fit général de division sur le champ de bataille. Mais l'armée défaite, obligée de battre précipitamment en retraite, se débanda, et Murat, désespéré s'enfuit en France. Après son départ, Pope resta seul commandant à Naples jusqu'à l'entrée des Autrichiens, qui restaurèrent les Bourbons.

Le roi Ferdinand reconnut son grade, mais ne lui donna aucun emploi. Bientôt même la police, le tenant pour suspect, l'invita à quitter Naples et lui interdit en même temps le séjour de Squillace, sa ville natale. C'est alors qu'il acheta la villa de l'archevêque Capece-Latro, à la porte de Tarente, et y fixa sa résidence. Lorsque survint la révolution constitutionnelle de 1820, dont son frère Guglielmo fut un des principaux chefs, Florestano Pepe prévit quelle en serait l'issue et la désapprouva franchement comme imprudente et prématurée. C'était d'ailleurs un soldat, qui ne voulait pas s'occuper de politique. Mais quand le gouvernement libéral fit appel à son épée pour le service du pays, il n'hésita pas à la lui consacrer. On l'envoya pour soumettre Palerme insurgée ; mais la capitulation qu'il accorda à cette ville ne fut pas agréée sous le rapport politique par le Parlement napolitain, qui l'annula tout en décernant des éloges au général. Celui-ci, blessé d'un tel désaveu, renvoya au roi Ferdinand la croix de l'ordre de saint Ferdinand, qui venait de lui être décernée et le brevet de pension qui l'accompagnait. Cependant, les Autrichiens approchant pour envahir le pays, il accepta de servir de nouveau sous les ordres de son frère Guglielmo, comme chef d'état-major de l'armée qui allait tâcher de les arrêter. Après l'entrée des Autrichiens, Ferdinand, restauré dans son pouvoir absolu, le destitua de tous ses emplois et l'interna sous la surveillance de la haute police. Il vécut dès lors en particulier et ne voulut plus à aucun prix rentrer dans la vie publique. En 1848, il refusa la pairie et le rétablissement dans le service actif, que lui offrait le gouvernement constitutionnel. Il demeura étranger à toutes les agitations de cette année, se tenant obstinément dans la retraite, où il mourut à Naples, en avril 1851.

Le second frère, Guglielmo Pepe, a fait plus parler de lui dans le monde que Florestano ; mais c'est une figure moins pure. Florestano avait tenu à rester un militaire, esclave de son devoir professionnel et ne connaissant pas autre chose, même quand il était injustement persécuté par la police d'un gouvernement aveugle et étroit. Guglielmo, général aussi, se fit homme politique et agitateur ; il crut servir la liberté par des insurrections militaires à l'espagnole, sans comprendre ce qu'elles ont de funeste et l'impossibilité d'en faire sortir le règne des lois. Les nombreux écrits qu'il a publiés pour justifier et glorifier sa conduite dans les révolutions auxquelles ils se sont trouvé mêlé, respirent un patriotisme sincère, ardent et convaincu, mais révèlent en même temps une vanité poussée à l'excès, qui éloigne la sympathie, et un caractère singulièrement brouillon.

Né trois ans après son frère, Guglielmo Pepe n'avait que seize ans et était simple cadet à l'école militaire quand éclata la révolution de 1799. Ayant reçu de la République Parthénopéenne l'épaulette de sous-lieutenant, il combattit à Portici les troupes du cardinal Ruffo, et après la capitulation de Naples, passa six mois en prison avant d'être jugé par une commission militaire. Son extrême jeunesse le sauva de la potence et fut cause qu'on ne le condamna qu'à l'exil. Il se rendit alors à Lyon, où il s'enrôla avec son frère dans la légion italienne et fit ainsi la campagne d'Italie sous le premier Consul. Rentré à Naples en 1801, il tentait bientôt après d'exciter un soulèvement dans les Abruzzes, soulèvement qui échoua et à la suite duquel il fut, à dix-neuf ans, condamné à la prison perpétuelle. L'entrée de Joseph Bonaparte à Naples, en 1806, le rendit à la liberté, et le fit revenir dans l'armée avec le grade de major. A la bataille de Maida il tomba aux mains des Anglais et fut envoyé de nouveau devant une commission militaire, en tant que rebelle envers son roi légitime. Condamné cette fois à mort, il parvint à corrompre ses gardiens, s'évada et après bien des péripéties qu'il a racontées dans ses Mémoires, rejoignit les troupes françaises dans les îles Ioniennes, d'où il revint ensuite dans le royaume de Naples. En 1809, Murat le nomma son officier d'ordonnance et lui donna le grade de colonel, qui lui avait été promis par le maréchal Masséna. En 1810, Guglielmo Pepe commandait un régiment napolitain en Catalogne, où il reçut le titre de baron. Général de brigade en juin 1813 et de division en mai 1815, il fut au nombre des officiers qui se réunirent pour imposer une constitution à Murat, avant l'ouverture de sa dernière campagne. Son frère, à ce moment suprême, ne pensait qu'à se battre, sans soulever une question politique dont l'heure était bien mal choisie.

Après la restauration des Bourbons, Guglielmo Pepe resta dans le service actif, mais surveillé par la police et soupçonné de muratisme, parce qu'il était de ceux qui voulaient conserver les institutions civiles de la société moderne, introduites par les Français. Ce fut lui qui eut, en 1818, la mission d'extirper le brigandage dans les provinces d'Avellino et de Foggia ; il y réussit en peu de mois, grâce au déploiement d'une grande énergie dans la répression des bandes, que jusqu'alors les agents du gouvernement avaient trop ménagées. Deux ans après, lorsque Morelli et Menichini levèrent l'étendard de la révolte au nom du parti libéral, la police voulut faire arrêter Guglielmo Pepe. Mais il échappa aux poursuites, souleva un régiment et alla rejoindre les insurgés, qui le saluèrent leur commandant en chef. Devant l'imminence du danger que courait sa couronne, le roi Ferdinand céda. Le 7 juillet 1820, il consentit à promulguer la constitution des Cortès de Cadix et à y prêter serment. Appelant alors auprès de lui Guglielmo Pepe, il lui offrit le rang de capitaine-général, correspondant à ce qu'est celui de maréchal en France, en le suppliant de lui conserver son trône. Le général, ne voulant pas être soupçonné d'avoir agi dans un but personnel, refusa le bâton, mais prit le commandement suprême de l'armée jusqu'à la réunion du Parlement, et réprima dans Naples même les tentatives républicaines de quelques carbonari exaltés. Cependant, au bout de trois mois, la révolte de Palerme, puis la confirmation de la Sainte-Alliance au congrès de Laybach, et la mission qui y fut donnée à l'Autriche d'étouffer la révolution de Naples, vinrent enlever tout espoir de succès à la cause constitutionnelle. Au lieu d'organiser sérieusement une armée, on avait passé le temps à parler et à se diviser. Les étrangers avançaient, et rien n'était prêt pour leur résister. Comme il arrive toujours à la suite d'une révolution militaire, les troupes étaient tombées en pleine dissolution. Le gouvernement libéral n'avait à opposer à deux armées autrichiennes, qui marchaient,contre lui, que des régiments débandés et 20.000 miliciens non disciplinés, non exercés, réunis dans les Abruzzes. Guglielmo Pepe, qui doit porter dans l'histoire toute la responsabilité dé l'inaction funeste dans laquelle il était resté depuis trois mois, sans rien faire pour organiser les soldats qu'on l'avait chargé de former, alla se mettre à la tête du ramas confus d'hommes à peine armés qui existait seul, et prétendit, avec ces forces ridicules, barrer le chemin aux Autrichiens, qui ramenaient avec eux le roi Ferdinand. Car le ministère constitutionnel et le Parlement avaient commis l'inconcevable faute de le laisser se rendre au congrès de Laybach. Le général de l'armée libérale fut battu à plate couture dans les Abruzzes, le 7 mars 1821, et son armée se dispersa comme un troupeau de moutons. Rentré presque seul à Naples, il demanda à rassembler de nouvelles troupes entre Salerne et Avellino. Mais il était trop tard, et bientôt il n'eut plus qu'à s'embarquer pour échapper aux vengeances de la réaction. Il refusa la nomination illusoire de ministre auprès des États-Unis, que le ministère constitutionnel, resté à son poste à Naples en attendant l'entrée des Autrichiens, lui offrait pour rendre sa personne inviolable pendant qu'il traverserait l'Europe ; puis il gagna l'Espagne, à ce moment encore constitutionnelle, et de là passa en Angleterre. En arrivant il y apprit qu'à Naples une commission spéciale, après la rentrée du roi, l'avait condamné à mort par contumace.

Guglielmo Pepe resta vingt-sept ans exilé. Il passa ce temps à Londres et à Paris. En 1822 il publia, dans cette dernière ville, une Relation des événements politiques, et militaires sur la révolution de Naples, et en 1823 à Londres des Mémoires historiques, politiques et militaires sur la révolution de Naples. Il fit ensuite paraitre en français et en italien, à Paris, en 1847, au milieu du mouvement des esprits qui annonçait la prochaine explosion de la révolution italienne, les Mémoires de sa vie.

Quelques mois après, le soulèvement de la Sicile ayant contraint Ferdinand II à donner une constitution à son royaume, l'amnistie politique qui accompagna cet acte rouvrit au général Pepe les portes de Naples. Il y fut reçu avec enthousiasme par la population, et la pression de l'opinion publique força le roi, bien malgré lui, à confier à ce vétéran du libéralisme révolutionnaire, le commandement du contingent napolitain qu'il envoyait au secours de l'insurrection lombarde. Pepe atteignait les bords du Pô avec son corps d'armée, quand, à la suite des événements du 15 mai 1848 à Naples, Ferdinand, redevenu le maitre de se laisser aller à ses penchants de monarque absolu, lui envoya l'ordre de ramener les troupes en arrière, de ne pas prendre part à la guerre contre l'Autriche, et de marcher sur la Calabre pour y étouffer l'insurrection libérale, qui avait éclaté à la nouvelle des scènes de la capitale, livrée au pillage des lazzaroni et de la soldatesque étrangère. C'est une cruelle épreuve pour un militaire que de se trouver ainsi placé dans la nécessité d'opter entre le devoir du patriotisme et celui de l'obéissance du soldat. Guglielmo Pepe suivit les inspirations du premier. Il fut Italien avant d'être Napolitain. Se mettant en rébellion ouverte contre les ordres du roi, il franchit le Pb avec les deux divisions qu'il commandait, et dont pas un homme n'hésita à le suivre, même dans les régiments suisses. Il entra ainsi en ligne contre les Autrichiens dans la Vénétie. La défaite de Durando à Vicence l'ayant séparé de l'armée de Lombardie, il se replia sur Venise pour la couvrir. L'année suivante, après le désastre des Piémontais à Novare, Haynau et Radetzky se retournèrent contre la cité des Doges, qui seule, dans toute l'Italie, tenait encore le drapeau de l'indépendance. Ce fut Guglielmo Pepe qui dirigea l'héroïque défense de Venise, prolongée du mois de mai au mois d'août 1849, ayant ainsi la bonne fortune de couronner sa carrière par la plus belle page militaire qu'elle contienne. Quand la ville bombardée, décimée par le choléra, réduite à la famine et manquant de munitions, fut obligée de se rendre, il gagna Corfou sur un bâtiment français, et de là vint se fixer quelque temps à Paris. C'est dans cette ville qu'il publia encore, en 1850, une Histoire des révolutions et des guerres de l'Italie en 1847,1848 et 1849. Mais il n'aimait pas le séjour de la France, il nourrissait des préjugés injustement hostiles contre le pays qui lui avait à deux fois donné le plus généreux asile. L'établissement du second Empire acheva de rendre Paris odieux à ce vieux soldat du libéralisme. Il alla se fixer à Turin, où Cavour jetait les premières bases de l'œuvre de l'affranchissement de l'Italie, et c'est là qu'il mourut en 1855.

Par son testament, le général Guglielmo Pepe légua son domaine patrimonial de Stalletti aux cinq officiers d'état-major napolitains qui s'étaient le plus distingués à ses côtés dans la défense de Venise. L'ancienne propriété du grand Italien du VIe siècle est ainsi devenue le salaire des services de vétérans des combats de l'Italie moderne pour son indépendance.

 

FIN DU DEUXIÈME TOME

 

 

 



[1] In Scylatino territorio. Quelques-uns des manuscrits de Cassiodore portant en cet endroit Sciliano et Scitiliano, au lieu de Scylatino, une partie des commentateurs modernes ont proposé de lire in Siciliano territorio et d'appliquer ceci à l'Aréthuse syracusaine. Mais d'abord Sicilianus au lieu de Siculus ou de Siciliensis serait un barbarisme que l'on n'a pas le droit d'attribuer sans preuve à l'écrivain. Et d'ailleurs la fontaine sicilienne d'Aréthuse était située, non seulement dans la ville même de Syracuse, mais dans l'île d'Ortygie. Par conséquent, ni la description qui est donnée dans la lettre, ni l'aventure de brigand, à laquelle cette lettre se rapporte, ne sauraient s'y appliquer en aucune façon.

[2] C'était encore à la Vierge Hodîgîtria qu'était consacrée l'église du monastère basilien de Santa-Maria del Patir, auprès de Rossano. La légende de ce monastère, dont le texte grec est malheureusement aujourd'hui perdu, et qu'on ne connaît que par l'analyse latine qu'en a donnée Ughelli, racontait une apparition de la Vierge en cet endroit, en 1080, à un ermite nommé Nil, qu'il ne faut pas confondre avec le grand saint Nil de Rossano, lequel est d'un siècle antérieur. Se manifestant à ce pieux solitaire, la Vierge aurait tracé elle-même sur le sol le plan de l'église qu'elle voulait qui lui fut construite en cet endroit, et que le duc Roger fit, en effet, bâtir dix ans après, en 1090. Ce ne put être, du reste, qu'une reconstruction, peut-être après une ruine par les Sarrasins et un certain temps d'abandon, car la vie de saint Nil de Rossano montre le monastère existant déjà dans le Xe siècle.

[3] Probablement le célèbre Théodoros Gazés.

[4] Ceci est une erreur ; c'est à Paris qu'il s'était fixé.

[5] Quel est ce personnage ? S'il s'agit de Dêmêtrios Chalcondylas, un des plus illustres des Grecs réfugiés en Occident, Lascaris était mal informé de son sort.